La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

21/11/1995 | CEDH | N°18072/91

CEDH | AFFAIRE VELOSA BARRETO c. PORTUGAL


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE VELOSA BARRETO c. PORTUGAL
(Requête no 18072/91)
ARRÊT
STRASBOURG
21 novembre 1995 
En l'affaire Velosa Barreto c. Portugal 1,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A 2, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
R. Macdonald,
J. De Meyer,
A.N. Loizou,> F. Bigi,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
D. Gotchev,
P. Jambrek, 
ainsi que de ...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE VELOSA BARRETO c. PORTUGAL
(Requête no 18072/91)
ARRÊT
STRASBOURG
21 novembre 1995 
En l'affaire Velosa Barreto c. Portugal 1,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A 2, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
R. Macdonald,
J. De Meyer,
A.N. Loizou,
F. Bigi,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
D. Gotchev,
P. Jambrek, 
ainsi que de M. H. Petzold, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 mai et 26 octobre 1995,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE 
1.   L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission"), puis par le gouvernement de la République portugaise ("le Gouvernement"), les 9 septembre et 24 octobre 1994, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention.  A son origine se trouve une requête (n° 18072/91) dirigée contre le Portugal et dont un ressortissant de cet Etat, M. Francisco Velosa Barreto, avait saisi la Commission le 31 mars 1991 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration portugaise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement aux articles 48 d) (art. 48-d) de la Convention et 32 par. 1 du règlement A.  Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 8 (art. 8) de la Convention et 1 du Protocole n° 1 (P1-1). 
2.   En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et désigné son conseil (article 30).
3.   La chambre à constituer comprenait de plein droit M. M.A. Lopes Rocha, juge élu de nationalité portugaise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A).  Le 24 mars 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. R. Macdonald, M. J. De Meyer, M. A.N. Loizou, M. F. Bigi, M. L. Wildhaber, M. D. Gotchev et M. P. Jambrek, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43). 
4.   En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38).  Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 16 janvier 1995 et celui du requérant le 18.  Le 27 janvier, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait à l'audience.  Le 18 avril, l'avocat du requérant a précisé les prétentions de ce dernier au titre de l'article 50 (art. 50) de la Convention. 
5.   Dans l'intervalle, le 1er mars 1995, la Commission avait produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président. 
6.   Le 3 mars 1995, le président a accordé l'assistance judiciaire au requérant (article 4 de l'addendum au règlement A de la Cour). 
7.   Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 24 mai 1995, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg.  La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. A. Henriques Gaspar, procureur général adjoint  
de la République,  agent,
R. Moura Ramos, professeur aux facultés  
de droit de l'université de Coimbra  
et de l'université catholique portugaise, conseil;
- pour la Commission
M. F. Martínez, délégué;
- pour le requérant
Me F.-M. Welsch, avocat,conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Martínez, Me Welsch, M. Moura Ramos et M. Henriques Gaspar. 
EN FAIT 
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE 
8.   M. Francisco Velosa Barreto, ressortissant portugais né en 1954, est employé de bureau.  Il se maria en avril 1979.  De son union naquit le 7 juin 1980 un enfant. 
9.   Célibataire, le requérant vivait avec ses parents.  Depuis son mariage, il habite dans la maison louée par ses beaux-parents.  Un frère de son épouse et deux de ses tantes ont vécu sous le même toit pendant plusieurs périodes.  La maison, située à Funchal (île de Madère), comporte quatre chambres, une cuisine, un salon-salle à manger et une cave. 
10. En novembre 1982, M. Velosa Barreto hérita de ses parents une maison également sise à Funchal.  Cette maison, louée à usage d'habitation depuis le 23 juin 1964 à E.R., comprend trois chambres, une cuisine et une salle de bains.  Le loyer fixé initialement à 1 200 escudos (PTE) était de 1 500 PTE au moment de l'ouverture de la procédure. 
11. Le 6 avril 1983, le requérant et sa femme assignèrent E.R. et son épouse devant le tribunal de première instance de Funchal.  Sur la base des articles 1096 et 1098 du code civil, ils sollicitaient la résiliation du bail au motif qu'ils avaient besoin de l'immeuble pour y habiter. 
12. Le tribunal de Funchal les débouta le 13 mars 1989.  Il estima qu'une des conditions de résiliation prescrites par la loi n'était pas remplie puisque l'intéressé n'avait pas démontré des faits prouvant le besoin réel et effectif qu'il avait d'habiter la maison.
Le juge développa notamment les considérations suivantes:  
"Le besoin pour un propriétaire de résilier un contrat de location s'apprécie essentiellement au regard de sa situation familiale, de ses conditions de logement et/ou de sa situation professionnelle au moment de l'introduction de l'action ou dans un avenir proche et prévisible.
Or, en ce qui concerne cette question, il ressort des faits établis que "depuis son mariage, au mois d'avril 1979, le demandeur habite chez ses beaux-parents, Travessa do Caetano, [à Funchal]"; "y habitaient (...) les parents de la demanderesse, les demandeurs et leur fils ainsi qu'un frère et deux tantes de la demanderesse"; "l'immeuble des demandeurs comporte trois chambres, une cuisine et une salle de bains"; "la maison où vivent les demandeurs comporte quatre chambres au premier étage, une cuisine, un salon-salle à manger au rez-de-chaussée et une cave"; "les beaux-parents du demandeur, actuellement seuls occupants, avec les demandeurs et leur fils, du logement sis Travessa do Caetano, se résignent à la présence des demandeurs et de leur fils dans leur maison, puisqu'ils n'ont pas d'autre endroit où habiter"; et "les demandeurs exercent leur profession respective à Funchal".
Il convient de noter que les deux tantes et le frère de la demanderesse n'habitent plus dans la maison où vivent actuellement les demandeurs, ce qui augmente donc l'espace vital et l'intimité dont tout être humain a besoin pour vivre. La situation des demandeurs en matière de logement est meilleure aujourd'hui qu'elle ne l'était à la date de l'introduction de l'action, puisqu'ils disposent même d'une chambre pour leur fils.
D'autre part, les demandeurs ne sont pas parvenus à apporter la preuve qui leur incombait, des relations tendues et conflictuelles permanentes entre eux et leurs parents; en revanche, il est certain qu'aucun lien n'a pu être établi entre la maladie de leur fils et les conditions dans lesquelles ils vivent dans cette maison.
On pourrait dire - et après tout il a été prouvé qu'ils habitent dans la maison de leurs parents, "lesquels se résignent à la présence des demandeurs et de leur fils chez eux puisqu'ils n'ont pas d'autre endroit où habiter" - qu'en vertu du dicton cité par le demandeur dans sa première requête "celui qui se marie a besoin d'un toit", le mariage serait suffisant pour justifier le besoin de récupérer l'immeuble loué pour l'habiter.
Cependant, chaque cas est unique.  Compte tenu des faits prouvés et de ceux allégués par les demandeurs à l'appui de leurs prétentions, mais non prouvés, et attendu que le concept de besoin d'habiter doit s'interpréter comme un état de nécessité, à apprécier objectivement selon un critère raisonnable, et conformément à l'expérience commune, force est de constater que, dans l'ensemble, les faits ne sont pas suffisants pour justifier la conclusion que les demandeurs ont besoin de l'immeuble pour y habiter.
Il est certain que leurs conditions de vie seraient meilleures et plus confortables dans la maison louée aux défendeurs, mais le besoin réel et effectif qu'exige la jurisprudence n'existe pas, de même que l'on ne se trouve pas en présence d'un cas où le logement est absolument nécessaire ou indispensable aux demandeurs.
Par conséquent, bien que les autres conditions de l'article 1098 du code civil soient remplies, il y a lieu de considérer comme irrecevable le grief des demandeurs car le bien-fondé de leur droit de résiliation, prévu à l'article 1096 par. 1, alinéa a), du code civil, n'a pas été établi.
En conclusion, sans qu'il soit nécessaire d'ajouter d'autres considérations, je déclare non fondée, pour défaut de preuve, la présente action tendant à la résiliation du bail, suivie de l'expulsion du locataire (processo especial de despejo) et je déboute les demandeurs (...)" 
13. Le 6 avril 1989, M. Velosa Barreto interjeta appel contre ce jugement devant la cour d'appel de Lisbonne.  Se référant à la ratio legis de la législation concernant le droit de résiliation du bail, il fit valoir son droit, et celui de sa famille, à un foyer exclusivement à eux. 
14. Le 11 octobre 1990, la cour d'appel confirma la décision attaquée.  D'après elle, la maison des beaux-parents du requérant s'avérait suffisamment grande pour tous ceux qui y habitaient, y compris le requérant, sa femme et son fils.  Dès lors, il n'y avait pas un besoin réel pour M. Velosa Barreto d'habiter la maison dont il était propriétaire.
La cour d'appel précisa:
"Pour démontrer le besoin, il faut invoquer des faits concrets qui, une fois prouvés, établissent l'existence d'un besoin réel, sérieux et actuel, fondé sur des motifs importants et non pas purement hypothétiques.  En effet, (...) il ne suffit pas de vouloir, de souhaiter ou de réclamer.
Pour pouvoir exercer leur droit [de résiliation], les demandeurs doivent apporter la preuve de ces faits (article 342 par. 1 du code civil).
(...) il est établi que:
a) la maison où vivent les demandeurs comporte quatre chambres au premier étage, une cuisine et un salon-salle à manger au rez-de-chaussée, ainsi qu'une cave;
b) dans cette maison vivent actuellement les beaux-parents du demandeur, les demandeurs et leur fils, soit cinq personnes au total;
c) les beaux-parents du demandeur se résignent à la présence des demandeurs et de leur fils dans la maison.
Etant donné que la maison comporte quatre chambres, les demandeurs peuvent occuper une chambre et leur fils une autre.
La maison comporte un nombre suffisant de chambres pour permettre à tous les membres de la famille d'y vivre.
Chaque couple a sa chambre et le fils des demandeurs a la sienne.  Et il reste encore une chambre de libre.
Le jugement doit correspondre à la situation existant au moment de la clôture des débats (article 663 par. 1 du code de procédure civile).
Dans la mesure où il n'est pas prouvé que les demandeurs se trouvent dans une situation précaire, le fait qu'ils vivent chez leurs beaux-parents, même par faveur, est manifestement insuffisant pour établir le besoin qui constitue la base de l'article 1096 du code civil (...).  De plus, les demandeurs n'ont pas pu apporter la preuve de tensions rendant la cohabitation intolérable.
Ce n'est que lorsque le besoin d'habiter apparaît comme étant de nécessité absolue, fondée sur des motifs importants, qu'il est possible de déroger au principe général et d'expulser le locataire au profit du propriétaire (article 1095 du code civil).
Eu égard à ce qui précède et parce que les demandeurs en appel n'ont pas fait la preuve du besoin, de la manière précitée et selon notre conception, le recours est déclaré mal fondé et le jugement est confirmé." 
15. Aucun recours ne s'ouvrait contre cet arrêt. 
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT 
16. On trouvera ci-après une traduction des principales dispositions du code civil applicables, à l'époque des faits, en matière de résilation des contrats de location d'un logement:
Article 1095
"(Principe général)
(...) le propriétaire ne dispose pas du droit de résilier un contrat [de location], lequel sera tacitement reconduit s'il n'est pas résilié par le locataire conformément à l'article 1055."
Article 1096
"(Exceptions)
1. Le propriétaire peut demander la résiliation du contrat [de location] lors de son échéance dans les cas suivants: a) Quand il a besoin (necessite) de l'immeuble pour y habiter lui-même ou pour y bâtir sa résidence.
Article 1098
"(Résiliation pour habitation)
1. Le droit de demander la résiliation du contrat [de location] pour habitation du propriétaire implique la réunion des conditions suivantes:
a) Etre propriétaire (...) de l'immeuble depuis plus de cinq ans, ou l'avoir acquis par succession, indépendamment de ce délai;
b) Ne pas avoir (...) dans la région où est sis l'immeuble objet du contrat [de location] une autre résidence, en tant que propriétaire ou en tant que locataire, depuis plus d'un an;
c) Ne pas avoir demandé la résiliation auparavant.
17. Selon une jurisprudence constante (arrêts de la Cour suprême des 15 décembre 1981 et 12 juillet 1983), le droit de résiliation du bail par le propriétaire aux fins d'habitation ne peut s'exercer que lorsque sont réunies tant les conditions visées à l'article 1098 que celle prévue à l'article 1096 par. 1 a) du code civil, c'est-à-dire le besoin réel du propriétaire d'habiter l'immeuble. 
18. Le décret-loi du 15 octobre 1990 a modifié la réglementation, mais n'a introduit aucun changement substantiel quant aux possibilités de résiliation. 
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION 
19. M. Velosa Barreto a saisi la Commission le 31 mars 1991.  Il se plaignait d'une violation de l'article 8 (art. 8) de la Convention en raison de l'impossibilité de récupérer la maison dont il était propriétaire pour y habiter avec sa famille. 
20. La Commission (deuxième chambre), se plaçant d'office sur le terrain de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), a retenu la requête (n° 18072/91) le 12 janvier 1994.  Dans son rapport du 29 juin 1994 (article 31) (art. 31), elle conclut, par neuf voix contre trois, qu'il y a eu violation de l'article 8 (art. 8) de la Convention mais non de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).  Le texte intégral de son avis et de l'opinion dissidente dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt 3.
EN DROIT 
I.   SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 8 (art. 8) DE LA CONVENTION 
21. M. Velosa Barreto allègue que les juridictions portugaises, faute d'avoir accueilli sa demande de résiliation du contrat de location de la maison dont il est propriétaire, ont méconnu son droit au respect de sa vie privée et familiale.  Il invoque l'article 8 (art. 8) de la Convention, ainsi libellé:
"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui."
L'intéressé prétend que l'article 8 (art. 8) implique que soit reconnu à chaque famille le droit de disposer d'un foyer exclusif. Il dénonce plus particulièrement les entraves apportées à la réalisation de sa vie privée et familiale, car les circonstances et le milieu où elle se déroule auraient dû s'améliorer.  Il aurait ainsi été empêché de jouir d'un moyen indispensable au développement et à l'épanouissement de sa vie familiale et privée. Son enfant n'aurait jamais bénéficié pleinement de l'intimité de ses parents et, faute d'espace suffisant, serait resté unique. 
22. Selon le Gouvernement, M. Velosa Barreto ne peut passer pour avoir subi une "ingérence" dans l'exercice du droit au respect de sa vie privée et familiale: il ne se plaindrait pas en substance d'un acte qui puisse constituer une ingérence, mais se bornerait à manifester son désaccord quant à la manière dont les juridictions ont considéré les circonstances de l'espèce.  La situation familiale du requérant n'aurait nullement été altérée.  Par ailleurs, aucune obligation positive ne pèserait sur l'Etat. L'article 8 (art. 8) ne serait dès lors pas applicable. 
23.  La Cour rappelle que, si l'article 8 (art. 8) tend pour l'essentiel à prémunir la personne humaine contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut engendrer de surcroît des obligations positives (arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A n° 32, p. 17, par. 32) et notamment celle de veiller au respect de la vie privée et familiale jusque dans les relations interpersonnelles (arrêt X et Y c. Pays-Bas du 26 mars 1985, série A n° 91, p. 11, par. 23).  En cette matière comme en d'autres il y a lieu de ménager un juste équilibre entre l'intérêt général et les intérêts des personnes en cause (voir, entre autres, les arrêts B. c. France du 25 mars 1992, série A n° 232-C, p. 47, par. 44, et Keegan c. Irlande du 26 mai 1994, série A n° 290, p. 19, par. 49). 
24. La Cour reconnaît que les décisions incriminées ont empêché M. Velosa Barreto d'habiter sa maison, comme il l'envisageait. Néanmoins, le respect effectif de la vie privée et familiale ne peut impliquer l'existence en droit national d'une protection juridique permettant à chaque famille d'avoir un foyer exclusif. Il ne va pas jusqu'à imposer à l'Etat de concéder au propriétaire, à sa seule demande et en toute circonstance, le droit de reprendre la maison louée. 
25.  Avec la Commission, la Cour considère que la législation appliquée en l'espèce poursuit un but légitime, à savoir la protection sociale des locataires, et qu'elle tend ainsi à promouvoir le bien-être économique du pays et la protection des droits d'autrui. 
26. Il n'est pas contesté que, dans cet esprit, le législateur portugais était en droit de prévoir que la résiliation d'un bail est soumise à la condition que le propriétaire "a besoin de l'immeuble pour y habiter" (paragraphe 16 ci-dessus).
La contestation porte uniquement sur le point de savoir si, dans l'application de cette règle au cas du requérant, les juridictions portugaises ont porté atteinte au droit de celui-ci au respect de sa vie privée et familiale. 
27. M. Velosa Barreto prétend que les juridictions portugaises n'ont pas cherché à établir un équilibre entre l'intérêt général et ses propres intérêts. 
L'appréciation du besoin se fonderait uniquement sur le fait qu'il habitait la maison de ses beaux-parents, laquelle serait suffisamment spacieuse pour accueillir sa famille.  Le juge aurait ainsi méconnu la précarité et l'instabilité de la situation dont la continuation dépendait du bon vouloir et de l'hospitalité d'autrui.  Quant à la pénurie alléguée des locaux d'habitation à Funchal, mentionnée pour la première fois devant la Cour par le Gouvernement, les divers recensements de la population démontreraient qu'il n'en existait point lors du déroulement de la procédure.  En outre, les prétendues conséquences dramatiques que la résiliation du bail aurait occasionnées dans le chef des locataires ne seraient nullement étayées. 
28. D'après le Gouvernement, une pondération des intérêts en cause est assurée par l'intervention des juridictions.  La détermination du "besoin" relèverait entièrement de la marge d'appréciation des autorités nationales, lesquelles auraient tranché le litige suivant des critères reconnus par la jurisprudence et fondés sur le principe de proportionnalité, la bonne foi des juges et le consensus social.  Les juridictions internes, en contact direct avec la réalité, seraient de toute évidence mieux placées que le juge international pour apprécier les faits à un moment et dans un lieu donnés. 
29.  La Cour constate que le tribunal de première instance de Funchal et la cour d'appel de Lisbonne ont estimé que dans les circonstances de l'espèce l'existence du "besoin" requis par la loi n'était pas établie.
Chacune de ces deux juridictions a abouti à cette conclusion, après avoir pesé dûment les divers éléments de fait et de droit soumis à son appréciation et avoir procédé à une analyse attentive des arguments avancés par le requérant, que chacune d'entre elles a explicitée longuement et en détail dans les motifs de sa décision.  L'une et l'autre ont notamment tenu compte de ce que la situation de M. Velosa Barreto s'était améliorée au cours de la procédure, puisque deux tantes et un frère de son épouse avaient entre-temps quitté la maison où il habite, laissant ainsi plus d'espace à son propre ménage. 
30.   Il n'a pas été démontré et rien n'indique qu'en statuant comme elles l'ont fait les juridictions portugaises aient agi d'une manière arbitraire ou déraisonnable, ou failli à leur obligation de ménager un juste équilibre entre les intérêts en jeu. 
31. La Cour estime dès lors que le droit garanti par l'article 8 (art. 8) n'a pas été méconnu. 
II.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1 (P1-1) 
32.  Selon le requérant, les jugements litigieux, dans la mesure où ils retirent à la famille la jouissance de l'habitation dont elle est propriétaire, violent l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), ainsi libellé:
"Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes." 
33.   D'après le Gouvernement, M. Velosa Barreto n'a invoqué aucun fait pouvant passer pour une atteinte à son droit de propriété. Aucune intervention susceptible de méconnaître ce droit ne saurait être reprochée aux autorités portugaises.  L'intéressé se trouvait lié par les termes d'un contrat de bail conclu par son père, à l'époque propriétaire.  A supposer même que ce droit entre en ligne de compte, une législation restreignant la liberté contractuelle en matière de location d'immeubles à usage d'habitation doit passer pour une réglementation de l'usage des biens, aux termes du second alinéa de l'article (P1-1) en cause. 
34. La Commission conclut à l'absence de violation de cet article (P1-1). 
35.   La Cour constate que la limitation apportée au droit du requérant de donner congé à son locataire constitue une réglementation de l'usage des biens au sens du second alinéa de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). 
Ladite restriction poursuit, comme il a été dit (paragraphe 25 ci-dessus), un objectif légitime de politique sociale. 
36. Une telle mesure d'ingérence, pour être conforme à l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu (voir, entre autres, l'arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, série A n° 52, p. 26, par. 69, et, en dernier lieu, l'arrêt Scollo c. Italie du 28 septembre 1995, série A n° 315-C, p. 53, par. 32). 
37. Sur ce point, la Cour relève que M. Velosa Barreto n'avait pas invoqué dans sa requête l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), mais que la Commission a soulevé d'office cette disposition (P1-1) dans sa décision sur la recevabilité (paragraphe 20 ci-dessus).  Elle constate que le requérant n'a point par la suite étayé ce grief.
Elle se réfère pour le surplus à ses considérations relatives à la violation alléguée du droit de l'intéressé au respect de sa vie privée et familiale (paragraphes 29-30 ci-dessus), pareillement applicables en ce qui concerne le droit de ce dernier au respect de ses biens. 
38. Elle conclut dès lors à l'absence de violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). 
PAR CES MOTIFS, LA COUR 
1.   Dit, par huit voix contre une, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 (art. 8) de la Convention; 
2.   Dit, par huit voix contre une, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 21 novembre 1995. 
Rolv RYSSDAL
Président 
Herbert PETZOLD
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement A, l'exposé de l'opinion dissidente de M. Gotchev. 
R. R.
H. P.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE GOTCHEV
(Traduction)
Je ne suis pas en mesure de me rallier à l'avis de la majorité dans cette affaire en ce qui concerne tant la violation de l'article 8 (art. 8) de la Convention que celle de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). 
1.   Pour ce qui est de l'article 8 (art. 8) de la Convention, la possibilité pour le requérant et sa famille de vivre dans des pièces distinctes de celles occupées par les parents de sa femme constitue un aspect fondamental de la vie familiale au sens de cette disposition (art. 8), sauf si le requérant lui-même considère que les parents de sa femme font partie de sa famille, ce qui n'est à l'évidence pas le cas.
Le nombre de pièces de la maison des parents et le nombre de personnes y vivant sont donc des éléments qui ne présentent pas une importance décisive pour juger de la question de la vie familiale.
Les deux tribunaux internes ont refusé de donner au requérant la possibilité de vivre avec sa famille dans des conditions normales, de façon indépendante des autres personnes n'en faisant pas partie.
En outre, à l'époque de la violation alléguée, le requérant et sa femme étaient assez jeunes pour avoir d'autres enfants.  La Cour n'a malheureusement pas accordé suffisamment de poids à cet aspect de l'affaire.  Je pense que la possibilité d'agrandir sa famille doit être considérée comme un élément de la vie familiale. 
2.   l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), je suis convaincu qu'il y a eu violation du droit du requérant au respect de ses biens. Certes, le second paragraphe dudit article (P1-1) autorise l'Etat à prendre des mesures pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général et, d'après la jurisprudence de la Cour, l'intérêt du locataire doit être considéré comme un cas particulier d'intérêt général.  Cependant, la jurisprudence de la Cour établit également que, lorsqu'un Etat signataire applique ce paragraphe (P1-1), les tribunaux internes doivent ménager un juste équilibre entre le droit du propriétaire (en l'occurrence le requérant), directement protégé par la Convention, et le droit du locataire.
Selon moi, en l'espèce, la Cour ne pouvait conclure que les tribunaux internes ont ménagé un tel équilibre.
Il est pour moi tout à fait évident que le requérant avait un besoin urgent d'occuper sa maison, afin de mener une vie familiale indépendante et d'agrandir éventuellement sa famille.
1 L'affaire porte le n° 40/1994/487/569.  Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les trois derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes. 
2 Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9).  Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
3 Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 334 de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
ARRÊT VELOSA BARRETO c. PORTUGAL
ARRÊT VELOSA BARRETO c. PORTUGAL
ARRÊT VELOSA BARRETO c. PORTUGAL
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE GOTCHEV


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 18072/91
Date de la décision : 21/11/1995
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Non-violation de l'Art. 8 ; Non-violation de P1-1

Analyses

(Art. 10-1) AUTORITE PUBLIQUE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE FAMILIALE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE, (Art. 8-2) BIEN-ETRE ECONOMIQUE DU PAYS, (Art. 8-2) PROTECTION DES DROITS ET LIBERTES D'AUTRUI, (P1-1-2) INTERET GENERAL, (P1-1-2) REGLEMENTER L'USAGE DES BIENS, OBLIGATIONS POSITIVES


Parties
Demandeurs : VELOSA BARRETO
Défendeurs : PORTUGAL

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1995-11-21;18072.91 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award