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15/11/1996 | CEDH | N°20680/92

CEDH | AFFAIRE TSOMTSOS ET AUTRES c. GRÈCE


En l'affaire Tsomtsos et autres c. Grèce (1), La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Ryssdal, président, F. Gölcüklü, L.-E. Pettiti, N. Valticos, Mme E. Palm, MM. I. Foighel, A.B. Baka, B. Repik, P. Kuris,r>ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, gref...

En l'affaire Tsomtsos et autres c. Grèce (1), La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Ryssdal, président, F. Gölcüklü, L.-E. Pettiti, N. Valticos, Mme E. Palm, MM. I. Foighel, A.B. Baka, B. Repik, P. Kuris,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint, Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 juin et 24 octobre 1996, Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date: _______________ Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 106/1995/612/700. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors. _______________
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 8 décembre 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (n° 20680/92) dirigée contre la République hellénique et dont cent un ressortissants de cet Etat avaient saisi la Commission le 3 août 1992 en vertu de l'article 25 (art. 25). La liste des requérants s'établit ainsi: M. Nikolaos Tsomtsos, M. Ioannis Velissaropoulos, M. Asterios Katranis, M. Vasiliki Katrani, Mme Athina Sanopoulou, Mme Konstantina Kagka, Mme Aikaterini Stylianidou, M. Georgios Koutsos, Mme Magdalini Georgiadou, Mme Despoina Gontsia, M. Ioannis Tsekmes, Mme Alexandra Marinou, M. Christos Tsilas, M. Dimitrios Karatsovalis, Mme Fani Kotakou, M. Konstantinos Kotakos, Mme Angeliki Mike, Mme Aikaterini Tsilopoulou, M. Panagiotis Tsakilis, Mme Fani Samaroudi, M. Theodoros Zaralis, Mme Efthimia Amerani, M. Thomas Kanakoglou, M. Polichronis Alpanis, M. Stergios Thomaidis, M. Dimitrios Kefalas, M. Konstantinos Tsekouras, Mme Vaya Giannakoudaki, Mme Anastassia Milioni, M. Panagiotis Moraitis, M. Konstantinos Papadakis, M. Theologos Zafiriou, Mme Ioanna Koufou, Mme Venetia Patsalaki, Mme Fani Iliadou, Mme Evdokia Samara, M. Dimitrios Papadopoulos, M. Ioannis Abatzoglou, Mme Maria Kazaki, Mme Anastassia Polizou, M. Vassileios Kazakis, Mme Vassiliki Tahtsidi, M. Iraklis Hilis, M. Sotirios Hilis, Mme Diamanto Koboyianni, Mme Maria Hatzi, Mme Damaskini Panou, Mme Chryssi Hatziloxandra, Mme Olympia Mylonaki, Mme Evgenia Tsimpinou, Mme Alexandra Maristathi, M. Dimitrios Fotiou, M. Dimitrios Mikes, Mme Thekla Konstantaridi, Mme Eleni Gouli, M. Haridimos Tsilopoulos, Mme Maria Tigiri, M. Dimitrios Parnavelis, Mme Zoï Gavezou, Mme Polymnia Parnaveli, Mme Anna Parnaveli (agissant en son nom ainsi qu'au nom de ses deux filles mineures Varvara Parnaveli et Angela Parnaveli), Mme Foteini Karagali, Mme Aikaterini Pessou, M. Vlassios Karagalis, M. Grigorios Karagalis, M. Dimitrios Mamoglou, M. Konstantinos Psaras, M. Petros Hatziyovanakis, M. Ioannis Hatziyovanakis, Mme Paraskevoula Gani, Mme Sevasti Pananou, M. Theodoros Giannelis, M. Dimitrios Papailias (agissant au nom de ses trois filles mineures, Eleftheria Papailia, Theodora Papailia et Theopoula Papailia), Mme Roda Mouraki, Mme Elissavet Boziou, Mme Evgenia Mouraki, Mme Efrossini Vlahou, Mme Zoï Kassapidi, Mme Sofia Hyrmpou, M. Diamantis Hyrmpos, Mme Angeliki Milia, Mme Maria Kliatsou, M. Georgios Arampatzis, Mme Evdokia Panayiotopoulou, M. Christos Kraniotis, M. Iossif Perdikopoulos, M. Nissim Taramboulous, Mme Sofia Orfanou, M. Christodoulos Tsilopoulos, M. Diamandis Tsakmakas, M. Emmanouil Stoukos, Mme Lemonia Liakou, M. Nikolaos Kyvernitis, M. Nikolaos A. Kyvernitis, M. Evgenios Kyvernitis, Mme Chryssoula Petroulia, M. Athanassios Drakopoulos, Mme Stiliani Triaridi, Mme Chryssoula Barbayannidi, Mme Dimitra Papadimitriou, M. Dimitrios Fotiou. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration grecque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, les requérants ont manifesté le désir de participer à l'instance et désigné leurs conseils (article 30).
3. Le 8 février 1996, le président de la Cour a estimé qu'il y avait lieu, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, de confier l'examen de la présente cause à la chambre déjà constituée le 29 septembre 1995 pour l'examen de l'affaire Katikaridis et autres c. Grèce (1) (article 21 par. 7 du règlement A). _______________ 1. Affaire n° 72/1995/578/664. _______________
4. Cette chambre comprenait de plein droit M. N. Valticos, juge élu de nationalité grecque (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A), les sept autres membres, désignés par tirage au sort étant M. F. Gölcüklü, M. L.-E. Pettiti, Mme E. Palm, M. I. Foighel, M. R. Pekkanen, M. B. Repik et M. P. Kuris (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43). Par la suite, M. A.B. Baka, suppléant, a remplacé M. Pekkanen, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement A).
5. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement grec ("le Gouvernement"), les avocats des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire des requérants le 18 avril 1996, et celui du Gouvernement le 19. Le 20 mai, le secrétaire de la Commission a indiqué que le délégué n'entendait pas formuler d'observations écrites. Le 10 avril 1996, le président avait autorisé l'emploi de la langue grecque par les conseils des requérants (article 27 par. 3 du règlement A) dans la procédure écrite.
6. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 25 juin 1996, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire. Ont comparu: - pour le Gouvernement M. V. Kondolaimos, assesseur délégué de auprès du Conseil juridique de l'Etat, l'agent, Mme V. Pelekou, auditeur au Conseil juridique de l'Etat, conseil; - pour la Commission M. L. Loucaides, délégué; - pour les requérants Mes T. Houliaras, C. Horomidis, I. Horomidis, avocats au barreau de Thessalonique, conseils. La Cour a entendu en leurs déclarations M. Loucaides, Me I. Horomidis et M. Kondolaimos. A l'occasion de l'audience, les conseils des requérants et le délégué de l'agent du Gouvernement ont déposé certains documents dans lesquels ils précisaient leur argumentation sur l'article 50 de la Convention (art. 50). Le président les a autorisés à y répondre dans un délai de trois semaines, ce que les requérants ont fait le 15 juillet 1996. Par une lettre du 19 juillet, le Gouvernement a indiqué qu'il ne souhaitait pas présenter d'observations.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce A. La genèse de l'affaire
7. Par une décision du 18 juin 1986, le ministre de l'Environnement, de l'Aménagement du territoire et des Travaux publics ordonna que la loi n° 653/1977 "relative aux obligations de propriétaires riverains en matière de percée de routes nationales" soit appliquée à un projet d'aménagement de certains tronçons de la route nationale reliant Thessalonique à Nea Moudania, en Chalcidique. La loi n° 653/1977 présume que les propriétaires d'immeubles sis au bord d'une route nationale tirent profit lorsqu'il y a élargissement de cette route, et prévoit que dès lors ils participent obligatoirement aux frais d'expropriation, s'ils sont expropriés (paragraphe 23 ci-dessous).
8. Le 20 août 1986, l'Etat procéda, par une décision conjointe du ministre des Finances et de celui des Travaux publics et en vertu de la loi n° 653/1977, à l'expropriation d'une partie de chacun des immeubles des requérants - d'un total de 392 370 m2 -, pour cause d'utilité publique, en particulier aux fins de la construction de nouveaux tronçons de la route nationale reliant Thessalonique à Nea Moudania. Plus précisément, ces propriétés furent utilisées pour la percée de la route Nea Kallikrateia-Nea Moudania, ainsi que pour celle d'une desserte agricole d'une largeur d'environ cinq mètres. La décision précisait que l'expropriation se ferait au profit de l'Etat et aux frais de celui-ci ainsi que des propriétaires riverains qui en tireraient profit dans les conditions prévues par la loi. B. Les recours en annulation devant le Conseil d'Etat
9. Le 27 novembre 1987, les intéressés saisirent le Conseil d'Etat d'une requête en annulation de la décision du 20 août 1986 (paragraphe 8 ci-dessus). Ils soutenaient, entre autres, que la loi n° 653/1977 ne s'appliquait pas en l'espèce, car l'élargissement projeté de la route - laquelle n'avait pas du reste été qualifiée de "nationale" par le décret présidentiel des 9/20 août 1955 - serait préjudiciable à leurs propriétés. De plus, le plan cadastral mentionnait seulement la surface à exproprier et non celle des terrains entiers ou de la partie non expropriée de ceux-ci de manière à pouvoir déterminer leur dépréciation.
10. Le 10 janvier 1991, les requérants saisirent le Conseil d'Etat d'une requête en annulation de la décision ministérielle du 18 juin 1986 (paragraphe 7 ci-dessus). Ils prétendaient que le ministre compétent avait à tort qualifié de "nationale" la route reliant Thessalonique à Nea Moudania - qui n'était en fait qu'une route départementale - et que, par conséquent, la loi n° 653/1977 ne devait pas s'appliquer en l'occurrence. Plus précisément, ils soulignaient que les routes nationales sont déterminées, en vertu des dispositions de la loi n° 3155/1955, par un décret unique et non par une décision ministérielle; or ni le décret des 9/20 août 1955 ni des textes postérieurs ne qualifiaient cette route de nationale.
11. Par deux arrêts (n° 492/1992 et 493/1992) du 11 février 1992, le Conseil d'Etat rejeta les deux requêtes. A l'égard de certains requérants, il les déclara irrecevables car ceux-ci n'avaient pas produit un mandat relatif au pouvoir de représentation devant cette juridiction ou n'avaient pas prouvé leur qualité pour agir. A l'égard des autres, il les tint pour non fondées au motif notamment que la route reliant Thessalonique à Nea Moudania avait été qualifiée de "nationale" par une décision du ministre des Travaux publics du 31 août 1982; or cette décision constituait un acte individuel dont la légalité ne pouvait pas être contrôlée incidemment. Quant au grief selon lequel la décision du 20 août 1986, en considérant les requérants comme des "riverains bénéficiaires", violait les articles 17 et 93 par. 4 de la Constitution, le Conseil d'Etat le rejeta comme irrecevable: ledit grief se rapportait à la détermination de l'indemnité, ce qui relève de la compétence des juridictions civiles, et non à la légalité de la décision attaquée. C. La détermination du montant unitaire de l'indemnité par les juridictions civiles
12. Saisi par l'Etat et certains des requérants en vertu du décret-loi n° 797/1971 relatif aux expropriations (paragraphe 17 ci-dessous), le tribunal de première instance de Thessalonique fixa, le 24 mai 1988, le montant unitaire provisoire de l'indemnité. Il releva que les propriétés des intéressés constituaient des terrains agricoles non inclus dans le plan d'aménagement foncier, cultivables et certains d'entre eux irrigués; situés à une distance jusqu'à 1 300 mètres de la côte, ils étaient aussi constructibles. Certains des propriétaires les avaient illégalement divisés en petites parcelles qu'ils avaient vendues à des tiers, lesquels y avaient construit sans permis des habitations.
13. Le 4 janvier 1991, la cour d'appel de Thessalonique fixa, à la demande de certains requérants, le montant unitaire définitif de l'indemnité (arrêt n° 15/1991). Elle déclara qu'elle ne pouvait pas examiner l'existence et l'ampleur de l'obligation des propriétaires riverains de contribuer aux frais de l'expropriation ni l'éventuel profit qu'ils en tireraient dans le cas concret. Elle rejeta l'allégation des requérants selon laquelle la loi n° 653/1977 était inconstitutionnelle et tous les actes de l'administration les "obligeant à se considérer suffisamment compensés parce que profitant de la route nationale" étaient nuls. Elle précisa que la valeur des parcelles non expropriées avait baissé lorsque la superficie des terrains litigieux ne dépassait pas 750 m2; pour ces parcelles une indemnité spéciale était accordée en vertu de l'article 13 par. 4 du décret-loi n° 797/1971. En revanche, les terrains de plus de 750 m2 n'avaient subi aucune dépréciation - car ni les intéressés ni les experts n'avaient prouvé qu'ils étaient devenus non constructibles - et donc aucune indemnité spéciale n'était due pour ces terrains. D. La procédure de reconnaissance des titulaires du droit à indemnisation
14. Le 18 octobre 1990, l'Etat invita le tribunal de première instance de Thessalonique à déterminer les titulaires du droit à l'indemnité fixée en janvier 1991 (paragraphe 13 ci-dessus). Le 5 mars 1991, le tribunal reconnut cette qualité à certains des requérants (jugement n° 18/1991); il ordonna que ceux-ci devaient recevoir l'indemnité (placée à la Caisse des dépôts et consignations) qui correspondait à leur part sur les terrains, ainsi qu'en fonction de la nature de leur titre de propriété.
15. Toutefois, à cause de l'application de la présomption irréfragable posée par la loi n° 653/1977, l'Etat n'indemnisa pas les requérants pour la zone des quinze mètres de largeur visée par ladite loi. Ces derniers n'exercèrent pas non plus une action en recouvrement de l'indemnité devant les juridictions civiles.
II. Le droit interne pertinent A. La Constitution
16. Les articles pertinents de la Constitution de 1975 se lisent ainsi: Article 17 "1. La propriété est placée sous la protection de l'Etat. Les droits qui en dérivent ne peuvent toutefois s'exercer au détriment de l'intérêt général. 2. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, dûment prouvée, dans les cas et suivant la procédure déterminés par la loi et toujours moyennant une indemnité préalable complète. Celle-ci doit correspondre à la valeur que possède la propriété expropriée le jour de l'audience sur l'affaire concernant la fixation provisoire de l'indemnité par le tribunal. Dans le cas d'une demande visant à la fixation immédiate de l'indemnité définitive, est prise en considération la valeur que la propriété expropriée possède au jour de l'audience du tribunal sur cette demande. (...)" Article 93 par. 4 "Les tribunaux sont tenus de ne pas appliquer une loi dont le contenu est contraire à la Constitution." B. Le décret-loi n° 797/1971 relatif aux expropriations
17. Le décret-loi n° 797/1971 des 30 décembre 1970/1er janvier 1971 constitue la législation fondamentale qui régit les expropriations, en application des principes énoncés dans les dispositions constitutionnelles.
18. Le chapitre A du décret-loi fixe la procédure et les conditions préalables à l'annonce d'une expropriation. Selon l'article 1 par. 1 a), si elle est autorisée par la loi dans l'intérêt public, l'expropriation de propriétés urbaines ou rurales ou la revendication de droits réels sur celles-ci est annoncée par une décision conjointe du ministre compétent dans le domaine visé par l'expropriation et du ministre des Finances. L'article 2 par. 1 fixe les conditions préalables à une décision annonçant une expropriation; en particulier: a) un plan cadastral indiquant la zone à exproprier, et b) la liste des propriétaires des biens-fonds, la superficie de ceux-ci, leur délimitation et les principales caractéristiques des bâtiments qui y sont édifiés.
19. Le chapitre B du décret-loi précise les modalités de mise en oeuvre de l'expropriation. La personne concernée doit percevoir une indemnité, selon des conditions précisément énoncées. L'acquisition de la propriété par la partie en faveur de laquelle l'expropriation a été décidée (articles 7 par. 1 et 8 par. 1) commence au jour du paiement ou à la date de publication au Journal officiel du dépôt de l'indemnité auprès de la Caisse des dépôts et consignations (dans l'hypothèse où l'on n'a pas terminé d'identifier les bénéficiaires, où la propriété est grevée d'hypothèques, ou bien en cas de litige quant à l'identité du véritable bénéficiaire). Si l'expropriation n'est pas opérée selon les conditions qui précèdent, dans le délai d'un an et demi à compter du jugement fixant l'indemnité, elle se trouve levée d'office (article 11 par. 1).
20. Le chapitre D détermine dans le détail la procédure devant permettre de fixer l'indemnité. Aux termes de l'article 14, les parties au procès sont: a) la partie tenue de verser l'indemnité; b) la partie en faveur de laquelle l'expropriation est décidée; c) la partie qui revendique la propriété du bien exproprié ou d'autres droits réels sur celle-ci. L'article 17 par. 1 confie aux tribunaux le soin de fixer l'indemnité. Il dispose expressément que ceux-ci fixent uniquement le montant unitaire de l'indemnité, sans préciser le/les bénéficiaires de celle-ci ou la partie tenue de la verser. D'après l'article 13 par. 1, l'indemnité se calcule par rapport à la valeur réelle de la propriété expropriée au moment de la publication de la décision annonçant l'expropriation. Aux termes du paragraphe 4 du même article, "En cas d'expropriation d'une partie d'un immeuble et lorsque la partie restant au propriétaire subit une dépréciation substantielle de sa valeur ou se rend inutilisable, le jugement qui fixe l'indemnité détermine aussi l'indemnité spéciale pour cette partie. Cette indemnité spéciale est versée au propriétaire avec celle pour la partie expropriée."
21. La procédure de fixation de l'indemnité peut comporter deux phases: D'abord, la phase de la fixation provisoire: le tribunal compétent est le juge unique du tribunal de grande instance dans le ressort duquel se trouve le bien exproprié et qui connaît de l'affaire une fois saisi d'une requête déposée par une partie intéressée (article 18). Ensuite, la phase de la fixation définitive: elle relève de la cour d'appel dans le ressort de laquelle la propriété expropriée est située, sur requête introduite par les parties intéressées dans le délai de trente jours à compter de la notification de la décision de fixation provisoire ou dans le délai de six mois à compter de sa publication, si elle n'est pas notifiée (article 19 paras. 1 et 2). Conformément au paragraphe 6 du même article, ladite requête bénéficiera uniquement à la personne qui l'a déposée, en vue d'une augmentation ou d'une diminution du montant provisoirement fixé. Celui-ci devient définitif pour les personnes qui n'ont pas déposé rapidement une requête. Par ailleurs, une requête peut être déposée directement devant la cour d'appel aux fins d'une décision définitive; celle-ci est insusceptible de recours (article 20).
22. Le chapitre E du même décret-loi prévoit une procédure particulière pour l'identification judiciaire des bénéficiaires de l'indemnité. Le tribunal compétent pour cette identification est le juge unique du tribunal de grande instance dans le ressort duquel le bien exproprié est situé (article 26). D'après l'article 27 par. 1, le tribunal procède à l'identification à partir des informations figurant sur le plan cadastral et la liste des propriétaires fonciers établis par un ingénieur compétent, dûment agréé par les services du ministère des Travaux publics, ainsi que de tout autre renseignement fourni par les parties ou examiné d'office. La décision prononcée au terme de cette procédure spéciale ne se prête à aucun recours (article 27 par. 6). En vertu du paragraphe 4 de l'article 27, le tribunal ne rend pas de décision si: a) l'audience ou une déclaration de l'Etat établit que quelqu'un peut prétendre à la pleine propriété du bien exproprié ou à un autre droit réel; b) la propriété ou un autre droit réel prêtent à controverse entre plusieurs des bénéficiaires allégués, de sorte qu'il y a lieu de procéder à une enquête sur les prétentions élevées, laquelle doit comprendre une audience pour chaque partie intéressée ayant engagé une action; c) l'audience établit qu'aucun droit réel n'est avéré en faveur de la partie qui cherche à se voir reconnaître comme bénéficiaire de l'indemnité. Selon le paragraphe 2 de l'article 8 du décret-loi n° 797/1971, une décision définitive sur la reconnaissance d'une personne donnée comme bénéficiaire est nécessaire pour que la Caisse des dépôts et consignations verse la somme déposée à titre d'indemnité après que celle-ci a été fixée en justice. C. La loi n° 653/1977 relative aux obligations de propriétaires riverains en matière de percée de routes nationales
23. Les dispositions pertinentes de l'article 1 de la loi n° 653/1977 des 25 juillet/5 août 1977 sont ainsi libellées: "1. En cas de percée, en dehors du plan d'urbanisme, de routes nationales d'une largeur jusqu'à trente mètres, les propriétaires riverains qui en tirent profit sont astreints à payer pour une zone d'une largeur de quinze mètres, participant ainsi aux frais d'expropriation des immeubles sis sur ces routes. Cette charge ne peut pas toutefois dépasser la moitié de la surface de l'immeuble concerné. (...) 3. Aux fins de l'application du présent article, sont considérés comme propriétaires riverains avantagés ceux dont les immeubles acquièrent une façade sur les routes percées. 4. Lorsque les ayants droit à indemnité en raison d'une expropriation sont en même temps débiteurs du paiement d'une partie de celle-ci, il y a compensation des droits et obligations. 5. La manière et la procédure de répartition de l'indemnité entre l'Etat et les propriétaires riverains sont déterminées par décrets publiés sur la proposition du ministre des Travaux publics. (...)" D. La loi n° 947/1979 relative aux zones constructibles
24. L'article 62 de la loi n° 947/1979 des 10/26 juillet 1979 dispose: "(...) 9. Les dispositions de l'article 1 de la loi n° 653/1977 (...) s'appliquent aussi en cas d'amélioration de routes existantes au moyen de nouveaux tracés ou d'élargissement de ces routes ou des parties de celles-ci, définies par décision du ministre des Travaux publics (...) 10. Les dispositions de l'article 1 de la loi n° 653/1977 (...) s'appliquent aussi aux routes départementales, municipales ou communales pour une largeur jusqu'à quinze mètres (...)" E. La jurisprudence de la Cour de cassation
25. Par un arrêt (n° 672/1989) du 13 juin 1989 (Savvas Katikaridis et autres c. ministre de l'Economie), la troisième chambre de la Cour de cassation a jugé: " (...) Les dispositions de l'article 1 de la loi n° 653/1977 s'appliquent non seulement en cas de percée ou d'élargissement d'une route qui se trouve hors du plan d'urbanisme, mais aussi pour la construction d'un échangeur et des voies de raccordement liant les immeubles expropriés à la route nationale. L'article 1 par. 3 de la loi n° 653/1977 consacre une présomption légale irréfragable selon laquelle le propriétaire dont l'immeuble acquiert une façade sur la route percée ou sur la voie de raccordement de l'échangeur en tire profit. L'institution d'une telle présomption est en principe tolérée par la Constitution, lorsque la cause de la présomption est raisonnable et fondée sur l'expérience commune. La présomption en l'espèce impose une obligation de participation aux frais de l'ouvrage, qui sont engagés par l'Etat, sous la forme de "l'auto-indemnisation" des propriétaires riverains. Cette obligation pèse sur les propriétaires d'immeubles de chaque côté, c'est-à-dire sur ceux dont les immeubles acquièrent une façade sur la route percée ou sur l'échangeur; ces propriétaires sont considérés comme en tirant profit et sont obligés [de participer aux frais de construction] d'une zone d'une largeur égale à la moitié de la route percée, lorsque celle-ci ne dépasse pas la moitié de la surface de l'immeuble concerné. La prémisse de cette obligation est que la percée de la route nationale ou la construction de l'échangeur modifie de fond en comble la physionomie économique de la région et multiplie la valeur des immeubles qui se trouvent des deux côtés de l'ouvrage, de sorte que cela provoque un enrichissement sans cause de leurs propriétaires; or si cet enrichissement n'était pas compensé par leur préjudice dû à l'occupation d'une partie de leur immeuble, cela causerait une grande difficulté, sinon l'impossibilité, pour l'Etat d'acquérir les terrains indispensables à l'exécution des programmes de voirie (...). Assurément, il n'est pas exclu que, dans certains cas, le même propriétaire, alors qu'il tire profit de la mise en valeur de l'ensemble de la région, soit en même temps lésé: la forme ou la taille de son immeuble peut être modifiée au point d'en rendre impossible ou d'en diminuer l'utilisation; de même, cette utilisation (jusqu'à la construction de l'ouvrage) ou la réalisation de plans de mise en valeur de son immeuble peuvent s'avérer impossibles ou difficiles. Toutefois, dans cette hypothèse, le propriétaire lésé peut être indemnisé en vertu de l'article 13 par. 4 du décret-loi n° 797/1971, qui s'applique aussi dans les cas visés par la loi n° 653/1977. Par conséquent, les dispositions de cette loi ne sont pas contraires aux articles 17 et 4 par. 1 de la Constitution car elles n'introduisent pas des exceptions injustifiées à l'encontre des propriétaires riverains. (...)"
26. Toutefois, le 30 novembre 1990, la quatrième chambre de la Cour de cassation - à laquelle la troisième chambre avait renvoyé l'affaire - jugea (arrêt n° 1841/1990) que l'article 1 par. 3 de la loi n° 653/1977 (combiné avec l'article 62 paras. 9 et 10 de la loi n° 947/1979) ne s'appliquait pas en cas d'expropriation forcée pour la construction d'un échangeur (pont routier) en dehors du plan d'urbanisme; une telle construction ne profite pas aux riverains car elle vise exclusivement à assurer le flux rapide et sûr de véhicules; de plus, elle les prive de tout accès direct et immédiat à la route principale initiale sur laquelle donnait auparavant la façade de leurs immeubles. Elle estima, en outre, que la présomption instituée par cet article était réfragable, sans quoi ledit article serait contraire à la Constitution. Enfin, elle renvoya l'affaire devant la formation plénière de la Cour de cassation pour que celle-ci lève la contradiction entre les deux chambres (article 580 par. 4 du code de procédure civile).
27. Le 6 juin 1991, la Cour de cassation, siégeant en formation plénière (trente-deux juges), trancha en faveur de la position de la troisième chambre en ces termes (arrêt n° 14/1991): " (...) Conformément à l'article 62 par. 9 de la loi n° 947/1979 "relative aux zones constructibles", les dispositions de l'article 1 de la loi n° 653/1977 s'appliquent aussi en cas d'amélioration de routes existantes au moyen de nouveaux tracés ou d'élargissement de ces routes ou des parties de celles-ci. La liste des cas d'améliorations (...) est indicative et non exhaustive. Il s'ensuit qu'au sens véritable de cette disposition, l'amélioration d'une route nationale comprend la construction d'un échangeur; or l'expropriation d'immeubles pour l'élargissement d'une telle route et la construction parallèlement à celle-ci de voies d'accès à l'échangeur sont régies par les [articles 1 paras. 1, 3, 4 et 5 et 2 par. 2 de la loi n° 653/1977]. Du reste, ainsi qu'il ressort des dispositions de l'article 1 paras. 1 et 3 de la loi n° 653/1977, la présomption [selon laquelle les propriétaires tirent avantage d'une telle amélioration] est irréfragable; la loi n'autorise pas une procédure qui tendrait à prouver que l'amélioration de la route ne procure pas d'avantages, et ainsi à renverser cette présomption. Enfin, la disposition légale qui énonce ladite présomption permet aussi d'identifier les personnes pouvant prétendre à une indemnité à raison de l'expropriation de leurs immeubles, et le droit à réparation des propriétaires desdits immeubles ne se trouve pas affecté. Il s'ensuit que la disposition de cette loi et la présomption irréfragable qu'elle institue ne méconnaissent pas l'article 17 par. 2 de la Constitution qui impose l'indemnisation complète du propriétaire de l'immeuble exproprié. (...)" Toutefois, une minorité de treize juges estima que la controverse aurait dû être vidée en faveur de la position de la quatrième chambre. Selon quatre d'entre eux, l'article 62 par. 9 de la loi n° 947/1977 ne s'appliquait pas pour les améliorations au moyen de la construction d'échangeurs et, par conséquent, les propriétaires riverains n'en tiraient aucun profit. Pour quatre autres, ladite présomption n'était pas irréfragable mais réfragable car, en matière d'échangeurs, la différence de niveau entrave l'accès à la route nationale, ce qui désavantage les immeubles riverains. Enfin, cinq juges considérèrent que la présomption irréfragable privait les propriétaires de leur droit de se faire rembourser à la juste valeur de leurs immeubles au temps de l'expropriation.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
28. M. Tsomtsos et cent trente-huit autres personnes ainsi qu'une commune ont saisi la Commission le 3 août 1992. Ils alléguaient des violations des articles 6 par. 1 et 13 de la Convention (art. 6-1, art. 13) et de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
29. Le 2 décembre 1994, la Commission a rayé du rôle la requête (n° 20680/92) pour autant qu'elle concernait trente-huit des requérants et la commune de Nea Kallikrateia; elle a retenu ladite requête quant au grief tiré de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) et l'a déclarée irrecevable pour le surplus. Dans son rapport du 18 octobre 1995 (article 31) (art. 31), elle conclut à l'unanimité qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt (1). _______________ Note du greffier
1. Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1996-V), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe. _______________
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LES REQUERANTS
30. Dans leur mémoire les requérants invitent la Cour "à accueillir [leur] recours individuel tel que celui-ci a été complété et amélioré par les mémoires et les prétentions [qu'ils y ont] ajoutés et, en particulier, [ils] demandent: I) que le gouvernement grec soit reconnu coupable d'avoir violé l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) et soit condamné à [leur] verser une satisfaction équitable; II) que soit considérée comme satisfaction équitable la valeur de la bande de quinze mètres telle que celle-ci a été fixée par l'arrêt n° 15/1991 de la cour d'appel de Salonique, augmentée de l'intérêt moratoire légal (...), courant depuis le prononcé de l'arrêt de la cour d'appel (...) jusqu'au 25 juin 1996; IIa) à défaut et subsidiairement, s'agissant de [certains] des requérants, qu'il soit jugé que [leur] profit correspond à l'indemnité due pour une bande de terrain de trois mètres et que le gouvernement grec soit condamné selon ce qui est précisé (...), y compris les intérêts; III) que le gouvernement grec soit condamné, au titre des frais judiciaires encourus devant les tribunaux nationaux, à [leur] verser trois millions (3 000 000) de drachmes et, au titre des frais encourus devant la Commission et la Cour européennes, à [leur] verser quatre millions (4 000 000) de drachmes; IV) que le gouvernement grec soit tenu de [leur] verser ces montants dans un délai de six mois à compter du prononcé de l'arrêt de [la] Cour."
EN DROIT
I. SUR L'EXCEPTION PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
31. Le Gouvernement soutient en ordre principal, comme déjà devant la Commission, que les requérants n'ont pas épuisé les voies de recours internes, ni dans les procédures administratives ni dans les procédures civiles qu'ils avaient intentées. En premier lieu, par ses arrêts nos 492/1992 et 493/1992 (paragraphe 11 ci-dessus), le Conseil d'Etat avait déclaré les recours des intéressés irrecevables soit parce que certains d'entre eux avaient omis de produire les mandats pour les avocats qui les représentaient, soit parce que certains autres n'avaient pas justifié d'un intérêt pour agir, soit, enfin, parce qu'il s'estimait incompétent. En deuxième lieu, les requérants n'avaient pas intenté devant les tribunaux civils une action en reconnaissance (anagnoristiki agogi) ou une action en revendication de l'indemnité à laquelle ils prétendaient avoir droit, les seules qui leur auraient permis de contester la validité de la présomption posée par la loi n° 653/1977. En troisième lieu, les intéressés n'avaient jamais invoqué dans les instances nationales l'incompatibilité de ladite présomption avec l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
32. La Cour rappelle que l'article 26 de la Convention (art. 26) n'exige l'épuisement que des recours accessibles, adéquats et relatifs aux violations incriminées (arrêt Manoussakis et autres c. Grèce du 26 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, pp. 1359-1360, par. 33).
33. Au sujet de la première branche de l'exception, la Cour estime, à l'instar des requérants et de la Commission, que le non-respect des formalités invoquées par le Gouvernement n'aurait pu avoir une incidence sur la règle de l'épuisement que si le Conseil d'Etat avait examiné au fond les recours de ceux des requérants qui avaient fourni les pièces pertinentes, c'est-à-dire les mandats et le plan cadastral sur lequel figuraient les noms des intéressés. Or le Conseil d'Etat s'est déclaré incompétent. En ce qui concerne la deuxième branche de l'exception, la Cour constate que le 6 juin 1991, donc quelques mois après la détermination du montant unitaire de l'indemnité et la reconnaissance judiciaire des titulaires du droit à indemnisation (paragraphes 13-14 ci-dessus), la Cour de cassation siégeant en formation plénière a tranché de manière définitive la controverse relative au caractère irréfragable de la présomption posée par la loi n° 653/1977 et a jugé que celle-ci était compatible avec l'article 17 par. 2 de la Constitution. Toute action ultérieure des intéressés devant les tribunaux civils était donc vouée à l'échec. Quant à la troisième branche de l'exception, la Cour note qu'elle n'a pas été présentée à la Commission et qu'elle se heurte donc à la forclusion.
34. Par conséquent, il échet de rejeter l'exception.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1 (P1-1)
35. Les requérants allèguent que la présomption posée par l'article 1 par. 3 de la loi n° 653/1977 et la consécration de son caractère irréfragable par la Cour de cassation les ont empêchés de revendiquer en justice et d'obtenir l'indemnité à laquelle ils avaient droit en vertu d'une décision judiciaire définitive à la suite de l'expropriation d'une partie de leurs immeubles. Ils invoquent l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), ainsi libellé: "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes (P1-1) ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes."
36. Il n'est pas contesté que les intéressés ont été privés de leur propriété conformément aux dispositions du décret-loi n° 797/1971 et de la loi n° 653/1977, en vue de la construction de nouveaux tronçons d'une route nationale, et que l'expropriation poursuivait ainsi un but légitime d'utilité publique.
37. Les requérants critiquent la présomption irréfragable selon laquelle les propriétaires riverains tirent un avantage de l'amélioration d'une route nationale, et le fondement - l'expérience commune - que lui a attribué la Cour de cassation dans son arrêt du 13 juin 1989 (paragraphe 25 ci-dessus). Ils soulignent que certains arrêts de la cour d'appel de Thessalonique et de la Cour de cassation, ainsi que les opinions dissidentes de plusieurs juges de cette dernière, ont contesté le caractère irréfragable de cette présomption lorsque, comme dans la présente affaire, il était évident que les propriétaires riverains non seulement ne tiraient aucun avantage de l'expropriation, mais au contraire subissaient une dépréciation de la partie de leur propriété qu'ils conservaient. Ils se plaignent du fait que le fardeau de l'expropriation pour l'amélioration d'une route nationale, laquelle profite à la société dans son ensemble, repose pour l'essentiel sur les épaules des propriétaires riverains. Le montant de la plus-value que ceux-ci en retirent, varie selon le cas et ne devrait pas être déterminé de manière irréfragable par une disposition de portée générale.
38. D'après le Gouvernement, ladite présomption ne permet pas en soi de conclure qu'il existe une disproportion réelle ou apparente entre l'intérêt général poursuivi et le préjudice allégué par les propriétaires expropriés. A supposer même que la formulation de l'article 1 de la loi n° 653/1977 laisse à première vue entrevoir une telle disproportion, celle-ci serait réduite à un minimum: cet article limite la participation des propriétaires aux frais de l'expropriation à concurrence d'une bande de quinze mètres de chaque côté de la route et précise que cette charge ne peut dépasser la moitié de la surface de l'immeuble concerné (paragraphe 23 ci-dessus); de plus, l'article 13 par. 4 du décret-loi n° 797/1971 prévoit l'octroi d'une indemnité supplémentaire pour la partie restante de l'immeuble qui se trouverait, le cas échéant, dépréciée. Cette indemnité a du reste été accordée aux requérants en l'espèce; ajoutée à la plus-value que ceux-ci avaient tirée de la partie des immeubles qu'ils avaient conservés, elle a compensé pleinement leur droit à indemnisation. Les intéressés pourraient tout au plus soutenir que la présomption irréfragable les prive d'un accès effectif aux tribunaux, mais la Commission a déclaré irrecevable leur grief tiré de l'article 6 de la Convention (art. 6).
39. La Commission, elle, conclut à la violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1): l'application de la présomption irréfragable a empêché les requérants de prouver devant le Conseil d'Etat le préjudice qu'ils prétendaient avoir subi et, en conséquence, de faire valoir leur droit à une indemnisation complète de la perte de leurs propriétés.
40. La Cour reconnaît que, dans la détermination de l'indemnité due aux propriétaires de biens expropriés en vue de travaux de voirie, il peut légitimement être tenu compte des avantages résultant de ces travaux pour les propriétaires riverains. Elle observe toutefois que, dans le système appliqué en l'occurrence, l'indemnité est, dans tous les cas, réduite d'un montant équivalant à la valeur d'une bande de quinze mètres, sans qu'il soit permis aux propriétaires intéressés de faire valoir qu'en réalité les travaux dont il s'agit ont pour effet, soit de ne leur procurer aucun avantage ou un avantage moindre, soit de leur faire souffrir un préjudice plus ou moins important. D'une rigidité excessive, ce système ne tient aucun compte de la diversité des situations, en méconnaissant les différences résultant notamment de la nature des travaux et de la configuration des lieux. Il est "manifestement dépourvu de base raisonnable" (voir, mutatis mutandis, les arrêts James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, série A n° 98, p. 32, par. 46, et Mellacher et autres c. Autriche du 19 décembre 1989, série A n° 169, p. 26, par. 45). Il rompt nécessairement, à l'égard d'un grand nombre de propriétaires, le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit au respect des biens et les exigences de l'intérêt général.
41. En l'espèce, les requérants avaient des arguments de poids à faire valoir pour tenter de prouver que la construction de la nouvelle route reliant Thessalonique à Nea Moudania, au lieu de revaloriser les propriétés qu'ils conservaient, contribuait en fait à les déprécier et à rendre les conditions de l'habitat désavantageuses: le caractère surélevé de la plupart des tronçons de la route qui est devenue une voie à circulation rapide, le manque d'accès direct de leurs propriétés à la route principale, la nécessité de passer par un échangeur distant de plusieurs kilomètres et la baisse du coefficient relatif à la hauteur de bâtiments.
42. Les intéressés ont dû ainsi supporter une charge spéciale et exorbitante que seule aurait pu rendre légitime la possibilité de prouver en justice le préjudice allégué et de toucher, le cas échéant, une indemnité en rapport avec l'ampleur de celui-ci. Il n'y a pas lieu, à ce stade, de rechercher si les requérants ont réellement subi un préjudice: c'est dans leur situation juridique même que l'équilibre à préserver a été détruit (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, série A n° 52, p. 28, par. 73). Il y a donc eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 DE LA CONVENTION (art. 50)
43. Aux termes de l'article 50 de la Convention (art. 50), "Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable." A. Dommage matériel
44. D'après les requérants, le montant du préjudice de ceux d'entre eux qui ont subi une dépréciation de la partie des immeubles qu'ils avaient conservés, doit être fixé à la valeur de leur propriété telle que déterminée par la cour d'appel de Thessalonique (paragraphe 13 ci-dessus), majorée d'un intérêt moratoire au taux de 30 % l'an pour la période allant du 1er janvier 1991 au 25 juin 1996. Le préjudice des autres s'élèverait au montant de l'indemnité due pour la bande de quinze mètres, actualisé de la même manière. Au total, il s'agirait de 423 746 930,78 drachmes.
45. Le Gouvernement soutient que la Cour ne dispose pas d'éléments suffisants pour évaluer le dommage matériel subi par les intéressés. D'une part, ceux-ci n'avaient pas présenté devant les juridictions grecques une demande précise d'indemnisation accompagnée des calculs analytiques et des éléments prouvant l'ampleur de leur préjudice. D'autre part, il serait impossible d'établir une concordance absolue entre les noms des requérants et les chiffres correspondant aux immeubles litigieux sur le plan cadastral; il semblerait que, dans plusieurs cas, les décisions pertinentes des juridictions nationales concernaient des biens ayant fait l'objet d'une succession. Quoi qu'il en soit, le préjudice ne saurait excéder le produit du montant unitaire fixé en justice pour les immeubles expropriés et du nombre de mètres carrés dont disposait chacun des intéressés.
46. Le délégué de la Commission, lui, ne prend pas position.
47. Dans les circonstances de la cause, la Cour estime que la question de l'application de l'article 50 (art. 50) ne se trouve pas en état pour le dommage matériel, de sorte qu'il échet de la réserver en tenant compte de l'éventualité d'un accord entre l'Etat défendeur et les intéressés (article 54 paras. 1 et 4 du règlement A). B. Frais et dépens
48. Les requérants sollicitent en outre le versement de 3 000 000 drachmes pour honoraires d'avocat et frais divers au titre des procédures menées devant les instances nationales, ainsi que de 4 000 000 drachmes pour celles suivies devant les organes de la Convention.
49. Le Gouvernement trouve ces prétentions totalement dénuées de fondement. Il souligne que pour les deux procédures devant le Conseil d'Etat, les intéressés n'ont payé que 14 000 drachmes car leurs recours en annulation avaient été déclarés irrecevables. La procédure de la fixation du montant unitaire d'indemnisation s'est déroulée sans frais; l'article 17 par. 2 du décret-loi n° 797/1971 prévoit en effet que toutes les demandes, citations, pièces et décisions sont présentées sans droit de timbre ni autres frais; le paragraphe 4 du même article précise de son côté que les frais de justice sont supportés par les parties tenues à réparation. Enfin, au sujet de la procédure devant les organes de la Convention, le Gouvernement invoque l'absence d'audience devant la Commission.
50. Quant au délégué de la Commission, il ne se prononce pas.
51. Eu égard au constat de violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), au nombre des requérants et à la complexité de l'affaire, la Cour, statuant en équité comme le veut l'article 50 de la Convention (art. 50), alloue aux requérants 4 000 000 drachmes pour frais et dépens. C. Intérêts moratoires
52. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal applicable en Grèce à la date de l'adoption du présent arrêt était de 6 % l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L'UNANIMITE,
1. Rejette l'exception préliminaire du Gouvernement;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1);
3. Dit que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, 4 000 000 (quatre millions) drachmes pour frais et dépens, montant à majorer d'un intérêt non capitalisable de 6 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement;
4. Dit que la question de l'application de l'article 50 de la Convention (art. 50) ne se trouve pas en état pour le dommage matériel; en conséquence, a) la réserve sur ce point; b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans les six mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir; c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président le soin de la fixer au besoin. Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 15 novembre 1996.
Signé: Rolv RYSSDAL Président
Signé: Herbert PETZOLD Greffier


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 20680/92
Date de la décision : 15/11/1996
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (non-épuisement des voies de recours internes) ; Violation de P1-1 ; Dommage matériel - décision réservée ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 35-1) RECOURS INTERNE EFFICACE, (Art. 46-2) SATISFACTION EQUITABLE, (P1-1-1) PRIVATION DE PROPRIETE, (P1-1-1) UTILITE PUBLIQUE


Parties
Demandeurs : TSOMTSOS ET AUTRES
Défendeurs : GRÈCE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1996-11-15;20680.92 ?

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