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24/02/1997 | CEDH | N°19983/92

CEDH | AFFAIRE DE HAES ET GIJSELS c. BELGIQUE


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE DE HAES ET GIJSELS c. BELGIQUE
(Requête no 19983/92)
ARRÊT
STRASBOURG
24 février 1997 
En l’affaire De Haes et Gijsels c. Belgique1,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement B2, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
F. Matscher,
J. De Meyer,
I

. Foighel,
J.M. Morenilla,
Sir  John Freeland,
MM. A.B. Baka,
K. Jungwiert,
U. Lohmus,
a...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE DE HAES ET GIJSELS c. BELGIQUE
(Requête no 19983/92)
ARRÊT
STRASBOURG
24 février 1997 
En l’affaire De Haes et Gijsels c. Belgique1,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement B2, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
F. Matscher,
J. De Meyer,
I. Foighel,
J.M. Morenilla,
Sir  John Freeland,
MM. A.B. Baka,
K. Jungwiert,
U. Lohmus,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 octobre 1996 et 27 janvier 1997,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 25 janvier 1996, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (no 19983/92) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Leo De Haes et Hugo Gijsels, avaient saisi la Commission le 12 mars 1992 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration belge reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 6 et 10 de la Convention (art. 6, art. 10).
2.  En réponse à l’invitation prévue à l’article 35 par. 3 d) du règlement B, les requérants ont exprimé le désir de participer à l’instance et ont désigné leurs conseils (article 31).
3.  La chambre à constituer comprenait de plein droit M. J. De Meyer, juge élu de nationalité belge (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement B). Le 8 février 1996, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. F. Matscher, M. I. Foighel, M. J.M. Morenilla, Sir John Freeland, M. A.B. Baka, M. K. Jungwiert et M. U. Lohmus, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement B) (art. 43).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement B), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement belge ("le Gouvernement"), les avocats des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 39 par. 1 et 40). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et du requérant le 26 juin 1996. Le 9 octobre, la Commission lui a fourni diverses pièces qu’il lui avait demandées sur les instructions du président.
5.  Ainsi qu’en avait décidé celui-ci, les débats se sont déroulés en public le 23 octobre 1996 au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. J. Lathouwers, conseiller juridique adjoint,
chef de service au ministère de la Justice, agent,
Me E. Brewaeys, avocat au barreau de Bruxelles, conseil;
- pour la Commission
M. J.-C. Geus, délégué;
- pour les requérants
Mes H. Vandenberghe, avocat au barreau de Bruxelles,
E. Van der Mussele, avocat au barreau d’Anvers, conseils.
La Cour a entendu M. Geus, Me Vandenberghe et Me Brewaeys.
EN FAIT
I.  Les circonstances de l’espèce
6.  MM. Leo De Haes et Hugo Gijsels habitent Anvers et travaillent respectivement comme rédacteur et journaliste pour l’hebdomadaire Humo.
A. L’action en réparation contre les requérants
7. Les 26 juin, 17 juillet, 18 septembre ainsi que les 6 et 27 novembre 1986, ils publièrent cinq articles (paragraphes 19 et suivants ci-dessous) dans lesquels ils critiquaient longuement, en termes virulents, quatre magistrats de la cour d’appel d’Anvers. Ils leur reprochaient d’avoir attribué, dans le cadre d’une procédure en divorce, la garde des enfants au père, le notaire X, contre qui, en 1984, son épouse et les parents de celle-ci avaient déposé une plainte pour inceste et sévices envers les enfants, laquelle déboucha cependant sur un non-lieu.
8. De son côté, M. X avait intenté une procédure en diffamation contre les auteurs de la plainte. Les 4 octobre 1985 et 5 juin 1986, le tribunal correctionnel de Malines puis la cour d’appel d’Anvers prononcèrent l’acquittement des prévenus. Celle-ci considéra notamment:
"Attendu qu’à présent les ordonnances de non-lieu constatent judiciairement la fausseté des faits allégués;
Qu’il n’est toutefois pas démontré que les prévenus aient agi de mauvaise foi, c’est-à-dire avec l’intention de nuire, et qu’ils n’avaient pas de raisons sérieuses de douter de la véracité des faits;
Qu’en effet, ce n’étaient pas seulement les prévenus qui étaient convaincus de la véracité des faits, mais aussi des professeurs renommés, parmi lesquels le professeur [MA] (...) et le docteur [MB], psychiatre pour enfants, tous deux désignés par le juge d’instruction [YE] (...)
Qu’à l’audience du tribunal correctionnel du 6 septembre 1985 (...), l’expert [MB] a confirmé sous serment le contenu de son rapport;
Que cet expert, qui a tout de même quelque expérience dans le domaine de la psychologie enfantine et a pris connaissance de tous les éléments du dossier pénal, a conclu le 28 août 1984 que les déclarations des enfants étaient dignes de foi et a fourni plusieurs arguments en ce sens;"
Le 20 janvier 1987, la Cour de cassation rejeta le pourvoi introduit par M. X.
1. Devant le tribunal de première instance de Bruxelles
9.   Le 17 février 1987, quatre magistrats de la cour d’appel d’Anvers, Mme [YA], M. [YB], M. [YC] et M. [YD], citèrent MM. De Haes et Gijsels, ainsi que le rédacteur en chef, l’éditeur, l’éditeur responsable, l’imprimeur et le distributeur de la revue, devant le tribunal de première instance de Bruxelles. Se fondant sur les articles 1382 et 1383 du code civil (paragraphe 26 ci-dessous), ils demandaient réparation des dommages causés par les propos, qualifiés de très calomnieux et diffamatoires (zeer lasterlijk en eerrovend), figurant dans les articles en question. Ils priaient le tribunal de condamner les défendeurs au paiement d’un franc symbolique chacun au titre du dommage moral, de leur ordonner d’insérer dans Humo le jugement à rendre et d’autoriser les magistrats à le faire publier dans six quotidiens, aux frais des défendeurs.
10. En vue de garantir l’égalité des armes et les droits de la défense, les défendeurs prièrent le tribunal, dans leurs conclusions additionnelles du 20 mai 1988, d’inviter le procureur du Roi à produire les pièces mentionnées dans les articles litigieux, ou à tout le moins de prendre connaissance de l’opinion des professeurs [MA], [MC] et [MD] sur l’état médical des enfants de M. X, déposée auprès des autorités judiciaires. Ils motivèrent ainsi leur demande:
"La question se pose de savoir si les concluants, vu les éléments de fait dont ils disposaient, pouvaient émettre, dans les limites de la liberté de presse, la critique querellée sur le fonctionnement d’un organe juridictionnel.
Dans les articles de presse litigieux, les concluants se sont basés notamment sur le contenu de divers rapports médicaux, de déclarations des parties et de constats d’un huissier de justice.
L’on ne saurait pas non plus nier que la plainte pour calomnie et diffamation du notaire X contre son épouse a été rejetée.
Maintenant qu’il s’agit de savoir si les concluants ont pu publier les articles de presse querellés sur la base des informations dont ils disposaient, il est indispensable pour la bonne marche du procès que M. le Procureur du Roi, qui siège ici en vertu de l’article 764-4o du code judiciaire, fasse produire au tribunal les pièces citées comme motifs dans la série d’articles. Ces pièces se trouvent en effet dans différents dossiers judiciaires.
Le débat sur la légalité de la critique de la presse suppose au moins que le tribunal puisse prendre connaissance de l’opinion des professeurs [MA], [MC] et [MD] sur le traitement des enfants de X, laquelle a été communiquée aux autorités judiciaires.
Le jugement de ces éminents médecins-professeurs était en effet l’élément décisif qui a poussé Humo à publier avec autant de force la série d’articles querellée.
L’appréciation de l’opinion défendue par les concluants ainsi que du langage et des descriptions qu’ils utilisent ne peut se faire in abstracto, mais doit se faire à la lumière de ces données qui concernent le fond de l’affaire.
Ainsi la Cour européenne a-t-elle jugé dans l’affaire Lingens (arrêt de la C.E.D.H. du 8 juillet 1986, série A no 103) que la question des limites de l’exercice de la liberté d’expression doit être examinée dans l’ensemble du contexte:
"Il lui faut les considérer à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris les articles reprochés au requérant et le contexte dans lequel ils avaient été rédigés" (paragraphe 40 de l’arrêt).
Par ces motifs, (...) plaise au tribunal (...) de juger qu’il apparaît nécessaire, pour le bon déroulement de la procédure, notamment à la lumière de l’égalité des armes et des droits de la défense, d’inviter le procureur du Roi à produire les pièces citées dans les articles litigieux parus dans le magazine Humo; à tout le moins de prendre connaissance de l’opinion des professeurs [MA], [MC] et [MD] relative à l’état médical des enfants de X et déposée auprès des autorités judiciaires."
11. Le 29 septembre 1988, le tribunal condamna MM. De Haes et Gijsels à payer à chaque demandeur un franc au titre du dommage moral et à publier intégralement son jugement dans Humo; il autorisa en outre les demandeurs à le faire insérer, aux frais des requérants, dans six quotidiens. Enfin, il déclara irrecevable l’action en tant qu’elle était dirigée contre les autres défendeurs. Le tribunal considéra notamment:
"Attendu que la liberté d’expression et celle de la presse écrite, telles que garanties par les articles 14 et 18 de la Constitution et 10 par. 1 (art. 10-1) de la [Convention européenne des Droits de l’Homme], ne sont, de toute évidence, pas contestées par les demandeurs; que les défendeurs ne peuvent pas non plus contester que cette liberté n’est pas illimitée et que certaines limites ne peuvent pas être dépassées; que, comme il a déjà été exposé (...), l’article 10 par. 2 de la Convention (art. 10-2) ne fait nullement obstacle à la possibilité d’introduire, sur la base de l’article 1382 du code civil, une action civile pour délit de presse;
Attendu que l’article 10 par. 2 de la Convention (art. 10-2) prévoit expressément que la liberté de la presse "peut être soumise à certaines (...) restrictions (...) prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires (...) à la protection de la réputation ou des droits d’autrui (...) ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire"; que la protection de la sphère de vie personnelle des demandeurs (article 8 par. 1 de la Convention) (art. 8-1), plus précisément leur honneur et leur réputation, signifie, dans le cas d’un article de presse, que celui-ci: 1o doit tendre au respect de la vérité, 2o ne peut pas être inutilement blessant, 3o doit épargner la vie privée du citoyen; que ces mêmes critères sont repris dans la "Déclaration des droits et devoirs du journaliste", rédigée par la Fédération internationale des journalistes;
Attendu que dans les articles litigieux, les défendeurs font abondamment allusion au fait que les demandeurs auraient mal jugé et se seraient montrés partiaux; que les défendeurs ont, sans plus, tenu pour vraie l’affirmation de l’ex-épouse du notaire X et de son conseiller technique (le professeur [MA]), alors qu’il était clairement démontré, dans les motifs des quatre arrêts rendus dans cette affaire, pourquoi cette affirmation n’est pas digne de foi; que, plus grave encore, dans les articles en cause, les défendeurs ont émis l’opinion que les demandeurs doivent être considérés comme des magistrats partiaux, opinion déduite du fait qu’ils appartiendraient à l’influent cercle de connaissances du notaire et de son père, que l’un d’eux est le fils d’un général de gendarmerie condamné en 1948 pour collaboration, qu’ils appartiendraient à un milieu d’extrême droite et qu’ils seraient liés d’amitié entre eux;
Attendu que l’attitude des demandeurs a été fortement attaquée par les défendeurs, en des termes et expressions extrêmement virulents, et que les défendeurs avaient clairement l’intention de présenter les demandeurs sous un jour défavorable et de les exposer à l’opprobre public; que les défendeurs ont en effet voulu susciter chez le lecteur l’impression que les demandeurs faisaient cause commune avec le père des enfants et que leurs arrêts étaient inspirés par certaines conceptions idéologiques; que, pour ce faire, les défendeurs ont inutilement rappelé les activités du père de l’un des demandeurs pendant la guerre;
Attendu que les demandeurs font observer à juste titre qu’ils ne peuvent, sans plus, être placés sur la même ligne que les membres du législatif ou de l’exécutif; que les hommes politiques sont en effet élus et qu’il appartient au public de leur accorder sa confiance; que les hommes politiques peuvent en outre se défendre par les médias contre de possibles attaques; qu’en revanche l’on attend des magistrats qu’ils exercent leurs fonctions en toute indépendance et sérénité; que le devoir de réserve et de discrétion auquel est tenu un magistrat ne lui permet pas de se défendre de la même manière qu’un homme politique;
Attendu dès lors que les défendeurs ont commis une faute en portant atteinte à l’honneur et à la réputation des demandeurs par des accusations irresponsables et des insinuations offensantes; que les mesures réclamées par les demandeurs répareront de manière appropriée le dommage moral qu’ils ont subi; (...)"
2. Devant la cour d’appel de Bruxelles
12. Les requérants firent appel de ce jugement. Dans leurs conclusions du 10 novembre 1989, ils soulignaient notamment que les articles litigieux avaient eu pour seul but de critiquer le fonctionnement de l’appareil judiciaire, à la suite de la procédure menée par les magistrats intimés et relative à de possibles mauvais traitements et incestes subis par des enfants. A aucun moment ils n’auraient porté atteinte à la vie privée desdits magistrats sans référence à leur part dans la décision critiquée. Réitérant leur offre de prouver les faits décrits dans les articles, MM. De Haes et Gijsels priaient la cour d’inviter le procureur général d’Anvers à produire les pièces mentionnées par eux, au moins celles émanant des professeurs [MA], [MC] et [MD] et celles du dossier de divorce de M. X, en particulier certains procès-verbaux et une lettre du professeur [MA] audit procureur général.
13. De leur côté, les intimés demandèrent la confirmation du jugement entrepris. D’après eux, l’attitude des requérants était d’autant plus répréhensible et blessante que dans un article paru dans Humo le 14 octobre 1988 (paragraphe 24 ci-dessous), ceux-ci avaient non seulement maintenu leurs accusations de partialité à l’égard des quatre magistrats, mais aussi critiqué nommément et en termes humiliants les auteurs du jugement du 29 septembre 1988 (paragraphe 11 ci-dessus).
14. Le 5 février 1990, la cour d’appel de Bruxelles confirma celui-ci, considérant notamment:
"Attendu que (...) - conformément à l’avis du ministère public - aucune suite ne doit ni ne peut être donnée à la demande des appelants tendant à ce que la cour "invite M. le procureur général d’Anvers à lui communiquer les documents cités dans les articles querellés parus dans l’hebdomadaire Humo" et notamment - en application de l’article 877 du code judiciaire - "toutes les pièces du dossier X";
Attendu que - comme déjà indiqué - la cour n’a pas pour tâche - et d’ailleurs pas non plus la compétence - d’examiner le litige déjà tranché par la cour d’appel d’Anvers - du reste après le tribunal de la jeunesse -; qu’il en résulte que la possibilité - qui n’est pas une obligation (Cass., 2 juin 1977, Pas[icrisie] 1977, I, 1012) -, prévue par l’article 877 du code judiciaire, de faire ajouter les pièces en question au dossier de la présente affaire ne présente pas la moindre utilité;
Qu’en outre, les appelants doivent ainsi admettre qu’ils ont commenté une affaire judiciaire et sali l’honneur de magistrats sans disposer de toutes les données nécessaires à cet effet, ce qui rend encore plus flagrant le manque total de sérieux de leurs attaques malveillantes;
Qu’ils aggravent encore leur cas par leur offre "de prouver les faits mentionnés dans les articles incriminés par tous moyens de droit, en ce compris l’audition de témoins, avant que la décision soit prise", offre qui ne doit pas seulement être rejetée comme tardive, mais qui montre en outre - principal élément à prendre en considération ici - avec quel manque de sérieux et d’information les articles litigieux ont été rédigés et leurs accusations formulées avant même de détenir une preuve suffisante de leur véracité;
Que dans le présent litige, l’offre en cause ne saurait aucunement soutenir la thèse des appelants mais, en revanche, démontre clairement le bien-fondé de la version des demandeurs initiaux et, qu’en outre, il lui manque la précision requise;
Qu’il ne suffit pas en effet - ce que les appelants font pourtant - d’offrir de prouver que tout ce qu’ils ont écrit jadis concernant "l’affaire" correspond à la vérité, mais qu’il convient d’indiquer minutieusement, point par point, quel fait bien précis et clairement décrit - "précis et pertinent" selon l’article 915 du code judiciaire - est offert comme preuve, ceci afin, d’une part, de rendre possible la preuve contraire par la partie adverse et, d’autre part, de permettre au juge d’apprécier la pertinence et l’intérêt des faits proposés, obligation que les appelants n’ont même pas pris la peine de respecter;
Que, de surcroît, la cour dispose déjà de toutes les données nécessaires pour décider en connaissance de cause s’il y a vraiment calomnie et diffamation;
Attendu, en ce qui concerne le fond de l’affaire, que par des motifs (...) pertinents et non réfutés auxquels la cour souscrit, les premiers juges ont déclaré fondée la demande initiale à charge des appelants parce que ceux-ci avaient incontestablement commis une faute lourde en portant gravement atteinte à l’honneur et à la réputation des demandeurs initiaux, au moyen d’accusations injustifiées et d’insinuations offensantes;
Attendu en effet que la liberté d’expression et de la presse écrite, garantie par les articles 14 et 18 de la Constitution et 10 par. 1 (art. 10-1) de la [Convention européenne des Droits de l’Homme] n’est pas illimitée, que certaines limites ne peuvent être dépassées et qu’il existe même la possibilité - comme il a déjà été relevé - d’introduire, sur la base des articles 1382 et 1383 du code civil, une action en réparation pour un délit de presse;
Que du reste, s’agissant du délit visé, les articles 443 et suivants du code pénal font également mention de faits qui peuvent porter atteinte à l’honneur d’une personne ou exposer celle-ci au mépris public; que la calomnie et la diffamation à l’encontre des corps constitués sont punies de la même manière que celles commises à l’encontre de personnes individuelles, des faits, la calomnie et la diffamation, qui précisément ont été dénoncés à juste titre en l’espèce par les demandeurs initiaux et qui constituent indéniablement les "faits" illicites, visés à l’article 1382 du code civil, "qui causent à autrui un dommage";
Qu’est dénuée de tout fondement la thèse des appelants selon laquelle "dans l’arsenal juridique belge, seul l’article 443 du code pénal autorise le tribunal à limiter la liberté d’opinion en vue de protéger l’honneur et la réputation d’autrui, et non l’article 764, 4o du code judiciaire ni l’article 1382 du code civil", thèse d’après laquelle la presse, et elle seule, échapperait à la règle de droit commun et d’application générale des articles 1382 et 1383 du code civil qui imposent à "chacun" l’obligation d’agir de manière licite et le rendent responsable des dommages qu’il a causés par son "fait", sa "négligence" ou son "imprudence";
Attendu que d’après l’article 10 par. 2 de la Convention (art. 10-2), la liberté de la presse notamment peut être soumise à des limitations prévues par la loi et qui sont nécessaires, comme en l’espèce, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire;
Attendu qu’en application de l’article 8, par. 1er, (art. 8-1) de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la garantie du respect de la vie privée exige qu’un article de presse soit véridique, ne peut être inutilement blessant et doit épargner la vie privée du citoyen, critères qui ont du reste été repris dans la "Déclaration des droits et devoirs du journaliste", rédigée par la Fédération internationale des journalistes et approuvée par des journalistes de quotidiens de différents pays de la Communauté européenne, à Munich, les 24 et 25 novembre 1971, où notre pays était représenté par l’union professionnelle de la presse belge;
Attendu que les appelants ne peuvent aucunement invoquer les articles 19 du Pacte ONU et de la Déclaration universelle, puisqu’il n’y est pas question non plus d’une liberté d’expression illimitée;
Attendu d’autre part qu’il n’est pas expliqué et que l’on ne discerne pas pourquoi la notion généralement applicable de faute, expressément prévue aux articles 1382 et suivants du code civil, serait contraire aux articles 8 par. 1 et 10 par. 2 de la Convention (art. 8-1, art. 10-2) - dont la priorité n’est pas ici compromise - s’agissant des limitations à la liberté prévues par la loi et de la protection de la vie privée, laquelle est ici visée, ni pourquoi seuls les journalistes devraient échapper à leur application;
Attendu qu’à cet égard, la cour se rallie complètement aux motifs pertinents du jugement a quo, qu’elle fait entièrement siens;
Attendu que si la Cour européenne des Droits de l’Homme a estimé dans l’affaire Bruno Kreisky que le journaliste autrichien Lingens concerné par cette affaire avait attaqué le premier seulement comme homme politique et, en conséquence, n’avait pas violé son droit à la vie privée, dans la présente affaire, au contraire, ce droit a bel et bien été particulièrement mis en cause par les appelants, et même de manière grossière;
Qu’en effet, les termes, insinuations et imputations formulés dans les articles et passages litigieux sont extrêmement virulents et déshonorants, car il y est reproché aux demandeurs initiaux, nommément cités, d’avoir, comme hauts magistrats, été partiaux et il y est gratuitement insinué qu’ils ont des liens avec le V.M.O. [Vlaamse Militanten Orde], qu’ils appartiennent à un milieu d’extrême droite et au cercle d’amis du père des enfants - à leur avis également une personne d’extrême droite -, de telle sorte que les décisions judiciaires rendues par les demandeurs initiaux à propos de la garde de ces enfants ne doivent aucunement surprendre, tout ceci alors qu’absolument aucune indication sérieuse et objective n’est citée ou n’existe d’où il ressortirait que les accusations portées contre ces magistrats reposent sur quelque fond de vérité;
Attendu que les appelants ont manifestement voulu donner à leurs lecteurs l’impression que les magistrats concernés avaient fait cause commune avec une des parties au litige et qu’en outre leurs arrêts étaient inspirés par certaines conceptions idéologiques;
Qu’ils ont, de surcroît, inutilement et de manière tout à fait déplacée, rappelé les activités de feu le père du second intimé pendant la guerre, circonstance avec laquelle celui-ci n’a absolument rien à voir et qui - malgré l’opinion contraire des appelants - appartient totalement à la sphère privée inviolable;
Que si les appelants ont cru pouvoir imputer aux intimés certaines conceptions idéologiques - conceptions qu’ils restent d’ailleurs en défaut de prouver -, il ne peut en tout cas pas leur être permis d’en déduire purement et simplement - même si elles étaient prouvées - la partialité des magistrats et de la critiquer publiquement;
Attendu que tous ces soupçons et ragots dirigés contre les magistrats, demandeurs initiaux, ne reposent sur aucun fond de vérité et que les appelants ont même menti dans leur article du 6 novembre 1986 (p. 19) en affirmant que l’affaire tranchée par lesdits magistrats leur avait été retirée par la Cour de cassation, alors qu’ils doivent reconnaître à présent dans leurs conclusions additionnelles (p. 6) "que le procureur général près la Cour de cassation a refusé de demander que l’affaire soit confiée à une autre juridiction (article 651 du code judiciaire)";
Qu’en effet ils annonçaient le 6 novembre 1986: "Jeudi de la semaine dernière, l’affaire Wim et Jan a connu un bouleversement juridique. A la demande du procureur général (...), la Cour de cassation a retiré le dossier X à la juridiction anversoise. L’affaire a été transférée au tribunal de Gand dans l’espoir que la magistrature gantoise adopte une attitude moins partisane (...)"
Qu’il est vrai que le 27 novembre suivant ils rebroussaient chemin sur ce point en écrivant: "(...) Notre prédiction d’il y a deux semaines selon laquelle le chemin de croix juridique dans l’affaire de Wim et Jan risquait d’échouer sur le banc de sable judiciaire anversois, s’est avérée exacte. En dépit de toutes les évidences, la Cour de cassation a estimé qu’aucune partialité ne peut être imputée à la magistrature anversoise dans ce dossier d’inceste et que toute l’affaire peut donc continuer d’être traitée à Anvers (...)"
Que, cependant, de telles fausses annonces ont causé aux demandeurs initiaux un tort irréparable, car accuser un magistrat de partialité est la plus grave injure que l’on puisse lui faire;
Attendu que la virulence exceptionnelle des critiques irresponsables des appelants s’explique sans doute - sans toutefois pouvoir être excusée - par une certaine agitation politique - qui précisément ne sert pas la justice - ce qui a été reconnu par les appelants eux-mêmes dans le numéro de Humo du 12 février 1987: "(...) S’il fallait encore une preuve que dans l’affaire du notaire X il y a des intrigues en coulisse et que des liens politiques y jouent bel et bien un rôle, cette fuite (trop prématurée?) vers la presse en est une des plus convaincantes (...)"
Attendu que par la façon inadmissible dont ils ont été attaqués dans les articles incriminés, les demandeurs initiaux ont été présentés sous un jour particulièrement désagréable et lourdement atteints dans leur honneur et leur réputation, par des propos insultants qui sans nul doute dépassent de loin ce que les appelants appellent "leur capacité d’encaisser";
Attendu qu’à la vérité, les appelants jugent néanmoins leur style agressif et leurs dénigrements offensants justifiables dans une petite feuille comme Humo qu’ils qualifient de "nettement critique et anti-bourgeoise";
Que pourtant, si lorsqu’on se prononce sur le caractère diffamant de contributions publiées dans une telle revue avec une nette tendance critique vis-à-vis de la société bourgeoise, on ne doit pas utiliser les mêmes critères que lorsqu’on se prononce sur des articles calomnieux publiés dans un journal "ordinaire", il n’en reste pas moins que même dans une revue dite critique, certaines normes doivent être respectées lorsqu’on émet des critiques, certaines limites ne peuvent être dépassées, et qu’on ne peut certainement pas publier de fausses informations et des imputations non prouvées, dans le but évident d’humilier et de blesser certaines personnes, ce qui constitue incontestablement un abus de la liberté de presse;
Que si on a assurément le droit d’être "anti-bourgeois" (?), ceci ne permet pas pour autant de débiter au public - aussi restreint qu’il soit - de purs ragots en écrivant par exemple: "C’est à juste titre que l’avocat général [YD] a depuis lors été récusé dans cette affaire pour excès de pouvoir" (Humo du 17 juillet 1986, pp. 6 et 7);
Que, néanmoins, si les appelants maintenant, dans leurs conclusions additionnelles, se rétractent et racontent que leur affirmation antérieure d’après laquelle ledit haut magistrat avait été "récusé", était "une traduction dans leur propre style" du "fait que ce magistrat n’avait, à un certain moment, plus siégé", une pareille "traduction" devrait pousser ces "journalistes" - quelque particulièrement "propre" que soit leur style - à exercer à l’avenir leur profession de façon moins indélicate;
Attendu que dans le numéro de Humo du 14 octobre 1988 (p. 15) - soit durant la présente procédure et bien qu’ils eussent annoncé dans le même petit article qu’ils iraient en appel -, les appelants aggravent encore considérablement leur cas en continuant à reprocher aux demandeurs initiaux d’avoir été partiaux et en critiquant, également en termes dégradants, les magistrats, nommément cités, qui ont rendu le jugement attaqué;
Que l’on peut y lire entre autres: "(...) Le vice-président [YF] et les juges [YG] et [YH] ont traité le dossier par-dessus la jambe (sic) (...) Nous nous demandons si ces messieurs les juges ont bien lu les conclusions de Humo (...) Mais à aucun moment Humo n’a mis sur le tapis quoi que ce soit de la vie privée des juges (sic) (...) Manifestement, les juges bruxellois [YF], [YG] et [YH] n’ont pas pu juger leurs collègues-juges de la cour d’appel d’Anvers avec la distance et l’indépendance requises. Ils s’inscrivent ainsi dans la ligne de la jurisprudence partisane...";
Que ceci pourrait être interprété comme une tentative particulièrement déplacée et fautive d’influencer les [signataires du présent arrêt], d’autant que les appelants prédisent, par la voix de leurs conseils dans leur conclusion (p. 27), qu’aucun journal ne sera prêt à publier l’arrêt devant être rendu, ce qui n’est d’ailleurs pas demandé;
Qu’en ce qui concerne le traitement de l’affaire "par-dessus la jambe", les appelants n’ont toujours pas compris que le plus souvent - et à juste titre -, la juridiction doit donner la préférence - comme en l’espèce - aux conclusions des experts qu’elle a elle-même désignés, et qui n’ont pas la moindre relation avec les justiciables et dont l’objectivité ne peut donc être mise en doute par aucune des parties, plutôt que, comme les appelants, aux experts personnels de l’un des plaideurs intéressés, experts dont les recherches, appréciations et conclusions constituent pourtant l’élément principal, sinon le seul, sur lequel les appelants croient pouvoir appuyer leurs attaques;
Que - ce qui doit hélas être constaté trop souvent, notamment dans des affaires judiciaires - même d’excellents professeurs d’université et spécialistes - en l’espèce, pas moins de trois pour chaque version - ne sont pas d’accord entre eux et - surtout en matière de psychologie et de psychiatrie - chérissent des opinions diamétralement contradictoires - dont chacun prétend être sûr à cent pour cent - ce qui devrait inciter chacun - et surtout des journalistes - à s’abstenir de toute accusation de partialité - c’est-à-dire la plus grave - à l’encontre de magistrats qui doivent prononcer la décision finale à propos de questions aussi délicates que la garde d’enfants, auxquelles se mêlent toujours de violentes passions, lesquels magistrats doivent nécessairement donner la préférence à l’une des différentes versions invoquées par les parties au procès;
Qu’en l’espèce, les appelants ont encore osé franchir un pas de plus en soutenant, sans le moindre commencement de preuve, qu’ils pouvaient en outre faire dériver cette prétendue partialité de la personnalité même de ces magistrats et s’immiscer ainsi dans la vie privée, ce qui est sans nul doute illicite;
Qu’en outre, l’objet du présent débat n’est pas de décider quelle est finalement la vérité objective dans l’affaire que les demandeurs initiaux ont définitivement tranchée à l’époque, mais uniquement la question de savoir si les commentaires litigieux doivent être considérés comme calomnieux, ce qui ne fait pas le moindre doute;
Attendu que - ce que les appelants refusent de reconnaître - les magistrats ne peuvent pas être assimilés inconditionnellement aux hommes politiques, qui peuvent toujours se défendre convenablement et immédiatement, en parole ou par écrit, contre les attaques personnelles et répréhensibles et qui sont dès lors moins vulnérables qu’un magistrat qui n’a ni la possibilité ni le droit d’agir ainsi;
Qu’en effet le statut de magistrat diffère radicalement du statut de toutes les autres personnes exerçant une fonction publique, ainsi que des hommes politiques, et ne se fonde nullement sur des privilèges ou des traditions, mais sur le fait qu’il est une exigence de l’administration de la justice, laquelle implique des missions et responsabilités spécifiques (cf. F. Dumon, procureur général émérite près la Cour de cassation, discours prononcé lors de la séance de rentrée de cette Cour le 1er septembre 1981, "Le pouvoir judiciaire, inconnu et méconnu", p. 64);
Que, compte tenu de leur obligation de réserve et de la discrétion propre à leur fonction, les magistrats ne peuvent se défendre de la même manière que, par exemple, un homme politique, lorsqu’une certaine presse, apparemment avide de sensations lucratives, les attaque et les traîne dans la boue;
Que la plus grande partie de la jurisprudence et de la doctrine citée à cet égard par les appelants se rapporte précisément à des affaires purement politiques et, dès lors, ne s’applique pas à la présente affaire;
Qu’à l’inverse d’un homme politique, un juge ne peut pas discuter publiquement d’une affaire pendante devant lui afin de justifier ainsi sa conduite, en sorte que l’absence d’exercice du droit de réponse ne peut certainement pas lui être reprochée par les appelants (cf. Ganshof van der Meersch, procureur général émérite près la Cour de cassation, "Considérations sur l’art de dire le droit", notamment p. 20), réserve et discrétion auxquelles s’est encore récemment référée notre Cour suprême (Cass., 14 mai 1987, [Journal des Tribunaux] 1988, p. 58)."
3. Devant la Cour de cassation
15. MM. De Haes et Gijsels saisirent la Cour de cassation, qui rejeta leur pourvoi le 13 septembre 1991 (Pasicrisie 1992, I, p. 41).
16. Dans un premier moyen, ils alléguaient une violation du droit à un tribunal indépendant et impartial, invoquant notamment l’article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1). D’après eux, certains passages de l’arrêt suscitaient un doute légitime quant à l’impartialité de ses auteurs. Ainsi en allait-il des mots "une petite feuille comme Humo", de la mention "sic" figurant dans l’extrait de l’article du 14 octobre 1988 (paragraphe 24 ci-dessous) concernant le jugement du 29 septembre 1988 (paragraphe 11 ci-dessus), de certaines ponctuations, tel le point d’interrogation après le terme "anti-bourgeois", et de la considération selon laquelle l’article du 14 octobre 1988 constituait "une tentative particulièrement déplacée et fautive d’influencer les [juges d’appel]". Les intéressés dénonçaient également une méconnaissance des droits de la défense en ce que, d’après eux, la cour d’appel s’était référée d’office à l’article du 14 octobre 1988, sans qu’ils aient pu se défendre sur ce point.
La Cour de cassation rejeta le moyen, considérant que "de la seule circonstance que, dans leur décision, les juges d’appel ont manifesté leur préférence pour la thèse d’une des parties et leur désapprobation pour la thèse des autres parties, ne peut se déduire la violation de la disposition légale et des principes généraux invoqués par le moyen en cette branche". Quant à l’article paru le 14 octobre 1988 dans Humo, les juges d’appel ne s’y seraient pas référés d’office, puisque les défendeurs en cassation l’avaient mentionné dans leurs conclusions d’appel.
17. Dans un deuxième moyen, MM. De Haes et Gijsels dénonçaient une violation des articles 8 et 10 de la Convention (art. 8, art. 10). En les condamnant sur la base de la notion générale de faute prévue aux articles 1382 et 1383 du code civil, la cour d’appel aurait soumis leur liberté d’expression à des formalités, conditions, limitations et sanctions non prévues par la "loi" au sens de l’article 10 par. 2 de la Convention (art. 10-2) (première branche). De plus, en considérant qu’un article de presse devait tendre au respect de la vérité, ne pouvait être inutilement offensant et devait ménager la vie privée du citoyen, la cour d’appel aurait formulé des limitations qui allaient au-delà de ce qui était strictement nécessaire dans une société démocratique; un débat public sur le fonctionnement de la justice présenterait en effet un intérêt supérieur à celui de magistrats à se voir protéger contre la critique (deuxième branche). Enfin, l’état du dossier n’aurait pas permis à la cour d’appel de conclure que les articles litigieux avaient méconnu lesdites limitations (troisième branche).
La Cour de cassation rejeta le moyen, considérant notamment:
"Quant à la première branche:
Attendu que pour décider que les demandeurs sont responsables des suites de leurs articles de presse, l’arrêt se fonde non seulement sur la considération, reprise pour partie dans cette branche du moyen, que les demandeurs ont commis un fait illégitime et qu’il "n’est pas expliqué et que l’on ne discerne pas pourquoi la notion généralement applicable de faute, expressément prévue aux articles 1382 et suivants du code civil, serait contraire aux articles 8 par. 1 et 10 par. 2 de la Convention (art. 8-1, art. 10-2)", mais aussi sur la considération non contestée, soulevée à juste titre par les défendeurs, que les demandeurs s’étaient rendus coupables de calomnie et de diffamation telles que décrites aux articles 443 et suivants du code pénal;
Que l’arrêt justifie, par des motifs non contestés dans la présente branche, que les demandeurs ont commis une faute au sens de l’article 1382 du code civil;
Que la branche ne peut conduire à une cassation et est dès lors irrecevable, comme le prétendent les défendeurs;
Quant à la deuxième branche:
Attendu qu’en vertu de l’article 10 (art. 10) précité, l’exercice du droit de la liberté d’expression peut être soumis à des restrictions ou sanctions qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique notamment à la protection de la réputaion ou des droits d’autrui ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire;
Attendu que, lorsqu’il lui est demandé de prendre des sanctions contre un certain abus d’exercice de la liberté d’expression commis à l’égard des membres du pouvoir judiciaire, le juge doit tendre à un juste équilibre entre les exigences de la liberté d’expression et les restrictions applicables, en vertu de l’article 10, par. 2, (art. 10-2) de ladite Convention;
Attendu qu’en l’espèce, les juges d’appel fondent leur décision que les demandeurs ont abusé de la liberté d’expression, garantie par l’article 10, par. 1er, (art. 10-1) de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, non seulement sur les exigences de la protection de la vie privée des magistrats, mais aussi sur les motifs non critiqués suivant lesquels les accusations émises n’étaient pas prouvées, que la critique était dirigée contre les juges nommément désignés, que les circonstances invoquées étaient étrangères aux décisions qui ont été prises et que les accusations proférées procèdent de la volonté de nuire personnellement aux magistrats et à leur réputation;
Qu’en décidant, ainsi qu’il ressort du texte de l’arrêt "qu’en application de l’article 8, par. 1er, (art. 8-1) de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la garantie du respect de la vie privée exige qu’un article de presse soit véridique, ne peut être inutilement blessant et doit épargner la vie privée du citoyen", les juges d’appel ont considéré qu’il faut tendre vers un équilibre entre les intérêts de la liberté de la presse et les intérêts privés, mais n’ont pas ainsi décidé que l’intérêt général découlant d’un débat public sur le fonctionnement du pouvoir judiciaire, est moins important que les intérêts privés; qu’ils n’ont pas davantage ajouté de restriction à celles énoncées limitativement par l’article 10, par. 2 (art. 10-2);
Qu’en cette branche, le moyen ne peut être accueilli;
Quant à la troisième branche:
Attendu qu’eu égard aux considérations ci-dessus, la troisième branche manque de base factuelle;"
18. Dans un troisième moyen, les requérants dénonçaient le refus de la cour d’appel de Bruxelles de tenir compte du dossier complet de la cour d’appel d’Anvers et de leur permettre de prouver par tous moyens la véracité de leurs affirmations. Ils y voyaient une violation des articles 6 et 10 de la Convention (art. 6, art. 10).
La Cour de cassation répondit:
"Attendu que les juges d’appel décident de ne pas accéder à la requête des demandeurs tendant à pouvoir prouver la justesse de leurs accusations et refusent en particulier d’ordonner que soient déposés les dossiers qui ont donné lieu aux décisions critiquées dans la presse;
Qu’ils fondent leur décision non seulement sur les raisons reprises au moyen mais également sur les considérations indépendantes et non contestées selon lesquelles les demandeurs reconnaissent avoir sali des magistrats sans disposer de toutes les données pour ce faire, ce qui constitue déjà une faute, que l’offre de preuve est tardive et inefficace et que la cour d’appel dispose de toutes les données nécessaires pour décider en connaissance de cause s’il y a vraiment calomnie et diffamation;
Que le moyen ne peut conduire à cassation et qu’il est dès lors irrecevable."
B. Les articles litigieux
19. Les condamnations encourues par MM. De Haes et Gijsels visaient cinq articles parus dans Humo (paragraphe 7 ci-dessus). Dans le premier, publié le 26 juin 1986, l’on pouvait lire notamment:
Ce jeudi 26 juin se juge à Anvers l’affaire, depuis longtemps pendante, d’un notaire anversois bien connu qui a infligé des sévices sexuels à ses deux jeunes garçons. Le notaire provient lui-même d’une éminente famille flamande étroitement liée aux cercles financiers les plus huppés du pays. Tout indique apparemment que la réputation du père et du grand-père pèse davantage que la santé physique et mentale des enfants. Jusqu’à présent, le tribunal a rejeté sans sourciller les certificats médicaux et rapports psychiatriques défavorables au notaire.
Comment est-ce possible? Louis De Lentdecker a déjà écrit sur cette affaire dans De Standaard, fût-ce à mots couverts. Pourtant, le journaliste s’est vu promptement rappeler à l’ordre par l’avocat général d’Anvers, sous le motif que le reportage de De Lentdecker aurait "gravement compromis" le père des enfants. Pourtant, De Lentdecker ne mentionnait strictement aucun nom. Pour notre part, nous nous abstiendrons également de mentionner le nom du père, ainsi d’ailleurs que celui des deux enfants mineurs (pour la facilité, nous appellerons Wim le garçon de trois ans, Jan celui de six ans, et X le nom de famille). Pour le reste, il entre bien dans nos intentions de mentionner les autres noms. Ce n’est en effet pas la première fois que la justice anversoise adopte une attitude peu indépendante et prononce des jugements extrêmement curieux.
Ce dossier ne s’adresse pas aux âmes sensibles. Nous avons soumis les faits à un psychologue d’un centre psycho-médico-social, à un magistrat, à un pédiatre et à deux avocats, tous étrangers à l’affaire. Indépendamment l’un de l’autre, ils nous ont conseillé de rendre compte de l’affaire, dans l’intérêt des enfants.
Depuis la naissance de Jan, le ménage ne tournait plus rond. L’homme entretenait des relations extra-conjugales, et avait en outre un autre domicile. En octobre 1983, la procédure de divorce est entamée. La mère se voit provisoirement accorder le droit de garde des enfants, tandis que le père bénéficie d’un droit de visite tous les quinze jours. Fin 1983, les enfants reviennent après avoir passé les vacances de Noël chez le père; la mère les retrouve dans un état d’épuisement total. Son pédiatre, le docteur [ME], diagnostique un surmenage. Alors qu’il joue, l’aîné raconte une histoire de laquelle il ressort que le père l’a violé. Avisé de la chose, le docteur [ME] estime qu’il faut consulter un médecin légiste.
Les faits se reproduisent le 8 janvier 1984.
Ainsi que son pédiatre le lui a conseillé, la mère tente de s’adresser à un médecin légiste, mais ce dernier estime qu’il faut d’abord consulter un médecin généraliste. Le docteur [ME] ne répondant pas, la mère s’adresse au "médecin de garde" [MF]. Ce dernier constate la présence d’une "irritation anale" chez l’aîné, et renvoie la mère à un pédiatre malinois, le docteur [MG]. Ce dernier observe à son tour les blessures suivantes chez l’aîné: "fissure anale peu profonde, rougeur marquée autour de l’anus, spermatozoïdes sur un frottis rectal". Le soir, à sa demande, le pédiatre [ME] procède à un nouvel examen des enfants et, devant la gravité de la situation, les renvoie au docteur [MH], du Centre d’hygiène mentale.
C’est sur la base notamment de ces examens médicaux que, le 29 janvier 1984, statuant en référé, le juge [YI], du tribunal de première instance d’Anvers, décide de suspendre le droit de visite du père.
Le 31 janvier, toutefois, la troisième chambre de la cour d’appel d’Anvers restitue le droit de visite au notaire, si ce n’est que les enfants ne peuvent passer la nuit chez leur père et que le droit de visite doit être exercé en présence des grands-parents.
Le cauchemar commence, non seulement pour les enfants, mais aussi pour la mère.
Le 4 février 1984, pour la première fois depuis quatre semaines, le notaire jouit à nouveau de son droit de visite. A dix heures, le matin, il va prendre les enfants à Malines pour les ramener à leur mère vers 18 h 30. Cette dernière constate, abasourdie, dans un rapport: "Etat des enfants: désemparés. Wim (trois ans) se couche en pleurant à même le sol. Jan (six ans) s’assied, apathique, sur une chaise et présente manifestement des lésions cliniques: forte douleur à la bouche, qu’il ne peut fermer, forte enflure à la lèvre inférieure, anomalie des yeux, 4 dents de la mâchoire supérieure qui se détachent simultanément, enflure dans le cou sous l’oreille gauche, irritation rougeâtre des joues avec rayures à gauche." Son avocat veut que, coûte que coûte, elle dépose plainte, mais la mère estime que cela n’a plus de sens. Dans sa déposition, elle écrit, désespérée: "Je ne voulais pas le faire, compte tenu de la sympathie de la gendarmerie pour la famille et du fait que j’avais fait l’expérience que s’agissant des enfants, les gendarmes se moquaient toujours de moi."
Les protestations désespérées de la mère n’y font rien. Les 18 février, 26 février et 3 mars 1984, le père viole à nouveau ses enfants.
La mesure est à son comble. Le 6 mars 1984, à la requête du procureur du Roi de Malines, l’inspecteur judiciaire Luc R. entend le petit Jan. L’enregistrement de l’entretien est déposé au greffe du tribunal correctionnel de Malines. Nous avons pu prendre connaissance de la retranscription de cet entretien. Dans un langage enfantin, mais de façon cohérente et sans se contredire, Jan fait état des actes sexuels de son père avec lui tout comme avec son frère, plus jeune encore. La teneur de cet entretien est par trop délicate pour que nous le reproduisions ici.
Pour la mère, il n’y a plus qu’une seule issue. Attendu que sa demande insistante visant à désigner un expert de renom est repoussée à deux reprises, elle fait appel elle-même au psychiatre pour enfants, [MA], professeur à l’Université Catholique de Louvain. Les 6 et 11 avril, il examine les enfants et constate que, pendant le week-end des 8-9 avril, le père a une nouvelle fois maltraité et violé ses enfants. Selon l’examen du professeur [MA], le récit des enfants répond dans les grandes lignes à la plainte de la mère. De plus, les enfants lui révèlent certains détails dont la mère même n’a pas fait mention et que ses enfants n’ont manifestement pu inventer. Conclusion du professeur [MA]: "Nous sommes convaincus que la visite des enfants chez leur père est manifestement de nature à influencer défavorablement le développement ultérieur des enfants. Il apparaît clairement dès à présent que la visite a pour effet immédiat que les enfants sont bouleversés, désorientés; après ces deux jours chez leur père, ils se montrent angoissés et agressifs. Si ces visites se poursuivent, nous craignons une évolution défavorable pour les deux enfants, de nature psychopathologique pour l’aîné, et pour le plus jeune dans le sens d’une évolution régressive avec interruption de développement. Nous demandons dès lors que les enfants soient soumis à un examen psychiatrique approfondi, que toutes les parties soient entendues (le père également), et que dans l’attente de cet examen, le père soit temporairement privé du droit de visite."
Le 28 mai 1984, le professeur [MA] adresse un rapport circonstancié sur l’affaire au procureur général [YJ] et à l’avocat général [YD]. Il s’agit d’un rapport impressionnant qui rend compte de multiples examens psychiatriques des enfants sur la base d’interviews (avec et sans la mère). Les enfants ont été examinés aussi bien immédiatement après la visite à leur père qu’à des moments plus calmes pendant la semaine. Conclusion du professeur [MA]: "Les deux enfants confirment, indépendamment l’un de l’autre, les diverses formes de violence sexuelle qui leur ont été infligées. Se peut-il que la mère leur ait inculqué ces histoires? Réponse du professeur [MA]: "Le récit des faits que Jan propose coïncide toujours avec le récit que fait la mère. Nous y voyons déjà une indication de ce que la teneur du récit de Jan correspond à des expériences réelles. De fait, un enfant de 6 ans ne possède pas encore les capacités intellectuelles pour, dans le cadre d’une interview dirigée, reproduire fidèlement, tel qu’on le lui a narré, un récit qui lui aurait été "imposé". En outre, il est arrivé que, à des questions très concrètes, Jan apporte des réponses tout aussi concrètes, dont il n’avait jamais fait part auparavant à sa mère (et que sa mère n’avait donc jamais mentionnées). Ainsi, à la question de savoir "s’il mord dans le zizi lorsqu’il vient dans sa bouche", il répond très concrètement: "Je ne peux pas, parce qu’il (le père) met ses doigts entre mes dents." Nous estimons qu’un enfant de 6 ans n’est pas à même d’inventer une réponse aussi concrète, et nous ne croyons pas davantage que des réponses aussi concrètes aient pu être "préparées" à l’avance par la mère."
Le 22 juin, le professeur [MA] adresse un rapport complémentaire au procureur général [YJ] et à l’avocat général [YD]. Le psychiatre pour enfants y confirme ses conclusions antérieures à l’aide d’arguments plus impératifs encore, et sollicite une nouvelle fois, avec insistance, une instruction judiciaire et une expertise psychiatrique complémentaires. Mais rien n’y fait. Ce que personne ne tient pour possible se produit pourtant: trois jours plus tard, la troisième chambre de la cour d’appel d’Anvers donne au notaire X le droit de garde des enfants.
Le jugement considère notamment "que l’avis d’un expert n’est pas requis, et même n’est pas souhaitable dans la mesure où l’expert se trouverait inéluctablement confronté à la question de la faute, laquelle doit être laissée à la seule appréciation du juge". Les responsables de ce jugement extrêmement curieux sont [YA] (présidente), [YC] et [YB] (conseillers) et [YD] (avocat général).
Au mois de juillet, de par le droit de garde qui lui a été confié, le notaire garde les enfants chez lui; ils sont à nouveau violés. Lors d’un entretien enregistré sur bande magnétique, Jan témoigne devant le professeur [MA] que son papa a de nouveau fait "la même chose", que papa l’a "boxé", a frappé sur son ventre, et qu’il ne pouvait le dire à personne. Combien de fois Jan a été violé par son père, il ne le sait pas, mais "plusieurs fois, que je ne peux pas compter".
Le professeur [MA] adresse un nième courrier à ce propos au procureur général [YJ], dans lequel il affirme sans détour que "en cas d’urgence, une intervention s’impose aux termes de l’article 36.2 de la loi sur la protection de la jeunesse (...) Il n’est ni possible ni acceptable que deux enfants restent exposés à une situation extrêmement périlleuse par suite de la décision d’un tribunal."
Toutes ces constatations du professeur [MA] sont confirmées ultérieurement dans "un rapport d’expertise" du docteur [MB], psychiatre et psychanalyste pour enfants, qui a été désigné par le juge d’instruction [YE] du tribunal de première instance (Malines). Les quelques extraits ci-après du rapport du docteur [MB] peuvent suffire: "1) Après une courte gêne, Jan en vient toutefois assez facilement à raconter les expériences vécues avec papa. Il se souvient le mieux des faits de juillet 1984. Il dit que papa s’asseyait quelquefois sur lui, que papa introduisait son organe sexuel dans son anus, ou parfois dans sa bouche, et faisait pipi. Il dit que papa proférait des menaces: qu’il allait scier grand-mère et grand-père en deux, et lui faire très mal, s’il racontait quelque chose de tout cela. Il dit que papa n’agissait pas de la sorte quand papa et maman étaient encore ensemble, et que papa se contentait alors de lui donner des coups; 2) Jan raconte assez facilement ces expériences, et ses déclarations sont dépourvues de contradictions. Il se montre toutefois choqué et gêné lorsqu’il narre certains faits. Il rougit, proteste quelquefois vigoureusement: que papa lui faisait mal. Il ne donne pas l’impression d’inventer ou de vouloir se rendre intéressant."
De la psychanalyse de la vie affective de Jan, il ressort d’ailleurs que le garçon est constamment angoissé et traumatisé. Les conclusions concernant le cadet sont similaires. Selon le docteur [MB]: "Ses fantasmes (de Wim) donnent fortement l’impression qu’il y a eu violence sexuelle de la part du père et que son inconscient s’efforce d’assimiler ces impressions gênantes."
En octobre, le petit Wim est à nouveau interrogé par deux inspecteurs de la police judiciaire et sa maîtresse d’école. L’entretien se déroule dans la classe où Wim est habituellement assis, en présence de la directrice de l’école. L’enfant confirme à plusieurs reprises ce qui lui est arrivé. L’entretien a été retranscrit mot pour mot et la cassette a été déposée, à titre de pièce à conviction, au greffe du tribunal de première instance à Malines.
Comment un père en arrive-t-il à de telles atrocités à l’encontre de ses propres enfants? Dans son rapport, le professeur [MA] dit: "Les difficultés entre les époux ont pris une forme plus grave depuis la naissance de Jan. X a alors, pour la première fois, fait clairement étalage de ses sympathies pour Hitler:
- la famille devait vivre selon les principes de Hitler: la femme ne compte pas, elle est tout au plus un instrument de procréation. Qui ne devient pas "Übermensch ("surhomme") n’a qu’à mourir: pour un "Übermensch", les mensonges et la malhonnêteté sont légitimes. En fait, il espère l’avènement d’un nouvel Hitler. Tout son mode de vie est dominé par cela.
- les enfants doivent être élevés dans la doctrine d’Hitler. Les enfants étaient contraints de faire le salut hitlérien, ils ne devaient pas jouer, mais seulement se battre et faire la guerre. Les enfants doivent vénérer leur père tout comme le peuple allemand vénérait Hitler à l’époque: leur mère n’est qu’une intruse au sein de la famille X.
- enfin, il convient de signaler que Monsieur X a également déclaré à plusieurs reprises qu’il possède des pouvoirs surnaturels, et peut écraser tout qui est contre lui: il dit notamment "nous sommes des sangsues, nous pressons quelqu’un comme un citron, puis nous le laissons tomber." En fait, il se sent très puissant. Aux enfants, il a également parlé à plusieurs reprises de ses "pouvoirs surnaturels", qu’il changerait Jan en un mouton brun qu’il abandonnerait dans une prairie, et changerait le petit Wim en hibou. Il parlait aussi beaucoup de squelettes et de têtes de mort aux enfants. Le petit Wim a ainsi demandé un beau jour à sa mère de "ne pas le mettre sous terre dans une caisse"."
Enfin, le professeur [MA] écrit à propos du père:
"Ses sympathies manifestes pour Hitler et son régime, ses fantasmes concernant ses pouvoirs surnaturels et sa toute-puissance, révèlent à tout le moins, à notre avis, une personnalité pathologique. Nous estimons dès lors qu’une instruction judiciaire et une expertise psychiatrique beaucoup plus approfondies s’imposent en la matière."
Les contacts pratiquement quotidiens de la famille X avec le monde judiciaire ne suffisent pas à expliquer la quasi-immunité du notaire. Le large cercle de relations que la famille X a tissé au fil des années s’avère utile à cet égard, principalement les contacts dans les groupements d’extrême droite et/ou nationalistes flamands. Des membres de la famille X militent par exemple dans le Stracke Noodfonds, le Marnixring, l’Orde van de Prince, les Vlaamse Kulturele Produkties (une succursale de Were Di), le Nationalistich Jong Studenten Verbond (NJSV), et le Vlaams Blok. La famille X, la chose est de notoriété publique, finance le V.M.O. En 1971, elle a apporté son aide à la création du "nouveau" V.M.P.O. de Bert Eriksson, et à l’époque des procès du V.M.O., elle a lancé un appel, par le biais du Stracke Noodfonds, aux membres pour qu’ils interviennent financièrement en faveur des "dizaines de jeunes Flamands menacés de peines et amendes insensées". Des témoins confirment que la cave de la villa de la famille X s’orne de drapeaux nazis à croix gammée, le décor idéal pour des petites fêtes "brunes" nostalgiques. Tout aussi remarquables sont les efforts de la famille X en faveur de l’apartheid. Un des membres de la famille comptait même parmi les fondateurs du club pro-sud-africain Protea. Pourquoi ce cercle de relations revêt-il une telle importance dans l’affaire de l’inceste du notaire?
Les magistrats de la troisième chambre de la cour d’appel qui ont donné le droit de garde au notaire se situent aussi pour la plupart dans les milieux d’extrême droite. Le conseiller [YB] est le fils d’un gros bonnet de la gendarmerie, condamné en 1948 pour collaboration, qui avait, en étroite collaboration avec la "Feldgendarmerie", réorganisé l’appareil de la gendarmerie belge selon les principes nazis. [YB] n’est pas moins controversé comme magistrat. Durant l’instruction judiciaire sur les camps d’entraînement du V.M.O. dans les Ardennes, il a réussi en dépit de toutes les preuves à défendre la version selon laquelle les photos du camp d’entraînement n’avaient rien à voir avec le V.M.O. mais provenaient de néonazis allemands.
Il y a encore [YA], présidente de la cour d’appel d’Anvers dans cette affaire d’inceste. Durant le procès du V.M.O., celui-ci fut, sous sa direction, relaxé de la prévention de constituer une milice privée. Cet arrêt fut annulé par la suite par la cour d’appel de Gand.
Et il y a le procureur général [YJ], que le professeur [MA] a inondé de rapports dénonçant les sévices sexuels infligés aux enfants. Le procureur général se trouve être un partisan politique de la famille X. A l’époque, [YJ] comptait parmi les fondateurs de Protea, mais a dû ensuite démissionner après une interpellation au Parlement. [YJ] est encore membre du Marnixring et du Orde van de Prince de Malines, avec lesquels la famille X entretient des liens très spéciaux.
Dès le début de l’instruction, la gendarmerie a joué, elle aussi, un rôle douteux. Les enfants maltraités et leur mère ont été systématiquement traités comme de la racaille, tandis que le notaire accusé d’inceste et son père étaient traités avec les plus grands égards. Est-ce un hasard si la famille X entretient des relations avec plusieurs gros bonnets (présents ou passés) de la gendarmerie: l’ancien lieutenant-général [ZC] (Protea et Orde van de Prince), le général [ZD] (Marnixring), le général [ZE] (Marnixring et Orde van de Prince)?
Les enfants ne vont pas bien. Ils sont en traitement et, selon des personnes bien informées, sont toujours "en danger". Deux solutions seulement sont possibles. Soit le parquet a le courage, suite aux récents événements et constatations, de poursuivre le notaire en correctionnelle, soit le tribunal de la jeunesse entame une nouvelle procédure en vue de restituer le droit de garde à la mère. Ce dernier élément n’est pas sans importance car, le 26 juin, Madame X est appelée à comparaître devant la cour d’appel à Anvers du fait que, à deux reprises, elle a tenté, à l’issue du droit de visite, de garder les enfants chez elle.
Entre-temps, la mère et ses parents ont bien été acquittés en appel dans le cadre d’un procès que le notaire leur avait intenté pour déposition diffamatoire. Ils avaient déjà été acquittés précédemment en première instance. De deux choses l’une: soit la plainte de la mère est diffamatoire et calomnieuse, soit elle ne l’est pas, auquel cas le notaire est coupable d’inceste. Il n’y a pas d’autre possibilité."
20. Le deuxième article de MM. De Haes et Gijsels parut le 17 juillet 1986. On pouvait y lire notamment:
Le mardi 24 juin, Humo publiait dans son numéro 2390 l’article retentissant "L’inceste est autorisé en Flandre". Dans cet article, le notaire X, lui-même issu d’une éminente famille flamande qui entretient des liens étroits avec les plus hautes sphères financières du pays, était accusé d’avoir violé et battu à plusieurs reprises ses petits garçons mineurs Wim et Jan. Ces affirmations étaient étayées par plusieurs rapports médicaux et/ou psychiatriques. En dépit des faits, le notaire s’est vu confier le droit de garde des enfants.
Lorsque nous avons publié ce dossier, nous avons accordé l’attention nécessaire au rôle douteux joué par la gendarmerie et au réseau de relations d’extrême droite de la famille X, dont les tentacules ont atteint le palais de justice d’Anvers. Ce réseau de relations s’articule principalement autour d’organisations brunes bon teint comme le V.M.O., Protea, Stracke Noodfonds et Marnixring. Dans et autour de ces milieux douteux, nous avons aussi situé la place des magistrats [YJ], [YA] et [YB] qui ont fait en sorte que le père obtînt le droit de garde.
Des nombreuses lettres que nous avons reçues, il apparaît que la moitié de la Flandre a été choquée par cette justice tordue. Surgit à plusieurs reprises la question: dans quel pays vivons-nous? Entre-temps, nous avons obtenu encore plus d’informations sur ce que certains cercles les plus haut placés ont pu se permettre, main dans la main avec leurs domestiques au sein de la justice et de la gendarmerie.
Humo était à peine sorti de presse que le notaire X incriminé téléphonait en personne à l’un des auteurs de l’article pour lui dire, menaçant: "Je ne suis pas pédéraste. Je ne suis pas pédophile. Le temps viendra où vous me ferez des excuses!!!" Et le notaire de raccrocher.
Au cours de son procès, le notaire X s’est livré à des tentatives d’intimidation plus dures encore. Ainsi, il s’est livré à des voies de fait, en plein jour sur le Meir à Anvers, sur la personne d’un oncle de ses enfants. A l’intérieur du palais de justice d’Anvers et en présence de tiers, il a furieusement injurié l’avocat de la mère après que cette dernière eut été acquittée d’une plainte en calomnie et diffamation. Son propre avocat a dû intervenir à l’époque pour calmer le notaire. L’un des médecins qui ont constaté des traces de sévices sexuels a reçu une lettre recommandée qui le menaçait d’une plainte en diffamation s’il ne retirait pas ses résultats d’examen. Au moins un autre médecin s’est vu inonder de lettres de menaces des plus vulgaires. Le journaliste qui assistait le 26 juin au procès devant la cour d’appel d’Anvers et qui profitait d’une interruption pour prendre l’air a été poursuivi par le notaire. Le reporter n’a eu d’autre alternative que de s’échapper en courant au milieu des baraques foraines de la kermesse de la Pentecôte.
Les directions respectives de Humo et des éditions Dupuis ont elles aussi fait l’objet de fortes pressions. La famille X avait appris par une fuite qu’un article allait être publié concernant l’affaire d’inceste. Résultat: des heures de retard à l’imprimerie, mais l’article a néanmoins été publié.
Ces moyens de pression brutaux semblent bien "marcher" au sein de l’appareil judiciaire. Après la publication de l’article, une foule de nouvelles informations nous sont parvenues des coins les plus divers. Ce dossier d’inceste unique en son genre mène depuis longtemps déjà sa propre vie, non seulement dans les milieux académiques des pédiatres et psychiatres pour enfants, mais aussi au sein du parquet, des tribunaux de la jeunesse, et des centres d’accueil pour enfants en détresse. Grâce à ces nouvelles données, nous avons à présent une vision encore meilleure des nombreuses et perfides manipulations de la justice. Des manipulations qui, jusqu’à présent, semblent n’avoir eu qu’un seul but: favoriser non pas le bien des enfants, mais le bien-être du notaire.
- Ce que l’on accepte également, c’est un interrogatoire d’une heure par les inspecteurs judiciaires [ZF] et [ZG] pendant lequel Jan est une nouvelle fois contraint de retirer ses accusations. Louis De Lentdecker, qui était présent sur place lorsque Jan est sorti, a écrit dans De Standaard: "Il a commencé à pleurer, à sangloter. Il a été saisi d’une véritable crise. Tout sanglotant, il a dit qu’il avait de nouveau été interrogé par deux hommes, qu’il avait dit que rien n’était vrai parce qu’il avait peur et qu’il ne voulait pas aller chez son père mais voulait rester chez sa mère. Et il a sauté au cou de sa grand-mère (maternelle) pour pleurer tout son saoul." Quel crédit peut-on accorder à cet interrogatoire? Une des déclarations extorquées ne tient certainement pas. Selon le [procès-verbal] 2873, Jan aurait affirmé ne jamais avoir vu son père nu. Le notaire lui-même a déclaré à Louis De Lentdecker: "On dit que je me tenais nu devant eux. Il est arrivé que, le soir, alors que je prenais un bain, les enfants se précipitent dans la salle de bains. Je les chassais alors sur-le-champ." Face au psychiatre [MN], le notaire, soucieux de se défendre, s’est montré plus catégorique encore: "Avant le divorce, il est arrivé quelquefois que les enfants surprennent X, nu, dans la salle de bains. Il est compréhensible que l’attention des enfants ait surtout été attirée par les parties génitales."
Est-ce encore un hasard si l’inspecteur [ZG] participait, avec son épouse, au repas de Pâques chez le notaire?
- Mi-1984, à l’issue d’un entretien entre quatre yeux, le professeur [MA], psychiatre pour enfants renommé, se voit confier, de façon informelle, par le procureur général [YJ] et l’avocat général [YD], la tâche de procéder à une étude approfondie du dossier pénal. A cet effet, le parquet lui transmet les diverses dactylographies et bandes des interrogatoires. Le professeur [MA] consigne ses conclusions dans divers rapports qu’il adresse au procureur général et à la cour d’appel d’Anvers. Il consigne ses conclusions provisoires dans un rapport du 22 juin, juste à temps puisque le jugement doit être rendu le 27 juin. Le procureur général [YJ] est au courant de la rédaction de ce rapport complémentaire et, que se passe-t-il? De manière tout à fait inattendue, la troisième chambre de la cour d’appel se réunit deux jours plus tôt et confie le droit de garde au notaire "sans avoir égard aux pièces déposées par le professeur [MA], après clôture des débats". La cour d’appel a-t-elle été informée que le rapport du professeur [MA], très défavorable pour le notaire, aurait encore pu arriver avant la clôture des débats et la troisième chambre s’est-elle pour cette raison réunie deux jours avant? Mais encore: tous les rapports du professeur [MA] n’ont pas été déposés après la clôture des débats. La troisième chambre disposait en effet d’au moins trois autres rapports du professeur [MA] qui, tous, allaient dans le même sens. Les magistrats mentent donc dans leur arrêt. Le 6 novembre 1984, l’affaire est de nouveau devant le tribunal, et cette fois, la chambre invoque un tout autre argument pour balayer les rapports du professeur [MA]: "en dépit de ce qu’il (le professeur [MA]) semble penser, il n’a pas été chargé par le procureur général près cette cour d’une mission judiciaire en la matière." De deux choses l’une: ou bien le professeur [MA] s’est vu remettre les bandes du parquet pour les étudier, ou bien il les a volées et doit être condamné. A défaut de mission judiciaire, le professeur [MA] n’est pas autorisé à détenir les documents du dossier pénal. La justice recourt donc à nouveau à des magouilles pour conférer un semblant d’honnêteté à un jugement inexcusable.
- Le 26 juin 1984, à l’étonnement général, la présidente de la troisième chambre de la cour d’appel d’Anvers, Madame [YA], et ses conseillers [YB] et [YC], confient le droit de garde au notaire accusé d’inceste. Ce droit de garde, il ne peut toutefois l’exercer que sous le contrôle de ses parents. Nous nous trouvons là face à un raisonnement des plus tortueux: soit on peut totalement se fier au notaire concernant ses enfants et on lui confie le droit de garde; soit il n’est pas possible de s’y fier, et les enfants sont en danger chez lui. La présidente [YA] a cependant opté pour un arrêt hypocrite. Puisque les parents doivent surveiller le notaire, c’est que ce dernier n’est pas fiable. Et pourtant, on lui confie le droit de garde. Comprenne qui pourra. La troisième chambre s’était d’ailleurs déjà orientée dans ce sens. A l’audience du 6 juin, il a été demandé aux parents du notaire s’ils accepteraient d’assumer cette lourde responsabilité. Ce à quoi ils ont bien entendu répondu affirmativement. Hasard ou non, c’est la seule fois que les parents du notaire étaient présents à l’audience. Voilà qui ressemble fort à un coup monté. Ont-ils été informés au préalable que cette question allait leur être posée?
- Les grands-parents ne sont pas les seuls à avoir été informés au préalable. Le 25 juin, deux jours avant le prononcé officiel de l’arrêt, le notaire attendait pour prendre ses enfants à l’école. Il savait déjà à ce moment que la cour d’appel allait lui confier le droit de garde. Comment cela se peut-il?
- Dans l’article précédent, nous avons déjà évoqué la plainte de la mère suivant laquelle les inspecteurs judiciaires déforment continuellement ses paroles, ou ne les consignent tout simplement pas. Ce n’est pas tout. Les dépositions de témoins oculaires sont également falsifiées (...)
- A un moment donné, le juge d’instruction malinois [YE], ex-conseiller communal CVP de Willebroeck, désigne le docteur [MB] comme (médecin) expert judiciaire. Celui-ci aboutit aux mêmes conclusions que le professeur [MA]: Jan et Wim ont subi des sévices sexuels. Le docteur [MB] avertit le juge d’instruction sans détour: "Il faut veiller à ne pas aggraver les difficultés psychiques du père et à ne pas en faire un homosexuel ou pédéraste chronique." Malgré cela, la présidente [YA] et ses conseillers [YB] et [YC] ont confirmé le 6 novembre que le père conservait le droit de garde. Il s’agit de l’arrêt le plus lâche qu’il nous a été donné de lire. La mère des enfants se voit reprocher le fait de ne pas avoir déposé de copie du rapport de l’expert judiciaire [MB], "de sorte qu’il n’est pas possible d’en étudier le contenu". Mais comment la mère aurait-elle pu déposer ce rapport? Elle n’est même pas autorisée à le consulter, et a fortiori à en prendre connaissance: en Belgique, la loi interdit toujours à quiconque d’obtenir des renseignements aussi longtemps que dure l’instruction pénale, parce que celle-ci est secrète. La cour d’appel reconnaît en toutes lettres dans son arrêt que l’instruction est encore en cours, et pourtant la présidente [YA] reproche à la mère de ne pas avoir déposé [le rapport]! Alors que c’est au ministère public qu’il incombe de déposer le rapport de l’expert judiciaire! Quand bien même le juge d’instruction [YE] détient le rapport du docteur [MB] depuis la fin août, nous lisons dans l’arrêt de la troisième chambre que "le ministère public n’a pas estimé nécessaire d’informer la cour en ce sens". Pourquoi le ministère public a-t-il refusé de transmettre ce rapport d’expertise crucial à la cour d’appel? Parce qu’il s’avérait trop négatif vis-à-vis du notaire X? Quoi qu’il en soit, la présidente [YA] a signé un amas de non-sens juridiques.
- Le 5 septembre 1984, Louis De Lentdecker publie un premier article sur cette affaire d’inceste sous le titre: "Dame Justice déraille. Une jeune femme se bat pour ses enfants". Très peu de temps après, l’avocat général [YD] convoque De Lentdecker par téléphone. Commentaire de De Lentdecker dans son deuxième article du 28 septembre: "Il est rare qu’un magistrat convoque un journaliste pour un entretien dans le cadre d’une procédure judiciaire."
L’extrait suivant de l’article de De Lentdecker est lui aussi éloquent: "A ma question de savoir pourquoi la justice n’a pas désigné trois experts pour étudier toute l’affaire sur le plan psychiatrique, médical et technique, l’avocat général a répondu littéralement: "Ces gamins (Wim et Jan donc) ont déjà dû par trop baisser leur pantalon pour toutes sortes d’enquêtes. Le mieux est de les laisser tranquilles." Lorsque j’ai rétorqué que la justice avait pourtant désigné un expert (De Lentdecker veut parler du docteur [MB]) et qu’il n’a pas été question, ou si peu, du rapport de ce dernier, vraisemblablement parce qu’il renfermait des constats accablants à l’encontre du père, l’avocat général a répondu: "Il n’est pas vrai que le rapport de l’expert judiciaire est accablant pour le père. Dans tous les cas, je l’ignore. D’ailleurs, les constats de cet homme ne sont pas valables: il a fait son examen en cinq jours." Quel grossier parti pris de l’avocat général [YD] filtre de ces citations. Et qu’est-ce qui a bien pu l’amener à rappeler ainsi un journaliste à l’ordre? Cela n’est pas dans ses attributions. C’est à juste titre que l’avocat général [YD] a depuis lors été récusé dans cette affaire pour excès de pouvoir, et remplacé par le premier avocat général [YK].
Il y a aussi quelques éléments positifs. Le jeudi 26 juin, la neuvième chambre de la cour d’appel d’Anvers a confirmé le jugement du tribunal correctionnel de Malines qui, en octobre 1985, avait acquitté la mère de la prévention d’avoir soustrait les enfants à la garde du notaire. L’important dans ce procès, c’est que, outre l’acquittement de la mère, le tribunal a dûment tenu compte des déclarations du professeur [MA] et de l’expert judiciaire [MB] qui ont déposé sous serment à l’audience, et suivant lesquels il y avait bien eu sévices sexuels à l’encontre des enfants. Ce tribunal se composait de magistrats autres que [YA], [YB] et [YC], et le procureur général n’était pas [YJ]."
21. Les requérants publièrent leur troisième article le 18 septembre 1986. Il présentait le contenu suivant:
Dans l’article ci-après, nous reproduisons des photos, dessins et citations que nous aurions préféré ne pas divulguer. Ces documents étaient pour la plupart en notre possession depuis le début, mais nous ne voulions pas courir le risque d’être accusés de sensationnalisme. La justice dispose elle aussi de ces preuves irréfutables, et c’est précisément parce que la cour d’appel et le tribunal de la jeunesse d’Anvers se refusent à en tenir compte que nous nous voyons dans l’obligation de les publier.
La stupéfaction, la colère et l’incrédulité que vous éprouvez, nous les partageons pleinement. La stupéfaction parce que ceci est possible; la colère parce que c’est permis; l’incrédulité, parce que la dernière garantie de notre démocratie, une justice indépendante, est atteinte en ses fondements. C’est pour cette raison, pour les enfants Wim et Jan, que nous publions des éléments que nous aurions préféré laissé pourrir, bien enfermés dans nos armoires aux archives.
Guy Mortier
Rédacteur en chef
Le mardi 2 septembre, le juge de la jeunesse Madame [YL], a pris une mesure provisoire dans la retentissante affaire d’inceste impliquant un notaire anversois. Comme chacun sait, le drame se joue dans les plus hautes sphères financières de ce pays, sur fond d’extrême droite flamande. Le notaire anversois est accusé par sa femme d’avoir infligé des sévices sexuels à ses deux jeunes garçons, que nous appelons Wim et Jan, de les avoir maltraités et de continuer à les maltraiter. Le juge de la jeunesse a décidé à présent que le père obtient le droit de garde de ses enfants, ou plutôt le conserve, puisque ce droit de garde lui a déjà été confié, au mépris de toute justice, par la cour d’appel d’Anvers. La mère, par contre, à laquelle rien n’est reproché et qui a été relaxée à deux reprises d’une plainte en diffamation à l’encontre du notaire, ne peut plus voir ses enfants qu’une fois par mois.
Ce jugement inexplicable renverse une fois de plus le sens des choses. Le dossier, de plus en plus étoffé, contient en effet de nombreuses attestations médicales; des dessins horrifiants des enfants sur le viol par le père, des photos d’irritations anales, de blessures chez les enfants par suite de coups de bâton, ainsi que des rapports de psychiatrie infantile circonstanciés concernant les enfants: un de l’expert judiciaire [MB], cinq du professeur [MA], un pédiatre renommé de Louvain, et deux, dont un très récent, du professeur [MC], qui, il y a peu, a examiné les enfants dans le plus grand secret. A chaque fois, il apparaît clairement que les deux enfants ont subi des sévices sexuels et des mauvais traitements. Pourquoi le juge de la jeunesse [YL] refuse-t-elle de tenir compte de ces pièces à conviction solidement étayées dans son jugement, d’autant qu’aucun des rapports médicaux ne met les mauvais traitements en doute? L’influence de la famille du notaire X est-elle si grande, et ses moyens financiers si importants, que l’appareil judiciaire anversois ne peut dire le droit de façon indépendante?
Il n’appartient pas à la presse d’exercer la fonction de juge, mais dans ce cas criant, il ne nous est ni possible ni permis de nous taire. Jusqu’à présent, nous avons traité cette affaire d’inceste avec autant de délicatesse que possible. Maintenant que la justice prend définitivement la mauvaise direction, nous nous sentons obligés, dans l’intérêt des enfants, de révéler davantage de détails, pour horribles et désagréables qu’ils puissent être pour le lecteur.
Sur quels éléments le juge de la jeunesse [YL] fonde-t-elle sa mesure provisoire? Selon un premier article paru dans Het Volk, et qui semble inspiré par le notaire, [YL] aurait pris sa mesure provisoire sur la base d’un rapport déposé par trois experts qu’elle a désignés. Selon Het Volk, il ressortirait de ce rapport qu’"il n’a jamais pu être question de quelconques sévices sexuels". Le moins que l’on puisse dire, c’est que Het Volk a mal été informé (le journal est d’ailleurs revenu sur son premier article). Qu’en est-il exactement de cette affaire?
Les experts judiciaires, le docteur [MI], le docteur [MJ] et le docteur [MK], ont eu Wim et Jan en observation, pendant les mois de vacances, à l’Algemeen Kinderziekenhuis Antwerpen (AKA [clinique pédiatrique]). Leur rapport n’est pas encore prêt, et n’a donc certes pas encore pu être déposé. Ni le juge de la jeunesse ni les deux parties ne disposent d’un texte écrit à ce propos. Le juge de la jeunesse [YL] a donc forcé une décision avant même que le rapport des experts ne soit terminé. Rien que cela paraît déjà une manoeuvre très suspecte. Pire: de par ce fait, la mère se retrouve totalement sans défense. Rien ne figurant officiellement sur papier, il ne lui est pas possible d’interjeter appel contre la décision du juge de la jeunesse.
Deuxièmement, contrairement à ce qu’on laisse entendre, les trois médecins cités ne sont pas des experts indépendants. Les docteurs [MJ] et [MK] sont des subordonnés du docteur [MI] au sein de l’AKA. Il leur est donc difficile de désavouer le travail de leur patron. A l’AKA, ces deux médecins ne sont d’ailleurs pas connus pour être du genre à oser mettre des bâtons dans les roues de leur supérieur.
Troisièmement, la question se pose de savoir s’il était bien opportun de placer le docteur [MI] à la tête de l’équipe d’experts. Nous ne voulons pas préjuger du rapport avant d’en connaître le contenu, mais n’est-il pas particulièrement malencontreux, dans cette affaire déjà si politisée, de voir ainsi désigner une personne qui appartient à la même famille idéologique que le notaire d’extrême droite? Le docteur [MI] a épousé la fille de [ZH], gouverneur du temps de guerre. Vous vous rappellerez également que la famille du notaire X entretient elle aussi des relations très suivies avec le milieu "noir". Le docteur [MI] se vante aussi devant le personnel de la clinique qu’il est un partisan du régime de l’apartheid en Afrique du Sud, tout comme la famille du notaire X. Il y a quelque temps, c’est ce même docteur [MI] qui est parvenu à inscrire un enfant caractériel, à titre de thérapie, au mouvement d’extrême droite Vlaams Nationaal Jeugdverbond (VNJ), histoire de lui apprendre la discipline. Chacun est libre de ses opinions politiques, mais dans cette affaire précaire, la nomination d’un expert politiquement moins chargé eût été un soulagement.
Tout aussi inexplicable reste le fait que le juge de la jeunesse [YL] maintienne Madame [ZI] comme déléguée permanente à la protection de la jeunesse. Pour toutes ses informations, et donc aussi pour son appréciation de l’affaire, le juge [YL] doit largement s’en remettre au briefing de ce délégué permanent, mais nous avons déjà écrit auparavant que le notaire X connaît bien Madame [ZI]. Ce fait est d’ailleurs consigné dans un procès-verbal du 6 octobre 1984. Dans ce PV, le notaire cite avec insistance Madame [ZI] comme l’une des personnes auprès desquelles la justice peut vérifier son bon fond naturel. N’est-il vraiment pas possible de récuser dans cette affaire toutes les personnes qui entretiennent des liens idéologiques et/ou amicaux avec la famille X?
Comment le notaire se défend-il contre l’accusation de ses enfants selon laquelle il a battu Wim au mois de mai à l’aide d’un "bâton hérissé de pointes"? Très confusément. Il ressort d’une reconstitution du récit des enfants et du PV de l’huissier de justice qu’il a battu Wim dès le 14 mai. Ce jour-là, le notaire et ses petits garçons étaient en visite chez le docteur [MJ]. Wim y a fait au médecin, en présence de son père, des déclarations très compromettantes sur le notaire. Dès qu’ils furent rentrés chez eux, le père s’est mis à battre Wim. Le lendemain, le notaire s’est rendu seul chez le docteur [MJ], et étrangement, il ne dit pas un mot des blessures de son fils. Ce n’est que plusieurs jours plus tard, lorsque les photos ont été transmises aux instances compétentes, qu’il invente une chute de Wim dans les escaliers. Pourquoi n’en a-t-il pas fait mention d’emblée? Au professeur [MC], les enfants confirment que Wim a été battu et qu’il n’est pas du tout tombé dans les escaliers. Le notaire change alors de cap. Le 2 juin, il fait venir un huissier de justice de ses amis qui dresse un PV dans lequel les enfants nient tout. Etrangement, ce n’est pas l’huissier qui pose les questions aux enfants, mais c’est le père qui interroge lui-même ses petits garçons. Ce PV n’a donc aucune valeur.
Le 5 juin, le notaire trouve encore autre chose. Le docteur [ML] délivre une attestation selon laquelle il ne peut constater aucune blessure. Ce qui est très possible, puisque entre-temps, trois semaines se sont écoulées. Pourquoi le notaire fait-il constater trois semaines plus tard l’absence de blessures, s’il déclare d’abord que ces blessures étaient la conséquence d’une chute dans les escaliers?
Dernière version: Jan a frappé Wim. Cette chimère vient du juge de la jeunesse lui-même. En voilà du parti pris.
Les mauvais traitements du mois de mai (ainsi que nous l’avons écrit à plusieurs reprises déjà) n’ont rien d’unique. Dès le 10 janvier 1984, le docteur [MG] a transmis au médecin légiste [MM] les résultats de son examen de quatre frottis: "Outre de la matière amorphe, des cellules épithéliales et mucosales, j’ai observé dans 3 des 4 frottis des structures à tête triangulaire sur une longue chaîne plus ou moins rectiligne qui correspondent à la description de spermatozoïdes. Dans 2 des 3 frottis, j’ai observé la présence d’une structure de ce type, et dans le troisième, j’en ai vu deux." D’autres médecins firent eux aussi les mêmes constatations. Par la suite, le professeur [MA] et l’expert judiciaire [MB] aboutissent, indépendamment l’un de l’autre, à la conclusion que Wim et Jan ont fait l’objet de sévices sexuels et de mauvais traitements physiques. Le dernier rapport est celui du professeur [MC]. En vue de compléter un rapport antérieur, cet expert a examiné douze fois les enfants entre le 1er août 1985 et le 31 mai 1986; l’aîné en l’absence de la mère, Wim généralement en présence de la mère parce que au début tout examen était pratiquement impossible sans la mère. En sa qualité de président de "Kind en Gezin in Nood" ["Enfant et famille en détresse"] des Leuvense Universitaire Ziekenhuizen [cliniques universitaires de Louvain], le professeur [MC] est l’une des principales autorités en la matière. Pour ne pas être influencé dans son travail, il a expressément décidé de refuser toute forme d’honoraires. Dans son rapport, on peut lire les choses les plus horrifiantes. C’est à plusieurs reprises, et non pas une seule fois, que les enfants auraient été battus à l’aide d’un bâton hérissé de pointes. Ces mauvais traitements sont en outre infligés d’une manière rituelle. Des bougies brûlent; quelquefois, le père porte un uniforme brun, et le bâton porte un "signe du diable". Par le biais des enfants, le professeur [MC] a également découvert où le père puisait son inspiration. Il a retrouvé le signe du diable dans le volume I du "Rode Ridder" (le "Chevalier Rouge") (!) [intitulé] "De barst in de Ronde Tafel" ("La fente dans la table ronde"). Le signe s’accompagne du texte suivant: "Ceci est le symbole du Prince des Ténèbres, un magicien inconnu et grand maître de la Magie Noire! Avant même que la table ronde ne soit un fait, il s’est retiré et personne ne sait où il se trouve aujourd’hui! Il consacre ses connaissances et pouvoirs exceptionnels à tout ce qui est mal et négatif! Son seul objectif: désemparer, détruire et abattre. Il est un symbole de la violence qui, en ces temps, règne sur l’humanité et la justice!"
Le professeur [MC] s’exprime sans détour dans son rapport: "En guise de conclusion finale, on peut considérer que Wim est victime de sévices sexuels et physiques répétés et que son frère Jan subit les mêmes sévices à un degré moindre mais, sous de très fortes pressions psychiques, décompense psychiquement de plus en plus, d’où ses moins bons résultats à l’école et ses déclarations quelquefois incohérentes pendant les examens successifs. Dans l’intérêt des deux enfants, une décision judiciaire doit être prise immédiatement en vue de soustraire totalement et constamment les deux enfants au milieu paternel. Tout nouveau retard serait médicalement injustifiable."
Les deux rapports du professeur s’accompagnent de descriptions très précises des blessures, des déclarations des enfants, de dessins sinistres de Wim et Jan concernant des scènes de lit avec leur père (souvent représenté avec des cornes) et de photographies. Les deux rapports sont aux mains de l’équipe d’experts [MI], [MJ] et [MK]. Le juge [YL] les détient également. Tout comme elle détient les cinq rapports du professeur [MA] et le rapport de l’expert judiciaire [MB]. Comment Madame [YL] peut-elle soutenir qu’il n’existe pas de preuves? Faut-il que les enfants soient battus ou violés sous ses yeux avant qu’elle ne le croie?
Des accusations similaires formulées par les enfants à l’encontre de leur père ont également été enregistrées ultérieurement par le professeur [MA], par l’expert judiciaire [MB], par les deux inspecteurs judiciaires [ZF] et [ZG], en présence de la maîtresse d’école de Wim, et enfin par le professeur [MC]. De l’autre côté, il y a une rétractation des déclarations lors d’un interrogatoire de l’inspecteur judiciaire [ZJ], depuis lors suspendu, qui a intimidé Jan à l’aide d’une arme et dont il ne reste sur bande qu’une seule minute confuse, lors d’un interrogatoire mené par les inspecteurs judiciaires [ZF] et [ZG], à l’issue duquel Jan a eu une véritable crise (dont Louis De Lentdecker a par hasard été témoin); et une rétractation par Jan, chez le professeur [MC], en présence de son père.
La question cruciale subsiste: une mère peut-elle inventer tout cela? Mieux encore: deux jeunes enfants - ils auront respectivement 6 et 9 ans ce mois-ci - sont-ils à même de maintenir leurs accusations pendant plus de deux ans et demi si ces accusations avaient été inventées et imposées par la mère? De plus, quand la mère aurait-elle pu inculquer ces accusations à ces enfants?
Il ne faut pas oublier que, depuis le 25 juin 1984, le notaire s’est vu confier le droit de garde des enfants par la troisième chambre de la cour d’appel d’Anvers. Depuis plus de deux ans, le père exerce bien plus d’influence sur les enfants que la mère, qui n’a le droit de voir ses enfants que de temps à autre, un droit de visite auquel souvent le notaire ne s’est pas conformé.
Il y a plus: si le notaire est si droit dans ses bottes, pourquoi déclare-t-il la guerre à quiconque lui met des bâtons dans les roues, sur le plan juridique ou autrement? Pourquoi a-t-il menacé tant de personnes déjà dans le cadre de cette affaire? Dans cet article, nous nous en tiendrons volontairement aux menaces et intimidations les plus récentes.
Le dossier renferme également le rapport d’un entretien que le professeur [MA] a eu le 23 mai 1984 avec le procureur général [YJ] et l’avocat général [YD]. Nous ne sommes pas sans savoir combien il est délicat de citer des lettres non destinées à être publiées, mais nécessité fait loi. Le professeur [MA] retrace le déroulement de l’entretien comme suit: "Après que j’avais formulé mon problème et ma demande, à savoir la nomination de trois experts, il m’est rapidement apparu que Monsieur le procureur général souhaitait suivre cette affaire sans parti pris et impartialement, mais que Monsieur [YD] avait dès ce moment une vision très claire de ce qu’il fallait faire: "L’histoire des enfants était inventée, peut-être inculquée par la mère, et il fallait confier les enfants aux grands-parents, en y associant aussi le père." Monsieur [YD] a balayé assez brutalement ma demande d’expertise. Il estimait l’expertise des juges bien supérieure en la matière à celle de médecins, et la tenue d’autres expertises et interrogatoires des enfants ne pourrait que leur faire plus de tort encore. Le procureur général s’est montré beaucoup plus nuancé dans sa réponse, et jugeait une expertise effectivement indiquée. De plus, le procureur général a émis de sérieuses réserves vis-à-vis de la suggestion de Monsieur [YD]. Il a déclaré littéralement que le grand-père X, auquel les enfants devraient être confiés, était "fou". Qu’à toutes les réceptions auxquelles il rencontrait Monsieur X, il voyait à chaque fois le grand-père X expliquer très clairement et sans détour que Hitler devait revenir ici, dans notre pays. Il a déclaré également que cette impression, suivant laquelle le grand-père était "fou", était généralement partagée par tous les invités de ces réceptions. Et il a expressément déclaré à Monsieur [YD] qu’il jugerait totalement injustifié que les enfants soient confiés au grand-père X."
Bien que disposant de ces informations préliminaires, la justice anversoise confie les enfants, en première instance, au notaire, sous le contrôle du père "fou" de ce dernier. Au cours de l’entretien avec le professeur [MA], le procureur général [YJ] met également la probité du notaire en doute. Le professeur [MA] a ainsi déclaré dans sa défense devant l’Ordre des Médecins: "Il (le procureur général) a raconté que le père X avait été nommé notaire, en dépit de l’avis contraire des instances judiciaires, au dernier jour des fonctions de feu le Ministre [ZK] (à l’époque ministre de la justice) et qu’en plus, il avait réussi en très peu de temps (quelques années) à transformer une étude notariale quasi inexistante en une étude faisant un bénéfice officiel de 32 millions de francs par an. Il doutait manifestement, compte tenu de la crise que connaissait le secteur immobilier à l’époque, de la possibilité pour un notaire de réaliser un tel bénéfice annuel par des voies honnêtes et légales, et croyait se souvenir qu’à l’époque, Monsieur X faisait déjà l’objet d’une procédure judiciaire concernant ses activités notariales."
C’est exact. En 1984, le notaire a même été suspendu par la chambre de discipline. Le parquet n’a (de nouveau!) pas tenu compte de cette sanction. Entre-temps, une nouvelle plainte a été déposée cette année contre le notaire pour faux en écriture.
Le plus fâcheux, ce sont encore et toujours les sympathies dont le notaire témoigne publiquement pour les nazis. Il ressort d’un PV de la police judiciaire de Malines que l’homme qualifie de "mensonge américain" le génocide de 6 millions de Juifs. A son mariage, le notaire et son père ont fait le salut hitlérien et ont entonné à pleine voix le "Horst-Wessel Lied".
Mais le notaire va beaucoup plus loin encore: il veut éduquer ses enfants selon les principes d’Hitler. Voilà pourquoi ils doivent apprendre à supporter la souffrance, à endurer les humiliations et les angoisses. Hitler a décrit lui-même ce que représente une éducation hitlérienne:
"Ma pédagogie est dure. Le faible doit être battu et chassé. De mes écoles de cadres sortiront des jeunes dont le monde aura peur. Je veux des jeunes violents, impérieux, impavides, cruels. Voilà ce que les jeunes doivent être. Ils doivent pouvoir supporter la souffrance. Ils ne peuvent témoigner d’aucune faiblesse ni tendresse. Leurs yeux doivent briller du regard libre et éclatant de la bête de proie. Je veux que mes jeunes soient forts et beaux... C’est ainsi que je pourrai créer du neuf."
Il n’y a que peu de choses à ajouter. Si ce n’est qu’il est grand temps que, dans l’intérêt des enfants, les attestations des médecins, les rapports et pièces à conviction de l’expert judiciaire, de l’huissier de justice et des psychiatres pour enfants soient enfin pris au sérieux et que la décision rendue dans cette affaire se fonde sur des faits, et non sur le statut influent d’une des parties concernées. Il y va de la confiance de l’opinion publique dans le pouvoir judiciaire."
L’article était illustré de ce que les requérants présentaient comme des photos de lésions qu’aurait subies "Wim" au mois de mai, de deux dessins qu’aurait faits "Jan" et d’un autre qu’aurait fait "Wim"; il contenait aussi la transcription partielle de l’interrogatoire de "Jan" auquel aurait procédé l’inspecteur [ZB] le 6 mars 1984.
22.   Le 6 novembre 1986 parut le quatrième article de MM. De Haes et Gijsels, ainsi rédigé:
Jeudi de la semaine dernière, l’affaire Wim et Jan a connu un bouleversement juridique. A la demande du procureur général [YM], la Cour de cassation a retiré le dossier X à la juridiction anversoise. L’affaire a été transférée au tribunal de Gand dans l’espoir que la magistrature gantoise adopte une attitude moins partisane. Cette mesure n’arrive certes pas trop tôt. Dans l’affaire Wim et Jan, la guerre juridico-médicale avait en effet atteint un point culminant. Dans une ultime tentative pour amener la magistrature anversoise à de meilleurs sentiments, quatre éminents experts ont adressé une lettre commune au procureur général [YJ], dans laquelle ils déclarent sur l’honneur être convaincus à 100 % de ce que les enfants du notaire X sont victimes de sévices sexuels et physiques. La compétence professionnelle de ces quatre experts ne peut être mise en doute - même par la magistrature anversoise: le professeur [MD] (professeur de pédiatrie à l’U.I.A. [Institution universitaire d’Anvers], médecin-chef de l’Algemeen Kinderziekenhuis Antwerpen et président du "Vertrouwensartscentrum" [centre d’accueil médical pour enfants maltraités] anversois), le professeur [MC] (professeur de pédiatrie à la K.U.Leuven, chef de service à la clinique pédiatrique [de l’hôpital universitaire] Gasthuisberg à Louvain, président du conseil supérieur de l’enfance maltraitée), le professeur [MA] (professeur de psychiatrie des enfants et des jeunes, [hôpital] Gasthuisberg, K.U.Leuven, désigné par le procureur général [YJ] pour étudier le dossier) et le docteur [MB] (psychiatre pour enfants et psychanalyste, nommé expert par le tribunal).
A leur lettre, ils ont joint une note énumérant dix pièces à conviction qui, dans une autre affaire, auraient chacune séparément suffi à entraîner des poursuites, voire l’arrestation. L’objectif de ces scientifiques était clair. Ils cherchaient à obtenir une "mesure conservatoire" tendant à ce que les enfants fussent admis dans l’un des trois [centres flamands d’accueil médical pour enfants maltraités], dans l’attente d’un règlement juridique définitif. La démarche est restée sans réponse. Les magistrats concernés n’ont pas réagi. L’Ordre des Médecins, lui, a réagi. Il a imposé une interdiction de s’exprimer aux professeurs [MA] et [MC]. Une fois encore, on tire sur le messager sans écouter son message.
Le monde politique a lui aussi réagi. Le ministre de la Justice Jean Gol a demandé le dossier, il suit l’affaire de près, mais en vertu de la séparation constitutionnelle des pouvoirs, il ne peut intervenir. De leur côté, les députés européens Jef Ulburghs, Anne-Marie Lizin (...) et Pol Staes (...) ont introduit un projet de résolution devant le Parlement européen demandant une enquête sérieuse ainsi que des mesures d’urgence visant à mettre un terme à la situation dangereuse dans laquelle se trouvent les enfants.
L’opinion publique éprouve de plus en plus de mal à "avaler" l’affaire. Le cabinet du ministre Gol est inondé de dizaines de lettres indignées. Les manifestations hebdomadaires silencieuses sur les marches du palais de justice d’Anvers se poursuivent, et la semaine dernière, dans la nuit de lundi à mardi, des affiches ont été collées dans tout le centre ville qui révèlent le nom et le prénom du notaire X. Cette action, qui a suscité des sentiments mitigés dans les milieux journalistiques et juridiques, a donné une nouvelle dimension à la polémique autour de l’affaire X.
23. Le 27 novembre 1986 parut le cinquième article des requérants. L’on pouvait y lire:
Notre prédiction d’il y a deux semaines selon laquelle le chemin de croix juridique dans l’affaire de Wim et Jan risquait d’échouer sur le banc de sable judiciaire anversois, s’est avérée exacte. En dépit de toutes les évidences, la Cour de cassation a estimé qu’aucune partialité ne peut être imputée à la magistrature anversoise dans ce dossier d’inceste et que toute l’affaire peut donc continuer d’être traitée à Anvers.
En marge de la décision de la Cour de cassation il y a eu quelques phénomènes remarquables. Le notaire X, ainsi baptisé afin de préserver l’anonymat de Wim et Jan, se montre désormais en plein jour et se laisse interviewer, quelquefois même en présence de ses enfants. Que son nom apparaisse désormais dans la presse (et donc les noms de ses petits garçons également) ne semble pas le gêner.
Autre conséquence: tous les médias rompent désormais un silence de plusieurs mois, et certaines rédactions ont joliment dérapé.
Très inquiétante est par exemple la tentative de certains journaux et hebdomadaires de minimiser l’affaire du notaire X pour la ramener à une banale affaire de divorce dans laquelle les deux parties s’envoient à la tête les accusations les plus dégoûtantes. Dans ce procès vraiment peu réconfortant, l’aspect "divorce" n’est qu’un détail négligeable, et d’ailleurs une toute autre affaire. Nous n’avons d’ailleurs pas publié un seul mot à ce propos, et ne souhaitons pas le faire parce qu’il s’agit d’une affaire purement privée.
Ce dont il s’agit vraiment dans le cas qui nous occupe, ce sont de très graves accusations d’inceste et de mauvais traitements d’enfants, confirmées par des attestations médicales et examens médicaux, et la manière éminemment contestable dont la justice les traite. Cet état de choses ne relève plus de la sphère intime de deux personnes, mais nous concerne tous. L’affaire du notaire X n’est d’ailleurs que la partie visible d’un iceberg et qui est représentative d’autres procès d’inceste. C’est pour cette raison, et cette raison seulement, que nous en avons rendu compte.
Entre-temps, certains quotidiens et hebdomadaires s’adonnent à un sensationnalisme du pire aloi et, sans véritablement connaître le dossier, donnent au notaire, sur des pages entières, le droit de clamer publiquement sa version des faits. Bien sûr, la liberté d’expression est sacrée. Encore que, avons-nous jamais projeté la mère de Wim et Jan au premier plan? Avons-nous jamais reproduit son opinion de l’affaire? Non. A ce jour, le dossier Wim et Jan de Humo a toujours été écrit sur la seule base de notre propre enquête et sur le fondement d’innombrables documents authentiques.
Nous n’avons pas écrit un seul mot qui ne reposât sur les rapports de médecins, pédiatres, experts judiciaires et d’un huissier de justice. Depuis notre premier article "L’inceste est autorisé en Flandre", qui remonte déjà au 26 juin, la famille du notaire a tenté d’amener la direction de Humo à s’asseoir autour d’une bonne table pour "discuter" de l’affaire. La rédaction a toujours maintenu le même point de vue: pas de discussion, faites-nous parvenir des documents prouvant que nous avons tort et nous les publierons. Nous avons lancé cet appel également via Argus [émission télévisée], mais jusqu’à présent, le notaire X n’est pas encore parvenu à nous transmettre les "tout aussi nombreuses contre-expertises". Il a beau affirmer dans Knack et De Nieuwe Gazet qu’elles existent, il est étrange que les journalistes de ces journaux ne reçoivent pas ces preuves contraires. Tout ce que le notaire X a essayé de faire jusqu’à présent, c’est de noyer le poisson, de ramener l’affaire à une discussion à coups de "non!" et de "si!", sa parole contre celle de sa femme.
Dans Knack du 5 novembre, le notaire expose encore une nouvelle trouvaille. Les photos n’ont pas été prises par l’huissier de justice, mais par son ex-femme, et ont été truquées à l’aide de "pommade rouge". Encore une fois: si les hématomes proviennent d’une chute dans l’escalier, pourquoi faudrait-il les truquer à l’aide de pommade rouge? Il est vrai que sa femme a pris des photos, mais en présence de l’huissier de justice. Et elles ont été expressément jointes en annexe au PV.
Mais indépendamment de cela l’huissier de justice a pris lui-même des photos, et c’est de cela qu’il s’agit.
Rien que de la pommade rouge? Arrangé, le tout, pour que cela se voie mieux?
Du reste, ce ne sont pas les seules photos de blessures qui ont été prises. Le docteur [MC] a, lui aussi, pris de nombreuses photos des blessures et d’une "irritation inhabituelle du pénis et de la région péri-anale", qui ont été jointes à ses rapports. Il n’y a pas de preuves, affirme le notaire X. Faut-il vraiment que l’on publie une photo de l’anus irrité de ses petits garçons?
La justice, à laquelle le PV et les photos étaient destinés, ne semble pas en avoir mis la véracité en doute et a ajouté ces documents sans autre commentaire, il y a quatre mois, au dossier judiciaire. La justice ne manque pas de motifs à cet effet. L’huissier de justice [ZM] a pris les photos en présence de témoins et au polaroïd. Quelques secondes suffisent à ce type d’appareil pour produire la photo. Il n’est pas possible de les trafiquer. Le notaire X sait très bien pourquoi il ne dépose pas plainte contre l’huissier de justice et pourquoi il ne publie ses insinuations que par le biais d’une certaine presse.
Ce n’est pas la première tentative de bluff du notaire. Cet extrait de Knack est éloquent: "Il avoue sans difficulté qu’il a fait pression sur plusieurs médecins, qu’il a tabassé son beau-frère, qu’après avoir reçu une information en provenance de la rédaction, il a lancé des menaces à l’adresse de l’hebdomadaire Humo d’Albert Frère afin de faire retirer son nom des articles, mais il ne voit là aucune intimidation et estime que, dans son malheur, d’autres auraient commis des actes bien plus graves encore."
Que le notaire X ait voulu faire retirer son nom de Humo, est un de ses multiples mensonges. A l’époque, il n’exigeait ni plus ni moins qu’une censure totale: l’article ne pouvait pas être publié! Pour notre part, nous n’avons jamais, à aucun moment, ne fût-ce qu’envisagé de mentionner le nom du notaire et de sa famille. Ce nom n’a donc jamais figuré dans aucun document préparatoire, ni même dans le tout premier brouillon. Pour Humo, il n’a jamais été question d’attaquer un individu (à cet égard, nous nous désolidarisons totalement des colleurs d’affiches qui placardent le nom du notaire partout à Anvers), mais du déroulement douteux de ce procès.
Le notaire X se complaît à répéter tous azimuts qu’il sait que la justice et les experts désignés sont de son côté. "Il nous a déclaré que le rapport des trois experts de l’AKA (désignés par le juge de la jeunesse [YL], NDLR) serait rendu public mercredi, mais qu’il pouvait d’ores et déjà nous dire que ce rapport prouve sa totale innocence" (Algemeen Dagblad 1/11/86).
"Cette semaine, il souhaite diffuser les rapports des trois médecins [MI], [MK] et [MJ], désignés comme experts voici un an (!) par le tribunal de la jeunesse: ils sont unanimes et totalement positifs pour moi..." (Knack 5/11/86)
Le notaire X se montrait à ce point affirmatif que nous sommes tombés dans le piège (ainsi qu’il ressort de notre précédent article) et avons cru que le notaire était lavé de tout soupçon dans les rapports. Etant donné qu’à ce moment, les rapports n’avaient encore aucunement été communiqués, nous posions la question: "Le notaire X possède-t-il un don insoupçonné de voyance ou a-t-il pu consulter les expertises avant même qu’elles ne soient transmises au tribunal de la jeunesse?"
Nous ne le savons pas. Ce que nous savons, par contre, c’est que, dans ses interviews, le notaire se moque de la vérité. Les trois rapports ne sont pas intégralement positifs pour lui. Les conclusions, au demeurant tout à fait confuses, du rapport du psychiatre [MK] indiquent explicitement qu’il ressort de la lecture du dossier qu’il existe de fortes présomptions de sévices sexuels et physiques, mais qu’il n’existe pas de preuves absolues et irréfutables. Au mode conditionnel, [MK] ajoute que les récits de Wim et de Jan auraient pu être "induits", pour ne pas dire mâchés par la mère. Autrement dit, [MK] déclare qu’en fait, il ne sait pas. Dans tous les cas, on peut difficilement dire de ce rapport qu’il est intégralement positif pour le notaire X. Celui-ci a également menti à la presse à d’autres égards. D’après lui, les enfants auraient peur de Malines, du milieu de la mère, alors que dans le rapport de [MK], l’un des enfants se montre très positif vis-à-vis de la mère et très négatif vis-à-vis du père. L’autre enfant préfère tantôt rester à Anvers, tantôt vivre à Malines. [MK] est d’ailleurs d’avis de placer les enfants dans une famille d’accueil, avec droit de visite pour les deux parents.
La semaine dernière, le rapport d’expertise du docteur [MJ] a surgi à son tour. Témoin principal dans l’affaire des mauvais traitements du 16 mai, [MJ] écrit dans son rapport que les faits n’ont jamais eu lieu. Encore un autre échantillon d’expertise: d’une part, il déclare dans son rapport que les enfants demandent à pouvoir rester chez leur mère, mais d’autre part, il conseille de confier les enfants au père après le divorce, avec droit de visite limité pour la mère. A titre de mesure immédiate, il conseille, tout comme [MK], de placer les enfants dans un milieu neutre, avec large droit de visite pour les deux parents. Il faut sans doute être expert pour comprendre tant de contradictions.
Face aux rapports contradictoires et peu cohérents de ces médecins, on trouve les documents irréfutables et univoques du professeur [MA]:
"Vu que les enfants ont à nouveau été victimes de sévices sexuels de la part de leur père, nous estimons tout contact ultérieur entre le père et les enfants extrêmement préjudiciable, pour le moment, au développement ultérieur de ces enfants, et la situation s’avère pour eux particulièrement dangereuse, dans la mesure où le développement moral et de la personnalité de ces enfants est gravement menacé. Nous estimons dès lors qu’une intervention sur la base de l’article 36.2 (enfants en danger) de la loi sur la protection de la jeunesse s’impose d’urgence." (août 1984)
L’expert judiciaire [MB], désigné par le juge d’instruction [YE]:
"Tous les examens effectués chez Wim et Jan aboutissent à la même conclusion: les deux enfants expliquent comment se sont déroulés les contacts sexuels avec papa. Wim est en pleine phase d’assimilation du traumatisme psychique dans son subconscient. Chez Jan, cette assimilation est plus malaisée. Les déclarations des enfants paraissent crédibles et j’ai exposé une série d’arguments à cet égard." (août 1984)
Le docteur [MC], qui a examiné les enfants à vingt-deux reprises (et non à douze reprises, comme le notaire l’affirme en mentant de nouveau dans De Nieuwe Gazet) et a constaté à dix-sept reprises des lésions non accidentelles:
"Dans l’intérêt des deux enfants, une décision judiciaire s’impose par conséquent afin de soustraire totalement et durablement les deux enfants au milieu paternel. Toute tergiversation serait médicalement injustifiable." (mai 1986)
Cela reste une honte que la juridiction anversoise refuse de prendre en considération ces pièces du dossier."
L’article était illustré de deux autres dessins qu’auraient faits les enfants; il contenait aussi ce que les requérants présentaient comme l’extrait d’un procès-verbal de l’huissier de justice [ZM], décrivant des hématomes sur les deux jambes du cadet.
24.   A la suite du jugement du 29 septembre 1988 (paragraphe 11 ci-dessus), MM. De Haes et Gijsels publièrent le 14 octobre 1988 un article au contenu suivant:
Le 29 septembre, le tribunal de première instance de Bruxelles a rendu son jugement dans le procès intenté à Humo par les juges de la cour d’appel d’Anvers à la suite de nos articles sur le notaire X. Humo a été condamné sur toute la ligne. Ce jugement n’est pas seulement désespérément maigre dans son argumentation, il est aussi tout à fait insatisfaisant. Le vice-président [YF] et les juges [YG] et [YH] ont traité le dossier par-dessus la jambe. Ils n’ont pas voulu suivre l’argumentation très solide de Humo, et la discussion, importante pour l’ensemble de la presse, concernant les rapports entre les médias et le pouvoir judiciaire, a été purement et simplement balayée. Nous nous demandons si ces messieurs les juges ont bien lu les conclusions de Humo.
Le tribunal de première instance de Bruxelles a choisi la voie de la facilité: il nous reproche que les "insinuations et accusations offensantes" à l’encontre des juges, "ne reposent sur rien, si ce n’est sur des ragots et des déformations malveillantes". Ce que toute la Flandre sait, mais apparemment pas Messieurs [YF], [YG] et [YH], c’est que nos doutes quant à l’intégrité des magistrats de la cour d’appel d’Anvers se fondaient (et se fondent toujours) sur divers rapports médicaux, dont nous avons toujours textuellement cité des extraits, et qu’il ne saurait donc s’agir de déformations malveillantes. Les journalistes commettent-ils une faute s’ils s’en tiennent aux extraits textuels de rapports médicaux et aux données avérées et prouvées?
Nous aurions également sali la vie privée des juges anversois. Mais à aucun moment Humo n’a mis sur le tapis quoi que ce soit de la vie privée des juges. Nous nous en sommes strictement et volontairement tenus aux éléments directement liés à l’affaire et qui pouvaient être vérifiés dans des ouvrages d’histoire et articles de presse. Comment des faits relevant si manifestement et incontestablement du domaine public sont-ils brusquement considérés comme relevant de la vie privée?
Plus loin dans les attendus de leur jugement, les juges [YF], [YG] et [YH] écrivent carrément que nous "[tenons], sans plus, pour vraie l’affirmation de l’ex-épouse du notaire X et de son conseiller technique (le professeur [MA])". L’affirmation de l’ex-épouse du notaire X, nous n’en avons cure. Nous nous sommes toujours concentrés sur rien d’autre que les constatations et rapports médicaux d’innombrables médecins.
Pourtant, le tribunal de première instance escamote purement et simplement ces faits.
De plus, l’un des éléments essentiels de l’affaire du notaire X a été habilement éludé: le conflit entre le corps médical et le pouvoir judiciaire. Un journaliste doit tendre "au respect de la vérité", estime le tribunal, ce à quoi nous souscrivons volontiers, mais le même devoir incombe également aux juges.
Le jugement du tribunal de première instance devient purement et simplement kafkaïen lorsqu’il attaque les rapports médicaux par un simple renvoi aux arrêts des juges de la cour d’appel, lesquels n’ont volontairement pas pris ces rapports au sérieux. Et c’est précisément cette attitude que Humo a dénoncée. Ce pourquoi nous avions d’ailleurs nos raisons. Mais que fait le tribunal de première instance de Bruxelles? Les arrêts de leurs collègues-juges sont utilisés comme preuves contre Humo. Autrement dit: seuls les arrêts des magistrats d’Anvers sont vrais. S’il en est ainsi, quiconque récuse un jugement, y compris dans la presse, risque d’être mis en tort, car un magistrat a toujours raison. Ce n’est pas la vérité, mais "la vérité officielle et rien que la vérité officielle" qui, à l’avenir, sera publiée dans notre presse. Est-ce cela que l’on veut?
Manifestement, les juges bruxellois [YF], [YG] et [YH] n’ont pas pu juger leurs collègues-juges de la cour d’appel d’Anvers avec la distance et l’indépendance requises. Ils s’inscrivent ainsi dans la ligne de la jurisprudence partisane que nous avons dénoncée dans le procès du notaire X. Aussi Humo va-t-il en appel de ce jugement."
II.  Le droit interne pertinent
25. Aux termes de l’article 18 (ancien, actuellement 25), premier alinéa, de la Constitution:
"La presse est libre; la censure ne pourra jamais être établie; il ne peut être exigé de cautionnement des écrivains, éditeurs ou imprimeurs."
26. Les dispositions pertinentes du code civil se lisent ainsi:
Article 1382
"Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer."
Article 1383
"Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence."
Selon la doctrine et la jurisprudence, une infraction à la loi pénale constitue en soi une faute au sens de l’article 1382 du code civil (L. Cornelis, Beginselen van het Belgische buitencontractuele aansprakelijkheidsrecht, p. 62, no 41; arrêts de la Cour de cassation des 31 janvier 1980 (Pasicrisie 1980, I, p. 622) et 13 février 1988 (Rechtskundig Weekblad 1988-89, col. 159)). Aussi les articles 1382 et 1383 du code civil servent-ils de base aux poursuites civiles pour abus de la liberté de la presse (arrêt de la Cour de cassation du 4 décembre 1952, Pasicrisie 1953, I, p. 215). Une publication est considérée comme abusive lorsqu’elle viole une disposition pénale - sans pour autant que tous les éléments constitutifs de l’infraction doivent être réunis -, diffuse des accusations inconsidérées sans preuves suffisantes, se sert inutilement de termes blessants ou d’expressions exagérées, ou encore viole le respect dû à la vie privée ou à l’intimité des personnes.
27. Les articles 443 à 449 et 561, 7o, du code pénal répriment la calomnie, la diffamation et les injures. Aux termes de l’article 450, ces délits, commis envers des particuliers, ne peuvent être poursuivis que sur la plainte de la personne offensée ou, si celle-ci est décédée, de son conjoint, de ses descendants ou héritiers légaux jusqu’au troisième degré inclus. De leur côté, les articles 275 et 276 du même code punissent l’outrage contre les membres de l’ordre judiciaire.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
28. MM. De Haes et Gijsels ont saisi la Commission le 12 mars 1992, alléguant que leur condamnation avait violé leur droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention (art. 10), et qu’elle se fondait sur une interprétation erronée de l’article 8 (art. 8). Ils soutenaient en outre qu’ils n’avaient pas bénéficié d’un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 (art. 6).
29. La Commission a retenu la requête (no 19983/92) le 24 février 1995. Dans son rapport du 29 novembre 1995 (article 31) (art. 31), elle conclut à la méconnaissance des articles 10 (art. 10) (six voix contre trois) et 6 (unanimité) de la Convention, mais non de l’article 8 (art. 8). Le texte intégral de son avis et des deux opinions dissidentes dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt3.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
30. Dans son mémoire, le Gouvernement invite la Cour à "dire qu’il n’y a pas eu violation des articles 6 et 10 de la Convention (art. 6, art. 10)".
31. Dans le leur, les requérants prient la Cour de "dire pour droit qu’il y a eu violation de l’article 10 et de l’article 6 de la Convention (art. 10, art. 6)".
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION (art. 10)
32. Les requérants allèguent que leur condamnation par le tribunal de première instance puis la cour d’appel de Bruxelles a entraîné une violation de l’article 10 de la Convention (art. 10), ainsi libellé:
"1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article (art. 10) n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire."
33. La condamnation litigieuse s’analyse sans conteste en une "ingérence" dans l’exercice par les requérants de leur liberté d’expression. Les comparants s’accordent à considérer qu’elle était "prévue par la loi" et poursuivait au moins un des buts légitimes visés à l’article 10 par. 2 (art. 10-2): la protection de la réputation ou des droits d’autrui, en l’occurrence ceux des magistrats demandeurs.
La Cour partage cette opinion. Il lui faut donc rechercher si ladite ingérence était "nécessaire, dans une société démocratique", pour atteindre ce but.
34. MM. De Haes et Gijsels soulignent que leurs articles s’inscrivaient dans le cadre d’un débat public, répercuté par d’autres journaux, sur l’inceste en Flandre et sur la manière dont la magistrature traitait ce problème. Avant de les rédiger, ils auraient mené des recherches suffisantes et demandé l’avis de plusieurs experts, ce qui leur aurait permis de s’appuyer sur une série d’éléments de preuve objectifs. Qu’ils n’aient pas produit ceux-ci en justice tiendrait uniquement à leur volonté de ne pas divulguer leurs sources d’information. Aussi le refus du tribunal et de la cour d’appel de Bruxelles de faire joindre au dossier les pièces mentionnées par eux aurait-il déjà, à lui seul, entraîné la violation de l’article 10 (art. 10).
Quant à leurs critiques des magistrats concernés, elles ne justifieraient pas une sanction par cela seul qu’elles s’écartaient des décisions de la cour d’appel d’Anvers. En effet, ce n’est pas parce que la "vérité judiciaire" a été établie dans une décision juridictionnelle que toute autre opinion devrait passer pour fausse lors du contrôle de l’exercice de la liberté de la presse. Or c’est bien ce qui se serait passé en l’espèce, alors pourtant qu’à la base des articles incriminés se trouvaient des informations objectives et suffisantes. Bref, l’ingérence litigieuse ne se révélerait pas nécessaire dans une société démocratique.
35. La Commission souscrit en substance à cette thèse.
36. Le Gouvernement soutient que loin de susciter un débat sur le fonctionnement de la justice en Belgique, les articles de presse incriminés ne contenaient que des insultes personnelles à l’adresse des magistrats anversois et ne méritaient donc pas la protection accrue revenant aux prises de position politiques. Les opinions exprimées par des journalistes ne pourraient en effet prétendre bénéficier d’une quelconque immunité par cela seul qu’elles ne se prêtent pas à une vérification de leur exactitude. En l’espèce, les articles dont il s’agit auraient encouru une sanction pour avoir outrepassé les limites de la critique acceptable. Il aurait d’ailleurs été tout à fait possible de contester le mode de traitement par la justice des affaires de M. X sans, en même temps, attaquer personnellement les magistrats concernés ni les accuser de partialité et d’une "attitude peu indépendante". A cet égard, il faudrait tenir compte aussi de ce que le devoir de réserve des magistrats les empêche de réagir et de se défendre comme, par exemple, les hommes politiques.
37. La Cour rappelle que la presse joue un rôle essentiel dans une société démocratique: si elle ne doit pas franchir certaines limites, notamment quant à la réputation et aux droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles qui concernent le fonctionnement du pouvoir judiciaire.
L’action des tribunaux, qui sont garants de la justice et dont la mission est fondamentale dans un Etat de droit, a besoin de la confiance du public. Aussi convient-il de la protéger contre des attaques dénuées de fondement, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats de réagir.
En cette matière comme en d’autres, il appartient en premier lieu aux autorités nationales de juger de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression. Ce qu’elles peuvent faire à cet égard s’accompagne toutefois d’un contrôle européen, portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même si celles-ci émanent d’une juridiction indépendante (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Prager et Oberschlick c. Autriche du 26 avril 1995, série A no 313, pp. 17-18, paras. 34-35).
38. La Cour note d’emblée que les requérants ont été condamnés au titre de l’ensemble des articles publiés par eux, du 26 juin au 27 novembre 1986, au sujet de l’affaire du notaire X.
Il y a lieu d’en tenir compte pour apprécier l’ampleur et la nécessité de l’ingérence litigieuse.
39. Ces articles contiennent des informations abondantes et détaillées au sujet des circonstances dans lesquelles ont été prises les décisions relatives à la garde des enfants de M. X. Ces informations se fondent sur des recherches fouillées quant aux faits reprochés à celui-ci et sur les avis de plusieurs experts qui auraient conseillé aux requérants de les divulguer dans l’intérêt des enfants.
Même la cour d’appel d’Anvers a pu considérer que l’épouse de M. X et les parents de celle-ci, poursuivis pour diffamation, "n’avaient pas de raisons sérieuses de douter de la véracité des faits" dont il s’agissait (paragraphe 8 ci-dessus).
Dans ces conditions, on ne saurait reprocher aux requérants d’avoir failli à leurs obligations professionnelles en publiant ce qu’ils avaient appris au sujet de l’affaire. Il incombe en effet à la presse de communiquer des informations et des idées sur des questions d’intérêt public; à sa fonction qui consiste à en diffuser, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (voir, parmi d’autres, les arrêts Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 23, par. 31, et Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, p. 500, par. 39). Il en allait tout particulièrement ainsi en l’espèce, eu égard à la gravité des faits dénoncés, lesquels concernaient à la fois le sort d’enfants en bas âge et le fonctionnement de la justice à Anvers. Les requérants se sont d’ailleurs clairement expliqués à cet égard en écrivant dans leur article du 18 septembre 1986: "Il n’appartient pas à la presse d’exercer la fonction de juge, mais dans ce cas criant, il ne nous est ni possible ni permis de nous taire" (paragraphe 21 ci-dessus).
40. Il convient de remarquer du reste que ni dans leur citation introductive d’instance ni dans leurs conclusions au tribunal puis à la cour d’appel de Bruxelles, les magistrats demandeurs n’ont mis en doute les informations publiées au sujet du sort des enfants X, si ce n’est celle selon laquelle les juridictions anversoises se seraient vu retirer le dossier litigieux (paragraphes 22 et 23 ci-dessus). Toutefois, le poids relatif de cette dernière au regard de l’ensemble des articles incriminés et la circonstance que les requérants l’ont corrigée d’eux-mêmes font qu’à lui seul, l’incident ne saurait compromettre le sérieux du travail journalistique accompli.
41. En réalité, les doléances des magistrats portaient principalement sur les attaques personnelles dont ils estimaient avoir fait l’objet dans les commentaires des journalistes sur les péripéties de la procédure d’attribution de la garde des enfants X. En les accusant de partialité caractérisée et de lâcheté, les requérants auraient tenu à leur sujet des propos diffamatoires et attentatoires à l’honneur. Ils auraient de surcroît prêté à deux des magistrats des sympathies marquées pour l’extrême droite et auraient ainsi gravement méconnu le respect dû à la vie privée de ceux-ci.
En substance, les juridictions bruxelloises ont souscrit à cette thèse (paragraphes 11 et 14 ci-dessus): pour l’essentiel, la cour d’appel a reproché aux requérants d’avoir lancé des affirmations non prouvées concernant la vie privée des magistrats demandeurs et d’en avoir tiré des conclusions calomnieuses en imputant aux intéressés un manque d’impartialité dans le traitement de l’affaire des enfants X. Ainsi peut-on lire dans son arrêt:
"Qu’en l’espèce, les appelants ont encore osé franchir un pas de plus en soutenant, sans le moindre commencement de preuve, qu’ils pouvaient en outre faire dériver cette prétendue partialité de la personnalité même de ces magistrats et s’immiscer ainsi dans la vie privée, ce qui est sans nul doute illicite; Qu’en outre, l’objet du présent débat n’est pas de décider quelle est finalement la vérité objective dans l’affaire que les demandeurs initiaux ont définitivement tranchée à l’époque, mais uniquement la question de savoir si les commentaires litigieux doivent être considérés comme calomnieux, ce qui ne fait pas le moindre doute;" (paragraphe 14 ci-dessus)
42. La Cour rappelle qu’il y a lieu de distinguer avec soin entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (arrêt Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 28, par. 46).
43. S’agissant d’abord des affirmations concernant les sympathies politiques de certains magistrats, il échet de relever que la cour d’appel de Bruxelles a considéré:
"Que si les appelants ont cru pouvoir imputer aux intimés certaines conceptions idéologiques - conceptions qu’ils restent d’ailleurs en défaut de prouver -, il ne peut en tout cas pas leur être permis d’en déduire purement et simplement - même si elles étaient prouvées - la partialité des magistrats et de la critiquer publiquement;" (paragraphe 14 ci-dessus)
Il en ressort que même l’exactitude des allégations en cause n’aurait pas fait échapper les requérants à la condamnation encourue, dès lors que celle-ci visait moins les faits rapportés que les commentaires qu’ils ont inspirés aux journalistes.
44. S’ajoutant aux éléments d’information que les requérants avaient pu recueillir quant au comportement de M. X à l’égard de ses enfants et qui pouvaient déjà par eux-mêmes justifier la critique des décisions prises par ou avec le concours des magistrats concernés, les faits qu’ils croyaient pouvoir alléguer quant aux sympathies politiques de ceux-ci pouvaient passer pour être de nature à accréditer l’idée que ces sympathies n’étaient pas étrangères auxdites décisions.
45. L’une de leurs références à ces sympathies politiques ainsi alléguées était inadmissible: celle qui concernait le passé du père de l’un des magistrats critiqués par les requérants (paragraphe 19 ci-dessus). On ne peut en effet accepter qu’une personne soit exposée à l’opprobre en raison de faits propres à un membre de sa famille. Cette référence pouvait, en tant que telle, justifier une sanction.
Elle ne constituait toutefois que l’un des éléments de la présente affaire. Dans le contexte général de celle-ci, les requérants ont été condamnés pour l’ensemble des reproches de partialité qu’ils se sont permis d’adresser aux quatre magistrats en cause.
46. A cet égard, la Cour rappelle que la liberté d’expression vaut non seulement pour les "informations" ou les "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. En outre, la liberté journalistique comprend le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Prager et Oberschlick précité, p. 19, par. 38).
47. Considérés dans le contexte du cas d’espèce, les reproches dont il s’agit s’analysent en une opinion, laquelle, par définition, ne se prête pas à une démonstration de véracité. Elle peut cependant se révéler excessive, notamment en l’absence de toute base factuelle, ce qui toutefois ne s’est pas vérifié ici; en cela, le cas présent se distingue de l’affaire Prager et Oberschlick (arrêt précité, p. 18, par. 37).
48. Si les commentaires de MM. De Haes et Gijsels contenaient certes des critiques très sévères, celles-ci n’en paraissent pas moins à la mesure de l’émotion et de l’indignation suscitées par les faits allégués dans les articles litigieux. Quant au ton polémique voire agressif des journalistes - que la Cour n’a pas à approuver -, il y a lieu de rappeler que, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 (art. 10) protège aussi leur mode d’expression (voir, en dernier lieu, l’arrêt Jersild précité, p. 23, par. 31).
49. En conclusion, la Cour estime qu’eu égard à la gravité des circonstances de la cause et des questions en jeu, la nécessité de l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression des requérants n’a pas été démontrée, sauf en ce qui concerne la référence au passé du père de l’un des magistrats en cause (paragraphe 45 ci-dessus).
Il y a donc eu violation de l’article 10 (art. 10).
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 PAR. 1 DE LA CONVENTION (art. 6-1)
50. Les requérants dénoncent également une violation de l’article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1), aux termes duquel:
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) impartial (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)"
Ils reprochent d’abord au tribunal de première instance et à la cour d’appel de Bruxelles d’avoir refusé de joindre au dossier les pièces mentionnées dans les articles litigieux ou d’entendre au moins certains témoins désignés par eux (paragraphes 10 et 12 ci-dessus). Il en serait résulté une inégalité fondamentale des armes entre les magistrats, qui connaissaient le dossier, et les journalistes, qui, avec des sources limitées, avaient dû recomposer la vérité.
De plus, en tirant argument contre MM. De Haes et Gijsels de l’article écrit par eux le 14 octobre 1988 (paragraphe 24 ci-dessus), la cour d’appel de Bruxelles aurait statué ultra petita, car, d’une part, les juges critiqués dans cet article n’étaient pas parties à la cause devant la cour d’appel et, d’autre part, leur décision n’avait pas été invoquée dans la citation originaire. La cour d’appel se serait ainsi fondée sur un élément non soumis au débat contradictoire, ce qui aurait porté atteinte aux droits de la défense.
Enfin, les termes dénigrants utilisés dans l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles témoigneraient d’un manque d’impartialité subjective de sa part.
51. En substance, la Commission partage l’opinion des requérants quant aux effets des manquements allégués sur le respect de l’égalité des armes et des droits de la défense. Elle n’estime pas nécessaire de se prononcer sur l’impartialité de la cour d’appel de Bruxelles.
52. Pour le Gouvernement, les offres de preuve présentées par les journalistes visaient à remettre en question les décisions prises dans le cadre du litige opposant M. X à son épouse et, partant, l’autorité de la chose jugée de celles-ci. Les juridictions bruxelloises avaient donc valablement pu les rejeter, dès lors que la "vérité judiciaire" ressortait suffisamment des jugements et arrêts rendus dans les causes de M. X. Bref, la production des pièces litigieuses s’était révélée non déterminante en l’espèce. La Cour de cassation l’aurait du reste confirmé.
Quant à la mention par la cour d’appel de l’article de presse du 14 octobre 1988, elle ne constituerait qu’un motif surabondant, la condamnation des requérants s’appuyant principalement sur d’autres motifs. La référence audit article dans les conclusions des magistrats demandeurs, elle, ne visait pas à modifier leur demande mais simplement à mettre en lumière l’acharnement de MM. De Haes et Gijsels.
53. La Cour rappelle que le principe de l’égalité des armes - l’un des éléments de la notion plus large de procès équitable - requiert que chaque partie se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, parmi d’autres, l’arrêt Ankerl c. Suisse du 23 octobre 1996, Recueil 1996-V, pp. 1565-1566, par. 38).
54. Elle note que dans leurs conclusions devant le tribunal puis la cour d’appel de Bruxelles, les magistrats concernés ont notamment soutenu, en substance, que les critiques formulées à leur adresse dans Humo ne trouvaient aucun appui dans les faits de la cause et certainement pas dans les quatre arrêts rendus par eux ou avec leur concours au sujet de cette affaire, lesquels ne se verraient contredits par nul autre élément. Ainsi se sont-ils référés, pour dénier tout fondement à la thèse des journalistes, au contenu du dossier qu’ils avaient eux-mêmes traité et à celui desdits arrêts.
Parce qu’elle émanait des conseillers et de l’avocat général qui avaient pris part à l’examen de l’affaire, pareille affirmation bénéficiait d’un tel crédit qu’elle ne se prêtait guère à se voir sérieusement combattue en justice si les défendeurs ne pouvaient soumettre au moins quelques pièces ou témoignages pertinents à cet effet.
55. A cet égard, la Cour ne partage pas l’opinion de la cour d’appel de Bruxelles selon laquelle la demande de production de pièces démontrerait le manque de sérieux avec lequel MM. De Haes et Gijsels auraient rédigé leurs articles. Elle estime en effet légitime le souci des journalistes de ne pas risquer de compromettre leurs sources d’information en déposant eux-mêmes les documents dont il s’agit (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Goodwin précité, p. 502, par. 45). Du reste, lesdits articles contenaient une telle foule de détails relatifs au sort des enfants X et aux résultats des examens médicaux pratiqués sur eux que l’on ne pouvait raisonnablement supposer, sans autre forme d’examen, que leurs auteurs n’avaient pas disposé d’au moins quelques informations pertinentes en la matière.
56. Il convient de relever en outre que la thèse des journalistes ne pouvait guère passer pour manquer de tout fondement, puisque dès avant la citation des requérants par les magistrats, le tribunal puis la cour d’appel d’Anvers avaient considéré que les prévenus dans le procès en diffamation intenté par M. X contre sa femme et les parents de celle-ci n’avaient pas eu de raisons sérieuses de douter de la véracité des faits allégués par eux (paragraphe 8 ci-dessus).
57. Au demeurant, la procédure engagée contre les requérants par les magistrats en cause ne portait pas sur le bien-fondé des arrêts rendus dans l’affaire du notaire X, mais uniquement sur la question de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, les requérants pouvaient s’exprimer comme ils l’ont fait. Pour y répondre, point n’était besoin de produire tout le dossier des procédures concernant M. X, mais seulement les pièces qui étaient de nature à confirmer ou à infirmer les allégations des requérants.
58. C’est bien ainsi que MM. De Haes et Gijsels ont formulé leur demande: elle tendait à ce que le tribunal puis la cour d’appel de Bruxelles prissent connaissance, à tout le moins, de l’opinion des trois professeurs dont les examens avaient déterminé les requérants à écrire leurs articles (paragraphe 10 ci-dessus). Son rejet pur et simple a placé les journalistes dans une situation de net désavantage par rapport aux magistrats demandeurs. Il y a donc eu méconnaissance du principe de l’égalité des armes.
59. A lui seul, ce constat emporte violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). En conséquence, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner les autres griefs soulevés par les requérants sur le terrain de cette disposition (art. 6-1).
III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 DE LA CONVENTION (art. 50)
60. Aux termes de l’article 50 de la Convention (art. 50),
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
A. Dommage matériel
61.  Au titre d’un dommage matériel, les requérants réclament 113 101 francs belges (FB). Cette somme correspond aux frais d’insertion dans Humo de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 5 février 1990, majorés d’"un franc provisionnel" pour la publication dudit arrêt dans six quotidiens, laquelle n’a pas eu lieu à ce jour.
62. Le délégué de la Commission et le Gouvernement ne formulent pas d’observations.
63. La publication dont il s’agit étant une conséquence directe de la condamnation prononcée à tort contre MM. De Haes et Gijsels, la Cour estime la demande justifiée.
B. Dommage moral
64. Les journalistes sollicitent en outre chacun 500 000 FB en compensation du préjudice moral provoqué par la publicité négative et les épreuves psychologiques qui ont suivi leur condamnation.
65. Le Gouvernement considère que l’arrêt de la Cour suffirait à réparer ce préjudice.
Le délégué de la Commission ne se prononce pas.
66. De l’avis de la Cour, les décisions rendues par les juridictions belges contre les requérants ont dû causer à ceux-ci certains désagréments. Le constat de violation de la Convention fournit toutefois une satisfaction équitable suffisante à cet égard.
C. Frais et dépens
67. Au titre des frais et dépens afférents à leur représentation en justice, MM. De Haes et Gijsels réclament 851 697 FB: 332 031 FB pour la procédure devant les juridictions internes et 519 666 FB pour celle devant les organes de la Convention, y compris 179 666 FB de frais de traduction.
68. Le délégué de la Commission et le Gouvernement ne formulent pas d’observations.
69. Cela étant, la Cour accueille la demande.
D. Intérêts moratoires
70. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal applicable en Belgique à la date d’adoption du présent arrêt était de 7% l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.   Dit, par sept voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention (art. 10);
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1);
3. Dit, à l’unanimité, que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, 113 101 (cent treize mille cent un) francs belges pour dommage matériel et 851 697 (huit cent cinquante et un mille six cent quatre-vingt-dix-sept) francs pour frais et dépens, montants à majorer d’un intérêt simple de 7% l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement;
4.  Dit, à l’unanimité, que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante quant au dommage moral.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 24 février 1997.
Rolv RYSSDAL
Président
Herbert PETZOLD
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 de la Convention (art. 51-2) et 55 par. 2 du règlement B, l’exposé des opinions séparées suivantes:
- opinion partiellement dissidente de M. Matscher;
- opinion partiellement dissidente de M. Morenilla.
R. R.
H. P.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE   M. LE JUGE MATSCHER
Je ne peux pas me rallier à la majorité de la chambre dans la mesure où elle constate une violation de l’article 10 (art. 10).
Bien que m’associant entièrement à ce que la chambre dit au sujet de la liberté d’expression, et en particulier de l’importance de la liberté de la presse dans une société démocratique, je pense qu’elle méconnaît les limites que cette liberté comporte et qui sont également importantes dans une société démocratique civilisée. D’ailleurs, ce que l’article 10 dit en son deuxième alinéa (art. 10-2) au sujet des "devoirs et responsabilités" que la liberté de la presse comporte, semble posséder peu de poids dans la jurisprudence de la Cour.
En appliquant ces principes à la présente affaire, je voudrais dire ce qui suit.
Les requérants étaient en droit d’attaquer la décision de la cour d’appel d’Anvers confiant à M. X la garde de ses enfants, les informations objectives dont ils disposaient légitimant les critiques les plus sévères à l’encontre de cette décision. En effet, eu égard aux circonstances de la cause, on pouvait légitimement se demander comment les magistrats dont il s’agit avaient pu statuer ainsi.
Néanmoins, ce que je reproche aux articles de presse qui ont entraîné la condamnation des requérants à une peine - d’ailleurs symbolique -, c’est l’insinuation que les magistrats, auteurs de la décision en question, auraient agi délibérément de mauvaise foi à cause de leur allégeance politique ou idéologique, violant ainsi leurs devoirs d’indépendance et d’impartialité, le tout pour protéger une personne dont les idées politiques semblaient être proches de celles de ces magistrats. Or rien ne justifiait une telle insinuation, même si les opinions politiques des magistrats mis en cause avaient pu être connues.
Dans ces circonstances, l’ingérence qu’avait constituée la condamnation des requérants était "nécessaire", au sens du deuxième alinéa de l’article 10 (art. 10-2), et n’était pas disproportionnée.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE   M. LE JUGE MORENILLA
1. A mon regret, je suis en désaccord avec la majorité en ce qui concerne sa conclusion sur la violation de l’article 10 de la Convention (art. 10) dans la présente affaire. A mon avis, la condamnation pour diffamation prononcée à l’encontre des requérants par les juridictions belges, statuant en matière civile, était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée au sens du paragraphe 2 dudit article 10 (art. 10-2).
Par les décisions judiciaires attaquées, le jugement du tribunal de première instance de Bruxelles et les arrêts de la cour d’appel de Bruxelles et de la Cour de cassation, les défendeurs, MM. De Haes et Gijsels, journalistes de profession, ont été condamnés pour acte illicite. Ils durent payer à chacun des quatre demandeurs, magistrats de la cour d’appel d’Anvers, un franc à titre de réparation du dommage moral subi, et publier intégralement la décision dans l’hebdomadaire Humo dans lequel ils avaient publié cinq articles, entre juillet et novembre 1986, critiquant les arrêts rendus par la troisième chambre de la cour d’appel d’Anvers, en des termes que les magistrats de cette chambre qualifièrent de calomnieux et diffamatoires à leur égard; les magistrats demandeurs purent en outre faire insérer le jugement, aux frais des requérants, dans six quotidiens.
Les décisions incriminées avaient été rendues dans une procédure en divorce dans laquelle la cour avait confié au père la garde des enfants malgré les accusations d’inceste et de sévices envers les enfants portées contre lui par son épouse.
2. Comme la majorité, je considère que les jugement et arrêts incriminés constituaient une ingérence dans l’exercice du droit des requérants à la liberté d’expression, qui comprend la liberté d’opinion et la liberté de communiquer des informations, consacré par le paragraphe 1 de l’article 10 de la Convention (art. 10-1). Cette ingérence était prévue par les articles 1382 et suivants du code civil belge et visait la protection de la réputation d’autrui, en l’occurrence la réputation des magistrats de la chambre de la cour d’appel qui avaient rendu l’arrêt, ainsi que la protection de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire, buts légitimes conformes à l’article 10 par. 2 de la Convention (art. 10-2).
3.  La nécessité de la condamnation des requérants dans une société démocratique reste donc la dernière condition à remplir pour que l’ingérence soit justifiée d’après le paragraphe 2 dudit article 10 de la Convention (art. 10-2). Il est aussi le seul motif de mon dissentiment avec la majorité qui considère que la mesure n’était ni nécessaire ni proportionnée, compte tenu de l’éminent rôle de la presse dans un Etat de droit et de la pertinence, en principe, des critiques concernant le fonctionnement de la justice.
4. A mon avis toutefois, les articles incriminés contenaient, en plus d’une critique des décisions judiciaires sur l’attribution de la garde des enfants dans la procédure en divorce, des appréciations sur la justice belge en général et sur les opinions politiques des magistrats de la cour d’appel d’Anvers, dont ils donnaient les noms, et des données sur le passé du père d’un de ces magistrats; ils attribuaient à ceux-ci des idées politiques proches de celles de la partie qui avait obtenu la garde des enfants. Ces propos, à mon avis, étaient très offensants pour la justice belge et calomnieux pour les magistrats de la cour d’appel, auxquels les requérants attribuaient, délibérément, la prise de décisions injustes par amitié ou en raison d’affinités politiques avec une des parties à la procédure, ce qui implique une accusation de prévarication.
5.  Dans les articles litigieux se trouvent des expressions telles que "deux enfants broyés entre les mâchoires de la justice aveugle. L’inceste est autorisé en Flandre" ou "Les magistrats de la troisième chambre de la cour d’appel qui ont donné le droit de garde au notaire se situent aussi pour la plupart dans les milieux d’extrême droite. Le conseiller [YB] est le fils d’un gros bonnet de la gendarmerie, condamné en 1948 pour collaboration (...). [L]e procureur général [YJ] (...) se trouve être un partisan politique de la famille X" (premier article, du 26 juin 1986). "[L]a moitié de la Flandre a été choquée par cette justice tordue." "Ces moyens de pression brutaux semblent bien "marcher" au sein de l’appareil judiciaire." "Grâce à ces nouvelles données, nous avons à présent une vision encore meilleure des nombreuses et perfides manipulations de la justice" (deuxième article, du 17 juillet 1986); "la dernière garantie de notre démocratie, une justice indépendante, est atteinte en ses fondements" (troisième article, du 18 septembre 1986), ou "Cela reste une honte que la juridiction anversoise refuse de prendre en considération ces pièces du dossier" (cinquième article, du 27 novembre 1986).
6. La Cour, dans une autre affaire de condamnation d’un journaliste et d’un éditeur pour diffamation d’un juge, bien similaire au présent cas, quoiqu’il s’agissait d’une condamnation pénale, l’affaire Prager et Oberschlick c. Autriche (arrêt du 26 avril 1995, série A no 313), a insisté sur la nécessité de concilier la mission de la presse de communiquer des informations sur des thèmes d’intérêt général, tels que ceux qui concernent le fonctionnement de la justice, avec la protection de la réputation d’autrui et "la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société" où, "comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un Etat de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer" (paragraphe 34).
7.  Ces éléments de la liberté de la presse, non seulement sont compatibles avec la liberté d’expression mais lui donnent l’objectivité que demandent la véracité et le sérieux de l’information concernant le fonctionnement de la justice. Comme le dit la Cour dans l’arrêt Prager et Oberschlick susmentionné, il peut "s’avérer nécessaire de protéger celle-ci [la justice] contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir" (ibidem).
8.  Dans le même arrêt, la Cour a aussi déclaré que "[l’]appréciation de ces éléments relève en premier lieu des autorités nationales, lesquelles jouissent d’une certaine marge pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence dans la liberté d’expression." Cette marge d’appréciation, pourtant, s’accompagne du contrôle européen (paragraphe 35). En surveillant sa compatibilité avec la Convention, la Cour doit tenir compte de ce que "[l]a presse représente en effet l’un des moyens dont disposent les responsables politiques et l’opinion publique pour s’assurer que les juges s’acquittent de leurs hautes responsabilités conformément au but constitutif de la mission qui leur est confiée" (paragraphe 34).
9. A mon avis, la qualification des passages mentionnés dans les arrêts incriminés au sujet de la partialité des magistrats de la cour d’appel d’Anvers et des propos sur la justice belge s’inscrit dans le contexte de la marge d’appréciation des juridictions nationales. Les affirmations des requérants constituaient des jugements de valeur sur les idées politiques des juges concernés ou sur l’influence de ces idées et de l’origine familiale sur la décision litigieuse. De tels jugements de valeur ne pouvaient pas être prouvés et ne pouvaient justifier ni l’accusation de partialité des juges, ni l’ampleur excessive des reproches formulés, ni la violence et le mépris des termes utilisés.
10. Les décisions judiciaires incriminées ne se basaient ni sur la critique de la "véracité matérielle" des faits établis dans la procédure en divorce, ni sur la légalité des décisions prises par les juges, mais sur les propos déshonorants contenus dans les articles litigieux. Les questions posées par les journalistes défendeurs s’avéraient cependant importantes pour la critique du fonctionnement de la justice et les tribunaux auraient dû en débattre pleinement et se prononcer sur elles dans leurs arrêts. Mais ce défaut des jugements attaqués n’invalide pas, à mon avis, la condamnation des requérants pour diffamation puisque cette condamnation se fondait, en définitive, sur les propos offensants utilisés dans leurs articles. Ce défaut concerne la violation alléguée de l’article 6 de la Convention (art. 6) que la Cour a constatée à l’unanimité.
11. Dans ce cadre strict des décisions attaquées, je trouve donc en conformité avec l’article 10 par. 2 de la Convention (art. 10-2) la qualification par les juridictions civiles belges des termes et des propos des articles litigieux comme étant contraires à la réputation d’impartialité des magistrats qui avaient rendu l’arrêt en appel et à l’autorité et l’indépendance du pouvoir judiciaire, ainsi que les mesures réparatrices adoptées.
1 L'affaire porte le n° 7/1996/626/809. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2 Le règlement B, entré en vigueur le 2 octobre 1994, s'applique à toutes les affaires concernant les Etats liés par le Protocole n° 9 (P9).
3 Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1997-I), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
ARRÊT DE HAES ET GIJSELS c. BELGIQUE
ARRÊT DE HAES ET GIJSELS c. BELGIQUE
ARRÊT DE HAES ET GIJSELS c. BELGIQUE
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MATSCHER
ARRÊT DE HAES ET GIJSELS c. BELGIQUE
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MORENILLA


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'Art. 10 ; Violation de l'Art. 6-1 ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-1) LIBERTE D'OPINION, (Art. 10-1) LIBERTE DE COMMUNIQUER DES IDEES, (Art. 10-1) LIBERTE DE COMMUNIQUER DES INFORMATIONS, (Art. 10-2) GARANTIR L'AUTORITE ET L'IMPARTIALITE DU POUVOIR JUDICIAIRE, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PREVUE PAR LA LOI


Parties
Demandeurs : DE HAES ET GIJSELS
Défendeurs : BELGIQUE

Références :

Origine de la décision
Formation : Cour (chambre)
Date de la décision : 24/02/1997
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 19983/92
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1997-02-24;19983.92 ?

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