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20/03/1997 | CEDH | N°22045/93

CEDH | AFFAIRE BEÏS c. GRÈCE


COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE Beïs c. GRèCE
(Requête no 22045/93)
ARRÊT
STRASBOURG
20 mars 1997 
En l’affaire Beïs c. Grèce1,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A2, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
F. Gölcüklü,
L.-E. Pettiti,
J. De Meyer,
N. Valtic

os,
J.M. Morenilla,
L. Wildhaber,
D. Gotchev,
P. Jambrek,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, ...

COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE Beïs c. GRèCE
(Requête no 22045/93)
ARRÊT
STRASBOURG
20 mars 1997 
En l’affaire Beïs c. Grèce1,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A2, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM.  R. Ryssdal, président,
F. Gölcüklü,
L.-E. Pettiti,
J. De Meyer,
N. Valticos,
J.M. Morenilla,
L. Wildhaber,
D. Gotchev,
P. Jambrek,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 novembre 1996 et 24 février 1997,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCÉDURE
1.   L’affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement grec ("le Gouvernement") le 13 mars 1996, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (no 22045/93) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Konstantinos Beïs, avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 18 mars 1993 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La requête du Gouvernement renvoie aux articles 44 et 48 b) de la Convention (art. 44, art. 48-b) et 32 du règlement A. Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 6 par. 1 et 13 de la Convention (art. 6-1, art. 13) et de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1).
2.   En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a déclaré qu’il souhaitait participer à l’instance et désigné son conseil (article 30).
3.   La chambre à constituer comprenait de plein droit M. N. Valticos, juge élu de nationalité grecque (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 30 mars 1996, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, L.-E. Pettiti, B. Walsh, J. De Meyer, L. Wildhaber, D. Gotchev et P. Jambrek, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43). Ultérieurement, M. J.M. Morenilla, suppléant, a remplacé M. Walsh, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement A).
4.   En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du Gouvernement, le conseil du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 19 septembre 1996 et celui du requérant le 23 septembre.
5.   Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 27 novembre 1996, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. P. Georgakopoulos, conseiller auprès du Conseil juridique
de l’Etat, délégué de l’agent,
Mme K. Grigoriou, auditeur auprès du Conseil juridique
de l’Etat, conseiller;
- pour la Commission
M. A. Perenic, délégué;
- pour le requérant
Me C. Chryssanthakis, professeur de droit et avocat
au barreau d’Athènes, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Perenic, Me Chryssanthakis et M. Georgakopoulos, ainsi qu’en leurs réponses aux questions de quatre juges.
EN FAIT
I.   Les circonstances de l’espèce
6.   M. Beïs réside à Athènes. Il est professeur de droit de procédure civile à l’université d’Athènes.
7.   En mars 1992, le chef du service juridique de la Chambre technique de Grèce (Techniko Epimelitirio Ellados - "TEE"), personne morale de droit public (nomiko prosopo dimosiou dikaiou) jouissant de l’ensemble des immunités et autres privilèges de l’Etat, confia - oralement et en précisant qu’il agissait "au nom de la TEE" - au requérant la tâche de rédiger deux rapports d’expertise concernant certaines procédures engagées contre la TEE par MM. Philis et Samaras; il fut convenu que l’intéressé toucherait 7 500 000 drachmes pour la rédaction des deux expertises. M. Philis, ingénieur, avait intenté deux actions en dommages-intérêts contre la TEE, à qui il reprochait d’avoir mal défendu ses intérêts dans une action en recouvrement d’honoraires. M. Samaras, juriste lié à la TEE par un contrat de longue durée, avait entamé une procédure contre celle-ci pour contester la résiliation dudit contrat.
8.  M. Beïs remit les deux rapports au chef du service juridique de la TEE le 22 avril 1992. Cependant, les honoraires convenus ne lui furent pas versés. Selon le requérant, le conseiller référendaire (paredros) de la Cour des comptes (Elenktiko Synedrio) chargé du contrôle préalable des dépenses de la TEE s’opposa - de vive voix - au paiement au motif que les rapports auraient pu être rédigés par le service juridique de la TEE et que la dépense n’était donc pas légale.
9.   Le 4 mai 1992, le comité de direction de la TEE invita un groupe de travail composé de sept experts - dont l’intéressé - à: a) rédiger un projet de loi visant à adapter les règles prévoyant la subrogation de la TEE dans les droits des ingénieurs dans leurs actions en recouvrement d’honoraires, à la suite de l’arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme en la matière; b) préparer un projet de loi modifiant les dispositions relatives au fonctionnement du service juridique de la TEE; c) examiner les actions intentées par M. Philis, afin d’aider le service juridique de la TEE par une opinion d’expert; d) exprimer un avis sur les chances de succès des appels pendants dans le cadre du litige opposant M. Samaras à la TEE; e) donner tout autre conseil propre à faciliter la tâche de la TEE. Selon les termes mêmes de la décision du comité de direction, les tâches confiées au groupe de travail devaient être "examinées en commun et en collaboration" par tous les membres de celui-ci.
Le groupe de travail devait rendre son rapport avant le 15 juin 1992. La rémunération devait s’élever à 10 500 000 drachmes qui seraient versées aux membres du groupe après remise du rapport, sur décision du comité de direction, et en fonction des tâches effectuées par chacun. Il était aussi stipulé qu’en cas de remise tardive du rapport, le contrat ne serait pas valable et les membres du groupe renonceraient à toute action en recouvrement d’honoraires contre la TEE.
10.   Le 8 mai 1992, cinq membres du groupe de travail informèrent le service juridique de la TEE qu’ils avaient chargé M. Beïs de conseiller la TEE dans les affaires qui opposaient celle-ci à MM. Philis et Samaras. Le requérant devait toucher 7 500 000 drachmes sur la somme totale proposée par la TEE. Les autres tâches seraient remplies par les autres membres, qui se partageraient le restant de la somme.
11.   Le 12 juin 1992, le vice-président de la TEE accusa réception des deux expertises que l’intéressé avait rendues le 22 avril 1992 (paragraphe 8 ci-dessus).
12.   Le 9 juillet 1992, la TEE émit un mandat de paiement (no 3495) d’un montant de 7 500 000 drachmes en faveur de M. Beïs à titre de rémunération pour sa participation au groupe de travail entre les 5 mai et 12 juin 1992.
Toutefois, le 29 juillet 1992, un commissaire (epitropos) de la Cour des comptes - exerçant le contrôle préalable de la légalité de la dépense auquel est soumise la TEE en vertu du décret présidentiel no 766/1947 - refusa d’autoriser le paiement de cette somme, estimant la dépense illégale (décision no 20, du 29 juillet 1992); selon lui, le rapport établi par le groupe de travail relevait de la compétence du service juridique de la TEE. Arguant de la légalité de la dépense, la TEE soumit à nouveau, le 18 août 1992, le mandat de paiement à l’approbation du commissaire de la Cour des comptes. Ce dernier maintint pourtant son refus et renvoya l’affaire, le 16 septembre 1992, devant la première chambre de la Cour des comptes.
13.   En raison de certains atermoiements de la TEE pour verser au requérant la rémunération convenue, ce dernier saisit, le 5 octobre 1992, le juge unique du tribunal de première instance (Monomeles Protodikeio) d’Athènes d’une demande d’injonction de payer (diatagi pliromis). Sa demande fut accueillie le 12 octobre 1992. L’ordonnance portant injonction de payer (no 12207/92) se fondait sur les documents suivants: la décision du comité de direction de la TEE du 4 mai 1992, l’accusé de réception du 12 juin 1992 et l’approbation par ce comité du versement des honoraires à l’intéressé, du 9 juillet 1992.
Le 21 octobre 1992, M. Beïs signifia à la TEE l’injonction de payer et la mise en demeure de procéder au versement, mais celle-ci n’effectua aucun paiement. Il les signifia à nouveau le 11 novembre 1992, après expiration du délai pendant lequel elle aurait pu former opposition (anakopi) (paragraphe 15 ci-dessous).
Le 24 novembre 1992, la première chambre de la Cour des comptes, à laquelle le commissaire avait renvoyé l’affaire, se prononça en ces termes (décision no 631/1992):
"Afin de permettre l’examen de problèmes particuliers d’importance majeure se posant dans le cadre des activités de la TEE, il peut être institué des comités consultatifs ou des groupes de travail extraordinaires, composés de techniciens ou de chercheurs, membres de la TEE, ainsi que de spécialistes d’autres domaines (juristes, etc.), ne relevant pas de celle-ci, en vertu d’une décision dûment motivée (quant à l’opportunité de mettre sur pied un tel organe, aux objectifs fixés, etc.) du comité de direction (ou d’une section régionale de la TEE).
Ces comités ou groupes de travail extraordinaires peuvent se voir parfois confier l’étude et la réalisation d’un "projet scientifique" spécifique, lié à l’activité et au fonctionnement généraux de la TEE, et non pas uniquement des comités scientifiques permanents spécialisés (article 10 de la loi no 1486/1984), pour autant que les conditions légales soient réunies, même si un tel projet relève de la compétence des organes permanents de la TEE.
Ces comités ou groupes de travail extraordinaires peuvent donc se voir attribuer compétence pour l’étude et la réalisation d’un projet scientifique portant sur des problèmes d’une importance majeure relevant, normalement, du service juridique de la TEE en vertu de l’article 1 du décret présidentiel no 883/1980.
Dans le cadre de leur mission, ces comités ou groupes de travail extraordinaires rédigent l’avis auquel ils sont parvenus au terme d’une réunion et d’un échange de vues préalables, (...) seule une telle procédure permet d’éclaircir plus à fond la question traitée et de faciliter son examen exhaustif par les organes exécutifs compétents de la TEE.
Le simple avis donné par un seul membre de l’un de ces comités ou groupes de travail ne répond donc pas à l’objectif de la loi même si cette personne agit dans le cadre des pouvoirs que lui ont reconnus les autres membres puisque, dans ce cas, la participation de ces derniers dans les organes collectifs serait inutile.
La rémunération qui peut être versée aux membres de ces comités ou groupes de travail extraordinaires, prévue à l’article 14 par. 2 de la loi no 1486/1984 et à l’article 1 d) du décret-loi du 10 mai 1946 (ratifié par la loi no 28/1946), est fixée par le comité de direction de la TEE. Si son bénéficiaire est un fonctionnaire ou un employé salarié du secteur public (Etat, personnes morales de droit public, etc.), visé par l’article 1 par. 6 de la loi no 1256/1982 (...) - un professeur d’université, par exemple - cette rémunération ne doit pas dépasser le seuil fixé par l’article 3 par. 4 de la loi no 1256/1982, autrement dit 30 % du salaire global normal du titulaire de cette fonction, tel qu’arrêté par la décision conjointe no 4391/2-3-1982 du premier ministre et du ministre des Finances (...), adoptée dans le cadre de l’article 3 par. 4 de la loi précitée, et qui englobe le salaire de base, la prime d’ancienneté, la prime d’études, les indemnités pour charges de famille, le coefficient correcteur, le taux d’indexation des salaires et autres allocations propres à certaines catégories d’employés ou de fonctionnaires.
La constitution du groupe de travail destiné à étudier "en commun et en collaboration" les questions spéciales mentionnées à la décision no 1238, adoptée par le comité de direction de la TEE lors de sa 30e réunion du 4 mai 1992, ainsi qu’à accomplir les actes prévus par cette décision, doit être considérée comme légale (...), compte tenu de l’importance primordiale des questions en cause pour le fonctionnement de la TEE et de l’incapacité du service juridique de la TEE, compétent en l’espèce, à traiter ces questions de manière satisfaisante.
La réalisation d’une partie de ce projet individuellement par M. Beïs, un des membres du groupe de travail, qui a formulé ses avis en l’absence de tenue d’une réunion préparatoire et d’un échange d’opinions entre les membres du groupe de travail sur les questions, n’est conforme ni à la décision no 1238/4 mai 1992 du comité de direction de la TEE chargeant les membres du groupe de travail de l’exécution "commune" de l’ensemble du projet, ni aux dispositions de l’article 15 du décret présidentiel des 27 novembre/14 décembre 1926.
La déclaration commune du 8 mai 1992 de cinq des membres du groupe de travail, par laquelle ces derniers confiaient l’exécution d’une partie du projet au professeur Beïs, a été faite en violation des principes généraux de fonctionnement des organes collectifs de l’administration puisque rien n’indique que l’ensemble des (sept) membres du groupe de travail aient été invités à une réunion commune pour prendre une décision; en outre, elle méconnaît les conditions d’exécution de l’ensemble du projet, fixées par la décision no 1238/1992 du comité de direction de la TEE ainsi que les dispositions de l’article 15 du décret présidentiel des 27 novembre/14 décembre 1926.
Partant, la dépense ayant fait l’objet du mandat de paiement de la TEE n’était pas légale en raison notamment de l’irrégularité de l’exécution du projet.
Peu importe, à cet égard, qu’il n’ait pas été prouvé, en l’espèce, que la rémunération d’un agent de la fonction publique pour participation à un groupe de travail du secteur public se trouvait dans les limites fixées par l’article 3 par. 4 de la loi no 1256/1992. Par conséquent, le mandat de paiement litigieux ne doit pas être approuvé."
14.  Le 3 décembre 1992, date à laquelle l’injonction de payer avait acquis force de chose jugée en vertu de l’article 633 du code de procédure civile (paragraphe 15 ci-dessous), M. Beïs présenta à la Banque de Grèce une demande de saisie d’une somme de 7 500 000 drachmes sur le compte détenu par la TEE auprès de cette banque; toutefois, celle-ci ne réagit pas.
Entre-temps, en exécution de l’injonction de payer la TEE émit deux nouveaux mandats de paiement (nos 93 et 94) d’un montant de 7 625 000 drachmes. Cependant, le 12 février 1993, le commissaire de la Cour des comptes chargé du dossier refusa d’autoriser le paiement, au motif que la force de chose jugée acquise par l’injonction de payer après l’écoulement du délai d’opposition ne liait pas la Cour des comptes; en effet, en vertu d’une jurisprudence constante de celle-ci (paragraphe 16 ci-dessous), cette force est limitée et ne correspond pas à celle visée à l’article 17 par. 3 du décret présidentiel no 774/1980 portant statut de la Cour des comptes (paragraphe 23 ci-dessous). L’injonction de payer ne constitue donc pas un acte juridictionnel semblable à une décision judiciaire définitive.
II.   Le droit et la pratique internes pertinents
A. L’injonction de payer
1. Le code de procédure civile
15.   Les dispositions pertinentes du code de procédure civile se lisent ainsi:
Article 623
"Le recouvrement d’une créance liquide ou en garantie peut être demandé suivant la procédure d’injonction de payer décrite aux articles 623-634 du code de procédure civile si son existence et son montant sont prouvés par un acte authentique ou un acte sous seing privé."
Article 625
"Le juge de paix est habilité à rendre une injonction de payer lorsque la créance relève de la compétence du tribunal de paix. Dans les autres cas, c’est le juge unique du tribunal de première instance qui est compétent. La requête en injonction de payer ne donne pas lieu à une audience."
Article 627
"Le juge statue sur la demande dans les meilleurs délais, sans convoquer le débiteur (...); il a cependant le droit
a) de convoquer le demandeur afin que celui-ci donne des explications relatives à la requête;
Article 628
"1. Le juge rejette la demande
a) si les condition légales pour l’adoption de l’injonction de payer ne se trouvent pas réunies;
Article 629
"Le juge accueille la demande dans la mesure où elle est, selon lui, fondée en droit et en fait, ordonne au créancier de payer la somme due et le condamne aux frais de justice
Article 631
"Une ordonnance portant injonction de payer constitue un titre exécutoire."
Article 632 par. 1
"Le débiteur contre qui une injonction de payer a été délivrée peut faire opposition dans les quinze jours qui suivent la notification de l’ordonnance. L’opposition est formée devant le tribunal compétent ratione materiae pour statuer sur le litige."
Article 633
"1. Si l’opposition est faite dans le délai fixé par la loi et de manière régulière et ses motifs sont légaux et bien fondés, le tribunal annule l’injonction de payer; autrement, il rejette l’opposition et confirme l’injonction de payer.
2. Si l’opposition n’a pas été faite dans le délai fixé par la loi, le créancier peut à nouveau notifier l’ordonnance au débiteur, qui a encore le droit de faire opposition dans un délai de dix jours (...). En l’absence d’opposition dans ce délai, l’ordonnance portant injonction de payer acquiert force de chose jugée et ne peut être attaquée que par une procédure en révision."
2. La jurisprudence de la Cour des comptes
16.   Par une décision adoptée en séance plénière, lors de sa dixième session du 6 mars 1985, la Cour des comptes a jugé:
"Il résulte des dispositions [susmentionnées] qu’en contrôlant la légalité de la dépense, la Cour des comptes vérifie, si nécessaire, l’existence du droit du créancier de l’Etat, d’une collectivité territoriale ou d’une autre personne morale de droit public. Si ce droit a fait l’objet d’un arrêt d’une juridiction civile revêtant l’autorité de la chose jugée (au sens des articles 322 et suivants du code de procédure civile), cet arrêt lie la Cour des comptes.
Il est évident que l’autorité de la chose jugée qui s’impose ainsi à la Cour des comptes résulte de l’examen, par la juridiction civile, du bien-fondé, en droit et en fait, de la créance (...)
Si l’on veut bien considérer en outre qu’aux termes de l’article 633 par. 2 b) du code de procédure civile, l’injonction de payer ne revêt pas l’autorité de la chose jugée mais simplement "acquiert force de chose jugée", on peut affirmer que la force de chose jugée de l’injonction de payer, tout comme ses limites au sens objectif et subjectif, n’est pas identique à celle qui s’attache à la décision d’un tribunal, à sa fonction et à ses limites.
Cela s’explique par le fait que l’injonction de payer ne constitue pas une décision juridictionnelle et qu’en vertu des articles 631 et 904 par. 2 b) du code de procédure civile, son adoption, à l’issue de la procédure spéciale prévue aux articles 623 et suivants de ce code, tend uniquement à la délivrance d’un titre exécutoire.
L’examen auquel il est procédé dans le cadre de l’opposition faite contre l’injonction de payer sur la base des articles 632 et 633 du code de procédure civile ne porte pas sur le droit en cause mais simplement sur la validité de l’injonction de payer comme titre exécutoire.
A la lumière de ce qui précède, accepter la thèse inverse selon laquelle l’autorité de la chose jugée de l’injonction de payer ne diffère pas de celle d’une décision juridictionnelle ou ne serait pas de portée limitée, c’est mettre en cause la constitutionnalité de la force de chose jugée de l’injonction de payer, cette dernière étant adoptée en l’absence de convocation du débiteur et d’audience contradictoire.
Il faut donc considérer que la force de chose jugée de l’injonction de payer prive simplement le défendeur de son droit à soulever de manière abusive des exceptions préliminaires, cette forclusion ressemblant (...) à l’aspect négatif de l’autorité de la chose jugée produite par la décision d’un tribunal (en ce sens que tout examen ultérieur de ces exceptions est interdit).
En conséquence, la force de chose jugée de l’injonction de payer ne porte pas sur la constatation du droit en cause (aspect positif de l’autorité de la chose jugée); dès lors, elle ne s’impose pas à la Cour des comptes lorsqu’elle examine la légalité de la dépense et se borne à doter la créance d’un titre exécutoire.
Par ailleurs, tout ce qui précède ne prive pas l’injonction de payer de sa force exécutoire, sans qu’il soit, bien entendu, porté atteinte aux dispositions touchant à l’immunité d’exécution dont bénéficient l’Etat grec en vertu de l’article 8 de la loi no 2097/1952 et, à la suite de son interprétation extensive, les collectivités locales et d’autres personnes morales de droit public.
La reconnaissance et la liquidation des dépenses, tout comme les injonctions de payer les concernant, présupposent que le droit du créancier de l’Etat, d’une collectivité territoriale ou d’une autre personne morale de droit public, soit prouvé par des documents pertinents, l’invocation d’une créance assortie d’un titre exécutoire découlant de l’injonction de payer ne suffisant pas, même si celle-ci est passée en force de chose jugée.
Partant, il faut admettre que, lors de l’examen de la légalité de la dépense, la Cour des comptes n’est pas liée par la force de chose jugée limitée de l’injonction de payer (...), car cette force de chose jugée ne revêt pas les caractéristiques de celle mentionnée au paragraphe 3 de l’article 17 du décret présidentiel no 774/1980 portant statut de la Cour des comptes.
Il s’ensuit que le droit conféré par cette force de chose jugée à celui qui se dit créancier du montant de la dépense ne rend pas celle-ci légale ipso facto et que la Cour des comptes est tenue de vérifier la légalité de cette dépense sous tous ses aspects."
B. L’exécution forcée
1. La loi no 2097/1952 portant réglementation de certains cas d’application de la loi relative au recouvrement des recettes publiques
17.  L’article 8 de la loi no 2097/1952 dispose:
"L’exécution de décisions judiciaires (de juridictions civiles ou pénales, du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes) condamnant l’Etat à payer une dette ou des frais de justice, ainsi que celle de tout titre exécutoire reconnaissant que l’Etat est tenu de payer une telle dette, n’est pas permise.
La signification d’une requête en paiement de ces dettes est interdite et, au cas où elle aurait néanmoins lieu, cette signification ne lie nullement l’Etat."
2. La jurisprudence
18.   La jurisprudence a admis que les dispositions légales selon lesquelles une personne morale de droit public jouit des mêmes prérogatives que l’Etat en matière juridictionnelle (Cour de cassation, arrêt no 108/71, Revue des juristes grecs no 38, p. 317) ou "jouit, en général, au même titre que l’Etat, de toutes les immunités et prérogatives de ce dernier, juridictionnelles, administratives, financières ou autres" (décision no 2311/1979 du tribunal de grande instance d’Athènes, Revue des juristes grecs no 38, p. 762) entraînent à l’égard de pareille personne morale l’application des dispositions de l’article 8 de la loi no 2097/1952.
La Cour de cassation a affirmé que l’article 8 de la loi no 2097/1952 est conforme à la Constitution grecque et la Convention européenne en ces termes (arrêt no 1039/1995):
"L’existence du privilège de l’impossibilité d’exécution forcée à l’encontre de l’Organisme des chemins de fer de Grèce ("l’OSE") n’est pas contraire à la disposition de l’article 4 par. 1 de la Constitution, relatif à l’égalité des citoyens devant la loi, car celle-ci exclut seulement la création par le législateur de situations privilégiées à l’égard de certaines personnes; elle n’exclut pas pourtant le droit du législateur de procéder à une réglementation spéciale (...) lorsque celle-ci s’impose pour des raisons d’intérêt social ou public. De telles raisons existent en l’occurrence: le traitement spécial et préférentiel accordé à l’OSE se justifie par l’objectif social vital qu’il poursuit, à savoir la réalisation des transports ferroviaires; il s’ensuit que l’Etat a un intérêt direct à assurer le fonctionnement sans entraves de l’OSE. Ce privilège n’est pas contraire non plus à l’article 20 de la Constitution qui garantit le droit des citoyens à une protection légale par les tribunaux (...). De plus, l’extension à l’OSE du privilège de l’interdiction de l’exécution forcée qui vaut pour l’Etat, n’est contraire ni à l’article 17 de la Constitution ni à l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) du 20 mai 1952 (...) ni enfin à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention de Rome du 4 novembre 1950 (...), puisque ces articles (P1-1, art. 6-1) règlent d’autres matières et non des questions comme la présente à laquelle ils sont étrangers."
Quant à la TEE, l’article 41 du décret présidentiel des 27 novembre/14 décembre 1926 relatif à l’institution de la TEE, précise:
"La TEE correspond en toute indépendance et jouit de tous les privilèges et immunités de l’Etat, se plaçant, dans l’ordre de préséance, immédiatement après l’Ecole polytechnique."
C. La saisie-attribution
19.   Les articles pertinents du code de procédure civile sont ainsi libellés:
Article 985
"1. Dans les huit jours de la notification de l’exploit de saisie, le tiers est tenu de déclarer si la créance saisie existe, s’il détient le bien saisi et s’il fait l’objet d’une autre saisie de la part de quelqu’un d’autre et pour quel montant.
2. La déclaration mentionnée au paragraphe 1 est faite verbalement auprès du greffier du tribunal de paix du lieu du domicile du déclarant, qui en fait rapport.
3. Le défaut de déclaration équivaut à une déclaration négative. Le défaut ou l’inexactitude de la déclaration entraîne la responsabilité du tiers saisi, lequel s’expose au paiement de dommages-intérêts à celui qui impose la saisie."
Article 986
"Dans un délai de trente jours à partir de la déclaration mentionnée à l’article 985, celui qui a imposé la saisie est en droit de s’opposer à cette déclaration devant le tribunal (...). L’opposition peut s’accompagner d’une demande d’indemnisation au sens de l’article 985 par. 3."
20.   Par son arrêt no 3/1993, la Cour de cassation siégeant en formation plénière a jugé que le secret bancaire interdit aux banques grecques de fournir des informations relatives à des comptes bancaires même si le titulaire du compte y consent. Cette interdiction - dont le non-respect constitue une infraction pénale - implique que l’omission par une banque d’émettre la déclaration prévue à l’article 985 du code de procédure civile n’équivaut pas à une déclaration négative au sens de ce même article et n’est pas susceptible de faire l’objet d’une opposition conformément à l’article 986. Ainsi, la loi prohibe indirectement la saisie entre les mains d’une banque grecque, ce qui ne porte pas atteinte à la protection juridique qu’offre une décision judiciaire ou une injonction de payer. Cette constatation est aussi confirmée par le fait que le législateur n’a pas ajouté à la réglementation concernant le secret bancaire une disposition permettant expressément une telle saisie (Dike, vol. 5, mai 1994, pp. 497-506).
D. Dispositions pertinentes relatives à la TEE
21.   L’article 1 du décret présidentiel no 883/1980 dispose que:
"Au sein de la TEE, il est institué un service juridique dont la compétence est la suivante: - conduire les procès et procédures dans lesquels la TEE est partie et assurer la protection juridique et extrajuridique des intérêts de la TEE devant toute autorité juridictionnelle ou administrative (...); - assister les organes et services de la TEE en donnant des avis sur les différentes questions juridiques dont ils sont saisis; - élaborer et formuler des projets de lois, décrets, etc., dont la TEE prend l’initiative; - conclure des contrats de toute nature entre la TEE et les tiers."
En outre, d’après l’article 15 du décret présidentiel des 27 novembre/14 décembre 1926 instituant la TEE:
"(...) En cas de besoin, il est mis en place des comités extraordinaires chargés de l’examen des problèmes particuliers ou des groupes de travail chargés de l’exécution d’un projet scientifique spécifique; outre [les membres de la TEE] peuvent y participer des spécialistes dans d’autres domaines qui ne sont pas membres de la TEE (...)"
Les dépenses de la TEE font l’objet de l’article unique du décret présidentiel no 766/1974, ainsi rédigé:
"Les personnes morales de droit public suivantes ne peuvent engager de dépenses qu’avec l’autorisation préalable de la Cour des comptes: (...) 2) La Chambre technique de Grèce (TEE) (...)"
E. La Constitution
22.   Aux termes de l’article 98 de la Constitution,
"1. Relèvent de la compétence de la Cour des comptes, notamment
a) le contrôle des dépenses de l’Etat, ainsi que des collectivités territoriales ou des autres personnes morales de droit public qui sont placées par des lois spéciales sous le contrôle de celui-ci (...)
2. Les compétences de la Cour des comptes sont déterminées et exercées ainsi qu’il est prévu par la loi (...)
3. Les arrêts de la Cour des comptes dans les affaires mentionnées au paragraphe 1 ne sont pas soumis au contrôle du Conseil d’Etat."
F. Le contrôle de dépenses publiques par la Cour des comptes
23.   L’article 17 du décret présidentiel no 774/1980 portant statut de la Cour des comptes dispose:
"1. La Cour des comptes
a) (...)
b) contrôle, en vertu de l’article 98 de la Constitution, les dépenses de l’Etat et des collectivités territoriales et d’autres personnes morales de droit public placées sous ce contrôle par des lois spéciales, afin de vérifier que chaque dépense est imputée sur un crédit autorisé par la loi et qu’elle est engagée conformément aux dispositions du code de la comptabilité publique et aux autres dispositions législatives ou réglementaires pertinentes.
2. (...)
3. Dans l’exercice de ses pouvoirs de contrôle, la Cour des comptes peut examiner, le cas échéant, toute question subsidiaire qui se pose, sous réserve des dispositions relatives à l’autorité de la chose jugée.
4. (...)
5. Le contrôle de l’opportunité des actes administratifs ne relève pas de la compétence de la Cour des comptes.
La procédure de contrôle préalable de dépenses (avant paiement) fait l’objet de l’article 21 de ce décret, qui se lit ainsi:
"1. Si le contrôle effectué démontre qu’une dépense donnée ne réunit pas, totalement ou partiellement, les conditions du paragraphe 1 b) de l’article 17, le conseiller référendaire ou le commissaire compétent refuse par décision motivée d’approuver le mandat de paiement émis par l’autorité concernée et retourne celui-ci, accompagné d’une copie de sa décision, à cette autorité.
Si le mandat de paiement lui est à nouveau soumis, le conseiller référendaire ou le commissaire peut soit l’approuver - si les obstacles à cet effet ont été levés entre-temps -, soit le renvoyer avec son rapport à la chambre compétente de la Cour des comptes qui décide (...)
La chambre compétente de la Cour des comptes (...) peut, en raison de l’importance majeure ou de l’intérêt général de la question posée, déférer l’affaire à la formation plénière de la Cour des comptes (...)
2. Au cas où le mandat de paiement n’a pas été approuvé, le ministre compétent peut demander auprès de la Cour des comptes ladite approbation sous sa responsabilité (...)
Si le mandat est approuvé sous la responsabilité du ministre, le procureur général près la Cour des comptes dépose auprès du ministre des Finances, le Conseil des Ministres et le Parlement, un rapport qui indique les raisons de la non-approbation. Si le Parlement (...) ne vise pas le mandat ainsi approuvé, la formation plénière de la Cour des comptes met à la charge du ministre compétent le montant mentionné sur le mandat.
PROCÉDURE DEVANT LA COMMISSION
24.   M. Beïs a saisi la Commission le 18 mars 1993. Il soutenait que le refus de la TEE de se conformer à une injonction de payer passée en force de chose jugée et l’absence en droit interne de toute possibilité de contraindre la TEE à s’exécuter enfreignaient les articles 6 par. 1 et 13 de la Convention (art. 6-1, art. 13) et l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1).
25.  La Commission (première chambre) a retenu la requête (no 22045/93) le 11 janvier 1995. Dans son rapport du 5 décembre 1995 (article 31) (art. 31), elle conclut à l’unanimité qu’il y a eu violation des articles 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1) et 1 du Protocole no 1 (P1-1) et qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 13 de la Convention (art. 13). Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt3.
CONCLUSIONS PRÉSENTÉES À LA COUR
26.   Dans son mémoire, le Gouvernement conclut que "la requête du requérant doit être déclarée irrecevable ou rejetée pour défaut de fondement".
27.   De son côté, le requérant "prie la Cour de constater les violations commises par la République hellénique de [lui] accorder une réparation pour le préjudice matériel et moral [qu’il a] subi, et de [lui] rembourser les frais et dépens encourus pour la préparation de la présente requête, au titre de l’article 50 de la Convention (art. 50)".
EN DROIT
SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
28.   Le Gouvernement soutient en premier lieu, comme déjà devant la Commission, que M. Beïs n’a pas épuisé les voies de recours internes faute d’avoir intenté une action civile devant les juridictions ordinaires au lieu d’une procédure en injonction de payer, d’avoir demandé à la Cour des comptes d’annuler sa décision no 631/1992 (paragraphe 13 ci-dessus) et, enfin, d’avoir fait opposition au refus tacite de la Banque de Grèce de l’informer si la TEE disposait d’avoirs auprès de cette banque.
29.   Le requérant souligne que la TEE n’a pas fait opposition - comme elle en avait le droit en vertu de l’article 633 du code de procédure civile (paragraphe 15 ci-dessus) - à l’injonction de payer litigieuse; l’injonction aurait donc acquis force de chose jugée et reviendrait à accorder à l’intéressé une protection judiciaire effective, car son débiteur ne pouvait se libérer de sa dette envers lui qu’en introduisant une procédure en révision, ce qu’il n’a pas fait. S’il avait alors engagé une action civile en tant que créancier, celle-ci aurait été déclarée irrecevable pour défaut d’intérêt. En outre, il n’allait pas engager une procédure civile longue et coûteuse, alors que sa créance était déjà garantie par une ordonnance définitive portant injonction de payer, acte exécutoire et non susceptible d’opposition de la part de la TEE.
En ce qui concerne la deuxième branche de l’exception, tout recours ultérieur auprès de la Cour des comptes aurait été vain car, en vertu de sa jurisprudence constante, celle-ci ne s’estime pas liée par la force de chose jugée d’une injonction de payer (paragraphe 16 ci-dessus).
Enfin, au sujet de la troisième branche de l’exception, une opposition n’aurait eu aucun effet pratique en raison de l’immunité d’exécution forcée dont bénéficie la TEE et de l’interdiction jurisprudentielle de toute saisie des dépôts bancaires entre les mains d’une banque par les créanciers de déposants (paragraphes 17 et 20 ci-dessus).
30.   Quant à la Commission, elle a déjà eu à connaître de l’exception. Dans sa décision sur la recevabilité, elle a décidé d’en traiter les trois branches dans le cadre de son examen au fond.
31.   La Cour n’entend pas cependant suivre la même démarche que la Commission à cet égard. Elle note d’emblée que la présente affaire a trait à l’impossibilité pour un particulier de toucher sa rémunération pour le travail qu’il avait accompli pour le compte d’une personne morale de droit public, due à l’opposition de l’organe chargé du contrôle de la légalité de dépenses publiques et malgré une injonction de payer émise par le juge d’instance.
32.   Dans le cadre de l’article 26 (art. 26), un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et susceptibles de remédier aux violations qu’il allègue. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie. L’article 26 (art. 26) implique aussi une répartition de la charge de la preuve. Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour qu’un recours effectif existait à l’époque des faits. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement n’était pas effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient d’en faire usage.
En appliquant la règle de l’épuisement, la Cour doit tenir compte de manière réaliste non seulement des recours prévus dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle du requérant (arrêt Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, pp. 1210-1211, paras. 66-69).
33.   En ce qui concerne la première branche de l’exception, la Cour note que la légalité de la rémunération de M. Beïs fut contestée tant par le conseiller référendaire de la Cour des comptes - au moment de la conclusion de l’accord entre le requérant et le directeur du service juridique de la TEE (paragraphe 8 ci-dessus) - que par le commissaire de la Cour des comptes, lorsque l’intéressé s’était officiellement vu attribuer la tâche de rédiger son rapport, dans le cadre du groupe de travail formé par la TEE (paragraphe 12 ci-dessus). Malgré son hésitation initiale (paragraphe 13 ci-dessus), la TEE n’a pas renoncé à vouloir désintéresser M. Beïs: elle ne forma pas opposition à l’injonction de payer litigieuse et émit même deux nouveaux mandats de paiement après que l’injonction eut acquis force de chose jugée au sens de l’article 633 par. 2 du code de procédure civile (paragraphes 13-14 ci-dessus).
34.   Dans son ouvrage sur le droit de procédure civile, le requérant reconnaît lui-même, dans le chapitre relatif à l’injonction de payer, que la perte pour le débiteur du droit de s’opposer à une telle injonction et de demander son annulation ne confère pas pour autant à l’injonction l’autorité de la chose jugée qui, elle, est le propre d’une décision judiciaire. En dépit de son caractère contraignant, l’injonction de payer, qui émane d’un juge, n’emporte pas présomption irréfragable de la validité de l’acte juridique à l’origine de la créance (K. Beïs, Politiki Dikonomia, A. Sakkoulas, Athènes, vol. IV, pp. 157-158, 199 et 255-256).
Ces affirmations revêtent une importance particulière dans le contexte de la présente affaire: la rémunération de l’intéressé constituait une dépense publique engagée par une personne morale de droit public, la TEE, et en tant que telle soumise au contrôle préalable de la Cour des comptes.
35.   Le requérant, professeur de droit de procédure civile, était en mesure d’apprécier, compte tenu de l’attitude susmentionnée des organes compétents de la Cour des comptes et surtout de la décision du 6 mars 1985 de cette même juridiction siégeant en formation plénière - étrangère aux faits de la cause mais bien antérieure à ceux-ci -, si une procédure en injonction de payer était ou non suffisante et adéquate pour qu’il touche sa rémunération (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Melin c. France du 22 juin 1993, série A no 261-A, p. 12, par. 24); en effet, dans cette décision, la Cour des comptes avait affirmé que seule l’autorité de la chose jugée d’une décision judiciaire sur le fond - qui, à la différence d’une injonction de payer, porte sur la constatation du droit à l’origine de la créance - s’impose à elle lorsqu’elle examine la légalité d’une dépense publique (paragraphe 16 ci-dessus).
36.   La Cour relève qu’il était loisible à M. Beïs - qui l’admet du reste - d’engager une procédure en injonction de payer ou une action civile devant les juridictions ordinaires. La première voie, qu’il choisit, certes plus rapide et plus économique que la seconde, ne suffisait pas en raison du refus des organes de contrôle de la Cour des comptes d’approuver la dépense correspondant à la rémunération du requérant, eu égard notamment à la décision de ladite cour du 6 mars 1985. En revanche, la seconde voie, que l’intéressé aurait pu emprunter à partir du moment où la TEE hésita à lui verser la somme due (paragraphe 13 ci-dessus), lui aurait permis de se prévaloir d’une décision qui lierait les organes compétents de la Cour des comptes et aurait même rendu possible la révocation de la décision de la première chambre de celle-ci (ibidem).
Dans les circonstances de la cause, la Cour estime que le requérant n’a pas exercé un recours adéquat et effectif afin de donner aux autorités grecques l’occasion de redresser les violations alléguées. La première branche de l’exception de non-épuisement se révèle donc fondée.
37.   Pareille conclusion rend inutile l’examen des deux autres branches de l’exception.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
Dit, par huit voix contre une, que, faute d’épuisement des voies de recours internes, elle ne peut connaître du fond de l’affaire.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 20 mars 1997.
Rolv RYSSDAL
Président
Herbert PETZOLD
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 de la Convention (art. 51-2) et 53 par. 2 du règlement A, l’exposé de l’opinion dissidente de M. Ryssdal.
R. R.
H. P.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE RYSSDAL
Je regrette de ne pouvoir souscrire à l’opinion développée aux paragraphes 32 et suivants de l’arrêt.
Nonobstant le fait que, probablement, la TEE n’était pas autorisée à conclure avec M. Beïs le contrat en question, ce contrat a été conclu et M. Beïs l’a pour sa part exécuté. A la suite du mandat de paiement émis par la TEE, M. Beïs demanda et obtint du juge compétent une injonction de payer au sens des articles 623 et suivants du code de procédure civile grec, qui constitue un titre exécutoire (article 631) et acquiert force de chose jugée, en l’absence d’opposition dans les délais légaux (article 633 par. 2, dernière phrase).
Le droit grec - comme d’ailleurs plusieurs autres législations - concède au titulaire d’une créance le choix entre la procédure ordinaire et la procédure simplifiée d’injonction. Lorsque la loi indique plusieurs voies, c’est à l’intéressé de choisir celle qui, en l’occurrence, lui paraît être la plus convenable.
Par des raisons qu’il ne doit pas justifier, M. Beïs a choisi la voie de la procédure d’injonction. Il aurait été loisible au débiteur de former opposition contre l’injonction de payer s’il voulait en contester la légalité, ce qui aurait conduit à l’annulation de l’injonction et, par la suite, le titulaire de la créance aurait dû engager la procédure ordinaire.
En l’absence d’opposition, l’injonction a acquis force de chose jugée et est devenue exécutoire. N’est pas déterminant le fait qu’à la différence d’un jugement adopté dans le cadre d’une procédure ordinaire l’injonction de payer n’acquiert pas l’autorité de chose jugée.
En effet, dès la délivrance de l’injonction, le requérant a eu droit au versement du montant faisant l’objet de l’injonction. Face au refus de la Cour des comptes, il n’était donc nullement obligé d’engager une procédure civile ordinaire, abstraction faite de la question de savoir si une telle demande n’aurait pas été déclarée irrecevable pour défaut d’intérêt.
J’en conclus que le requérant a épuisé les voies de recours internes au sens de l’article 26 de la Convention (art. 26).
1 L'affaire porte le n° 44/1996/663/849. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2 Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9).  Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
3 Note du greffier : pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1997-II), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
ARRÊT Beïs c. GRèCE
ARRÊT Beïs c. GRèCE
ARRÊT Beïs c. GRèCE
ARRÊT Beïs c. GRèCE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE RYSSDAL


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 22045/93
Date de la décision : 20/03/1997
Type d'affaire : Arrêt (Exception préliminaire)
Type de recours : Exception préliminaire retenue (non-épuisement des voies de recours internes)

Parties
Demandeurs : BEÏS
Défendeurs : GRÈCE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1997-03-20;22045.93 ?

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