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29/05/1997 | CEDH | N°19233/91;19234/91

CEDH | AFFAIRE TSIRLIS ET KOULOUMPAS c. GRÈCE


En l'affaire Tsirlis et Kouloumpas c. Grèce (1), La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Ryssdal, président, F. Gölcüklü, N. Valticos, R. Pekkanen, A.N. Loizou, A.B. Baka, D. Gotchev, P. Kuris, U. Lohmus,
ainsi que de MM. H. Pe

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En l'affaire Tsirlis et Kouloumpas c. Grèce (1), La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Ryssdal, président, F. Gölcüklü, N. Valticos, R. Pekkanen, A.N. Loizou, A.B. Baka, D. Gotchev, P. Kuris, U. Lohmus,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint, Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 janvier et 25 avril 1997, Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date: _______________ Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 54/1996/673/859-860. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors. _______________
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 17 avril 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouvent deux requêtes (nos 19233/91 et 19234/91) dirigées contre la République hellénique et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Dimitrios Tsirlis et Timotheos Kouloumpas, avaient saisi la Commission le 26 novembre 1991 en vertu de l'article 25 (art. 25). La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration grecque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 3, 5, 6, 9, 13 et 14 de la Convention (art. 3, art. 5, art. 6, art. 9, art. 13, art. 14).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, les requérants ont manifesté le désir de participer à l'instance et désigné leur conseil (article 30).
3. Le 27 avril 1996, le président de la Cour a décidé, conformément à l'article 21 par. 7 du règlement A de la Cour et aux fins d'une bonne administration de la justice, qu'une même chambre entendrait la présente cause et l'affaire Georgiadis c. Grèce (n° 56/1996/675/865). La chambre à constituer dans ce but comprenait de plein droit M. N. Valticos, juge élu de nationalité grecque (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le même jour, ce dernier a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, R. Pekkanen, A.N. Loizou, A.B. Baka, D. Gotchev, P. Kuris et U. Lohmus en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement grec ("le Gouvernement"), l'avocat des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 25 octobre 1996 et les demandes de satisfaction équitable des requérants le 31 octobre 1996.
5. Ainsi que le président en avait décidé, les débats se sont déroulés en public le 21 janvier 1997, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire. Ont comparu: - pour le Gouvernement M. P. Georgakopoulos, conseiller auprès du Conseil juridique de l'Etat, délégué de l'agent, Mme K. Grigoriou, assesseur auprès du Conseil juridique de l'Etat, conseiller; - pour la Commission M. P. Lorenzen, délégué; - pour les requérants Me P. Bitsaxis, avocat au barreau d'Athènes, conseil. La Cour a entendu en leurs déclarations M. Lorenzen, Me Bitsaxis et Mme Grigoriou ainsi qu'en leurs réponses à ses questions.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
6. Nés en 1964, les requérants habitent Thiva (Béotie). A. Le cas de M. Tsirlis
7. Le 4 novembre 1987, M. Tsirlis fut nommé ministre du culte par la Congrégation centrale des chrétiens témoins de Jéhovah de Grèce. Il fut notamment habilité à célébrer des mariages entre des personnes de cette religion et à notifier ces mariages aux bureaux compétents de l'état civil. Par un courrier du 20 novembre 1987, la préfecture d'Attique orientale avisa de sa nomination les bureaux de l'état civil de cette région.
8. Le 13 février 1990, le requérant demanda au bureau de recrutement d'Attique orientale ("le bureau de recrutement") à être exempté du service militaire, conformément à l'article 6 de la loi n° 1763/1988 ("la loi de 1988"), qui reconnaît ce droit à tous les ministres du culte de "religions connues". Le 28 février 1990, le bureau de recrutement rejeta cette demande au motif que les témoins de Jéhovah n'appartenaient pas à une "religion connue". Le requérant saisit immédiatement d'un recours le directeur du recrutement de l'état-major de la défense nationale ("le directeur du recrutement").
9. Alors que son recours était pendant, le bureau de recrutement ordonna au requérant de se présenter au centre d'instruction militaire de Rethymnon en vue de son incorporation le 6 mars 1990. Celui-ci s'y rendit bien mais refusa l'incorporation, invoquant sa qualité de ministre du culte d'une "religion connue". Il refusa en outre de porter l'uniforme militaire qu'un officier lui avait ordonné d'endosser. Il fut arrêté, inculpé d'insubordination (paragraphe 45 ci-dessous) et placé en détention provisoire.
10. Le 22 mars 1990, le directeur du recrutement rejeta le recours du requérant contre la décision du bureau de recrutement, au motif que les témoins de Jéhovah n'appartenaient pas à une "religion connue".
11. Le 30 avril 1990, le tribunal militaire permanent (Diarkes Stratodikio) de La Canée, composé de deux juges militaires et de trois officiers non juristes, examina les accusations pénales dirigées contre le requérant. Celui-ci se prétendit innocent, puisqu'il était ministre du culte d'une "religion connue" et, à ce titre, exempté du service militaire. A l'issue de l'audience, le président du tribunal posa la question suivante à ses membres: "[Le requérant], qui est témoin de Jéhovah, est-il coupable d'avoir refusé d'obéir, alors qu'il accomplissait son service militaire, à l'ordre donné par son commandant d'exécuter une certaine tâche, à savoir aller chercher les vêtements nécessaires à son instruction de soldat non armé, en arguant que les convictions religieuses des témoins de Jéhovah ne lui permettaient pas de le faire?" A l'unanimité, le tribunal répondit par l'affirmative, déclara le requérant coupable d'insubordination et le condamna à quatre ans d'emprisonnement, dont il déduisit la période que l'intéressé avait passée en détention provisoire.
12. Le 4 mai 1990, le requérant forma un recours contre cette décision devant la cour d'appel militaire (Anatheoritiko Dikastirio).
13. Le 21 mai 1990, l'intéressé saisit le Conseil d'Etat (Symvoulio tis Epikratias) d'un recours en annulation de la décision rendue le 22 mars 1990 par le directeur du recrutement. Il demanda notamment à être traité comme les autres ministres du culte.
14. Le 19 juin 1990, la cour d'appel militaire, composée de cinq juges militaires, examina le recours du requérant. La défense demanda l'acquittement de ce dernier ou, à titre subsidiaire, l'ajournement de l'audience en attendant que le Conseil d'Etat statue sur son recours. Elle sollicita aussi sa mise en liberté provisoire. La cour décida de reporter l'audience à une date à fixer par le procureur (Epitropos) afin de permettre à ce dernier de produire une copie de la demande initiale d'exemption et de la décision définitive rendue à ce sujet par le directeur du recrutement. Elle estima en outre que le requérant ne devait pas être mis en liberté provisoire.
15. Le 12 septembre 1990, l'intéressé demanda au Conseil d'Etat de suspendre l'exécution de la décision par laquelle le directeur du recrutement refusait de l'exempter du service militaire.
16. Le 29 novembre 1990, le recours du requérant fut à nouveau examiné par la cour d'appel militaire. Dans l'intervalle, la quatrième chambre du Conseil d'Etat avait rendu l'arrêt n° 3601/90 dans lequel elle confirmait expressément le droit des ministres du culte des témoins de Jéhovah à être exemptés du service militaire (paragraphe 44 ci-dessous). Le procureur demanda l'ajournement de l'audience, afin de recueillir l'avis du directeur du recrutement sur la question suivante: "Le prévenu est-il tenu d'accomplir son service militaire, considérant que l'arrêt n° 3601/90 de la quatrième chambre du Conseil d'Etat a cassé une décision du directeur du recrutement de l'état-major de la défense nationale rejetant une demande d'exemption du service militaire présentée par un autre prévenu, lequel était ministre du culte de la Congrégation centrale des chrétiens témoins de Jéhovah (...)?"
17. Le procureur requit en outre le maintien du requérant en détention provisoire. La défense accepta l'ajournement de l'audience et estima que la question de la mise en liberté provisoire de l'intéressé "devait être laissée à l'appréciation de la cour". Celle-ci fit droit à la demande de l'accusation et ordonna de ne pas mettre le requérant en liberté provisoire.
18. Le 16 avril 1991, le recours du requérant fut examiné pour la troisième fois par la cour d'appel militaire. Une audience avait été fixée le même jour pour statuer sur le recours en annulation introduit par le requérant devant le Conseil d'Etat contre la décision rendue le 22 mars 1990 par le directeur du recrutement.
19. Le procureur de la cour d'appel militaire proposa d'ajourner l'examen du recours du requérant en attendant la décision du Conseil d'Etat, et de maintenir l'intéressé en détention. La défense estima que la première question devait être laissée à l'appréciation de la cour. Elle demanda toutefois l'élargissement provisoire du requérant.
20. La cour décida de reporter l'audience afin de recueillir l'avis du directeur du recrutement sur la question suivante: "Le prévenu était-il exempté de l'obligation de se présenter en vue de son incorporation, compte tenu de sa qualité présumée de ministre du culte?" Elle ordonna en outre le maintien en détention provisoire du requérant.
21. Le 24 avril 1991, le Conseil d'Etat cassa la décision du directeur du recrutement du 22 mars 1990 au motif que les témoins de Jéhovah appartenaient à une "religion connue" et que l'administration n'avait pas contesté les éléments produits par le requérant pour prouver qu'il était ministre de ce culte.
22. Le 8 mai 1991, une section du Conseil d'Etat composée de trois membres décida que, dans ces conditions, il n'y avait pas lieu de se prononcer sur la demande du requérant tendant à suspendre l'exécution de la décision du directeur du recrutement.
23. Le 30 mai 1991, la cour d'appel militaire examina le recours du requérant contre le jugement rendu le 30 avril 1990 par le tribunal militaire permanent de La Canée. La question posée à la cour, telle qu'elle avait été formulée par son président, était la suivante: "[Le requérant], qui appartient à la secte des témoins de Jéhovah, est-il coupable d'avoir refusé d'obéir, alors qu'il accomplissait son service militaire, à l'ordre donné par son commandant d'exécuter une certaine tâche, à savoir aller chercher les vêtements nécessaires à son instruction de soldat non armé, en arguant que les convictions religieuses des témoins de Jéhovah ne lui permettaient pas de le faire?"
24. Après avoir entendu les parties au sujet des éléments de preuve et leurs arguments sur la question de la culpabilité du requérant, la cour se retira pour délibérer. A l'issue des délibérations, le président annonça le verdict. Le requérant fut acquitté, par trois voix contre deux, au motif "qu'aucun acte [d'insubordination] n'avait été commis". Les juges dissidents estimèrent que "le prévenu [n'était] pas ministre du culte". Il fut donné lecture du verdict et de l'ordonnance suivante qui y était jointe: "L'Etat ne se trouve nullement dans l'obligation d'indemniser l'intéressé pour sa détention du 6 mars 1990 au 30 mai 1991, considérant que celle-ci était due à une faute lourde de sa part."
25. Le requérant fut immédiatement élargi et dégagé provisoirement de ses obligations militaires, au motif qu'il était ministre du culte. B. Le cas de M. Kouloumpas
26. Le 4 novembre 1987, M. Kouloumpas fut nommé ministre du culte par la Congrégation centrale des chrétiens témoins de Jéhovah de Grèce. Il fut notamment habilité à célébrer des mariages entre des personnes de cette religion et à notifier ces mariages aux bureaux compétents de l'état civil. Par un courrier du 20 novembre 1987, la préfecture d'Attique orientale avisa de sa nomination les bureaux de l'état civil de cette région.
27. Le 29 novembre 1989, le requérant demanda au bureau de recrutement de Patras ("le bureau de recrutement") à être exempté du service militaire, conformément à l'article 6 de la loi de 1988. Le 1er mars 1990, le bureau de recrutement rejeta cette demande au motif que les témoins de Jéhovah n'appartenaient pas à une "religion connue". Le requérant forma immédiatement un recours auprès du directeur du recrutement.
28. Alors que son recours était pendant, le bureau de recrutement ordonna au requérant de se présenter au centre d'instruction militaire de Sparte en vue de son incorporation le 6 mars 1990. Le requérant s'y rendit bien mais s'opposa à l'incorporation, invoquant sa qualité de ministre du culte d'une "religion connue". Il refusa en outre de porter l'uniforme militaire qu'un officier lui avait ordonné d'endosser. Il fut arrêté, inculpé d'insubordination (paragraphe 45 ci-dessous) et placé en détention provisoire.
29. Le 6 avril 1990, le directeur du recrutement rejeta le recours du requérant contre la décision du bureau de recrutement, au motif que les témoins de Jéhovah n'appartenaient pas une "religion connue".
30. Le 21 mai 1990, le requérant saisit le Conseil d'Etat d'un recours en annulation de la décision rendue le 6 avril 1990 par le directeur du recrutement. Il demanda notamment à être traité comme les autres ministres du culte.
31. Le 30 mai 1990, le tribunal militaire permanent d'Athènes, composé d'un juge militaire et de quatre officiers non juristes, examina les accusations pénales dirigées contre le requérant. Celui-ci se prétendit innocent, puisqu'il était ministre du culte d'une "religion connue" et, à ce titre, exempté du service militaire. A l'issue de l'audience, le président du tribunal posa la question suivante à ses membres: "[Le requérant], qui est témoin de Jéhovah, est-il coupable d'avoir refusé d'obéir, alors qu'il accomplissait son service militaire, à l'ordre donné par son commandant d'exécuter une certaine tâche, à savoir aller chercher les vêtements nécessaires à son instruction de soldat non armé, en arguant que les convictions religieuses des témoins de Jéhovah ne lui permettaient pas de le faire?" A l'unanimité, le tribunal répondit par l'affirmative, déclara le requérant coupable d'insubordination et le condamna à quatre ans d'emprisonnement, dont il déduisit la période que l'intéressé avait passée en détention provisoire.
32. Le 1er juin 1990, le requérant saisit la cour d'appel militaire d'un recours contre cette décision.
33. Le 12 juillet 1990, la cour d'appel militaire examina le recours du requérant. La défense demanda l'acquittement de ce dernier ou, à titre subsidiaire, l'ajournement de l'audience en attendant que le Conseil d'Etat statue sur son recours administratif. La cour décida d'ajourner l'audience à une date à fixer par le procureur afin de permettre à ce dernier de produire une copie de certains documents du ministère de l'Education et du saint-synode de l'Eglise orthodoxe grecque, qui avaient été invoqués par les autorités militaires pour rejeter la demande d'exemption présentée par le requérant. La cour se rangea en outre à l'avis exprimé à la fois par l'accusation et la défense selon lequel le requérant ne devait pas être mis en liberté provisoire.
34. Le 12 septembre 1990, l'intéressé demanda au Conseil d'Etat de suspendre l'exécution de la décision par laquelle le directeur du recrutement refusait de l'exempter du service militaire.
35. Le 27 novembre 1990, le recours du requérant fut à nouveau examiné par la cour d'appel militaire. Dans l'intervalle, la quatrième chambre du Conseil d'Etat avait rendu son arrêt n° 3601/90 dans lequel elle confirmait expressément le droit des ministres du culte des témoins de Jéhovah d'être exemptés du service militaire (paragraphe 44 ci-dessous). Le procureur demanda l'ajournement de l'audience afin de recueillir l'avis du directeur du recrutement sur le point suivant: "Le prévenu est-il tenu d'accomplir son service militaire, considérant que l'arrêt n° 3601/90 de la quatrième chambre du Conseil d'Etat a cassé une décision du directeur du recrutement de l'état-major de la défense nationale rejetant une demande d'exemption du service militaire présentée par un autre prévenu, lequel était ministre du culte de la Congrégation centrale des chrétiens témoins de Jéhovah (...)?"
36. Le procureur requit en outre le maintien du requérant en détention provisoire. La défense demanda la mise en liberté provisoire du requérant. La cour fit droit à la demande de l'accusation et ordonna de ne pas mettre le requérant en liberté provisoire.
37. Le 7 mars 1991, le recours du requérant fut examiné pour la troisième fois par la cour d'appel militaire. Le procureur requit le report de l'audience au motif que le directeur du recrutement devait émettre son avis sur la question suivante: "Le prévenu est-il déjà exempté de l'obligation d'accomplir son service militaire compte tenu du recours qu'il a introduit devant le Conseil d'Etat?" Il demanda également de maintenir le requérant en détention. La cour souscrivit à ces deux réquisitions, malgré l'opposition du requérant.
38. Le 24 avril 1991, le Conseil d'Etat cassa la décision du directeur du recrutement rejetant la demande d'exemption présentée par le requérant, au motif que les témoins de Jéhovah appartenaient à une "religion connue" et que l'administration n'avait pas contesté les éléments produits par le requérant pour prouver qu'il était ministre de ce culte.
39. Le 8 mai 1991, une section du Conseil d'Etat composée de trois membres décida que, dans ces conditions, il n'y avait pas lieu de se prononcer sur la demande du requérant tendant à suspendre l'exécution de la décision du directeur du recrutement.
40. Le 29 mai 1991, la cour d'appel militaire examina le recours du requérant contre le jugement rendu le 30 mai 1990 par le tribunal militaire permanent d'Athènes. La question posée à la cour, telle qu'elle avait été formulée par son président, était la suivante: "[Le requérant], qui appartient à la secte des témoins de Jéhovah, est-il coupable d'avoir refusé d'obéir, alors qu'il accomplissait son service militaire, à l'ordre donné par son commandant d'exécuter une certaine tâche, à savoir aller chercher les vêtements nécessaires à son instruction de soldat non armé, en arguant que les convictions religieuses des témoins de Jéhovah ne lui permettaient pas de le faire?"
41. Après avoir entendu les parties au sujet des éléments de preuve et leurs arguments sur la question de la culpabilité du requérant, la cour se retira pour délibérer. A l'issue des délibérations, le président annonça le verdict. Le requérant fut acquitté, par trois voix contre deux, au motif "qu'aucun acte [d'insubordination] n'avait été commis". Les juges dissidents estimèrent que "le prévenu [n'était] pas ministre du culte". Il fut donné lecture du verdict et de l'ordonnance suivante qui y était jointe: "L'Etat ne se trouve nullement dans l'obligation d'indemniser l'intéressé pour sa détention du 6 mars 1990 au 29 mai 1991, considérant que celle-ci était due à une faute lourde de sa part."
42. Le requérant fut immédiatement élargi et dégagé provisoirement de ses obligations militaires, au motif qu'il était ministre du culte.
II. Le droit et la pratique internes pertinents A. La loi n° 1763/1988
43. L'article 6 de la loi n° 1763/1988 ("la loi de 1988") exempte du service militaire tous les ministres du culte de "religions connues". En vertu de cette disposition, les prêtres de l'Eglise orthodoxe grecque se font exempter sans difficulté.
44. Le Conseil d'Etat a jugé à plusieurs reprises que les témoins de Jéhovah appartenaient à une "religion connue" (décisions nos 2105 et 2106/1975, 4635/1977, 2484/1980, 4620/1985 et 790 et 3533/1986). Dans sa décision n° 3601/1990, il a expressément consacré le droit des ministres du culte des témoins de Jéhovah à être exemptés du service militaire. B. Le code de justice militaire
45. L'article 70 du code de justice militaire dispose: "Un membre des forces armées qui refuse (...) d'obéir à l'ordre donné par son supérieur d'exécuter l'une de ses tâches sera sanctionné (...)"
46. Le 16 mars 1992, le tribunal militaire permanent d'Athènes estima qu'un ministre du culte des témoins de Jéhovah qui avait refusé d'aller chercher des vêtements militaires lorsqu'il avait été convoqué en vue de son incorporation n'était pas coupable d'insubordination. Selon le tribunal, l'intéressé n'avait pas commis d'acte d'insubordination car il n'était pas tenu d'accomplir son service militaire en sa qualité de ministre du culte d'une "religion connue".
47. Aux termes de l'article 434 dudit code, si celui-ci ne réglemente pas une question de procédure, le code de procédure pénale s'applique. C. Le code de procédure pénale
48. Le code de procédure pénale contient les dispositions pertinentes suivantes: Article 533 par. 2 "Les personnes placées en détention provisoire puis acquittées (...) ont le droit de demander réparation (...), s'il a été établi au cours de la procédure qu'elles n'avaient pas commis l'infraction pour laquelle elles avaient été détenues (...)" Article 535 par. 1 "L'Etat n'est nullement dans l'obligation d'indemniser une personne qui (...) a été placée en détention provisoire si celle-ci, volontairement ou à la suite d'une faute lourde, s'est rendue responsable de sa propre détention." Article 536 " 1. Sur demande orale de la personne acquittée, la juridiction qui a examiné l'affaire statue sur l'obligation de l'Etat d'indemniser l'intéressé en rendant, en même temps que le verdict, une décision distincte. Toutefois, cette juridiction peut aussi rendre d'office une telle décision (...) 2. La décision relative à l'obligation d'indemnisation de l'Etat ne peut être contestée séparément; elle est toutefois annulée lorsque la décision portant sur la question principale de l'instance pénale est infirmée." Article 537 "1. Quiconque a subi un préjudice peut, à un stade ultérieur, saisir la même juridiction d'une demande en indemnisation. 2. En ce cas, la demande doit être présentée au procureur [Epitropos] de cette juridiction dans les quarante-huit heures suivant le prononcé du jugement en audience publique." Article 539 par. 1 "Lorsqu'il a été décidé que l'Etat doit verser une réparation, la personne y ayant droit peut intenter une action devant les juridictions civiles, qui ne peuvent pas remettre en cause l'obligation de l'Etat." Article 540 par. 1 "Les personnes qui ont été injustement (...) mises en détention provisoire doivent être indemnisées pour tout préjudice matériel qu'elles pourraient avoir subi en raison de leur (...) détention. Elles doivent également être indemnisées du préjudice moral (...)"
PROCÉDURE DEVANT LA COMMISSION
49. MM. Tsirlis et Kouloumpas ont saisi la Commission le 26 novembre 1991. Invoquant les articles 3, 5 paras. 1 et 5, 6 par. 1, 9, 13 et 14 de la Convention (art. 3, art. 5-1, art. 5-5, art. 6-1, art. 9, art. 13, art. 14), ils se plaignaient d'avoir été détenus irrégulièrement et d'avoir fait l'objet d'une discrimination fondée sur leurs convictions religieuses, d'avoir été soumis à des traitements inhumains et dégradants et de n'avoir pas bénéficié d'un procès équitable au sujet de la réparation de leur détention irrégulière. Ils dénonçaient également le caractère arbitraire de leur condamnation, contraire à l'article 7 (art. 7).
50. Le 4 septembre 1995, la Commission a retenu les requêtes (nos 19233/91 et 19234/91), à l'exception du grief relatif à la régularité de la détention provisoire et de celui tiré de l'article 7 (art. 7). Dans son rapport du 7 mars 1996 (article 31) (art. 31), elle exprime l'avis: a) qu'il y a eu violation de l'article 5 par. 1 (art. 5-1) (unanimité); b) qu'il y a eu violation de l'article 5 par. 5 (art. 5-5) (unanimité); c) qu'il y a eu violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) (unanimité); d) qu'il n'y a pas lieu d'examiner s'il y a eu violation de l'article 13 (art. 13) (unanimité); e) qu'il y a eu violation de l'article 14 combiné avec l'article 9 (art. 14+9) (vingt-six voix contre deux); f) qu'il n'y a pas lieu de rechercher s'il y a eu violation de l'article 9 (art. 9) (vingt-quatre voix contre quatre); g) qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 (art. 3) (unanimité). Le texte intégral de son avis et des trois opinions séparées dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt (1). _______________ Note du greffier
1. Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1997-III), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe. _______________
CONCLUSIONS PRÉSENTÉES À LA COUR
51. A l'audience, les requérants ont demandé à la Cour de dire qu'il y a eu violation des articles 3, 5 paras. 1 et 5, 6 par. 1, 9, 13 et 14 (art. 3, art. 5-1, art. 5-5, art. 6-1, art. 9, art. 13, art. 14). Le Gouvernement, pour sa part, a prié la Cour de rejeter toute allégation de violation de la Convention.
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L'ARTICLE 5 DE LA CONVENTION (art. 5) A. Paragraphe 1 (art. 5-1)
52. MM. Tsirlis et Kouloumpas se plaignent de ce que leur détention, depuis leur condamnation jusqu'à leur acquittement définitif par la cour d'appel militaire, était contraire à l'article 5 par. 1 de la Convention (art. 5-1), dont les passages pertinents sont ainsi libellés: "Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales: a) s'il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent; (...)" Selon M. Tsirlis, sa détention entre le 30 avril 1990 et le 30 mai 1991 n'était pas "régulière" au sens de cette disposition (art. 5-1). M. Kouloumpas présente le même grief en ce qui concerne sa détention du 30 mai 1990 au 29 mai 1991. A leur sens, les dispositions pertinentes de la loi de 1988 sont claires: tous les ministres du culte de religions connues ont le droit d'être exemptés du service militaire (paragraphe 43 ci-dessus). MM. Tsirlis et Kouloumpas ont présenté une demande d'exemption le 13 février 1990 et le 29 novembre 1989 respectivement. Compte tenu de la jurisprudence du Conseil d'Etat, lequel reconnaît que les témoins de Jéhovah appartiennent à une "religion connue" (paragraphe 44 ci-dessus), et puisque leur qualité de ministres de ce culte n'a été mise en cause à aucun stade de la procédure, il serait indiscutable que les requérants n'étaient pas tenus d'effectuer leur service militaire. Dans ces conditions, ceux-ci considèrent que leur condamnation pour insubordination par les tribunaux militaires permanents de La Canée et d'Athènes était "manifestement arbitraire". Les intéressés ont également cherché à faire passer les mesures prises à leur encontre pour un aspect de la stratégie globale que suivraient les autorités grecques pour ne pas reconnaître l'existence d'une minorité religieuse.
53. La Commission constate que la question de savoir si les requérants étaient astreints au service militaire tenait un rôle essentiel pour déterminer si leur responsabilité pénale pour insubordination était engagée. Elle conclut qu'en ignorant la nomination des requérants comme ministres du culte des témoins de Jéhovah ainsi que la jurisprudence pertinente du Conseil d'Etat, les juridictions militaires de première instance ont manifestement mal interprété l'article 6 de la loi de 1988, qui exempte tous les ministres du culte de "religions connues" du service militaire. La détention des requérants à la suite de leur condamnation ne saurait donc passer pour "régulière" au sens de l'article 5 par. 1 de la Convention (art. 5-1).
54. Le Gouvernement plaide qu'il n'y a pas eu atteinte à l'article 5 par. 1 (art. 5-1). Les requérants ont été placés en détention après leur condamnation par les tribunaux militaires compétents pour insubordination. L'insubordination est le refus d'obéissance d'un militaire aux ordres d'un supérieur. Or à l'époque des faits, les requérants avaient le statut de militaires. En refusant de porter un uniforme militaire, contrairement à l'ordre donné par leur supérieur, MM. Tsirlis et Kouloumpas se sont donc rendus coupables d'une infraction pénale. Telle est la seule question dont les juridictions militaires auraient été saisies. Ni les unités militaires auxquelles les requérants se sont présentés ni les tribunaux militaires n'avaient le pouvoir d'annuler la décision administrative refusant de les exempter du service militaire. Quoi qu'il en soit, les requérants auraient refusé d'obtempérer au motif qu'ils étaient des témoins de Jéhovah, et non des ministres du culte, ainsi qu'en témoigne le point de droit formulé par les présidents des juridictions militaires (paragraphes 11, 23, 31 et 40 ci-dessus). Le Gouvernement soutient en outre que les autorités militaires ont hésité à suivre la décision par laquelle le Conseil d'Etat reconnaissait que les ministres du culte des témoins de Jéhovah devaient être considérés comme des "ministres du culte d'une religion connue" et, de ce fait, exemptés du service militaire (décision n° 3601/90 - paragraphe 44 ci-dessus), au motif qu'une unique décision ne suffit pas à constituer une jurisprudence établie. Cette hésitation se reflète également dans les opinions dissidentes accompagnant les décisions rendues par le Conseil d'Etat au sujet des requérants.
55. Les comparants sont convenus que la détention de MM. Tsirlis et Kouloumpas a bien eu lieu "après condamnation par un tribunal compétent" et que sa régularité doit ainsi être examinée au regard de l'alinéa a) de l'article 5 par. 1 (art. 5-1-a). La Cour n'aperçoit aucune raison d'en juger autrement.
56. Il convient donc de rechercher si la détention de M. Tsirlis du 30 avril 1990 au 30 mai 1991 et celle de M. Kouloumpas du 30 mai 1990 au 29 mai 1991 étaient "selon les voies légales" et "régulières" au sens de l'article 5 par. 1 de la Convention (art. 5-1). La Cour rappelle que la Convention renvoie essentiellement à la législation nationale et énonce l'obligation d'en respecter les normes de fond comme de forme, mais elle exige de surcroît la conformité de toute mesure privative de liberté au but de l'article 5 (art. 5): protéger l'individu contre l'arbitraire (voir, parmi beaucoup d'autres, les arrêts Bozano c. France du 18 décembre 1986, série A n° 111, p. 23, par. 54, et Loukanov c. Bulgarie du 20 mars 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, pp. 543-544, par. 41).
57. Il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d'interpréter et appliquer le droit interne. Cependant, l'article 5 par. 1 (art. 5-1) prévoyant que l'inobservation du droit interne entraîne une violation de la Convention, il s'ensuit que la Cour peut et doit effectuer un certain contrôle pour déterminer si ce droit a été respecté (voir l'arrêt Bouamar c. Belgique du 29 février 1988, série A n° 129, p. 21, par. 49).
58. Une détention est en principe régulière si elle a lieu en exécution d'une décision judiciaire. La constatation ultérieure d'un manquement par le juge peut ne pas rejaillir, en droit interne, sur la validité de la détention subie dans l'intervalle. C'est pourquoi les organes de Strasbourg se refusent toujours à accueillir des requêtes émanant de personnes reconnues coupables d'infractions pénales et qui tirent argument de ce que les juridictions d'appel ont constaté que le verdict de culpabilité ou la peine reposaient sur des erreurs de fait ou de droit (voir l'arrêt Benham c. Royaume-Uni du 10 juin 1996, Recueil 1996-III, p. 753, par. 42).
59. La Cour relève que l'article 6 de la loi de 1988 mentionne les ministres du culte de toutes les "religions connues". Or le Conseil d'Etat a reconnu dès 1975 que les témoins de Jéhovah constituaient une telle religion et, en 1990, cette jurisprudence pouvait indubitablement être considérée comme établie (paragraphe 44 ci-dessus). Nul n'a contesté, au cours de la procédure interne, que les requérants étaient ministres de ce culte. Néanmoins, les autorités militaires se sont prononcées sur la responsabilité pénale des requérants, et donc sur la régularité de leur détention, en méconnaissant de manière flagrante cette jurisprudence. En conséquence, MM. Tsirlis et Kouloumpas ont passé respectivement treize et douze mois en détention.
60. De surcroît, l'obstination des autorités compétentes à ne pas reconnaître que les témoins de Jéhovah constituent une "religion connue", et l'atteinte qui s'est ensuivie au droit à la liberté des requérants, revêtent un caractère discriminatoire lorsque l'on compare cette situation avec la manière dont les prêtres de l'Eglise orthodoxe grecque obtiennent l'exemption (paragraphe 43 ci-dessus).
61. L'argument du Gouvernement selon lequel la qualité de ministres du culte des requérants n'entrait pas en ligne de compte dans le cadre de l'affaire soumise aux tribunaux militaires, dont la compétence ne s'étendait qu'à l'infraction alléguée d'insubordination (paragraphe 54 ci-dessus), n'excuse pas ces manquements. En premier lieu, il ressort clairement des ajournements répétés des affaires des requérants par la cour d'appel militaire, afin d'obtenir une réponse à la question de savoir si les témoins de Jéhovah étaient tenus d'effectuer leur service militaire (paragraphes 16, 20, 35 et 37 ci-dessus), que ce point était déterminant pour l'issue de l'appel. En second lieu, les juridictions d'appel ont acquitté les requérants dès que le Conseil d'Etat eut cassé la décision du directeur du recrutement de ne pas les exempter de leurs obligations militaires au motif qu'ils étaient ministres du culte d'une "religion connue".
62. Dans ces conditions, la Cour juge que la détention des requérants par suite de leur condamnation pour insubordination était dépourvue de base en droit interne et arbitraire. Elle ne saurait donc passer pour "régulière" aux fins de l'article 5 par. 1 (art. 5-1).
63. En conclusion, il y a eu violation de l'article 5 par. 1 de la Convention (art. 5-1). B. Paragraphe 5 (art. 5-5)
64. Les requérants se plaignent également de ne pas avoir été indemnisés malgré l'irrégularité de leur détention. Ils invoquent l'article 5 par. 5 (art. 5-5), ainsi libellé: "Toute personne victime d'une arrestation ou d'une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article (art. 5) a droit à réparation." La Commission partage le point de vue des requérants.
65. Le Gouvernement plaide que, la détention des requérants étant régulière (paragraphe 54 ci-dessus), la question d'une atteinte à l'article 5 par. 5 (art. 5-5) ne se pose pas.
66. La Cour rappelle avoir conclu que la détention des requérants par suite de leur condamnation pour insubordination était irrégulière aux fins du paragraphe 1 de l'article 5 de la Convention (art. 5-1) (paragraphe 62 ci-dessus). Cependant, les 30 mai et 29 mai 1991 respectivement, la cour d'appel militaire a déclaré que le droit interne ne permettait pas à MM. Tsirlis et Kouloumpas d'obtenir une réparation car leur détention aurait résulté d'une "faute lourde" de leur part (paragraphes 24 et 41 ci-dessus). Les requérants ne pouvant présenter de demande d'indemnité devant les autorités nationales, il s'ensuit qu'il y a eu aussi violation du paragraphe 5 (art. 5-5) (voir, par exemple, l'arrêt Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni du 30 août 1990, série A n° 182, p. 21, par. 46).
II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L'ARTICLE 9 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 14 (art. 9, art. 14+9)
67. Les requérants font également valoir qu'ils ont dû passer de longues périodes en détention avant de se faire exempter du service militaire, et ce uniquement parce qu'ils appartenaient à la minorité religieuse des témoins de Jéhovah. Selon eux, ce grief soulève des questions au regard de l'article 9 de la Convention, tant pris isolément (art. 9) que combiné avec l'article 14 (art. 14+9). Ces deux dispositions (art. 9, art. 14) sont conçues en ces termes: Article 9 (art. 9) "1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui." Article 14 (art. 14) "La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation."
68. En ce qui concerne leur grief au titre de l'article 9 (art. 9), les requérants affirment avoir été privés de leur droit d'exercer leurs fonctions de ministres du culte pendant la durée de leur détention. Sur le terrain de l'article 9 combiné avec l'article 14 de la Convention (art. 14+9), ils allèguent en outre, rejoints en cela par la Commission, que l'article 6 de la loi de 1988 accorde à tous les ministres du culte de religions connues le droit d'être exemptés du service militaire. Or les prêtres de l'Eglise orthodoxe grecque, majoritaire, obtiennent l'exemption sans difficulté, alors qu'eux-mêmes ont subi une détention de treize et douze mois respectivement dans l'attente de l'issue de la procédure administrative.
69. A titre d'exceptions préliminaires, le Gouvernement fait valoir que les requérants ont présenté leurs griefs à ce sujet bien après l'expiration du délai de six mois prévu à l'article 26 de la Convention (art. 26) et sans avoir jamais invoqué les dispositions pertinentes de la Convention au cours de la procédure interne. Sur le fond, il soutient qu'aucune clause de la Convention n'oblige les Etats contractants à accorder l'exemption du service militaire pour des motifs de conscience religieuse. En tout état de cause, le système de contrôle de la Convention revêtant un caractère subsidiaire en vertu de l'article 26 (art. 26), il ne saurait y avoir violation de ses dispositions lorsque les autorités nationales ont assuré un redressement. Les décisions définitives du Conseil d'Etat satisferaient ainsi aux exigences de la Convention.
70. La Cour fait observer que la détention des requérants dans l'attente de la décision administrative quant à leur demande d'exemption se trouve au coeur des griefs sous examen. Ayant conclu au caractère arbitraire, et donc à l'irrégularité, de la détention des requérants au regard de l'article 5 par. 1 de la Convention (art. 5-1) (paragraphes 60 et 62 ci-dessus), la Cour ne juge pas nécessaire d'examiner les mêmes faits sous l'angle de l'article 9, qu'il soit pris isolément (art. 9) ou combiné avec l'article 14 de la Convention (art. 14+9). Dans ces conditions, la Cour n'est pas tenue de se prononcer sur les exceptions préliminaires du Gouvernement.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 PAR. 1 ET 13 DE LA CONVENTION (art. 6-1, art. 13)
71. Les requérants se plaignent de ce que la question de la réparation de leur détention a été tranchée de manière non équitable et insuffisamment motivée et sans leur fournir l'occasion de se faire entendre par le tribunal. Ils invoquent l'article 6 par. 1 de la Convention (art. 6-1), dont les passages pertinents sont ainsi libellés: "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)" La Commission souscrit à la thèse des requérants, tandis que le Gouvernement conteste que l'article 6 par. 1 (art. 6-1) s'applique à la procédure en cause.
72. Les requérants dénoncent de surcroît l'absence de recours effectif en droit interne pour exposer la violation en leur chef des droits garantis par la Convention, en raison du caractère définitif des décisions de la cour d'appel militaire. Ils y voient une violation de l'article 13 de la Convention (art. 13), ainsi libellé: "Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles."
73. La Cour relève qu'en matière de réparation d'une détention irrégulière, le paragraphe 5 de l'article 5 (art. 5-5) représente une lex specialis. Ayant déjà conclu à la violation de cette disposition (art. 5-5) (paragraphe 66 ci-dessus), la Cour n'estime pas nécessaire de rechercher si le manquement de l'Etat à son obligation d'indemniser les requérants de leur détention irrégulière est également contraire aux articles 6 par. 1 ou 13 de la Convention (art. 6-1, art. 13).
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION (art. 3)
74. Devant la Commission, MM. Tsirlis et Kouloumpas se sont plaints d'avoir subi des traitements prohibés par l'article 3 de la Convention (art. 3) en raison de leur détention. Cette disposition (art. 3) est conçue en ces termes: "Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants."
75. Le Gouvernement convient avec la Commission que, compte tenu du degré de gravité exigé par l'article 3 (art. 3), on ne saurait dire que la détention des requérants ait constitué des "peines ou traitements inhumains ou dégradants".
76. La Cour relève que les requérants n'ont pas tenté d'étayer ce grief devant elle. Il s'ensuit qu'aucune violation de l'article 3 (art. 3) n'est établie.
V. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 DE LA CONVENTION (art. 50)
77. Aux termes de l'article 50 de la Convention (art. 50): "Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable." A. Dommage
78. MM. Tsirlis et Kouloumpas sollicitent chacun une indemnité de 14 700 000 drachmes (GRD).
79. Pour le Gouvernement, ces prétentions ne sont ni justifiées ni étayées par des éléments prouvant qu'il y a eu préjudice. Une somme de 600 000 GRD devrait suffire tant pour le dommage que pour les frais et dépens, aussi bien dans les deux cas d'espèce que dans l'affaire Georgiadis c. Grèce, qui a été entendue au cours de la même audience (paragraphe 3 ci-dessus).
80. La Cour relève que MM. Tsirlis et Kouloumpas ont passé treize et douze mois respectivement en détention irrégulière (paragraphe 62 ci-dessus). Le fait même d'avoir été privés de leur liberté a dû leur causer un préjudice tant matériel que moral. Or les tribunaux internes ne leur ont accordé aucune réparation. Statuant en équité, comme le veut l'article 50 (art. 50), la Cour alloue 8 000 000 GRD à M. Tsirlis et 7 300 000 GRD à M. Kouloumpas en réparation du dommage qu'ils ont subi. B. Frais et dépens
81. Les requérants réclament au total 11 200 000 GRD pour les frais et dépens afférents aux instances suivies devant les juridictions internes et les institutions de la Convention.
82. Le Gouvernement juge cette somme exagérée, tandis que le délégué de la Commission laisse la question à l'appréciation de la Cour.
83. Il convient de noter que l'idée maîtresse contenue dans les allégations des requérants a conduit la Cour à conclure à la violation. La somme demandée est toutefois excessive. C'est pourquoi la Cour, statuant en équité comme l'exige l'article 50 (art. 50), alloue en tout aux requérants 2 000 000 GRD pour frais et dépens. C. Intérêts moratoires
84. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal applicable en Grèce à la date d'adoption du présent arrêt est de 6% l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 par. 1 de la Convention (art. 5-1);
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 par. 5 de la Convention (art. 5-5);
3. Dit qu'il n'y a pas lieu de rechercher s'il y a eu violation de l'article 9, pris isolément (art. 9) ou combiné avec l'article 14 de la Convention (art. 14+9);
4. Dit qu'il n'y a pas lieu de rechercher s'il y a eu violation des articles 6 par. 1 ou 13 de la Convention (art. 6-1, art. 13);
5. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 de la Convention (art. 3);
6. Dit a) que l'Etat défendeur doit verser, dans les trois mois, 8 000 000 (huit millions) drachmes à M. Tsirlis et 7 300 000 (sept millions trois cent mille) drachmes à M. Kouloumpas pour dommage matériel et moral, ainsi qu'une somme globale de 2 000 000 (deux millions) drachmes pour frais et dépens; b) que ces montants seront à majorer d'un intérêt simple de 6% l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement;
7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus. Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 29 mai 1997.
Signé: Rolv RYSSDAL Président
Signé: Herbert PETZOLD Greffier


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 19233/91;19234/91
Date de la décision : 29/05/1997
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 5-1 ; Violation de l'art. 5-5 ; Non-violation de l'art. 3 ; Non-lieu à examiner l'art. 9 ; Non-lieu à examiner l'art. 14+9 ; Non-lieu à examiner l'art. 6-1 ; Non-lieu à examiner l'art. 13 ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 5-1) ARRESTATION OU DETENTION REGULIERE


Parties
Demandeurs : TSIRLIS ET KOULOUMPAS
Défendeurs : GRÈCE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1997-05-29;19233.91 ?
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