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01/07/1997 | CEDH | N°20834/92

CEDH | AFFAIRE OBERSCHLICK c. AUTRICHE (N° 2)


En l'affaire Oberschlick c. Autriche (n° 2) (1), La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement B (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Ryssdal, président, Thór Vilhjálmsson, F. Matscher, C. Russo, A. Spielmann, R. Pekkanen, J.M. Morenilla, M.A. Lopes Rocha, P. Kuris,
ainsi

que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier a...

En l'affaire Oberschlick c. Autriche (n° 2) (1), La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement B (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Ryssdal, président, Thór Vilhjálmsson, F. Matscher, C. Russo, A. Spielmann, R. Pekkanen, J.M. Morenilla, M.A. Lopes Rocha, P. Kuris,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint, Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 21 mars et 25 juin 1997, Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date: _______________ Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 47/1996/666/852. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement B, entré en vigueur le 2 octobre 1994, s'applique à toutes les affaires concernant les Etats liés par le Protocole n° 9 (P9). _______________
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par un ressortissant autrichien, M. Gerhard Oberschlick ("le requérant"), le 18 mars 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (n° 20834/92) dirigée contre la République d'Autriche et dont M. Oberschlick avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 15 septembre 1992 en vertu de l'article 25 (art. 25). La requête de l'intéressé devant la Cour renvoie à l'article 48 de la Convention (art. 48) modifié par le Protocole n° 9 (P9), que l'Autriche a ratifié. Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 10 de la Convention (art. 10).
2. Le 28 juin 1996, le comité de filtrage de la Cour a décidé de ne pas écarter l'affaire et de la soumettre pour examen à la Cour (article 48 par. 2 de la Convention) (art. 48-2).
3. En réponse à l'invitation prévue à l'article 35 par. 3 d) du règlement B, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance. Le 29 août 1996, le président de la Cour l'a autorisé à défendre lui-même ses intérêts, avec l'assistance d'un conseil, pendant la procédure écrite, étant entendu que celui-ci devrait le représenter à l'audience (article 31 par. 1). Le même jour, le président leur a permis de s'exprimer en allemand (article 28 par. 3).
4. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b)). Le 7 août 1996, celui-ci a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept autres membres, à savoir MM. Thór Vilhjálmsson, R. Macdonald, C. Russo, A. Spielmann, J.M. Morenilla, M.A. Lopes Rocha et L. Wildhaber (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement B) (art. 43). Par la suite, MM. R. Pekkanen et P. Kuris, suppléants, ont remplacé MM. Wildhaber et Macdonald, empêchés (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement B).
5. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement B), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement autrichien ("le Gouvernement"), le conseil du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 39 par. 1 et 40). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du requérant et du Gouvernement les 13 janvier et 7 février 1997 respectivement. Le 11 mars 1997, la Commission lui a fourni certaines pièces qu'il lui avait demandées sur les instructions du président.
6. Ainsi qu'en avait décidé celui-ci, les débats se sont déroulés en public le 20 mars 1997, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire. Ont comparu: - pour le Gouvernement MM. W. Okresek, chef de la division des affaires internationales, service constitutionnel, chancellerie fédérale, agent, S. Benner, département des affaires criminelles et des grâces, ministère fédéral de la Justice, conseiller; - pour la Commission M. L. Loucaides, délégué; - pour le requérant MM. H. Tretter, conseil, G. Oberschlick, requérant. La Cour a entendu MM. Loucaides, Tretter, Okresek, Benner et Oberschlick.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
7. Journaliste résidant à Vienne, M. Oberschlick était à l'époque des faits rédacteur en chef de la revue Forum.
8. Le 7 octobre 1990, M. Haider, alors président du parti libéral autrichien (Freiheitliche Partei Österreichs - FPÖ) et chef du gouvernement (Landeshauptmann) du Land de Carinthie, y prononça, au mont Ulrich (Ulrichsberg), à l'occasion d'une "célébration de la paix" (Friedensfeier), un discours à la gloire de la "génération de soldats" qui avaient participé à la seconde guerre mondiale. Il y exprimait l'idée que tous les soldats, y compris ceux de l'armée allemande, avaient combattu pour la paix et la liberté et qu'il ne fallait donc pas distinguer entre les "bons" et les "mauvais" soldats de cette génération, mais plutôt se montrer reconnaissant envers tous d'avoir fondé et édifié la société démocratique et prospère d'aujourd'hui. Critiquant alors un écrivain autrichien qui avait, selon lui, dénigré les soldats tombés pendant la seconde guerre mondiale, M. Haider poursuivait ainsi: "Mesdames et Messieurs, dans une démocratie, la liberté d'opinion va de soi, mais elle trouve ses limites là où des personnes réclament le bénéfice d'une liberté qu'elles n'auraient jamais obtenue si d'autres n'avaient pas risqué leur vie pour qu'aujourd'hui, elles puissent vivre dans la démocratie et la liberté."
9. Ce discours fut reproduit in extenso en mars 1991 dans Forum et commenté par le requérant ainsi que par l'écrivain autrichien précité. Le texte de M. Oberschlick, intitulé "P.S.: "Trottel" statt "Nazi"" ("P.S.: "imbécile" au lieu de "nazi'"), se lisait ainsi: "Je dirai de Jörg Haider, primo qu'il n'est pas un nazi et secundo qu'il est un imbécile, ce que je justifierais comme suit: [L.] [...] m'a bien convaincu que se faire traiter de nazi profite plutôt à Jörg Haider. C'est pourquoi je demande à mes amis de me pardonner de ne pas utiliser cette appellation, déjà rien que pour cette bonne raison-là. [...] Comme [Haider] nous refuse, à nous qui n'avons pas eu ce qu'il considère comme le bonheur légitimant [legitimierende Glück] de risquer sa vie dans l'habit d'honneur [Ehrenkleid] du IIIe Reich pour la liberté hitlérienne de la guerre d'agression [Raubkrieg] et de la solution finale, [comme il nous refuse] le droit "de réclamer le bénéfice de la liberté d'opinion", à plus forte raison celui de la "liberté politique", et que lui-même n'a jamais eu le bonheur de pouvoir servir dans l'habit d'honneur des SS ou de l'armée allemande [Wehrmacht], s'excluant ainsi lui-même avec la grande majorité des Autrichiens de tout exercice de la liberté, il est, à mon sens, un imbécile."
10. Le 26 avril 1991, M. Haider intenta contre l'intéressé une action pour diffamation (üble Nachrede) et injure (Beleidigung) devant le tribunal correctionnel régional (Landesgericht für Strafsachen - "le tribunal régional") de Vienne. Il réclama en outre la saisie immédiate du numéro en cause de la revue ainsi que l'insertion dans Forum d'un avis signalant l'ouverture des poursuites.
11. Le 30 avril 1991, le tribunal fit droit à la demande de publication, mais le 21 mai 1991, M. Oberschlick attaqua sa décision.
12. Appliquant l'article 115 du code pénal (paragraphe 19 ci-dessous), le tribunal condamna l'intéressé, le 23 mai 1991, pour injure à M. Haider à une amende de vingt unités journalières à 200 schillings autrichiens (ATS) et, à défaut de paiement, à un emprisonnement de dix jours. D'après lui, le terme Trottel était injurieux (Schimpfwort) et son utilisation ne pouvait avoir d'autre but que d'avilir (Herabsetzung) une personne; il ne pouvait donc jamais servir de support à une critique objective (sachliche Kritik). Dans la version écrite de son jugement, le tribunal ajouta un ordre de saisie du numéro en cause de Forum.
13. Le 30 août 1991, le requérant interjeta appel (Berufung) de ce jugement. Selon lui, c'est parce que le tribunal avait fait abstraction du contexte dans lequel l'expression litigieuse s'insérait qu'il avait pu estimer qu'elle n'avait servi qu'à injurier M. Haider. S'il avait tenu compte de tout l'article et du raisonnement qui y était développé, il se serait aperçu que le terme incriminé était justifié, dès lors qu'il servait de conclusion à la constatation que, dans son discours, M. Haider s'était lui-même exclu du bénéfice de la liberté d'opinion. M. Oberschlick se plaignit en outre de ce que la saisie du numéro en cause de Forum n'avait pas été ordonnée lors du prononcé du jugement.
14. Le 16 septembre 1991, l'intéressé demanda que le procès-verbal de l'audience fût rectifié et complété.
15. Le 18 octobre 1991, le tribunal régional corrigea en partie le procès-verbal, rejetant pour manque de pertinence les autres modifications demandées par l'intéressé. Le 10 décembre, celui-ci forma un recours (Beschwerde) contre cette décision.
16. Entre-temps, le 5 décembre 1991, le tribunal régional avait rectifié son jugement et en avait retiré l'ordre de saisie de Forum.
17. Le 18 mars 1992, la cour d'appel (Oberlandesgericht) de Vienne rejeta l'appel du requérant contre l'ordre de publication d'un avis signalant l'ouverture des poursuites intentées par M. Haider (paragraphe 11 ci-dessus). Le même jour, elle déclara irrecevable le recours contre la décision portant rectification du procès-verbal de l'audience (paragraphe 15 ci-dessus).
18. Le 25 mars 1992, la cour d'appel confirma le jugement du tribunal régional mais réduisit à 50 ATS le taux de l'unité journalière (paragraphe 12 ci-dessus). Elle releva que le terme litigieux figurait dans le titre de l'article. Or, pour comprendre que M. Oberschlick avait qualifié l'orateur de Trottel parce qu'à son avis il s'était dans son discours exclu lui-même, avec la grande majorité des Autrichiens, du bénéfice de la liberté d'opinion, il fallait avoir lu non seulement les lignes écrites par le requérant, mais aussi le discours de M. Haider et les commentaires dont il se trouvait assorti dans Forum. Pour les lecteurs qui ne l'avaient pas fait, le terme Trottel se rattachait non pas à la conclusion que l'on pouvait tirer des paroles de M. Haider mais à la personne de celui-ci. Il devenait ainsi une injure dépassant les limites de ce que l'on pouvait accepter au titre d'une critique objective (die Grenze sachlich zulässiger Kritik) et M. Oberschlick devait en avoir été conscient. Tout au plus aurait-il pu qualifier de stupides (vertrottelt) les conséquences des propos de M. Haider. Certes, les hommes politiques qui soutiennent des positions critiquables doivent accepter de faire l'objet d'attaques plus dures touchant même à leur personne. Toutefois, le droit à la liberté d'opinion ne doit pas aboutir à ce que dans la discussion politique, les injures remplacent les arguments de fond. Le fait qu'un homme politique recoure à des injures ne justifie pas que ses détracteurs en fassent de même, sauf provocation personnelle. Fonder le droit à l'injure sur l'article 10 de la Convention (art. 10) entraînerait une dégradation générale (generelle Verrohung) de la discussion politique.
II. Le droit interne pertinent
19. Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent ainsi: Article 111 "1. Est puni d'une peine privative de liberté de six mois au plus ou d'une peine pécuniaire (...) quiconque, d'une manière telle qu'un tiers puisse le remarquer, prête à une autre personne une qualité ou des sentiments méprisables, ou l'accuse d'une attitude contraire à l'honneur ou aux bonnes moeurs et de nature à rendre cette personne méprisable ou à la rabaisser aux yeux de l'opinion publique. 2. Est puni d'une peine privative de liberté d'un an au plus ou d'une peine pécuniaire (...) quiconque commet l'acte dans un imprimé, par le moyen de la radiodiffusion ou de toute autre manière qui rend la diffamation accessible à un large public. 3. L'auteur n'est pas puni si l'assertion s'avère exacte. Dans le cas visé à l'alinéa 1, il ne l'est pas non plus si sont prouvées des circonstances lui ayant donné des raisons suffisantes de tenir l'assertion pour vraie." Article 115 "1. Est puni d'une peine privative de liberté de trois mois au plus ou d'une peine pécuniaire (...), sans préjudice d'une peine plus lourde en vertu d'une autre disposition, quiconque, en public ou devant plusieurs personnes, injurie, raille, maltraite ou menace de maltraiter une autre personne. (...) 3. Quiconque, par le seul effet de l'indignation causée par le comportement d'une autre personne, se laisse entraîner à injurier, maltraiter ou menacer de maltraiter celle-ci d'une manière excusable en la circonstance en est excusé si son indignation s'avère généralement compréhensible, eu égard notamment au temps écoulé depuis l'événement qui l'a provoquée."
PROCÉDURE DEVANT LA COMMISSION
20. Dans sa requête (n° 20834/92) du 15 septembre 1992 à la Commission, M. Oberschlick alléguait que sa condamnation avait méconnu l'article 10 de la Convention (art. 10) et que la procédure suivie par les juridictions autrichiennes avait violé l'article 6 (art. 6).
21. Le 6 avril 1995, la Commission (première chambre) a retenu le grief relatif à l'article 10 (art. 10) et rejeté la requête pour le surplus. Dans son rapport du 29 novembre 1995 (article 31) (art. 31), elle conclut, par quatorze voix contre une, à la violation de cette disposition (art. 10). Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt (1). _______________ Note du greffier
1. Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1997-IV), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe. _______________
CONCLUSIONS PRÉSENTÉES À LA COUR
22. Dans son mémoire, le Gouvernement prie la Cour de "déclarer que les droits que M. Oberschlick tire de l'article 10 de la Convention (art. 10) n'ont pas été violés".
23. Le requérant, dans son mémoire, invite la Cour à "constater que par la condamnation pénale prononcée contre lui, la République d'Autriche a méconnu l'article 10 de la Convention (art. 10)".
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION (art. 10)
24. M. Oberschlick allègue que les décisions le déclarant coupable d'injure ont violé son droit à la liberté d'expression, garanti par l'article 10 de la Convention (art. 10), ainsi libellé: "1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article (art. 10) n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations. 2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire."
25. La condamnation par le tribunal régional de Vienne le 23 mai 1991 (paragraphe 12 ci-dessus), confirmée le 25 mars 1992 par la cour d'appel de cette ville (paragraphe 18 ci-dessus), s'analysait sans conteste en une "ingérence" dans l'exercice de ladite liberté. Les comparants s'accordent aussi à considérer qu'il s'agissait d'une ingérence "prévue par la loi" - l'article 115 du code pénal (paragraphe 19 ci-dessus) - et destinée à protéger "la réputation ou [les] droits d'autrui", au sens de l'article 10 par. 2 (art. 10-2). Les débats ont porté sur la question de savoir si elle était "nécessaire, dans une société démocratique", pour atteindre ce but.
26. Pour le requérant, le mot Trottel (imbécile) n'a pas été utilisé au hasard: il était le seul à pouvoir à la fois attirer l'attention de l'opinion sur la monstruosité des thèses développées par M. Haider dans son discours et résumer la critique dont celui-ci faisait l'objet dans l'article incriminé. Tant les mots que le ton en avaient été choisis pour montrer à M. Haider et aux lecteurs à quel point les paroles prononcées par lui au mont Ulrich étaient illogiques, déraisonnables et dangereuses, en ce qu'elles tendaient à priver l'orateur lui-même et la majorité des citoyens du bénéfice de la liberté d'opinion. Il y avait dès lors un intérêt public à mettre en garde le plus grand nombre contre les idées de celui qui était alors à la tête du gouvernement du Land de Carinthie et passait même pour un candidat au poste de chancelier fédéral. En somme, le vocable Trottel n'était pas dirigé contre l'orateur mais contre ses propos et n'importe quel lecteur moyen avait pu s'en apercevoir.
27. La Commission admet que le vocable litigieux peut passer pour injurieux mais estime que dans les circonstances de la cause, et eu égard en particulier aux thèses défendues par M. Haider, la condamnation du requérant représente une ingérence disproportionnée dans l'exercice par celui-ci de sa liberté d'expression.
28. De son côté, le Gouvernement souligne que la condamnation dont il s'agit ne visait pas les critiques formulées par M. Oberschlick à l'adresse de M. Haider, mais le seul usage du mot Trottel. Loin de pouvoir passer pour l'expression d'une opinion, celui-ci n'était rien d'autre qu'une insulte utilisée pour dénigrer et avilir une personne en public. Or, dans une société démocratique, cela n'est pas acceptable, même quand la personne prise pour cible défend des positions extrêmes destinées à provoquer. En effet, pour maintenir un niveau minimum dans le débat politique, certaines règles fondamentales s'imposent. Les insultes, les dénigrements et le vocabulaire offensant ne sauraient jouir d'une protection générale et illimitée par la Convention, car ils n'apportent aucune contribution positive à l'évolution politique de la société. En provoquant des sentiments de vengeance, ils empoisonnent plutôt le climat. Dans son propre intérêt, une société démocratique ne saurait tolérer pareille escalade.
29. La Cour rappelle que sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10 de la Convention (art. 10-2), la liberté d'expression vaut non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ces principes revêtent une importance particulière pour la presse. Si elle ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de "la protection de la réputation d'autrui", il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur les questions politiques ainsi que sur les autres thèmes d'intérêt général. Quant aux limites de la critique admissible, elles sont plus larges à l'égard d'un homme politique, agissant en sa qualité de personnage public, que d'un simple particulier. L'homme politique s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens, et doit montrer une plus grande tolérance, surtout lorsqu'il se livre lui-même à des déclarations publiques pouvant prêter à critique. Il a certes droit à voir protéger sa réputation, même en dehors du cadre de sa vie privée, mais les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques, les exceptions à la liberté d'expression appelant une interprétation étroite (voir notamment les arrêts Oberschlick c. Autriche (n° 1) du 23 mai 1991, série A n° 204, pp. 25-26, paras. 57-59, et Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche du 19 décembre 1994, série A n° 302, p. 17, par. 37).
30. La Cour relève que M. Oberschlick s'est vu condamner pour avoir injurié M. Haider en le qualifiant de Trottel dans le titre puis dans le texte de l'article qu'il publia dans Forum. Aux yeux du tribunal régional, le terme lui-même était injurieux et le seul fait de l'utiliser justifiait la condamnation litigieuse (paragraphe 12 ci-dessus). Pour la cour d'appel de Vienne, la simple circonstance que le vocable en question figurait aussi dans le titre de l'article le rendait injurieux, car les lecteurs qui n'avaient pas pris connaissance de celui-ci, du discours de M. Haider et des commentaires s'y rapportant, auraient rattaché le mot non pas aux paroles mais à la personne de ce dernier (paragraphe 18 ci-dessus).
31. La Cour ne partage pas cette analyse. Elle rappelle à cet égard que les décisions judiciaires attaquées devant elle doivent être examinées au vu de l'ensemble du dossier, y compris la publication litigieuse et les circonstances dans lesquelles elle fut écrite (voir l'arrêt Oberschlick (n° 1) précité, p. 26, par. 60). Parmi celles-ci figure en premier lieu le discours de M. Haider, auquel l'article de M. Oberschlick faisait écho. En prétendant d'abord que tous les soldats ayant servi pendant la seconde guerre mondiale, quel que soit leur camp, avaient combattu pour la paix et la liberté et contribué à fonder et édifier la société démocratique d'aujourd'hui, en suggérant ensuite que seuls ceux qui avaient risqué leur vie pendant cette guerre pouvaient réclamer le bénéfice de la liberté d'opinion, le discours en question était manifestement destiné à provoquer, et dès lors à susciter, des réactions vigoureuses.
32. S'agissant de l'article de M. Oberschlick, il se trouvait reproduit avec le texte du discours litigieux et celui d'un écrivain réagissant lui aussi aux propos de M. Haider. Le requérant y expliquait brièvement, en une vingtaine de lignes, pourquoi ceux-ci l'avaient conduit à qualifier leur auteur de Trottel plutôt que de nazi: principalement parce que, dans son discours, M. Haider se serait exclu lui-même du bénéfice de la liberté d'opinion.
33. De l'avis de la Cour, les écrits du requérant, et en particulier le vocable Trottel, peuvent certes passer pour polémiques; ils n'en contiennent pas pour autant une attaque personnelle gratuite, car l'auteur en donne une explication objectivement compréhensible et tirée du discours - lui-même provocateur - de M. Haider. A ce titre, ils constituent un élément du débat politique suscité par celui-ci et s'analysent en une opinion, laquelle ne se prête pas à une démonstration de véracité. Elle peut cependant se révéler excessive, notamment en l'absence de toute base factuelle, ce qui toutefois, à la lumière des considérations ci-dessus, ne se trouve pas vérifié en l'espèce (voir, en dernier lieu, l'arrêt De Haes et Gijsels c. Belgique du 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, p. 236, par. 47).
34. Il est vrai qu'adressé publiquement à un homme politique, le terme Trottel peut offenser celui-ci. En l'espèce cependant, il paraît à la mesure de l'indignation consciemment suscitée par M. Haider. Quant au ton polémique de l'article - que la Cour n'a pas à approuver - , il y a lieu de rappeler que, outre la substance des idées et informations exprimées, l'article 10 (art. 10) protège aussi leur mode de diffusion (voir, parmi d'autres, l'arrêt Oberschlick (n° 1) précité, p. 25, par. 57).
35. En conclusion, la Cour estime que la nécessité de l'ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression du requérant n'a pas été démontrée. Il y a donc eu violation de l'article 10 (art. 10).
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 DE LA CONVENTION (art. 50)
36. Aux termes de l'article 50 de la Convention (art. 50), "Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable." A. Dommage matériel
37. Au titre d'un dommage matériel, M. Oberschlick réclame 23 394,80 schillings autrichiens (ATS), soit le remboursement de l'amende ainsi que des frais de justice et de représentation de M. Haider, mis à la charge du requérant par la cour d'appel de Vienne (paragraphe 18 ci-dessus).
38. Le Gouvernement marque son accord, au cas où la Cour constaterait une violation. Le délégué de la Commission ne se prononce pas.
39. Le paiement par le requérant des sommes dont il s'agit étant une conséquence directe de la condamnation prononcée à tort contre l'intéressé, la Cour estime la demande justifiée. B. Frais et dépens
40. Pour les frais et dépens afférents à sa représentation devant les juridictions autrichiennes et les organes de la Convention, M. Oberschlick réclame 194 998,84 ATS.
41. Le Gouvernement consent à payer 132 000 ATS en cas de constat de violation. Le délégué de la Commission ne formule pas d'observations.
42. Statuant en équité, la Cour alloue 150 000 ATS de ce chef. C. Intérêts moratoires
43. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal applicable en Autriche à la date d'adoption du présent arrêt est de 4% l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par sept voix contre deux, qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention (art. 10);
2. Dit, à l'unanimité, a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 23 394 (vingt-trois mille trois cent quatre-vingt-quatorze) schillings autrichiens et 80 (quatre-vingts) groschen pour dommage matériel et 150 000 (cent cinquante mille) schillings pour frais et dépens; b) que ces montants sont à majorer d'un intérêt simple de 4% l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement.
3. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus. Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 1er juillet 1997.
Signé: Rolv RYSSDAL Président
Signé: Herbert PETZOLD Greffier Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 de la Convention (art. 51-2) et 55 par. 2 du règlement B, l'exposé de l'opinion dissidente de M. Matscher, à laquelle se rallie M. Thór Vilhjálmsson.
Paraphé: R. R.
Paraphé: H. P. OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE MATSCHER, À LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE THÓR VILHJÁLMSSON Je ne peux souscrire ni à l'argumentation ni à la conclusion de la majorité de la chambre. Elles méconnaissent en effet la différence fondamentale qui existe entre une critique ou un jugement de valeur d'une part, et une insulte d'autre part, les premiers relevant de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention (art. 10), l'insulte pas. Il était loisible à M. Oberschlick et à Forum de critiquer sévèrement les propos tenus par M. Haider dans son allocution lors de la rencontre traditionnelle d'anciens combattants du 7 octobre 1990 au mont Ulrich en Carinthie. Du reste, ce que M. Haider a dit à cette occasion correspond en substance à ce que, dans tous les pays d'Europe où il existe une tradition militaire, les orateurs disent lors de rencontres semblables. M. Oberschlick toutefois ne s'est pas borné à critiquer; il est allé plus loin en proférant des insultes vulgaires à l'adresse de M. Haider par l'emploi du terme Trottel (imbécile). En dépit d'une tentative sophistiquée de présenter les choses différemment, tout lecteur moyen a dû comprendre les propos de M. Oberschlick comme une insulte proférée dans le but de ridiculiser M. Haider. Or, en présence d'une insulte, le contexte dans lequel elle a été proférée est sans importance, sauf lorsqu'elle passe pour une réaction immédiate à une provocation ou une offense actuelle (c'est l'idée sous-jacente à l'article 115 par. 3 du code pénal autrichien), ce qui n'était pas le cas ici. En effet, les propos de M. Haider étaient connus le lendemain du 7 octobre 1990 au plus tard, et M. Oberschlick n'a publié l'article incriminé qu'en mars 1991, soit cinq mois après les événements. On peut se demander s'il était sage pour un homme politique de porter plainte pour une insulte de ce genre. Si toutefois l'intéressé - que ce soit un homme politique ou un simple citoyen - se sent offensé, il a le droit d'agir ainsi. Aussi les tribunaux autrichiens devaient-ils condamner M. Oberschlick, dès lors que les conditions du délit d'injure au sens de l'article 115 par. 1 du code pénal autrichien étaient réunies. Du reste, l'amende infligée à M. Oberschlick (1 000 ATS) était modique, pour ne pas dire symbolique. Considérés de ce point de vue, les arguments avancés au paragraphe 33 de l'arrêt ne tiennent pas, car ils ne valent que pour un jugement de valeur; or une insulte ne peut jamais passer pour tel. Je termine en disant que, d'après moi, le but de l'article 10 de la Convention (art. 10) est de permettre un vrai débat d'idées, pas de protéger un journalisme primitif et de bas niveau qui, faute de posséder les qualités requises pour présenter des arguments sérieux, recourt à la provocation et aux insultes gratuites pour attirer des lecteurs potentiels, sans aucunement contribuer à un échange d'idées digne de ce nom.


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'Art. 10 ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-1) LIBERTE DE COMMUNIQUER DES IDEES, (Art. 10-1) LIBERTE DE COMMUNIQUER DES INFORMATIONS, (Art. 10-2) INGERENCE


Parties
Demandeurs : OBERSCHLICK
Défendeurs : AUTRICHE (N° 2)

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (chambre)
Date de la décision : 01/07/1997
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 20834/92
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1997-07-01;20834.92 ?
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