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24/09/1997 | CEDH | N°18996/91

CEDH | AFFAIRE GARYFALLOU AEBE c. GRÈCE


AFFAIRE GARYFALLOU AEBE c. GRÈCE
CASE OF GARYFALLOU AEBE v. GREECE
(93/1996/712/909)
ARRÊT
STRASBOURG
24 septembre/September 1997
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1997, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
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in final form in Reports of Judgments and Decisions 1997. These reports ...

AFFAIRE GARYFALLOU AEBE c. GRÈCE
CASE OF GARYFALLOU AEBE v. GREECE
(93/1996/712/909)
ARRÊT
STRASBOURG
24 septembre/September 1997
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1997, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
The present judgment is subject to editorial revision before its reproduction in final form in Reports of Judgments and Decisions 1997. These reports are obtainable from the publisher Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Köln), who will also arrange for their distribution in association with the agents for certain countries as listed overleaf. 
Liste des agents de vente/List of Agents
Belgique/Belgium: Etablissements Emile Bruylant (rue de la Régence 67, B-1000 Bruxelles)
Luxembourg: Librairie Promoculture (14, rue Duchscher (place de Paris), B.P. 1142, L-1011 Luxembourg-Gare)
Pays-Bas/The Netherlands: B.V. Juridische Boekhandel & Antiquariaat A. Jongbloed & Zoon (Noordeinde 39, NL-2514 GC La Haye)
SOMMAIRE1
Arrêt rendu par une chambre
Grèce – durée de procédures devant des juridictions administratives
I. Exception préliminaire du Gouvernement
Argument du Gouvernement selon lequel le nouveau grief de la requérante concernant la durée de la procédure constituerait une mutatio litis inacceptable : le Gouvernement a eu l’occasion d’exprimer tout commentaire pertinent devant la Commission et il en a profité en fait – aucune raison pour la Cour de s’écarter du principe selon lequel l’objet du litige dont elle est saisie se trouve délimité par la décision de la Commission sur la recevabilité.
L’allégation selon laquelle le nouveau grief serait frappé de forclusion ne vaudra que si les deux procédures distinctes sont traitées séparément.
Conclusion : jonction au fond de l’exception préliminaire (unanimité).
II. Article  6 § 1 de la Convention
A. Applicabilité
Rappel des principes établis par la jurisprudence de la Cour.
Amende infligée à la société requérante non qualifiée en droit interne de sanction pénale – sanction à laquelle étaient exposés la société requérante et ses représentants suffisamment grave pour qualifier l’accusation de pénale – non-lieu à analyser la nature de l’infraction en cause.
Conclusion : article 6 § 1 applicable (unanimité).
B. Observation
Rappel des principes établis par la jurisprudence de la Cour.
Depuis l’introduction de la première procédure, la société requérante a toujours cherché à faire examiner en justice la légalité de la décision ministérielle – ce fait suffit à lui seul à justifier un examen des deux procédures dans leur ensemble – questions de droit interne sans intérêt à cet égard – devoir pour les Etats d’organiser leur système judiciaire de façon à remplir chacune des exigences de l’article 6 § 1.
Conclusion : violation ; rejet de l’exception préliminaire (unanimité).
III. Article 50 de la Convention
Aucun préjudice établi – prétentions raisonnables de la société requérante au titre des frais et dépens.
Conclusion : Etat défendeur tenu de verser à la société requérante une certaine somme pour frais et dépens (unanimité).
Références à la jurisprudence de la Cour
8.6.1976, Engel et autres c. Pays-Bas ; 21.2.1984, Öztürk c. Allemagne ; 28.6.1984, Campbell et Fell c. Royaume-Uni ; 25.8.1987, Lutz c. Allemagne ; 22.5.1990, Weber c. Suisse ; 27.11.1991, Kemmache c. France ; 27.2.1992, Tusa c. Italie ; 24.2.1994, Bendenoun c. France ; 23.4.1996, Phocas c. France ; 18.2.1997, Mauer c. Autriche
En l’affaire Garyfallou AEBE c. Grèce2,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A3, en une chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. R. Ryssdal, président,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
A. Spielmann,
N. Valticos,
R. Pekkanen,
J.M. Morenilla,
B. Repik,
P. van Dijk,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 31 mai et 28 août 1997,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1.  L’affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement grec (« le Gouvernement ») le 6 août 1996, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 18996/91) dirigée contre la République hellénique et dont une société de droit grec, Garyfallou AEBE, avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 12 octobre 1991 en vertu de l’article 25.
La requête du Gouvernement renvoie aux articles 44 et 48 de la Convention. Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.
2.  En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement A, la société requérante a manifesté le désir de participer à l’instance et désigné ses conseils (article 30).
3.  La chambre à constituer comprenait de plein droit M. N. Valticos, juge élu de nationalité grecque (article 43 de la Convention), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 2 septembre 1996, ce dernier a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, L.-E. Pettiti, A. Spielmann, R. Pekkanen, J.M. Morenilla, B. Repik et P. van Dijk, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A). Ultérieurement, M. F. Matscher, suppléant, a remplacé M. Gölcüklü, empêché (articles 22 § 1 et 24 § 1 du règlement A).
4.  En sa qualité de président de la chambre (article 21 §  6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du Gouvernement, les avocats de la société requérante et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires de la société requérante et du Gouvernement les 14 et 18 mars 1997 respectivement.
5.  Le 4 avril 1997, la société requérante a informé le greffier qu’elle ne souhaitait pas se faire représenter à l’audience.
6.  Ainsi que le président en avait décidé, les débats se sont déroulés en public le 26 mai 1997, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
- pour le Gouvernement  M. V. Kondolaimos, conseiller auprès     du Conseil juridique de l’Etat, délégué de l’agent,  Mme V. Pélékou, assesseur auprès     du Conseil juridique de l’Etat, conseiller ;
- pour la Commission  M. C.L. Rozakis, délégué.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Rozakis et Kondolaimos.
EN FAIT
I. Les circonstances de l’espèce
7.  La société requérante, Garyfallou AEBE, est une société de transport international dont le siège social se trouve à Kavala (Kavala).
8.  Le 24 mars 1986, le ministre adjoint du Commerce lui infligea, en vertu des pouvoirs que lui conférait l’article 8 § 2 de la loi n° 936/1979 (paragraphe 17 ci-dessous), une amende de 500 000 drachmes pour avoir enfreint les règles applicables au commerce international lors de l’importation de vitres de Roumanie, pour une valeur totale de 15 050 marks allemands.
9.  Le 9 avril 1986, la société requérante contesta cette décision devant le tribunal administratif (Diikitiko Protodikio) d’Athènes. Dans son jugement du 8 avril 1987 (n° 5214/1987), le tribunal estima que le recours (prosfigi) de la société requérante ne donnait pas naissance à un litige relevant de la compétence des juridictions administratives inférieures (diikitiki diafora usias) ; selon lui, il s’agissait en réalité d’un recours en annulation (akirotiki diafora) relevant de la compétence du Conseil d’Etat (Symvoulio tis Epikratias), auquel il déféra donc l’affaire.
10.  Le 24 août 1987, la quatrième chambre du Conseil d’Etat fixa l’audience au 19 avril 1988. Toutefois, cette audience fut ajournée tout comme celles prévues pour les 7 février et 5 décembre 1989, 6 février, 5 juin et 4 décembre 1990. Elle eut finalement lieu le 8 janvier 1991.
11.  Dans l’intervalle, l’assemblée plénière du Conseil d’Etat avait rendu l’arrêt n° 149/1990 dans lequel elle concluait à l’absence de principe général ou de disposition juridique prévoyant expressément le renvoi au Conseil d’Etat des recours en annulation introduits par erreur devant les juridictions administratives inférieures.
12.  Le 14 avril 1991, l’amende fut réglée ainsi qu’une pénalité de 100 % pour retard de paiement.
13.  Le 16 avril 1991, la quatrième chambre du Conseil d’Etat, se fondant sur la décision de l’assemblée plénière, conclut que le recours en annulation de la société requérante n’avait pas été introduit conformément à la loi et décida de ne pas connaître de l’affaire (arrêt n° 1260/1991).
14.  Le 11 octobre 1991 fut promulguée la loi n° 1968/1991, dont l’article 40 § 2 (paragraphe 21 ci-dessous) autorise la réintroduction devant le tribunal compétent des recours rejetés par le Conseil d’Etat ou par les juridictions administratives inférieures pour un certain nombre de motifs, y compris le défaut de compétence.
15.  Le 10 février 1992, la société requérante saisit derechef le Conseil d’Etat d’un recours en annulation ; l’audience fut fixée au 18 octobre 1994. A cette occasion, l’examen de l’affaire fut renvoyé au 30 mai 1995, date à laquelle un nouvel ajournement fut prononcé.
16.  L’audience se tint le 28 novembre 1995. Le juge rapporteur estima que le Conseil d’Etat n’était pas compétent pour connaître de l’affaire de la société requérante, au motif qu’il ne s’agissait pas d’un recours en annulation. Il proposa de déférer l’affaire au tribunal administratif d’Athènes. Dans son arrêt n° 1776/1996 du 9 avril 1996, le Conseil d’Etat décida de suivre la proposition du rapporteur. Il renvoya l’affaire devant le tribunal administratif d’Athènes, qui tint audience le 27 septembre 1996 et notifia sa décision à la société requérante le 18 juin 1997. La décision ministérielle du 24 mars 1986 fut déclarée dénuée d’effets.
II. Le droit et la pratique internes pertinents
17.  Aux termes de l’article 8 de la loi n°  936/1979 :
« 1.  Quiconque enfreint les règles applicables au commerce international est passible d’une peine d’emprisonnement de deux ans au plus ou d’une amende dont le montant ne peut excéder la valeur totale des marchandises en cause, ou d’une combinaison des deux peines (…) Le ministère public engage d’office les poursuites pénales (…)
2.  Le ministre du Commerce (…) peut infliger à quiconque enfreint l'une ou l’autre des règles visées au paragraphe précédent une amende dont le montant ne peut excéder la valeur totale des marchandises en cause. L’amende est infligée indépendamment des poursuites qui pourraient être engagées à l’encontre de l’intéressé ou de sa relaxe (…) »
18.  D'après la jurisprudence, l’amende prévue à l’article 8 § 2 de la loi n° 936/1979 vise à faire respecter les règles tendant à « la maîtrise de la balance commerciale et de la balance des paiements et à la protection de la stabilité monétaire et des réserves du pays en devises » (arrêt n° 1241/1988 de la cour administrative d’appel d’Athènes, Diikitiki Diki, vol. 1989, p. 318). Pareille amende dénote une certaine réprobation à l’égard du contrevenant (arrêt n° 2912/1986 du Conseil d’Etat, To Sindagma, vol. 13, p. 366 ; arrêt n°  1241/1988 de la cour administrative d’appel d’Athènes).
19.  Le recouvrement des amendes infligées par le ministre du Commerce pour manquement aux règles applicables au commerce international se fait conformément aux dispositions du code des impôts (arrêt n° 2912/1986 du Conseil d’Etat ; arrêt n° 1241/1988 de la cour administrative d’appel d’Athènes).
20.  Aux termes des articles 7 et 9 du code des impôts, toute personne manquant à l’obligation de s’acquitter envers l’Etat d’une dette dont l’existence est attestée par une autorité administrative compétente risque une saisie de ses biens et une privation de liberté. Ces mesures coercitives sont ordonnées par l’autorité administrative compétente. Lorsque le débiteur est une personne morale, l’article 69 prévoit la possibilité de mettre ses administrateurs en détention pour une durée maximale d’un an (article 70).
21.  La loi n° 1968/1991, publiée le 11 octobre 1991, offre en son article 40 § 2 la faculté d’introduire de nouveau, dans les quatre mois à dater de sa publication, des recours que le Conseil d’Etat ou toute autre juridiction administrative aurait refusé d’examiner, notamment pour défaut de compétence.
PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION
22.  La société requérante a saisi la Commission le 12 octobre 1991. Elle se plaignait d’une atteinte à son droit d’accès à un tribunal, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Le 16 janvier 1995, elle a présenté un grief supplémentaire, alléguant une durée déraisonnable de la procédure en question.
23.  Le 24 octobre 1995, la Commission (première chambre) n’a retenu la requête (n° 18996/91) qu’en ce qui concerne ce dernier grief. Dans son rapport du 11 avril 1996 (article 31), elle exprime à l’unanimité l’avis qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Le texte intégral de son avis et de l’opinion séparée dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt4.
CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR
24.  Dans son mémoire, la société requérante invite la Cour à constater une violation des droits que lui garantit l’article 6 § 1 et à lui accorder réparation du préjudice et le remboursement des frais et dépens.
Le Gouvernement, pour sa part, demande à la Cour d'écarter la requête comme irrecevable, ou dénuée de fondement, et de rejeter toute demande d’indemnisation au titre de l’article 50 de la Convention.
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION PRéLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
25.  Le Gouvernement soutient, comme déjà devant la Commission, que le grief de la société requérante relatif à la durée de la procédure constitue une modification inadmissible de la requête initiale concernant le défaut prétendu d’accès à un tribunal (paragraphe 22 ci-dessus). Le nouveau grief a été introduit en janvier 1995, soit plusieurs années après la décision prise par le Conseil d’Etat en avril 1991 (paragraphe 13 ci-dessus) de ne pas connaître de l’affaire, et qui a mis un terme à la première procédure. Il ne répondrait donc pas à la condition prévue à l’article 26 de la Convention selon lequel la Commission doit être saisie « dans le délai de six mois, à partir de la date de la décision interne définitive ».
Quant à la deuxième procédure, qui commença le 10 février 1992 avec la réintroduction par la société requérante d’un recours en annulation devant le Conseil d’Etat (paragraphe 15 ci-dessus), le Gouvernement soutient que les allégations de la société requérante ne portaient pas essentiellement sur la durée excessive de cette période.
26.  Le délégué de la Commission fait valoir que la société requérante a soulevé le grief relatif à la durée de la procédure avant la décision de la Commission sur la recevabilité de la requête. Par conséquent, le Gouvernement a eu largement l’occasion d’émettre des observations sur le bien-fondé du nouveau grief. L’exception préliminaire devrait dès lors être rejetée.
27.  Dans la mesure où le Gouvernement prétend que l’introduction par la société requérante d’un nouveau grief relatif à la durée de la procédure a entraîné une mutatio litis inacceptable, la Cour relève que ledit grief a été formulé avant la décision de la Commission sur la recevabilité de la requête et alors que le deuxième recours en annulation introduit par la société requérante était pendant devant le Conseil d’Etat depuis presque trois ans. Comme l’a souligné le délégué de la Commission, le Gouvernement a eu l’occasion d’exprimer tout commentaire pertinent devant la Commission. Il en a d’ailleurs profité et a soumis des observations écrites le 18 avril 1995 (paragraphe 10 du rapport de la Commission). La Cour ne voit donc aucune raison de s’écarter de son principe bien établi selon lequel l'objet du litige dont elle est saisie se trouve délimité par la décision de la Commission sur la recevabilité (voir, comme précédent récent, l’arrêt Mauer c. Autriche du 18 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, pp. 82–83, § 28).
Quant à l’allégation selon laquelle le nouveau grief serait frappé de forclusion, la société requérante ne l’ayant pas introduit dans le délai de six mois fixé à l’article 26, la Cour constate que cette exception ne peut être soulevée qu’au sujet de la première procédure et qu’elle ne s’appliquera que si les deux procédures distinctes sont traitées séparément. Il lui apparaît que cette dernière question est étroitement liée au bien-fondé du grief de la société requérante. En conséquence, elle joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement.
II. SUR LA VIOLATION ALLéGUéE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
28.  La société requérante fait valoir qu’elle a d’abord engagé une action contre l’amende infligée en avril 1986. Onze ans plus tard, l’affaire n’avait toujours pas été jugée, ce qui est contraire à l’article 6 § 1 de la Convention qui, dans sa partie pertinente, est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…) »
Alors que la Commission marque son accord avec la société requérante, le Gouvernement conteste à la fois l’applicabilité de cette disposition aux faits litigieux et la violation alléguée de la Convention.
A. Applicabilité de l'article 6 § 1
29.  Selon le Gouvernement, l’amende infligée à la société requérante (paragraphe 8 ci-dessus) ne constitue pas une « accusation en matière pénale » mais un exemple typique de sanction administrative. En tant que telle, elle vise à obliger les particuliers à respecter les lois votées dans l’intérêt du bon fonctionnement d’un service public ; contrairement à une condamnation pénale, elle n’implique pas l’exercice d’un quelconque pouvoir judiciaire ou l’imposition d’un stigmate particulier au contrevenant.
30.  La société requérante invoque les arrêts de la Cour dans les affaires Engel et autres c. Pays-Bas du 8 juin 1976 (série A n° 22), Öztürk c. Allemagne du 21 février 1984 (série A n° 73), Campbell et Fell c. Royaume-Uni du 28 juin 1984 (série A n° 80) et Weber c. Suisse du 22 mai 1990 (série A n° 177). Elle soutient que la décision quant à l’amende contestée équivaut à une décision sur une « accusation en matière pénale ».
31.  La Commission estime, elle, que l’amende en question visait à préserver l’intérêt général de la société, ce qui est également le but du droit pénal. Quant à son degré de sévérité, la Commission relève que la société requérante risquait une amende maximale égale à la valeur des marchandises importées et que, en cas de non-paiement, la législation nationale prévoyait la saisie des actifs de la société requérante et la mise en détention de ses administrateurs. Elle conclut que l’amende infligée à la société requérante constituait, sous l’angle de la Convention, une « accusation en matière pénale ».
32.  La Cour rappelle que pour déterminer le caractère « pénal », au sens de la Convention, d’une infraction, il importe d’abord de savoir si le texte définissant celle-ci ressortit ou non au droit pénal d'après la technique juridique de l’Etat défendeur ; il y a lieu d’examiner ensuite, eu égard à l’objet et au but de l'article 6, au sens ordinaire de ses termes, et au droit des Etats contractants, la nature de l’infraction ainsi que la nature et le degré de gravité de la sanction que risquait de subir l'intéressé (voir, parmi d’autres, l’arrêt Öztürk précité, p. 18, § 50).
33.  Il ressort de l’article 8 de la loi n° 936/1979 (paragraphe 17 ci-dessus) que l’amende infligée à la société requérante n’est pas qualifiée, en droit interne, de sanction pénale. Du reste, les comparants en sont d’accord.
Il faut en conséquence étudier la sanction à la lumière des deuxième et troisième critères mentionnés ci-dessus (paragraphe 32 ci-dessus). A cet égard, la Cour rappelle que ces critères sont alternatifs et non cumulatifs : pour que l’article 6 s’applique au titre des mots « accusation en matière pénale », il suffit que l’infraction en cause soit, par nature, « pénale » au regard de la Convention, ou ait exposé l’intéressé à une sanction qui, par sa nature et son degré de gravité, ressortit en général à la « matière pénale » (voir, entre autres, l’arrêt Lutz c. Allemagne du 25 août 1987, série A n° 123, p. 23, § 55). Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une « accusation en matière pénale » (voir, par exemple, l’arrêt Bendenoun c. France du 24 février 1994, série A n° 284, p. 20, § 47).
34.  La Cour relève que la société requérante s’est vu infliger une amende de 500 000 drachmes (paragraphe 8 ci-dessus). Ladite société risquait toutefois une amende maximale égale à la valeur des marchandises importées (paragraphe  17 ci-dessus), 15 050 marks allemands, soit environ trois fois plus que l’amende effectivement infligée. A défaut de paiement, la législation nationale prévoyait la saisie des actifs de la société requérante et, ce qui est plus important aux fins de l'examen par la Cour, la mise en détention de ses administrateurs pour un an au plus (paragraphe 20 ci-dessus).
Dans ces conditions, la Cour conclut que les enjeux pour la société requérante et ses responsables étaient suffisamment importants pour justifier que l’infraction définie à l’article 8 § 2 de la loi n° 936/1979 soit qualifiée de pénale sous l’angle de la Convention.
Il n’est dès lors pas nécessaire d’analyser la nature de l’infraction en cause.
35.  En conclusion, l’article 6 § 1 est applicable en l’espèce.
B. Observation de l’article 6 § 1
36.  La société requérante affirme que la procédure devant décider de l’accusation « en matière pénale » dirigée contre elle a commencé avec la décision ministérielle du 24 mars 1986 (paragraphe 8 ci-dessus). Elle a donc duré plus de onze ans, délai qui ne saurait passer pour raisonnable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
37.  Le Gouvernement fait valoir que l’affaire de la société requérante concernait deux procédures différentes dont la durée était justifiée par la complexité de la situation juridique née de l’interprétation donnée par le Conseil d’Etat des dispositions régissant la compétence des juridictions administratives.
38.  Selon la Commission, c’est l’ensemble de la procédure, à partir du jour de l’imposition de l’amende, qu’il faut examiner. A ce propos, elle a relevé que l’action engagée par la société requérante le 10 février 1992 (paragraphe 15 ci-dessus) est à tous égards identique au recours formé à l’origine devant le tribunal administratif d’Athènes le 9  avril 1986 (paragraphe 9 ci-dessus). Si la procédure n’a pas été introduite dès le début devant le Conseil d’Etat, ce serait à cause de l’imprécision du droit à l’époque quant au point de savoir quelle forme devrait prendre un recours contre une amende administrative, imprécision qu'illustre parfaitement la procédure interne en cause.
D’après la Commission, même si l’affaire présente une certaine complexité – puisqu’elle a déjà donné lieu à une audience devant une juridiction administrative inférieure, à un renvoi devant le Conseil d’Etat, à un premier rejet puis à une réintroduction à la suite des modifications législatives –, ce facteur ne saurait justifier à lui seul la très longue durée de la procédure. A défaut d’explication du Gouvernement, la Commission conclut au non-respect de la condition de « délai raisonnable » prescrite par l’article 6 § 1 de la Convention.
39.  La Cour rappelle d’emblée que le caractère raisonnable de la durée de la procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des  autorités compétentes (voir, parmi bien d’autres, l’arrêt Kemmache c. France du 27 novembre 1991, série A n° 218, p. 27, § 60). Il faut notamment tenir compte de l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir, par exemple, l’arrêt Phocas c. France du 23 avril 1996, Recueil 1996-II, p. 546, § 71).
40.  La Cour remarque que, de l’introduction du recours initial devant le tribunal administratif en avril 1986, en passant par la réintroduction d’un recours similaire devant le Conseil d’Etat à la suite de l’intervention du législateur, jusqu’à la notification du jugement du tribunal administratif d'Athènes en juin 1997 (paragraphe 16 ci-dessus), la société requérante a toujours cherché à faire examiner en justice la légalité de la décision ministérielle du 24 mars 1986 et de l’amende infligée en conséquence, lesquelles doivent être considérées comme une « accusation en matière pénale » aux fins de l’article 6 § 1 (paragraphe 34 ci-dessus). Ce fait suffit à lui seul à justifier un examen des deux procédures dans leur ensemble. Les questions de droit interne, comme la qualification juridique du recours à introduire ou les répartitions de compétence entre les tribunaux nationaux, qui se sont traduites en l’espèce par des navettes entre les différentes juridictions administratives, sont sans intérêt à cet égard. Ce qui importe, c’est de savoir si les difficultés particulières de l’espèce peuvent être attribuées au comportement de la société requérante ou plutôt à celui des autorités étatiques qui – il faut le rappeler – ont le devoir d’organiser leur système juridique de façon à remplir chacune des exigences de l’article 6 § 1 (voir, parmi bien d’autres, l’arrêt Tusa c. Italie du 27 février 1992, série A n° 231-D, p. 41, § 17). Sous ce rapport, il faut noter que – comme le laisse entendre la Commission en l'occurrence – les problèmes d’organisation ne doivent pas passer pour ajouter encore à la complexité de l’affaire.
41.  Le Gouvernement n’a pas convaincu la Cour du fait que la durée de la procédure examinée était due – fût-ce en partie – au comportement de la société requérante. Il a en outre admis que les problèmes liés à l’interprétation faite par le Conseil d’Etat de certaines dispositions sur la compétence des juridictions administratives étaient au cœur du parcours inhabituel suivi par les procédures en l’espèce (paragraphe 37 ci-dessus).
42.  A défaut d’autre explication du Gouvernement, force est à la Cour de conclure que la procédure, qui a duré plus de onze ans, ne répond pas à l’exigence de l'article 6 § 1 selon laquelle la décision sur une accusation en matière pénale doit intervenir dans un « délai raisonnable ».
43.  La Cour a estimé qu’il faut examiner dans son ensemble la procédure engagée par la société requérante (paragraphe 40 ci-dessus). Il en résulte que l’exception préliminaire du Gouvernement selon laquelle le grief concernant la durée de la première procédure est tardif (paragraphes 25 et 27 ci-dessus) ne résiste pas à l’examen.
44.  Il y a dès lors eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 DE LA CONVENTION
45.  Aux termes de l’article 50 de la Convention,
« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (…) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
A. Dommage et frais
46.  La société requérante réclame 3 000 000 drachmes à titre de réparation du préjudice allégué et 1 200 000 drachmes pour frais et dépens.
47.  Selon le Gouvernement, la société requérante n’a subi aucun préjudice. En tout cas, elle peut obtenir en Grèce réparation de tout dommage imputable à la puissance publique.
Quant aux frais, le Gouvernement soutient que seuls devraient être remboursés ceux relatifs à l’allégation de durée excessive de la procédure.
48.  Le délégué de la Commission fait valoir qu’une réparation pour dommage moral pourrait se justifier vu l’extrême longueur de la procédure dont la société requérante avait été et a continué à être l’objet.
49.  La Cour relève que la société requérante n’a pas cherché à étayer ses demandes en indemnisation du dommage allégué. Aucun préjudice n’a donc été établi. Il y a dès lors lieu d'écarter ces prétentions.
50.  Quant aux frais et dépens, la Cour estime raisonnable la somme réclamée et l’accorde dans sa totalité.
B.  Intérêts moratoires
51.  Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal applicable en Grèce à la date d'adoption du présent arrêt est de 6 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, à L’UNANIMITé,
1. Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement, mais la rejette après examen au fond ;
2. Dit que l’article 6 § 1 de la Convention est applicable en l’espèce et qu'il a été violé ;
3. Dit,
a) que l’Etat défendeur doit verser à la société requérante, dans les trois mois, 1 200 000 (un million deux cent mille) drachmes pour frais et dépens ;
b) que ce montant sera à majorer d’un intérêt simple de 6 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 24 septembre 1997.
Signé : Rolv RYSSDAL
Président
Signé : Herbert PETZOLD
Greffier
1.  Rédigé par le greffe, il ne lie pas la Cour.
Notes du greffier
2.  L’affaire porte le n° 93/1996/712/909. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
3.  Le règlement A s’applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 9 (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole. Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
4.  Note du greffier : pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1997), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
ARRÊT GARYFALLOU AEBE DU 24 SEPTEMBRE 1997
ARRÊT GARYFALLOU AEBE DU 24 SEPTEMBRE 1997


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 18996/91
Date de la décision : 24/09/1997
Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire jointe au fond (délai de six mois) ; Violation de l'Art. 6-1 ; Exception préliminaire rejetée (délai de six mois) ; Dommage - demande rejetée ; Remboursement frais et dépens

Analyses

(Art. 35-1) DELAI DE SIX MOIS, (Art. 6) PROCEDURE ADMINISTRATIVE, (Art. 6-1) ACCUSATION EN MATIERE PENALE


Parties
Demandeurs : GARYFALLOU AEBE
Défendeurs : GRÈCE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1997-09-24;18996.91 ?
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