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19/02/1998 | CEDH | N°24839/94

CEDH | AFFAIRE BOWMAN c. ROYAUME-UNI


AFFAIRE BOWMAN c. ROYAUME-UNI
(141/1996/760/961)
ARRÊT
STRASBOURG
19 février 1998
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1998, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
Liste des agents de vente
Belgique : Etablissements Emile Bruylant (rue de la Régence 67,
  B-1000 Bruxelles)


Luxembourg : Librairie Promoculture (14, rue Duchscher
  (place de Paris), ...

AFFAIRE BOWMAN c. ROYAUME-UNI
(141/1996/760/961)
ARRÊT
STRASBOURG
19 février 1998
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1998, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
Liste des agents de vente
Belgique : Etablissements Emile Bruylant (rue de la Régence 67,
  B-1000 Bruxelles)
Luxembourg : Librairie Promoculture (14, rue Duchscher
  (place de Paris), B.P. 1142, L-1011 Luxembourg-Gare)
Pays-Bas : B.V. Juridische Boekhandel & Antiquariaat
  A. Jongbloed & Zoon (Noordeinde 39, NL-2514 GC La Haye) 
SOMMAIRE1
Arrêt rendu par une grande chambre
Royaume-Uni – poursuites engagées pour distribution de tracts par une militante contre l’avortement avant les élections législatives (article 75 de la loi de 1983 sur la représentation du peuple)
I. Exception préliminaire du gouvernement (qualité de « victime » de la requérante)
Poursuites engagées contre la requérante – indication qu’elle en risquerait de nouvelles, sauf à modifier son comportement – dans ces conditions, elle pouvait prétendre avoir directement subi les effets de la loi et, partant, se dire « victime » au sens de l’article 25 § 1 de la Convention.
Conclusion : rejet (unanimité).
II. article 10 de la convention
A. Existence d’une restriction
L’interdiction faite à toute personne non autorisée de dépenser plus de 5 GBP pour des publications, etc. pendant la période électorale (article 75 de la loi de 1983) équivaut à une restriction à la liberté d’expression.
B. « Prévue par la loi »
Restriction était « prévue par la loi ».
C. But légitime
Protection des droits d’autrui, à savoir les candidats et les électeurs.
D. « Nécessaire dans une société démocratique »
Les Etats disposent d’une marge d’appréciation en ménageant un équilibre entre le droit à des élections libres et la liberté d’expression.
L’article 75 de la loi de 1983 dresse, en pratique, un obstacle absolu qui a empêché la requérante de publier des informations visant à influencer les électeurs en faveur d’un candidat opposé à l’avortement – pas nécessaire de fixer une limite aussi faible que 5 GBP pour atteindre l’objectif de garantir l’égalité entre les candidats – restriction disproportionnée.
Conclusion : violation (quatorze voix contre six).
III. article 50 de la Convention
A. Préjudice moral : constat de violation suffisant.
B. Frais et dépens : remboursement partiel du montant réclamé.
Conclusion : Etat défendeur tenu de verser une certaine somme à la requérante (unanimité).
RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
6.11.1980, Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1) ; 8.7.1986, Lingens c. Autriche ; 2.3.1987, Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique ; 26.10.1988, Norris c. Irlande
En l’affaire Bowman c. Royaume-Uni2,
La Cour européenne des Droits de l’Homme constituée, conformément à l’article 51 du règlement A de la Cour3, en une grande chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. R. Bernhardt, président,
Thór Vilhjálmsson,
L.–E. Pettiti,
B. Walsh,
R. Macdonald,
C. Russo,
A. Spielmann,
N. Valticos,
Mme E. Palm,
M. A.N. Loizou,
Sir John Freeland,
MM. A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
D. Gotchev,
P. Jambrek,
U. Lōhmus,
E. Levits,
J. Casadevall,
P. van Dijk,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 octobre 1997 et 29 janvier 1998,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission »), puis par le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (« le Gouvernement ») les 19 octobre 1996 et 7 janvier 1997, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (nº 24839/94) dirigée contre le Royaume-Uni et dont Mme Phyllis Bowman, ressortissante de cet Etat, avait saisi la Commission le 11 mars 1994 en vertu de l'article 25.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 de la Convention ainsi qu’à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour conformément à l’article 46. La demande de la Commission et la requête du Gouvernement ont toutes deux pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 10 de la Convention.
2.  En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement A, la requérante a manifesté le désir de participer à l’instance et désigné son conseil (article 30).
3.  La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir John Freeland, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 29 octobre 1996, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept autres membres, à savoir MM. L.-E. Pettiti, B. Walsh, C. Russo, A. Spielmann, A.N. Loizou, M.A. Lopes Rocha et P. Jambrek (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A).
4.  En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du Gouvernement, l’avocat de la requérante et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence et à une prolongation du délai accordée sur demande de la requérante, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et de la requérante les 3 juin et 18 juillet 1997 respectivement.
5.  Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 27 août 1997, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
- pour le Gouvernement  MM. D. Bentley, ministère des Affaires étrangères     et du Commonwealth, agent,    D. Pannick QC,     D. Anderson, conseils,    R. Clayton, ministère de l’Intérieur, conseiller ;
- pour la Commission  M. L. Loucaides, délégué ;
- pour la requérante  MM. G. Robertson QC, conseil,    D. Price, solicitor.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Loucaides, Pannick et Robertson.
6.  A l’issue des délibérations du 29 août 1997, la chambre s’est dessaisie en faveur d’une grande chambre (article 51 du règlement A).
7.  La grande chambre à constituer comprenait de plein droit M. Ryssdal, président de la Cour, et M. Bernhardt, vice-président, les autres membres de la chambre originaire ainsi que les suppléants, Mme E. Palm et M. J. Casadevall (article 51 § 2 a) et b) du règlement A). Le 30 août 1997, le président a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des neufs juges supplémentaires appelés à compléter la grande chambre, à savoir MM. Thór Vilhjálmsson, R. Macdonald, N. Valticos, A.B. Baka, L. Wildhaber, D. Gotchev, U. Lōhmus, E. Levits et P. van Dijk (article 51 § 2 c)).
8.  Ayant pris acte de l’accord de l'agent du Gouvernement et de l'assentiment du délégué de la Commission et de la requérante, la Cour a décidé, le 25 octobre 1997, qu’il n’était pas nécessaire de tenir une nouvelle audience à la suite du dessaisissement de la chambre (article 38, combiné avec l’article 51 § 6 du règlement A).
9.  Par la suite, M. Bernhardt a remplacé M. Ryssdal, empêché de poursuivre l’examen de l’affaire, en qualité de président de la grande chambre (article 21 § 5 du règlement A).
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
10.  Mme Phyllis Bowman, née en 1926, est domiciliée à Londres. Elle est secrétaire générale de l’Association pour la protection des enfants à naître (Society for the Protection of the Unborn Child – « la SPUC »), organisation qui compte environ 50 000 adversaires de l’avortement et de l’expérimentation sur l’embryon humain et qui cherche à modifier la législation actuelle du Royaume-Uni autorisant l’avortement jusqu’à la vingt-deuxième semaine et l’expérimentation sur l’embryon jusqu’au quatorzième jour.
11.  Les grands partis politiques n’ont défini aucune ligne d’action en la matière : il s’agit selon eux de questions morales sur lesquelles les députés sont libres de voter en leur âme et conscience. Mme Bowman et la SPUC estiment en conséquence que si les électeurs sont en mesure de pousser à des modifications de la législation par le choix de leurs représentants, il est fondamental qu’ils soient informés des opinions des candidats sur l’avortement et les questions connexes.
12.  Mme Bowman s'employa donc, pendant la période précédant les élections législatives d’avril 1992, à faire distribuer dans diverses circonscriptions du Royaume-Uni un million et demi d'exemplaires, dont 25 000 pour la seule circonscription de Halifax, d'un tract rédigé dans les termes suivants :
« Nous ne vous donnons pas de consignes de vote, mais il est indispensable que vous vérifiiez les intentions de vote des candidats sur l’avortement et l’utilisation de l’embryon humain comme cobaye.
Terry Martin, conservateur.   M. Martin a publiquement exposé son ferme engagement à défendre les enfants à naître. S’il était élu, il voterait pour préciser plus rigoureusement les motifs de pratiquer un avortement afin que ce dernier ne puisse plus être effectué sur simple demande. Il voterait pour l’interdire après la vingt-quatrième semaine, alors que la loi actuelle l’autorise jusqu’au terme normal pour cause de handicap du bébé ou pour d’autres raisons. Il voterait enfin pour mettre fin à la création et à l’utilisation d’embryons humains comme cobayes pour tester des médicaments.
Alison Mahon, travailliste.   Mme Mahon est un partisan influent de l’avortement. En sa qualité de députée, elle a voté pour autoriser l’avortement jusqu’au terme normal pour les bébés handicapés. Elle s’est prononcée pour l’inscription obligatoire, sur une liste publiée, des médecins qui objectent en conscience à l’avortement, malgré les mises en garde contre une éventuelle liste noire. Elle a également voté pour autoriser le recours à des embryons humains comme cobayes dans des programmes comportant des essais de médicaments et d’autres expériences.
Ian Howell, démocrate-libéral.   S’il était élu, M. Howell voterait pour plus de rigueur dans les motifs pour lesquels l’avortement peut être pratiqué afin que ce dernier ne puisse plus être effectué sur simple demande. Il voterait aussi pour réduire le délai à vingt-quatre semaines ou moins, alors que la loi actuelle autorise l’avortement jusqu’au terme normal pour cause de handicap du bébé et pour d’autres raisons. Il voterait enfin contre l’utilisation des embryons humains comme cobayes dans les programmes de recherche.
ASSOCIATION POUR LA PROTECTION DES ENFANTS À NAÎTRE »
Au dos du tract, accompagnant une photo dont la légende était « le bébé dix semaines après la conception », figurait le texte suivant :
« Les premières semaines de la vie   Jour 1 : Conception – le sperme féconde l’ovule. Composition génétique complète. Couleur des yeux, cheveux, sexe et même carrure définis. Un individu unique se trouve dans la trompe utérine.   Jour 12 : Il est arrivé dans l’utérus et s’y est implanté.   Jour 17 : Développement de ses propres cellules sanguines.   Jour 21 : Le cœur commence à battre, ce qui est au moins aussi spectaculaire que la naissance, mais beaucoup moins que la fécondation.   Jour 26 : Formation du système nerveux central.   Jour 30 : Flux sanguin régulier dans un système vasculaire clos. Les oreilles et le nez commencent à se développer.   Jour 42 : Le squelette et les réflexes existent. Le foie, les reins et les poumons sont formés. Le bébé réagit au contact autour de la bouche.   Jour 45 : Les caractéristiques d’une activité cérébrale électrique peuvent être enregistrées.   Jour 56 : Hormis les poumons, tous les organes fonctionnent ; à présent, le bébé n’a plus qu’à grandir et à mûrir, exactement comme un enfant croît pour devenir adulte.  Jour 65 : Le bébé peut serrer le poing et saisir un objet touchant sa paume ; il monte et descend dans l’utérus par mouvements coordonnés.   Semaine 12 : Tout le corps est sensible au contact.   Semaine 16 : Le bébé a atteint la moitié de sa taille de naissance ; le cœur pompe quelque 29 litres de sang par jour.   Semaine 28 : Les yeux s’ouvrent. Le bébé peut entendre le processus de la digestion de sa mère, le battement de son cœur et sa voix, ainsi que des sons extérieurs au corps maternel.  Neuvième mois : Naissance – simple étape d'un processus déjà bien avancé. D’après ce qui précède, il est clair que le bébé peut ressentir de la douleur à un stade très précoce. Par conséquent, nous tuons des bébés en les faisant souffrir jusqu’à l’âge de six mois après la conception, et parfois, dans le cas d’un handicap, jusqu’au terme normal. »
13.  Mme Bowman fut inculpée en vertu de l’article 75 §§ 1 et 5 de la loi de 1983 sur la représentation du peuple (« la loi de 1983 ») qui érige en infraction le fait, pour toute personne non autorisée, de consacrer plus de 5 livres sterling (GBP), en période préélectorale, à la communication aux électeurs d’informations visant à favoriser ou à obtenir l’élection d’un candidat (paragraphes 17–19 ci-dessous).
14.  Au procès devant la Crown Court de Southwark le 27 septembre 1993, le juge ordonna la relaxe de Mme Bowman, car la citation à comparaître l’accusant de l’infraction n’avait pas été émise dans l’année suivant les dépenses interdites alléguées, conformément au délai fixé à l’article 176 de la loi de 1983. La presse rendit néanmoins compte de l’affaire.
15.  Mme Bowman avait été reconnue coupable d’infractions, en vertu de textes de loi analogues, d’abord en 1979 pour diffusion d’un tract avant l’élection partielle dans la circonscription d’Ilford-Nord, puis à nouveau en 1982, lors des élections au Parlement européen. Elle avait été dans les deux cas condamnée à une amende et aux dépens.
II. Le droit et la pratique internes pertinents
A. Les élections législatives
16.  La date des élections législatives est choisie par le premier ministre sortant et est normalement annoncée quatre à six semaines avant le jour du scrutin.
17.  Pour les élections, le Royaume-Uni est divisé en circonscriptions. Chacune d’elles est représentée par un seul député, la personne ayant obtenu le plus grand nombre de voix dans sa circonscription. La plupart des candidats sont choisis par les grands partis politiques nationaux, même si certains se présentent en indépendants. La proposition de candidature doit être signée par dix personnes inscrites sur les listes électorales de la circonscription. Chaque candidat doit déposer auprès de l’officier électoral de la circonscription la somme de 500 GBP qui sera perdue s’il n’obtient pas 5 % des suffrages exprimés et non nuls.
B.  Réglementation des dépenses électorales
18.  Au Royaume-Uni, les candidats à la députation ne reçoivent aucune aide de l’Etat pour leur campagne. Afin de protéger la position de ceux qui n’ont pas accès à des capitaux importants, le montant des dépenses pouvant être engagées par un candidat avant, pendant ou après la campagne électorale, est fixé par la loi (article 76 de la loi de 1983). Le montant varie légèrement en fonction de la taille de la circonscription, mais la moyenne est actuellement de 8 300 GBP. Pour éviter que la limite soit contournée, toutes les dépenses électorales engagées par un candidat doivent passer par un agent électoral, qui doit en rendre compte après l’élection (articles 73, 76 et 81 de la loi de 1983).
19.  En vertu de l’article 75 § 1 de la loi de 1983, il est interdit à quiconque, hormis le candidat ou son agent, d’engager des dépenses pour favoriser l’élection d’un candidat :
« Seuls le candidat, son agent électoral ou les mandataires de ce dernier sont habilités à engager des dépenses visant à favoriser ou à obtenir l’élection dudit candidat lors d’une échéance électorale et consacrées à :   a) la tenue de réunions publiques ou l’organisation de manifestations publiques ; ou  b) la diffusion de publicités, de circulaires ou de publications ; ou   c) la présentation aux électeurs, par tout autre moyen, du candidat ou de ses opinions, ou encore de l’étendue ou de la nature de son soutien ou opposition à un autre candidat. Toutefois l’alinéa c) de ce paragraphe ne peut :    i. restreindre la publication, dans un journal ou autre périodique, ou la diffusion, dans un programme de la British Broadcasting Corporation [ou de l’Independent Broadcasting Authority] ;    ii. s’appliquer à des dépenses ne dépassant pas au total la somme de 5 GBP (…) »
La Chambre des lords a interprété l’expression « visant à favoriser ou à obtenir l’élection d’un candidat » dans ce paragraphe comme incluant l’intention d’empêcher l’élection d’un ou de plusieurs candidats donnés (Director of Public Prosecutions v. Luft, Appeal Cases 1977, p. 962).
20.  Mme Bowman a été inculpée d’une infraction en vertu de l’article 75 § 5 de la loi de 1983, ainsi libellé :
« Se rend coupable de pratiques abusives quiconque  a) engage des dépenses, ou offre à toute autre personne son aide, sa complicité, ses conseils ou des moyens matériels l’incitant à engager des dépenses en violation de [l’article 75] (…) »
21.  Les personnes jugées après inculpation en vertu de l’article 75 §§ 1 et 5 sont passibles d’une peine d’emprisonnement d’un an et/ou d’une amende n’excédant pas 5 000 GBP. En outre, quiconque est condamné risque d’être déchu pour cinq ans de ses droits de voter aux élections, d’être élu ou de siéger à la Chambre des communes, ou d’exercer une fonction judiciaire ou publique (articles 160 § 4, 168 § 1 et 173 de la loi de 1983).
22.  L’article 75 ne concerne que les dépenses engagées relativement à l’élection d’un candidat donné dans une circonscription donnée. Rien n’interdit à un parti politique, un particulier ou une organisation fortunés de dépenser de l’argent pour faire de la publicité pour ou contre un parti politique ou une tendance en général, à l’échelon national ou régional, à condition que l’intention ne soit pas de favoriser ou de compromettre les chances électorales d’un candidat donné dans une circonscription donnée (voir R. v. Tronoh Mines, All England Reports 1952, vol. 1, p. 697). La loi ne restreint pas non plus les donations privées consenties aux partis politiques ni les pouvoirs de la presse d’apporter son soutien ou de s’opposer à l’élection d’un candidat donné (article 75 § 1 c) i. de la loi de 1983 – paragraphe 19 ci-dessus).
PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION
23.  La requête du 11 mars 1994 (nº 24839/94) a été introduite conjointement devant la Commission par Mme Bowman et la SPUC . Les deux requérantes alléguaient que la procédure engagée contre Mme Bowman avait violé le droit à la liberté d’expression que leur garantit l’article 10 de la Convention. Elles invoquaient également l’article 13 de la Convention.
24.  Le 4 décembre 1995, la Commission a déclaré la requête recevable dans la mesure où elle concernait le grief tiré par Mme Bowman de l’article 10. Cependant, estimant que la SPUC ne pouvait pas se prétendre victime des poursuites engagées contre Mme Bowman, elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.
Dans son rapport du 12 septembre 1996 (article 31), la Commission a conclu, par vingt-huit voix contre une, à une violation de l’article 10 de la Convention. Le texte intégral de son avis et de l'opinion dissidente dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt4.
CONCLUSIONS PRÉSENTÉES À LA COUR
25.  Dans son mémoire et à l’audience devant la Cour, le Gouvernement a soutenu que, contrairement à l’avis de la Commission, la requête devait être déclarée irrecevable au regard de l’article 25 de la Convention. A titre subsidiaire, il a fait valoir qu’il n’y avait pas eu de restriction à la liberté d’expression de la requérante au sens de l’article 10 § 1 et que, même si cela avait été le cas, la restriction était nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10 § 2.
La requérante a prié la Cour de constater une violation de l’article 10 et de lui accorder une satisfaction équitable au titre de l’article 50.
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE du GOUVERNEMENT
26.  Le Gouvernement soutient que Mme Bowman ne peut valablement se prétendre « victime » d’une violation de la Convention au sens de l’article 25 § 1, dont la partie pertinente se lit ainsi :
« La Commission peut être saisie d’une requête adressée (...) par toute personne physique (...) qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties Contractantes des droits reconnus dans la (…) Convention (...) »
Il souligne que le juge du fond ayant instruit le jury le 28 septembre 1993 en vue d’une relaxe de la requérante, il est dans ces conditions impossible d’affirmer que Mme Bowman aurait été reconnue coupable si le procès s’était poursuivi, ou que la législation a été appliquée à son détriment.
27.  La requérante fait observer que, par le jeu de l’article 75 de la loi de 1983, elle a souffert l’angoisse, l’infamie et supporté les frais qu’ont impliqués son interrogatoire par la police, les poursuites engagées contre elle et la publicité qui a entouré l’affaire.
28.  La Commission, dans sa décision sur la recevabilité, se dit convaincue que Mme Bowman, directement affectée par la procédure engagée contre elle, pouvait se prétendre victime d’une ingérence.
29.  La Cour relève que Mme Bowman a fait l’objet d’une mesure d’exécution, sous forme de poursuites pénales. Certes, elle a été finalement relaxée mais ce fut pour le motif d’ordre procédural que la citation à comparaître n’avait pas été émise dans le délai légal (paragraphe 14 ci-dessus). Or la décision du parquet d’entamer une procédure constituait à tout le moins pour elle une indication puissante que, sauf à modifier son comportement pendant les élections à venir, elle risquerait d’être poursuivie et peut-être reconnue coupable et punie.
Dans ces conditions, la Cour estime que Mme Bowman peut valablement prétendre avoir subi directement les effets de la législation en question (voir, notamment, l’arrêt Norris c. Irlande du 26 octobre 1988, série A n° 142, p. 16, § 31) et, partant, se dire victime d’une violation de la Convention au sens de l’article 25 § 1.
En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
30.  Mme Bowman allègue une violation de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, dont la partie pertinente est ainsi libellée :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
La Commission en est d’accord, mais le Gouvernement le conteste.
A. Existence d’une restriction
31.  Le Gouvernement soutient que Mme Bowman n’a pas vu limiter son droit à la liberté d’expression puisque l’article 75 de la loi de 1983 ne restreint que la possibilité pour une personne non autorisée d’engager des dépenses visant à favoriser ou à obtenir l’élection d’un candidat donné aux élections législatives, mais non pas la liberté d’exprimer des opinions ou de diffuser plus généralement des informations (paragraphe 19 ci-dessus).
32.  La Commission, comme la requérante, note que le fait pour le parquet de considérer manifestement le comportement de l’intéressée comme tombant sous le coup de l’interdiction légale a entraîné, par la crainte de poursuites, une entrave à la liberté d’expression de Mme Bowman.
33.  La Cour relève que l’article 75 de la loi de 1983 ne limite pas directement la liberté d’expression, mais fixe à 5 GBP la somme maximale que toute personne non autorisée peut dépenser pour des publications et d’autres moyens de communication pendant la période électorale. En outre, la loi ne restreint pas les dépenses liées à la transmission des informations et des opinions en général, mais seulement celles exposées pendant la période en question et « visant à favoriser ou obtenir l’élection d’un candidat ».
Néanmoins, il ne fait aucun doute que l’interdiction énoncée à l’article 75 équivaut à une restriction à la liberté d’expression, et qu’elle a directement affecté Mme Bowman (paragraphe 29 ci-dessus).
34.  Il reste à examiner si la restriction était « prévue par la loi », poursuivait un but légitime et était « nécessaire dans une société démocratique ».
B.  « Prévue par la loi »
35.  La Cour considère – ce que les comparants ne contestent d’ailleurs pas – que la limitation des dépenses fixée par l’article 75 de la loi de 1983 était « prévue par la loi ».
C. But légitime
36.  Le Gouvernement soutient que la limite aux dépenses figurant à l’article 75 de la loi de 1983 vise la protection des droits d’autrui et ce, à trois égards. D’abord, elle favorise le traitement équitable des candidats en lice pour les élections en empêchant des tiers fortunés de faire campagne pour ou contre un candidat donné ou de publier du matériel nécessitant que, pour réagir, un candidat y consacre une partie de son budget électoral, limité par la loi (paragraphe 18 ci-dessus). Deuxièmement, la restriction aux dépenses engagées par un tiers contribue à garantir l’indépendance des candidats par rapport à l’influence de puissants groupes d’intérêts. Troisièmement, elle empêche de dénaturer le débat politique en période électorale en le détournant des problèmes d’intérêt général pour l’axer sur des questions particulières.
37.  Selon la requérante, l’article 75, loin de viser un but légitime, ne  servirait qu’à amoindrir la liberté d’expression démocratique. Il serait impensable, en poussant les choses à l’extrême, que des groupes à intérêt unique, comme la SPUC, puissent détourner les électeurs des programmes des grands partis politiques au point d’entraver le processus électoral. De surcroît, on ne peut valablement dire que la limitation des dépenses garantisse l’égalité entre candidats car ceux-ci sont déjà soumis à des inégalités selon qu’ils ont ou non l’appui de l’un des grands partis politiques qui, eux, sont libres de dépenser sans compter pour faire campagne au niveau national dès lors qu’ils n’essaient pas de favoriser ou de gêner tel ou tel candidat (paragraphe 22 ci-dessus).
38.  La Cour estime manifeste que l’article 75, replacé notamment dans le contexte des autres dispositions détaillées sur les dépenses électorales figurant dans la loi de 1983, tend à assurer l’égalité entre les candidats. Elle en conclut dès lors, à l’instar de la Commission, que l’application de cette législation à Mme Bowman avait pour but légitime la protection des droits d’autrui, à savoir les candidats et les électeurs de la circonscription de Halifax et, pour autant que les poursuites cherchaient à dissuader, ceux d’autres régions du Royaume-Uni.
De l’avis de la Cour, les arguments avancés à cet égard par la requérante concernent davantage le point de savoir si la restriction était « nécessaire dans une société démocratique », question qu’elle aborde à présent.
D. « Nécessaire dans une société démocratique »
39.  Le Gouvernement fait valoir que la limite fixée par l’article 75 de la loi de 1983 aux dépenses n’est que partielle (paragraphe 31 ci-dessus), et n’est pas plus étendue que nécessaire pour atteindre les buts légitimes poursuivis. Il souligne que Mme Bowman disposait d’autres moyens de communiquer : elle aurait pu par exemple créer son propre journal, publier des lettres ou des articles dans la presse, donner des interviews à la radio ou à la télévision, se présenter elle-même aux élections ou éditer des tracts visant à informer l’électorat sans favoriser ni empêcher aucune candidature en particulier.
40.  La requérante, de même que la Commission, estime la restriction disproportionnée. Selon elle, aucun besoin social impérieux n’obligerait à réprimer la diffusion d’informations factuelles exactes sur la position des candidats à des charges publiques, s’agissant de questions morales importantes ; au contraire, il serait impératif d’autoriser l’inscription de tels sujets à l’ordre du jour politique en période préélectorale. En dépit de l’argument du Gouvernement selon lequel la limitation serait nécessaire pour assurer l’égalité entre les candidats, rien n’indiquerait que les tracts de Mme Bowman aient contribué à désavantager un candidat donné puisqu’il est possible que l’information ainsi véhiculée ait suscité autant de partisans que d’adversaires des différentes politiques sur l’avortement. De surcroît, la requérante affirme que la restriction est illogique puisque la loi ne limite pas les pouvoirs des médias de publier des éléments favorables ou défavorables aux candidats, ni ceux des partis politiques et de leurs partisans de financer des publicités au niveau national ou régional du moment qu’ils n’essaient pas de favoriser ou de contrarier les perspectives électorales d’un candidat donné.
41.  La Cour fait remarquer, en premier lieu, que la limitation aux dépenses prescrite par l’article 75 de la loi de 1983 n’est que l’un des nombreux freins et contrepoids qui émaillent la législation électorale au Royaume-Uni. En pareil contexte, il faut considérer le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 à la lumière du droit de tenir des élections libres, protégé par l’article 3 du Protocole n° 1 à la Convention ainsi libellé :
« Les Hautes Parties Contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »
42.  Des élections libres et la liberté d’expression, notamment la liberté du débat politique, constituent l'assise de tout régime démocratique (l’arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique du 2 mars 1987, série A n° 113, p. 22, § 47, et l’arrêt Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A n° 103, p. 26, §§ 41–42). Les deux droits sont interdépendants et se renforcent l’un l’autre : par exemple, comme la Cour l’a relevé dans le passé, la liberté d’expression est l’une des « conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » (arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt précité, p. 24, § 54). C’est pourquoi il est particulièrement important, en période préélectorale, de permettre aux opinions et aux informations de tous ordres de circuler librement.
43.  Néanmoins, dans certaines circonstances, ces droits peuvent entrer en conflit, ce qui peut inciter à juger nécessaire, avant ou pendant une élection, de prévoir certaines restrictions à la liberté d’expression, alors qu’elles ne seraient habituellement pas admissibles, afin de garantir « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». La Cour reconnaît qu’en ménageant un équilibre entre ces deux droits, les Etats contractants disposent d’une marge d’appréciation, comme c’est généralement le cas s’agissant de l’organisation de leur système électoral (arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt précité, pp. 23–24, §§ 52 et 54).
44.  Quant aux faits de l’espèce, la Cour a pour tâche de déterminer si, compte tenu de toutes les circonstances, la restriction apportée à la liberté d’expression de Mme Bowman était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier étaient pertinents et suffisants (arrêt Lingens précité, p. 26, § 40).
45.  A cet égard, elle trouve significatif que la limitation aux dépenses prescrite par l’article 75 de la loi de 1983 ait été fixée à un chiffre aussi faible que 5 GBP. Elle rappelle que cette restriction ne s’applique que pendant les quatre à six semaines précédant l’élection législative (paragraphes 16 et 18–19 ci-dessus). Cependant, s’il est vrai que Mme Bowman aurait pu librement faire campagne à tout autre moment, la Cour estime que cela n’aurait pas servi l'objectif qu'elle visait en publiant les tracts, objectif qui était à tout le moins d’informer la population de Halifax sur les antécédents de vote des trois candidats et leurs prises de position sur l’avortement, pendant la période critique où l’esprit des électeurs était centré sur le choix d’un représentant (paragraphe 11 ci-dessus).
46.  La Cour relève l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante aurait pu employer d’autres méthodes pour transmettre l’information aux électeurs. Elle n’est cependant pas convaincue qu’en pratique l’intéressée ait eu accès à d’autres modes efficaces de communication. Par exemple, il n’a pas été prouvé qu’elle ait disposé d’un quelconque moyen de s’assurer que les informations figurant sur les tracts seraient publiées dans un journal ou diffusées à la radio ou à la télévision. Elle aurait certes pu se présenter elle-même aux élections et, dès lors, avoir droit à dépenser le montant légal autorisé pour les candidats, mais cela l’aurait obligée à verser une caution de 500 GBP, qu'elle aurait très probablement perdue (paragraphes 17–18 ci-dessus). Au surplus, elle ne désirait point être élue au Parlement mais seulement distribuer des tracts aux électeurs.
47.  En bref, la Cour constate en conséquence que l’article 75 de la loi de 1983 dresse, en pratique, un obstacle absolu qui a empêché Mme Bowman de publier des informations visant à influencer les électeurs de Halifax en faveur d’un candidat opposé à l’avortement. Elle n’est pas convaincue qu’il était dès lors nécessaire de limiter les dépenses de l’intéressée à 5 GBP pour atteindre l’objectif légitime de garantir l’égalité entre les candidats, d’autant qu’aucune restriction n'empêchait la presse de librement favoriser ou contrecarrer l’élection d’un candidat donné, ni les partis politiques et leurs partisans de faire de la publicité au niveau national ou régional, à condition que cette publicité ne visât pas à servir ou compromettre les chances d’un candidat donné d’être élu dans une circonscription donnée (paragraphe 22 ci-dessus). Elle conclut en conséquence que la restriction en question était disproportionnée au but poursuivi.
Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 DE LA CONVENTION
48.  La requérante réclame une satisfaction équitable au titre de l’article 50 de la Convention, ainsi libellé :
« Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
A. Préjudice moral
49.  Mme Bowman réclame une indemnité de 15 000 GBP pour les stigmates, le stress et l’angoisse qu’elle a subis en raison des poursuites dirigées contre elle.
50.  Le Gouvernement fait valoir qu’un constat de violation constituerait une satisfaction suffisante.
51.  La Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation fournit une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral éprouvé par la requérante.
B.  Frais et dépens
1. Procédure interne
52.  Mme Bowman réclame le remboursement de la partie de ses frais de justice internes que n’a pas couverte l’aide judiciaire, soit au total 1 633,64 GBP.
53.  Le Gouvernement estime qu’aucun montant ne doit être alloué à ce titre.
54.  La Cour est convaincue que, s’agissant des frais encourus par la requérante dans la procédure interne, se trouvent établis leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1) du 6 novembre 1980, série A n° 38, p. 13, § 23). Elle les alloue dès lors en totalité, ainsi que tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA).
2. Procédure de Strasbourg
55.  La requérante demande 35 490 GBP au titre des frais de justice engagés dans la procédure de Strasbourg.
56.  Le conseil du Gouvernement a laissé entendre à l’audience devant la Cour que ce montant était excessif.
57.  La Cour, statuant en équité, accorde 25 000 GBP au titre des frais et dépens exposés à Strasbourg, ainsi que tout montant pouvant être dû au titre de la TVA.
C. Intérêts moratoires
58.  Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal applicable au Royaume-Uni à la date d’adoption du présent arrêt est de 8 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement ;
2. Dit, par quatorze voix contre six, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit, à l’unanimité, que le constat de violation est une satisfaction équitable suffisante pour tout préjudice moral subi par le requérant ;
4. Dit, à l’unanimité,
a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, au titre des frais et dépens, 26 633,64 livres sterling (vingt-six mille six cent trente-trois livres et soixante-quatre pence), plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ;
b) que ce montant sera à majorer d’un intérêt simple de 8 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
5. Rejette, à l’unanimité la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 19 février 1998.
Signé : Rudolf Bernhardt
Président
Signé : Herbert Petzold
Greffier
Au présent arrêt se trouvent joint, conformément aux articles 51 § 2 de la Convention et 53 § 2 du règlement A, l’exposé des opinions suivantes :
– opinion concordante commune à MM. Pettiti, Lopes Rocha et Casadevall ;
–  opinion en partie dissidente de M. Valticos ;
– opinion en partie dissidente commune à MM. Loizou, Baka et Jambrek ;
– opinion en partie dissidente de Sir John Freeland, à laquelle se rallie M.  Levits.
Paraphé : R. B.  Paraphé : H. P. 
opinion concordante commune  à MM. LES JUGES Pettiti, lopes rocha   et casadevall
1.  Nous avons voté avec la majorité et nous sommes tout à fait d’accord avec la décision adoptée.
2.  Cependant, nous ne pouvons partager la constatation faite par la Cour au paragraphe 47, en ce sens que l’article 75 de la loi de 1983 sur la représentation du peuple aurait fonctionné, à toutes fins utiles, comme un obstacle absolu qui a empêché Mme Bowman de publier « des informations visant à influencer les électeurs de Halifax en faveur d’un candidat opposé à l’avortement ».
Une telle affirmation suppose que la Cour a fait une interprétation du tract publié par la requérante, dans le sens précisément sanctionné par la loi britannique qui interdit d’engager des dépenses « visant à favoriser ou à obtenir l’élection dudit candidat ».
3.  L’article 75 n’interdit pas de fournir des éléments factuels ou de formuler des commentaires visant à l’information du public.
4.  A notre avis, les quatre premières lignes du paragraphe 47 auraient dû se limiter à dire qu’il s’agissait d’une publication « visant à informer les électeurs de Halifax, au sujet de l’avortement, sur les intentions probables de vote des candidats ».
opinion en partie dissidente  DE M. le juge valticos
Il me paraît inacceptable de considérer comme une violation de la Convention le fait que le système électoral britannique impose une limite aux dépenses que des personnes « non autorisées » peuvent effectuer pendant une certaine période avant une élection en vue de favoriser ou, au contraire, de combattre l'élection d'un candidat. Cette mesure, qui vise à empêcher des personnes ou associations puissantes de fausser le jeu électoral et de déformer l'opinion des électeurs, a certes le défaut – théorique – d'interdire le versement de sommes même mineures mais en réalité, en l'occurrence, le montant que l'affaire concernait était fort élevé puisqu'il s'agissait d'un million et demi de tracts.
Il y a un certain ridicule à vouloir donner des leçons de conduite des élections et de démocratie au gouvernement du Royaume-Uni et il y a surtout une erreur à rechercher la suppression d'une disposition qui a pour objet d'interdire des tentatives de personnes, autres que les partis politiques, d'influencer le vote des électeurs et, comme a fort justement relevé M. Martínez dans son opinion dissidente aux conclusions de la Commission, d'empêcher que les candidats bénéficiant de moyens financiers importants puissent finalement obtenir un avantage par rapport à ceux qui en sont démunis.
C'est dire que je ne saurais me rallier au constat de violation de l’article 10 de la Convention.
opinion en partie dissidente commune  À MM. LES JUGES loizou, baka et jambrek
(Traduction)
1.  Nous souscrivons au rejet par la Cour de l’exception préliminaire du Gouvernement selon laquelle la requérante ne serait pas victime d’une violation de la Convention (paragraphe 29 de l’arrêt).
2.  En revanche, nous ne sommes pas en mesure de nous rallier à la conclusion de la majorité qu’il y a eu violation du droit de la requérante à exercer sa liberté d’expression en ce que la restriction que lui imposait l’article 75 §§ 1 et 5 de la loi de 1983 sur la représentation du peuple (« la loi de 1983 ») était disproportionnée au but poursuivi.
3.  L’article 75 § 1 de la loi de 1983 interdit à quiconque hormis le candidat ou son agent d’engager, pour favoriser l’élection d’un candidat, des dépenses dépassant 5 GBP, si celles-ci sont liées à l’élection d’un candidat donné dans une circonscription donnée. La loi de 1983 n’interdit pas à un parti politique, un particulier ou une organisation, de dépenser de l’argent pour faire de la publicité pour ou contre un parti politique ou un mouvement en général, à l’échelon national ou régional, à condition que l’intention ne soit pas de favoriser ou de compromettre les chances électorales d’un candidat donné dans une circonscription donnée. Elle ne restreint pas non plus les donations privées consenties aux partis politiques ni les pouvoirs de la presse d’apporter son soutien ou de s’opposer à l’élection d’un candidat donné. La limitation imposée par l’article 75 ne concerne que la promotion des candidats, non celle des causes (paragraphes 19–22 de l’arrêt).
4.  Comme le dit la Cour, la limitation aux dépenses en question n’est que l’un des nombreux freins et contrepoids qui émaillent la législation électorale au Royaume-Uni. Dans ce contexte, la Cour a examiné le droit de tenir des élections libres, protégé par l’article 3 du Protocole n° 1 à la Convention. Elle a indiqué que des élections libres et la liberté d’expression, notamment la liberté du débat politique, constituent l’assise de tout régime démocratique et que les deux droits sont interdépendants et se renforcent l’un l’autre. Elle a également reconnu qu’en ménageant un équilibre entre ces deux droits, les Etats contractants disposent d’une marge d’appréciation, comme c’est généralement le cas s’agissant de l’organisation de leur système électoral. Nous souscrivons entièrement à cette analyse de la Cour (paragraphes 41–43 de l’arrêt).
5.  Il ne fait aucun doute que les limites aux dépenses électorales maintiennent l’égalité des armes entre les candidats et qu’il s’agit là d’un principe très important en démocratie et dans le processus électoral. Lorsque la loi de 1983, en son article 76, fixe des limites aux dépenses pour éviter que les candidats fortunés n’exercent une concurrence déloyale, il faut  
alors en fixer aussi aux autres, par exemple aux riches partisans et aux groupes d’action qui pourraient dépenser au profit d’un candidat et empêcher l’élection d’un autre, car une publicité hostile pourrait rester sans réponse vu la limitation de la somme que le candidat est autorisé à dépenser (paragraphe 18 de l’arrêt).
6.  La philosophie qui sous-tend la limite prescrite par l’article 75 est notamment de protéger les candidats contre la manipulation par les groupes de pression. La limite en question est très faible et ne constitue pas une entrave générale à l’expression des idées par des groupes à intérêt unique puisqu’il existe d’autres façons d'exprimer ses idées et convictions sur un sujet litigieux. Le groupe peut distribuer des tracts pour informer les électeurs mais sans favoriser ou contrecarrer un candidat donné. Il faut voir dans cette restriction, qui relève de la marge d’appréciation de l’Etat, une composante d’un régime électoral démocratique équilibré.
7.  La Commission a estimé (paragraphe 39 de son rapport) qu’avec l’article 75 « on peut donc considérer (…) que la mesure poursuit le but légitime de la protection des droits d'autrui, c'est-à-dire des candidats et des électeurs dans une circonscription donnée ». La Cour estime manifeste que l’article 75, replacé notamment dans le contexte des autres dispositions détaillées sur les dépenses électorales figurant dans la loi de 1983, tend à assurer l’égalité entre les candidats. Elle en conclut dès lors, à l’instar de la Commission, que l’application de cette législation à Mme Bowman avait pour but légitime la protection des droits d’autrui, à savoir les candidats et les électeurs de la circonscription de Halifax et, pour autant que les poursuites cherchaient à dissuader, ceux d’autres régions du Royaume-Uni (paragraphe 38 de l’arrêt). Nous sommes d’accord avec cette conclusion.
8.  Notre dissentiment se limite au constat fait par la Cour au paragraphe 47 de l’arrêt selon lequel l’article 75 dresse, en pratique, un obstacle absolu qui a empêché Mme Bowman de publier des informations visant à influencer les électeurs de Halifax en faveur d’un candidat opposé à l’avortement. Nous ne sommes pas non plus d’accord lorsque la Cour dit n'être pas convaincue de la nécessité de limiter les dépenses de la requérante à 5 GBP pour atteindre l’objectif légitime de garantir l’égalité entre les candidats, d’autant qu’aucune restriction n’empêchait la presse de librement favoriser ou contrecarrer l’élection d’un candidat donné, ni les partis politiques et leurs partisans de faire de la publicité au niveau national ou régional, à condition que cette publicité ne vise pas à servir ou compromettre les chances d’un candidat donné d’être élu dans une circonscription donnée. D’où notre désaccord avec la conclusion de la Cour que la restriction en question était disproportionnée au but poursuivi et que cela constituait une violation de l’article 10 de la Convention.
9.  A nos yeux en effet, l’article 75, examiné dans le contexte de toutes les dispositions de la loi, ne saurait être considéré comme un obstacle absolu empêchant Mme Bowman de publier les informations qu’elle souhaitait donner sur les questions litigieuses. Comme indiqué plus haut, il existe plusieurs autres méthodes pour exprimer ses convictions et les porter à l’attention des électeurs, sans favoriser ou contrecarrer tel candidat dans telle circonscription. Par ailleurs, la restriction, qu’il faut envisager à la lumière de l’ensemble du régime électoral fondé sur la représentation des circonscriptions, avait un caractère partiel et en outre limité dans le temps, à savoir pendant les quatre à six semaines précédant les élections.
10.  Les Etats parties à la Convention jouissent d’une marge d’appréciation pour juger de la nécessité d’une ingérence et le rôle de la Cour se borne à considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (arrêts Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 2) du 26 novembre 1991, série A n° 217, p. 29, § 50, Vogt c. Allemagne, arrêt du 26 septembre 1995, série A n° 323, p. 26, § 52, et Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, pp. 500–501, § 40).
11.  Pour toutes les raisons indiquées plus haut, nous sommes parvenus à la conclusion qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention. La restriction imposée par l’article 75 de la loi est proportionnée au but légitime poursuivi, ne dépasse pas ce qui est nécessaire dans une société démocratique pour atteindre le but légitime que la Cour a identifié et relève de la marge d’appréciation du Royaume-Uni.
12.  Nous sommes parvenus à cette conclusion en particulier parce que la restriction en question fait partie d’un régime électoral démocratique d’ensemble, doté de freins et contrepoids qui visent à empêcher de s’écarter des limites maximales de dépenses. Elle offre aux candidats l’égalité des armes ; elle les protège contre la manipulation par des groupes de pression - qui préfèrent en conséquence mener leur action dans des circonscriptions aux résultats marginaux – et elle sauvegarde l’indépendance des candidats ; elle n’interdit pas de dépenser de l’argent pour promouvoir une cause si la dépense ne vise pas à favoriser ou compromettre les chances d’un candidat donné ; elle contrebalance la limite imposée aux candidats et elle est limitée dans le temps. A nos yeux, les raisons que nous venons de dire et que le gouvernement défendeur a avancées pour justifier la restriction en question sont « pertinentes et suffisantes ».
opinion en partie dissidente de sir john freeland, JUGE, à laquelle se rallie M. LE JUGE levits
(Traduction)
1.  Je ne puis souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle il y a eu dans cette affaire une atteinte au droit pour Mme Bowman d'exercer sa liberté d'expression, qui outrepasserait ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ».
2.  L'un des fondements essentiels d'une société démocratique est un régime propre à garantir le déroulement libre et équitable des élections législatives. L'article 3 du Protocole n° 1 exige à coup sûr que les élections libres que les Hautes Parties contractantes s'engagent à organiser se déroulent « dans les conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». Dans son arrêt du 2 mars 1987 en l'affaire Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique (série A n° 113, p. 22, § 47), la Cour a reconnu que, « consacrant un principe caractéristique de [la démocratie] », cet article « revêt donc dans le système de la Convention une importance capitale ».
3.  Dans le même arrêt, la Cour a reconnu (p. 24, § 54) « aux Etats contractants une large marge d'appréciation » dans le choix des systèmes électoraux, lesquels, ajoute-t-elle, « cherchent à répondre à des objectifs parfois peu compatibles entre eux : d'un côté refléter de manière approximativement fidèle les opinions du peuple, de l'autre canaliser les courants de pensée pour favoriser la formation d'une volonté politique d'une cohérence et d'une clarté suffisantes ». Il n'est pas surprenant que les systèmes électoraux des Etats contractants soient très divers dans la réalité, car l'histoire et les caractéristiques nationales les ont grandement façonnés.
4.  Le Royaume-Uni possède une longue tradition parlementaire et un système électoral qu'il s'est forgé au fil des ans et de l'évolution de la situation (et qui d'ailleurs, sur tel ou tel aspect, demeure un perpétuel sujet de discussion dans le public). A l'heure actuelle, la loi de 1983 sur la représentation du peuple, telle que modifiée, énonce pour le déroulement des élections un catalogue de règles claires et détaillées qui traduisent le point de vue réfléchi du corps législatif sur un sujet qui est manifestement pour lui d'une importance cruciale : la nécessité d'assurer la libre et équitable expression de l'opinion du peuple.
5.  C'est dans ce système légal que s'inscrit l'article 75 de la loi de 1983, en vertu duquel Mme Bowman fut (en vain) poursuivie en 1993. Cette disposition, combinée avec l'article 76, vise à favoriser le traitement équitable des candidats aux élections dans une circonscription donnée, en  
limitant les dépenses susceptibles d'être engagées pour améliorer les chances d'un candidat d'être élu ou pour compromettre celles d'un autre. Les restrictions imposées par l'article 76 aux dépenses électorales d'un candidat pourraient être privées d'effet s'il n'existait pas, comme dans l'article 75, une limitation correspondante aux dépenses faites par autrui dans ce but.
6.  L'un des traits essentiels de la limitation prévue à l'article 75 est qu'il ne faut engager au-delà du montant fixé aucune dépense « visant à favoriser ou à obtenir l'élection d'un candidat » (souligné par moi : ainsi que l'indique le paragraphe 19 de l'arrêt, c'est la Chambre des lords qui, dans l'affaire Luft, a interprété les mots soulignés comme incluant l'intention d'empêcher l'élection d'un ou plusieurs candidats). L'article n'interdit pas de dépenser pour fournir des éléments factuels ou formuler des commentaires visant simplement à informer le public. Pour que des poursuites engagées en vertu de cet article aboutissent, le jury doit être convaincu au-delà de tout doute raisonnable que le désir d'augmenter les chances d'un candidat ou de compromettre celles d'un autre était l'une des raisons qui ont incité la personne poursuivie à engager les dépenses (voir l'intervention de Lord Diplock dans l'affaire Luft, p. 983, lettres C à D).
7.  Il a été soutenu au nom de Mme Bowman qu'en engageant des dépenses pour distribuer ses tracts, elle voulait seulement communiquer des informations factuelles exactes et qu'elle ne cherchait pas à promouvoir l'élection d'un candidat donné, mais seulement à faire passer ses propres convictions. On ne peut pas savoir aujourd'hui, vu l'issue des poursuites de 1993 (paragraphe 14 de l'arrêt), si ce moyen de défense lui aurait ou non réussi. Il est clair cependant que l'article 75 ne les empêchait pas, elle et son organisation, d'informer les électeurs de leurs idées sur l'avortement et l'expérimentation sur l'embryon, ni de les inciter à interroger les candidats sur ces questions, pourvu que les dépenses n'excèdent pas le montant autorisé pour favoriser ou compromettre les chances de tel ou tel candidat d'être élu.
8.  La Cour estime (paragraphe 38 de l'arrêt) que l'article 75, replacé notamment dans le contexte des autres dispositions détaillées sur les dépenses électorales figurant dans la loi de 1983, tend manifestement à assurer l'égalité entre les candidats. Elle en conclut dès lors « que l'application de cette législation à Mme Bowman avait pour but légitime la protection des droits d'autrui, à savoir les candidats et les électeurs de la circonscription de Halifax et, pour autant que les poursuites cherchaient à dissuader, ceux d'autres régions du Royaume-Uni ».
9.  La Cour semble dès lors admettre qu'il est souhaitable de favoriser le traitement équitable des candidats en lice pour les élections, notamment en empêchant des tiers de faire campagne sans limitation financière pour ou contre un candidat donné, ou de dépenser sans limite pour diffuser des éléments susceptibles de pousser à la riposte un candidat dont le budget   électoral est restreint par le jeu de la loi. L'arrêt attache cependant de l'importance au fait que la limitation aux dépenses prescrite par l'article 75 ait été fixée (par l'article 14 § 3 de la loi de 1983 sur la représentation du peuple) à un chiffre aussi faible que 5 GBP : voir le paragraphe 45. La Cour constate ensuite, au paragraphe 47, que l'article 75 « dresse, en pratique, un obstacle absolu qui a empêché Mme Bowman de publier des informations visant à influencer les électeurs de Halifax en faveur d'un candidat opposé à l'avortement » ; l'arrêt indique que la Cour n'est pas convaincue « qu'il était nécessaire de limiter les dépenses de l'intéressée à 5 GBP pour atteindre l'objectif légitime de garantir l'égalité entre les candidats (...) ».
10.  Pourtant, la réalisation du but légitime d'assurer l'égalité entre candidats milite à coup sûr davantage pour le maintien (voire la réduction) de la très faible limite aux dépenses engagées par des tiers que pour l'augmentation (voire la suppression), tant que les dépenses électorales des candidats eux-mêmes se situent en deçà d'un seuil aussi bas qu'à l'heure actuelle. Et personne n'a laissé entendre que le Royaume-Uni serait tenu, par la Convention ou un autre instrument, d'élever ce plafond que le Parlement a jugé bon de fixer pour les dépenses électorales des candidats.
11.  Le paragraphe 47 de l'arrêt oppose par ailleurs la limitation définie par l'article 75 et l'absence de restrictions à la liberté des partis politiques et de leurs partisans d'engager des dépenses pour faire de la publicité au niveau national ou régional, à condition que cette publicité ne vise pas à servir ou compromettre les chances d'un candidat donné d'être élu dans une circonscription donnée, ni la presse d'appuyer ou de contrecarrer un candidat donné. Il n'est cependant pas difficile de comprendre pourquoi l'équité au niveau d'une circonscription doit être considérée comme revêtant une importance particulière pour l'intégrité du processus électoral ; bien entendu, la Cour a eu dans le passé l'occasion de souligner l'importance du rôle de la presse dans une société démocratique (voir, par exemple, l'arrêt Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A n° 103, p. 26, § 41).
12.  Limitée comme elle l'est aux dépenses engagées par des tiers pour favoriser ou compromettre les chances électorales d'un candidat, l'ingérence dans le droit d'exercer la liberté d'expression que représente la mise en œuvre de l'article 75 a une portée très restreinte. Elle relève à mes yeux de la marge d'appréciation laissée à un Etat contractant pour décider de ce qui, compte tenu de son expérience historique et de la situation du moment, s'impose pour réglementer comme il se doit un processus aussi vital pour la démocratie que le déroulement des élections législatives (et j'ajouterai qu'il est à mon sens manifestement nécessaire de se montrer très prudent pour se prononcer au plan international sur des règles fixées par de très anciens parlements démocratiques concernant des questions aussi intimement liées à leur composition et leur fonctionnement propres).
13.  J'ajouterai également que le rôle joué par des groupes de pression à intérêt unique dans l'orientation et la mobilisation de l'opinion publique des démocraties contemporaines est important, comme l'a reconnu le Gouvernement. Mais il est un facteur dont l'Etat peut légitimement tenir compte pour énoncer les règles électorales, à savoir la nécessité éventuelle de limiter, lors d'une élection législative, le financement de campagnes axées sur une seule question pour pallier le risque de détourner du débat essentiel et de « canaliser les courants de pensée pour favoriser la formation d'une volonté politique d'une cohérence et d'une clarté suffisantes » (voir le second objectif identifié par la Cour dans l'extrait de l'arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt cité au paragraphe 3 ci-dessus).
14.  Enfin, sur la question de la proportionnalité, il faut relever que l'existence de l'article 75 n'a pas empêché Mme Bowman de diffuser 1,5 million de tracts dans tout le Royaume-Uni lors des élections de 1992, y compris 25 000 dans la circonscription de Halifax, et que les poursuites engagées ultérieurement contre elle n'ont pas abouti, même si la raison en est procédurale (non-respect d'un délai). Compte tenu de ces éléments complémentaires, il ne faudrait pas exagérer l'ampleur de l'ingérence dans l'exercice du droit à la liberté d'expression de la requérante.
15.  Si je souscris à d'autres égards aux conclusions de la majorité, je ne saurais, pour les raisons que je viens d'indiquer, constater en l'espèce une violation de l'article 10 de la Convention.
1.  Rédigé par le greffe, il ne lie pas la Cour.
Notes du greffier
2.  L'affaire porte le n° 141/1996/760/961. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
3.  Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole. Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
4.  Note du greffier : pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1998), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
ARRÊT BOWMAN DU 19 FÉVRIER 1998
ARRÊT BOWMAN DU 19 FÉVRIER 1998
ARRÊT BOWMAN
ARRÊT BOWMAN – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE
À MM. LES JUGES LOIZOU, BAKA ET JAMBREK
ARRÊT BOWMAN  
ARRÊT BOWMAN – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE Sir John FREELAND, JUGE, À LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE LEVITS


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 24839/94
Date de la décision : 19/02/1998
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'Art. 10 ; Exception préliminaire rejetée (victime) ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PROTECTION DES DROITS D'AUTRUI, MARGE D'APPRECIATION


Parties
Demandeurs : BOWMAN
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1998-02-19;24839.94 ?
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