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09/06/1998 | CEDH | N°22678/93

CEDH | AFFAIRE INCAL c. TURQUIE


AFFAIRE INCAL c. TURQUIE
(41/1997/825/1031)
ARRÊT
STRASBOURG
9 juin 1998
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1998, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
Liste des agents de vente
Belgique : Etablissements Emile Bruylant (rue de la Régence 67,
  B-1000 Bruxelles)
Luxemb

ourg : Librairie Promoculture (14, rue Duchscher
  (place de Paris), B.P. 1142,...

AFFAIRE INCAL c. TURQUIE
(41/1997/825/1031)
ARRÊT
STRASBOURG
9 juin 1998
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1998, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
Liste des agents de vente
Belgique : Etablissements Emile Bruylant (rue de la Régence 67,
  B-1000 Bruxelles)
Luxembourg : Librairie Promoculture (14, rue Duchscher
  (place de Paris), B.P. 1142, L-1011 Luxembourg-Gare)
Pays-Bas : B.V. Juridische Boekhandel & Antiquariaat
  A. Jongbloed & Zoon (Noordeinde 39, NL-2514 GC La Haye) 
SOMMAIRE1
Arrêt rendu par une grande chambre
Turquie – condamnation pour contribution à la préparation d’un tract (article 312 du code pénal) – indépendance et impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir
i. aRTICLE 10 DE LA cONVENTION
Atteinte à la liberté d’expression du requérant : non contestée.
A. Prévue par la loi
Base légale de la condamnation : article 312 §§ 2 et 3 du code pénal et article additionnel 4 § 1 de la loi n° 5680 sur la presse.
B.  But légitime
Défense de l’ordre.
C. Nécessaire dans une société démocratique
Liberté d’expression : particulièrement précieuse pour les partis politiques et leur membres actifs – nécessité d’un contrôle des plus stricts. 
Tract incriminé : contenait notamment des remarques virulentes au sujet de la politique du gouvernement et invitait entre autres la population d’origine kurde à se regrouper et faire valoir certaines revendications politiques – absence d’appel à la violence, à l’hostilité ou à la haine.
Autorités : doivent témoigner de retenue dans l’usage de la voie pénale – en l’espèce, elles étaient à même d’exiger la modification du tract.
Radicalité de l’ingérence : condamnation du requérant à six mois et vingt jours d’emprisonnement et à une amende pour incitation du peuple à la haine et au crime – interdiction ipso jure d’accéder à la fonction publique et d’exercer certaines activités politiques, associatives et syndicales.
Circonstances de l’espèce : non comparables à celles rencontrées dans l’affaire Zana c. Turquie – non établi comment le requérant pouvait passer pour avoir une quelconque responsabilité dans les problèmes que pose le terrorisme à Izmir.
Conclusion : violation (unanimité).
Ii. aRTICLE 6 DE LA cONVENTION
Rappel de jurisprudence : tribunal indépendant et impartial.
Cours de sûreté de l’Etat : instituées par la Constitution pour connaître des infractions touchant notamment à l’intégrité territoriale et l’unité nationale de la Turquie, son régime démocratique ainsi que sa sécurité étatique – composition collégiale comprenant trois juges, dont l’un est officier de carrière relevant de la magistrature militaire.
Statut des juges militaires : fournit certains gages d’indépendance et d’impartialité rapprochant les intéressés de leurs homologues civils, avec lesquels ils jouissent des mêmes garanties constitutionnelles – en revanche, durant leur mandat (quatre ans renouvelables) ils continuent d’appartenir à l’armée, relèvent de la discipline militaire et font l’objet de notations par l’armée, laquelle intervient largement, avec l’administration, dans la procédure de nomination.
Examen de l’affaire sous l’angle de l’article 10 : absence d’incitation à la violence, à l’hostilité ou à la haine – importance de la circonstance qu’un civil ait dû comparaître devant une juridiction partiellement composée de militaires – présence d’un juge militaire dans le siège de la cour de sûreté de l’Etat : pouvait légitimement faire craindre que celle-ci ne se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la cause – doutes légitimes quant à l’indépendance et l’impartialité de ladite juridiction.
Conclusion : violation (douze voix contre huit) – non-lieu à statuer sur les autres griefs tirés de l’article 6 § 1 (dix-neuf voix contre une).
iII. aRTICLE 14 DE LA cONVENTION
Grief non maintenu devant la Cour.
Conclusion : non-lieu à statuer (dix-neuf voix contre une).
iV. aRTICLE 50 DE LA cONVENTION
A. Effacement des conséquences de la condamnation
Cour non compétente pour ordonner pareilles mesures. 
B. Dommage, et frais et dépens
Dommage matériel : demande rejetée.
Dommage moral : réparation en équité.
Frais et dépens: remboursement en équité.
Conclusion : Etat défendeur tenu de verser certaines sommes au requérant pour dommage moral et pour frais et dépens (unanimité).
RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
18.1.1978, Irlande c. Royaume-Uni ; 23.4.1987, Ettl et autres c. Autriche ; 24.5.1989, Hauschildt c. Danemark ; 27.8.1991, Demicoli c. Malte ; 23.4.1992, Castells c. Espagne ; 25.6.1992, Thorgeir Thorgeirson c. Islande ; 19.12.1994, Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche ; 24.2.1993, Fey c. Autriche ; 9.2.1995, Vereniging Weekblad Bluf ! c. Pays-Bas ; 26.9.1995, Vogt c. Allemagne ; 10.6.1996, Pullar c. Royaume-Uni ; 18.12.1996, Aksoy c. Turquie ; 25.2.1997, Findlay c. Royaume-Uni ; 25.11.1997, Zana c. Turquie ; 19.12.1997, Helle c. Finlande ; 30.1.1998, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie ; 1.4.1998, Akdivar et autres c. Turquie (article 50) ; 20.5.1998, Gautrin et autres c. France
En l’affaire Incal c. Turquie2,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 51 de son règlement A3, en une grande chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. R. Bernhardt, président,    Thór Vilhjálmsson,    F. Gölcüklü,    F. Matscher,    A. Spielmann,    N. Valticos,    I. Foighel,    A.N. Loizou,    J.M. Morenilla,   Sir John Freeland,   MM. M.A. Lopes Rocha,    L. Wildhaber,    D. Gotchev,    B. Repik,    P. Kūris,    E. Levits,    J. Casadevall,    T. Pantiru,    M. Voicu,    V. Toumanov,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 février et 18 mai 1998,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 16 avril 1997, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A son origine se trouve une requête (n° 22678/93) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. İbrahim Incal, avait saisi la Commission le 7 septembre 1993 en vertu de l’article 25.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 a) de la Convention et 32 du règlement A. Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 6 § 1 et 10 de la Convention.
2.  En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l’instance et désigné son conseil (article 30), que le président a autorisé à employer la langue turque dans la procédure devant la Cour (article 27 § 3).
3.  La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Gölcüklü, juge élu de nationalité turque (article 43 de la Convention), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 28 avril 1997, M. R. Ryssdal, président de la Cour, a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Matscher, B. Walsh, A. Spielmann, J.M. Morenilla, D. Gotchev, T. Pantiru et M. Voicu (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A).
4.  En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement turc (« le Gouvernement »), l’avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence le 28 mai 1997, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 7 août et celui du Gouvernement le 26 septembre 1997.
5.  Le 29 septembre 1997, le président de la chambre a autorisé Article 19 et Interights, deux organisations de défense des droits de l’homme ayant leur siège à Londres, à présenter des observations écrites conformément à l’article 37 § 2 du règlement A. Elles sont parvenues au greffe le 22 décembre.
6.  Le 27 novembre 1997, la chambre a décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit d’une grande chambre (article 51 du règlement A). La grande chambre à constituer comprenait de plein droit M. Ryssdal, président de la Cour, et M. Bernhardt, vice-président, les autres membres de la chambre originaire, ainsi que les quatre suppléants de celle-ci, M. Thór Vilhjálmsson, M. B. Repik, M. M.A. Lopes Rocha et Mme E. Palm (article 51 § 2 a) et b) du règlement A). Le même jour, le président a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept juges supplémentaires appelés à compléter la grande chambre, à savoir M. N. Valticos, M. I. Foighel, Sir John Freeland, M. L. Wildhaber, M. P. Kūris, M. J. Casadevall et M. V. Toumanov (article 51 § 2 c)).
Par la suite, M. Bernhardt a remplacé, en qualité de président de la grande chambre, M. Ryssdal, empêché, et M. R. Macdonald, juge suppléant, s’est vu appelé à y siéger ; ultérieurement, ce dernier ainsi que Mme Palm, empêchés à leur tour, ont été remplacés par MM. A.N. Loizou et E. Levits, respectivement (articles 21 § 6, 24 § 1 et 51 § 6 du règlement A).
7.  Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 25 février 1998, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement  MM. M. Özmen, coagent,     A. Kaya,      S. Çayci,  Mmes S. Eminağaoğlu,     M. Gülşen,  Mlles  A. Emüler,     A. Günyakti, conseillers ;
– pour la Commission  M.  G. Ress, délégué ;
– pour le requérant  M.  İ. Incal, requérant,  Me  G. Dinç, avocat au barreau d’Izmir, conseil.
La Cour a entendu M. Ress, Me Dinç, M. Incal, M. Özmen et M. Çaycı.
8.  M. Walsh est décédé le 9 mars 1998.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9.  Ressortissant turc né en 1953, M. İbrahim Incal réside à Izmir. Avocat de profession, il était, à l’époque des faits, membre du bureau de la section d’Izmir du Parti du travail du peuple (« le HEP »). Ce parti, qui était représenté à la Grande Assemblée nationale, fut dissous par la Cour constitutionnelle le 14 juillet 1993.
10.  Le 1er juillet 1992, ledit bureau décida de distribuer dans la circonscription d’Izmir un tract dénonçant les mesures prises par les autorités locales, notamment contre le petit commerce clandestin et les abris de fortune agglomérés dans cette ville.
Imprimé en dix mille exemplaires, le tract portait comme titre : « A l’opinion publique patriote démocrate ! » ; il était ainsi libellé :
« Ces derniers jours, une campagne visant « L’ÉPURATION DES MÉTROPOLES DES KURDES » a été mise en œuvre à Izmir contre la population kurde, par le trio préfecture, direction de la sûreté et mairie. A cette fin, Izmir a été désignée ville-pilote. La première étape de cette campagne a été l’opération [contre les] marchands ambulants, étalagistes et vendeurs de moules, qu’ils ont voulu voiler en prétextant de l’embellissement de la ville et de l’allégement du trafic routier. Avec cette opération, ils voulaient soumettre à un « blocus économique » en particulier nos concitoyens majoritairement kurdes qui gagnent leur vie par ces activités, en les condamnant à la misère et à la famine. Ainsi, les masses allaient être effrayées, opprimées et contraintes à retourner dans leur pays.
Avant que le scénario de « L’ÉPURATION [des métropoles] DES KURDES » ne fût mis en œuvre, le terrain matériel et psychologique de cette entreprise avait déjà été préparé à l’aide de tracts signés « Habitants patriotes d’Izmir », intensément distribués à Izmir durant des semaines par des « forces obscures ». Ces tracts incitaient à l’hostilité, notamment contre la population kurde, et provoquaient [les gens] contre les Kurdes. Il a [ainsi] été créé une atmosphère raciste et chauvine contre les Kurdes, par la voie d’une propagande disant : aux Kurdes, tu ne donneras ni travail ni logement ; tu ne les salueras pas, tu ne leur donneras pas ta fille en mariage et tu ne les épouseras pas, tu useras de violence contre les Kurdes. C’est ainsi que les préalables psychologiques, les préparatifs des offensives futures ont été effectués. Bien que ces tracts aient été distribués en plein jour, les responsables n’ont – on ne sait pas pourquoi – jamais pu être arrêtés.
Ce scénario ne se limitait guère à l’opération [contre les] marchands ambulants, étalagistes et vendeurs de moules ; « L’opération bidonvilles » en a été le deuxième élément. Et, toujours par le [même] trio préfecture, direction de la sûreté et mairie, la démolition des bidonvilles a été déclenchée. Les destructions commencèrent d’abord dans [les quartiers de] Yamanlar, Şemikler et, ensuite, continuèrent à Gaziemir, [tous] quartiers de bidonvilles habités majoritairement par les Kurdes, lesquels, avant les élections, étaient considérés par les partis du statu quo comme un réservoir de votes potentiel. Ceux qui avaient incité à l’éclatement des bidonvilles par la duperie     « Donne ton vote, construis ta baraque », ceux qui, avec la mafia « de terrain », avaient pillé les terrains appartenant au Trésor [public] ont, cette fois, commencé à démolir sauvagement ces baraques selon le scénario d’oppression et d’intimidation des Kurdes, pour forcer ceux-ci à rentrer [chez eux].
Le peuple prolétaire kurde et turc a vu, subitement et sans aucun avertissement, s’écrouler sur sa tête les baraques qu’il avait fabriquées en s’endettant, avec tant de sacrifices, en épargnant sur la nourriture de ses enfants. De cette manière, ils veulent opprimer le peuple kurde et turc et l’entraîner dans la détresse et le désespoir.
C’EST DE LA TERREUR PAR L’ÉTAT CONTRE LES PROLÉTAIRES TURCS ET KURDES !
Il est certain que ces destructions, qui ont commencé à Yamanlar et continuent aujourd’hui à Gaziemir, s’étendront bientôt aux autres bidonvilles d’Izmir. L’Etat essaye de tester la réaction et la résistance du peuple en causant des ravages dans divers domaines. La passivité, comme défense devant ces dévastations, a encouragé l’Etat à provoquer des destructions dans d’autres domaines.
En conclusion : « La politique d’épuration des métropoles des Kurdes » fait partie de la GUERRE SPÉCIALE actuellement menée dans le pays contre le peuple kurde ; elle en est l’un des mécanismes, son reflet sur les métropoles. Car les méthodes utilisées sont pareilles : il s’agit de l’asservissement, de la violence, de la terreur et de l’oppression par la voie de la contrainte. C’est une guerre psychologique.
Si, dans le pays, ils veulent opprimer et faire taire le peuple par la contre-guérilla, les patrouilles spéciales, les gardes de village, le décret SS4 et par toute [autre] forme de terreur étatique, à Izmir, ils désirent parvenir à cette fin en privant nos concitoyens de leur pain et, finalement, en abattant leurs maisons sur leurs têtes. Les méthodes utilisées, bien que différentes quant à leur forme, constituent au fond des mécanismes servant la guerre spéciale. C’est la forme métropolitaine de la guerre spéciale.
À L’OPINION PUBLIQUE DES PATRIOTES DÉMOCRATES !
Le moyen de rendre vaines ces offenses contre les métropoles est de constituer des COMITÉS DE QUARTIER FONDÉS SUR LA PROPRE FORCE DU PEUPLE.
Nous invitons tous les patriotes démocrates kurdes et turcs à assumer leurs responsabilités et s’opposer à cette guerre spéciale imposée au peuple prolétaire.
– VIVE LA FRATERNITÉ DES PEUPLES !
– HALTE À LA GUERRE SPÉCIALE QUE L’ON VEUT ÉTENDRE DANS LES MÉTROPOLES ! »
11.  Par une lettre du 2 juillet 1992, accompagnée d’une copie du tract en question, le président local du HEP fit part à la préfecture d’Izmir de la décision de son bureau (paragraphe 10 ci-dessus) et sollicita l’autorisation de la mettre en œuvre.
12.  La direction de la sûreté d’Izmir, chargée de l’examen de cette demande, estima que le tract en cause contenait de la propagande séparatiste susceptible d’inciter le peuple à la résistance envers le gouvernement ainsi qu’au crime.
Le 3 juillet 1992, elle s’enquit auprès du procureur général de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir (« le procureur général », « la cour de sûreté de l’Etat ») si la teneur du tract était constitutive d’un délit.
13.  Le même jour, à la demande du parquet, un juge suppléant de la cour de sûreté de l’Etat ordonna à titre conservatoire la saisie desdits tracts et interdit leur distribution.
La police perquisitionna les locaux du HEP à Izmir, d’abord au siège, où les dirigeants du parti remirent, sans contestation, les neuf mille exemplaires du tract sous forme de colis, puis au bureau du district de Buca, où les mille autres exemplaires furent saisis.
14.  Toujours le 3 juillet 1992, le parquet ouvrit une instruction pénale à l’encontre des dirigeants locaux du HEP ainsi que des membres de son bureau, dont le requérant.
15.  Le 27 juillet 1992, le procureur général engagea devant la cour de sûreté de l’Etat une action publique contre le requérant ainsi que les huit autres membres du bureau du HEP ayant participé à la décision du 1er juillet 1992 (voir paragraphe 10 ci-dessus). Invoquant le libellé du tract litigieux, il les accusait d’avoir voulu inciter le peuple à la haine et à l’hostilité par des propos racistes et requérait l’application des articles 312 §§ 2 et 3 du code pénal, 5 de la loi anti-terrorisme n° 3713 et de l’article 4 additionnel de la loi sur la presse n° 5680 (paragraphes 21, 23 et 24 ci-dessous). Il demandait également la confiscation des tracts.
16.  Le 9 février 1993, la cour de sûreté de l’Etat, composée de trois juges, dont l’un issu de la magistrature militaire, jugea le requérant coupable des faits reprochés et le condamna à six mois et vingt jours d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de 55 555 livres turques ; elle ordonna également la confiscation des tracts et le retrait pour quinze jours de son permis de conduire.
Interprétant les propos du tract, la cour de sûreté de l’Etat souscrivait entièrement aux conclusions présentées par le procureur général à l’appui de son réquisitoire, sauf celle tirée de l’applicabilité de la loi anti-terrorisme n° 3713. Elle relevait notamment que le tract suggérait le recours à la résistance envers les forces publiques et la constitution de « comités de quartier », moyens de contestations qui, à ses yeux, ne se rangeaient pas dans la catégorie que la loi autorisait. Elle estimait par ailleurs que l’acte   avait été intentionnel, puisque les prévenus n’avaient contesté ni l’existence ni le libellé du texte incriminé.
Quant au quantum de la peine, si la perpétration de l’infraction par la voie d’imprimés constituait une circonstance aggravante, il s’imposait toutefois de prendre en considération la bonne foi des intéressés et le fait qu’il avait été possible de mettre la main sur les objets du délit avant qu’ils ne fussent distribués.
17.  Le 9 mars 1993, le requérant et les autres condamnés se pourvurent devant la Cour de cassation. Dans leur mémoire introductif, ils sollicitaient la tenue d’une audience publique et s’en prenaient à l’interprétation du tract par la cour de sûreté de l’Etat ainsi qu’au refus de celle-ci de convertir la peine d’emprisonnement en une amende.
18.  Le 20 mai, le procureur général près la Cour de cassation transmit le dossier de l’affaire en y joignant un avis type – non communiqué à M. Incal – demandant confirmation du jugement.
19.  Dans un arrêt du 6 juillet 1993, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué en toutes ses dispositions, après avoir relevé qu’eu égard à la nature et au quantum de la peine prononcée en première instance, il ne s’imposait pas de tenir une audience.
20.  Le 23 août 1993, le parquet décida, à la demande du requérant, de surseoir pour quatre mois à l’exécution de la peine d’incarcération.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A. Le droit pénal
1. Le code pénal
21.  Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent ainsi :
Article 311 § 2
« Incitation publique au crime
Si l’incitation [au crime] est réalisée par des moyens de communication de masse, quels qu’ils soient, par des bandes sonores, disques, journaux, publications ou autres instruments de presse, par la diffusion ou distribution de manuscrits imprimés ou en posant des panneaux et affiches dans les lieux publics, les peines d’emprisonnement à infliger au coupable seront doublées (...) »
Article 312
« Incitation non publique au crime
Est passible de six mois à deux ans d’emprisonnement et d’une amende lourde de six mille à trente mille livres turques quiconque, expressément, loue ou fait l’apologie d’un acte qualifié de crime par la loi, ou incite la population à désobéir à la loi.
Est passible d’une peine d’emprisonnement d’un à trois ans ainsi que d’une amende de neuf mille à trente-six mille livres quiconque, sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une secte ou à une région, incite le peuple à la haine et à l’hostilité. Si pareille incitation compromet la sécurité publique, la peine est majorée d’une portion pouvant aller d’un tiers à la moitié de la peine de base.
Les peines qui s’attachent aux infractions définies au paragraphe précédent sont doublées lorsque celles-ci ont été commises par les moyens énumérés au paragraphe 2 de l’article 311. »
22.  La condamnation d’une personne en application de l’article 312 § 2 entraîne encore d’autres conséquences, notamment quant à l’exercice de certaines activités régies par des lois spéciales. Ainsi, par exemple, les personnes condamnées de la sorte ne peuvent être fondatrices d’associations (loi n° 2908, article 4 § 2 b)) ou de syndicats, ni membres des bureaux de ces derniers (loi n° 2929, article 5). Il leur est également interdit de fonder des partis politiques ou d’y adhérer (loi n° 2820, article 11 § 5) ou d’être élus parlementaires (loi n° 2839, article 11, alinéa f 3)). De plus, si la peine infligée excède six mois d’emprisonnement, l’intéressé est déchu de son droit d’entrer dans la fonction publique, à condition qu’il s’agisse d’un délit intentionnel (loi n° 657, article 48 § 5).
2. La loi n° 5680 sur la presse
23.  L’article additionnel 4 § 1 de la loi n° 5680 sur la presse prévoit :
« Si la diffusion [des imprimés objets du délit] se trouve empêchée (…) du fait d’une mesure conservatoire ordonnée par un tribunal ou, en cas d’urgence, d’une ordonnance du procureur général de la République, qui sera confirmée par un tribunal, (…) il sera infligé un tiers de la peine prévue par la loi pour l’infraction en cause. »
3. La loi anti-terrorisme n° 3713
24.  La loi n° 3713 du 12 avril 1991, promulguée en vue de la répression des actes de terrorisme, se réfère à une série d’infractions visées au code pénal qu’elle qualifie d’actes « de terrorisme » ou d’actes « perpétrés aux fins du terrorisme » (articles 3–4) et auxquelles elle s’applique. Toutefois, l’acte réprimé par l’article 312 du code pénal (paragraphe 21 ci-dessus) ne figure pas parmi eux.
4. Le code de procédure pénale
25.  L’article 318 du code de procédure pénale ne permet la tenue d’une audience publique dans la procédure devant la Cour de cassation que si le jugement attaqué statue sur des délits dits « graves », tels ceux qui sont punis de la peine capitale ou d’un emprisonnement de plus de dix ans. Quant à la compétence de la Cour de cassation, aux termes de l’article 307 dudit code, celle-ci est limitée aux questions de légalité et de conformité à la procédure du jugement rendu en première instance.
B.  Les cours de sûreté de l’Etat
26.  Les cours de sûreté de l’Etat ont été instaurées par la loi n° 1773 du 11 juillet 1973, conformément à l’article 136 de la Constitution du 1961. Cette loi fut annulée par la Cour constitutionnelle le 15 juin 1976. Par la suite, ces juridictions furent réintroduites dans l’organisation judiciaire turque par la Constitution de 1982. L’exposé des motifs y afférents contient le passage suivant :
« Il peut y avoir de tels actes touchant l’existence et la durabilité d’un Etat que, lorsqu’ils sont commis, une compétence spéciale s’impose pour trancher promptement et avec la plus grande opportunité. Pour ces cas-là, il s’avère nécessaire de prévoir des cours de sûreté de l’Etat. Selon un principe inhérent à notre Constitution, il est interdit de créer un tribunal spécial pour [connaître d’]un acte donné, subséquemment à sa perpétration. Pour cette raison, les cours de sûreté de l’Etat ont été prévues par notre Constitution afin de connaître des poursuites relatives aux infractions susmentionnées. Etant donné que les dispositions particulières régissant leurs attributions se trouvent [ainsi] déterminées au préalable et qu’elles sont créées avant tout acte (…), elles ne sauraient être qualifiées de tribunaux instaurés pour tel ou tel acte subséquemment à  la commission de l’un de ceux-ci. »
La composition et le fonctionnement de ces juridictions obéissent aux règles ci-dessous.
1. La Constitution
27.  Les dispositions constitutionnelles régissant l’organisation judiciaire sont ainsi libellées :
Article 138 §§ 1 et 2
« Dans l’exercice de leurs fonctions, les juges sont indépendants ; ils statuent, selon leur intime conviction, conformément à la Constitution, à la loi et au droit.
Nuls organe, autorité, poste ou personne ne peuvent donner d’ordres ou d’instructions aux tribunaux et aux juges dans l’exercice de leur pouvoir juridictionnel, ni leur adresser de circulaires, ni leur faire de recommandations ou suggestions. »
Article 139 § 1
« Les juges (…) sont inamovibles et ne peuvent être mis à la retraite avant l’âge prévu par la Constitution, à moins qu’ils n’y consentent (…) »
Article 143 § 4
« Les présidents, les membres titulaires et suppléants (…) des cours de sûreté de l’Etat sont nommés pour une durée renouvelable de quatre ans. »
Article 145 § 4
« Le statut personnel des juges militaires (…) sera déterminé par la loi dans le respect de l’indépendance des tribunaux, des garanties dont les juges jouissent ainsi que des impératifs du service militaire. La loi déterminera en outre les relations des juges militaires avec le commandement dont ils relèvent, dans l’exercice de leurs tâches autres que judiciaires (...) »
2. La loi n° 2845 instaurant des cours de sûreté de l’Etat et portant réglementation de leur procédure
28.  Fondées sur l’article 143 de la Constitution, les dispositions pertinentes de la loi n° 2845 sur les cours de sûreté de l’Etat se lisent ainsi :
Article 1
« Dans les chefs-lieux des provinces de (…), il est établi des cours de sûreté de l’Etat qui connaîtront des infractions commises contre la République – dont les qualités constitutives sont énoncées dans la Constitution –, contre l’unité indivisible de l’Etat – en ce compris son territoire et sa nation –, contre le régime démocratique libre ainsi que des infractions affectant directement la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat. »
Article 3
« Les cours de sûreté de l’Etat sont composées d’un président et de deux membres titulaires. A chaque cour de sûreté de l’Etat siègent en outre deux membres suppléants. »
Article 5
« Le président de la cour de sûreté de l’Etat et l’un des membres, titulaires et suppléants, (…) seront nommés parmi les juges (...) civils, les autres membres, titulaires et suppléants, parmi les juges militaires de premier rang (...) »
Article 6 §§ 2, 3 et 6
« La nomination des membres titulaires et suppléants parmi les juges militaires se fera selon la procédure prévue à cet effet dans la loi spéciale [les concernant].
Sauf les exceptions prévues dans la présente loi ou dans d’autres, le président et les membres titulaires et suppléants des cours de sûreté de l’Etat (…) ne pourront être affectés, sans leur consentement, à un autre poste ou lieu avant quatre ans (…)
Si, à l’issue d’une instruction menée à l’égard des présidents et membres titulaires et suppléants des cours de sûreté de l’Etat selon les lois les concernant, des comités ou autorités compétents décident de changer le lieu d’exercice des fonctions d’un juge militaire, le lieu d’exercice des fonctions de ce juge ou ses fonctions [elles-mêmes] (…) pourront être changés conformément à la procédure prévue dans lesdites lois. »
Article 9 § 1 a)
« Les cours de sûreté de l’Etat connaissent des infractions visées :
a)  [à l’article] 312 § 2 (…) du code pénal turc (…) »
Article 27 § 1
« La Cour de cassation connaît des recours contre les arrêts rendus par les cours de sûreté de l’Etat. »
Article 34 §§ 1 et 2
« Le régime statutaire, la supervision des (…) juges militaires appelés à siéger aux cours de sûreté de l’Etat (…), l’ouverture d’une instruction disciplinaire et le prononcé d’une peine disciplinaire à leur égard ainsi que l’enquête et la poursuite des infractions (…) relatives à leurs fonctions relèvent des dispositions y afférentes des lois sur leurs professions (…)
Les observations de la Cour de cassation et les rapports de notation établis par les commissaires de justice sur les juges de la magistrature militaire (…) ainsi que les dossiers des enquêtes menées à leur encontre (…) seront transmis au Ministère de la Justice. »
Article 38
« Une cour de sûreté de l’Etat pourra être transformée en cour martiale de l’état de siège, dans les conditions ci-dessous, en cas de proclamation d’un état de siège couvrant en partie ou totalement le ressort d’une cour de sûreté de l’Etat et à condition qu’il y ait dans ce ressort plus d’une telle cour (…) »
3. La loi n° 357 sur les magistrats militaires
29.  Les dispositions pertinentes de la loi sur la magistrature militaire se lisent comme suit :
Article 7 additionnel
« L’aptitude des officiers juges militaires nommés aux postes (…) de membres titulaire et suppléant dans les cours de sûreté de l’Etat, requise pour l’obtention de promotions et d’avancements en échelon, grade ou ancienneté, sera déterminée sur la base de certificats de notation établis selon la procédure ci-dessous, sous réserve des dispositions de la présente loi ainsi que de la loi sur le personnel des Forces armées turques n° 926 :
a)  Le premier supérieur hiérarchique compétent pour effectuer la notation et établir les certificats de notation pour les officiers juges militaires titulaires et suppléants (…) est le secrétaire d’Etat au ministère de la Défense ; ensuite vient le ministre de la Défense.
Article 8 additionnel
« Les membres (…) des cours de sûreté de l’Etat relevant de la magistrature militaire (…) seront désignés par un comité composé du directeur du personnel et du conseiller juridique de l’état-major, du directeur du personnel et du conseiller juridique du commandement des forces dont relève l’intéressé, ainsi que du directeur des affaires judiciaires militaires du ministère de la Défense (...) »
Article 16 §§ 1 et 3
« La nomination des juges militaires (…) sera effectuée par décret commun du ministre de la Défense et du Premier ministre et soumise au président de la République pour approbation, conformément aux dispositions relatives à la nomination et à la mutation des membres des Forces armées (…)
Pour les nominations aux postes de juges militaires (…), il sera procédé en tenant compte de l’avis de la Cour de cassation, des rapports des commissaires et des certificats de notation établis par les supérieurs hiérarchiques (…) »
Article 18 § 1
« L’échelonnement des salaires, les augmentations de salaires et les divers droits personnels des juges militaires (…) relèvent des dispositions relatives aux officiers. »
Article 29
« Le ministre de la Défense peut infliger aux officiers juges militaires, après avoir recueilli leur défense, les sanctions disciplinaires mentionnées ci-dessous :
A.  L’avertissement, qui consiste à notifier par écrit le fait que l’intéressé doit être plus attentif dans l’exercice de ses fonctions.
B.  Le blâme, qui consiste à notifier par écrit le fait qu’un acte ou une attitude particuliers sont considérés comme fautifs.
Lesdites sanctions seront définitives et mentionnées dans le certificat de notation de l’intéressé, et inscrites dans son dossier personnel (…) »
Article 38
« Lorsqu’ils siègent en audience, les juges militaires (…) portent la tenue spéciale de leurs homologues de la magistrature civile  (…) »
4. L’article 112 du code pénal militaire
30.  L’article 112 du code pénal militaire du 22 mai 1930 dispose :
« Sera puni d’une peine allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement, quiconque, en abusant de son autorité de fonctionnaire [public], influencera les tribunaux militaires. »
5. La loi n° 1602 du 4 juillet 1972 sur la Haute Cour administrative militaire
31.  Aux termes de l’article 22 de ladite loi n° 1602, la première chambre de la Haute Cour administrative militaire est compétente pour connaître des demandes en annulation et en dédommagement fondées sur des contestations relatives au statut personnel des officiers, notamment celles concernant leur promotion et avancement professionnels.
C. La jurisprudence
1. La Haute Cour administrative militaire
32.  Le Gouvernement a produit divers arrêts d’annulation rendus par la première chambre de la Haute Cour administrative militaire en matière de nomination, de promotion et de sanctions disciplinaires concernant des juges militaires. Il s’agit d’arrêts des 31 mai 1988 (n° 1988/185), 14 décembre 1993 (n° 1993/1116), 22 décembre 1993 (n° 1993/1119), 19 novembre 1996 (n° 1996/950), 1er avril 1997 (n° 1997/262), 27 mai 1997 (n° 1997/405) et 3 juillet 1997 (n° 1997/62).
Il en ressort que, pour annuler les décisions de mutation dans les cas en cause, la chambre s’est fondée tantôt sur le défaut de consentement de l’intéressé, tantôt sur un abus du pouvoir discrétionnaire constaté dans le chef des autorités militaires. S’agissant des certificats de notation, le défaut de motivation ou d’objectivité de la part du supérieur hiérarchique a été pris en compte. Enfin, à propos d’une sanction disciplinaire, en principe non susceptible de recours, la chambre a conclu que les faits à charge de l’intéressé avaient été établis d’une manière erronée et que, partant, la sanction était nulle.
2. Les cours de sûreté de l’Etat
33.  Le Gouvernement a également présenté certains arrêts rendus par des cours de sûreté de l’Etat à propos de l’impartialité des juges militaires y siégeant. Il s’agit d’arrêts des 12 septembre 1995 (n° 1995/171), 27 février 1996 (n° 1996/38), 7 mars 1996 (n° 1996/55), 21 mars 1996 (n° 1996/70), 2 avril 1996 (n° 1996/102), 9 avril 1996 (n° 1996/112), 2 mai 1996 (n° 1996/141), 9 mai 1996 (n° 1996/150), 19 août 1996 (n° 1996/250), 12 septembre 1996 (n° 1996/258), 19 septembre 1996 (n° 1996/263), 1er octobre 1996 (n° 1996/270), 3 octobre 1996 (n° 1996/273), 8 octobre 1996 (n° 1996/278), 12 juin 1997 (n° 1997/128) et 15 juillet 1997 (n° 1997/393).
La plupart de ces décisions concluent à la culpabilité des accusés mais contiennent des opinions séparées de juges militaires adoptant une position dissidente quant à l’établissement et la qualification des faits, aux modalités de fixation de la peine ou au principe même de la condamnation.
PROCÉDURE DEVANT LA COMMISSION
34.  M. Incal a saisi la Commission le 7 septembre 1993. Il affirmait n’avoir pas bénéficié d’un procès équitable devant la cour de sûreté de l’Etat puisque, d’une part, celle-ci ne pouvait passer pour un tribunal indépendant et, d’autre part, elle avait refusé de convertir sa peine d’emprisonnement en une amende en raison de ses opinions politiques (article 6 § 1 de la Convention pris isolément ou combiné avec l’article 14). Il soutenait également qu’en rejetant sa demande de comparution et en omettant de lui notifier l’avis du procureur général sur son pourvoi, la Cour   de cassation avait méconnu l’article 6 §§ 1 et 3 b). Il alléguait en outre que sa condamnation pour avoir contribué à la préparation d’un tract politique constituait une violation des articles 9 et 10 et que le retrait de son permis de conduire était une peine dégradante contraire à l’article 3.
35.  Le 16 octobre 1995, la Commission a déclaré irrecevable le grief tiré du retrait provisoire du permis de conduire et retenu la requête (n° 22678/93) pour le surplus. Dans son rapport du 25 février 1997 (article 31), elle exprime l’avis :
a)  qu’il y a eu violation de l’article 10 (unanimité) ;
b)  qu’en violation de l’article 6 § 1, la cause du requérant n’a pas été entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial (unanimité) ;
c)  qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 14 (unanimité) ;
d)  que l’impossibilité pour le requérant de répondre à l’avis du procureur général a emporté violation de l’article 6 § 1 (vingt-six voix contre cinq) ;
e)  qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 du fait de la non-comparution du requérant devant la Cour de cassation (vingt-six voix contre cinq).
Le texte intégral de son avis et de l’opinion partiellement dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt5.
CONCLUSIONS PRÉSENTÉES à LA COUR
36.  Dans son mémoire puis à l’audience, le Gouvernement invite la Cour à constater que la procédure litigieuse n’a pas emporté violation des droits garantis au requérant par les articles 6, 10 et 14 de la Convention.
37.  De son côté, le requérant a prié la Cour de constater qu’il y a eu méconnaissance des articles 6 § 1, 9 et 10 de la Convention et de lui allouer une satisfaction équitable au titre de l’article 50.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
38.  M. Incal soutient que sa condamnation pénale du fait de sa contribution à la préparation du tract litigieux a enfreint son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
La Commission souscrit à cette thèse, que le Gouvernement combat.
A. Sur l’existence d’une ingérence
39.  Les comparants s’accordent à reconnaître que la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression. Telle est aussi l’opinion de la Cour.
B.  Sur la justification de l’ingérence
40.  Pareille ingérence enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 et « nécessaire, dans une société démocratique », pour le ou les atteindre.
1. « Prévue par la loi »
41.  Les comparants admettent tous que l’ingérence était « prévue par la loi », la condamnation de l’intéressé se fondant sur l’article 312 §§ 2 et 3 du code pénal et l’article additionnel 4 § 1 de la loi n° 5680 sur la presse (paragraphes 21 et 23 ci-dessus).
2. But légitime
42.  La Cour relève que ce point n’a pas été débattu par les parties au litige. De son côté, la Commission considère que l’application par les tribunaux nationaux de l’article 312 du code pénal avait pour but en l’espèce de sauvegarder l’ordre public.
La Cour considère que la condamnation de M. Incal poursuivait au moins un des buts légitimes énumérés par l’article 10 : la « défense de l’ordre ».
3. « Nécessaire dans une société démocratique »
a) Thèses des comparants
i. Le requérant
43.  Le requérant affirme que dans un système démocratique pluraliste, les partis politiques tels que le sien doivent avoir la possibilité d’exprimer leurs positions sur les problèmes socio-politiques du pays. Les opinions émises dans le tract incriminé reposeraient sur des événements vécus et se borneraient à dénoncer des pressions administratives et économiques  discriminatoires à l’encontre des citoyens d’origine kurde. Les auteurs du tract, dont il faisait partie, n’auraient jamais voulu prôner le séparatisme et n’entendaient pas s’opposer à l’ordre public.
Contrairement à ce que les juges du fond ont estimé, ce ne serait pas l’expression des réalités d’un pays qui inciterait à la haine et à l’hostilité, mais le fait que des réactions relatives à des problèmes d’intérêt général ne puissent être soumises à l’opinion publique par le truchement des partis politiques.
M. Incal conteste la nécessité de l’ingérence et met l’accent sur le fait que les tracts en question n’avaient pas été distribués. En tout état de cause, la sanction aurait été complètement disproportionnée, d’autant plus que sa condamnation a entraîné son interdiction définitive de la fonction publique et de certaines activités associatives, syndicales ou politiques, dans ce dernier cas comme dirigeant, fondateur, aspirant député, maire ou membre de comités municipaux.
ii. Le Gouvernement
44.  Le Gouvernement affirme qu’en dépit de la colère exprimée dans le tract dont il s’agit, les opérations de fermeture des stands illégaux sur les terrains d’autrui et l’expulsion des marchands ambulants correspondaient aux exigences de la législation et des réglementations pertinentes, lesquelles n’avaient d’autre but que de maintenir l’ordre public et de protéger les droits des tiers. Or, dans l’optique raciale du tract préparé par le requérant, alors membre du HEP, lequel était un parti œuvrant en faveur du séparatisme kurde, les mesures ainsi prises étaient présentées comme la destruction des maisons des citoyens kurdes afin de leur ôter tout moyen de subsistance.
De par son langage agressif et provocateur, le tract en question aurait été de nature à inciter les citoyens d’origine « kurde » à croire qu’ils faisaient l’objet d’une discrimination et que, comme victimes d’une « guerre spéciale », ils étaient en mesure d’agir en légitime défense contre les autorités, en créant des « comités de quartier ». De surcroît, la population d’Izmir en général et ses commerçants en particulier, pouvaient être tentés de penser que les vrais responsables des désagréments sociaux et économiques qu’ils subissaient étaient leurs concitoyens « kurdes » et que les marchands ambulants – tous « kurdes » selon le tract – risquaient de mettre en péril leur bien-être. Un tel discours ne coïnciderait aucunement avec les appels à la « fraternité », lesquels ne visaient qu’à soustraire leurs auteurs à leur responsabilité pénale.
Se référant à l’analyse de la situation en Turquie faite par la Cour dans l’arrêt Zana c. Turquie du 25 novembre 1997 (Recueil des arrêts et décisions 1997-VII), le Gouvernement souligne qu’en l’espèce la cour de sûreté de l’Etat avait constaté une tendance dangereuse à Izmir, laquelle pouvait créer une situation explosive, comme celle dans le sud-est du pays, où on avait enregistré une montée intolérable du terrorisme au cours des années 1992 et 1993. En pareil cas, les larges limites de la critique acceptable dans le débat politique et le niveau de protection élevé que la jurisprudence de la Cour consacre en la matière seraient dépourvus de toute pertinence.
Dans ce contexte, M. Incal, avocat de profession, aurait dépassé les limites normales de la controverse politique en méconnaissant ses « devoirs » et « responsabilités » ; il aurait voulu inciter un groupe ethnique à se soulever contre les fonctionnaires et les autorités de l’Etat à une époque où le PKK, organisation séparatiste-terroriste, avait intensifié ses atrocités fondées sur la haine raciale. Dans ce climat social rendant extrêmement aisé la provocation d’une dissension interne, voire d’un affrontement civil, les autorités turques n’auraient eu d’autre choix que de saisir les tracts en cause et de sanctionner le requérant comme un des responsables.
iii. La Commission
45.  La Commission partage pour l’essentiel les vues du requérant. Elle souligne que le tract en cause ne faisait que mettre généralement l’accent sur l’existence d’un « problème kurde » et ne contenait aucun élément d’incitation à la violence. Estimant qu’un adversaire des idées et positions officielles doit pouvoir trouver sa place dans l’arène politique, elle juge que la condamnation de M. Incal n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
b) Appréciation de la Cour
46.  La Cour l’a souvent souligné, la liberté d’expression consacrée par l’article 10 constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A n° 236, p. 22, § 42, et Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995, série A n° 323, p. 25, § 52).
Précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour les partis politiques et leurs membres actifs (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie du 30 janvier 1998, Recueil 1998-I, p. 22, § 46). Ils représentent leurs électeurs, signalent leurs préoccupations et défendent leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un homme politique, membre d’un parti de l’opposition, comme c’est le cas du requérant, commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (voir l’arrêt Castells précité, ibidem).
47.  En l’espèce, pour prononcer la condamnation de M. Incal, la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir a tiré argument d’un tract qu’elle a considéré comme réalisant l’infraction visée à l’article 312 du code pénal : l’incitation non publique au crime (paragraphe 21 ci-dessus).
48.  Au vu de ces éléments, la Cour doit d’abord examiner le contenu du tract litigieux pour rechercher s’il justifiait la condamnation de M. Incal.
A cet égard, la Cour rappelle que lorsqu’elle exerce son contrôle, elle n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales se sont fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Vogt précité, p. 26, § 52).
49.  La cour de sûreté de l’Etat a estimé qu’en qualifiant l’Etat de terroriste, en faisant une distinction entre des citoyens ayant pourtant tous la nationalité turque et en dénonçant certaines mesures municipales comme relevant d’une guerre spéciale, les auteurs dudit tract auraient consciemment incité le peuple à la haine et à l’hostilité et, à cette fin, l’auraient exhorté à recourir à des moyens illégaux.
50.  La Cour relève que les passages litigieux du tract critiquaient certaines mesures administratives et municipales prises par les autorités, notamment contre les marchands ambulants. Ils exposaient ainsi des faits avérés présentant un certain intérêt pour l’opinion publique d’Izmir.
Le tract commençait par dénoncer une atmosphère défavorable aux citoyens d’origine kurde dans cette ville et supposait que les mesures en cause étaient dirigées en particulier contre ces derniers, pour les forcer à quitter Izmir. Le texte contenait certaines remarques virulentes au sujet de la politique du gouvernement turc et lançait de graves accusations en tenant celui-ci pour responsable de la situation : en s’adressant à « l’opinion publique des patriotes démocrates », il qualifiait les actes des autorités de « terreur » et comme faisant partie d’une « guerre spéciale » menée « dans le pays » contre « le peuple kurde ». Il invitait les citoyens à « s’opposer » à cette situation, notamment par le biais des « comités de quartier » (paragraphe 10 ci-dessus).
La Cour voit certes dans ces phrases des appels lancés, entre autres, à la population d’origine kurde, invitant celle-ci à se regrouper et faire valoir certaines revendications politiques. Quoique la référence aux « comités de quartier » ne paraisse pas claire, lesdits appels ne sauraient néanmoins, lus dans leur contexte, passer pour une incitation à l’usage de la violence, à l’hostilité ou à la haine entre citoyens.
51.  Il est vrai, comme la Cour l’a déjà constaté dans d’autres circonstances (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, p. 27, § 58), qu’on ne saurait exclure que pareil texte cache des objectifs et intentions différents de ceux qu’il affiche publiquement. Toutefois, en l’absence de preuve d’une action concrète propre à démentir la sincérité du but affiché par les auteurs du tract, la Cour ne voit pas de raison de douter de celle-ci.
52.  Reste donc la question de savoir si, à la lumière des considérations qui précèdent, la condamnation pénale du requérant peut passer pour nécessaire dans une société démocratique, c’est-à-dire si elle répondait à un « besoin social impérieux » et se révélait « proportionnée au but légitime poursuivi ».
53.  La liberté du débat politique ne revêt assurément pas un caractère absolu. Un Etat contractant peut l’assujettir à certaines « restrictions » ou « sanctions », mais il appartient à la Cour de statuer en dernier lieu sur leur compatibilité avec la liberté d’expression telle que la consacre la Convention (arrêt Castells précité, p. 23, § 46).
En l’espèce, le Gouvernement tire argument des « devoirs » et « responsabilités » auxquels l’article 10 lie l’exercice de la liberté d’expression (paragraphe 44 ci-dessus). Ceux-ci ne dispensent pas toutefois une ingérence d’avoir à satisfaire aux exigences du paragraphe 2 (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Thorgeir Thorgeirson c. Islande du 25 juin 1992, série A n° 239, p. 27, § 64).
54.  Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier, ou même d’un homme politique. Dans un système démocratique, ses actions ou omissions doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de l’opinion publique. En outre, la position dominante qu’il occupe lui commande de témoigner de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’il y a d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires. Il n’en reste pas moins loisible aux autorités compétentes de l’Etat d’adopter, en leur qualité de garantes de l’ordre public, des mesures même pénales, destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à de pareils propos (arrêt Castells précité, p. 23, § 46).
55.  En l’espèce, le bureau de la section d’Izmir du HEP a déposé le 2 juillet 1992 à la préfecture de cette ville un exemplaire du tract litigieux, en demandant l’autorisation de le distribuer (paragraphe 11 ci-dessus). La direction de la sûreté chargée d’en examiner le contenu a estimé que le tract pouvait passer pour de la propagande séparatiste (paragraphe 12 ci-dessus). A ce stade, les autorités étaient donc à même d’en exiger la modification. Pourtant, le lendemain de la demande faite à la préfecture, les tracts litigieux furent saisis et des poursuites intentées contre ses auteurs, dont M. Incal, au titre notamment de l’article 312 du code pénal (paragraphe 21 ci-dessus).
56.  La Cour relève la radicalité de l’ingérence litigieuse. Son aspect préventif soulève à lui seul des problèmes sur le terrain de l’article 10 (voir notamment les arrêts Vereniging Weekblad Bluf ! c. Pays-Bas du 9 février 1995, série A n° 306-A, p. 16, §§ 45–46, et, mutatis mutandis, Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche du 19 décembre 1994, série A n° 302, pp. 18 et 19, § 40).
De plus, la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir a condamné le requérant à six mois et vingt jours d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de 55 555 livres turques et a ordonné le retrait de son permis de conduire pour quinze jours (paragraphe 16 ci-dessus).
En outre, du fait de sa condamnation du chef d’une infraction relevant des délits commis contre « l’ordre public », M. Incal s’est vu interdire l’accès à la fonction publique et l’exercice de plusieurs activités politiques, associatives et syndicales (paragraphe 22 ci-dessus).
57.  Pour démontrer l’existence d’un « besoin social impérieux » qui permît de considérer l’ingérence litigieuse comme « proportionnée au but légitime poursuivi », le représentant du Gouvernement a affirmé, à l’audience devant la Cour, que « d’après le libellé des tracts (…) il était évident que l’insurrection d’un groupe ethnique contre les autorités de l’Etat était recherchée ». Il aurait dès lors été « du devoir de l’Etat d’intervenir dans toute tentative de promotion d’activités terroristes par le biais d’incitation à la haine », étant donné que « combattre et écraser le terrorisme est d’un intérêt supérieur dans une société démocratique ». Certains groupes armés tel le PKK accroîtraient leur efficacité en faisant de la propagande sous couvert de liberté d’expression.
58.  La Cour est prête à tenir compte des circonstances entourant les cas soumis à son examen, en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (voir, entre autres, les arrêts Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A n° 25, pp. 9 et suiv., §§ 11 et suiv.,  Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, pp. 2281 et 2284, §§ 70 et 84, Zana précité, p. 2549, §§ 59–60, et, en dernier lieu, Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, p. 27, § 59). Elle observe toutefois que les circonstances de la présente espèce ne sont pas comparables à celles rencontrées dans l’affaire Zana (ibidem). Ici en effet, la Cour ne voit pas d’éléments lui permettant de conclure à une quelconque responsabilité de M. Incal pour les problèmes que poserait le terrorisme en Turquie, plus particulièrement à Izmir. Il y a lieu de relever à cet égard que pas même la cour de sûreté de l’Etat n’a fait droit à la demande du procureur général tendant à l’application au requérant de la loi anti-terrorisme n° 3713 (paragraphes 15, 16 et 24 ci-dessus).
59.  En conclusion, la condamnation de M. Incal s’avère disproportionnée au but visé et, dès lors, non nécessaire dans une société démocratique.
Partant, il y a eu violation de l’article 10.
60.  Le requérant se plaint en outre d’une atteinte à son droit à la liberté de pensée, garanti par l’article 9 de la Convention. A l’instar de la Commission, la Cour considère que ce grief se confond avec celui soulevé sur le terrain de l’article 10, et n’estime pas nécessaire de l’examiner séparément.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
61.  M. Incal prétend en outre que ni son procès devant la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir ni la procédure devant la chambre criminelle de la Cour de cassation ne répondaient aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente est ainsi libellée :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement [et] publiquement (…) par un tribunal indépendant et impartial (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…) »
A ses yeux, la cour de sûreté de l’Etat ne constituait pas un « tribunal indépendant et impartial » ; quant à la Cour de cassation, elle n’aurait pas respecté le principe du contradictoire et l’égalité des armes, et n’aurait pas non plus tenu d’audience.
Le Gouvernement combat cette thèse, tandis que la Commission y souscrit, sauf pour ce qui est de son volet ayant trait à l’absence d’audience publique.
A. La procédure devant la cour de sûreté de l’Etat
1. Thèses des comparants
a) Le requérant
62.  Pour M. Incal, la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir ne pouvait passer pour un « tribunal indépendant et impartial » au sens de l’article 6 § 1. Le juge militaire qui y siégeait aurait été dépendant de l’exécutif et, plus particulièrement, des autorités militaires car, durant l’exercice de ses attributions judiciaires, ce magistrat conserverait son statut d’officier ainsi que ses liens avec les forces armées et ses supérieurs hiérarchiques. Ceux-ci demeureraient à même d’influer sur sa carrière par le biais des certificats de notation professionnelle qu’ils établissent à son égard.
D’après M. Incal, les cours de sûreté de l’Etat sont des tribunaux extraordinaires, instaurés en vue d’assurer la protection des intérêts de l’Etat plutôt que de rendre la justice proprement dite ; à cet égard, leur fonction s’apparenterait à celle de l’exécutif. La présence d’un juge militaire dans le siège ne contribuerait qu’à confirmer l’autorité de l’armée et l’influence intimidante de celle-ci tant sur l’accusé que sur l’opinion publique en général. Qu’un militaire puisse juger un civil, qui en outre est un homme politique, pour un acte ne relevant aucunement de la justice militaire, prouverait l’influence des forces armées dans la gestion des problèmes politiques de la Turquie.
b) Le Gouvernement
63.  Le Gouvernement soutient que les modalités de désignation et de nomination des juges militaires siégeant dans les cours de sûreté de l’Etat, ainsi que les garanties dont ils jouissent dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires, répondent parfaitement aux critères découlant de la jurisprudence de la Cour en la matière.
Les arguments tirés de la responsabilité desdits magistrats envers les autorités de commandement et de leur régime de notation professionnelle seraient exagérés ; les devoirs qui leur incombent en tant qu’officiers seraient limités au respect du règlement disciplinaire et de la courtoisie militaires. Ils seraient à l’abri de toute pression de la part de leurs supérieurs hiérarchiques, car celle-ci serait sanctionnée par le code pénal militaire. Quant au régime de notation, il ne s’appliquerait qu’aux fonctions extrajudiciaires exercées par ces magistrats. Ceux-ci auraient en outre accès aux rapports de notation établis à leur sujet et pourraient même en contester le bien-fondé devant la Haute Cour administrative militaire.
En l’occurrence, ni les collègues ni les supérieurs hiérarchiques ou disciplinaires du juge militaire en question, ni les autorités publiques qui l’ont nommé n’avaient un lien avec les parties au procès de M. Incal ou un intérêt quelconque dans le jugement à rendre.
c) La Commission
64.  De l’avis de la Commission, le régime légal concernant la composition et le fonctionnement des cours de sûreté de l’Etat suscite certaines interrogations sur l’indépendance qui doit être la leur, notamment en raison du système de désignation et de notation des magistrats militaires qui y siègent. D’après elle, la participation d’un juge militaire à une procédure pénale engagée contre un civil met en évidence le caractère exceptionnel de ladite procédure et peut s’analyser en une intervention des forces armées dans le domaine judiciaire civil. Dès lors, les appréhensions du requérant quant au manque d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat pourraient être considérées comme objectivement justifiées.
2. Appréciation de la Cour
65.  La Cour rappelle que, pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant » aux fins de l’article 6 § 1, il faut notamment prendre en compte le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Findlay c. Royaume-Uni du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p. 281, § 73).
Quant à la condition d’« impartialité » au sens de cette disposition, elle s’apprécie selon une double démarche : la première consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel ou tel juge en telle occasion ; la seconde amène à s’assurer qu’il offrait des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime à cet égard. Nul n’a contesté devant la Cour que seule la seconde démarche est pertinente dans le cas présent (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Gautrin et autres c. France du 20 mai 1998, Recueil  1998-III, pp. 1030–1031, § 58).
En l’espèce toutefois, la Cour examinera les deux questions  – l’indépendance et l’impartialité – ensemble.
66.  Promulguée le 16 juin 1983 en application de l’article 143 de la Constitution, la loi n° 2845 régit la composition et le fonctionnement des cours de sûreté de l’Etat (paragraphe 28 ci-dessus). D’après l’article 5, ces juridictions comprennent trois juges, dont l’un est officier de carrière et relève de la magistrature militaire.
L’indépendance et l’impartialité des deux juges civils ne prêtant pas à discussion, il y a lieu de rechercher ce qu’il en est du juge militaire.
67.  La Cour relève que le statut des juges militaires dans les cours de sûreté de l’Etat fournit certains gages d’indépendance et d’impartialité. Ainsi les juges militaires suivent la même formation professionnelle que leurs homologues civils, laquelle leur confère un statut de magistrat militaire de carrière. Pendant leurs fonctions dans une cour de sûreté de l’Etat, les juges militaires jouissent de garanties constitutionnelles  identiques à celles dont bénéficient les juges civils ; de plus, ils sont, sauf exception et à moins qu’ils n’y renoncent, inamovibles et à l’abri d’une révocation anticipée (paragraphes 27 et 28 ci-dessus) ; comme membres titulaires d’une cour de sûreté de l’Etat, ils siègent à titre individuel ; la Constitution postule leur indépendance et interdit à tout pouvoir public de leur donner des instructions relatives à leurs activités juridictionnelles ou de les influencer dans l’exercice de leurs tâches (paragraphes 27 et 30 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, l’arrêt Ettl et autres c. Autriche du 23 avril 1987, série A n° 117, p. 18, § 38).
68.  En revanche, d’autres caractéristiques du statut desdits juges le rendent sujet à caution. Parmi celles-ci, il y a d’abord le fait que les intéressés sont des militaires continuant d’appartenir à l’armée, laquelle dépend à son tour du pouvoir exécutif. Ensuite, ils restent soumis à la discipline militaire et font l’objet de notations par l’armée à cet égard (paragraphes 28 et 29 ci-dessus). Quant à leurs désignation et nomination, elles requièrent pour une large part l’intervention de l’administration et de l’armée (voir paragraphe 29 ci-dessus). Enfin, leur mandat comme juge à la cour de sûreté de l’Etat n’est que de quatre ans et peut se voir renouvelé.
69.  La Cour note que la Constitution a institué les cours de sûreté de l’Etat pour connaître des infractions touchant à l’intégrité territoriale et l’unité nationale de la Turquie, son régime démocratique ainsi que sa sécurité étatique (paragraphes 26 et 28 ci-dessus). Lesdites cours se caractérisent notamment par le fait que, juridictions non militaires, leur siège comprend néanmoins toujours un membre de la magistrature militaire.
70.  A l’audience devant la Cour, le Gouvernement a soutenu que la seule justification de la présence des magistrats militaires au sein des cours de sûreté de l’Etat était leurs compétence et expérience indubitables dans le domaine de la lutte contre la criminalité organisée, entre autres celle des groupes armés illégaux. Pendant des années, les forces armées et la justice militaire – qui, du reste, bénéficieraient de la plus grande confiance de la population – auraient agi, en partie sous la loi martiale, comme les garants de la République démocratique et laïque turque, tout en assumant leurs responsabilités sociales, culturelles et morales. Tant que la menace terroriste persisterait, les juristes militaires devraient continuer à apporter leur plein soutien à ces juridictions spécialisées dont la tâche s’avérerait des plus difficiles.
Il n’appartient pas à la Cour – qui est consciente des problèmes que pose le terrorisme (voir, mutatis mutandis, les arrêts cités au paragraphe 58 ci-dessus) – de porter un jugement sur ces assertions. Elle n’a pas pour tâche en effet d’examiner in abstracto la nécessité d’instaurer de telles juridictions dans un Etat contractant ni la pratique y afférente, mais de rechercher si le fonctionnement de l’une d’elles a porté atteinte au droit du requérant à un procès équitable (voir parmi beaucoup d’autres, mutatis mutandis, arrêt Fey c. Autriche du 24 février 1993, série A n° 255-A, p. 12, § 27).
71.  En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables, à commencer, au pénal, par les prévenus (voir, entre autres, les arrêts Hauschildt c. Danemark du 24 mai 1989, série A n° 154, p. 21, § 48, Thorgeir Thorgeirson précité, p. 23, § 51, et Pullar c. Royaume-Uni du 10 juin 1996, Recueil 1996-III, p. 794, § 38). Pour se prononcer sur l’existence d’une raison légitime de redouter dans le chef d’une juridiction un défaut d’indépendance ou d’impartialité, le point de vue de l’accusé entre en ligne de compte mais sans pour autant jouer un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de l’intéressé peuvent passer pour objectivement justifiées (voir, mutatis mutandis, les arrêts Hauschildt précité, p. 21, § 48, et Gautrin et autres précité, pp. 1031–1031, § 58).
72.  M. Incal a été condamné, du chef de propagande séparatiste susceptible d’inciter le peuple à la résistance envers le gouvernement ainsi qu’au crime, pour avoir participé à la décision de distribution du tract en cause, prise le 1er juillet 1992 par le bureau de la section d’Izmir du HEP (paragraphes 15 et 16 ci-dessus). Les faits à l’origine de l’affaire ayant été considérés comme propres à mettre en péril les principes fondateurs de la République de Turquie ou à affecter sa sécurité, ils ressortissaient ipso jure à la compétence des cours de sûreté de l’Etat (paragraphe 28 ci-dessus).
La Cour relève toutefois que dans le cadre de son examen du respect de l’article 10, elle n’a pas pu déceler ce qui, dans le tract litigieux, pouvait passer pour inciter une partie de la population à la violence, à l’hostilité ou à la haine entre citoyens (paragraphe 50 ci-dessus). De plus, la cour de sûreté de l’Etat a refusé de faire application de la loi anti-terrorisme n° 3713 (paragraphe 16 ci-dessus). La Cour attache en outre de l’importance à la circonstance qu’un civil ait dû comparaître devant une juridiction composée, même en partie seulement, de militaires.
Il en résulte que le requérant pouvait légitimement redouter que par la présence d’un juge militaire dans le siège de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir, celle-ci ne se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. Ces appréhensions n’ont pu se trouver corrigées devant la Cour de cassation, faute pour elle de disposer de la plénitude de juridiction (paragraphe 25 ci-dessus ; voir parmi d’autres, mutatis mutandis, l’arrêt Helle c. Finlande du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2926, § 46).
73.  En conclusion, le requérant pouvait légitimement éprouver des doutes quant à l’indépendance et l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir.
Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
B.  La procédure devant la Cour de cassation
74.  Eu égard à cette conclusion (paragraphe 73 ci-dessus), la Cour estime qu’il ne s’impose pas d’examiner les autres griefs tirés de l’article 6 et relatifs à la procédure devant la Cour de cassation (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Findlay précité, pp. 282–283, § 80).
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 de la convention
75.  Dans sa requête à la Commission, M. Incal alléguait également une violation de l’article 14 combiné avec l’article 6 § 1 : en rejetant sa demande de conversion de la peine d’emprisonnement en une amende, la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir aurait exclusivement eu égard à ses opinions politiques. Il n’a pas maintenu ce grief lors de la procédure devant la Cour et celle-ci ne voit pas de raisons de l’examiner d’office (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, p. 28, § 62).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 DE LA CONVENTION
76.  Aux termes de l’article 50 de la Convention,
« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
A. Effacement des conséquences de la condamnation
77.  A l’audience, M. Incal a demandé sa réadmission au bénéfice des droits qu’il a perdus, au titre de l’article 312 du code pénal, du fait de sa condamnation. Il a en outre invité la Cour à ordonner au Gouvernement de prendre des mesures afin que cette disposition ne trouve plus application en droit interne.
78.  La Cour constate que la Convention ne lui donne pas compétence pour ordonner pareilles mesures (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Akdivar et autres c. Turquie du 1er avril 1998 (article 50), Recueil 1998-II, pp. 723–724, § 47).
B.  Dommage, et frais et dépens
79.  Le requérant réclame 2 000 000 francs français (FRF) pour dommage matériel et 5 000 000 FRF pour tort moral.
A l’appui de ses revendications, il fait valoir qu’à l’époque des faits il exerçait comme avocat et était directeur associé de cinq entreprises commerciales. Il soutient avoir subi une importante perte de revenus.
M. Incal demande en outre le remboursement de ses frais et dépens qui s’élèveraient à 20 000 FRF pour la communication et la préparation de documents produits à Strasbourg, et à 80 000 FRF pour sa représentation devant les organes de la Convention, les honoraires de ses conseils inclus.
80.  A titre principal, le Gouvernement considère qu’aucune réparation ne s’impose dans cette affaire. A titre subsidiaire, il juge les sommes demandées exorbitantes et injustifiées.
Le Gouvernement souligne que le requérant avait bénéficié d’un sursis de quatre mois pour s’organiser et minimiser ses pertes éventuelles. Il soutient que si la Cour devait conclure à la violation de la Convention, ce constat représenterait en soi une satisfaction équitable suffisante, aucun lien de causalité n’ayant été établi entre les faits dénoncés et les préjudices invoqués.
Par ailleurs, le Gouvernement considère que la demande relative aux frais et dépens n’est pas dûment documentée.
81.  Pour ce qui est du dommage matériel, le délégué de la Commission invite la Cour à examiner la question de l’application de l’article 50 eu égard au caractère hypothétique du montant réclamé. Quant au dommage moral, il s’en remet à la sagesse de la Cour. S’agissant enfin de la somme réclamée du chef des frais et dépens, il s’interroge sur l’absence de justificatifs.
82.  Au sujet du préjudice matériel, la Cour estime tout d’abord ne pas pouvoir spéculer sur ce qu’eût été l’issue d’une procédure conforme à l’article 6 § 1. Elle relève d’autre part qu’un lien de causalité ne se trouve pas suffisamment établi entre la violation constatée de l’article 10 et la perte de revenus professionnels et commerciaux alléguée par le requérant. Du reste, les prétentions du requérant au titre du dommage matériel ne sont aucunement étayées. Partant la Cour ne peut y faire droit.
Quant au dommage moral, la Cour considère que le requérant a éprouvé une certaine détresse en raison des faits de la cause. Statuant en équité comme le veut l’article 50, la Cour lui accorde à ce titre une indemnité de 30 000 FRF.
83.  S’agissant des frais et dépens, la Cour alloue, en équité et selon les critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, entre autres, l’arrêt Demicoli c. Malte du 27 août 1991, série A n° 210, p. 20, § 49), une somme globale de 15 000 FRF à M. Incal.
C. Intérêts moratoires
84.  La Cour juge approprié de retenir le taux d’intérêt légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt, soit 3,36 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
2. Dit, par douze voix contre huit, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au grief tiré de l’indépendance et de l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir ;
3. Dit, par dix-neuf voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs du requérant formulés au regard de l’article 6 § 1, pris isolément ou combiné avec l’article 14 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité,
a) que l’Etat défendeur doit verser à M. Incal, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 30 000 (trente mille) francs français, pour dommage moral ;
ii. 15 000 (quinze mille) francs français, pour frais et dépens ;
b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 3,36 % l’an, à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 9 juin 1998.
Signé : Rudolf Bernhardt
Président
Signé : Herbert Petzold
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 § 2 de la Convention et 53 § 2 du règlement A, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion partiellement concordante de M. Gölcüklü ;
– opinion partiellement dissidente commune à M. Thór Vilhjálmsson, M. Gölcüklü, M. Matscher, M. Foighel, Sir John Freeland, M. Lopes Rocha, M. Wildhaber et M. Gotchev.
Paraphé : R. B.  Paraphé : H. P.
opinion partiellement concordante  DE m. le juge gÖlcÜklÜ
J’ai voté, avec la majorité, pour la violation de l’article 10, non pas à cause du contenu des tracts en question, mais parce que lesdits tracts ont été saisis avant leur distribution et que le requérant a été condamné pour des opinions qui n’ont jamais été diffusées.
opinion partiellement DISSIDENTE COMMUNE  à M. THóR VILHJáLMSSON, M. gÖlcÜklÜ, M. MATSCHER, M. FOIGHEL, Sir John FREELAND, M. LOPES ROCHA, M. WILDHABER ET M. GOTCHEV, JUGES
Compte tenu de la situation régnant en Turquie en matière de sécurité et de la participation des forces armées à la lutte contre le terrorisme, les autorités turques ont jugé nécessaire de renforcer d’un juge militaire les cours de sûreté de l’Etat, juridictions pénales spécialisées.
Nous avons voté contre le constat de violation de l’article 6 § 1 relatif au grief du requérant selon lequel la cour de sûreté de l’Etat, qui l’a jugé, n’aurait pas été un tribunal « indépendant et impartial » à cause de la composition de la chambre dont faisait partie un juge militaire, ce qui aurait inspiré au requérant des doutes quant à l’indépendance et à l’impartialité de celle-ci.
Nous ne partageons pas cette argumentation.
Dans plusieurs affaires, la Cour a reconnu qu’un tribunal spécial dont la composition inclut des « experts » peut être un « tribunal » au sens de l’article 6 § 1. La législation interne des Etats membres du Conseil de l’Europe offre maints exemples de juridictions groupant, à côté de magistrats professionnels, des personnes spécialisées en tel ou tel domaine et dont les connaissances sont souhaitables, voire nécessaires, pour juger certaines affaires, dans la mesure où tous les membres de la juridiction offrent les garanties voulues d’indépendance et d’impartialité.
Quant au juge militaire, qui est membre de la cour de sûreté de l’Etat, l’arrêt décrit (paragraphe 67) les garanties constitutionnelles dont il jouit, et continue (paragraphe 68) en affirmant que certaines caractéristiques de son statut le rendraient sujet à caution. Or les conclusions que la Cour a tirées de ces caractéristiques – le fait que le juge militaire reste soumis à la discipline militaire et que, à cet égard, il ferait l’objet d’une notation, que dans la désignation et la nomination interviendraient l’administration et l’armée et que son mandat comme juge à la cour de sûreté de l’Etat ne serait que de quatre ans – ne nous convainquent guère.
A ce sujet nous voudrions observer qu’il est possible que les juges ordinaires aussi fassent l’objet d’une notation, qu’ils soient soumis à un régime disciplinaire, que l’administration intervienne dans leur désignation et leur nomination, et que la Cour a reconnu comme suffisants même des mandats de trois ans. A cela nous voudrions ajouter qu’à la fin de leur mandat comme juges de la cour de sûreté de l’Etat et faute d’un renouvellement, les juges en question restent des juges militaires pendant toute la durée de leur carrière.
Quant à l’argument que la composition du tribunal puisse avoir nourri des doutes au requérant au sujet de l’impartialité et de l’indépendance du tribunal en question, au point de vue des « apparences », nous estimons que, en vue des garanties constitutionnelles dont jouissent les juges militaires, des appréhensions à l’égard de leur indépendance et de leur impartialité ne sont pas fondées et ne peuvent passer pour objectives.
Affirmer le contraire conduirait à ne plus accepter que même des juridictions spécialisées puissent constituer des « tribunaux » au sens de l’article 6 § 1, ce qui irait à l’encontre d’une jurisprudence bien établie de la Cour.
1.  Rédigé par le greffe, il ne lie pas la Cour.
Notes du greffier
2.  L’affaire porte le n° 41/1997/825/1031. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
3.  Le règlement A s’applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 9 (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole. Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
4.  Initiales des mots « sansür » (« censure ») et « sürgün » (« bannissement ») ; allusion aux termes utilisés par les médias pour parler des décrets-lois instaurant l’état d’urgence dans certaines régions de la Turquie.
5.  Note du greffier : pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1998), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
ARRÊT INCAL DU 9 JUIN 1998
ARRÊT INCAL DU 9 JUIN 1998
ARRÊT INCAL
ARRÊT INCAL – OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
ARRÊT INCAL
ARRÊT INCAL


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 22678/93
Date de la décision : 09/06/1998
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 10 ; Violation de l'art. 6-1 ; Non-lieu à examiner l'art. 6-1 ; Non-lieu à examiner l'art. 14+6-1 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PREVUE PAR LA LOI, (Art. 10-2) SECURITE NATIONALE, (Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) TRIBUNAL IMPARTIAL


Parties
Demandeurs : INCAL
Défendeurs : TURQUIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1998-06-09;22678.93 ?

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