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23/09/1998 | CEDH | N°22880/93

CEDH | AFFAIRE AYTEKIN c. TURQUIE


AFFAIRE AYTEKIN c. TURQUIE
CASE OF AYTEKIN v. TURKEY
(102/1997/886/1098)
ARRÊT/JUDGMENT
STRASBOURG
23 septembre/September 1998
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1998, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
The present judgment is subject to editorial revision before its reproduction

in final form in Reports of Judgments and Decisions 1998. These reports...

AFFAIRE AYTEKIN c. TURQUIE
CASE OF AYTEKIN v. TURKEY
(102/1997/886/1098)
ARRÊT/JUDGMENT
STRASBOURG
23 septembre/September 1998
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1998, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
The present judgment is subject to editorial revision before its reproduction in final form in Reports of Judgments and Decisions 1998. These reports are obtainable from the publisher Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Köln), who will also arrange for their distribution in association with the agents for certain countries as listed overleaf.
Liste des agents de vente/List of Agents
Belgique/Belgium: Etablissements Emile Bruylant (rue de la Régence 67,
  B-1000 Bruxelles)
Luxembourg: Librairie Promoculture (14, rue Duchscher
  (place de Paris), B.P. 1142, L-1011 Luxembourg-Gare)
Pays-Bas/The Netherlands: B.V. Juridische Boekhandel & Antiquariaat
  A. Jongbloed & Zoon (Noordeinde 39, NL-2514 GC
  La Haye/’s-Gravenhage)
SOMMAIRE1
Arrêt rendu par une chambre
Turquie – allégation d'homicide illégal sur la personne du mari de la requérante par un soldat à un poste de contrôle et d'absence d'enquête effective des autorités
exception Préliminaire du Gouvernement (non-épuisement des voies de recours internes)
Gouvernement non forclos à soulever cette exception devant la Cour – même si les autorités n'avaient fourni à la Commission au stade de la recevabilité que peu de détails sur les progrès de l'enquête interne dirigée contre le soldat accusé d'avoir tué le mari de la requérante, on peut raisonnablement considérer qu'elles avaient à ce stade fait valoir la substance de l'exception – en outre, la requérante n'a à aucun moment informé la Commission de sa participation active à la procédure pénale dirigée contre le soldat accusé, y compris de sa décision de se constituer partie civile – cet élément ne peut que plaider pour le rejet de sa thèse.
Rappel de la jurisprudence de la Cour sur la notion de recours effectifs.
Enquête a débouché sur le procès du soldat pour homicide volontaire commis en outrepassant ses fonctions – en fait, le soldat est passé en jugement dans le mois qui a suivi le dépôt de la requête à la Commission – soldat ultérieurement reconnu coupable d'homicide involontaire par une juridiction de droit commun – l'appel formé par la requérante est pendant – procureur a également attaqué le verdict et requis une peine plus sévère – de plus, vu la condamnation du soldat, la requérante bénéficiait bien de perspectives raisonnables de gagner une action en responsabilité civile dirigée contre celui-ci ou ses supérieurs – requérante pas expliqué pourquoi elle n'avait pas non plus intenté d'action en dommages-intérêts à l'encontre du soldat accusé lorsqu'elle s'est constituée partie civile à la procédure pénale ni réclamé de dommages-intérêts aux autorités par la voie administrative – dans ces conditions, on ne saurait soutenir que les autorités soient restées totalement passives face au décès du mari de la requérante ni que l'enquête fût à ce point dénuée d'efficacité qu'il était vain d'employer les recours internes.
Eu égard à l'ensemble des recours de droit pénal, civil et administratif dont la requérante disposait, et notamment des perspectives d'obtenir au pénal réparation pour la mort de son mari, la Cour considère que la situation de l'intéressée diffère de celle des autres requérants ayant argué avec succès, dans des affaires dirigées contre l'Etat défendeur, qu'ils étaient dispensés de l'obligation d'épuiser les recours internes.
Conclusion : exception accueillie (unanimité).
RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
16.9.1996, Akdivar et autres c. Turquie ; 18.12.1996, Aksoy c. Turquie ; 28.11.1997, Menteş et autres c. Turquie ; 19.2.1998, Kaya c. Turquie ; 25.5.1998, Kurt c. Turquie ; 28.7.1998, Ergi c. Turquie
En l’affaire Aytekin c. Turquie2,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A3, en une chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. R. Bernhardt, président,    Thór Vilhjálmsson,    F. Gölcüklü,    F. Matscher,    G. Mifsud Bonnici,    B. Repik,    U. Lōhmus,    E. Levits,    M. Voicu,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 juin et 25 août 1998,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1.  L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 29 octobre 1997, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 22880/93) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Gülten Aytekin, avait saisi la Commission le 22 octobre 1993 en vertu de l’article 25.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu’à la déclaration turque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 2 et 13 de la Convention.
2.  En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement A, la requérante a exprimé le souhait de participer à l’instance et désigné ses conseils (article 30).
3.  La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Gölcüklü, juge élu de nationalité turque (article 43 de la Convention), et M. R. Bernhardt, qui était alors vice-président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 28 novembre 1997, en présence du greffier, M. R. Ryssdal, à l’époque président, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. Thór Vilhjálmsson, F. Matscher, M.A. Lopes Rocha, B. Repik, U. Lōhmus, E. Levits et M. Voicu (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A). Par la suite, M. G. Mifsud Bonnici, suppléant, a remplacé M. Lopes Rocha, empêché (articles 22 § 1 et 24 § 1 du règlement A).
4.  En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement turc (« le Gouvernement »), les avocats de la requérante et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et de la requérante les 24 et 28 avril 1998 respectivement. Des observations complémentaires sur les prétentions de la requérante au titre de la satisfaction équitable sont parvenues au greffe le 2 juin 1998 et celles du Gouvernement à ce sujet le 11 juin 1998.
Le 7 août 1998, après avoir consulté l'agent du Gouvernement et le délégué de la Commission, le président a accédé à la demande d'assistance judiciaire formulée par la requérante (article 4 de l'addendum au règlement A).
5.  Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 29 juin 1998, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement  M.  B. Cankorel, ambassadeur, agent,  Mme  D. Akçay, coagent,  MM. E. Genel,     K. Alataş,  Mmes M. Gülşen,     A. Günyaktı, conseillers ;
– pour la Commission  M. H. Danelius, délégué ;
– pour la requérante  Mme A. Reidy, Barrister-at-Law,  M. K. Boyle, Barrister-at-Law, conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Danelius, Mme Reidy, M. Boyle, M. Cankorel et Mme Akçay.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. La requérante
6.  La requérante, Mme Gülten Aytekin, est une ressortissante turque née en 1969 et résidant actuellement à Istanbul. Elle est la veuve de M. Ali Rıza Aytekin qui, selon ses dires, a été tué illégalement par un soldat le 24 avril 1993 à un poste de contrôle situé devant une gendarmerie sur la route reliant Diyarbakır à Sason, dans le Sud-Est de la Turquie. Feu son mari était un entrepreneur de travaux publics et associé de la société commerciale d’architecture et de construction Aytekinler, dont le siège se trouvait à Diyarbakır. Il était âgé de vingt-sept ans au moment de sa mort.
B.  Les faits controversés : les événements du 24 avril 1993
7.  Les circonstances dans lesquelles le mari de la requérante a trouvé la mort le 24 avril 1993 sont controversées.
1. La version des faits donnée par la requérante
8.  Le 24 avril 1993, Ali Rıza Aytekin, son frère Feyzullah Aytekin (entrepreneur de travaux publics), et ses cousins, Salih et Resul Aytekin (ouvriers du bâtiment), se rendirent en voiture particulière sur le chantier de construction de deux ponts, dans le district de Sason de la province de Batman, au Sud-Est de la Turquie, pour contrôler les travaux. L’Etat avait en effet conclu avec la société d’Ali Rıza Aytekin un contrat portant sur la construction de ces ponts. Ali Rıza Aytekin était au volant.
9.  Vers 13 h 30, alors que le véhicule venait juste de passer devant la gendarmerie de Yanıkkaya, près de Kozluk, le soldat de faction à l’extérieur leur cria de se ranger sur le côté et de s’arrêter. Ali Rıza Aytekin, qui ne   conduisait pas très vite en raison de la présence de ralentisseurs, se serra ou commença de se serrer sur le côté droit de la route pour obéir à l’ordre du soldat.
10.  Juste au moment où il s’arrêtait, le soldat, Tuncay Deniz, tira en direction du véhicule. La balle traversa la vitre arrière, pénétra dans le crâne d’Ali Rıza Aytekin par l’arrière et ressortit par le front et enfin passa par le pare-brise. Ali Rıza Aytekin fut tué sur le coup.
11.  Lorsque Feyzullah, Salih et Resul Aytekin sortirent du véhicule, Tuncay Deniz leva son arme comme pour leur tirer dessus. Toutefois, alors que d’autres gendarmes sortaient du poste et entouraient la voiture, Tuncay Deniz changea d’avis et s’en approcha.
12.  Aucun des occupants de la voiture n’était armé et celle-ci ne contenait rien d’autre que leurs affaires personnelles, des outils de travail, une carte et une calculatrice.
13.  Une fois l’autopsie terminée et le permis d’inhumer délivré, Feyzullah, Salih et Resul Aytekin durent se procurer une voiture auprès des habitants du village afin de transporter le corps jusqu’à Diyarbakir. A cette époque, la requérante vivait à Istanbul.
14.  La requérante affirme que cette version des circonstances dans lesquelles son mari a trouvé la mort est confirmée notamment par Feyzullah, Salih et Resul Aytekin dans les déclarations qu’ils ont tous trois faites au procureur peu après l’incident (paragraphe 21 ci-dessous). Elle invoque également les témoignages de Mehmet Bayram et du fils de celui-ci, Ramazan, qui attendaient que son mari vienne les chercher dans un café situé au bord de la route, cinquante à soixante mètres après la gendarmerie, et qui firent tous deux des dépositions devant le tribunal pénal de Batman (paragraphe 32 ci-dessous).
2. La version des faits donnée par le Gouvernement
15.  Dans son mémoire, le Gouvernement se fonde sur les faits tels que décrits dans le jugement du tribunal pénal de Batman, qui a reconnu Tuncay Deniz coupable d’homicide involontaire le 2 octobre 1997 (paragraphes 32-35 ci-dessous).
16.  Tuncay Deniz, âgé de vingt et un ans à l’époque des faits, effectuait son service militaire comme soldat de deuxième classe à la gendarmerie de Yanıkkaya, située à Kozluk, dans la province de Batman, au Sud-Est de la Turquie. Il était de garde le 24 avril 1993 et était notamment chargé de contrôler les véhicules passant devant le poste.
17.  Vers 13 h 30, une voiture conduite par Ali Rıza Aytekin, où se trouvaient trois passagers, arriva à la hauteur du poste de contrôle. Tuncay Deniz fit signe au conducteur qu’il devait s’arrêter, tout d’abord en donnant un coup de sifflet puis en tirant un coup de feu en l’air. Malgré ces avertissements et la présence d’un panneau « Stop – gendarmerie » soixante-cinq mètres avant le poste de contrôle, la voiture ne s’arrêta pas. Lorsqu’elle eut dépassé le poste de plus de cinquante mètres, Tuncay Deniz tira une balle dans sa direction. Cette balle, tirée par derrière, provoqua la mort du conducteur. Le commandant de la gendarmerie de Kozluk signala l’incident sur-le-champ aux autorités de poursuite.
C. L’enquête et la procédure devant les autorités nationales
1. L’enquête
18.  Nul ne conteste que peu après l’incident, le procureur de Kozluk, Ümit Ceyhan, arriva sur les lieux en compagnie d’un médecin, Mehmet Kökcü, pour pratiquer une autopsie. Le rapport rédigé une fois celle-ci conclue confirme la localisation des points d’entrée et de sortie de la balle, qui a détruit le cerveau d’Ali Rıza Aytekin. On a établi un rapport sur l’incident et un croquis des lieux, et délivré le permis d’inhumer.
19.  Le 24 avril 1993, le commandant Cengiz Eryılmaz, à la tête du district de Kozluk, enregistra la déclaration de Tuncay Deniz et celle du sergent Bekir Çakır, également de faction le jour de l’incident.
20.  Le procureur de Kozluk, arrivé sur les lieux peu après le tragique incident, ouvrit immédiatement une enquête (dossier n° 1993/112). Il enregistra les déclarations de Feyzullah, Salih et Resul Aytekin le 24 avril 1993 à 16 h 50.
21.  Celles-ci retracent les événements comme le fait la requérante. Au procureur qui lui posait la question, Feyzullah Aytekin répondit qu’il souhaitait porter plainte contre les personnes qui avaient tué son frère.
22.  Le 26 avril 1993, le procureur enregistra les déclarations de Tuncay Deniz et du sergent Bekir Çakır, qui avaient tous deux été interrogés par le commandant Cengiz Eryılmaz le jour de l’incident, ainsi que celle du sergent Murat Hekim, qui avait fait un croquis des lieux. Pour sa part, Tuncay Deniz indiqua qu’il n’avait jamais eu l’intention de tuer le chauffeur, mais seulement de faire arrêter la voiture en tirant une balle sur les pneus. Selon lui, la voiture roulait vite, au point qu’il avait dû faire un bond pour l’éviter, et elle avait continué sa route au-delà du poste de contrôle sans tenir compte de ses avertissements, coup de sifflet puis tir.
2. La décision d’incompétence et l’enquête préliminaire des autorités militaires
23.  Le 27 avril 1993, le procureur déclina sa compétence et décida qu’il convenait d’examiner l’affaire en vertu de la loi sur les poursuites contre les   fonctionnaires, puisqu’un soldat y était impliqué. Le dossier fut ensuite transmis au gouverneur de Kozluk.
24.  Le 29 avril 1993, ce dernier adressa le dossier au conseil administratif de Batman, qui chargea le commandant Osman Gökçen de l’enquête. Le 11 mai 1993, celui-ci enregistra les déclarations de Tuncay Deniz, des sergents Bekir Çakır et Murat Hekim et du sergent spécialisé Kutlu Alkurt, qui était de faction le jour de l’incident. Il considéra également les dépositions que Feyzullah, Salih et Resul Aytekin avaient faites au procureur.
25.  Dans son rapport du 11 mai 1993, le commandant Osman Gökçen conclut :
« Le 24 avril 1993 à 13 h 30, moment de l’incident, le prévenu, le soldat Tuncay Deniz, était de faction au poste de contrôle routier sur ordre de son commandant. Cette zone revêt une importance cruciale sur le plan de la sécurité. En effet, on sait que l’organisation terroriste PKK transporte des armes et autres marchandises sur ce trajet, qui est aussi utilisé pour d’autres types de contrebande. Le soldat de garde vit la voiture qui venait de Batman et se dirigeait vers Sason ; il lui fit signe de s’arrêter. Au lieu de cela, la voiture accéléra, se rapprocha du soldat et le dépassa. Le soldat tenta de faire stopper la voiture en utilisant son sifflet et en tirant une balle en guise d’avertissement. Le véhicule ne s’arrêta pas et, en désespoir de cause, le soldat tira une balle en visant les pneus. Pour des raisons indépendantes de sa volonté et parce que la voiture était en mouvement, la balle pénétra par la vitre arrière dans le véhicule et provoqua la mort du chauffeur, Ali Rıza Aytekin. »
3. La décision de poursuivre Tuncay Deniz
26.  A réception du rapport, le procureur de Kozluk prit contact le 8 juin 1993 avec le procureur militaire au sujet de la compétence pour la suite de l’affaire. Selon le procureur, l’enquête devait être terminée par le procureur militaire conformément à l’article 87 § 4 de la loi n° 211 réglementant les enquêtes concernant des militaires. Le procureur militaire renvoya Tuncay Deniz en jugement devant le tribunal militaire de Diyarbakır pour homicide volontaire commis en outrepassant ses fonctions, en infraction à l’article 448 combiné avec l’article 50 du code pénal.
27.  Les 6 et 26 mai 1993, la requérante donna une procuration générale à MM. Sedat Aslantaş et Arif Altınkalem, tous deux du barreau de Diyarbakır. Le 8 juin 1993, le premier écrivit au procureur de Kozluk, faisant valoir que la mort du mari de la requérante résultait d’un homicide volontaire et qu’il fallait prendre les mesures nécessaires pour poursuivre le soldat pour meurtre et le commandant de gendarmerie pour négligence.
4. La procédure devant le tribunal militaire de Diyarbakır
28.  Le 27 septembre 1993, Tuncay Deniz passa en jugement devant le tribunal militaire du 7e corps d’armée de Diyarbakır ; il était accusé d’homicide volontaire commis en outrepassant ses fonctions. Le tribunal reçut les dépositions des sergents Murat Hekim et Bekir Çakır et du sergent spécialisé Kutlu Alkurt, obtenues par commissions rogatoires. Feyzullah Aytekin témoigna le 22 mars 1994 et répéta la version des faits qu’il avait déjà relatée au procureur le jour de l’incident (paragraphe 21 ci-dessus).
29.  Le 10 mai 1994, le tribunal décida que, le crime n’ayant pas été commis sur la personne d’un autre soldat ou dans une zone militaire, il n’avait pas compétence pour connaître de l’affaire. Il décida en conséquence de transmettre le dossier au tribunal pénal de Batman, qui pourrait juger l’affaire en vertu des articles 448 et 50 du code pénal.
30.  Le 10 mai 1994, la requérante soumit au tribunal une demande en constitution de partie civile en vertu de l’article 365 du code de procédure pénale. Elle affirmait que son mari avait été tué volontairement par Tuncay Deniz, raison pour laquelle elle souhaitait assister à l’audience en qualité de partie intervenante. Elle demanda le même jour au tribunal d’enregistrer les dépositions de Mehmet et Ramazan Bayram, que son mari devait aller chercher le jour où il a trouvé la mort (paragraphe 14 ci-dessus). Le tribunal militaire ayant décliné le jour même sa compétence en l’affaire Tuncay Deniz, il ne put se prononcer sur ces demandes, mais les versa malgré tout au dossier.
31.  Le tribunal militaire de Diyarbakır renvoya l’affaire au tribunal pénal de Batman en déclarant :
« Après examen du dossier, il apparaît clairement que le prévenu, chargé des contrôles routiers à la gendarmerie de Yanıkkaya, a tout d’abord fait signe à la voiture particulière (immatriculée 34 Z 9189) de s’arrêter, puis a donné un coup de sifflet, tiré une balle en l’air et enfin fait feu de nouveau en direction de la voiture sans viser de cible précise. L’unique balle tirée par son arme toucha à la tête Ali Rıza Aytekin, un civil, et le tua. »
5. La procédure devant le tribunal pénal de Batman
32.  Lorsqu’il se trouva saisi de l’affaire (dossier n° 1994/283), le tribunal pénal de Batman procéda le 13 juillet 1994 à l’organisation de la procédure ultérieure et dressa une liste des témoins et pièces. Il ordonna que les dépositions des témoins soient enregistrées par d’autres juridictions internes par commissions rogatoires et que les comptes rendus lui en soient transmis pour être versés au dossier. Conformément aux dispositions qu’il avait prises, le tribunal de Batman obtint les déclarations de plusieurs   témoins, dont Resul Aytekin et Mehmet et Ramazan Bayram. Il recueillit aussi la déclaration de Tuncay Deniz, où celui-ci affirmait être innocent des accusations portées contre lui, ainsi que celles des sergents Murat Hekim, Bekir Çakır et Kutlu Alkurt.
33.  Le 20 septembre 1994, le tribunal accepta que la requérante soit partie civile, comme le procureur l’avait demandé, en raison de la possibilité qu’elle ait pâti de l’infraction commise par Tuncay Deniz. A cet égard, le tribunal tint compte de la demande que la requérante avait adressée le 10 mai 1994 au tribunal militaire de Diyarbakır (paragraphe 30 ci-dessus). Le tribunal reconnut par la même occasion qu’elle serait représentée en sa qualité de partie civile par les avocats à qui elle avait donné procuration (paragraphe 27 ci-dessus). La déclaration de la requérante fut obtenue par commission rogatoire le 20 octobre 1994 et transmise au tribunal pénal de Batman. Elle y informait ce dernier qu’elle avait appris par Feyzullah Aytekin les circonstances dans lesquelles son mari avait trouvé la mort et s’appuyait sur sa version des faits. Elle indiquait aussi qu’elle portait plainte contre Tuncay Deniz.
34.  Le 19 janvier 1995, le département de médecine légale du ministère de la Justice remit au tribunal de Batman, à sa demande, un rapport balistique relatif aux deux balles retrouvées sur les lieux de l’incident. Selon le rapport, elles avaient été tirées par l’arme de Tuncay Deniz.
35.  Le 2 octobre 1997, ce dernier fut reconnu coupable au titre de l’article 452 § 1 du code pénal (homicide involontaire – paragraphe 51 ci-dessous) combiné avec l’article 50 dudit code (recours à la force disproportionné à la légitime défense) et condamné à une peine de trois ans et quatre mois d’emprisonnement. Le tribunal condamna aussi l’accusé à rembourser à la requérante les frais qu’elle avait encourus à partir du moment où elle s’était constituée partie civile. Dans sa décision, le tribunal pénal de Batman déclara :
« D’après le témoignage de l’accusé et la déclaration préliminaire de son ami Bekir, qui se trouvait à la gendarmerie, l’accusé aurait fait signe de s’arrêter à la voiture qui s’approchait ; n’ayant pas été obéi, il donna un coup de sifflet en guise d’avertissement puis tira une balle en l’air. La voiture ne s’arrêtant toujours pas, il tira dans sa direction sans viser de cible particulière alors qu’elle se trouvait à cinquante mètres de lui, provoquant ainsi la mort d’Ali Rıza Aytekin. Selon les passagers de la voiture, ils n’avaient reçu aucun avertissement. Toutefois, si le chauffeur n’avait pas été prévenu qu’il devait s’arrêter, il n’était pas logique qu’il se fût rangé du côté droit de la route. Il faut donc que le chauffeur ait reçu un avertissement, quel qu’il soit, même après avoir dépassé le poste. Malgré cela, le témoin Feyzullah Aytekin indiqua dans sa déclaration préliminaire, et il n’y a aucune raison de ne pas la prendre au sérieux, qu’il avait entendu un coup de sifflet. Le témoin Ramazan Bayram déclara que l’accusé avait tiré d’une distance de dix à quinze mètres sans aucune visibilité, ce que son père, assis au même endroit que lui, n’a pas confirmé.
Il y a lieu de déterminer avant toute chose si l’accusé a agi dans l’intention de tuer (…)
On peut déduire des pièces du dossier que l’accusé ne connaissait ni la victime ni les autres occupants de la voiture. Le croquis de l’incident figurant au dossier montre que le tir a été effectué à une distance de quarante à cinquante mètres. En sus du conducteur, deux personnes étaient assises à l’arrière de la voiture et une à l’avant. Dans ces conditions, et à cette distance, il n’était pas possible d’identifier le chauffeur et de le viser car les passagers à l’arrière faisaient écran. Alors que son fusil contenait près de vingt balles, l’accusé n’en tira qu’une, et sans savoir qu’elle avait provoqué la mort. S’il avait eu l’intention de tuer, il aurait continué à tirer. Il n’y a donc pas de motif de conclure au meurtre. Tout bien considéré, nous concluons que l’accusé n’a pas agi dans l’intention de tuer. En toute équité, il y a donc lieu de conclure que l’accusé a commis un homicide involontaire.
Même si l’accusé était de faction, il aurait dû supposer que les occupants du véhicule n’avaient pas entendu ses avertissements et il aurait dû tirer plus d’une balle en l’air ; étant donné que les occupants de la voiture n’avaient pas commis d’infraction grave, comme une tentative de fuite, et n’avaient pas été pris sur le fait et puisque l’on peut supposer que l’accusé connaissait les caractéristiques de son arme, il aurait dû prendre plus de précautions et faire feu de manière à ne pas blesser les passagers. Faute de cela, il a outrepassé ses fonctions. Toutefois, la réduction de peine pour ce motif doit être très faible en raison de la gravité de l’infraction et de l’importance du préjudice qu’elle a entraîné (…) »
6. L’appel formé contre le jugement du tribunal pénal de Batman
36.  Par l’intermédiaire d’un avocat exerçant en Turquie, M. Oktay Bagatır, la requérante se pourvut en cassation le 13 octobre 1997 contre l’arrêt du tribunal pénal de Batman au motif que l’accusé aurait dû être reconnu coupable d’homicide volontaire.
37.  D’après les informations communiquées à l’audience par le Gouvernement, M. Feyzullah Aytekin, frère de la victime, a demandé à exercer de son côté son droit d’attaquer le jugement, en sa qualité d’intervenant dans la procédure interne. La Cour de cassation accéda à sa demande le 22 avril 1998. En outre, le procureur de Batman saisit la Cour de cassation le 14 octobre 1997 au motif que le soldat Tuncay Deniz aurait dû être condamné pour homicide volontaire, infraction plus grave définie à l’article 448 du code pénal.
38.  L’appel est toujours pendant devant la Cour de cassation.
D. L’appréciation des preuves par la Commission
1. La méthode d’évaluation des preuves
39.  Bien que le Gouvernement ait soumis à la Commission le 14 octobre 1996 des renseignements détaillés sur l’enquête menée quant à la mort du mari de la requérante, ainsi que sur le procès de l’accusé devant le tribunal militaire de Diyarbakır et l’état de la procédure en cours contre lui devant le tribunal pénal de Batman, la Commission n’a pas bénéficié du dossier complet lorsqu’elle a procédé à l’appréciation des preuves relatives au décès car les documents fournis par le Gouvernement ont fait l’objet d’une erreur de classement.
40.  A la suite de cette erreur, la Commission a fondé son étude de l’affaire sur les seuls documents officiels suivants : le rapport sur l’incident rédigé par le commandant Cengiz Eryılmaz, le croquis des lieux dessiné à la main par le sergent Murat Hekim, le rapport d’autopsie préparé par le médecin, les déclarations du soldat Tuncay Deniz et du sergent Bekir Çakır enregistrées par le commandant Eryılmaz le 24 avril 1993 et celles faites le 11 mai 1993 au commandant Osman Gökçen par le soldat Tuncay Deniz, le sergent Bekir Çakır, le sergent spécialisé Kutlu Alkurt et le sergent Murat Hekim (paragraphes 18, 19 et 24 ci-dessus).
La Commission a également examiné quatre déclarations de Feyzullah Aytekin, dont deux avaient été enregistrées par l’Association des droits de l’homme de Diyarbakır, une déclaration de la requérante recueillie par cette association le 30 avril 1993 et une déclaration du 7 février 1995 signée du Dr Christopher Milroy, pathologiste consultant auprès du ministère britannique de l’Intérieur.
2. Les constatations relatives au décès du mari de la requérante
41.  La Commission admet premièrement qu’à l’extérieur de la gendarmerie se trouvaient des ralentisseurs, dont la présence aurait rendu difficile et peu probable la traversée du poste à vive allure par le mari de la requérante.
42.   Deuxièmement, on n’a pas expliqué pour quelle raison le mari de la requérante aurait traversé un poste de contrôle de gendarmerie avec imprudence au point d’obliger le soldat à sauter de côté pour éviter de se faire renverser. Dès lors, la Commission estime que le récit du soldat selon lequel il était en danger n’est pas convaincant.
43.  Troisièmement, si la Commission n’a pas réussi à déterminer, à partir des éléments en sa possession, si la voiture était à l’arrêt ou toujours en mouvement lorsque le soldat a ouvert le feu, elle considère comme établi que   Tuncay Deniz a fait signe à la voiture de s’arrêter. Cependant, les éléments de preuve sont à son avis insuffisants pour conclure qu’il a tiré en l’air un coup en guise d’avertissement, comme cela est allégué, en l’absence de rapport balistique.
44.  Quatrièmement, la Commission considère qu’il existe de très fortes présomptions que Tuncay Deniz a soit visé le chauffeur par l’arrière de la voiture, soit fait feu si rapidement que son tir a manqué de précision.
45.  Eu égard aux constatations qui précèdent, la Commission conclut que la voiture conduite par le mari de la requérante a roulé lentement jusqu’au poste de contrôle et en passant devant celui-ci, que le soldat lui a fait signe de s’arrêter et que, très peu de temps après, il a ouvert le feu dans l’intention d’arrêter la voiture, soit en visant le conducteur soit sans prendre le temps de viser.
ii. LE DROIT INTERNE PERTINENT
46.  En l’absence d’observations détaillées sur le droit et la pratique internes, la Cour, comme la Commission, a pris en compte les dispositions pertinentes et les observations soumises dans le cadre d’affaires antérieures dirigées contre le Gouvernement et auxquelles les représentants de la requérante ont participé.
A. Responsabilité administrative
47.  L’article 125 de la Constitution turque énonce :
« Tout acte ou décision de l’administration est susceptible d’un contrôle juridictionnel (...)
L’administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures. »
48.  La disposition précitée ne souffre aucune restriction, même en cas d’état d’urgence ou de guerre. Le second alinéa ne requiert pas forcément d’apporter la preuve de l’existence d’une faute de l’administration, dont la responsabilité revêt un caractère absolu et objectif fondé sur la théorie du « risque social ». L’administration peut donc indemniser quiconque est victime d’un préjudice résultant d’actes commis par des personnes non identifiées ou des terroristes, lorsque l’on peut dire que l’Etat a manqué à son devoir de maintien de l’ordre et de la sûreté publique, ou à son obligation de sauvegarder la vie et la propriété individuelles.
49.  Le principe de la responsabilité administrative ressort de l’article 1 additionnel à la loi n° 2935 du 25 octobre 1983 sur l’état d’urgence, ainsi libellé :
« (…) les actions en indemnisation en rapport avec l’exercice des pouvoirs conférés par la présente loi doivent être intentées contre l’administration devant les tribunaux administratifs. »
B.  Responsabilité pénale
50.  Le code pénal turc contient des dispositions ayant trait à l’homicide involontaire (articles 452 et 459), à l’homicide par imprudence (article 455), à l’homicide volontaire (article 448) et au meurtre (article 450). Les articles 49 et 50 du code pénal traitent des infractions commises par une personne notamment en outrepassant ses fonctions.
51.  Conformément à l’article 448, toute personne qui en tue délibérément une autre est condamnée à une peine d’emprisonnement comprise entre vingt-quatre et trente ans. En vertu de l’article 450, la peine de mort peut être prononcée en cas notamment de meurtre prémédité. Selon l’article 452, lorsque la mort résulte d’un acte de violence sans que l’auteur de l’infraction ait eu l’intention de tuer, celui-ci se verra infliger une peine de huit ans d’emprisonnement. Lorsque la mort est la conséquence d’une imprudence, d’une négligence ou d’un manque d’expérience de la part de l’auteur de l’infraction, contraires à la loi ou à des ordonnances ou règlements, l’article 455 prévoit que le coupable est condamné à une peine d’emprisonnement comprise entre deux et cinq ans et à une forte amende.
52.  Aux termes de l’article 49 du code, une personne n’est pas sanctionnée pour un acte qu’elle a commis dans le respect de la loi ou sur ordre d’une autorité compétente ou lorsqu’elle y a été contrainte par la nécessité et l’urgence, pour se défendre d’une atteinte injustifiée à son intégrité physique ou sexuelle, ou à celle d’autrui, ou pour sauver sa vie ou celle d’autrui d’un danger grave et immédiat dont elle n’est pas responsable et lorsque cet acte était la seule manière d’éviter le danger. L’article 50 nuance les dispositions de l’article 49 en précisant que lorsque la personne a commis ledit acte en outrepassant les limites de son devoir prescrit par la loi ou par l’autorité compétente ou va au-delà de ce que la situation exige, cette personne est condamnée à une peine minimale de huit ans d’emprisonnement si cet acte est puni de la peine de mort, ou à une peine minimale comprise entre six et quinze ans d’emprisonnement si l’acte est puni de la prison à vie.
53.  En vertu de l’article 23 § 1 de la loi n° 2935 sur l’état d’urgence, dès la proclamation de l’état d’urgence, les forces de l’ordre et les forces de l’ordre spéciales chargées de missions ainsi que les membres des forces armées seront, dans l’exercice de leurs fonctions, habilités à faire usage d’armes à feu dans les cas ou situations que les lois considèrent comme justifiant le recours aux armes. Si l’état d’urgence est proclamé au titre de l’article 3, alinéa b), de cette loi, les membres des forces de l’ordre en mission peuvent, directement et sans hésitation, tirer sur la cible, si celle-ci désobéit aux ordres de se rendre, tente de riposter par le feu, ou si les forces de l’ordre se trouvent en état de légitime défense.
54.  Conformément aux articles 151 et 153 du code de procédure pénale, il est possible, pour ces différentes infractions, de porter plainte auprès du procureur de la République ou des autorités administratives locales. Le procureur et la police sont tenus d’instruire les plaintes dont ils sont saisis, le premier décidant s’il y a lieu d’engager des poursuites, conformément à l’article 148 dudit code. Un plaignant peut également faire appel de la décision du procureur de ne pas engager de poursuites (article 165).
55.  Conformément aux articles 86 et 87 du code militaire, lorsque les auteurs présumés des actes incriminés sont des militaires, ils peuvent être poursuivis pour préjudice important, et atteinte à la vie humaine ou à des biens matériels, s’ils n’ont pas obéi aux ordres. Dans ces circonstances, la victime (civile) peut engager des poursuites devant les autorités compétentes, conformément au code de procédure pénale, ou devant le supérieur hiérarchique de la personne soupçonnée (articles 93 et 95 de la loi n° 353 sur la composition et la procédure des juridictions militaires).
56.  Si l’auteur présumé d’une infraction est un agent de l’Etat ou un fonctionnaire, y compris des membres des forces de l’ordre, l’autorisation d’engager des poursuites doit être délivrée par le conseil administratif local (comité exécutif de l’assemblée provinciale) qui effectue une enquête préalable (article 4 § 1 du décret n° 285). Les décisions des conseils administratifs locaux sont susceptibles de recours devant le Conseil d’Etat ; le classement sans suite est automatiquement susceptible d’un recours de ce type.
C. Dispositions relatives à l’indemnisation
57.  Tout acte illégal commis par un fonctionnaire, qu’il s’agisse d’une infraction pénale ou d’un délit civil, provoquant un dommage matériel ou moral peut faire l’objet d’une action en réparation devant les juridictions civiles de droit commun. Conformément à l’article 41 du code civil turc, une personne blessée peut soumettre une demande en réparation contre celle qui lui aurait porté préjudice de manière illégale, que ce soit volontairement, par négligence ou par imprudence. Les juridictions civiles peuvent octroyer une réparation du dommage matériel en vertu de l’article 46 du code civil et du dommage moral au titre de l’article 47.
58.  Une action peut être engagée contre l’administration devant les juridictions administratives, dont la procédure est écrite. Le plaignant a un an pour déposer plainte contre l’administration au sujet de l’acte incriminé puis cent vingt jours pour saisir les tribunaux administratifs.
59.  Le code pénal contient aussi une disposition permettant à une personne de se constituer partie civile afin d’obtenir réparation du dommage matériel résultant de l’infraction. Conformément à l’article 365 du code de procédure pénale, toute personne victime d’une infraction grave peut à tout moment de l’enquête porter plainte, se déclarer partie civile et demander à être indemnisée du dommage résultant directement de l’infraction commise par le prévenu. Ce recours n’est ouvert qu’aux victimes directes et ne peut être exercé au nom d’un défunt. Le recours ne peut pas être exercé si le prévenu est acquitté. Pour pouvoir se constituer partie civile, il ne faut pas avoir auparavant saisi les tribunaux civils d’une demande en indemnisation du dommage résultant de l’infraction.
D. Limitations aux garanties constitutionnelles
60.  La requérante cite certaines dispositions qui, en soi, affaiblissent la protection de l’individu, alors même que celle-ci aurait pu être garantie par le dispositif général précité.
1. Dispositions constitutionnelles
61.  Les articles 13 à 15 de la Constitution prévoient des restrictions fondamentales aux garanties constitutionnelles.
62.  L’article 15 provisoire de la Constitution énonce que l’inconstitutionnalité ne peut être alléguée s’agissant des mesures prises en vertu de lois ou de décrets ayant force de loi promulgués entre le 12 septembre 1980 et le 25 octobre 1983. Cela inclut notamment la loi n° 2935 du 25 octobre 1983 sur l’état d’urgence, en vertu de laquelle ont été publiés des décrets qui ne peuvent être contestés en justice.
2. Dispositions relatives à l’état d’urgence
63.  Ces décrets, notamment le décret n° 285, tel que modifié par les décrets nos 424, 425, et le décret n° 430, confèrent de larges pouvoirs au gouverneur de la région soumise à l’état d’urgence.
64.  Le décret n° 285 modifie l’application de la loi n° 3713 de 1981 relative à la lutte contre le terrorisme dans les régions soumises à l’état d’urgence. La décision de poursuivre des membres des forces de l’ordre ne relève ainsi plus du procureur de la République mais des conseils administratifs locaux.
PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION
65.  Mme Aytekin a saisi la Commission le 22 octobre 1993. Invoquant les articles 2 et 13 de la Convention, elle se plaignait de ce que son mari avait été tué illégalement par un soldat de l’Etat défendeur alors qu’il passait en voiture un poste de contrôle routier, et de n’avoir pas disposé d’un recours effectif pour faire valoir ce grief.
66.  La Commission a retenu la requête (n° 22880/93) le 15 mai 1995. Dans son rapport du 18 septembre 1997 (article 31), elle formule l’avis qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention (vingt-neuf voix contre une) et qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13 de la Convention (vingt-neuf voix contre une). Le texte intégral de son avis et de l’opinion dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt4.
CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR
67.  La requérante prie la Cour de dire que les faits de la cause emportent violation des articles 2 et 13 de la Convention et de lui accorder une satisfaction équitable au titre de l’article 50.
Le Gouvernement fait pour sa part valoir à titre principal que l’intéressée n’a pas épuisé les voies de recours internes, raison pour laquelle sa requête aurait dû être déclarée irrecevable. A titre subsidiaire, il soutient qu’il n’y a pas eu violation des articles cités par la requérante.
EN DROIT
SUR l’EXCEPTION Préliminaire du gouvernement
A. Les arguments des comparants
1. Le Gouvernement
68.  Le Gouvernement fait valoir que la Commission aurait dû rejeter les griefs de la requérante au motif que celle-ci n’a pas épuisé les voies de recours internes, comme l’exige l’article 26 de la Convention, ainsi libellé :
« La Commission ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus et dans le délai de six mois, à partir de la date de la décision interne définitive. »
Il souligne à cet égard qu’une enquête officielle sur la mort de M. Aytekin a été ouverte le jour même de l’incident et qu’elle a débouché sur le procès, puis la condamnation, du soldat Tuncay Deniz par le tribunal pénal de Batman le 2 octobre 1997. De plus, à la date de l’audience, la requérante avait encore un recours pendant en vue d’obtenir réparation pour la mort de son mari, puisqu’elle avait attaqué le jugement du tribunal pénal de Batman devant la Cour de cassation, qui n’a pas encore rendu sa décision (paragraphe 36 ci-dessus).
69.  Il soutient que la Commission a retenu les griefs de la requérante le 15 mai 1995 sans prendre en compte l’enquête judiciaire en cours, dont il l’avait informée dans ses observations du 5 décembre 1994. En outre, la Commission a malheureusement égaré le descriptif détaillé de l’enquête et de la procédure judiciaire que les autorités lui avaient adressé le 14 octobre 1996 (paragraphe 39 ci-dessus). C’est ainsi que la Commission a adopté le 18 septembre 1997, en vertu de l’article 31, un rapport où elle concluait à la violation de l’article 2 de la Convention, sans savoir que le soldat Tuncay Deniz était au même moment jugé pour homicide volontaire commis en outrepassant ses fonctions, et était sur le point d’être condamné.
70.  Dans ses observations complémentaires, le Gouvernement soulignait aussi qu’en se constituant partie civile la requérante aurait pu demander réparation du dommage matériel et moral conformément à l’article 365 du code de procédure pénale (paragraphes 30, 33 et 59 ci-dessus). Or elle n’en   a rien fait. Le Gouvernement indique également qu’elle n’a pas cherché à engager une procédure administrative contre les autorités en invoquant le principe de la responsabilité objective de l’administration (paragraphes 47-49 ci-dessus), alors qu’elle disposait pour exercer ce recours d’un an à compter du décès de son mari, puis de cent vingt jours pour interjeter appel auprès du tribunal administratif contre la décision rendue (paragraphe 58 ci-dessus).
71.  C’est pourquoi le Gouvernement prie la Cour d’accueillir son exception d’irrecevabilité des griefs de la requérante.
2. La requérante
72.  La requérante soutient que la Cour doit considérer le Gouvernement comme forclos à se prévaloir de la procédure devant le tribunal pénal de Batman, car il n’en a jamais informé la Commission avant que ses griefs ne soient déclarés recevables. Il se serait borné à indiquer que les autorités militaires poursuivaient leur enquête sur le décès de son mari. De plus, le Gouvernement aurait eu une nouvelle occasion de renseigner la Commission sur l’état de la procédure lorsqu’il a demandé à celle-ci, le 2 octobre 1995, de rejeter l’affaire en application de l’article 29 de la Convention. Les autorités n’ont en fait transmis des informations complètes sur la procédure pénale en cours contre Tuncay Deniz que le 14 octobre 1996, soit dix mois après l’expiration du délai fixé pour la soumission des observations sur le fond et bien après le début du procès devant le tribunal pénal de Batman.
73.  Quoi qu’il en soit, l’enquête menée sur la mort de son mari, puis le procès et la condamnation du soldat Tuncay Deniz qui s’en sont suivis, ne sauraient passer pour un recours effectif aux fins de l’article 26 de la Convention. En effet, la requérante souligne que la condamnation n’est intervenue qu’au bout de quatre ans et demi, alors même que l’on savait depuis le jour de l’incident que le soldat Tuncay Deniz était l’auteur du tir mortel. A son avis, il aurait en fait dû être condamné pour meurtre, verdict qui était toutefois exclu puisque les mesures d’instruction étaient non seulement insuffisantes, mais aussi entachées de parti pris : les autorités de poursuite avaient favorisé la version du soldat Tuncay Deniz sans tenir le moindre compte du témoignage des trois autres occupants de la voiture que conduisait son mari lorsqu’il a été tué.
74.  D’après la requérante, l’exception préliminaire du Gouvernement devrait être, sinon rejetée pour forclusion, du moins jointe à l’examen au fond des griefs qu’elle tire des articles 2 et 13 de la Convention.
3. La Commission
75.  A l’audience, le délégué de la Commission a expliqué que la Commission a déclaré recevables les griefs de la requérante le 15 mai 1995, alors qu’elle n’avait reçu du Gouvernement que des observations sommaires exposant que l’intéressée n’avait pas épuisé les voies de recours internes. La Commission n’avait pas jugé les arguments du Gouvernement suffisants pour rejeter la requête, puisque celui-ci se contentait de faire valoir que le procureur de Kozluk avait ouvert une enquête sur la fusillade mais avait dû décliner sa compétence le 8 juin 1993 au profit des autorités militaires, qui estimaient au premier abord que le soldat Tuncay Deniz n’avait commis aucun acte délibéré ou d’indiscipline. Le Gouvernement n’avait fourni aucun autre renseignement sur d’éventuelles mesures prises ensuite contre le soldat.
Pour la Commission, plus de deux ans s’étant écoulés depuis la mort du mari de la requérante et les autorités de poursuite paraissant avoir facilement accès à tous les éléments pertinents, l’enquête ne pouvait passer pour un recours effectif aux fins de l’article 26 de la Convention.
76.  Selon le délégué, la condamnation de Tuncay Deniz prononcée ensuite le 2 octobre 1997 par le tribunal pénal de Batman ne permet pas de conclure que la requérante a obtenu un redressement suffisant de ses griefs en droit interne. Quant à savoir si elle aurait pu à quelque moment demander réparation auprès des autorités, le délégué fait également observer que la Commission, à juste titre, a estimé que s’il est victime d’un crime, un requérant est en droit d’attendre l’issue de la procédure pénale sans avoir à engager en parallèle une action administrative ou civile afin de se conformer à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes énoncée dans la Convention. C’est en ce sens qu’il faut considérer le fait que la requérante n’a pas respecté la date limite prévue pour intenter une procédure administrative. En revanche, le délégué reconnaît que les observations soumises par le Gouvernement le 2 octobre 1996 pourraient éclairer d’un jour nouveau la nature de l’enquête menée par les autorités et que la Cour devra peut-être examiner avec une attention particulière la conclusion de la Commission selon laquelle l’Etat défendeur ne s’est pas acquitté de l’obligation procédurale qui lui incombait en vertu de l’article 2.
B.  L’appréciation de la Cour
77.  La Cour rappelle qu’elle connaît des exceptions préliminaires pour autant que l’Etat en cause les ait déjà présentées à la Commission au moins en substance et avec suffisamment de clarté, en principe au stade de l’examen initial de la recevabilité (voir, en dernier lieu, l’arrêt Ergi   c. Turquie du 28 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, p. 1769, § 59).
78.  La Cour relève que, dans ses observations sur la recevabilité de la requête, le Gouvernement s’est borné à informer la Commission que l’enquête sur le décès de M. Aytekin était en cours. Il n’a communiqué aucun renseignement sur les progrès réalisés hormis la date à laquelle le procureur avait décliné sa compétence au profit des autorités militaires (paragraphe 26 ci-dessus). C’est sur cette seule base qu’il a affirmé que la requérante n’avait pas épuisé les voies de recours internes. Il n’a donné aucune explication quant à la raison pour laquelle il n’avait pas tenu la Commission informée des suites de l’enquête avant qu’elle n’adopte sa décision sur la recevabilité. A cet égard, il convient de relever qu’à la date de cette décision le procureur militaire avait décidé de traduire l’accusé en jugement, le tribunal militaire de Diyarbakır avait entendu des dépositions entre le 27 septembre 1993 et le 10 mai 1994 avant de décliner sa compétence au profit du tribunal pénal de Batman, lequel était saisi de l’affaire depuis juillet 1994.
Le Gouvernement formula de nouveau son exception d’irrecevabilité dans une seconde série d’observations adressées à la Commission le 2 octobre 1995, où il demandait à celle-ci de revenir sur sa précédente décision de recevabilité en application de l’article 29 de la Convention. Il y faisait valoir que la requérante n’avait pas demandé aux autorités réparation de la mort de son mari en engageant une procédure de droit administratif sur la base du principe de la responsabilité objective (paragraphe 48 ci-dessus). La Commission rejeta la demande du Gouvernement le 9 septembre 1997.
Le 14 octobre 1996, enfin, avant que la Commission ne rejette la demande formulée par le Gouvernement en vertu de l’article 29, les autorités ont soumis un tableau complet de l’enquête et de la procédure engagée contre Tuncay Deniz à cette date. Or la Commission n’a jamais examiné ces documents car ils ont été mal classés dans ses dossiers.
79.  Selon la Cour, même si le Gouvernement n’a fourni à la Commission que peu de détails sur les progrès de l’enquête interne au stade de la recevabilité, il n’en demeure pas moins clair que, dans son argumentation, il accorde de l’importance à cette enquête car, en fonction de son issue, elle donnait à la requérante un recours concernant la mort de son mari, y compris la possibilité d’obtenir une réparation. On peut donc raisonnablement considérer que le Gouvernement avait à ce stade plaidé en substance le non-épuisement des voies de recours internes.
80.  Il faut aussi noter que la requérante était elle-même parfaitement au courant de l’état de la procédure contre le soldat Tuncay Deniz à la date où la Commission a rendu sa décision sur la recevabilité. En effet, elle avait présenté le 10 mai 1994 au tribunal militaire de Diyarbakır une demande en constitution de partie civile et une demande d’audition des témoins Mehmet et Ramazan Bayram (paragraphe 30 ci-dessus). Son beau-frère, Feyzullah Aytekin, avait pour sa part assisté à l’audience du tribunal le 22 mars 1994 et avait fait une déposition (paragraphe 28 ci-dessus). La requérante fut aussi autorisée à se constituer partie civile devant le tribunal pénal de Batman le 20 septembre 1994 et, le 20 octobre 1994, elle transmit à ce dernier une déclaration obtenue par commission rogatoire (paragraphe 33 ci-dessus).
D’après les observations qu’elle a fournies à la Commission sur la recevabilité de sa requête puis celles portant sur le bien-fondé, il n’apparaît à aucun moment qu’elle ait indiqué à celle-ci la portée exacte de sa participation à la procédure interne dirigée contre Tuncay Deniz. En ce qui concerne le moyen de forclusion invoqué par elle, sa participation active à la procédure interne et le fait qu’elle n’en ait pas informé la Commission sont des éléments plaidant pour le rejet de sa thèse.
81.  Dans ces conditions, la Cour conclut que le Gouvernement ne saurait passer pour forclos à exciper à ce stade du non-épuisement et à se prévaloir de l’issue de la procédure pénale dirigée contre l'accusé.
82.  La Cour doit déterminer si les recours cités par le Gouvernement étaient disponibles et suffisants pour offrir à la requérante un redressement de son grief tiré de l’article 2. A cet égard, il incombe au Gouvernement de la convaincre que les recours qu’il invoque étaient effectifs et disponibles tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’ils étaient accessibles, étaient susceptibles d’offrir à la requérante le redressement de son grief et présentaient des perspectives raisonnables de succès. Cependant, une fois cela démontré, c’est à la requérante qu’il revient d’établir que les recours mentionnés par le Gouvernement ont en fait été épuisés ou bien, pour une raison quelconque, n’étaient pas effectifs compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières la dispensaient de cette obligation (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1211, § 68).
83.  La Cour constate que l’enquête sur la mort du mari de la requérante a débouché sur la condamnation de Tuncay Deniz pour homicide involontaire par le tribunal pénal de Batman. Tout en critiquant la façon dont étaient menés l’enquête officielle et le procès du gendarme, l’intéressée n’en a pas moins pris une part active à la procédure après avoir présenté sa requête à la Commission (paragraphe 80 ci-dessus). La Cour rappelle que,   dans le mois qui a suivi cette démarche et peu après que son avocat eut demandé au procureur de poursuivre Tuncay Deniz pour le meurtre de son mari (paragraphe 27 ci-dessus), l’accusé comparaissait devant le tribunal militaire de Diyarbakır pour homicide volontaire commis en outrepassant ses fonctions. Dans ces conditions, on ne saurait dire que l’enquête officielle, menée tout d’abord par le procureur puis par les autorités militaires, n’a pas offert à la requérante des perspectives raisonnables de voir couronnés de succès ses efforts pour faire traduire en justice la personne qui avait tué son mari. De fait, la requérante n’a pas prouvé que ce recours avait bien été épuisé. Comme le Gouvernement l’a fait remarquer, son pourvoi en cassation contre la décision du tribunal pénal de Batman est toujours pendant. Il faut noter également que le procureur a lui aussi attaqué le verdict rendu par le tribunal pénal de Batman et requis une peine plus sévère à l’encontre du soldat (paragraphe 37 ci-dessus).
84.  Quant à la possibilité d’intenter une action en réparation en ce qui concerne la mort de son mari, la Cour rappelle qu’on ne saurait remédier à une violation alléguée de l’article 2 par le simple octroi de dommages-intérêts à la famille de la victime (voir l’arrêt Kaya c. Turquie du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 329, § 105). Cependant, eu égard aux mesures prises par les autorités pour poursuivre Tuncay Deniz et au fait qu’il a ensuite été jugé et condamné par une juridiction de droit commun pour homicide involontaire, force est de conclure que la requérante bénéficiait de perspectives raisonnables de gagner une action en responsabilité civile dirigée contre le soldat ou ses supérieurs, y compris en alléguant la manière peu sérieuse dont le poste de contrôle aurait été doté en personnel et aurait fonctionné.
La Cour relève également qu’à défaut d’une action civile en réparation la requérante avait la possibilité d’intenter une action en dommages-intérêts à l’encontre du soldat accusé lorsqu’elle s’est constituée partie civile dans la procédure devant le tribunal pénal de Batman. Elle n’a pas expliqué pourquoi elle n’avait pas fait cette démarche, alors qu’en sa qualité de partie civile elle était représentée par un avocat devant cette juridiction (paragraphe 35 ci-dessus).
La requérante n’a pas non plus indiqué à la Cour de manière satisfaisante pour quelle raison, parallèlement à la procédure pénale, elle n’avait pas soumis de demande en réparation au ministère de la Défense en invoquant le principe de la responsabilité objective de l’Etat pour les actes commis par ses fonctionnaires. Le motif pour lequel elle n’a pas entrepris cette démarche dans les délais fixés (paragraphe 58 ci-dessus) n’a pas non plus été communiqué ; cette abstention forme un contraste saisissant avec le caractère actif de sa participation à la procédure pénale contre Tuncay Deniz.
85.  La Cour relève que la requérante disposait ainsi d’un faisceau de recours de droit pénal, civil et administratif, et avait notamment des perspectives d’obtenir au pénal réparation pour la mort de son mari (par les poursuites et la condamnation du responsable, puis une indemnisation) ; elle note également que le contexte et la situation personnelle de l'intéressée ne peuvent se comparer à ceux des autres affaires dirigées contre l’Etat défendeur où les requérants ont argué avec succès qu’ils étaient dispensés de l’obligation d’épuiser les recours internes en raison de l’existence de circonstances particulières. Sans se prononcer sur le fond de l’enquête menée en l’occurrence, on ne saurait notamment soutenir que les autorités compétentes soient restées totalement passives face aux circonstances dans lesquelles le mari de la requérante avait été tué ni que l’enquête menée en l’espèce fût à ce point dénuée d’efficacité qu’il était vain d’employer les recours internes (voir l’arrêt Akdivar et autres précité, pp. 1213-1214, § 77, et les arrêts Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2277, § 57, Menteş et autres c. Turquie du 28 novembre 1997, Recueil 1997-VIII, pp. 2707-2708, § 60, et Kurt c. Turquie du 25 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1176-1177, § 83).
86.  Eu égard aux considérations qui précèdent et aux circonstances particulières de l’espèce, la Cour conclut que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes quant à ses griefs tirés de la Convention. Partant, elle accueille l’exception préliminaire formulée par le Gouvernement.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, à l’unanimité,
Dit que, faute d’épuisement des voies de recours internes, elle ne peut connaître du fond de l’affaire.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 23 septembre 1998.
Signé : Rudolf Bernhardt
Président
Signé : Herbert Petzold
Greffier
1.  Rédigé par le greffe, il ne lie pas la Cour.
Notes du greffier
2.  L’affaire porte le n° 102/1997/886/1098. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
3.  Le règlement A s’applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 9 (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole. Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
4.  Note du greffier : pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions 1998), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
ARRÊT AYTEKIN DU 23 SEPTEMBRE 1998
ARRÊT AYTEKIN DU 23 SEPTEMBRE 1998


Synthèse
Formation : Cour (chambre)
Numéro d'arrêt : 22880/93
Date de la décision : 23/09/1998
Type d'affaire : Arrêt (Exception préliminaire)
Type de recours : Exception préliminaire retenue (non-épuisement des voies de recours internes)

Parties
Demandeurs : AYTEKIN
Défendeurs : TURQUIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1998-09-23;22880.93 ?

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