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29/06/1999 | CEDH | N°29121/95

CEDH | ASSELBOURG ET 78 AUTRES PERSONNES PHYSIQUES ET l'ASSOCIATION GREENPEACE-LUXEMBOURG contre le LUXEMBOURG


DEUXIÈME SECTION
DECISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête n° 29121/95
présentée par Jean ASSELBOURG et 78 autres personnes physiques ainsi que l'association GREENPEACE-Luxembourg
contre le Luxembourg
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en chambre le 29 juin 1999 en présence de
M. C. Rozakis, président,
M. M. Fischbach,
M. G. Bonello,
Mme V. Strážnická,
M. P. Lorenzen,
M. A.B. Baka,
M. E. Levits, juges,
et de M. E. Fribergh, greffier de section ;
V

u l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requ...

DEUXIÈME SECTION
DECISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête n° 29121/95
présentée par Jean ASSELBOURG et 78 autres personnes physiques ainsi que l'association GREENPEACE-Luxembourg
contre le Luxembourg
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en chambre le 29 juin 1999 en présence de
M. C. Rozakis, président,
M. M. Fischbach,
M. G. Bonello,
Mme V. Strážnická,
M. P. Lorenzen,
M. A.B. Baka,
M. E. Levits, juges,
et de M. E. Fribergh, greffier de section ;
Vu l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 17 octobre 1995 par Jean ASSELBOURG et 78 autres personnes physiques ainsi que l'association GREENPEACE-Luxembourg contre le Luxembourg et enregistrée le 8 novembre 1995 sous le n° de dossier 29121/95 ;
Vu le rapport prévu à l’article 49 du règlement de la Cour ;
Vu les observations présentées par le gouvernement défendeur le 8 novembre 1996 et les observations en réponse présentées par les requérants le 13 février 1997 ;
Après en avoir délibéré ;
Rend la décision suivante :
EN FAIT La requête a été introduite par 78 personnes physiques1, dont la plupart résident sur le territoire des communes d’Esch-sur-Alzette et de Schifflange au Luxembourg, ainsi que par l’associ ation Greenpeace, qui a son siège à Esch-sur-Alzettze. Tous les requérants, qui sont soit propriétaires soit locataires de leurs logements, sont de nationalité luxembourgeoise.
Ils sont représentés devant la Cour par Me Fernand Entringer, avocat au barreau de Luxembourg.
1. Circonstances particulières de l’affaire
Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le Luxembourg, qui a une longue tradition industrielle dans le domaine de la sidérurgie, a procédé au regroupement sur trois sites principaux (Esch-Schifflange, Differdange et Esch-Belval) des aciéries du pays, en tentant, surtout depuis 1990,  d’édicter des normes en vue de réduire la pollution de l’air et des cours d’eau ainsi que les déchets. La solution retenue fut non pas l’adaptation des installations existantes mais le changement des méthodes de production de la filière classique vers des aciéries électriques, jugées moins polluantes.
La société ARBED S.A., qui exploite un certain nombre d'aciéries, décida ainsi de changer ses méthodes de production et de produire de l'acier non plus à partir du minerai de fer mais à partir de ferrailles. En vue de l’implantation d’une nouvelle aciérie électrique située à la limite des communes d’Esch-Alzette et de Schifflange, la société requit l'autorisation du ministre du travail et du ministre de l'environnement conformément à la loi du 9 mai 1990 relative aux établissements dangereux, insalubres et incommodes qui la prévoit pour les établissements de première classe considérés comme les plus dangereux. La société obtint les autorisations, assorties d’un certain nombre de conditions, par décisions des deux ministres respectivement datées des 3 et 5 février 1993.
Le 8 avril 1993, les requérants formèrent un recours en annulation et en réformation des deux arrêtés ministériels en demandant la modification des conditions d'octroi de l'autorisation concernant en particulier les émissions de gaz et de poussière et notamment les émissions de dioxine et de furanne, le contrôle des rejets polluants et les émissions de bruits.
Ils soutenaient en particulier que les autorités compétentes pour délivrer l’autorisation d’exploitation n’avaient pas exigé l’utilisation de la meilleure technologie possible pour prévenir les risques de pollution atmosphérique et critiquaient les études d’impact réalisées en 1992 par l’Institut de protection de l’environnement et des techniques de l’énergie de Cologne (TÜV Rheinland).
Ce recours n’ayant pas d’effet suspensif, la nouvelle aciérie électrique fut mise en service fin 1993.
En 1994, divers articles de journaux firent état de l'odeur nauséabonde et insupportable autour de l'aciérie. D'autres relatèrent que les habitants d’Esch-Schifflange jetaient leurs légumes contaminés par des métaux lourds.
Par arrêt du 3 mai 1995, le Conseil d'Etat se prononça en premier lieu sur la recevabilité du recours en annulation des requérants:
« Considérant qu'en vertu de l'article 31 de la loi modifiée du 8 février 1961 portant organisation du Conseil d'Etat un recours en annulation n'est admissible auprès du comité du contentieux qu'à l'égard des décisions non susceptibles d'un autre recours d'après des lois et  règlements. Considérant qu'en vertu de l'article 13 de la loi du 9 mai 1990 relative aux établissements dangereux, insalubres et incommodes les décisions portant autorisation de ces établissements peuvent faire l'objet d'un recours devant le Conseil d'Etat, comité du contentieux, qui statuera en dernière instance et comme juge du fond ; que le recours en annulation est à déclarer irrecevable. »
Quant au moyen d'irrecevabilité du recours en réformation soulevé par la société ARBED S.A. pour défaut d'intérêt personnel précis, suffisamment individualisé pour ne pas se confondre avec celui général de l'ensemble de la population, le Conseil d'Etat estima :
« Considérant que les requérants font valoir qu'en tant que propriétaires ou locataires de leurs habitations, ils habiteraient, pour les plus proches, à 300 mètres de l'usine alors que les plus éloignés seraient à moins d'un kilomètre et demi ;
Considérant que les requérants énumérés sous 9, 12, 56, 73 et 74 n'habitent pas les environs immédiats de l'aciérie électrique d'Esch/Schifflange ; que ces requérants ne font par ailleurs valoir aucune lésion personnelle dérivant directement de la décision attaquée ; (...)
Considérant que la société et le délégué du gouvernement opposent également aux autres requérants, personnes physiques demeurant à Esch-sur-Alzette et à Schifflange l'irrecevabilité du recours alors qu'ils seraient en défaut d'établir leur intérêt né et actuel, personnel et légitime ;
Considérant que ces requérants font valoir qu'ils habitent dans le voisinage immédiat de l'établissement et que par le présent recours ils défendraient leur santé et leur qualité de vie et qu'il suffirait d'une probabilité de danger d'inconvénients ou de nuisances sans que les requérants n'aient à rapporter la preuve d'une relation directe entre les nuisances alléguées et l'établissement ;
Considérant qu'un recours juridictionnel n'est ouvert qu'aux personnes qui peuvent se prévaloir d'une lésion à caractère individuel en relation directe avec l'acte attaqué et distinct de l'intérêt général de la collectivité (...) qu'il ne suffit pas d'avancer la lésion d'un intérêt quelconque pour pouvoir agir en justice, encore faut-il rapporter au moins la preuve d'un préjudice individuel, sinon probable, du moins raisonnablement prévisible ;
Considérant dès lors que le recours est à déclarer irrecevable pour défaut d’intérêt ; »
Sur le moyen des requérants tiré de l'article 6 § 1 de la Convention et concernant leur intérêt à agir au motif que toute personne doit avoir un juge devant qui elle peut faire valoir des contestations de droit civil, le Conseil d'Etat estima que « l'article 6 § 1 n'a pas pour objet de garantir à toute personne que sa cause soit entendue par un tribunal même en l'absence de tout intérêt pour agir ».
2. Droit interne pertinent
Loi du 9 mai 1990 relative aux établissements insalubres, dangereux ou
incommodes
Article 1er : champ d'application
« Est soumis aux dispositions de la présente loi tout établissement industriel, artisanal ou commercial, public ou privé, dont l'existence ou l'exploitation peuvent présenter des causes de danger ou des inconvénients, soit pour la sécurité, la salubrité ou la commodité, par rapport au public, au voisinage ou au personnel de l'établissement, soit pour l'environnement humain et naturel. »
Article 13 : recours
  « Contre les décisions prises en vertu des articles 10, 11, 12 et 16 alinéa 2, un recours est ouvert devant le Conseil d'Etat, comité du contentieux, qui statuera en dernière instance et comme juge du fond. »
Article 22 : sanctions pénales
1. « Toute infraction aux dispositions des articles 1, 5, 9, 11, 12, 14, 15, 16 et 17 de la présente  loi (...) est punie d’un emprisonnement de 8 jours à 6 mois et d’une amende de 2 501 à 5 000 000 francs ou l’une de ces peines seulement. »
2. « En cas  (...) d’exploitation non conforme aux conditions d’exploitation, toute personne  intéressée ayant constitué partie civile peut demander à la juridiction de jugement de prononcer  la fermeture de l’établissement. »
3. (...)
« En cas d’exploitation non conforme aux conditions d’autorisation, la juridiction peut soit impartir un délai dans lequel l’exploitant doit s’y conformer, soit ordonner la fermeture de l’établissement concerné. Au cas où un délai aura été fixé, elle reste compétente pour statuer sur les difficultés d’exécution éventuelles. A l’expiration du délai imparti, qui ne peut être supérieur à deux ans, elle ordonne la fermeture de l ‘établissement concerné à la demande du ministère public ou de la partie civile. »
Article 24 : mesures et sanctions administratives
2. « Tout intéressé peut demander [aux ministres pour les établissements classés en catégorie 1] l’application des mesures visées à l’alinéa qui précède [fixation d’un délai à l’exploitant pour se mettre en conformité, suspension provisoire de l’exploitation ou du chantier, fermeture de l’établissement ou apposition de scellés]. (...) les réponses données à une demande de suspension ou à une demande de fermeture d’une exploitation ou d’un chantier sont des décisions administratives susceptibles de recours au fond devant le comité du contentieux du Conseil d’Etat. Ce recours doit être introduit sous peine de déchéance dans un délai de 40 jours à partir de la notification de la réponse ministérielle. »
GRIEFS
1. Les requérants se plaignent d’une violation de l'article 8 de la Convention. Ils soutiennent que du fait de l’insuffisance des conditions fixées dans les autorisations d’exploitation de l’aciérie électrique il y a atteinte au droit au respect du domicile et de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention. Ils en veulent pour preuve que, dès la mise en service de l’aciérie en question, des nuisances sont apparues.
2. Les requérants se plaignent également de ce que le Conseil d’Etat ait rejeté leur recours en réformation faute d’intérêt à agir. Ils en déduisent une violation de leur droit d'accès à un tribunal puisque, leur recours n’ayant pas fait l’objet d’un examen au fond, ils n'ont pu obtenir des conditions d'exploitation de l'aciérie plus rigoureuses pour l'environnement et le voisinage. Ils invoquent l'article 6 § 1 de la Convention.
PROCÉDURE La présente requête a été introduite le 17 octobre 1995 et enregistrée le 8 novembre 1995.
Le 4 septembre 1996, la Commission européenne des Droits de l’Homme a décidé de porter la requête à la connaissance du gouvernement défendeur, en l'invitant à présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête.
Le Gouvernement a présenté ses observations le 8 novembre 1996. Les requérants y ont répondu le 13 février 1997.
A la suite de l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention le 1er  novembre 1998, et conformément à l’article 5 § 2 de celui-ci, l’affaire est examinée par la Cour conformément aux dispositions dudit Protocole.
EN DROIT 1. Les requérants se plaignent des atteintes à l'environnement qui affectent leur qualité de vie et les privent de la jouissance paisible de leur domicile (ou de leur siège social pour ce qui est de l’association Greenpeace) de manière à nuire à leur droit au respect de leur vie privée et familiale, garanti par l'article 8 de la Convention qui dispose :
1.  « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans  l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une  société démocratique, est nécessaire (...) au bien-être  économique du pays. »
Le Gouvernement fait valoir qu’après la mise en service de l’aciérie les requérants n'ont pas introduit d'action visant à constater et à faire cesser les prétendues nuisances. Il estime en outre que la réalité et l'intensité des nuisances litigieuses ainsi que le lien de causalité entre celles-ci et la qualité de vie des requérants ne sont pas établis. En outre, s’il est vrai que lors de la mise en service, l’aciérie en question ne respectait pas totalement les conditions fixées dans les autorisations d’exploitation, le Gouvernement a pris toutes les mesures nécessaires pour qu’elles le soient dans les meilleurs délais.
S'agissant du juste équilibre à respecter entre les intérêts économiques et les droits des requérants, le Gouvernement souligne l'importance de l'industrie sidérurgique au Luxembourg et avance que des études d'impact complètes ont été réalisées avant et après la délivrance de l'autorisation d'exploitation de l'aciérie, que les normes imposées étaient particulièrement contraignantes en comparaison avec celles d'autres pays européens et que la technologie utilisée était la meilleure possible.
Les requérants ne contestent pas que l'autorisation d'exploitation de l'aciérie a été délivrée en vertu de la loi du 9 mai 1990 et dans un but de bien-être économique du pays. Ils entendent cependant relativiser l'importance de l'industrie sidérurgique au Luxembourg aujourd'hui, que fait valoir le Gouvernement.
Ils estiment en outre que l'argument du Gouvernement selon lequel des études auraient été menées n'est aucunement prouvé. Ils considèrent, en tout état de cause que, quelles que soient les études réalisées et les normes imposées, elles étaient de toute façon insuffisantes, assez pour justifier un recours qui n'a même pas été examiné au fond.
La Cour doit tout d’abord examiner si les requérants peuvent se prétendre « victimes » d’une violation de l’article 8 de la Convention, au sens de l’article 34 de la Convention.
Pour pouvoir se prévaloir de cette disposition, il faut remplir deux conditions : le requérant doit entrer dans l’une des catégories de demandeurs mentionnées à l’article 34 et il doit pouvoir, à premier examen, se prétendre victime d’une violation de la Convention. Il est évident que la première condition est remplie s’agissant de personnes physiques pour les 78 premiers requérants et d'une organisation non gouvernementale pour le 79ème.
En ce qui concerne l’association Greenpeace Luxembourg, la Cour estime qu’une association non gouvernementale ne peut se prétendre victime d’une violation du droit au respect de son « domicile », au sens de l’article 8 de la Convention, du seul fait qu’elle a son siège social près de l’aciérie qu’elle critique, lorsque l’atteinte au droit au respect du domicile résulte, comme allégué en l’espèce, de nuisances ou de troubles qui ne peuvent être ressenties que par des personnes physiques. Dans la mesure où Greenpeace-Luxembourg se prévaudrait des troubles ressentis par les adhérents ou salariés qui travaillent ou séjournent à son siège social d’Esch-Alzette, la Cour considère que cette association ne pourrait agir que comme représentante de ses membres ou salariés, au même titre par exemple qu’un avocat représentant son client, mais ne saurait se prétendre elle-même victime d’une violation de l’article 8 (Comm. eur. D.H., N° 9939/82, déc. 4.7.83, D.R. 34, p. 213).
En ce qui concerne les autres requérants, dont certains n’habitent d’ailleurs pas sur le territoire des communes d’Esch/Schifflange, la Cour relève  que le recours en réformation tenté par les requérants en avril 1993 visait les autorisations d’exploitation d’une aciérie électrique qui n’était pas encore construite. Il ne s’agissait donc pas pour les requérants de mettre fin à une violation de l’article 8 de la Convention mais d’essayer, par l’obtention de conditions d’exploitation plus strictes, de la prévenir.
Or, des termes « victime » et « violation » figurant à l’article 34 de la Convention, de même que de la philosophie sous-jacente à l’obligation d’épuisement préalable des voies de recours internes prévue à l’article 35, découle la constatation que, dans le système de protection des Droits de l’Homme imaginé par les auteurs de la Convention, l’exercice du droit de recours individuel ne saurait avoir pour objet de prévenir  une violation de la Convention. Ce n’est que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles que le risque d’une violation future peut néanmoins conférer à un requérant individuel la qualité de « victime », sous réserve toutefois qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard.
En l’espèce, la Cour estime que la seule invocation des risques de pollution inhérents à la production d’acier à partir de ferrailles ne suffit pas pour permettre aux requérants de se prétendre victimes d’une violation de la Convention. Il faut qu’ils puissent prétendre, de manière défendable et circonstanciée, que faute de précautions suffisantes prises par les autorités, le degré de probabilité de survenance d’un dommage est tel qu’il puisse être considéré comme constitutif d’une violation, à condition que l’acte critiqué n’ait pas des répercussions trop lointaines (mutatis mutandis, arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A n° 161, p. 33, § 85). De l’avis de la Cour, il ne ressort pas du dossier que les conditions d’exploitation fixées par les autorités luxembourgeoises, et notamment les normes de rejet des rejets polluants atmosphériques, aient été insuffisantes au point de constituer une atteinte grave au principe de précaution.
Il est vrai que les requérants font valoir que lors de la mise en service de l’aciérie fin 1993, des nuisances, en particulier olfactives, sont apparues. Mais la Cour note que les requérants n’ont produit que peu d'informations sur la réalité et l'intensité des nuisances litigieuses ainsi que sur le lien de causalité entre celles-ci et la qualité de vie des requérants (arrêt Lopez Ostra c. Espagne du 9 décembre 1994, série A n° 303, p. 54, § 51).
Il n’est pas contesté non plus que les autorités luxembourgeoises ont pris toutes les mesures utiles, après la mise en service, pour que l’aciérie respecte au plus vite les normes fixées dans les autorisations d’exploitation. Enfin, il n’est pas davantage contesté que les requérants disposent en droit luxembourgeois de voies de recours civiles ou pénales qui leur permettraient de se plaindre des conséquences avérées pour leur santé ou leur qualité de vie de la mise en service par la société ARBED de l’aciérie électrique.
Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il doit donc être rejeté en application de l’article 35 § 4.
2. Les requérants se plaignent de la violation de leur droit d'accès à un tribunal du fait du rejet de leur recours en réformation par le Conseil d’Etat faute d’intérêt à agir. Ils invoquent l'article 6 § 1 de la Convention qui dispose :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »
Le Gouvernement, qui ne conteste pas l’applicabilité de l’article 6 à la procédure litigieuse, fait valoir, en premier lieu, que les requérants disposaient de nombreuses voies d'action, tant au pénal qu'au civil, comme par exemple des actions en dommages et intérêts devant les tribunaux de droit commun ou en référé en invoquant l'urgence. Il observe également qu'aucune plainte pour non-respect des conditions posées par l'autorisation d'exploitation n'a été déposée.
Par ailleurs, le Gouvernement considère que l'appréciation de l'intérêt à agir s'effectue in concreto et que si celui-ci n'a pas été reconnu dans cette affaire, ce n'est nullement en violation de l'article 6 § 1 de la Convention, mais dans le cadre d'une limitation légitime des recours abusifs. D'ailleurs la jurisprudence de la Cour reconnaît aux Etats une certaine marge d'appréciation au regard de la réglementation du droit d'accès aux tribunaux.
Les requérants, quant à eux, affirment que leur seul but était d'obtenir que les conditions d'exploitation de l'aciérie soient encore plus exigeantes au regard de l'environnement et du bien-être des populations avoisinantes. Pour ce faire, ils ne disposaient que d'une seule voie, celle du recours en réformation devant le Conseil d'Etat. Ils reconnaissent que le Conseil d'Etat avait en la matière un pouvoir d'appréciation au fond pour examiner l'opportunité et le bien-fondé de l'autorisation.
En ce qui concerne leur intérêt à agir, les requérants estiment que le Gouvernement, pour justifier l'appréciation de la notion d'intérêt à agir, se place en droit luxembourgeois, alors que la jurisprudence de la Cour relative à l'article 34 de la Convention a instauré une autonomie de la notion de victime, qui doit être interprétée indépendamment des notions de droit interne concernant, par exemple, l'intérêt ou la qualité pour agir.
La Cour rappelle que l'article 6 § 1 s'applique s'il y a une contestation ou un droit que l'on peut prétendre, au moins d'une manière défendable, reconnu en droit interne. Il doit s'agir d'une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l'existence même d'un droit que son étendue et ses modalités d'exercice ; enfin l'issue de la procédure doit être directement déterminante pour un tel droit. La Cour a toujours considéré qu’un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisent pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (arrêt Balmer-Schafroth et autres c. Suisse du 26 août 1997, Recueil 1997-IV, n° 43, p. 1357, §§ 32 et 40, où la Cour avait conclu à l’inapplicabilité de l’article 6 § 1, s’agissant d’un recours diligenté devant le Conseil Fédéral suisse pour contester la prolongation du permis d’exploitation d’une centrale nucléaire).
En l’occurrence, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner si, faute pour les requérants d’avoir établi devant le Conseil d’Etat un lien direct entre les conditions fixées dans les autorisations d’exploitation et un préjudice personnel sinon probable, du moins raisonnablement prévisible, l’issue du litige pouvait être considérée ou non comme directement déterminante pour le droit invoqué par les intéressés au respect de leur droit au domicile et à la vie privée ou familiale (mutatis mutandis, arrêt Balmer-Schafroth précité, § 40). La Cour estime en effet que le grief tiré du défaut d’accès à un tribunal doit, en l’espèce, et en tout état de cause, être rejeté pour les raisons ci-dessous.
La Cour note que le droit luxembourgeois habilitait certes les requérants en leur qualité de « public » ou de « voisins » à contester les autorisations administratives d'exploitation. Ceci résulte de la loi du 9 mai 1990 (voir Droit interne ci-dessus). Elle note également que dans leur recours en réformation, les requérants ont invité le Conseil d’Etat à modifier les autorisations d’exploitation de l’aciérie électrique d’Esch-Schifflange au motif que, d’après eux, cette nouvelle aciérie présentait de graves défauts et qu’elle ne satisfaisait pas aux normes de sécurité les plus modernes, en s’attachant à démontrer l’existence de déficiences techniques et la nécessité de réduire par tous les moyens les menaces qui en découleraient pour la population avoisinante et l’environnement en général.
La Cour relève tout d’abord qu’il n’est pas contesté par les requérants que le Conseil d’Etat soit un « tribunal » au sens de l’article 6 de la Convention. Elle relève ensuite que la procédure diligentée par les requérants devant le Conseil d’Etat s'inscrit dans le cadre du contentieux de la réformation qui se caractérise par l'attribution à cette juridiction d'un très large pouvoir d'appréciation, qui lui permet de se prononcer tant sur le bien-fondé de la décision administrative que sur son opportunité, voire de substituer sa décision à celle de l'administration. Il s’ensuit qu’il ne saurait être soutenu par les requérants qu’ils n’ont pas eu « accès » à un tribunal de pleine juridiction, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
Il est vrai que le recours en réformation en question a été rejeté par le Conseil d’Etat au motif que les requérants n’avaient pas démontré un intérêt à agir.
Pour les requérants, le rejet de leur recours pour ce motif équivaut à la négation de leur qualité de « victime » d’une violation de la Convention. Or, la jurisprudence des organes de la Convention a toujours affirmé la portée autonome de la notion de « victime » figurant à l’article 34 de la Convention, notamment par rapport à des notions de droit interne, telles que l’intérêt ou la qualité pour agir. Au regard du droit d’accès à un tribunal, on ne saurait en déduire pour autant, comme le font les requérants, que lorsqu’un tribunal, disposant, comme en l’espèce, des plus larges compétences juridictionnelles, rejette un recours faute d’intérêt à agir, il empêche de ce fait l’individu d’avoir accès à un tribunal compétent pour examiner une violation alléguée de ses droits substantiels.
Il existe en effet des situations où, même lorsqu’un individu se voit reconnaître en droit interne qualité ou intérêt à agir, il n’en sera pas pour autant nécessairement considéré comme une «  victime » au sens de l’article 34 de la Convention, faute d’un lien suffisamment direct entre le requérant et le préjudice qu’il estime avoir subi (voir Comm. eur. D.H., N° 28204/95, déc. 4.12.95, D.R. 83-A, p. 130 et références). La Cour rappelle à cet égard que la Convention ne permet pas l’actio popularis mais exige, pour l’exercice du droit de recours individuel, que le requérant se prétende de manière plausible lui-même victime directe ou indirecte d’une violation de la Convention résultant d’un acte ou d’une omission imputable à un Etat contractant.
En l’occurrence, la Cour estime que le rejet de leur recours faute d’intérêt à agir n’a pas restreint l’accès des requérants à un tribunal. En effet, le recours en réformation des requérants était dirigé contre l’autorisation d’exploitation d’une nouvelle aciérie électrique avant même que la construction de celle-ci ne soit achevée. Les nuisances mentionnées par les requérants ne sont apparues que lors de la mise en service. En outre les requérants disposent individuellement en droit luxembourgeois de voies de droit qui leur permettraient de mettre fin aux violations alléguées de l’article 8 de la Convention.
Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il doit donc être rejeté, conformément à l’article 35 § 4.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité
DÉCLARE LA REQUÊTE IRRECEVABLE
Erik Fribergh Christos Rozakis
Greffier Président
1 La liste détaillée des requérants est disponible au greffe de la Cour
29121/95 - -
- - 29121/95


Synthèse
Formation : Cour (quatrième section)
Numéro d'arrêt : 29121/95
Date de la décision : 29/06/1999
Type d'affaire : Decision
Type de recours : Partiellement recevable ; Partiellement irrecevable

Analyses

(Art. 3) TRAITEMENT INHUMAIN


Parties
Demandeurs : ASSELBOURG ET 78 AUTRES PERSONNES PHYSIQUES ET l'ASSOCIATION GREENPEACE-LUXEMBOURG
Défendeurs : le LUXEMBOURG

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1999-06-29;29121.95 ?
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