La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

08/07/1999 | CEDH | N°23500/94

CEDH | AFFAIRE POLAT c. TURQUIE


AFFAIRE POLAT c. TURQUIE
(requête n°  23500/94)
ARRÊT
STRASBOURG
8 juillet 1999
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour.
En l’affaire Polat c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 111, et aux claus

es pertinentes de son règlement (« le règlement »)2, en une Grande Chambre composée des juges dont...

AFFAIRE POLAT c. TURQUIE
(requête n°  23500/94)
ARRÊT
STRASBOURG
8 juillet 1999
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour.
En l’affaire Polat c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 111, et aux clauses pertinentes de son règlement (« le règlement »)2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,   Mme  E. Palm,   M. A. Pastor Ridruejo,   M. G. Bonello,   M. J. Makarczyk,   M. P. Kūris,    M. J.-P. Costa,   Mme F. Tulkens,   Mme  V. Strážnická,    M. M. Fischbach,   M. V. Butkevych,   M. J. Casadevall,   Mme H.S. Greve,   M. A.B. Baka,   M. R. Maruste,   M. K. Traja,    M. F. Gölcüklü, juge ad hoc,
ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier adjoint, et Mme M. De Boer-Buquicchio, greffière adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 5 mars et 16 juin 1999,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1.  L’affaire avait été déférée à la Cour, telle qu’établie en vertu de l’ancien article 19 de la Convention3, par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 17 mars 1998, dans le délai de trois mois qu’ouvraient les articles 32 § 1 et 47 anciens de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 23500/94) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Edip Polat, avait saisi la Commission le 18 novembre 1993 en vertu de l’article 25 ancien.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 a) anciens de la Convention ainsi qu’à l’article 32 § 2 de l’ancien règlement A2 de la Cour. Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 10 de la Convention et 1er du Protocole n° 1.
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l’instance et a désigné son conseil (article 30 du règlement A). Par la suite, M. R. Bernhardt, président de la Cour à l’époque, a autorisé celui-ci à employer la langue turque dans la procédure écrite (article 27 § 3 du règlement A). Ultérieurement, M. Wildhaber, président de la nouvelle Cour, a autorisé le conseil du requérant à employer la langue turque dans la procédure orale (article 36 § 5 du règlement).
3.  En sa qualité de président de la chambre qui avait initialement été constituée (articles 43 ancien de la Convention et 21 du règlement A)  pour connaître en particulier des questions procédurales pouvant se poser avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 11, M. Bernhardt a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement turc (« le Gouvernement »), le conseil du requérant et le délégué de la Commission, au sujet de l’organisation de la procédure écrite (articles 37 § 1 et 38 du règlement A). Conformément à  l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du  Gouvernement et du requérant les 13 et 24 juillet 1998 respectivement. Par la suite, les 7 et 22 septembre respectivement, le Gouvernement a fait parvenir des documents annexes à son mémoire, et le requérant un complément concernant ses prétentions au titre de la satisfaction équitable (articles 41 de la Convention et 60 du règlement). 
4.  A la suite de l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément aux clauses de l’article 5 § 5 dudit Protocole, l’examen de l’affaire a été confié à la Grande Chambre de la Cour. Le 22 octobre 1998, M. Wildhaber avait décidé que, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, il convenait de constituer une unique Grande Chambre pour connaître de la présente cause et de douze autres affaires contre la Turquie, à savoir : Karataş c. Turquie (requête n° 23168/94), Arslan c. Turquie (n° 23462/94), Ceylan c. Turquie (n° 23556/94), Okçuoğlu c. Turquie (n° 24246/94), Gerger c. Turquie (n° 24919/94), Erdoğdu et İnce c. Turquie (nos 25067/94 et 25068/94), Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie (nos 23536/94 et 24408/94), Sürek et Özdemir c. Turquie (nos 23927/94 et 24277/94), Sürek c. Turquie n° 1 (n° 26682/95), Sürek c. Turquie n° 2 (n° 24122/94), Sürek c. Turquie n° 3 (n° 24735/94) et Sürek c. Turquie n° 4 (n° 24762/94).
5.  La Grande Chambre constituée à cette fin comprenait de plein droit M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, M. J.-P. Costa et M. M. Fischbach, vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5  a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. A. Pastor Ridruejo, M. G. Bonello, M. J. Makarczyk, M. P. Kūris, Mme F. Tulkens, Mme V. Strážnická, M. V. Butkevych, M. J. Casadevall, Mme H.S. Greve, M. A. Baka, M. R. Maruste et Mme S. Botoucharova (articles 24 § 3 et 100 § 4 du règlement).
Le 19 novembre 1998, M. Wildhaber a dispensé de siéger M. Türmen, qui s’était déporté, eu égard à une décision de la Grande Chambre prise dans l’affaire Oğur c. Turquie conformément à l’article 28 § 4 du règlement. Le 16 décembre 1998, le Gouvernement a notifié au greffe la désignation de M. le professeur F. Gölcüklü en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 du règlement).
Par la suite, M. Traja, suppléant, a remplacé Mme Botoucharova, empêchée (article 24 § 5 b) du règlement).
6.  A l’invitation de la Cour (article 99 § 1 du règlement), la Commission a délégué l’un de ses membres, M. H. Danelius, pour participer à la procédure devant la Grande Chambre.
7.  Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats – qui étaient consacrés simultanément aux affaires Karataş et Polat c. Turquie – se sont déroulés en public le 5 mars 1999, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement  M.  D. Tezcan
M.  Özmen,        coagents,
M.  B. Çalışkan,
Mlle G. Akyüz,
Mlle A. Günyaktı,
M.   F. Polat,
Mlle A. Emüler,
Mme I. Batmaz Keremoğlu,
M.  B. Yıldız
M.  Y. Özbek,              conseillers ;
– pour la Commission  M. H. danelius, délégué ; 
– pour le requérant  Me K. Bayraktar, avocat au barreau d’Ankara,  conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Danelius, Me Bayraktar, M. Tezcan et M. Özmen.  
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8.  Ressortissant turc né en 1962, M. Edip Polat est écrivain et réside à Diyarbakır.
9.  En mai 1991, il publia à Ankara un livre intitulé « De chaque aurore, on fit un Newroz3 » (Nevrozladık Şafakları). Dans un style épique, il y relatait des épisodes de l’histoire marqués par les mouvements rebelles kurdes en Turquie et rapportait, en les commentant, des faits relatifs notamment à la vie des détenus dans la prison de Diyarbakır et aux mauvais traitements auxquels ils auraient été soumis.
10.  L’ouvrage fut réédité en novembre 1991. A la demande du procureur de la République (« le procureur ») près la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara (« la cour de sûreté de l’Etat »), le tribunal d’instance de la même ville ordonna, le 31 décembre, à titre conservatoire, la saisie des exemplaires publiés, et ce dans le cadre d’une instruction pénale qui avait été ouverte contre M. Polat.
11.  Par un acte du 22 avril 1992, le procureur mit le requérant en accusation du chef notamment de propagande contre l’intégrité territoriale de l’Etat et l’unité indivisible de la nation, au sens de l’article 8 § 1 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (paragraphe 19 ci-dessous). D’après le procureur, l’ouvrage de M. Polat était inspiré par la haine contre l’Etat turc et faisait l’éloge du séparatisme kurde. Pour parvenir à cette conclusion, il relevait que tant les « bandits séparatistes » du PKK que les troupes rebelles du Cheikh Said4 y étaient qualifiés de patriotes kurdes, et que le régime de l’époque qui avait réprimé le mouvement insurrectionnel de 1925 était désigné comme une « dictature intégriste de la bourgeoisie » qui aurait mis en œuvre une politique expansionniste ayant abouti à la méconnaissance des droits fondamentaux des Kurdes ainsi qu’à l’annexion de leur territoire.
Il reprochait également au requérant d’avoir, en violation de l’article 6 § 1 de la loi n° 3713, révélé au public l’identité des responsables du pénitencier de Diyarbakır – ceux-ci étant  présentés comme des tortionnaires, ils risquaient, selon le procureur, des représailles – et des médecins légistes, les signatures de ces derniers figurant sur les certificats de décès reproduits dans l’ouvrage.
A l’appui de sa demande, le procureur citait certains extraits5 du livre litigieux, dont il demandait en outre  la confiscation.
12.  Devant la cour de sûreté d’Etat, le requérant contesta les charges portées contre lui. Exprimant son étonnement à se voir poursuivi en raison de la réédition de son ouvrage, soit six mois après la première parution, il soutenait en particulier que l’on ne pouvait lui imputer ni les termes de la préface – elle était signée « Pélesor » – ni les citations qui étaient faites dans ledit ouvrage6. Pour le reste, il plaidait qu’il s’était borné à commenter les problèmes de la population d’origine kurde à partir de l’exposé de faits réels, lesquels avaient, au demeurant, fait l’objet de débats dans les médias et été commentés par divers hommes politiques. D’après le requérant, les extraits invoqués dans le réquisitoire devaient être lus dans le contexte de l’ensemble du livre ; à cet égard, il soutenait que l’usage d’un style romanesque faisait obstacle à ce que l’on y décelât une intention idéologique ou propagandiste. A ses yeux, tout devrait pouvoir être discuté en Turquie et l’interprétation de l’histoire ne pourrait constituer un délit ; en tout état de cause, il n’était pas crédible qu’une simple publication ou les quelques phrases litigieuses citées pussent  menacer l’indivisibilité de l’État ou influencer l’esprit des lecteurs à un point tel que l’unité de la nation turque s’en vît atteinte.
M. Polat niait également avoir dénoncé des fonctionnaires dans le but d’en faire des cibles.
13.  Le 23 décembre 1992, la cour de sûreté de l’Etat reconnut le requérant coupable de propagande séparatiste au sens de la loi n° 3713.  
Dans son arrêt, elle examina séparément la teneur de chacune des six parties incriminées de l’ouvrage en cause et cita notamment de larges extraits des deux premières, dont les suivants :
[Première partie]
« Au printemps 1925, tu n'étais même pas une graine. Tes parents n'avaient pas de ’Hélin’7. D’autres parents avaient un Hélin. Alors que ton grand-père avait été lui-même témoin de la destruction des Hélins. Sans savoir qu'un jour l’on pouvait donner à sa petite-fille le prénom de « Hélin », combien de fois avait-il vu des Hélins se disperser, s’effondrer à coups de baïonnettes ?
C'est pourquoi, 55 ans plus tard, alors que tu es en train de vivre la réalité de Diyarbakır, tu dois aussi apprendre l’histoire de cette même réalité que tes ancêtres vécurent au printemps de 1925. Ainsi, quand on te dira que ‘L'histoire de notre peuple est celle de la tyrannie et de la torture’, tu sauras de quoi on parle ; ne disent-ils pas : ’qui ignore son passé ne peut comprendre son présent’ …
Le 13 février 1925, une descente est effectuée dans le village de Piran8 (…), à la suite de la délivrance d’un mandat d'arrêt à l'encontre de dix patriotes kurdes. Ces patriotes, préférant combattre plutôt que de se rendre aux gendarmes, entamèrent –fusil à l’épaule – une guérilla dans la montagne. Les événements dont tu témoignes des années après, ont commencé avec cet affrontement. « Le 13 février 1925, dans le village de Piran, (…) dix des hommes de Cheikh Said, sous le coup d'un mandat d'arrêt pour ’banditisme’, refusèrent de se livrer aux gendarmes et répliquèrent par les armes ; ainsi débuta un soulèvement. Pendant trois semaines les insurgés dominèrent la situation »9. Ce soulèvement, qui avait débuté avec dix personnes, s’était transformé en une grande et sérieuse insurrection (…) qui gagna toute la région. A peine cinq ans après la proclamation de la République par la révolution démocratique nationale turque – restée inachevée – (…), il était impossible que la nouvelle administration, héritière de l'administration ottomane, n’ayant pu réaliser les transformations démocratiques, n’arrivât à résoudre le problème kurde (…). Or à l'époque de la révolution, on avait promis aux Kurdes que leurs droits seraient reconnus et c'est ainsi qu’on les avait entraînés dans la guerre contre l’occupation impérialiste. Suite à la constitution de la Grande Assemblée Nationale de Turquie, les Kurdes avaient attendu pendant deux ans que les promesses faites quant au dénouement du problème kurde fussent respectées. Cette attente silencieuse fut interrompue par ledit soulèvement dirigé par SAİD-İ PALOYİ10. Après la proclamation de la République, l’administration n’ayant pas répondu aux attentes des Kurdes (…), la colère accumulée s’amplifia. C’est bien cette « coléreuse » attente qui stimula l’insurrection. « Le 7 mars, les forces de Cheikh Said avaient encerclé Diyarbakır. Entre temps, elles avaient dispersé quelques régiments de l’armée et conquis le centre-ville d’Elazığ ainsi que le district de Palo »11. L’insurrection qui s’étendait n'avait peut-être pas réussi à intégrer l'ensemble des Kurdes du fait de son organisation de type clanique, mais elle avait réussi à entraîner une grande partie [de la population] de Diyarbakır.
Lorsqu’on regarde la Turquie telle qu’elle était durant les années de rébellion, on voit que le nouvel Etat n’était pas encore stable (…). L’on essayait de mettre en place une politique expansionniste, fondée sur la méconnaissance des Kurdes et la négation de leur territoire, que l’on voulait annexer (…).      
Il n'y avait nul doute que l'insurrection de Said-i Paloyi, commencée dans de telles circonstances, allait être réprimée d’une manière sanglante par la dictature intégriste de la bourgeoisie. Ce premier événement faisait partie de la réalité de Diyarbakır ; il a duré trois mois. L’insurrection qui avait trouvé un soutien autour de Diyarbakır ainsi que dans les villages et districts d’Elazığ, avait finalement atteint le centre-ville de Diyarbakır. (…)
Les vieux, encore en vie, qui furent témoins de cet événement, racontent qu’après la répression de l’insurrection, une quarantaine de personnes ont été jugées par les cours martiales de l’Indépendance (« İstiklâl Mahkemeleri ») et exécutées. M. Mazhar Müfit, le président de la cour martiale qui avait condamné et ordonné l’exécution de plusieurs personnalités kurdes dont Said-i Paloyi, avait parlé ainsi, après avoir prononcé la sentence : « Vous avez tous marché vers un but précis, à savoir la fondation d’un Kurdistan indépendant et, pour ce faire, certains d’entre vous ont abusé une souche de la population pour leurs propres intérêts honteux, et d’autres se sont laissés guider par leurs ambitions politiques et influencer par des provocations venues de l’étranger.»12 (…).
Ce n’est pas sur la crinière des chevaux des morts que les tueurs ont essuyé leurs sabres. Ceux qui étaient montés sur l’échafaud ont poussé eux-mêmes la chaise sous leurs pieds ; les autres ont été tués par des boulets de canon tirés des murailles. Quand les rues d'Amed 13 furent arrosées de sang, les murailles furent teintes en gris de cendre ! C'est ainsi que les citadins se virent habillés du brassard aux trois points noirs !14 Alors que tu n’étais même pas un suc de vie, alors que l’on ne savait même pas encore si tu naîtrais dans un cachot en tant que fille kurde, fut semée la semence de la haine [qui devait exploser] cinquante-cinq ans plus tard (…) 15. 
[Deuxième partie]
Ils ont interdit qu’on t’appelle ’Hélin’. Ils exigent qu’on t’appelle ’Meral’. Sur ton acte de naissance, ils ont ordonné que l’on inscrive ’Meral’. Comme le nom de ton pays, ton prénom fut interdit…
C’est à cette époque que commencèrent les raids de commandos dans les villages de la province de Diyarbakır. Des milliers de villageois ont été écrasés sous la crosse des soldats. Les hommes des villages ont été exhibés tout nus à leurs femmes, filles et belles-filles. Lors des opérations entamées sous prétexte de ’fouille d’armes’, des  dizaines de villageois ont été tabassés à mort. (…) La haine historique s’était accrue. Dans les dossiers, il était inscrit comment les gens de cette région s’étaient révoltés contre la tyrannie. Tout ce qui s’était passé avant était connu. Ne disent-ils pas d’ailleurs qu’il ’faut écraser la tête du serpent quand il est petit’. Cependant, le ’serpent’ avait grandi et commencé à mordre. Il devait y avoir une explication du secret de ce germe car plus on le taillait, plus il bourgeonnait. La lutte des ’pôles inconciliables …’ était stimulée. Le combat qui jusque-là avait été de nature plutôt clanique, atteint en 1925 une dimension supérieure. A l’instar du « pôle opposé » qui avait organisé ses structures, le combat révolutionnaire a, de son côté, amalgamé le combat national et le combat des classes [sociales].Dépassant le contexte régional et  clanique, le problème kurde s’est orienté vers une unification avec le combat des classes [sociales]. Le Socialisme devint le problème des Kurdes, et la question kurde, celui des socialistes. (…) »16.  
Rappelant les faits historiques à l’origine des événements évoqués par M. Polat, la cour de sûreté de l’Etat estima que ce dernier en avait donné une version inexacte. Elle souligna que l’Etat turc est unitaire, que son « pays » est « intégral » et que tous ses ressortissants sont, sans exception, des « patriotes » ; selon elle, il était inacceptable de qualifier de patriotes des insurgés qui avaient causé la mort de milliers de soldats. Elle ajouta qu’il n’existe pas en Turquie un « pays kurde » ou un « pays turc », qu’il serait contraire à la réalité de nommer Kurdistan un territoire où vivent des citoyens de diverses origines, et qu’en allant jusqu’à dire que l’Etat de la République de Turquie est expansionniste et colonisateur, M. Polat avait soutenu la thèse de l’existence de deux nations, celle des Kurdes – dont l’histoire serait prétendument marquée par la tyrannie et la torture – et celle – asservissante – des Turcs. Pour la cour, de tels propos étaient inadmissibles en ce qu’ils encouragaient le séparatisme et le démantèlement de la nation.   
Au sujet de la deuxième partie du livre, la cour releva que « rien que par sa phrase d'introduction –"comme le nom de ton pays, ton prénom aussi fut interdit… "–  elle suggérait le séparatisme ». Elle estima qu’en évoquant l’interdiction du prénom « Hélin », l’auteur entendait faire allusion à celle de la dénomination « Kurdistan ». Pour elle, M. Polat avait tenté de cacher ainsi son intention réelle, celle d’affirmer l’existence d’un pays à part au sein du territoire de l’Etat turc.
La cour exposa que, durant les périodes où la démocratie avait été interrompue et où l’armée était au pouvoir, il y avait eu des restrictions à certains droits et libertés et des incidents indésirables – tels des rassemblements de villageois dans le but de collecter des armes dissimulées – s’étaient produits. S’il pouvait se concevoir que, de temps à autre, il s’imposait de recourir à la force à l’encontre d’individus refusant de rendre leurs armes, il était inadmissible que M. Polat présentât pareils incidents comme des actes de torture ayant exclusivement frappé les paysans de Diyarbakır, insinuant de la sorte qu’une partie des citoyens turcs étaient victimes d’un traitement discriminatoire. En fait, selon elle, c’est l’approche même de M. Polat qui constituait une discrimination fondée sur la région d’origine et sur des considérations ethniques.
Quant aux autres parties du livre en cause en l’espèce, la cour de sûreté de l’Etat précisa notamment : 
« [Dans la troisième partie] (…), les allégations – que l’on tente d’étayer en citant des noms de fonctionnaires pénitentiaires –, selon lesquelles (…) la répression est devenue le destin du peuple kurde et les personnes d’origine kurde ont été emprisonnées et torturées jusqu'à la mort en raison de leurs combats pour l’indépendance (…), n’ont rien de sérieux et ne font qu’à abuser des sentiments (…) ; les propos tels que ceux selon lesquels la prise de conscience nationale (…) a été exacerbée par le traitement inhumain du peuple kurde et le combat mené dans ce sens est noble (…), ne s’analysent qu’en de la propagande séparatiste (…).
[Dans la quatrième partie], il est raconté que dans les prisons, on réveillait les femmes détenues (…) en pleine nuit en leur faisant croire qu'il y avait un incendie, mais que la peur se transformait soudainement en une cérémonie de mariage et qu’elles lançaient alors des cris de joie (tilili). Le souvenir de personnes qui s’étaient immolées le soir du 18 mai est évoqué de manière à exploiter les sentiments. En qualifiant d’héroïques certains actes inspirés par une mentalité primitive orientale, en voyant une cérémonie de mariage dans un simple cri, en présentant les suicides comme des actes héroïques, l’on ne peut viser qu’à gonfler les sentiments nationalistes [kurdes] (…). Il est évident que les conditions dans une prison ne sont pas des meilleures (…) cependant, en usant de mots démagogiques, le prévenu a considérablement travesti lesdites conditions, comme si elles servaient à réprimer la révolte sacrée et noble du peuple kurde soumis à la tyrannie et la torture. Pareil discours s’analyse en de la propagande séparatiste (…).
[Dans la cinquième partie], le prévenu (…) évoque certaines traditions et coutumes auxquelles les Turcs et les Kurdes attachent une importance ou une valeur symbolique (…). Il raconte entre autres l’anecdote suivante : ’D’après la légende, lors de la rébellion de Dersim, les soldats incendièrent un village. Alors que le village était en feu, un enfant de 8 à 10 ans échappa aux flammes, courut et se jeta dans les bras des soldats se trouvant autour du feu. L’enfant, qui soudainement vit la couleur de terre de l’uniforme, (…) préféra se lancer dans les flammes que de rester là ; il revint sur ses pas et se jeta dans le feu. La quête de liberté des Kurdes qui, dans l’histoire, n’ont jamais pu avoir un Etat durable, s’est transformée dans leurs cœurs en une braise. C’est pourquoi, le feu du Newroz est en fait le feu de leur désir de liberté (…)’17. La société kurde repose sur une population qui existe depuis des millénaires. Dans l’évolution historique, elle resta sous l’influence de plusieurs religions, langues et cultures. Toute société passe par certaines phases, et lors de ces passages, des coutumes et des traditions de cette société continuent à vivre (…) C’est un fait absolument naturel. Or, (…) le prévenu assimile le feu que l’on allume dans les montagnes pendant les fêtes de Newroz au feu de la liberté dans les cœurs (…). Alors que, dans la société turque aussi il y a des manifestations au cours desquelles on allume un feu (…). Cela ne peut aucunement vouloir dire que le peuple turc ou le peuple kurde s’enivre du feu de la liberté. En effet, prétendre que les Kurdes ne sont pas libres, c’est leur prêter une revendication (…) de liberté . Or ce qui viendrait après la liberté des Kurdes, c’est la séparation du pays et de la nation. C’est bien ce que l’auteur défend et désire d’une manière implicite. (…) Quant à la légende racontée par le prévenu (…), elle constitue une preuve claire et certaine d’une hostilité envers les Turcs. (…)                      
  [Dans la sixième partie], le prévenu parle des prisons et des mouvements de résistance au sein de celles-ci. Nous n'examinerons pas chacun desdits mouvements : ils sont déjà intégralement relatés dans les bulletins et déclarations publiés par le PKK ! (…) Parmi les (…) détenus, il y a aussi des membres du comité central et d’autres dirigeants du PKK. On sait que, lorsque les procureurs de la magistrature militaire avaient préparé les actes d'accusations requérant (…) l’application de la peine  capitale, un mouvement de panique était apparu et que, pour calmer la situation, les militants du PKK avaient utilisé, pour lever des mouvements de soi-disant résistance, des personnes qu’ils avaient conditionnées en disant : "Voilà la République fasciste turque qui vous opprime ; on vous traite comme des soldats, on vous réveille avec eux, on vous oblige à faire du sport et à dormir selon des horaires fixes". Par ailleurs, s’agissant de M.D. – qui, d’après le prévenu, se serait immolé –, même ses amis de prison avaient confirmé qu'il s’était donné la mort à l’issue d’une dépression. En outre, un dénommé Ş.R.G. (…) n’avait-il pas fait une dépression et décidé de se suicider, alors qu'il était à la prison de Diyarbakır ? Il s'est habillé de vêtements épais, les a bourrés de coton imbibé d'eau de Cologne puis y a mis le feu avec une allumette. Quand ses vêtements ont commencé à brûler sa peau, il s’est mis à crier et à appeler au secours les autres prisonniers (…). Ainsi sauvé, il a dit alors aux personnes l'entourant qu'il regrettait ce qu’il avait fait et qu’il avait compris combien il avait été stupide. On comprend que les suicides dans les prisons sont en réalité commis (…) à l’issue d’une dépression née d’un (…) sentiment de culpabilité lié aux actes perpétrés. (…) En déformant tous ces faits, le prévenu présente les membres du PKK en détention comme des innocents combattants de la liberté, et leur résistance comme légitime et juste ; ainsi il manifeste son intention criminelle. »
Bref, d’après la cour de sûreté de l’Etat, il était « clairement et incontestablement établi » que M. Polat avait fait de la propagande contre l’intégrité territoriale de la République de Turquie et l’unité indivisible de la nation, ce qui justifiait de le condamner, en application de l’article 8 § 1 de la loi n° 3713, à deux ans d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de 50.000.000 livres turques (« TRL »). Elle considéra toutefois que, bien que les faits de la cause constituassent également une infraction à l’article 6 § 1 de ladite loi, il n’y avait pas lieu – eu égard à l’article 79 du code pénal (paragraphe 18 ci-dessous) – de prononcer une condamnation distincte à ce titre.
La cour de sûreté de l’Etat ordonna en outre la confiscation de toutes les éditions du livre en cause.
14. Le requérant se pourvut devant la Cour de cassation. Dans ses conclusions, il soutenait que son intention n’avait jamais été d’agir à des fins séparatistes mais de disserter – dans un esprit critique – sur des faits réels ayant trait à la question kurde. D’après lui, la possibilité de se livrer à pareil exercice était une condition sine qua non de la démocratie et de la liberté de pensée.
Il alléguait en outre que les juges de première instance étaient mal fondés à motiver leur jugement par leur propre interprétation d’événements historiques ou par leur propre perception de ce qui serait implicite. Selon lui, la cour de sûreté de l’Etat avait manqué de cohérence en admettant d’un côté l’existence d’une « société kurde » et en niant, de l’autre côté, la possibilité pour cette société d’avoir des sentiments patriotiques propres, ses épopées, ses légendes particulières et des revendications de liberté. En tout état de cause, de telles questions relèveraient de la sociologie ou de l’histoire et non du domaine juridictionnel. En conséquence, la démarche de la cour de sûreté de l’Etat était plus politique que juridique et ne pouvait qu’aboutir à un jugement inéquitable.
15.  Après avoir tenu une audience, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de M. Polat par un arrêt du 27 mai 1993, relevant que l’appréciation des preuves par la juridiction de première instance était cohérente avec les motifs en vertu desquels les moyens de défense du requérant avaient été rejetés.
16.  En juillet 1993, M. Polat fut incarcéré. Elargi en janvier 1995, il s’acquitta de l’amende de 50.000.000 TRL qui lui avait été infligée.  
17.  Le 30 octobre 1995 entra en vigueur la loi n° 4126 du 27 octobre 1995, qui allégea notamment les peines d’emprisonnement mais aggrava les peines d’amende prévues par l’article 8 de la loi n° 3713 (paragraphe 19 ci-dessous).
Dans une disposition provisoire relative à l’article 2, la loi n° 4126 prévoyait en outre la révision d’office des peines prononcées dans des jugements rendus en application de l’article 8 de la loi n° 3713 (paragraphe 20 ci-dessous). En vertu de cette disposition, la cour de sûreté de l’État réexamina au fond l'affaire du requérant. Par un arrêt du 14 décembre 1995 – dont le texte est largement calqué sur celui du 23 décembre 1992 (paragraphe 13 ci-dessus) – elle condamna finalement M. Polat à une amende supplémentaire de 50.000.000 TRL et maintint la mesure de confiscation de son livre.
Saisie par le requérant, la Cour de cassation confirma cette décision par un arrêt du 6 mai 1997.
Le 3 août 1998, conformément à l’injonction de payer qui avait été délivrée à son endroit, M. Polat versa le montant de l’amende supplémentaire.  
II. LE Droit et la pratique interneS pertinents
A. Le droit pénal
1. Le code pénal
18.  Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent ainsi :
Article 2 § 2
« Si les dispositions de la loi en vigueur au moment où le crime ou le délit est commis diffèrent de celles d'une loi ultérieure, les dispositions les plus favorables à l’auteur du crime ou du délit sont appliquées. »
Article 36 § 1
« En cas de condamnation, le tribunal saisit et confisque l’objet ayant servi à commettre ou à préparer le crime ou le délit (…) »
Article 79
« Quiconque commet un acte enfreignant plusieurs dispositions de la loi era  puni en application de l’article pertinent prévoyant la peine la plus lourde »
2. La loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme 
19.  La loi n° 3713 du 12 avril 1991, relative à la répression des actes de terrorisme, a été modifiée par la loi n° 4126 du 27 octobre 1995, entrée en vigueur le 30 octobre suivant (paragraphe 20 ci-dessous). Les paragraphes pertinents des articles 6 et 8 se lisent ainsi :
Article 6 § 1
« Est puni d’une amende de cinq à dix millions de livres turques quiconque déclare, oralement ou dans une publication, que des organisations terroristes commettront une infraction contre une personne, en divulguant ou non son (…) identité mais de manière qu’on puisse l’identifier, ou dévoile l’identité de fonctionnaires ayant participé à des missions de lutte contre le terrorisme ou, pareillement, désigne une personne comme cible. » 
Article 8 § 1 ancien
« La propagande écrite et orale, les réunions, assemblées et manifestations visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat de la République de Turquie et à l’unité indivisible de la nation sont prohibées, quels que soient le procédé utilisé et le but poursuivi. Quiconque se livre à pareille activité est condamné à une peine de deux à cinq ans d’emprisonnement et à une amende de cinquante à cent millions de livres turques. »     
Article 8 § 1 nouveau 
« La propagande écrite et orale, les réunions, assemblées et manifestations visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat de la République de Turquie ou à l’unité indivisible de la nation sont prohibées. Quiconque poursuit une telle activité est condamné à une peine d'un à trois ans d’emprisonnement et à une amende de cent à trois cents millions de livres turques. En cas de récidive, les peines infligées ne sont pas converties en amende. »
3. La loi n° 4126 du 27 octobre 1995 portant modification de la loi n° 3713 
20.  Au sujet des modifications qu’elle apporte à l’article 8 de la loi n° 3713 quant au quantum des peines (paragraphe 19 ci-dessus), la loi du 27 octobre 1995 contient une « disposition provisoire relative à l’article 2 » ainsi libellée :
« Dans le mois suivant l’entrée en vigueur de la présente loi, le tribunal ayant prononcé le jugement réexamine le dossier de la personne condamnée en vertu de l’article 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme et, conformément à la modification apportée (…) à l’article 8 de la loi n° 3713, reconsidère la durée de la peine infligée à cette personne et décide s’il y a lieu de la faire bénéficier des articles 4  et 6 de la loi n° 647 du 13 juillet 1965. »
4. La loi n° 647 du 13 juillet 1965 sur l’exécution des peines
21.  En ses parties pertinentes, l’article 5 de la loi n° 647 sur l’exécution des peines est ainsi libellé :
« La peine d’amende consiste en un versement au Trésor public d’une somme  fixée dans les limites prévues par la loi.
Si, après notification de l’injonction de payer, le condamné ne s’acquitte pas de l’amende dans les délais, il est incarcéré, à raison d’un jour par dizaine de milliers de livres turques, sur décision du procureur de la République.
La peine d’emprisonnement ainsi infligée en substitution de la peine d’amende ne peut dépasser trois ans (…) »
5. Le code de procédure pénale
22. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale relatives aux moyens de cassation qu’un justiciable peut faire valoir contre les jugements rendus en première instance, se lisent ainsi :
Article 307
« Le pourvoi en cassation ne peut porter que sur la non-conformité du jugement à la loi.
La non-application ou l’application fautive d’une règle de droit constitue un cas de non-conformité à la loi. »
Article 308
«  La violation de la loi est considérée comme manifeste dans les cas ci-dessous :
1- si la juridiction n’est pas constituée conformément à la loi ;
2-  si prend part à la décision un juge auquel la loi l’interdit ;
B.  Jurisprudence pénale soumise par le Gouvernement 
23.  Le Gouvernement a produit des copies de six ordonnances de non-lieu, rendues par le procureur près la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul, à l’égard d’une personne soupçonnée d’incitation non publique du peuple à la haine et à l’hostilité – notamment sur la base d’une distinction fondée sur la religion – (article 312 du code pénal) et de cinq autres soupçonnées de propagande séparatiste contre l’unité indivisible de l’Etat (article 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme). Dans trois desdites affaires où ces infractions avaient été commises par la voie de publications, le parquet s’est fondé notamment sur l’absence de certains éléments constitutifs de l’infraction considérée.
En outre, le Gouvernement a communiqué, à titre indicatif, plusieurs arrêts rendus par des cours de sûreté de l’Etat au sujet des infractions susmentionnées et concluant à la non-culpabilité des prévenus. Il s’agit des arrêts des 19 novembre (n° 1996/428) et 27 décembre 1996 (n° 1996/519) ; 6 mars (n° 1997/33), 3 juin (n° 1997/102), 17 octobre (n° 1997/527), 24 octobre (n° 1997/541) et 23 décembre 1997 (n° 1997/606) ; 21 janvier (n° 1998/8), 3 février (n° 1998/14), 19 mars (n° 1998/56), 21 avril 1998 (n° 1998/ 87) et 17 juin 1998 (n° 1998/133). Dans les arrêts rendus à l’encontre d‘auteurs d’ouvrages ayant trait au problème kurde, les cours de sûreté de l’Etat ont notamment retenu l’absence de l’élément de « propagande», constitutif de l’infraction.
procédure devant la commission
24.  M. Polat avait saisi la Commission le 18 novembre 1993. Il alléguait que sa condamnation du fait de la publication de son livre constituait une violation de l’article 9 de la Convention. Il faisait en outre grief de ce que la confiscation des exemplaires de son ouvrage emportait violation de l’article 1er du Protocole n° 1. 
25.  La Commission a retenu la requête (n° 23500/94) le 24 juin 1996. Dans son rapport du 11 décembre 1997 (article 31 ancien), elle conclut à la violation de l’article 10 (trente et une voix contre une) – examiné conjointement à l’article 9 – et à l’absence de question distincte sur le terrain de l’article 1er du Protocole n° 1 (unanimité). 
Le texte intégral de son avis et de l’opinion partiellement dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt18.
conclusions présentées à la cour
26. Dans son mémoire, le requérant invite la Cour à constater une violation des articles 10 et 6 § 1 de la Convention et dénonce, en substance, une méconnaissance de l’article 7. Il demande en outre à la Cour de lui allouer une satisfaction équitable au titre de l’article 41 et d’enjoindre à l’Etat défendeur d’annuler la condamnation prononcée à son égard et de lui restituer les livres confisqués.
27. Dans son mémoire, le Gouvernement prie la Cour de rejeter la requête de M. Polat. A l’appui de ses arguments, il a soumis aussi des extraits de quotidiens parus au cours de l’année 1991, lesquels font état de divers événements qui se sont déroulés dans le Sud-Est de la Turquie et fournissent des informations sur l’impact socio-politique que ces incidents eurent dans le pays.
en droit 
I. sur l’objet du litige
28.  Devant la Cour, le requérant a notamment allégué la violation de l’article 6 § 1 et, en substance, celle de l’article 7 de la Convention. La Cour constate toutefois que, M. Polat n'ayant pas soulevé ces griefs au stade de l'examen de la recevabilité de la requête par la Commission (paragraphe 24 ci-dessus), elle ne peut en connaître (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Findlay c. Royaume-Uni du 25 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, p. 277, § 63).
II. sur la violation alleguee des articles 9 et 10 de la convention
29.  Dans sa requête, M. Polat soutient que sa condamnation en application de l’article 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme a enfreint l’article 9 de la Convention. A l’audience devant la Cour toutefois, il ne s’opposa pas à ce que, à l’instar de la Commission (paragraphe 25 ci-dessus), la Cour examine ce grief sous l’angle du seul article 10 de la Convention. La Cour rappelle à cet égard que, maîtresse de la qualification juridique des faits, elle ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants, les gouvernements ou la Commission (arrêt Guerra et autres c. Italie du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 223, § 44).
L’article 10 de la Convention se lit comme suit:
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur l’exception préliminaire du Gouvernement
30.  Comme déjà devant la Commission, le Gouvernement soulève une exception préliminaire tirée du non-épuisement des voies de recours internes et articulée en deux branches. D’après lui, le requérant n’aurait intenté aucun recours contre la décision du tribunal d’instance d’Ankara ordonnant la saisie, à titre conservatoire, de l’ouvrage litigieux (paragraphe 13 ci-dessus). Ensuite, M. Polat n’aurait, à aucun stade de la procédure devant les juridictions nationales, invoqué les dispositions de la Convention dont il se prévaut à présent à Strasbourg.
31.  Avec le requérant et la Commission, la Cour relève, quant à la première branche de l’exception, qu’un recours contre la saisie conservatoire prononcée par le tribunal d’instance d’Ankara n’aurait pas eu d’effets sur les événements qui constituent l’ingérence dont se plaint le requérant, à savoir sa condamnation par la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara et la confiscation de son ouvrage. En conséquence, ce recours ne peut passer pour “adéquat” et “effectif” (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Gautrin et autres c. France du 20 mai 1998, Recueil 1998-III, p. 1023, § 38).
S’agissant des griefs soulevés par le requérant devant les juridictions internes, la Cour rappelle qu’il est satisfait à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes dès lors que le requérant a soulevé devant les autorités nationales, au moins en substance, et dans les conditions et délais prescrits par le droit interne, les griefs qu’il entend formuler par la suite à Strasbourg (arrêt Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999, …, § 37). Avec la Commission, la Cour note que devant la cour de sûreté de l’Etat et la Cour de cassation, le requérant a clairement dénoncé une atteinte à sa liberté d’expression (paragraphes 12 et 14 ci-dessus).
Il échet, dès lors, de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.
B.  Sur le bien-fondé du grief
32.  Les comparants s’accordent à considérer que la condamnation du requérant s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice de sa liberté d’expression. Pareille ingérence enfreint l’article 10 si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
1. « Prévue par la loi »
33.  Selon le requérant, l’application de l’article 8 de la loi n° 3713, qui a servi de fondement à sa condamnation, donnerait lieu à des résultats différents selon les personnes en cause. Cela serait dû au fait que l’interprétation de cette loi varie d’un individu à l’autre et d’un juge à l’autre, ce qui rend imprévisible ses effets.
34.  D’après le Gouvernement, en amendant le libellé de l’article 8 en question, la loi n° 4126 aurait clarifié les éléments constitutifs de l’infraction visée par cette disposition, laquelle aurait ainsi été rendue suffisamment explicite. Quant au requérant, il aurait bénéficié de cet amendement, puisque son cas a été réexaminé à la suite de l’entrée en vigueur de la loi n° 4126 (paragraphes 17 et 20 ci-dessus).
35.  A l’audience devant la Cour, le délégué de la Commission a indiqué que le libellé de cette disposition était assez vague et que l’on pourrait se demander s’il répond aux exigences de clarté et de prévisibilité inhérentes à la notion de « loi ». Notant toutefois que la Commission avait considéré  que l’article 8 fournissait une base légale suffisante à la condamnation du requérant, il a conclu que l’ingérence était « prévue par la loi ».
36.  La Cour prend note des hésitations du délégué au sujet du libellé vague de l’article 8 de la loi n° 3713. Toutefois, à l’instar de la Commission, elle relève que la condamnation du requérant étant fondée sur l’article 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, l’ingérence qui en a résulté dans son droit à la liberté d’expression peut être considérée comme « prévue par la loi ».
2. But légitime
37.  Le requérant ne se prononce pas sur ce point.
38.  Le Gouvernement soutient que ladite ingérence visait non seulement au maintien de la « sécurité nationale » et à la « défense de l’ordre » public, comme l’a retenu la Commission, mais aussi à la préservation de l’« intégrité territoriale » et de l’ « unité de la nation ».  
39.  Eu égard au caractère sensible de la situation régnant dans le Sud-Est de la Turquie en matière de sécurité (arrêt Zana c. Turquie du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, p. 2539, § 10) et à la nécessité pour les autorités d'exercer leur vigilance face à des actes susceptibles d'accroître la violence, la Cour estime pouvoir conclure que les mesures prises à l'encontre du requérant poursuivaient certains des buts mentionnés par le Gouvernement, à savoir la protection de l'intégrité territoriale et de la sécurité nationale, la défense de l'ordre et la prévention du crime. C’est certainement le cas lorsque, comme dans la situation du Sud-Est de la Turquie à l’époque des faits, le mouvement séparatiste s’appuie sur des méthodes qui font appel à la violence.
3. « Nécessaire dans une société démocratique »
a) Thèses des comparants
i) Le requérant
40.  D’après le requérant, la liberté d’expression s’oppose à ce que les tribunaux d’un pays puissent imposer une certaine interprétation de l’histoire. Or c’est notamment pour s’être écarté, dans son ouvrage, de la lecture officielle de l’histoire que l’auteur aurait été condamné.
Ensuite, le seul fait d’avoir parlé du Kurdistan dans le livre n’aurait rien de séparatiste. Dans plusieurs pays du monde, des régions seraient nommées d’après la population qui y vit, tout en restant partie intégrante du territoire national.
Ce ne serait pas non plus verser dans le séparatisme que de dénoncer la torture et la tyrannie qui règneraient dans les prisons turques, en particulier celle de Diyarbakır. En condamnant ce genre de dénonciations, les cours et tribunaux turques chercheraient, en réalité, à masquer les faits ainsi dénoncés.
En somme, le seul fait d’évoquer l’existence du peuple kurde en Turquie, de défendre sa langue et sa culture et de faire état de la torture et de la tyrannie que ce peuple subirait reviendrait, aux yeux des autorités, à être séparatiste. Prétendre qu’après leur arrestation, les militants du PKK ont été exécutés reviendrait, en Turquie, à “encourager la terreur du PKK”, tandis qu’être opposé à cette “sale guerre” serait un crime et signifierait “soutenir le PKK”.
ii) Le Gouvernement
41.  Le Gouvernement souligne d’abord que les autorités locales sont mieux placées que la Cour pour apprécier la nécessité d’une ingérence dans l’exercice par les citoyens de leur liberté d’expression. Elles seules connaîtraient les réalités dans le détail. En l’espèce, la révolte de 1925 dont l’ouvrage litigieux fait l’éloge serait à l’origine du mouvement séparatiste et terroriste qui, jusqu’à aujourd’hui, représenterait une menace qui a déjà coûté la vie de milliers de personnes. En qualifiant par exemple les séparatistes de “héros” et de “patriotes kurdes”, l’auteur entretiendrait cette menace. Dans son jugement, la Cour devrait s’inspirer notamment de l’arrêt Zana c. Turquie du 25 novembre 1997 (Recueil 1997-VII, p. 2533) ainsi que de la décision rendue le 12 octobre 1978 par la Commission dans l’affaire Arrowsmith c. Royaume-Uni (requête n° 7050/75, DR 19, pp. 5 et s.).
L’article 10 concéderait aux Etats contractants une marge d’appréciation particulièrement large lorsque leur intégrité territoriale est menacée par le terrorisme. Plus encore, face à la situation en Turquie – où le PKK recourrait systématiquement à des massacres de femmes, d’enfants, d’instituteurs et d’appelés – les autorités turques auraient le devoir d’interdire tous actes de propagande séparatiste, lesquels ne pourraient qu’inciter à la violence et à l’inimitié entre les différentes composantes de la société et donc mettre en danger les droits de l’homme et la démocratie.
iii) La Commission
42.  La Commission rappelle les « devoirs et responsabilités » auxquels se réfère le paragraphe 2 de l’article 10. En conséquence, il importerait que les personnes s’exprimant en public sur des questions politiques sensibles veillent à ne pas faire l’apologie d’une « violence politique illégale ». La liberté d’expression comporterait néanmoins le droit de discuter ouvertement de problèmes délicats tels que ceux auxquels est confrontée la Turquie afin, par exemple, d’analyser les causes profondes de la situation ou d’exprimer des opinions sur les solutions possibles.
La Commission note que l’ouvrage du requérant renferme des citations de textes dénonçant l’évolution du “colonialisme” et du “féodalisme” ottomans. Il tenterait de donner une explication historique de la résurgence de la violence au cours des dernières années, en particulier dans la région de Diyarbakır. Le requérant aurait exprimé ses vues sur la question kurde en termes relativement modérés et n’aurait pas souscrit à l’emploi de la violence dans le cadre de la lutte séparatiste kurde. Aussi la condamnation du requérant constituerait-elle une forme de censure, incompatible avec les exigences de l’article 10.
b) Appréciation de la Cour
43.  La Cour rappelle les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10, tels qu’elle les a exposés notamment dans les arrêts Zana c. Turquie (précité, pp. 2547-2548, § 51) et Fressoz et Roire c. France (Recueil, 1999-…, § 45) :
i. La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l'article 10, elle est assortie d'exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
ii. L'adjectif « nécessaire », au sens de l'article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence d'un tel besoin, mais elle se double d'un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » ou une « sanction » se concilie avec la liberté d'expression que protège l'article 10.
iii. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur de l’ouvrage litigieux et le contexte dans lequel il fut publié. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l'article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents. 
44.  L’ouvrage litigieux commente certains épisodes de l’histoire turque à la lumière du soulèvement provoqué en 1925, dans le village de Piran, par le Cheikh Said et ses hommes. En outre, il décrit et commente certains faits relatifs à la vie des détenus dans la prison de Diyarbakır et aux mauvais traitements auxquels ceux-ci auraient été soumis. L’auteur dénonce la répression sanglante du soulèvement et y voit l’expression, par la “dictature intégriste de la bourgeoisie”, de la “méconnaissance des Kurdes” et de la “négation de leur territoire”.
De son côté, la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara a reproché au requérant d’avoir présenté une version inexacte des événements relatés et d’avoir ainsi implicitement milité pour le nationalisme kurde, le séparatisme et le démantèlement de la nation (paragraphe 13 ci-dessus).
Il est clair qu’il ne s’agit pas d’une description « neutre » de faits historiques et que, par le biais de son ouvrage, le requérant entendait critiquer l’action des autorités turques dans le Sud-Est du pays et encourager la population concernée à s’y opposer.
45.  La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (voir l’arrêt Wingrove c. Royaume-Uni du 25 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1957, § 58). De plus, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier ou même d’un homme politique. Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de l’opinion publique. En outre, la position dominante qu’il occupe lui commande de témoigner de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’il y a d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires. Il reste certes loisible aux autorités compétentes de l’Etat d’adopter, en leur qualité de garantes de l’ordre public, des mesures même pénales, destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à de pareils propos (arrêt Incal c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1567, § 54). Enfin, là où les propos litigieux incitent à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’Etat ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression.
46.  La Cour tient compte des circonstances entourant les cas soumis à son examen, en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (voir l’arrêt Incal précité, p. 1568, § 58). A ce titre, elle note que les autorités turques s’inquiètent de la diffusion de thèses susceptibles, selon elles, d’exacerber les graves troubles que connaît le pays depuis une quinzaine d’années (paragraphe 39 ci-dessus).
47.  La Cour observe cependant que le requérant est un simple particulier et qu’il a diffusé ses thèses par le biais d’un ouvrage à vocation littéraire plutôt que par celui de moyens de communications de masse, ce qui constitue une limite notable à leur impact potentiel sur la « sécurité nationale », l’ « ordre  public » ou l’« intégrité territoriale ». La Cour note de surcroît que si certains passages de l’ouvrage dénoncent l’attitude des autorités turques et donnent au récit une connotation hostile, ils n’incitent pas pour autant à l’usage de la violence, à la résistance armée, ni au soulèvement, ce qui semble, aux yeux de la Cour, un élément essentiel à prendre en considération, ce d’autant plus que les événements relatés remontent à une période déjà ancienne.
48.  En outre, la Cour est frappée par la sévérité de la peine infligée au requérant – deux ans d’emprisonnement notamment – et par l’insistance des poursuites à son égard. Elle remarque en effet qu’après avoir purgé sa peine d’emprisonnement, le requérant se vit encore condamner à une amende supplémentaire à la suite de l’entrée en vigueur de la loi n° 4126 (paragraphe 20 ci-dessus).
La Cour relève à cet égard que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence par rapport aux buts qu’elle poursuit.
49.  En conclusion, la condamnation de M. Polat s’avère disproportionnée aux buts visés et, dès lors, non « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
iii. sur la violation alleguee de l’article 1 du protocole n° 1
50.  Dans sa requête à la Commission, M. Polat alléguait également une violation de l’article 1 du Protocole n° 1. Toutefois, il n’a pas maintenu ce grief devant la Cour et celle-ci ne voit pas de raisons de l’examiner d’office (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Incal précité, p. 1574, § 75).
Iv. sur l’application de l’article 41 de la convention
51.  Le requérant sollicite une satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention, ainsi libellé :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel
52.  Pour dommage matériel, le requérant réclame 10.489 dollars américains (USD). Cette somme se décomposerait comme suit : 1.415 USD pour les deux amendes (2 fois 50.000.000 TRL, converties au taux du jour du versement), 1.478 USD (soit 60.000.000 TRL) comme manque à gagner pendant son emprisonnement), 6.336 USD de pertes du fait de la confiscation du livre (frais de publication et manque à gagner) et 1.260 USD pour manque à gagner du fait de l’impossibilité de rééditer le livre en question.
53.  D’après le Gouvernement, M. Polat ne justifie pas le manque à gagner dont il fait état.
54.  Le délégué de la Commission ne se prononce pas sur la question.
55.  La Cour relève que les amendes infligées au requérant sont une conséquence directe de la violation constatée de l’article 10. En revanche, la Cour estime non suffisamment établi le lien de causalité entre la violation et les autres dommages matériels allégués par le requérant. En particulier, la Cour ne dispose pas de renseignements fiables quant au montant du manque à gagner allégué par M. Polat.
En conséquence, la Cour alloue au requérant 1.415 USD pour dommage matériel.
B.  Dommage moral
56.  M. Polat requiert le paiement de 18.940 USD (soit 5.000.000.000 TRL) pour dommage moral.
57.  Le Gouvernement invite la Cour à dire qu’un constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante.
58.  Le délégué de la Commission ne se prononce pas sur la question.
59.  La Cour estime que le requérant a dû éprouver une certaine détresse en raison des faits de la cause. Statuant en équité, elle lui accorde à ce titre une indemnité de 40.000 FRF.
C.  Frais et dépens
60.  Le requérant demande 2.261 USD (soit 24.000.000 TRL) pour ses frais et dépens. Il fournit diverses pièces à l’appui de ses prétentions.
61.  Le Gouvernement trouve ces sommes excessives ; il soutient en particulier que les justificatifs fournis par l’intéressé ne reflètent pas avec exactitude ses prétentions et que les honoraires demandés dépassent les tarifs habituellement pratiqués en Turquie dans des affaires similaires.
62.  Sur la base des éléments en sa possession, la Cour estime raisonnable d’allouer 20.000 FRF au requérant, moins les 10.446,45 FRF versés par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire.
D. Intérêts moratoires
63.  La Cour juge approprié de prévoir le versement des intérêts moratoires au taux annuel de 5 % pour la somme accordée en dollars américains et de 3,47 % pour les sommes accordées en francs français.
E.  Autres prétentions
64.  Le requérant prie en outre la Cour d’enjoindre à l’Etat défendeur d’annuler la condamnation prononcée à son égard et de lui restituer les livres confisqués.
65.  Ni le Gouvernement ni le délégué de la Commission ne se prononcent sur ce point.
66.  La Cour relève que la Convention ne l'habilite pas à accueillir pareille requête. Elle rappelle qu'il appartient à l'Etat de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique pour se conformer aux dispositions de la Convention ou redresser une situation ayant entraîné une violation (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Yağci et Sargin c. Turquie du 8 juin 1995, série A n° 319-A, p. 24, § 81).
Par ces motifs, la Cour, a l’unanimite,
1. Rejette  l’exception préliminaire du Gouvernement ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner d’office le grief tiré d’une violation de l’article 1 du Protocole n° 1 ;
4. Dit
a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement:
i. 1.415 (mille quatre cent quinze) dollars américains pour dommage matériel;
ii. 40.000 (quarante mille) francs français pour dommage moral ;
iii. 20.000 (vingt mille) francs français pour frais et dépens, moins 10.446,45 FRF (dix mille quatre cent quarante-six francs français et quarante-cinq centimes) ;
b)  que ces montants seront à majorer, à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, d’un intérêt simple aux taux suivants :
i. 5 % l’an pour la somme allouée en dollars américains ;
ii. 3,47 % l’an pour les sommes allouées en francs français.
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 8 juillet 1999.
Signé : Luzius Wildhaber
Président
Signé :  Paul Mahoney
Greffier adjoint
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante commune à Mme Palm, Mme Tulkens, M. Fischbach, M. Casadevall et Mme Greve ;
– opinion concordante de M. Bonello.
L.W.
P.M.
opinion concordante commune a mme palm, Mme Tulkens, M. fischbach, m. casadevall et Mme greve, juges
(Traduction)
Nous souscrivons à la conclusion de la Cour selon laquelle il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 10, bien que nous soyons parvenus à ce constat en suivant une approche accordant plus de place au contexte, comme cela a été exposé dans l’opinion dissidente de Mme Palm, relative à l’affaire Sürek c. Turquie (n° 1).
Selon nous, dans cette série d’affaires contre la Turquie, la majorité analyse la question qui se pose sous l’angle de l’article 10 en accordant trop de poids aux termes employés dans la publication et pas assez au contexte dans lequel ils ont été utilisés et à leur impact probable. Il est indéniable que les mots en question peuvent paraître peu mesurés, voire violents. Mais dans une démocratie, comme la Cour l’a souligné, même des paroles « de défi » peuvent relever de la protection de l’article 10.
Pour mieux être en accord avec la protection élevée dont bénéficie le discours politique dans la jurisprudence de la Cour, il faut se concentrer moins sur le ton enflammé des termes employés et plus sur les différents aspects du contexte dans lequel ils ont été prononcés. Ce langage visait-il à enflammer ou à inciter à la violence ? Y avait-il un réel risque qu’il ait cet effet en pratique ? Pour répondre à ces questions, il faut procéder à une appréciation soigneuse des nombreux éléments qui composent le tableau d’ensemble dans chaque affaire. Il y a lieu de poser aussi d’autres questions. L’auteur du texte offensant détenait-il un poste influent dans la société de nature à amplifier l’impact de ses propos ? Le texte en cause occupait-il une place de choix, que ce soit dans un grand journal ou dans un autre média, en sorte d’accentuer l’effet des expressions incriminées ? Ces termes ont-ils été prononcés loin de la zone de conflits ou à proximité immédiate de celle-ci ?
Ce n’est qu’en procédant à un examen attentif du contexte dans lequel les mots offensants sont parus que l’on peut établir une distinction pertinente entre des termes choquants et offensants – qui relèvent de la protection de l’article 10 – et ceux qui ne méritent pas d’être tolérés dans une société démocratique.
opinion concordante de m. le juge bonello
(Traduction)
J'ai voté avec la majorité pour la violation de l'article 10 mais je n'approuve pas le critère principal retenu par la Cour pour déterminer si l'ingérence des autorités nationales dans le droit des requérants à la liberté d'expression se justifiait dans une société démocratique.
Dans toutes ces affaires dirigées contre la Turquie portant sur la liberté d'expression où intervient la notion d'incitation à la violence, comme dans les précédentes, le critère couramment employé par la Cour semble être le suivant : si les écrits publiés par les requérants soutiennent le recours à la violence ou l'encouragent, leur condamnation par les juridictions nationales se justifiait dans une société démocratique. Cet étalon de mesure est à mon sens par trop insuffisant, ce pourquoi je le rejette.
J'estime que, dans une société démocratique, les autorités nationales sont fondées à sanctionner les personnes incitant à la violence seulement lorsque cette incitation est de nature à créer « un danger clair et présent ». Lorsque l'invitation à recourir à la force est intellectualisée, abstraite et éloignée, dans l'espace et le temps, du lieu où la violence règne ou est sur le point de régner, le droit fondamental à la liberté d'expression doit en règle générale l'emporter.
J'emprunte à l'un des plus éminents spécialistes de droit constitutionnel de tous les temps son jugement sur les propos qui tendent à déstabiliser l'ordre public : « Nous devons perpétuellement exercer notre vigilance face à des tentatives de limitation de l'expression d'opinions que nous abhorrons ou considérons comme macabres, à moins que ces opinions ne menacent d'interférer avec les buts légitimes et impérieux poursuivis par la loi de manière tellement imminente qu'il faille intervenir immédiatement pour sauver le pays. »19
Un Etat ne peut se prévaloir de la défense de la liberté d'expression pour empêcher ou interdire les discours prônant le recours à la force, sauf lorsque pareil discours vise ou risque de viser à inciter à une infraction imminente à la loi ou à en produire une20. Tout est question d'imminence et de degré21.
Pour que soit établi un constat de danger clair et présent justifiant une restriction à la liberté d'expression, il faut prouver soit que l'on s'attend à une explosion imminente de grande violence ou que quelqu'un avait incité à  
cela, soit que la conduite passée du requérant donne lieu de croire que le fait qu'il prône la violence débouchera immédiatement sur des actes graves22.
Il ne m'apparaît pas comme une évidence que l'un quelconque des termes reprochés aux requérants, pour évocateurs de mort qu'ils puissent sembler à certains, aient pu constituer une menace annonciatrice d'effets dévastateurs et immédiats sur l'ordre public. Il ne m'apparaît pas non plus comme une évidence que la répression instantanée de ces expressions était indispensable pour sauver la Turquie. Elles n'ont créé aucun danger, encore moins un danger clair et imminent. Faute de cela, si elle cautionnait la condamnation des requérants par les juridictions pénales, la Cour soutiendrait la subversion de la liberté d'expression.
En résumé, « un danger découlant d'un discours ne peut être réputé clair et présent que si la réalisation du mal redouté est si imminente qu'il risque de se produire avant qu'une discussion complète ait pu avoir lieu. Si l'on a le temps de dénoncer, par le débat, les mensonges et les erreurs, d'éviter le mal par l'éducation, alors le remède consiste à accorder plus de place à la parole, et non à imposer le silence par la force »23.
Notes du greffe
1-2.  Entré en vigueur le 1er novembre 1998.
3.  Depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 11, qui a amendé cette disposition, la Cour fonctionne de manière permanente.
1.  Le règlement A s’est appliqué à toutes les affaires déférées à la Cour avant le 1er octobre 1994 (entrée en vigueur du Protocole n° 9) puis, entre cette date et le 31 octobre 1998, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole.
1.  Nom donné au Moyen Orient aux festivités traditionnelles du nouvel an, lequel coïncide avec l’arrivée du printemps. Selon la tradition kurde, le Newroz est fêté le 22 mars, jour de « libération » du peuple kurde, où le héros mythique Kawa aurait vaincu le roi tyran Dehhak.   
2.  Leader kurde qui, en 1925, leva des troupes parmi la population kurde pour s’insurger contre l’autorité du gouvernement de la nouvelle République. Tant l’évolution de ce mouvement que sa répression furent violentes.    
1.  Ces extraits, largement repris par la cour de sûreté de l’Etat, sont reproduits en italiques au paragraphe 15 ci-dessous.
2.  Dans les extraits reproduits sous le paragraphe 13 ci-dessous, les citations sont placées entre guillemets.
3.  Mot kurde signifiant “nid – foyer“, servant également de prénom.
1.  Village du district de Dicle dans la province de Diyarbakır. A l’époque, il était attaché au district d'Ergani.
2.  Citation du livre de Mete Tunçay, «L’établissement du régime de parti unique dans la République de Turquie (1923-31) » (T.C.’de Tek Parti Yönetiminin kurulması (1923-31)), pp. 127-137. 
3.  Cheikh Said, originaire du district de Palo.
4.  Citation du livre précité, ibid..
1.  Citation du livre de Metin Toker, «Cheikh Said et sa révolte » (Şeyh Said ve isyanı), p. 131.
2.  Ancien nom de la province de Diyarbakır.
3.  Symbolysant sans doute l’aveuglement, la cécité.
4.  Extrait de la première partie, intitulée “Les Quarante sur l’Echafaud”, pp. 13-18.
1.  Extrait de la deuxième partie, intitulée “La passion d’Amed est ravalée”, pp. 19-24.
1.  Citation du livre incriminé.
1.  Note du greffier : pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
19.  Juge Oliver Wendell Holmes dans Abrahams v. United States, 250 U.S. 616 (1919), p. 630.
20.  Affaire Brandenburg v. Ohio, 395 U.S. 444 (1969), p. 447.
21.  Affaire Schenck v. United States, 294 U.S. 47 (1919), p. 52.
22.  Affaire Whitney v. California, 274 U.S. 357 (1927), p. 376.
23.  Juge Louis D. Brandeis dans Whitney v. California, 274 U.S. 357 (1927), p. 377.
ARRÊT POLAT DU 8 JUILLET 1999
ARRÊT POLAT
ARRÊT POLAT
ARRÊT POLAT
ARRÊT POLAT – OPINION CONCORDANTE   DE M. LE JUGE BONELLO


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 23500/94
Date de la décision : 08/07/1999
Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (non-épuisement) ; Violation de l'Art. 10 ; Non-lieu à examiner P1-1 ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) DEFENSE DE L'ORDRE, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) INTEGRITE NATIONALE, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PREVENTION DES INFRACTIONS PENALES, (Art. 10-2) PREVUE PAR LA LOI, (Art. 10-2) SECURITE NATIONALE, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 35-1) RECOURS INTERNE EFFICACE, MARGE D'APPRECIATION


Parties
Demandeurs : POLAT
Défendeurs : TURQUIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1999-07-08;23500.94 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award