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08/07/1999 | CEDH | N°25067/94;25068/94

CEDH | AFFAIRE ERDOGDU ET INCE c. TURQUIE


AFFAIRE ERDOĞDU ET İNCE c. TURQUIE
(Requêtes nos 25067/94 et 25068/94)
ARRÊT
STRASBOURG
8 juillet 1999
En l’affaire Erdoğdu et İnce c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 111, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,   Mme E

. Palm,   MM. A. Pastor Ridruejo,    G. Bonello,    J. Makarczyk,    P. Kūris,    J.-P. Costa,   ...

AFFAIRE ERDOĞDU ET İNCE c. TURQUIE
(Requêtes nos 25067/94 et 25068/94)
ARRÊT
STRASBOURG
8 juillet 1999
En l’affaire Erdoğdu et İnce c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 111, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,   Mme E. Palm,   MM. A. Pastor Ridruejo,    G. Bonello,    J. Makarczyk,    P. Kūris,    J.-P. Costa,   Mmes F. Tulkens,    V. Strážnická,   MM. M. Fischbach,    V. Butkevych,    J. Casadevall,   Mme H.S. Greve,   MM. A.B. Baka,    R. Maruste,    K. Traja,    F. Gölcüklü, juge ad hoc,
ainsi que de M. P.J. Mahoney et Mme M. de Boer-Buquicchio, greffiers adjoints,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 mars et 16 juin 1999,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1.  L’affaire a été déférée à la Cour, telle qu’établie en vertu de l’ancien article 19 de la Convention3, par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 17 mars 1998, dans le délai de trois mois qu’ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouvent deux requêtes (nos 25067/94 et 25068/94) dirigées contre   la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Ümit Erdoğdu et Selami İnce, avaient saisi la Commission le 20 août 1994 en vertu de l’ancien article 25.
La demande de la Commission renvoie aux anciens articles 44 et 48 ainsi qu’à la déclaration turque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (ancien article 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits des causes révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 7 et 10 de la Convention.
2.  En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement A2, les requérants ont exprimé le souhait de participer à l’instance et désigné leurs conseils (article 30). M. R. Bernhardt, président de la Cour à l’époque, a autorisé ceux-ci à employer la langue turque dans la procédure écrite (article 27 § 3).
3.  En sa qualité de président de la chambre initialement constituée (ancien article 43 de la Convention et article 21 du règlement A) pour connaître notamment des questions de procédure pouvant se poser avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 11, M. Bernhardt a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement turc (« le Gouvernement »), les conseils des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure écrite. Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et des requérants les 24 et 25 août 1998 respectivement. Le 29 septembre 1998, le Gouvernement a soumis au greffe des informations supplémentaires à l’appui de son mémoire et, le 30 novembre 1998, les requérants ont fourni des précisions au sujet de leur demande de satisfaction équitable. Le 1er décembre 1998, le second requérant, M. İnce, a communiqué de nouvelles précisions à ce sujet. Le 26 février 1999, le Gouvernement a transmis ses observations sur les prétentions des deux requérants.
4.  A la suite de l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à l’article 5 § 5 dudit Protocole, l’examen de l’affaire a été confié à la Grande Chambre de la Cour. Le président de la  Cour, M. L. Wildhaber, a décidé que, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, il convenait de constituer une unique Grande Chambre pour connaître de la présente cause et de douze autres affaires contre la Turquie, à savoir : Karataş c. Turquie (requête n° 23168/94), Arslan c. Turquie (n° 23462/94), Polat c. Turquie (n° 23500/94), Ceylan c. Turquie (n° 23556/94), Okçuoğlu c. Turquie (n° 24246/94), Gerger c. Turquie (n° 24919/94), Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie (nos 23536/94 et 24408/94), Sürek et Özdemir c. Turquie (nos 23927/94 et 24277/94), Sürek c. Turquie (n° 1) (n° 26682/95), Sürek c. Turquie (n° 2) (n° 24122/94), Sürek c. Turquie (n° 3) (n° 24735/94) et Sürek c. Turquie (n° 4) (n° 24762/94).
5.  La Grande Chambre constituée à cette fin comprenait de plein droit M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, ainsi que M. J.-P. Costa et M. M. Fischbach, vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5  a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. A. Pastor Ridruejo, M. G. Bonello, M. J. Makarczyk, M. P. Kūris, Mme F. Tulkens, Mme V. Strážnická, M. V. Butkevych, M. J. Casadevall, Mme H.S. Greve, M. A.B. Baka, M. R. Maruste et Mme S. Botoucharova (articles 24 § 3 et 100 § 4 du règlement).
Le 19 novembre 1998, M. Wildhaber a dispensé de siéger M. Türmen, qui s’était déporté, eu égard à une décision de la Grande Chambre prise dans l’affaire Oğur c. Turquie conformément à l’article 28 § 4 du règlement. Le 16 décembre 1998, le Gouvernement a notifié au greffe la désignation de M.  F. Gölcüklü en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 du règlement).
Par la suite, M. K. Traja, suppléant, a remplacé Mme Botoucharova, empêchée (article 24 § 5 b) du règlement).
6.  A l’invitation de la Cour (article 99 du règlement), la Commission a délégué l’un de ses membres, M. D. Šváby, pour participer à la procédure devant la Grande Chambre.
7.  Ainsi qu’en avait décidé le président, qui avait également autorisé les conseils des requérants à employer la langue turque dans la procédure orale (article 34 § 3 du règlement), une audience – simultanément consacrée à la présente affaire et à l’affaire Gerger c. Turquie – s’est déroulée en public le 1er mars 1999, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire et décidé d’accepter que les requérants soient représentés à l’audience par Me E. Şansal, malgré sa désignation tardive.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement  MM. D. Tezcan,   M. Özmen, coagents,   B. Çalışkan,  Mlles G. Akyüz,   A. Günyaktı,  M. F. Polat,  Mlle A. Emüler,  Mme I. Batmaz Keremoğlu,  MM. B. Yıldız,   Y. Özbek, conseillers ;
– pour les requérants  Me E. Şansal, avocat au barreau d’Ankara, conseil ; 
– pour la Commission  M. D. Šváby, délégué.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Šváby, Me Şansal et M. Tezcan.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A.  Les requérants
8.  A l’époque des faits, le premier requérant, M. Ümit Erdoğdu, était rédacteur en chef de la revue mensuelle Demokrat Muhalefet ! (« Opposition démocratique ! »), qui paraît à Istanbul. Dans son numéro de janvier 1992, la revue publia un entretien avec un sociologue turc, M. İ.B., interrogé par le second requérant, M. Selami İnce.
B.  L’article incriminé
9.  Les passages pertinents de cet entretien se traduisent ainsi :
« Q : Comment et dans quelle mesure M. Demirel va-t-il accepter la « réalité kurde » ? Son interprétation de cette « réalité » peut-elle être considérée comme représentative de la politique de l’Etat ?
R : (...) Le gouvernement est bien obligé d’accepter certains faits maintenant qu’il existe une résistance armée au Kurdistan. (...) Le recours à la violence par les forces turques n’a pas enrayé l’escalade ni la progression du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan] (...)
Q : Quelle forme prendra la nouvelle politique officielle au Kurdistan ? Quels aspects de l’idéologie officielle seront modifiés et de quelle façon ? Quelles en seront les conséquences sur la vie quotidienne des Kurdes ?
R : (...) En Turquie, le gouvernement et l’Etat sont deux choses très différentes. L’Etat fonctionne au travers d’institutions et d’organes, dont les membres sont nommés. Ces institutions et organes représentent le pouvoir de l’Etat. Le poids du gouvernement, c’est-à-dire du pouvoir politique, est négligeable par rapport au pouvoir de l’Etat. C’est pourquoi les gouvernements peuvent être renversés aussi souvent par l’autorité de l’Etat. Un changement de l’idéologie officielle ne peut intervenir que sur le long terme et ce sont les forces politiques et sociales non gouvernementales qui, par leur lutte, pourront susciter ce changement. La substance des idées et de l’action du PKK, par exemple, est de nature à infléchir l’idéologie officielle, réduire l’influence des organes de la scène politique turque dont les membres sont nommés et augmenter le poids des parlementaires élus par le peuple. A mon sens, le rôle des Kurdes, et notamment celui du PKK, va de facto prendre encore de l’importance. L’influence du PKK dans les sociétés kurde et turque va gagner en ampleur et en profondeur. Et à mesure que cette influence grandira, les gouvernements prendront des mesures plus importantes dans le cadre de leurs politiques en vue de la reconnaissance de la « réalité kurde ». De toute évidence, l’Etat tentera de faire obstacle au gouvernement dans ce processus et essaiera de dénaturer certaines idées et politiques. De même, il est manifeste que le gouvernement survivra aussi longtemps qu’il pourra résister au pouvoir de l’Etat et contrôler les institutions et organes désignés, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il détiendra un pouvoir réel.
Ces changements se manifesteront dans la vie quotidienne des Kurdes. Les investigations et recherches vont se développer dans des domaines tels que la langue, l’histoire et le folklore kurdes. La culture kurde va connaître un renouveau. La spécificité d’une société kurde sera exaltée parmi les masses kurdes. La conscience nationale et l’aspiration à la libération se renforceront et s’étendront. L’idée et le désir d’indépendance se développeront.
Q : On observe à l’heure actuelle que les Kurdes qui, jusqu’à présent, n’auraient jamais dit « je suis kurde et je me lance dans la politique pour améliorer mes conditions de vie présentes et à venir » commencent maintenant clairement « à entrer en politique pour défendre leurs propres intérêts » dans tout le Kurdistan et la Turquie. Qu’est-ce qui a amené cette évolution ? Les Kurdes ont-ils besoin d’un thème politique dans le domaine juridique ? Dans l’affirmative, quelle forme devrait-il prendre ?
R : Sans aucun doute, la principale cause de cette évolution a été la lutte armée menée par le PKK depuis presque huit ans. La guérilla a entraîné des changements sociaux et politiques majeurs dans la société kurde traditionnelle. Les valeurs traditionnelles sont bouleversées. La population soutient très largement les guérilleros kurdes depuis le 15 août 1984. La conscience nationale est en train de s’imposer dans la société kurde et ce processus prend rapidement de l’ampleur. Et nous voyons que, dans le cadre de cette évolution, les forces politiques établies sont utilisées pour défendre les intérêts kurdes, pour aller vers l’autonomie et l’indépendance. Les Kurdes, dont l’engagement politique a toujours servi les intérêts d’autres personnes et d’autres nations, font désormais de la politique pour être utiles au peuple kurde. Une saine conscience nationale se développe en réponse au racisme et au colonialisme des Turcs. Sans doute serait-ce simplifier à l’extrême de dire que tout a commencé avec le début de la guérilla kurde le 15 août. Ce processus a des origines plus lointaines mais (ce qui a été décisif, c’est la nouvelle dynamique lancée par le PKK. (...) Qui est illégal au Kurdistan ? Les guérilleros ou les forces spéciales de l’armée turque ? (...)
Q : Que faudrait-il faire pour contrer la vague de chauvinisme turc favorisée par la presse de droite et le MCP [Parti des travailleurs nationalistes] ? Existe-t-il une possibilité de confrontation entre les peuples turc et kurde ? Comment empêcher cela ?
R : (...) Les Kurdes meurent pour leur nation. Pour quelle cause meurent les Turcs ? Que font-ils au Kurdistan ?
Q : Il est dit depuis un certain temps que l’hégémonie du PKK au Kurdistan a atteint un degré tel que l’on peut à présent parler d’un « double pouvoir ». Öcalan a écrit que l’on se dirigeait vers la « formation d’un Gouvernement-Etat » dans la région du Botan-Behdinan. Existe-t-il certaines indications quant à la stratégie future du PKK au Kurdistan et sur la scène politique turque ?
R : (...) L’Etat turc a déjà retiré ses soldats et évacué les commissariats de police dans certaines régions telles que le Botan. (...) Cela pourrait être perçu comme le début de la formation d’un Etat. (...) »
C.  Les mesures prises par les autorités
1.  Les chefs d’accusation
10.  Par acte du 23 mars 1992, le procureur près la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul (Istanbul Devlet Güvenlik Mahkemesi), en vertu de l’article 8 de la loi de 1991 relative à la lutte contre le terrorisme (« la loi de 1991 » – paragraphe 19 ci-dessous), inculpa les requérants de diffusion de propagande contre l’intégrité de l’Etat du fait de la publication de l’entretien.
2.  La procédure devant la cour de sûreté de l’Etat
11.  Devant la cour de sûreté de l’Etat, les requérants réfutèrent les accusations. Ils firent valoir que l’entretien litigieux se bornait à retranscrire les propos de M. İ.B. Selon eux, la publication d’un entretien ne pouvait constituer une infraction ; de plus, des points de vue similaires avaient été exprimés par les plus hautes autorités en Turquie.
3.  La condamnation des requérants
12.  Par un arrêt du 12 août 1993, la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul déclara les requérants coupables d’infractions à l’article 8 de la loi de 1991. Le premier fut condamné à cinq mois d’emprisonnement et à une amende de 41 666 666 livres turques (TRL) en vertu du deuxième paragraphe de l’article 8 de ladite loi ; le second à un an et huit mois d’emprisonnement et à une amende de 41 666 666 TRL en vertu du premier paragraphe de l’article 8.
13.  Dans ses attendus, la cour se fonda sur certains passages des déclarations de la personne interrogée. Elle conclut notamment que les extraits suivants constituaient de la propagande contre l’indivisibilité de l’Etat : « (...) le gouvernement est bien obligé d’accepter certains faits maintenant qu’il existe une résistance armée au Kurdistan (...) » ; « (...) Le recours à la violence par les forces turques n’a pas enrayé la montée en puissance du PKK. (...) » ; « (...) La substance des idées et de l’action du PKK (...) est de nature à infléchir l’idéologie officielle (...) » ; « (...) le rôle des Kurdes, et notamment celui du PKK, va prendre encore de l’importance. L’influence du PKK dans les sociétés kurde et turque va gagner en ampleur et en profondeur (...) » ; « (...) La conscience nationale et l’aspiration à la libération se renforceront et s’étendront. L’idée et le désir d’indépendance se développeront (...) » ; « (...) la principale cause de cette évolution a été la lutte armée menée par le PKK depuis presque huit ans (...) » ; « (...) Qui est illégal au Kurdistan ? Les guérilleros ou les forces spéciales de l’armée turque ? (...) » ; « (...) Les Kurdes meurent pour leur nation. Pour quelle cause meurent les Turcs ? Que font-ils au Kurdistan ? (...) » ; « (...) L’Etat turc a déjà retiré ses soldats et évacué les commissariats de police dans certaines régions telles que le Botan. (...) » ; « (...) Cela pourrait être perçu comme le début de la formation d’un Etat (...) ».
4.  Le pourvoi formé par les requérants
14.  Les requérants se pourvurent en cassation. Par arrêt du 1er février 1994, la Cour de cassation les débouta. Elle confirma le bien-fondé de l’appréciation des preuves et du raisonnement émanant de la cour de sûreté de l’Etat lorsqu’elle avait rejeté les moyens de défense des requérants. L’arrêt fut signifié aux intéressés le 21 février 1994.
5.  La suite de la procédure
15.  A la suite des modifications apportées à la loi de 1991 par la loi n° 4126 du 27 octobre 1995 (paragraphes 19 et 20 ci-dessous), la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul réexamina d’office les affaires des requérants.
Le 15 décembre 1995, elle les condamna respectivement à cinq mois d’emprisonnement et une amende de 41 666 666 TRL, et à un an, un mois et dix jours d’emprisonnement et une amende de 111 111 110 TRL. La cour ordonna d’assortir les peines de prison d’un sursis avec mise à l’épreuve.
16.  Les requérants se pourvurent en cassation. Le 7 avril 1997, la Cour de cassation annula l’arrêt de la cour de sûreté de l’Etat. En ce qui concerne M. Erdoğdu, elle considéra que, puisqu’il avait été poursuivi en sa qualité de rédacteur en chef de la revue, sa peine d’emprisonnement aurait dû être commuée en une amende, faute de quoi la condamnation était illégale. Quant à M. İnce, elle jugea que l’avocat de celui-ci n’avait pas été dûment informé de la date de l’audience devant la cour de sûreté de l’Etat.
17.  Le 9 septembre 1997, cette dernière tint audience. Compte tenu des dispositions de la loi n° 4304 entrée en vigueur le 14 août 1997, elle décida de surseoir à prononcer une peine définitive contre M. Erdoğdu, conformément à l’article 1 de ladite loi, sous réserve des conditions énoncées à son article 2 (paragraphe 21 ci-dessous). La cour confirma la condamnation de M. İnce et la peine qui lui avait été infligée, à l’exécution de laquelle il était toutefois sursis en raison de sa bonne conduite durant le procès.
II.  le droit ET LA PRATIQUE interneS pertinentS
A.  Le droit pénal
1.  La loi n° 5680 du 15 juillet 1950 sur la presse
18.  Les clauses pertinentes de la loi de 1950 sont libellées comme suit :
Article 3
« Sont des « périodiques », aux fins de la présente loi, les journaux, les dépêches des agences de presse et tous autres imprimés publiés à intervalles réguliers.
Constitue une « publication », l’exposition, l’affichage, la diffusion, l’émission, la vente ou la mise en vente d’imprimés dans des locaux accessibles au public où chacun peut les voir.
Le délit de presse n’est constitué que s’il y a publication, sauf lorsque le discours est en soi constitutif d’une infraction. »
2.  La loi n° 3713 du 12 avril 1991 relative à la lutte contre le terrorisme3
19.  Les dispositions pertinentes de la loi de 1991 sont libellées en ces termes :
Article 8  (avant modification par la loi n° 4126 du 27 octobre 1995)
« La propagande écrite et orale, les réunions, assemblées et manifestations visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat de la République de Turquie et à l’unité indivisible de la nation sont prohibées, quels que soient le procédé utilisé et le but poursuivi. Quiconque se livre à pareille activité est condamné à une peine de deux à cinq ans d’emprisonnement et à une amende de cinquante à cent millions de livres turques.
Lorsque le crime de propagande visé au paragraphe ci-dessus est commis par la voie des périodiques visés à l’article 3 de la loi n° 5680 sur la presse, l’éditeur est également condamné à une amende égale à quatre-vingt-dix pour cent du montant des  ventes moyennes du mois précédent si l’intervalle de parution du périodique est de moins d’un mois, ou des ventes moyennes du mois précédent du quotidien à plus fort tirage s’il s’agit d’imprimés n’ayant pas la qualité de périodique ou si le périodique vient d’être lancé[4]. Toutefois, l’amende ne peut être inférieure à cent millions de livres turques. Le rédacteur en chef dudit périodique est condamné à la moitié de l’amende infligée à l’éditeur ainsi qu’à une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement. »
Article 8  (tel que modifié par la loi n° 4126 du 27 octobre 1995)
« La propagande écrite et orale, les réunions, assemblées et manifestations visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat de la République de Turquie ou à l’unité indivisible de la nation sont prohibées. Quiconque poursuit une telle activité est condamné à une peine d’un à trois ans d’emprisonnement et à une amende de cent à trois cents millions de livres turques. En cas de récidive, les peines infligées ne sont pas converties en amende.
Lorsque le crime de propagande visé au premier paragraphe est commis par la voie des périodiques visés à l’article 3 de la loi n° 5680 sur la presse, l’éditeur est également condamné à une amende égale à quatre-vingt-dix pour cent du montant des ventes moyennes du mois précédent si l’intervalle de parution du périodique est de moins d’un mois. Toutefois, l’amende ne peut être inférieure à cent millions de livres turques. Le rédacteur en chef dudit périodique est condamné à la moitié de l’amende infligée à l’éditeur ainsi qu’à une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement.
Lorsque le crime de propagande visé au premier paragraphe est commis par la voie d’imprimés ou par des moyens de communication de masse autres que les périodiques mentionnés au second paragraphe, les auteurs responsables et les propriétaires des moyens de communication de masse sont condamnés à une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de cent à trois cents millions de livres turques (…)
Article 13  (avant modification par la loi n° 4126 du 27 octobre 1995)
« Les peines réprimant les infractions visées à la présente loi ne sont convertibles ni en une amende ni en une autre mesure, et ne peuvent être assorties d’un sursis à  exécution. »
Article 13  (tel qu’amendé par la loi n° 4126 du 27 octobre 1995)
« Les peines réprimant les infractions visées à la présente loi ne sont convertibles ni en une amende ni en une autre mesure, et ne peuvent être assorties d’un sursis à exécution.
Toutefois, les dispositions du présent article ne s’appliquent pas aux condamnations prononcées en vertu de l’article 8[5]. »
Article 17
« Parmi les personnes condamnées pour des infractions relevant de la présente loi, celles (…) punies d’une peine privative de liberté bénéficient d’office d’une libération conditionnelle, à condition d’avoir purgé les trois quarts de leur peine et fait preuve de bonne conduite.
Les premier et second paragraphes de l’article 19[6] (…) de la loi n° 647 sur l’exécution des peines ne s’appliquent pas aux condamnés susvisés. »
3.  La loi n° 4126 du 27 octobre 1995 portant modification des articles 8 et 13 de la loi n° 3713
20.  Les amendements ci-dessous ont été apportés à la loi de 1991 à la suite de l’adoption de la loi n° 4126 du 27 octobre 1995 :
Disposition provisoire relative à l’article 2
« Dans le mois suivant l’entrée en vigueur de la présente loi, le tribunal ayant prononcé le jugement réexamine le dossier de la personne condamnée en vertu de l’article 8 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme et, conformément à la modification apportée (…) à l’article 8 de la loi n° 3713, reconsidère la durée de la peine infligée à cette personne et décide s’il y a lieu de la faire bénéficier des articles 4[7] et 6[8] de la loi n° 647 du 13 juillet 1965. »
4.  La loi n° 4304 du 14 août 1997 sur les sursis au jugement et à l’exécution des peines quant aux infractions commises avant le 12 juillet 1997 en qualité de rédacteur en chef 
21.  Les dispositions suivantes sont applicables aux peines réprimant les infractions à la loi sur la presse :
Article 1
« Il est sursis à l’exécution des peines infligées en leur qualité de rédacteur en chef, conformément à la loi n° 5680 sur la presse ou à d’autres lois, aux auteurs d’infractions commises avant le 12 juillet 1997.
La disposition du premier paragraphe s’applique aussi aux peines en cours d’exécution.
Il est sursis à la mise en branle de l’action publique ou au jugement si le rédacteur en chef n’est pas encore poursuivi, si une enquête préliminaire a été ouverte mais que l’action publique n’a pas encore été lancée, si la procédure en est au stade de l’instruction finale mais que le jugement n’a pas encore été prononcé ou si le jugement a été prononcé mais n’est pas encore devenu définitif. »
Article 2
« Si un rédacteur en chef ayant bénéficié des dispositions du premier paragraphe de l’article 1 est condamné en sa qualité de rédacteur en chef pour une infraction intentionnelle commise dans les trois ans à compter de la date du sursis, il doit accomplir l’intégralité des peines dont l’exécution avait été suspendue.
Dans les cas où il y a été sursis, l’action publique est lancée ou le jugement rendu dès lors qu’intervient une condamnation en qualité de rédacteur en chef pour une infraction intentionnelle commise dans les trois ans à compter de la date du sursis.
Toute condamnation en qualité de rédacteur en chef prononcée pour une infraction commise avant le 12 juillet 1997 est réputée nulle et non avenue si ledit délai de trois ans expire sans que soit intervenue une nouvelle condamnation pour une infraction intentionnelle. Dans les mêmes conditions, si l’action publique n’a pas été lancée, elle ne peut plus l’être ; si elle l’a été, il y est mis fin. »
5.  La loi n° 647 du 13 juillet 1965 sur l’exécution des peines
22.  La loi de 1965 sur l’exécution des peines dispose notamment :
Article 5
« La peine d’amende consiste en un versement au Trésor public d’une somme fixée dans les limites prévues par la loi.
Si, après notification de l’injonction de payer, le condamné ne s’acquitte pas de l’amende dans les délais, il est incarcéré, à raison d’un jour par dizaine de milliers de livres turques dues, sur décision du procureur de la République.
La peine d’emprisonnement ainsi infligée en substitution de la peine d’amende ne peut dépasser trois ans (…) »
Article 19 § 1
« (…) les personnes condamnées à une peine privative de liberté bénéficient d’office d’une libération conditionnelle, sous réserve d’avoir purgé la moitié de leur peine et fait preuve de bonne conduite (...) »
6.  Le code de procédure pénale (loi n° 1412)
23.  Le code de procédure pénale contient les dispositions suivantes :
Article 307
« Le pourvoi en cassation ne peut porter que sur la non-conformité du jugement à la loi.
La non-application ou l’application fautive d’une règle de droit constitue un cas de non-conformité à la loi[9]. »
Article 308
« La violation de la loi est considérée comme manifeste dans les cas ci-dessous :
1-  si la juridiction n’est pas constituée conformément à la loi ;
2-  si prend part à la décision un juge auquel la loi l’interdit ;
B.  Jurisprudence pénale soumise par le Gouvernement
24.  Le Gouvernement a produit copies de plusieurs ordonnances de non-lieu, rendues par le procureur général près la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul à l’encontre de personnes soupçonnées d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité – notamment sur la base d’une distinction fondée sur la religion – (article 312 du code pénal) ou de propagande séparatiste contre l’unité indivisible de l’Etat (article 8 de la loi n° 3713 – paragraphe 19 ci-dessus). S’agissant des affaires où ces infractions ont été commises par la voie de publications, dans la majorité des cas en cause, le parquet s’est fondé notamment sur la prescription de l’action publique, l’absence de certains éléments constitutifs de l’infraction considérée ou de preuves suffisantes ; comme autres motifs, l’on trouve aussi la non-distribution des imprimés litigieux, l’absence d’intention délictuelle ainsi que l’absence d’établissement des faits ou d’identification des responsables.
En outre, le Gouvernement a communiqué, à titre d’exemples, plusieurs arrêts rendus par des cours de sûreté de l’Etat quant aux infractions susmentionnées et concluant à la non-culpabilité des prévenus. Il s’agit des arrêts suivants : 19 novembre (n° 1996/428) et 27 décembre 1996 (n° 1996/519), 6 mars (n° 1997/33), 3 juin (n° 1997/102), 17 octobre (n° 1997/527), 24 octobre (n° 1997/541) et 23 décembre 1997 (n° 1997/606), 21 janvier (n° 1998/8), 3 février (n° 1998/14), 19 mars (n° 1998/56), 21 avril (n° 1998/87) et 17 juin 1998 (n° 1998/133).
25.  Pour ce qui est plus particulièrement des procès entamés contre des auteurs d’ouvrages ayant trait au problème kurde, dans les cas en cause, les cours de sûreté de l’Etat ont notamment motivé leurs arrêts par l’absence de l’élément de « propagande », constitutif de l’infraction, ou par le caractère objectif des propos tenus en l’occurrence.
PROCéDURE DEVANT LA COMMISSION
26.  MM. Ümit Erdoğdu, premier requérant, et Selami İnce, second requérant, ont saisi la Commission le 20 août 1994. Invoquant les articles 7, 9 et 10 de la Convention, ils arguaient que leur condamnation pour la publication de l’entretien en question avait constitué une ingérence injustifiable dans leur droit à la liberté de pensée et à la liberté d’expression. Ils se plaignaient aussi d’avoir été condamnés pour un acte ne constituant pas une infraction pénale en droit national ou international à l’époque où il avait été commis étant donné que la disposition pertinente de la loi de 1991 était trop vague pour leur permettre d’établir une distinction entre comportement autorisé et comportement interdit.
27.  La Commission a retenu les requêtes (nos 25067/94 et 25068/94) les 2 septembre et 14 octobre 1996 respectivement. Le 2 décembre 1997, la Commission a décidé de joindre les requêtes. Dans son rapport du 11 décembre 1997 (ancien article 31 de la Convention), elle exprime l’avis qu’il y a eu violation de l’article 10 (trente et une voix contre une) mais   non de l’article 7 (unanimité). Des extraits de son avis et l’opinion partiellement dissidente dont il s’accompagne figurent en annexe au présent arrêt10.
CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR
28.  Dans leur mémoire, les requérants prient la Cour de conclure que l’Etat défendeur a failli aux obligations que lui imposent les articles 7 et 10 de la Convention et de leur accorder une satisfaction équitable au titre de l’article 41.
De son côté, le Gouvernement excipe à titre préliminaire du non-respect de la règle des six mois. A titre subsidiaire, il invite la Cour à conclure à la non-violation des articles invoqués par les requérants.
EN DROIT
I.  sur l’exception préliminaire du gouvernement
29.  Le Gouvernement affirme que la Commission aurait dû déclarer les requêtes irrecevables pour inobservation du délai de six mois prévu à l’ancien article 26 de la Convention (devenu article 35 § 1). En effet, la Cour de cassation a examiné les affaires le 1er février 1994. Son arrêt a été publié le 9 février et notifié aux requérants le 21 février 1994. Or la Commission n’a reçu les requêtes que le 24 août 1994, soit plus de six mois après l’une quelconque des dates précitées.
30.  La Cour relève que les requérants ont reçu notification de l’arrêt de la Cour de cassation le 21 février 1994 et que leur premier courrier à la Commission, comportant tous les renseignements utiles sur leur requête, était daté du 20 août 1994.
A l’instar de la Commission, la Cour estime que le fait que la Commission ait reçu la première lettre des requérants quatre jours seulement après la date figurant sur celle-ci ne signifie pas que les intéressés l’aient antidatée. La Cour rejette donc l’exception préliminaire du Gouvernement.
II.  sur l’objet du litige
31.  La Cour constate qu’à l’audience l’avocat des requérants a affirmé que la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul qui avait condamné ses clients ne saurait passer pour un tribunal indépendant et impartial, ce qui emporte violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Toutefois, ce grief n’ayant jamais été soulevé devant la Commission, il ne saurait relever du litige dont la Cour est saisie (voir notamment, mutatis mutandis, l’arrêt Janowski c. Pologne [GC], n° 25716/94, § 19, CEDH 1999-I). La Cour se bornera donc à examiner les doléances que les requérants tirent des articles 7 et 10 de la Convention.
III.  Sur lA VIOLATION alléguée des articles 9 et 10 de la convention
32.  Les requérants allèguent que les autorités ont porté atteinte de manière injustifiable à leurs droits à la liberté de pensée et à la liberté d’expression tels que les consacrent les articles 9 et 10 de la Convention.
A l’instar de la Commission, la Cour considère qu’il y a lieu d’examiner le grief des requérants sous l’angle de l’article 10, aux termes duquel :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
33.  Le Gouvernement affirme que l’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression était justifiée au regard du second paragraphe de l’article 10. Pour sa part, la Commission souscrit au point de vue des requérants.
A.  Existence d’une ingérence
34.  Pour la Cour, il apparaît clairement que la condamnation des requérants en vertu de l’article 8 de la loi de 1991 relative à la lutte contre le terrorisme (« la loi de 1991 ») s’analyse en une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression, ce qu’aucun des comparants n’a contesté.
B.  Justification de l’ingérence
35.  Pareille ingérence est contraire à l’article 10 sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de l’article 10 et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts. La Cour va examiner ces conditions une à une.
1.  « Prévue par la loi »
36.  Les requérants ne se sont pas exprimés au sujet du respect de cette exigence (voir toutefois le paragraphe 57 ci-dessous).
37.  Le Gouvernement souligne que les mesures prises à l’encontre des requérants se fondaient sur l’article 8 de la loi de 1991.
38.  La Commission considère que le libellé de l’article 8 de la loi de 1991, dans sa version en vigueur à l’époque où l’infraction a été commise, était suffisamment précis pour permettre aux requérants de régler leur conduite en la matière, au besoin en s’entourant de conseils juridiques, et que la condition de prévisibilité se trouvait ainsi remplie. Elle conclut donc que l’ingérence dans le droit que l’article 10 reconnaît aux requérants était prévue par la loi.
39.  La Cour, à l’instar de la Commission, admet que, la condamnation des requérants étant fondée sur l’article 8 de la loi de 1991, l’ingérence qui en est résultée dans leur droit à la liberté d’expression pouvait passer pour « prévue par la loi ».
2.  But légitime
40.  Les requérants affirment que l’article 8 de la loi de 1991 visait à empêcher l’expression de toutes les idées contredisant le point de vue officiel de l’Etat. C’est pourquoi on ne saurait considérer que leur condamnation poursuivait un but légitime. L’entretien litigieux contenait l’opinion d’un sociologue et chercheur sur la situation des Kurdes ; il n’incitait pas à la violence, ne renfermait aucune propagande séparatiste et ne manifestait pas non plus de soutien à une quelconque organisation illégale.
41.  Le Gouvernement répète que l’interdiction de toute propagande séparatiste énoncée à l’article 8 de la loi de 1991 vise à protéger l’intégrité territoriale et l’unité nationale de l’Etat défendeur et donc, eu égard à la menace terroriste, à défendre l’ordre public et la sécurité nationale.
42.  La Commission estime pour sa part que la condamnation des requérants s’inscrit dans le cadre de la lutte menée par les autorités contre le terrorisme illégal pour protéger la sécurité nationale et la sûreté publique, objectifs légitimes cités à l’article 10 § 2.
43.  Eu égard au caractère sensible de la situation prévalant dans le Sud-Est de la Turquie en matière de sécurité (arrêt Zana c. Turquie du 25 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, p. 2539, § 10) et à la nécessité pour les autorités d’exercer leur vigilance face à des actes susceptibles d’accroître la violence, la Cour estime pouvoir conclure que les mesures prises à l’encontre du requérant poursuivaient certains des buts mentionnés par le Gouvernement, à savoir la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, la défense de l’ordre et la prévention du crime.
C’est certainement le cas lorsque, comme dans la situation du Sud-Est de la Turquie à l’époque des faits, le mouvement séparatiste s’appuie sur des méthodes qui font appel à la violence.
3.  « Nécessaire dans une société démocratique »
a)  Les arguments des comparants
i.  Les requérants
44.  Les requérants soulignent que leur condamnation s’analyse en une ingérence injustifiée et disproportionnée dans leur droit à la liberté d’expression. Selon eux, les organes de presse qui véhiculent des idées contredisant la position officielle des autorités turques sont accusés de diffuser de la propagande en faveur d’organisations terroristes et sanctionnés sous prétexte de protéger la sécurité nationale et l’intégrité territoriale.
L’entretien incriminé était prévu pour s’intégrer dans un dossier exposant un large éventail d’opinions sur la question kurde, depuis celles des dirigeants des partis appartenant à la coalition gouvernementale jusqu’à celles des militaires. Il contenait le point de vue d’un chercheur et sociologue et revêtait la forme d’une analyse de la situation des Kurdes.
L’amendement à la loi de 1991 adopté en 1995 lui-même n’aurait pas réussi à faire disparaître du paysage turc la notion de « pensée criminelle », comme en témoigne le fait que le réexamen de l’affaire des requérants n’a pas débouché sur l’annulation de leur condamnation.
ii.  Le Gouvernement
45.  Le Gouvernement réplique que le vocabulaire utilisé dans l’entretien incriminé jouait sur les sentiments, l’intelligence et la volonté des citoyens d’origine kurde et appelait les Kurdes à instituer une assemblée nationale. Cet entretien décrivait le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) comme une armée de libération nationale qui l’emporterait sans nul doute dans le conflit armé qui l’opposait à la République turque.
L’entretien fut publié à une époque où le PKK, tirant parti des troubles provoqués par la guerre du Golfe à la frontière avec l’Irak, lançait sur tous les fronts des attaques contre des cibles aussi bien militaires que civiles et massacrait chaque jour des dizaines de personnes. Les avis exprimés par la personne interrogée s’analyseraient donc en un soutien à la violence séparatiste. Les expressions utilisées dans l’entretien auraient incité les lecteurs d’origine kurde à prendre les armes contre l’Etat turc et offert une caution morale à la violence séparatiste et aux actes de « libération nationale » commis par les citoyens d’origine kurde. Selon le Gouvernement, il ne s’agissait pas d’une simple analyse mais d’un réel soutien aux actes du PKK et donc d’une glorification du mouvement indépendantiste kurde.
Dans un contexte de terrorisme virulent, tel que celui perpétré par le PKK, lequel recourrait systématiquement à des massacres de femmes, d’enfants, d’instituteurs et d’appelés, les autorités turques auraient le devoir d’interdire tous actes de propagande séparatiste, lesquels ne pourraient qu’inciter à la violence et à l’hostilité entre les différentes composantes de la société et donc mettre en péril les droits de l’homme et la démocratie.
En conséquence, la condamnation des requérants en vertu de l’article 8 de la loi de 1991 relèverait bien de la marge d’appréciation des autorités en la matière. Partant, l’ingérence se justifierait au regard de l’article 10 § 2 de la Convention.
iii.  La Commission
46.  La Commission considère que la teneur de l’entretien litigieux revêtait essentiellement un caractère analytique. La personne interrogée exprimait son point de vue sur la question kurde et d’autres questions connexes en termes modérés et ne s’associait en rien au recours à la violence dans le cadre de la lutte séparatiste kurde. La Commission note que les requérants n’ont ajouté à l’entretien aucun commentaire qui aurait révélé leur approbation du recours à la violence. A son avis, les mesures prises à l’encontre des requérants ont eu pour effet de dissuader le débat public sur des questions politiques importantes. C’est en particulier pour ces raisons que la Commission a constaté une violation de l’article 10 de la Convention.
b)  L’appréciation de la Cour
47.  La Cour rappelle les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10, tels qu’elle les a exposés notamment dans les arrêts Zana, précité, pp. 2547-2548, § 51, et Fressoz et Roire c. France [GC], n° 29183/95, § 45, CEDH 1999-I :
i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii.  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des déclarations litigieuses et le contexte dans lequel elles s’inscrivent. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
48.  Les requérants ayant été condamnés pour avoir diffusé de la propagande séparatiste par le canal de la revue dont l’un était rédacteur en chef et où l’autre travaillait comme journaliste, il faut aussi examiner l’ingérence en cause en ayant égard au rôle essentiel que joue la presse dans le bon fonctionnement d’une démocratie politique (voir, parmi d’autres, les arrêts Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A n° 103, p. 26, § 41, et Fressoz et Roire précité, § 45). Si la presse ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de la protection des intérêts vitaux de l’Etat, telles la sécurité nationale ou l’intégrité territoriale, contre la menace   de violence, ou en vue de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime, il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur des questions politiques, y compris sur celles qui divisent l’opinion. A sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. La liberté de la presse fournit à l’opinion publique l’un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des dirigeants (arrêt Lingens précité, p. 26, §§ 41-42).
49.  La Cour constate que la revue a fait paraître un entretien avec un sociologue turc où celui-ci exposait son point de vue sur des changements possibles d’attitude de l’Etat turc sur la question kurde. A la lumière de l’évolution récente qui s’était fait jour dans le Sud-Est de la Turquie, il prédisait une renaissance de la culture kurde dans la région. Il exprimait aussi son avis sur la manière dont la guérilla menée par le PKK contribuait à la transformation de la société kurde, déclarant que le retrait des troupes turques et l’évacuation des postes de police dans certaines régions par le gouvernement turc pouvait être perçu comme le début de la formation d’un Etat kurde (paragraphe 9 ci-dessus).
La cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul a jugé que les charges retenues contre les deux requérants en vertu de l’article 8 de la loi de 1991 étaient établies (paragraphes 12 et 13 ci-dessus). Se fondant sur diverses déclarations de la personne interrogée, elle a considéré que la publication de son point de vue constituait de la propagande contre l’indivisibilité de l’Etat. La cour a notamment invoqué les passages où le sociologue faisait état d’une résistance armée au Kurdistan, affirmait que les violences dont les forces turques étaient l’auteur n’avaient pu enrayer la montée en puissance du PKK – dont les idées et les actions étaient de nature à infléchir l’« idéologie officielle » et dont l’influence sur les sociétés kurde et turque allait s’accroître –, que la conscience nationale des Kurdes et leur aspiration à la libération se renforceraient et que la lutte armée du PKK avait été la cause principale à l’origine de certaines évolutions, comme l’évacuation de certaines régions par le gouvernement turc, débouchant sur un début de formation d’un Etat kurde (paragraphe 13 ci-dessus).
50.  Pour apprécier la nécessité de l’ingérence à la lumière des principes exposés ci-dessus (paragraphes 47 et 48), la Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (arrêt Wingrove c. Royaume-Uni du 25 novembre 1996, Recueil 1996-V, pp. 1957-1958, § 58). De plus, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier ou même d’un homme politique. Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de l’opinion publique. En outre, la position dominante qu’il occupe lui commande de témoigner de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’il y a d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires. Il reste certes loisible aux autorités compétentes de l’Etat d’adopter, en leur qualité de garantes de l’ordre public, des mesures même pénales, destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à de pareils propos (arrêt Incal c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1567-1568, § 54). Enfin, là où les propos litigieux incitent à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’Etat ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression.
51.  La Cour portera une attention particulière aux termes employés dans l’entretien et au contexte de sa publication. A cet égard, elle tient compte des circonstances entourant les cas soumis à son examen, en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (arrêt Incal précité, pp. 1568-1569, § 58).
Elle constate que la publication litigieuse était un entretien avec un sociologue turc dont les opinions, telles qu’elles sont parues, semblaient traiter avant tout du processus d’ancrage de l’idéologie du PKK dans la société turque et de la manière dont se formaient les racines d’un Etat kurde. Sans approuver expressément le rôle tenu par le PKK dans la lutte pour l’indépendance kurde, la personne interrogée analysait cette situation, essentiellement d’un point de vue sociologique, face aux réactions de l’Etat turc.
52.  La Cour, à l’instar de la Commission, estime que l’entretien revêt un caractère analytique et ne contient aucun passage pouvant passer pour une incitation à la violence. La Cour a naturellement conscience des préoccupations qu’éprouvent les autorités au sujet de mots ou d’actes susceptibles d’aggraver la situation régnant en matière de sécurité dans cette zone où, depuis 1985 environ, de graves troubles font rage entre les forces de sécurité et les membres du PKK et ont entraîné de nombreuses pertes humaines et la proclamation de l’état d’urgence dans la plus grande partie de la région (arrêt Zana précité, p. 2539, § 10). Toutefois, il apparaît à la Cour qu’en l’espèce les autorités nationales n’ont pas suffisamment pris en compte le droit du public de se voir communiquer un autre point de vue sur la situation dans le Sud-Est de la Turquie, aussi désagréable que cela puisse être pour elles. Comme indiqué précédemment, les opinions exprimées dans l’entretien ne sauraient passer pour inciter à la violence, ni être interprétées comme susceptibles de le faire. Selon la Cour, les motifs avancés par la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul pour condamner les requérants, bien que pertinents, ne peuvent être considérés comme suffisant à justifier les ingérences dans leur droit à la liberté d’expression (paragraphe 13 ci-dessus).
53.  La Cour constate également que, même si la cour de sûreté de l’Etat a sursis à prononcer une peine définitive contre M. Erdoğdu et à exécuter celle infligée à M. İnce (paragraphe 17 ci-dessus), les deux requérants se sont néanmoins trouvés menacés de peines sévères. La Cour relève à cet égard que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence.
54.  La Cour souligne que les « devoirs et responsabilités » qui accompagnent l’exercice du droit à la liberté d’expression de la part des professionnels des médias revêtent une importance spéciale en cas de conflit et de tension. Il convient d’examiner avec une vigilance particulière la publication des opinions de représentants d’organisations qui recourent à la violence contre l’Etat, faute de quoi les médias risquent de devenir un support de diffusion de discours de haine et d’incitation à la violence. En même temps, lorsque des opinions ne relèvent pas de cette catégorie, les Etats contractants ne peuvent se prévaloir de la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime pour restreindre le droit du public à être informé en utilisant le droit pénal pour peser sur les médias.
55.  Partant, la Cour conclut que la condamnation des requérants se révèle disproportionnée aux buts poursuivis et donc non « nécessaire dans une société démocratique ». Dès lors, il y a eu en l’espèce violation de l’article 10 de la Convention.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLéGUéE De l’article 7 § 1 de la Convention
56.  Les requérants plaident que leur condamnation était contraire à l’article 7 § 1 de la Convention, qui dispose en son passage pertinent :
« Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. (…) »
57.  Selon les requérants, la loi de 1991 définit des infractions directement liées au terrorisme. Il en résulte que des actes de simple propagande ne sauraient constituer une infraction au titre de l’article 8 de cette loi sauf s’ils incitent à des actes terroristes. L’entretien litigieux ne pouvant passer pour ayant exhorté à la violence, leur condamnation de ce chef n’était pas prévisible. Ils font valoir que l’article 8 de la loi de 1991 ne délimitait pas avec suffisamment de précision le « crime de propagande » pour leur permettre d’établir une distinction entre comportements autorisés et comportements interdits.
58.  Comme le Gouvernement, la Commission estime que l’article 8 de la loi de 1991, dans sa version en vigueur à l’époque des faits, était suffisamment explicite pour permettre aux requérants, en s’entourant au   besoin de conseils juridiques, de régler leur conduite en la matière et qu’en conséquence il n’y avait pas eu infraction au principe de légalité des délits et des peines consacré par l’article 7.
59.  La Cour rappelle que la notion de « droit » (« law ») utilisée à l’article 7 correspond à celle de « loi » qui figure dans d’autres articles de la Convention (arrêt S.W. c. Royaume-Uni du 22 novembre 1995, série A n° 335-B, p. 42, § 35). Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est parvenue au sujet de l’exigence de prévisibilité énoncée à l’article 10 § 2 (paragraphe 39 ci-dessus), la Cour conclut à la non-violation de l’article 7 de la Convention.
V.  SUR L’application de l’article 41 DE LA Convention
60.  Les requérants demandent réparation du dommage matériel et moral ainsi que le remboursement des frais et dépens exposés pour la procédure interne et devant les institutions de la Convention. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage matériel
61.  M. Erdoğdu réclame 1 425 millions de livres turques (TRL) et 950 millions TRL à titre de compensation des retards que sa condamnation a occasionnés dans ses études et sa carrière. Il demande en outre 41 666 666 TRL en remboursement de l’amende qu’il a dû acquitter et 40 000 marks allemands correspondant à la somme qu’il a dû emprunter pour financer ses études de langues puisque, faisant l’objet de poursuites en Turquie, il a dû émigrer. M. İnce sollicite pour sa part 2 850 millions TRL pour le dédommager de la perte de son emploi résultant de sa condamnation.
62.  Le Gouvernement soutient que les sommes demandées sont exorbitantes étant donné qu’il a été sursis au prononcé d’une peine définitive contre M. Erdoğdu et à l’exécution de celle infligée à M. İnce (paragraphe 17 ci-dessus).
63.  Le délégué de la Commission ne s’est pas prononcé sur les sommes demandées.
64.  La Cour constate que les requérants n’ont en fait jamais payé leurs amendes. En l’absence de justificatifs du surplus de leurs demandes à cet égard, la Cour rejette les prétentions des requérants au titre du dommage matériel.
B.  Dommage moral
65.  Les requérants réclament chacun 10 milliards TRL à titre de réparation du dommage moral subi, sans en préciser la nature.
66.  Le Gouvernement soutient qu’il y a lieu de rejeter les demandes. A titre subsidiaire, il fait valoir que, si la Cour concluait à la violation de l’un des articles invoqués par les requérants, ce constat constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante.
67.  Le délégué de la Commission ne s’est pas non plus prononcé sur cet aspect des prétentions des requérants.
68.  La Cour estime que les requérants peuvent passer pour avoir éprouvé un certain désarroi dans les circonstances de l’espèce. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle alloue de ce chef à chacun des intéressés la somme de 30 000 francs français (FRF) à titre de réparation du dommage moral.
C.  Frais et dépens
69.  Les requérants sollicitent le remboursement de leurs frais et dépens, évalués à 500 millions TRL par M. Erdoğdu et 1 050 millions TRL par M. İnce. A l’appui de sa demande, M. Erdoğdu a soumis à la Cour le contrat qu’il avait conclu avec son avocat concernant le paiement des honoraires pour sa représentation à Strasbourg.
70.  Le Gouvernement trouve que ces sommes sont excessives par comparaison avec les honoraires que perçoivent les avocats turcs plaidant devant les juridictions internes et qu’elles n’ont pas été suffisamment justifiées. Selon lui, l’affaire est simple et n’a pas exigé beaucoup d’efforts de la part des avocats des requérants, qui ont pu utiliser leur propre langue tout au long de la procédure. Il met en garde contre l’octroi d’une réparation qui ne serait qu’une source d’enrichissement injuste compte tenu de la situation socio-économique que connaît l’Etat défendeur.
71.  Le délégué de la Commission ne s’est pas prononcé sur les sommes demandées.
72.  La Cour note qu’au cours de la procédure devant la Commission et de la procédure écrite devant la Cour, les requérants étaient représentés par Mme O.E. Ataman et M. Ş. Sarıhan respectivement. A l’audience, ils furent toutefois défendus par Me Şansal (paragraphe 7 ci-dessus), qui avait été associé à la préparation d’une autre affaire devant la Cour portant sur des griefs comparables.
La Cour note aussi que le Conseil de l’Europe a versé à M. İnce la somme de 7 996 FRF au titre de l’assistance judiciaire.
Statuant en équité et dans le respect des critères énoncés dans sa jurisprudence (voir, entre autres, l’arrêt Nikolova c. Bulgarie [GC], n° 31195/96, § 79, CEDH 1999-II), la Cour octroie à M. Erdoğdu la somme de 10 000 FRF.
Quant aux frais et dépens encourus par M. İnce, la Cour, appliquant les mêmes critères, lui alloue la somme de 10 000 FRF, moins celle déjà versée par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire.
D.  Intérêts moratoires
73.  La Cour juge approprié de retenir le taux d’intérêt légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt, soit 3,47 % l’an.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
1. Rejette l’exception préliminaire d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention dans le chef des deux requérants ;
3. Dit qu’il n’y a eu violation de l’article 7 de la Convention dans le chef d’aucun des requérants ;
4. Dit
a)  que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i.   30 000 (trente mille) francs français à chaque requérant pour dommage moral ;
ii.   10 000 (dix mille) francs français à M. Erdoğdu pour frais et dépens ;
iii.   10 000 (dix mille) francs français à M. İnce pour frais et dépens, moins 7 996 (sept mille neuf cent quatre-vingt-seize) francs français ;
b)   que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 3,47 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 8 juillet 1999.
Luzius Wildhaber     Président
Paul Mahoney  Greffier adjoint
Au présent arrêt se trouvent joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions suivantes :
–  opinion concordante commune à Mme Palm, Mme Tulkens, M. Fischbach, M. Casadevall et Mme Greve ;
–  opinion concordante de M. Bonello.
L.W.
P.J.M.
opinion concordante COMMUne à mme palm, Mme tULKENS, M. fischbach, M. casadevall  et Mme greve, juges
(Traduction)
Nous souscrivons à la conclusion de la Cour selon laquelle il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 10, bien que nous soyons parvenus à ce constat en suivant une approche accordant plus de place au contexte, comme cela a été exposé dans l’opinion partiellement dissidente de Mme Palm relative à l’affaire Sürek c. Turquie (n° 1) [GC], n° 26682/95, CEDH 1999-IV).
Selon nous, dans cette série d’affaires contre la Turquie, la majorité analyse la question qui se pose sous l’angle de l’article 10 en accordant trop de poids aux termes employés dans la publication et pas assez au contexte dans lequel ils ont été utilisés et à leur impact probable. Il est indéniable que les mots en question peuvent paraître peu mesurés, voire violents. Mais dans une démocratie, comme la Cour l’a souligné, même des paroles « de défi » peuvent relever de la protection de l’article 10.
Pour mieux être en accord avec la protection élevée dont bénéficie le discours politique dans la jurisprudence de la Cour, il faut se concentrer moins sur le ton enflammé des termes employés et plus sur les différents aspects du contexte dans lequel ils ont été prononcés. Ce langage visait-il à enflammer ou à inciter à la violence ? Y avait-il un réel risque qu’il ait cet effet en pratique ? Pour répondre à ces questions, il faut procéder à une appréciation soigneuse des nombreux éléments qui composent le tableau d’ensemble dans chaque affaire. Il y a lieu de poser aussi d’autres questions. L’auteur du texte offensant détenait-il un poste influent dans la société de nature à amplifier l’impact de ses propos ? Le texte en cause occupait-il une place de choix, que ce soit dans un grand journal ou dans un autre média, en sorte d’accentuer l’effet des expressions incriminées ? Ces termes ont-ils été prononcés loin de la zone de conflits ou à proximité immédiate de celle-ci ?
Ce n’est qu’en procédant à un examen attentif du contexte dans lequel les mots offensants sont parus que l’on peut établir une distinction pertinente entre des termes choquants et offensants – qui relèvent de la protection de l’article 10 – et ceux qui ne méritent pas d’être tolérés dans une société démocratique. 
OPINION concordante DE M. le juge bonello
(Traduction)
J’ai voté avec la majorité pour la violation de l’article 10 mais je n’approuve pas le critère principal retenu par la Cour pour déterminer si l’ingérence des autorités nationales dans le droit des requérants à la liberté d’expression se justifiait dans une société démocratique.
Dans toutes ces affaires dirigées contre la Turquie portant sur la liberté d’expression où intervient la notion d’incitation à la violence, comme dans les précédentes, le critère couramment employé par la Cour semble être le suivant : si les écrits publiés par les requérants soutiennent le recours à la violence ou l’encouragent, leur condamnation par les juridictions nationales se justifiait dans une société démocratique. Cet étalon de mesure est à mon sens par trop insuffisant, ce pourquoi je le rejette.
J’estime que, dans une société démocratique, les autorités nationales sont fondées à sanctionner les personnes incitant à la violence seulement lorsque cette incitation est de nature à créer « un danger clair et présent ». Lorsque l’invitation à recourir à la force est intellectualisée, abstraite et éloignée, dans l’espace et le temps, du lieu où la violence règne ou est sur le point de régner, le droit fondamental à la liberté d’expression doit en règle générale l’emporter.
J’emprunte à l’un des plus éminents spécialistes de droit constitutionnel de tous les temps son jugement sur les propos qui tendent à déstabiliser l’ordre public : « Nous devons perpétuellement exercer notre vigilance face à des tentatives de limitation de l’expression d’opinions que nous abhorrons ou considérons comme macabres, à moins que ces opinions ne menacent d’interférer avec les buts légitimes et impérieux poursuivis par la loi de manière tellement imminente qu’il faille intervenir immédiatement pour sauver le pays. »11
Un Etat ne peut se prévaloir de la défense de la liberté d’expression pour empêcher ou interdire les discours prônant le recours à la force, sauf lorsque pareil discours vise ou risque de viser à inciter à une infraction imminente à la loi ou à en produire une12. Tout est question d’imminence et de degré13.
Pour que soit établi un constat de danger clair et présent justifiant une restriction à la liberté d’expression, il faut prouver soit que l’on s’attend à une explosion imminente de grande violence ou que quelqu’un avait incité à 
cela, soit que la conduite passée du requérant donne lieu de croire que le fait qu’il prône la violence débouchera immédiatement sur des actes graves14.
Il ne m’apparaît pas comme une évidence que l’un quelconque des termes reprochés aux requérants, pour évocateurs de mort qu’ils puissent sembler à certains, ait pu constituer une menace annonciatrice d’effets dévastateurs et immédiats sur l’ordre public. Il ne m’apparaît pas non plus comme une évidence que la répression instantanée de ces expressions était indispensable pour sauver la Turquie. Elles n’ont créé aucun danger, encore moins un danger clair et imminent. Faute de cela, si elle cautionnait la condamnation des requérants par les juridictions pénales, la Cour soutiendrait la subversion de la liberté d’expression.
En résumé, « un danger découlant d’un discours ne peut être réputé clair et présent que si la réalisation du mal redouté est si imminente qu’il risque de se produire avant qu’une discussion complète ait pu avoir lieu. Si l’on a le temps de dénoncer, par le débat, les mensonges et les erreurs, d’éviter le mal par l’éducation, alors le remède consiste à accorder plus de place à la parole, et non à imposer le silence par la force »15.
Notes du greffe
1-2.  Entré en vigueur le 1er novembre 1998.   3.  Depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 11, qui a amendé cette disposition, la Cour fonctionne de manière permanente.
2.  Note du greffe : le règlement A s’est appliqué à toutes les affaires déférées à la Cour avant le 1er octobre 1994 (entrée en vigueur du Protocole n° 9) puis, entre cette date et le 31 octobre 1998, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole.
3.  Cette loi, promulguée en vue de la répression des actes de terrorisme, se réfère à une série d’infractions visées au code pénal, qu’elle qualifie d’actes « de terrorisme » ou d’actes « perpétrés à des fins terroristes » (articles 3-4) et auxquelles elle s’applique.
4.  Le membre de phrase en italique a été supprimé par un arrêt du 31 mars 1992 de la Cour constitutionnelle et a cessé de produire effet le 27 juillet 1993.
5.  Voir ci-dessous la clause pertinente de la loi n° 4126.
6.  Voir le paragraphe 22 ci-dessous.
7.  Cette disposition porte sur les peines de substitution et mesures susceptibles d’être prononcées en cas d’infractions punies d’emprisonnement.
8.  Cette disposition porte sur le sursis à l’exécution des peines.
9.  Sur la question de savoir s’il y a non-conformité à la loi, la Cour de cassation n’est pas liée par les moyens soulevés devant elle. Par ailleurs, le terme « règle de droit » renvoie à toute source écrite de droit ainsi qu’à la coutume et aux principes déduits de l’esprit de la loi.
10.  Note du greffe : pour des raisons d’ordre pratique, ils n’y figureront que dans l’édition imprimée (le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour), mais chacun peut s’en procurer le texte auprès du greffe.
11.  Juge Oliver Wendell Holmes dans Abrahams v. United States, 250 U.S. 616 (1919), p. 630.
12.  Affaire Brandenburg v. Ohio, 395 U.S. 444 (1969), p. 447.
13.  Affaire Schenck v. United States, 294 U.S. 47 (1919), p. 52.
14.  Affaire Whitney v. California, 274 U.S. 357 (1927), p. 376.
15.  Juge Louis D. Brandeis dans Whitney v. California, 274 U.S. 357 (1927), p. 377.
ARRÊT ERDOĞDU ET İNCE c. TURQUIE
ARRÊT ERDOĞDU ET İNCE   OPINION…..
ARRÊT ERDOĞDU ET İNCE c. TURQUIE
ARRÊT ERDOĞDU ET İNCE c. TURQUIE – OPINION CONCORDANTE
DE M. LE JUGE BONELLO


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (tardiveté) ; Violation de l'Art. 10 ; Non-violation de l'Art. 7 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) DEFENSE DE L'ORDRE, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) INTEGRITE NATIONALE, (Art. 10-2) PREVENTION DES INFRACTIONS PENALES, (Art. 10-2) PREVUE PAR LA LOI, (Art. 10-2) SECURITE NATIONALE, MARGE D'APPRECIATION


Parties
Demandeurs : ERDOGDU ET INCE
Défendeurs : TURQUIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (grande chambre)
Date de la décision : 08/07/1999
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 25067/94;25068/94
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1999-07-08;25067.94 ?
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