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27/09/1999 | CEDH | N°33985/96;33986/96

CEDH | AFFAIRE SMITH ET GRADY c. ROYAUME-UNI


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SMITH ET GRADY
c. ROYAUME-UNI
(Requêtes nos 33985/96 et 33986/96)
ARRÊT
STRASBOURG
27 septembre 1999
DÉFINITIF
27/12/1999
En l'affaire Smith et Grady c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
M. J.-P. Costa, président,   Sir Nicolas Bratza,   MM. L. Loucaides,    P. Kūris,    W. Fuhrmann,   Mme H.S. Greve,   M. K. Traja, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir

délibéré en chambre du conseil les 18 mai et 24 août 1999,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière dat...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SMITH ET GRADY
c. ROYAUME-UNI
(Requêtes nos 33985/96 et 33986/96)
ARRÊT
STRASBOURG
27 septembre 1999
DÉFINITIF
27/12/1999
En l'affaire Smith et Grady c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
M. J.-P. Costa, président,   Sir Nicolas Bratza,   MM. L. Loucaides,    P. Kūris,    W. Fuhrmann,   Mme H.S. Greve,   M. K. Traja, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 18 mai et 24 août 1999,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouvent deux requêtes dirigées contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, dont les requérants avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
La première requérante, Mme Jeanette Smith, ressortissante britannique née en 1966, est domiciliée à Edimbourg. Sa requête, introduite le 9 septembre 1996, a été enregistrée le 27 novembre 1996 sous le numéro de dossier 33985/96. Le deuxième requérant, M. Graeme Grady, ressortissant britannique né en 1963, est domicilié à Londres. Sa requête, introduite le 6 septembre 1996, a été enregistrée le 27 novembre 1996 également, sous le numéro de dossier 33986/96. Les requérants ont été tous deux représentés devant la Commission, puis devant la Cour, par M. P. Leech, directeur juridique de Liberty, une association de défense des libertés civiles ayant son siège à Londres.
2.  Les requérants allèguent que l'enquête menée sur leur homosexualité et leur révocation de l'armée de l'air britannique au seul motif qu'ils sont homosexuels ont emporté violation de l'article 8 de la Convention, considéré isolément et combiné avec l'article 14. Ils invoquent aussi les articles 3 et 10 de la Convention, considérés isolément et combinés avec l'article 14, quant à la politique du ministère de la Défense excluant les homosexuels de l'armée et aux investigations et révocations qui en ont résulté. Ils se plaignent en outre sur le terrain de l'article 13 de ne pas avoir disposé d'un recours effectif devant une instance nationale pour faire redresser ces violations.
3.  Le 20 mai 1997, la Commission (plénière) a décidé de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement britannique (« le Gouvernement »), qu'elle a invité à présenter des observations sur leur recevabilité et leur bien-fondé. Elle a en outre décidé de les joindre à deux autres requêtes similaires (nos 31417/96 et 32377/96, Lustig-Prean c. Royaume-Uni et Beckett c. Royaume-Uni).
Le Gouvernement, représenté par ses agents successifs, M. M. Eaton puis M. C. Whomersley, tous deux du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, a déposé des observations le 17 octobre 1997.
4.  Le 17 janvier 1998, la Commission a décidé d'ajourner l'examen des requêtes en attendant l'issue d'un renvoi préjudiciel à la Cour européenne de justice (« CEJ ») par la High Court anglaise, en vertu de l'article 177 du Traité de Rome, de la question de l'applicabilité à une différence de traitement fondée sur les préférences sexuelles de la directive 76/207/CEE du Conseil relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (« la directive relative à l'égalité de traitement »).
5.  Le 17 avril 1998, les requérants ont présenté leurs observations en réponse à celles du Gouvernement.
6.  Par décision du 13 juillet 1998, la High Court a renoncé au renvoi préjudiciel susmentionné à la lumière de la décision de la CEJ dans l'affaire R. v. Secretary of State for Defence, ex parte Perkins (13 juillet 1998).
7.  A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention le 1er novembre 1998, les requêtes sont examinées par la Cour en application de l'article 5 § 2 dudit Protocole.
Conformément à l'article 52 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »)1, le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a attribué l'affaire à la troisième section. La chambre constituée au sein de ladite section comprenait de plein droit Sir Nicolas Bratza, juge élu au titre du Royaume-Uni (articles 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement) et M. J.-P. Costa, qui a assumé la présidence de la section et donc de la chambre (articles 12 et 26 § 1 a) du règlement). Les autres membres désignés par ce dernier pour compléter la chambre étaient M. L. Loucaides, M. P. Kūris, M. W. Fuhrmann, Mme H.S. Greve et M. K. Traja (article 26 § 1 b) du règlement).
8.  Le 23 février 1998, la chambre a déclaré les présentes requêtes recevables2 et, tout en maintenant leur jonction, a décidé de les disjoindre des affaires Lustig-Prean et Beckett précitées. Elle a en outre résolu de tenir une audience sur le fond en l'espèce.
9.  Le 29 avril 1999, le président de la chambre a accordé à Mme Smith le bénéfice de l'assistance judiciaire.
10.  L'audience dans cette affaire et dans l'affaire Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni s'est déroulée en public le 18 mai 1999, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement  MM. C. Whomersley, ministère des Affaires étrangères   et du Commonwealth, agent,   J. Eadie, conseil,   J. Betteley,  Mme J. Pfieffer, conseillers ;
– pour les requérants  MM. B. Emmerson,    J. Simor, conseils,   P. Leech,   Mme D. Luping, solicitors,  M. A. Clapham, conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Emmerson et M. Eadie.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A.  La première requérante
11.  Le 8 avril 1989, Mme Jeanette Smith (la première requérante) s'engagea comme aide-soignante (enrolled nurse) pour neuf ans (renouvelables) dans la Royal Air Force. Elle obtint par la suite le grade de caporale. De 1991 à 1993, elle fut proposée à l'avancement. Son accession au grade supérieur était subordonnée au fait de devenir infirmière (staff nurse) et, en 1992, elle fut acceptée dans la formation appropriée. Elle devait passer les derniers examens en septembre 1994.
12.  Le 12 juin 1994, elle trouva sur son répondeur un message d'une femme non identifiée, qui déclarait avoir informé les autorités de l'armée de l'air de l'homosexualité de la requérante. Celle-ci ne se présenta pas à son   poste le 13 juin 1994 comme elle le devait. Le même jour, une femme appela le service de la prévôté et de la sécurité de l'armée de l'air (Provost and Security Service – « la police militaire »), affirmant notamment que la requérante était homosexuelle et lui faisait subir un harcèlement sexuel.
13.  Le 15 juin 1994, la requérante se présenta à son poste. Elle fut convoquée à un entretien préalable à l'ouverture d'une procédure disciplinaire pour s'être absentée sans autorisation. Pour justifier son absence, elle mentionna l'appel téléphonique anonyme et reconnut qu'elle était homosexuelle. Elle confirma également avoir déjà eu une liaison homosexuelle et en entretenir alors une autre, qui impliquaient toutes deux des personnes civiles ; la relation en cours avait débuté dix-huit mois auparavant. L'assistance de la police militaire fut requise, un dossier d'enquête interne ouvert et un enquêteur de la police militaire désigné.
14.  Le même jour, la requérante fut interrogée par cet enquêteur et par un autre officier (une femme) appartenant à la police militaire. L'interrogatoire dura trente-cinq minutes environ. L'intéressée fut avisée qu'elle n'était pas tenue de parler mais que toute déclaration de sa part pourrait être versée au dossier. Elle affirma ultérieurement que son solicitor lui avait conseillé de se taire ; elle avait toutefois accepté de répondre à des questions simples mais refusé de donner « des détails ». Elle fut avertie que certaines questions étaient susceptibles de la gêner et qu'elle pouvait dans ce cas exprimer son embarras. On lui expliqua également que les questions avaient pour but de vérifier que ses aveux ne visaient pas à obtenir une révocation anticipée.
La requérante déclara que si elle se « posait des questions » sur ses préférences sexuelles depuis environ six ans, elle avait eu sa première liaison homosexuelle durant sa première année dans l'armée de l'air. On l'invita à dire comment elle en était venue à prendre conscience qu'elle était lesbienne, quels étaient les noms de ses anciennes partenaires (qu'elle refusa de donner) et si celles-ci appartenaient à l'armée (cette question lui fut posée à plusieurs reprises). On l'interrogea également sur la façon dont elle avait rencontré sa partenaire actuelle et la nature de leurs rapports ; devant son refus de répondre, son interlocuteur lui demanda par quel autre moyen il pourrait prouver son homosexualité. La requérante confirma alors qu'elle-même et sa partenaire entretenaient des relations intimes.
On lui demanda également si elle-même et sa partenaire avaient des rapports sexuels avec la jeune fille (de seize ans) placée dans leur foyer. La requérante indiqua qu'elle connaissait les conséquences de la découverte de son homosexualité et que, tout en s'estimant aussi apte que quiconque à remplir ses fonctions, elle s'était résignée à ce qui devait lui arriver. Ses interlocuteurs voulurent aussi savoir si elle avait consulté un homme de loi, quel était le nom de son solicitor, quels conseils celui-ci lui avait déjà donnés, et ce qu'elle envisageait de faire à cet égard après l'interrogatoire. On l'invita à dire si elle s'était posé des questions concernant le VIH, si elle « prenait des précautions », ce qu'elle faisait pendant ses loisirs et si elle participait à des « jeux de garçon manqué » comme le hockey ou le netball. La requérante accepta que sa partenaire, qui attendait à l'extérieur, fût interrogée pour « corroborer » ses dires.
15.  Dans leur rapport du 15 juin 1994, les enquêteurs consignèrent leur entretien ultérieur avec la partenaire de la requérante, qui confirma qu'elles entretenaient des relations intimes depuis dix-huit mois environ ; elle refusa cependant d'en dire plus.
16.  Le rapport d'enquête fut envoyé au chef de corps de la requérante, lequel préconisa, le 10 août 1994, la révocation administrative de l'intéressée. Le 16 novembre 1994, celle-ci reçut une attestation de révocation des forces armées. Selon un document interne de l'armée de l'air en date du 17 octobre 1996, l'appréciation des compétences professionnelles et des qualités personnelles de la requérante est très bonne, et le comportement général de l'intéressée est qualifié d'exemplaire.
B.  Le second requérant
17.  Le 12 août 1980, M. Graeme Grady (le second requérant) entra comme auxiliaire administratif dans la Royal Air Force, au grade de soldat de deuxième classe. En 1991, il avait atteint le grade de sergent et travaillait comme administrateur du personnel ; il fut alors muté à Washington, au bureau de liaison du ministère de la Défense britannique pour l'Amérique du Nord (British Defence Intelligence Liaison Service (North America) – « BDILS(NA) »). Il avait alors le statut de cadre et dirigeait l'équipe de soutien du BDILS(NA). En mai 1993, le requérant, qui était marié et avait deux enfants, annonça à son épouse qu'il était homosexuel.
18.  L'appréciation générale portée sur l'intéressé pour la période allant de juin 1992 à juin 1993 indique qu'il a obtenu huit sur neuf au total pour ses capacités professionnelles, ses compétences en matière d'encadrement et ses qualités personnelles. Son aptitude à travailler avec des personnes de tous les grades, avec ses homologues canadiens et australiens et avec ses supérieurs hiérachiques fut mise en exergue, son chef de corps notant en conclusion que le requérant était tout désigné pour être inscrit au tableau d'avancement (une recommandation spéciale passant pour être à sa portée) et qu'il correspondait particulièrement bien au profil « PS [assistant personnel]/SDL [fonctions spéciales]/fonctions diplomatiques ».
19.  A la suite des révélations faites à l'épouse du chef du BDILS(NA) par la nourrice de la famille, le chef du BDILS(NA) fit savoir que l'on soupçonnait le requérant d'être homosexuel. Un dossier d'enquête interne fut ouvert et un officier de la police militaire désigné comme enquêteur.
20.  Le 12 mai 1994, l'habilitation de sécurité du requérant fut remplacée par une habilitation plus restreinte. Le 17 mai 1994, le chef du BDILS(NA) le releva de ses fonctions et l'informa qu'il était renvoyé au Royaume-Uni en attendant l'issue d'une enquête sur un problème concernant son habilitation de sécurité. Le même jour, l'intéressé fut emmené chez lui pour y faire ses valises et invité à quitter Washington pour le Royaume-Uni. On lui demanda alors de rester dans l'enceinte de la base aérienne concernée au Royaume-Uni.
21.  Le 19 mai 1994, le chef du BDILS(NA) conseilla à deux enquêteurs de la police militaire, qui étaient entre-temps arrivés à Washington, d'interroger sa propre épouse, la nourrice, l'épouse du requérant ainsi qu'une employée du BDILS(NA) et le mari de cette dernière.
22.  Dans sa déposition, la nourrice expliqua comment, du fait de ses propres liens dans le milieu homosexuel, elle en était venue à soupçonner le requérant d'être homosexuel. L'épouse du chef du BDILS(NA) rapporta pendant l'interrogatoire les confidences que lui avait faites l'épouse du requérant sur leurs difficultés conjugales et leur vie sexuelle, et révéla aux enquêteurs que l'intéressé était parti en randonnée à bicyclette avec un collègue. Les enquêteurs décidèrent que sa déposition ne pouvait leur être utile. La collègue du requérant et son mari évoquèrent eux aussi les problèmes conjugaux de l'intéressé et de son épouse, la circonstance qu'ils faisaient chambre à part, et la randonnée à bicyclette que le requérant avait effectuée avec un collègue. On interrogea également ces personnes sur la possibilité que le requérant entretînt une liaison adultère et des liens avec la communauté homosexuelle. Les enquêteurs expliquèrent par la suite que ces amis étaient manifestement loyaux envers l'intéressé et qu'il ne fallait pas les croire.
23.  L'épouse de M. Grady fut interrogée à son tour. L'interrogatoire est consigné en détail dans le rapport en date du 22 mai 1994. On expliqua à l'épouse du requérant que l'interrogatoire portait sur l'habilitation de sécurité de son mari et que celui-ci avait été transféré sur-le-champ au Royaume-Uni, conformément à la procédure habituelle. Elle accepta de parler aux enquêteurs de son époux et d'elle-même et, répondant aux questions, donna des précisions sur leur situation financière, l'évolution et l'état actuel de leur vie conjugale, leurs habitudes sexuelles et la relation du requérant avec ses deux enfants. Elle indiqua que les tendances sexuelles de son époux étaient normales et qu'il était parti seul faire la randonnée à bicyclette en question.
24.  Le 23 mai 1994, l'habilitation de sécurité restreinte accordée au requérant fut suspendue.
25.  Le 25 mai 1994, le requérant fut convoqué à un interrogatoire avec les deux mêmes enquêteurs, qui étaient rentrés des Etats-Unis. L'interrogatoire débuta à 14 h 35 et fut conduit, après avertissement de l'intéressé, en présence d'un observateur (appartenant également à l'armée de l'air) à la demande du requérant. Celui-ci fut informé de l'existence d'une allégation concernant ses préférences sexuelles (les termes de « tantouze » (queen) et de « pédale intégrale » (out and out bender) furent employés) et on lui précisa que les enquêteurs s'étaient rendus à Washington et avaient parlé à plusieurs personnes, dont une ou deux pensaient qu'il était homosexuel.
Le requérant nia être homosexuel. On lui posa de nombreuses questions sur son travail, ses relations avec le chef du BDILS(NA), sa randonnée à bicyclette et sa collègue. Les enquêteurs lui déclarèrent que son épouse avait subi un interrogatoire approfondi et lui dirent de temps à autre si leurs réponses concordaient. Il fut invité à parler de l'échec de son mariage, de ses éventuelles aventures extraconjugales, de ses relations intimes avec son épouse, y compris du fait qu'ils utilisaient des préservatifs, et de leur situation financière. On lui posa également des questions sur la randonnée à bicyclette, sur un collègue et sur l'orientation sexuelle de ce dernier. On demanda au requérant qui il appelait depuis qu'il était au Royaume-Uni et comment il téléphonait. On lui dit qu'il serait invité à fournir son agenda électronique qui contenait des noms, adresses et numéros de téléphone et que l'on vérifierait si les entrées correspondaient à des contacts homosexuels. Les enquêteurs informèrent le requérant qu'ils avaient un mandat les autorisant à perquisitionner à son domicile s'il n'était pas d'accord. Le requérant donna son consentement à la perquisition. Il demanda également qu'on lui laisse le temps de réfléchir et de consulter un homme de loi. L'interrogatoire fut suspendu à 15 h 14.
26.  Le requérant prit alors l'avis d'un solicitor et une perquisition fut conduite à son domicile. L'interrogatoire reprit à 19 h 44, en présence du solicitor et d'un observateur. Bien qu'on le pressât de questions, le requérant répondit « pas de commentaire » à la plupart d'entre elles. Devant les réponses de l'intéressé, on demanda à son solicitor ce qu'il lui avait conseillé. L'agenda électronique du requérant lui fut confisqué. On lui demanda s'il percevait les conséquences de l'enquête d'un point de vue sécuritaire et savait que sa carrière était finie si les allégations à son encontre étaient prouvées. L'un des enquêteurs lui dit alors :
« (...) si vous changez d'avis et souhaitez me parler, pendant que je suis encore ici, avant que je ne rentre à Washington ; parce que je rentre à Washington. Je vais voir le colonel demain, celui de Londres, qui verra alors le général et nous allons demander l'autorisation de parler aux Américains (...) et je resterai là-bas, Graeme, jusqu'à ce que j'aie parlé à tous les Américains que vous connaissez. L'argent n'est pas un problème. Le temps n'est pas un problème. (...) »
On présenta au requérant les déclarations circonstanciées faites par son épouse aux enquêteurs, lesquelles comprenaient des renseignements sur sa relation avec son fils, sa fille et sa belle-mère, sur des sujets concernant le domicile familial dont le requérant n'avait pas connaissance, et sur l'utilisation par l'intéressé de préservatifs lors de ses rapports sexuels avec sa femme. L'enquêteur revint sur la froideur que le requérant avait manifestée envers son épouse, et sur son apparent regain d'amour à son égard. Le requérant continua de répondre « pas de commentaire ». On expliqua à son solicitor que l'attitude de l'armée quant à des investigations   concernant des allégations d'homosexualité ne justifiait pas le recours à des conseils juridiques et que le solicitor ne faisait que retarder les choses. Les enquêteurs déclarèrent également qu'il s'agissait d'une question de sécurité et qu'ils ne donneraient pas plus de détails, le solicitor n'ayant pas d'habilitation de sécurité ; cependant, le requérant ne devait pas être surpris si des personnes appartenant au contre-espionnage venaient lui parler, et il n'aurait alors aucune possibilité de prendre un avis juridique.
Le requérant demanda du temps pour parler à son solicitor et l'interrogatoire fut interrompu à 20 h 10. Après discussion avec son conseil, il sollicita une nuit de réflexion.
27.  L'interrogatoire reprit le 26 mai 1994 à 15 h 27, en présence des mêmes enquêteurs et d'un observateur, mais le requérant ne demanda pas l'assistance d'un solicitor. Il reconnut presque immédiatement son homosexualité et expliqua qu'il l'avait niée au départ parce qu'il ne savait pas s'il pourrait conserver le bénéfice de certains droits cumulés en cas de révocation, et qu'il s'inquiétait de la situation financière de sa famille dans cette éventualité. Or, il avait depuis lors découvert qu'il bénéficierait d'une révocation administrative et qu'il aurait droit à une indemnité normale à la cessation de service ; il pouvait donc se montrer honnête.
Le requérant fut en outre interrogé sur un dénommé « Randy » ; on lui demanda si son épouse était au courant de son homosexualité, si l'un de ses collègues était homosexuel, et quand il avait révélé son homosexualité. On lui demanda s'il avait actuellement un partenaire, mais il refusa de donner son nom ; à ce stade, on lui expliqua que le service devait vérifier ses aveux concernant son homosexualité pour éviter des tentatives frauduleuses de révocation anticipée. Il fut alors interrogé sur sa première liaison homosexuelle (il déclara qu'elle avait commencé en octobre 1993) et sur ses partenaires homosexuels (passés et présents) ; on lui demanda qui ils étaient, où ils travaillaient, quel âge ils avaient, comment il les avait rencontrés et quelle était la nature des relations, y compris sexuelles, qu'il entretenait avec eux.
Pendant l'interrogatoire, on produisit les effets personnels qui lui avaient été confisqués et on l'interrogea notamment sur le contenu de son agenda électronique, une photographie, une enveloppe déchirée et une lettre qu'il avait adressée à son partenaire actuel. On lui demanda également quand il avait pris conscience de son homosexualité pour la première fois, qui connaissait ses tendances sexuelles, quels étaient ses rapports (y compris sexuels) avec son épouse, ce que celle-ci pensait de son homosexualité, s'il était séropositif et, de nouveau, quelle était la nature de ses relations sexuelles avec ses partenaires homosexuels. L'interrogatoire s'acheva à 16 h 10.
28.  Les enquêteurs rédigèrent un rapport le 13 juin 1994. Dans le récapitulatif de ses qualifications et son certificat de références du 12 octobre 1994, le requérant était décrit comme un soldat loyal et un professionnel consciencieux et travailleur à qui l'on pouvait se fier pour atteindre l'excellence. Il était également noté qu'il avait fait preuve de solides qualités personnelles et d'intégrité pendant toute la période où il avait servi dans l'armée, et qu'il s'était attiré le respect aussi bien de ses supérieurs que de ses pairs et subordonnés. La révocation administrative du requérant prit effet le 12 décembre 1994.
C.  La procédure de contrôle juridictionnel engagée par les requérants (R. v. Ministry of Defence, ex parte Smith and Others, Weekly Law Reports, vol. 2, p. 305)
29.  Avec MM. Lustig-Prean et Beckett (paragraphe 3 ci-dessus), les requérants furent autorisés à demander le contrôle juridictionnel des décisions de les révoquer de l'armée. Ils prétendirent que la politique du ministère de la Défense envers les homosexuels appartenant à l'armée était « irrationnelle », emportait violation de la Convention et contrevenait à la directive relative à l'égalité de traitement. Selon le ministère de la Défense, cette politique était nécessaire, principalement pour soutenir le moral et l'efficacité des troupes, compte tenu du rôle parental de l'armée vis-à-vis des jeunes recrues et de l'exigence de vie en communauté au sein des forces armées.
30.  Le 7 juin 1995, la High Court rejeta la demande de contrôle juridictionnel, Lord Justice Simon Brown exposant l'arrêt principal de la cour. Il observa que ces affaires illustraient les problèmes qu'engendrait la politique absolutiste à l'égard des homosexuels dans les forces armées, et constata que les demandeurs avaient tous les quatre des états de service exemplaires, certains d'entre eux pouvant se prévaloir de rapports établis en termes élogieux. En outre, il releva que nul n'avait allégué dans les affaires devant la cour que les préférences sexuelles des intéressés avaient de quelque manière que ce fût nui à leur capacité de remplir leurs tâches ou eu un effet négatif sur la discipline. Rien ne permettait de croire que sans ces révocations, motivées uniquement par leurs tendances sexuelles, ils n'auraient pas continué à remplir leurs fonctions avec une parfaite efficacité et avec le soutien sans faille de leurs collègues. Tous étaient accablés par leur révocation.
Lord Justice Simon Brown examina le contexte de cette politique « séculaire », l'intérêt que présentait le rapport de 1991 de la commission parlementaire restreinte, la situation au sein d'autres armées dans le monde, l'argumentation du ministère de la Défense (remarquant que le moyen tenant à la sécurité n'était plus au cœur des préoccupations du gouvernement) ainsi que les arguments des demandeurs à l'encontre de cette politique. Il estima que les moyens des demandeurs avaient nettement plus de poids que ceux de leurs adversaires, qualifiant de « puissants » leurs arguments en faveur d'un code de conduite. A son avis, le ministère de la Défense allait contre le sens de l'histoire. Il ajouta que quelle que soit la décision de la High Court, cette politique ne survivrait probablement plus longtemps, et ajouta : « je doute que la majorité de ceux qui ont suivi la procédure dans cette enceinte puissent à présent penser autrement. »
31.  Toutefois, s'agissant des arguments concernant le critère à employer dans le cadre de cette procédure de contrôle juridictionnel, Lord Justice Simon Brown conclut qu'il fallait appliquer les principes Wednesbury classiques, adaptés au contexte des droits de l'homme.
En conséquence, dès lors qu'une restriction était apportée à des droits fondamentaux, le ministre de la Défense devait démontrer l'existence d'un intérêt concurrent majeur pour justifier la restriction. La décision principale lui appartenait, l'examen subsidiaire de la cour portant uniquement sur le point de savoir si un ministre raisonnable, eu égard aux éléments dont il disposait, pouvait raisonnablement avoir émis ce jugement principal. Il précisa ensuite que la cour ne pouvait annuler la décision du ministre que si la justification avancée « défiait de manière flagrante la logique ou les principes moraux communément admis ». Il releva que dans le cadre limité de ce contrôle, la cour devait méticuleusement s'assurer, avant de rejeter la demande, que le demandeur n'avait en vérité aucun moyen de contestation reconnu. Si les droits les plus fondamentaux étaient menacés, la cour refuserait, par exemple, de passer sur un vice mineur dans le processus de décision, de considérer les preuves du ministre avec une bienveillance particulière ou d'exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder réparation. Cependant, il souligna que même en cas de restriction des droits les plus fondamentaux, « le seuil à partir duquel une décision perd son caractère raisonnable n'[était] pas abaissé ».
Le ministre avait manifestement fait valoir un intérêt public concurrent majeur. Mais la question centrale était de savoir s'il était raisonnable pour le ministre d'estimer qu'autoriser les homosexuels à servir dans l'armée menacerait l'intérêt en jeu. Bien que ne pouvant exclure que le ministre eût tort, le magistrat souligna que :
« (...) [les tribunaux] ont un devoir (...) celui de rester dans les limites constitutionnelles et de ne pas les franchir. Il conviendrait que cette cour reprenne l'ensemble de cette affaire des mains des militaires et du gouvernement uniquement s'il était totalement déraisonnable d'affirmer qu'aucun préjudice concevable ne peut être causé à l'armée en tant que force de combat. Si la Convention (...) était intégrée dans notre droit, et que nous étions en conséquence en droit de rechercher si cette politique répond à un besoin social impérieux et s'il peut être démontré que la restriction apportée aux droits de l'homme en question est proportionnée aux avantages qu'elle procure, alors la décision principale (...) nous appartiendrait manifestement, à nous et non à d'autres : l'équilibre constitutionnel serait modifié. Mais ce n'est pas le cas. Etant appelée à émettre un simple jugement subsidiaire, la présente cour est tenue d'observer une certaine retenue. Notre attitude doit souligner, et non pas masquer, qui en définitive est responsable de la défense du royaume, et rappeler également que le Parlement contrôle en permanence ce domaine de prérogatives. »
Par conséquent, si le motif invoqué par le ministre pour justifier l'interdiction pouvait paraître « peu convaincant », la position du ministre ne pouvait à proprement parler passer pour illégale. Dès lors, « quoique avec hésitation et regret », il convenait de rejeter les demandes. Une brève analyse de la jurisprudence fondée sur la Convention conduisit le juge à déclarer qu'il y avait de fortes chances, eu égard aux obligations du Royaume-Uni, que les jours de cette politique fussent comptés.
32.  Lord Justice Simon Brown estima également que la directive relative à l'égalité de traitement ne s'appliquait pas à un traitement discriminatoire fondé sur l'orientation sexuelle, et que les tribunaux internes ne pouvaient pas statuer sur les questions relevant de la Convention. Il constata aussi que les Etats-Unis, le Canada, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, l'Irlande, Israël, l'Allemagne, la France, la Norvège, la Suède, l'Autriche et les Pays-Bas autorisaient les homosexuels à servir dans leurs forces armées et que, selon les éléments du dossier, les seuls pays ayant édicté une interdiction générale étaient la Turquie et le Luxembourg (ainsi que, peut-être, le Portugal et la Grèce).
33.  En août 1995, le ministère de la Défense adressa aux « organes dirigeants » des forces armées un document devant servir à évaluer sa politique à l'égard des homosexuels au sein de l'armée. Dans la lettre de couverture accompagnant ce document, il était souligné que « le secrétaire d'Etat aux Forces armées a[vait] décidé qu'il [fallait] recueillir au sein du ministère de la Défense des éléments en faveur de la politique actuelle sur l'homosexualité ». Il était précisé que les juridictions européennes allaient probablement être saisies de l'affaire et que les requérants, dans la procédure de contrôle juridictionnel, avaient fait valoir que la position du ministère de la Défense « ne se fondait sur aucune preuve factuelle », ce qui n'avait rien de surprenant : en effet, les preuves étaient difficiles à rassembler puisque les homosexuels n'étaient pas autorisés à servir dans l'armée. Etant donné que « les arguments en faveur d'un maintien de cette politique ne [devaient] pas s'en trouver affaiblis », les destinataires de la lettre étaient invités à commenter le document et « à fournir tout autre élément favorable à la politique actuelle d'ici à septembre 1995 ». Le document joint invoquait notamment deux incidents considérés comme préjudiciables à la cohésion de l'armée. Le premier impliquait un homosexuel qui entretenait une liaison avec un serveur du mess des sous-officiers, et l'autre concernait un Australien en détachement, dont le comportement avait été qualifié de « tellement perturbant » que l'on avait mis fin au détachement.
34.  Le 3 novembre 1995, la Cour d'appel débouta les requérants. L'arrêt principal fut rendu par Sir Thomas Bingham, Master of the Rolls (avec qui les deux autres juges de la Cour d'appel marquèrent leur accord).
35.  Quant au point de vue de la cour sur la question de « l'irrationalité », le Master of the Rolls estima que les considérations suivantes dépeignaient exactement l'état de la jurisprudence pertinente sur le sujet :
« La cour ne peut intervenir pour des raisons de fond dans l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire administratif que si elle est convaincue que la décision est déraisonnable en ce qu'elle n'entre pas dans la gamme de réactions qui s'offre à un responsable raisonnable. Toutefois, s'agissant de juger si l'auteur de la décision a dépassé cette marge d'appréciation, le contexte des droits de l'homme est important. Plus l'ingérence dans les droits de l'homme est grave, plus la cour exigera une justification sérieuse avant de se convaincre du caractère raisonnable de la décision au sens défini ci-dessus. »
Le magistrat continua en citant notamment l'arrêt rendu par Lord Bridge dans l'affaire R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Brind (Appeal Cases 1991, vol. 1, p. 696), qui précisait ceci :
« C'est au ministre, à qui le Parlement a confié un pouvoir discrétionnaire en la matière, qu'il appartient de prendre la décision principale quant à savoir si l'intérêt public concurrent en jeu justifie la restriction imposée dans le cas d'espèce. Mais nous sommes en droit d'exercer un jugement subsidiaire en recherchant si un ministre raisonnable, eu égard aux éléments dont il disposait, pouvait raisonnablement émettre ce jugement principal. »
Par ailleurs, il estima que plus la décision était politique et plus son objet s'écartait de la pratique judiciaire ordinaire, plus la cour devait avoir scrupule à tenir cette décision pour irrationnelle.
36.  Avant d'appliquer le critère d'irrationalité, le Master of the Rolls releva que l'affaire portait sur des caractéristiques innées de nature très personnelle, que les décisions contestées par les demandeurs avaient une profonde incidence sur leurs carrière et avenir, et que les droits des intéressés en tant qu'êtres humains étaient au cœur de l'affaire. S'il n'appartenait pas à la cour de prendre la décision principale et de réglementer les conditions de service dans l'armée, « elle a[vait] le rôle et le devoir constitutionnels de garantir que les droits des citoyens ne [fussent] pas bafoués par l'exercice illégal du pouvoir exécutif. La cour doit s'incliner devant l'expertise des responsables, mais elle ne doit pas faillir à son devoir fondamental de « rendre justice à toute personne, quelle qu'elle soit » (...) ».
37.  Appliquant le critère de l'irrationalité invoqué ci-dessus, il aborda ensuite les arguments des parties pour et contre la politique, observant que les moyens des demandeurs présentaient « une force considérable » et appelaient un examen approfondi, compte tenu notamment de la pratique au Royaume-Uni, des évolutions constatées dans d'autres pays et de l'efficacité potentielle d'un code renfermant des prescriptions détaillées qui remplacerait l'actuelle interdiction générale. Toutefois, le magistrat conclut que la politique ne pouvait être considérée comme « irrationnelle » à l'époque où les demandeurs avaient été révoqués de l'armée, estimant que le seuil d'irrationalité était « élevé » et qu'il n'avait pas été franchi en l'espèce.
38.  Quant à la Convention, le Master of the Rolls fit les observations suivantes :
« Bien évidemment, nul ne conteste que les juridictions internes ne peuvent rendre exécutoire l'obligation du Royaume-Uni en vertu du droit international de respecter et de faire respecter [l'article 8 de la Convention]. La Convention présente un intérêt en l'espèce en ce qu'elle peut éclairer le contexte du grief relatif à l'irrationalité. Le fait qu'un responsable, dans l'exercice d'un pouvoir administratif discrétionnaire, n'ait pas pris en compte les obligations qu'impose la Convention ne constitue pas en soi un moyen de contester l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire. »
Le magistrat constata que, selon toute apparence, le fait de révoquer une personne de son poste en raison de tendances sexuelles personnelles et de l'interroger sur son comportement sexuel observé en privé ne dénotait pas un grand respect pour la vie privée et familiale de cette personne ; il releva en outre que l'on pouvait se demander si la politique répondait à un « besoin social impérieux » et, en particulier, était proportionnée au but légitime recherché. Toutefois, il conclut que la Cour d'appel ne pouvait répondre de manière satisfaisante ou utile à ces questions, et qu'il fallait plutôt les adresser à la Cour européenne des Droits de l'Homme, devant laquelle les demandeurs pourraient avoir à faire valoir leurs prétentions. Il admit en outre que la directive relative à l'égalité de traitement ne s'appliquait pas à des griefs ayant trait aux préférences sexuelles.
39.  Lord Justice Henry, de la Cour d'appel, marqua son accord avec le jugement du Master of the Rolls et, en particulier, avec le point de vue de celui-ci concernant le critère de l'irrationalité et l'inaptitude de la cour à résoudre les questions relevant de la Convention. Il exprima des doutes quant à l'utilité d'un débat sur le sort probable de la « très ancienne » politique du ministère de la Défense devant la Cour européenne des Droits de l'Homme, à qui il appartenait en priorité de statuer sur les questions touchant la Convention. La Cour d'appel ne s'occupait pas « d'hypothétiques problèmes ». Pour Lord Justice Henry, la Convention ne présentait un intérêt que « pour éclairer le contexte du grief relatif à l'irrationalité », comme l'avait déjà fait remarquer le Master of the Rolls. Il était important de souligner ce point, puisque le Parlement n'avait pas attribué aux tribunaux internes la compétence principale pour connaître des   questions relatives aux droits de l'homme relevant de la Convention, et que les éléments et observations présentés à la Cour d'appel se rapportaient à ses pouvoirs subsidiaires en la matière et non à sa compétence principale.
40.  Lord Justice Thorpe, de la Cour d'appel, se rallia aux deux jugements exposés ci-dessus et, en particulier, aux points de vue exprimés sur le critère de l'irrationalité et son application en l'espèce. Les moyens des demandeurs à l'appui de la thèse de la violation des droits garantis par l'article 8 étaient certes « convaincants », mais la Cour d'appel ne disposait pas des éléments et arguments qui permettraient en définitive de régler de la question. Il estima également que les observations des demandeurs en réponse aux arguments en faveur de la politique étaient « totalement convaincantes », ajoutant que, sur le fond, le plus frappant était l'absence totale d'illustration et de justification par des exemples spécifiques, tant parmi les éléments produits par le ministre devant la High Court que dans le dossier présenté à la commission parlementaire restreinte en 1991. A son sens, « il était temps de revoir cette politique et d'envisager de la remplacer par un code de conduite strict ». Toutefois, la contestation par les demandeurs de la rationalité du ministre avait « fait long feu ».
41.  Le 19 mars 1996, le comité de sélection des recours (Appeals Committee) de la Chambre des lords refusa aux requérants l'autorisation de la saisir.
D.  La procédure engagée par les requérants devant le tribunal du travail
42.  A l'époque où les requérants sollicitèrent l'autorisation d'engager une procédure de contrôle juridictionnel, ils saisirent également le tribunal du travail (Industrial Tribunal), alléguant un traitement discriminatoire contraire à la loi de 1975 sur la discrimination sexuelle (Sexual Discrimination Act 1975). Cette dernière instance fut suspendue en attendant l'issue de la procédure de contrôle juridictionnel.
43.  Par une lettre du 25 novembre 1998, les requérants confirmèrent à la Cour qu'ils avaient demandé à se désister de l'instance en cours devant le tribunal du travail, eu égard à l'issue de la procédure de contrôle juridictionnel et à d'autres décisions des juridictions internes et de la CEJ rendues dans l'intervalle.
II.  le droit et la pratique internes pertinents
A.  Dépénalisation des actes homosexuels
44.  En vertu de l'article 1 § 1 de la loi de 1967 sur les infractions sexuelles (Sexual Offences Act 1967), les actes homosexuels commis en privé entre adultes consentants (soit, à l'époque, les personnes de 21 ans et plus) ont été dépénalisés. Toutefois, l'article 1 § 5 de la loi de 1967 précisait que de tels actes constituaient toujours des infractions au regard des lois de 1955 sur l'armée de terre et sur l'armée de l'air, et de la loi de 1957 sur la discipline dans la marine. L'article 1 § 5 de la loi de 1967 a été abrogé par la loi de 1994 sur la justice pénale et l'ordre public (Criminal Justice and Public Order Act 1994), laquelle a également ramené l'âge du consentement à 18 ans. Toutefois, selon l'article 146 § 4 de la loi de 1994, cette disposition n'empêche pas qu'un acte homosexuel (accompagné ou non d'autres actes ou circonstances) peut constituer un motif de révocation d'un militaire.
B.  Arrêts R. v. Secretary of State for Defence, ex parte Perkins, des 13 mars 1997 et 13 juillet 1998, et affaires apparentées
45.  Le 30 avril 1996, la CEJ a décidé que le droit communautaire protégeait les transsexuels de toute forme de discrimination fondée sur leur transsexualité (P. v. S. and Cornwall County Council, Industrial Relations Law Reports 1996, p. 347).
46.  Le 13 mars 1997, la High Court a saisi la CEJ en vertu de l'article 177 du Traité de Rome d'une question préjudicielle sur l'applicabilité de la directive relative à l'égalité de traitement aux différences de traitement fondées sur les tendances sexuelles (R. v. Secretary of State for Defence, ex parte Perkins, 13 mars 1997). M. Perkins avait été renvoyé de la Royal Navy en raison de son homosexualité.
47.  Le 17 février 1998, la CEJ a estimé que la directive 75/117/CEE relative à l'égalité des rémunérations ne s'appliquait pas à la discrimination fondée sur l'orientation sexuelle (Grant v. South West Trains Ltd, Industrial Cases Reports 1998, p. 449).
48.  En conséquence, le 2 mars 1998, la CEJ a demandé à la High Court si celle-ci, dans le cadre de l'affaire Perkins, souhaitait maintenir la question préjudicielle qu'elle lui avait posée en vertu de l'article 177. A la suite d'une audience en présence des parties, la High Court a décidé de renoncer à son renvoi préjudiciel devant la CEJ (R. v. Secretary of State for Defence, ex parte Perkins, 13 juillet 1998). L'autorisation d'interjeter appel a été refusée.
C.  La politique du ministère de la Défense vis-à-vis des homosexuels dans l'armée
49.  A la suite des modifications introduites par la loi de 1994 sur la justice pénale et l'ordre public, une version mise à jour d'un document intitulé « Politique et directives de l'armée relatives à l'homosexualité » (Armed Forces' Policy and Guidelines – « les directives ») a été distribuée en décembre 1994 aux services du personnel des trois armées. Les directives renfermaient notamment les dispositions suivantes :
« L'homosexualité, masculine ou féminine, est considérée comme incompatible avec l'engagement dans l'armée. Cela ne tient pas seulement aux conditions d'intimité physique dans lesquelles le personnel doit fréquemment vivre et travailler, mais aussi au fait que le comportement homosexuel peut choquer, entraîner la création de deux camps, susciter des manquements à la discipline et, par conséquent, porter atteinte au moral et à l'efficacité des troupes. Si des individus admettent être homosexuels pendant leur temps de service et que leur chef de corps estime que cet aveu correspond à la réalité, les intéressés seront invités à quitter l'armée. (...)
Tous les candidats à l'engagement doivent prendre connaissance de la politique relative à l'homosexualité. Si un(e) engagé(e) potentiel(le) reconnaît être homosexuel(le), il/elle ne sera pas enrôlé(e). Dès lors qu'un(e) engagé(e) potentiel(le) reconnaît être homosexuel(le) même s'il/si elle déclare n'avoir actuellement aucune liaison homosexuelle et ne pas envisager d'en avoir à l'avenir, il/elle ne sera pas enrôlé(e). (...)
Face à des présomptions d'homosexualité, un chef de corps doit prendre une décision équilibrée en tenant compte de tous les facteurs pertinents. (...) Dans la plupart des cas toutefois, c'est une enquête formelle sur les allégations ou soupçons qui servira le mieux les intérêts de la personne et de l'armée. Selon les circonstances, le chef de corps mènera une enquête interne, avec son propre personnel, ou demandera l'assistance de la police militaire. S'il mène une enquête interne, il discutera normalement de la question avec le bureau social de son unité. L'homosexualité n'est pas un problème médical, mais dans certaines situations, le chef de corps peut être amené à rechercher l'avis du médecin militaire de l'unité sur la personne concernée qu'il adressera, si elle est d'accord, au médecin militaire. (...)
Un avertissement écrit concernant la conduite ou le comportement d'une personne peut être donné lorsqu'il existe une présomption d'homosexualité, mais qui reste insuffisante (...) pour demander la révocation administrative de l'intéressé(e) (...). Si le chef de corps est convaincu, par des preuves solides, de l'homosexualité d'une personne, une action administrative visant à mettre fin à l'engagement de l'intéressé(e) (...) doit être intentée (...) »
Les directives visaient notamment à réduire les interventions de la police militaire dont les méthodes d'investigation, fondées sur la procédure pénale, avaient donné lieu par le passé à un fort ressentiment et à une large publicité (ce que confirmait le paragraphe 9 du rapport de février 1996 du groupe d'évaluation sur la politique relative à l'homosexualité, résumé aux paragraphes 51 à 62 ci-après. Toutefois, selon le paragraphe 100 dudit rapport, les investigations sur l'homosexualité font partie des « fonctions normales de la police militaire ».)
50.  Sir John Frederick Willis KCB, CBE, général d'armée aérienne, adjoint au chef du personnel des armées (ministère de la Défense), a soumis à la High Court, dans l'affaire R. v. Secretary of State for Defence, ex parte Perkins (13 juillet 1998), une déclaration datée du 4 septembre 1996, dont les passages pertinents se lisent ainsi :
« La politique du ministère de la Défense se fonde sur l'idée que la nature spécifique du style de vie des homosexuels exclut toute possibilité d'accepter les homosexuels et l'homosexualité au sein des forces armées. L'armée a pour préoccupation essentielle d'entretenir une force effective et efficace sur le terrain, ce qui nécessite un maintien strict de la discipline. Selon [le ministère de la Défense], la présence de militaires homosexuels risque de nuire à cet objectif.
Les conditions de la vie militaire, sur le terrain ou dans les bureaux, sont très différentes de celles qui ont cours dans la vie civile. (...) Le [ministère de la Défense] estime qu'il doit orienter sa politique relative à l'homosexualité au sein des forces armées en fonction de ces conditions et de la nécessité d'une confiance absolue entre les militaires, quel que soit leur grade. Il ne s'agit pas d'édicter un jugement moral ni de suggérer que les militaires homosexuels sont moins courageux que leurs homologues hétérosexuels ; cette politique se fonde sur une évaluation pratique des incidences de l'homosexualité sur la puissance de combat. »
D.  Le rapport du groupe d'évaluation sur la politique relative à l'homosexualité – février 1996
1.  Généralités
51.  A la suite de la décision dans l'affaire R. v. Ministry of Defence, ex parte Smith and Others (Weekly Law Reports, vol. 2, p. 305), le groupe d'évaluation sur la politique relative à l'homosexualité (Homosexuality Policy Assessment Team – le « GEPH ») a été institué par le ministère de la Défense en vue de procéder à une évaluation interne de la politique de l'armée en matière d'homosexualité. Le GEPH était composé de fonctionnaires du ministère de la Défense et de représentants des trois armées. Son évaluation devait être à la base du dossier que le ministère présenterait à la commission parlementaire restreinte suivante (comme le confirmait Sir John Frederick Willis, général d'armée aérienne, dans sa déclaration évoquée au paragraphe 50 ci-dessus). Le GEPH devait consulter le ministère de la Défense, des militaires de tous les grades, des responsables militaires et civils de la mise en œuvre de la politique ainsi que les membres du bureau juridique. Le groupe devait également se pencher sur les politiques suivies dans d'autres nations (annexe D du rapport du GEPH).
Ce rapport de 240 pages environ, auxquelles s'ajoutent de volumineuses annexes, a été publié en février 1996. Les auteurs commençaient par affirmer que les homosexuels, hommes ou femmes, n'avaient pas moins d'aptitudes physiques et n'étaient pas moins courageux, fiables ou compétents que les hétérosexuels. Selon le rapport, les problèmes devant être identifiés tiendraient aux difficultés soulevées par l'intégration d'homosexuels déclarés au sein de l'armée, composée en grande partie d'hétérosexuels. Pour le GEPH, les personnes les mieux placées pour apprécier « la réalité et la gravité » des problèmes d'intégration des homosexuels étaient les militaires eux-mêmes (paragraphe 30 du rapport).
2.  Les méthodes d'investigation
52.  On comptait huit domaines d'investigation principaux (paragraphe 28 du rapport) :
a)  le GEPH a consulté les responsables de l'élaboration des politiques du ministère de la Défense, qui ont mis en exergue le caractère unique du contexte de l'armée et l'approche typiquement britannique de la vie militaire ; le GEPH n'a trouvé que peu à redire au tableau général brossé par les militaires interrogés (paragraphe 37) ;
b)  l'appel a été lancé à tous les membres des armées, y compris de l'armée de réserve, demandant des commentaires écrits sur ces questions. Au 16 janvier 1996, le GEPH avait reçu 639 lettres. 587 d'entre elles, dont 58 portaient des signatures multiples, exprimaient une opposition à tout changement de politique. Seules 11 de ces lettres étaient anonymes (paragraphes 46-48) ;
c)  l'enquête du GEPH sur les comportements a consisté en un questionnaire distribué à 1 711 militaires au total, composant un échantillon représentatif des trois armées. Les questionnaires ont été remplis dans des conditions d'examen et de façon anonyme. Les résultats traduisaient un « soutien écrasant dans toute l'armée » à la politique excluant les homosexuels des forces armées. Les soldats considéraient l'homosexualité comme nettement plus acceptable dans la vie civile que dans la vie militaire (paragraphes 49-59 et annexe G) ;
d)  durant la visite du GEPH dans dix bases militaires fin 1995 dans le but de distribuer le questionnaire susmentionné, des entretiens en tête-à-tête ont été conduits avec les membres du personnel qui avaient rempli le questionnaire sur les comportements. Dans ces dix bases, le GEPH a sélectionné 180 personnes au hasard dans certains grades et domaines d'activité. Compte tenu du petit nombre de personnes interrogées, les réponses ont été analysées de façon qualitative plutôt que quantitative (annexe G) ;
e)  un certain nombre de discussions de groupe à l'intérieur d'une même armée (36 selon l'annexe G, 43 selon le paragraphe 61 du rapport) ont été organisées avec des personnes choisies au hasard dans des grades et fonctions représentatifs. Ces discussions visaient à examiner la profondeur et l'étendue des points de vue des militaires et à rassembler des observations qui compléteraient les résultats de l'enquête. Selon le GEPH, la nature des discussions a révélé peu de réticences à exposer honnêtement et complètement les points de vue ; pour « une écrasante majorité, l'homosexualité n'est pas quelque chose de « normal » ou de « naturel » alors que les femmes et les minorités ethniques sont considérées comme « normales ». La très grande majorité des participants pensaient qu'il fallait continuer à exclure les homosexuels (paragraphes 61-69 et annexe G) ;
f)  une équipe du GEPH est allée en Australie, en Allemagne et en France, et l'autre s'est rendue aux Etats-Unis, au Canada et aux Pays-Bas. Le GEPH a interrogé un éminent psychologue militaire israélien, l'armée israélienne ayant refusé sa visite (paragraphes 70-77 et annexe H). Il apparaît également que le GEPH s'est entretenu avec des représentants de la police, des pompiers et de la marine marchande (paragraphes 78-82) ;
g)  des groupes de discussion tripartites ont également été formés pour étudier la profondeur et l'étendue des idées des membres des trois armées sur la question. Les groupes étaient composés de personnes sélectionnées dans les trois armées et venant d'unités différentes. Trois de ces groupes de discussion ont été organisés et, globalement, les résultats ont été les mêmes que ceux qui étaient ressortis des groupes de discussion au sein d'une même armée (paragraphes 83-84 et annexe G) ;
h)  des questionnaires sur les comportements au sein de chaque armée, envoyés par courrier, ont également été remplis par un échantillon de militaires choisis au hasard et regroupés par grade, âge et sexe. Ces questionnaires ont été distribués à 3 000 (6 %) membres de la marine, à 6 000 (5,4 %) membres de l'armée de terre et à 4 491 (6 %) membres de l'armée de l'air. En moyenne, plus de la moitié des questionnaires ont été retournés (paragraphes 65-86 et annexe G).
3.  L'impact sur la puissance de combat (fighting power)
53.  Le rapport du GEPH définit « la puissance de combat » (terme souvent employé de façon interchangeable avec l'efficacité au combat, la capacité opérationnelle ou l'efficacité opérationnelle) comme « l'aptitude au combat », composée à son tour de trois éléments : l'élément « conceptuel », l'élément « physique » et « l'élément moral », lequel est défini comme « l'aptitude à amener les individus à combattre, ce qui inclut le moral, la camaraderie, la motivation, le sens du commandement et l'encadrement ».
54.  Dans tout le rapport d'évaluation, l'accent a été mis sur les effets qu'une intégration des homosexuels dans l'armée risquerait d'avoir sur la puissance de combat, ce qui était considéré comme le « problème crucial ». On a tenu pour bien établi que la présence au sein de l'armée d'homosexuels déclarés ou fortement présumés engendrerait certaines réactions comportementales et émotionnelles et des problèmes qui nuiraient au moral des troupes et, par conséquent, porteraient gravement atteinte à la puissance de combat des forces armées.
Ces problèmes escomptés comprenaient la régulation du comportement des homosexuels et de l'animosité des hétérosexuels, les agressions, les menaces et les mesures de harcèlement visant les homosexuels, l'ostracisme et la tendance à éviter les autres, la création de « clans » et de couples, des problèmes au niveau de l'encadrement et de la prise de décision, ce qui englobait les allégations de favoritisme, de discrimination et d'inefficacité (mais pas l'éventuel problème des décisions tactiques prises par des officiers homosexuels sur la base de leurs préférences sexuelles), des frictions entre les deux groupes culturels, des questions tenant à l'intimité et à la décence, l'intensification des antipathies et des soupçons (création de deux camps), et le ressentiment en raison des changements imposés, surtout s'il s'avérait aussi nécessaire de contrôler plus sévèrement la façon de s'exprimer des hétérosexuels (voir partie F.II du rapport).
4.  Autres questions
55.  L'évaluation du GEPH a également porté sur d'autres questions, qu'il a qualifiées d'« accessoires » (partie G et paragraphe 177 du rapport). Il a estimé que si les conséquences financières d'un changement de politique n'étaient pas quantifiables, on ne pouvait considérer comme justifié ou raisonnable de prévoir des logements séparés pour les homosexuels ; par conséquent, des dépenses importantes dans ce domaine étaient tenues pour improbables (paragraphes 95-97). La perte en termes de formation consécutive à la révocation d'homosexuels de l'armée n'était pas considérée comme un argument concluant contre le maintien de la politique (paragraphes 98-99). Si le cadre social et juridique devait changer pour les couples homosexuels civils, il faudrait alors accepter le droit pour les militaires d'avoir des partenaires homosexuels (paragraphe 101). Il était improbable que l'on consacre beaucoup de temps ou d'argent aux formations visant une meilleure acceptation des homosexuels, puisqu'elles avaient peu de chances d'influer sur les comportements. Le GEPH a observé que si l'on voulait introduire une formation sur la tolérance, le meilleur moyen serait probablement de « l'intégrer dans un programme de formation sur l'égalité des chances dans l'armée » (paragraphe 102). Il y avait de fortes présomptions que l'on constaterait une chute des recrutements et des effectifs en cas de changement de politique (paragraphes 103-104).
56.  Pour le GEPH, les préoccupations exprimées au sujet des responsabilités « parentales » de l'armée vis-à-vis des jeunes recrues ne résistaient pas à un examen approfondi (paragraphe 111).
5.  Questions en matière de santé et de sécurité
57.  Les questions touchant la santé et la sécurité ont été examinées séparément (parties H et I, et paragraphe 177 du rapport). Tout en notant que les préoccupations du personnel en matière de santé (concernant notamment le sida) étaient disproportionnées par rapport aux risques cliniques, le GEPH estimait qu'il faudrait probablement y répondre par des séminaires d'information et des tests de dépistage obligatoires. Sinon, une acceptation et une intégration réelles des homosexuels seraient sérieusement compromises en raison des réactions émotionnelles et des ressentiments ainsi que des inquiétudes liées à la menace du sida. Selon le GEPH, les questions de sécurité (dont la possibilité de chantage exercé sur les homosexuels présumés) qui avaient été avancées pour défendre la politique en vigueur ne résistaient pas à un examen approfondi.
6.  Expériences dans d'autres pays et dans des services civils soumis à des règles disciplinaires
58.  Le GEPH a constaté l'existence d'une multitude de positions officielles et de solutions légales découlant des situations locales sur le plan juridique et politique, allant d'une interdiction formelle de toute activité homosexuelle (Etats-Unis) à une politique visant délibérément à créer un climat favorable aux homosexuels au sein de l'armée (Pays-Bas), en passant par des modalités administratives ne permettant pas une égalité réelle (France et Allemagne). Selon le GEPH, les pays qui n'avaient pas légalement interdit la présence des homosexuels dans l'armée étaient plus tolérants, avaient des constitutions écrites et donc une tradition plus forte en matière de droits de l'homme. Le rapport continuait ainsi :
« Mais le GEPH n'a constaté nulle part la présence d'un nombre appréciable d'homosexuels déclarés dans l'armée (...). Quel que soit le degré de tolérance ou d'encouragement officiel, les pressions ou menaces informelles au sein de la communauté militaire semblent dissuader la grande majorité des homosexuels d'exercer leurs divers droits juridiques à exprimer ouvertement leur identité sexuelle active dans un cadre professionnel. (...) Il va sans dire que la discrétion persistante des homosexuels au sein de ces forces armées fait que l'on a peu d'expérience pratique quant à leur protection contre l'ostracisme, le harcèlement ou les agressions physiques.
Considérant que ce schéma commun d'absence quasi totale de soldats ouvertement homosexuels se retrouve quel que soit le cadre juridique formel, il est raisonnable de supposer que c'est pour une large part le fonctionnement informel des systèmes militaires existants qui entrave l'expression homosexuelle. Cela correspond tout à fait aux modes de comportement observés par le GEPH chez les militaires britanniques. »
59.  En janvier 1996, l'armée britannique comptait plus de 35 000 soldats déployés à l'étranger (environ 25 % des forces armées britanniques), soit plus que tout autre pays européen de l'OTAN (paragraphe 43).
Néanmoins, le GEPH a conclu que la politique en vigueur n'avait pas suscité de problèmes importants dans les relations avec les forces armées des nations alliées. Le GEPH a observé que les militaires britanniques manifestaient une « indifférence à toute épreuve » vis-à-vis des situations dans les armées étrangères et faisaient peu de cas du degré d'acceptation des alliés proches à l'égard des homosexuels : pour le soldat moyen, les autres « ne sont pas britanniques, ont des normes différentes, et l'on ne peut donc que s'attendre à ce qu'ils agissent différemment » ; en outre, les militaires des différents pays sont logés séparément, et les homosexuels au sein des forces armées étrangères, lorsqu'ils ne font pas l'objet d'une interdiction formelle, ne manifestent pas ouvertement leurs préférences sexuelles. En conséquence, il y avait peu de chances que les rares homosexuels déclarés se retrouvent dans une situation où leur orientation sexuelle poserait un problème aux membres de l'armée britannique (paragraphe 105).
60.  Pour le GEPH, il existait des différences importantes entre l'armée et des services civils existant au Royaume-Uni qui sont soumis à des règles disciplinaires, tels que la police, les pompiers et la marine marchande, qui n'observaient pas la même politique à l'égard des homosexuels. Le GEPH a estimé que :
« Aucune de ces activités n'oblige un individu à travailler dans un environnement aussi constamment exigeant et sur des périodes aussi longues que l'armée, ni n'implique la même nécessité de former des équipes rapidement interchangeables mais totalement déterminées et autonomes, capables de maintenir leur cohésion interne après des mois de stress, de difficultés et d'inconfort (...) » (paragraphe 203)
7.  Autres solutions possibles
61.  Le GEPH a examiné d'autres solutions, par exemple un code de conduite applicable à tous, une politique fondée sur les qualités individuelles des militaires homosexuels, une stratégie consistant à lever l'interdiction et à se fier à la discrétion des soldats concernés, la solution « ne rien demander, ne rien dire » en vigueur aux Etats-Unis et un code « de l'homosexualité discrète ». En définitive, il n'a décelé aucune autre politique qui permettrait avec la même certitude que la politique en vigueur d'éviter tout risque d'amoindrir la puissance de combat et qui, par conséquent, ne se heurterait pas à une forte opposition de la population militaire (paragraphes 153-175).
8.  Conclusions du GEPH (paragraphes 176-191)
62.  Le GEPH a estimé que :
« Le problème principal demeure et son caractère inextricable est en fait réaffirmé. Les éléments démontrant que l'on s'attend à un amoindrissement de la puissance de combat ont été exposés dans la partie F et sont au centre de la présente évaluation. Les divers arguments et la conclusion globale ont été mis en avant non seulement par les autorités de l'armée mais également par la grande majorité des militaires de tous rangs. »
Le GEPH a tenu pour improbable que les comportements actuellement observés dans l'armée changent dans un avenir proche. Si la politique entraînait manifestement des épreuves et des intrusions dans la vie privée, les risques pour la puissance de combat démontraient qu'elle était néanmoins justifiée. Pour le GEPH, on ne pouvait comparer utilement l'intégration des homosexuels et celle des femmes et des minorités ethniques dans l'armée, l'homosexualité soulevant des problèmes d'une nature et d'une intensité que n'impliquaient pas les différences de sexe et de race.
Le GEPH a considéré qu'à plus long terme, l'évolution de l'attitude de la société à l'égard des homosexuels pourrait réduire les risques pour la puissance de combat qu'engendrerait un changement de politique, mais que son évaluation ne pouvait « porter que sur les comportements et risques actuels ». Il a ajouté :
« (...) certainement, si les soldats pensaient qu'ils pouvaient travailler et vivre avec des homosexuels sans que la cohésion de l'armée n'en souffre, beaucoup moins de problèmes seraient à craindre. Mais le ministère doit faire avec le monde tel qu'il est. Les comportements des soldats, en tant qu'ils diffèrent de ceux de la population en général, découlent des conditions singulières de la vie militaire, et traduisent les réalités sociales et psychologiques actuelles. Ils indiquent qu'un changement de politique entraînerait un risque militaire (...)
(...) après avoir recueilli le plus d'éléments possible, on voit qu'au Royaume-Uni, l'homosexualité demeure manifestement incompatible en pratique avec la vie militaire si l'on veut maintenir à son meilleur niveau le potentiel de combativité de l'armée sous sa forme actuelle. (...) En outre, la présente étude démontre que la politique actuelle est approuvée à une écrasante majorité par les militaires eux-mêmes, qui sont le mieux à même de la juger. En conséquence, l'on ne peut envisager d'apporter des modifications importantes aux directives du ministère relatives à l'homosexualité dans les trois armées que pour des raisons clairement énoncées, étrangères à la politique de défense, et en ayant pleinement conscience de l'impact sur l'efficacité de l'armée et sur les sentiments des militaires. »
E.        La politique de l'armée relative aux mesures de harcèlement et menaces à caractère sexuel et racial, et à l'égalité des chances
63.  Dans le « Code de pratique en matière de relations interraciales » (Code of Practice on Race Relations) qu'il a élaboré en décembre 1993, le Conseil de défense (Defence Council) a déclaré que l'armée, en tant qu'employeur, devait mettre en œuvre une politique d'égalité des chances. Selon ce code, aucune forme de discrimination, harcèlement ou abus à caractère racial ne doit être tolérée, toute allégation à ce sujet doit faire l'objet d'une enquête et, si elle est prouvée, donner lieu à une action disciplinaire. Le code prévoit une procédure de réclamation par laquelle l'on peut se plaindre d'actes de discrimination ou de harcèlement, et met en garde contre les représailles visant les militaires qui feraient usage de leur droit de porter plainte et d'obtenir réparation.
64.  En janvier 1996, l'armée a émis une directive relative à l'égalité des chances qui traite du harcèlement et des menaces à caractère racial et sexuel. Le document avait pour préambule une déclaration du chef de l'administration des forces armées (Adjutant-General), ainsi libellée :
« La réalité du conflit armé exige un travail d'équipe exemplaire, pendant lequel chaque soldat doit pouvoir compter absolument sur ses compagnons d'armes et ses supérieurs. Dès lors, il ne peut y avoir dans l'armée aucune place pour les mesures de harcèlement, les menaces et les actes de discrimination qui porteraient atteinte au moral et détruiraient confiance et cohésion au sein du groupe.
Il est du devoir de chaque soldat de veiller à ce que ce type de comportement, qui nuirait à la cohésion et à l'efficacité, ne se produise pas au sein de l'armée. La politique de l'armée est claire : tous les soldats doivent être traités de façon égalitaire sur la base de leur aptitude à remplir leur devoir.
J'attends de chacun de vous qu'il soutienne cette politique et fasse en sorte que l'armée britannique conserve sa réputation bien établie de professionnalisme. »
La directive définissait le harcèlement à caractère racial et sexuel, précisait que l'armée avait la volonté d'empêcher toute forme de comportement agressif et injuste dans ce domaine et soulignait qu'il était du devoir de chaque soldat de ne pas se comporter d'une façon qui pourrait agresser autrui ou de ne pas permettre à d'autres d'adopter un tel comportement. La directive définissait également les menaces et indiquait que si l'armée encourageait un esprit belliqueux chez les soldats appelés à partir au front, l'agressivité contrôlée, l'autonomie et de fortes qualités de meneur d'hommes ne devaient pas être confondues avec le recours brutal et indu à l'intimidation et à la violence qui caractérise les menaces. Les menaces nuisent au moral et engendrent de la peur et du stress à la fois chez l'individu et le groupe qui en est victime, et au sein de toute l'organisation.   On remarquait que l'armée était une communauté étroitement repliée sur elle-même, où le travail d'équipe, la cohésion et la confiance jouaient un rôle crucial. Aussi de grands efforts quant à la conduite personnelle et au respect des autres étaient-ils exigés de tous.
La directive soutenait l'utilisation du droit militaire par les chefs de corps. Des brochures complémentaires donnant des informations sur cette directive ont été distribuées à tous les soldats. De plus, des postes spéciaux visant à promouvoir l'égalité des chances ont été créés dans les services du personnel et un vaste programme de formation a été mis en place en vertu de la loi de 1976 sur les relations interraciales.
F.  Les rapports de la commission parlementaire restreinte
65.  Tous les cinq ans, un projet de loi sur les forces armées arrive devant le Parlement, et une commission restreinte conduit une étude en rapport avec ce projet.
66.  Dans son rapport du 24 avril 1991, la commission restreinte observait, sous la rubrique « Homosexualité » :
« Nul ne conteste que la politique actuelle provoque une détresse bien réelle et oblige à se passer des services de certains hommes et femmes dont la compétence et la bonne volonté ne peuvent être mises en doute. La société extérieure est à présent beaucoup plus tolérante que par le passé vis-à-vis des différences d'orientation sexuelle, et il se peut aussi que cela se vérifie au sein de l'armée. Toutefois, on ne peut que constater la force indéniable de l'argument [du ministère de la Défense] selon lequel la présence d'homosexuels déclarés peut engendrer des tensions dans un groupe de personnes qui doivent vivre et travailler quelquefois dans des conditions de stress énorme et d'étroite intimité physique, et donc nuire à sa cohésion et à son efficacité au combat. Il est possible que cela change, notamment avec l'intégration de femmes dans des unités jusqu'à présent exclusivement masculines. Toutefois, nous ne sommes pas persuadés que le temps soit venu de demander à l'armée d'accepter les homosexuels ou l'activité homosexuelle. »
67.  Le rapport de 1996 de la commission restreinte (rédigé à la suite de l'étude qu'elle avait menée sur la loi de 1996 sur les forces armées) invoquait des éléments provenant de membres du ministère de la Défense et de groupes de soutien aux homosexuels, ainsi que le rapport du GEPH. De nouveau, la commission recommandait de ne pas apporter de changement à la politique du gouvernement. Elle remarquait que, depuis son rapport précédent, au total 30 officiers et 331 militaires du rang et sous-officiers avaient été révoqués ou renvoyés en raison de leur homosexualité. La commission était convaincue qu'aucune conclusion fiable ne pouvait encore être tirée de l'expérience d'autres pays. Tout en reconnaissant la force des arguments tenant aux droits de l'homme, elle soulignait qu'il convenait de ménager un équilibre entre les droits des individus et les besoins de la communauté. Elle se déclarait convaincue par la synthèse que faisait le   GEPH de la force des résistances au sein de l'armée à tout assouplissement de la politique. Elle admettait que la présence d'homosexuels déclarés nuirait gravement au moral des troupes et, en définitive, à l'efficacité opérationnelle. A l'issue des débats à la Chambre des communes, les députés, par 188 voix contre 120, ont rejeté toute modification de la politique en vigueur.
G.  Information aux nouvelles recrues
68.  Avant septembre 1995, les candidats souhaitant s'engager dans l'armée étaient informés sur la politique des autorités militaires concernant les homosexuels au sein des forces armées par le biais d'une brochure intitulée « Vos droits et responsabilités ». Afin d'éviter tout malentendu et de veiller à ce que toute recrue dans les trois armées reçoive une information identique, les autorités militaires ont introduit le 1er septembre 1995 une déclaration de service devant être lue et signée avant l'engagement. Le paragraphe 8 de cette déclaration, intitulé « Homosexualité », dispose que l'homosexualité n'est pas tenue pour compatible avec la vie militaire et « peut conduire à une révocation administrative ».
EN DROIT
I.  Sur la violation alléguée de l'article 8 de la convention
69.  Les requérants allèguent que les investigations menées sur leur homosexualité et leur révocation subséquente de la Royal Air Force motivée uniquement par celle-ci, en application de la politique d'interdiction absolue des homosexuels dans l'armée britannique suivie par le ministère de la Défense, emportent violation de leur droit au respect de leur vie privée protégé par l'article 8 de la Convention. Les passages pertinents de cette disposition se lisent ainsi :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)
2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, (...) à la défense de l'ordre (...) »
A.  Sur l'existence d'une ingérence
70.  Le Gouvernement a admis dans ses observations écrites l'existence d'ingérences dans le droit des requérants au respect de leur vie privée. Toutefois, il relève que les intéressés n'ont pas nié avoir été au fait, pendant la période à considérer, de la politique interdisant la présence d'homosexuels dans les forces armées, et ne souscrit pas à leurs allégations concernant les dates à partir desquelles ils auraient pris conscience de leur homosexualité. Pendant l'audience devant la Cour, le Gouvernement, invoquant en particulier le cas de Mme Smith, a précisé que si les intéressés avaient connaissance de la politique et de leur homosexualité lors de leur recrutement, leur révocation n'a pas constitué une ingérence dans leurs droits au regard de l'article 8 de la Convention.
Les requérants font valoir qu'ils ne se plaignent pas de s'être vu refuser l'entrée dans les forces armées et qu'ils n'ont pas été renvoyés pour avoir menti lors de leur recrutement. Quoi qu'il en soit, la protection qu'offre l'article 8 ne saurait être fonction du degré de conscience qu'avaient les requérants, lorsqu'ils étaient jeunes, de leur orientation sexuelle.
71.  La Cour relève que le Gouvernement ne soutient pas que les requérants, en entrant dans l'armée, ont renoncé aux droits garantis par l'article 8 de la Convention. Elle remarque également que les intéressés n'ont pas été renvoyés pour ne pas avoir révélé leur homosexualité lors de la procédure de recrutement. En outre, elle estime, eu égard aux éléments du dossier, que Mme Smith n'a pris conscience de son homosexualité qu'après son recrutement.
Dans ces conditions, la Cour est d'avis que les enquêtes menées par la police militaire sur l'homosexualité des requérants, lesquelles ont impliqué des interrogatoires détaillés de chacun d'entre eux et de tierces personnes sur des questions relatives à leurs préférences et pratiques sexuelles, ainsi que l'élaboration d'un rapport d'enquête final à l'intention des autorités militaires, ont porté directement atteinte au droit des requérants au respect de leur vie privée. La révocation administrative qui en a résulté, motivée uniquement par leur orientation sexuelle, a également constitué une ingérence dans l'exercice de ce droit (arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, série A no 45, pp. 18-19, § 41, et, mutatis mutandis, arrêt Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995, série A no 323, p. 23, § 44).
B.  Sur la justification des ingérences
72.  Pareilles ingérences ne peuvent se justifier que si les exigences du deuxième paragraphe de l'article 8 sont remplies. Les ingérences doivent donc être « prévues par la loi », inspirées par un but légitime au regard de ce paragraphe et « nécessaires, dans une société démocratique », pour le réaliser (arrêt Norris c. Irlande du 26 octobre 1988, série A no 142, p. 18, § 39).
1.  « Prévues par la loi »
73.  Il n'est pas contesté entre les parties que cet aspect de l'article 8 § 2 de la Convention est respecté. La Cour relève que la Cour d'appel a confirmé en l'espèce que la politique du ministère de la Défense excluant les homosexuels de l'armée était légale, tant au regard du droit interne qu'à celui du droit communautaire applicable. Cette politique a été légalement consacrée et entérinée par la loi de 1967 sur les infractions sexuelles et, plus récemment, par la loi de 1994 sur la justice pénale et l'ordre public. Dès lors, la Cour estime que cette condition est remplie.
2.  But légitime
74.  La Cour observe que le Gouvernement justifie essentiellement la politique et les investigations et révocations qu'elle a entraînées par le maintien du moral des militaires et, par conséquent, de la puissance de combat et de l'efficacité opérationnelle de l'armée (paragraphe 95 ci-dessous). La Cour ne voit aucune raison de douter que la politique ait été conçue en vue d'assurer l'efficacité opérationnelle des forces armées ou que les investigations aient visé en principe à établir si la personne concernée était homosexuelle et relevait donc de la politique dont il s'agit. Pour la Cour, on pouvait donc considérer qu'à cet égard les ingérences qui en ont résulté poursuivaient les buts légitimes que sont « la sécurité nationale » et « la défense de l'ordre ».
La Cour est plus dubitative quant à savoir si les investigations poursuivaient encore un tel but légitime après que les requérants eurent admis leur homosexualité. Toutefois, vu sa conclusion exposée au paragraphe 111 ci-après, elle juge inutile de rechercher si cette partie de l'enquête poursuivait un but légitime au sens de l'article 8 § 2 de la Convention.
3.  « Nécessaires dans une société démocratique »
75.  Il reste à examiner si les ingérences en l'espèce peuvent être considérées comme « nécessaires dans une société démocratique » pour atteindre les buts susmentionnés.
a)  Arguments du Gouvernement
76.  Le Gouvernement reconnaît d'emblée que ni les états de service des requérants ni leur conduite n'avaient prêté à reproche et que rien ne portait à croire qu'avant la découverte de leur orientation sexuelle celle-ci avait nui à la façon dont eux-mêmes ou leurs collègues remplissaient leurs fonctions. De même, le Gouvernement ne prétend pas que les homosexuels aient moins d'aptitudes physiques ou soient moins courageux, fiables ou compétents que les hétérosexuels.
77.  Toutefois, en premier lieu, le Gouvernement insiste sur la spécificité du cadre militaire de l'affaire : l'armée britannique est en effet en lien étroit avec la sécurité de la nation et joue donc un rôle primordial pour les intérêts vitaux de l'Etat. La cohésion et le moral des troupes sont essentiels à l'efficacité de l'armée et doivent résister aux rigueurs et aux conditions de la vie normale en communauté, qui s'accompagne d'intimité physique, ainsi qu'à des pressions externes telles que de graves dangers ou la guerre, facteurs qui, d'après le Gouvernement, concernaient ou auraient pu concerner chacun des requérants. A cet égard, le contexte de l'armée est singulier et ne peut véritablement se comparer à aucun service civil soumis à des règles disciplinaires, tel que la police ou les pompiers.
Dès lors, le Gouvernement, tout en admettant que les membres des forces armées ont droit à la protection de la Convention, fait valoir que des règles différentes et plus strictes s'appliquent dans ce contexte (arrêts Engel et autres c. Pays-Bas du 8 juin 1976, série A no 22, p. 24, § 57 ; Grigoriades c. Grèce du 25 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, pp. 2589-2590, § 45, et Kalaç c. Turquie du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, p. 1209, § 28). Par ailleurs, eu égard à la dimension de sécurité nationale de la présente affaire, l'Etat bénéficie d'une large marge d'appréciation (arrêt Leander c. Suède du 26 mars 1987, série A no 116, p. 25, § 59). En conséquence, la marge d'appréciation étroite applicable à des affaires touchant à l'intimité de personnes ne saurait être transposée telle quelle à la présente cause.
A l'appui de son argumentation en faveur d'une ample marge d'appréciation, le Gouvernement fait également valoir que la question des homosexuels dans l'armée a donné lieu à d'intenses débats ces dernières années au Royaume-Uni ; il considère que, vu le caractère sensible et le contexte spécifique dont il s'agit, la décision appartient pour une large part aux autorités nationales. Certes, le risque pour la puissance de combat n'est pas le même à travers le temps, compte tenu de l'évolution des attitudes et opinions et, par conséquent, du droit interne sur le sujet de l'homosexualité au fil des ans. Néanmoins, ces problèmes doivent être abordés avec prudence dans le contexte militaire, eu égard aux risques inhérents à celui-ci. Le processus de réexamen est en cours et le Gouvernement s'est déclaré en faveur d'un vote libre au Parlement sur la question après le prochain contrôle de la politique auquel la commission parlementaire restreinte se livrera en 2001.
78.  Deuxièmement, le Gouvernement prétend qu'admettre les homosexuels dans l'armée aujourd'hui porterait gravement atteinte au moral des militaires et, par conséquent, à la puissance de combat et à l'efficacité opérationnelle des forces armées. Il estime que les observations et conclusions exposées par le GEPH dans son rapport de février 1996 (et, en particulier, dans la section F) mettent clairement en évidence le risque existant pour la puissance de combat et l'efficacité opérationnelle. Pour le Gouvernement, les militaires (dont les idées ont servi de base au rapport du GEPH) sont les mieux placés pour apprécier ce risque ; il y a donc lieu d'attacher une importance considérable à leurs opinions. En outre, les analyses relativement récentes du GEPH, des tribunaux internes (dans l'affaire R. v. Ministry of Defence, ex parte Smith and Others, Weekly Law Reports, vol. 2, p. 305) et de la commission parlementaire restreinte concluent toutes à la nécessité de maintenir la politique.
Le Gouvernement estime que le choix entre l'élaboration d'un code de conduite et le maintien de la politique en vigueur est le nœud de la décision à prendre dans cette affaire. Toutefois, on considère au Royaume-Uni qu'un tel code ne suffirait pas à l'heure actuelle à pallier les risques perçus, parce que c'est le fait de connaître ou de soupçonner l'homosexualité d'une personne, et non pas la conduite de l'intéressé(e), qui nuirait au moral et à l'efficacité. Même en admettant que les positions qui fondent le rapport du GEPH traduisent, du moins en partie, un manque de tolérance ou d'ouverture d'esprit, le risque pour l'efficacité n'en est pas moins réel. Certes, nombre de pays européens n'excluent plus les homosexuels de leurs forces armées, mais les changements opérés ont été adoptés dans ces pays trop récemment pour qu'on puisse en tirer des leçons utiles.
Quant au moyen des requérants relatif à l'absence alléguée d'éléments démontrant les problèmes que la présence d'homosexuels dans les forces armées aurait causés par le passé, le Gouvernement souligne que si l'on ne dispose peut-être pas de preuves concrètes établissant les risques décelés par le GEPH, c'est que toutes les personnes ayant des tendances homosexuelles avérées ont été révoquées avant la survenue de tels problèmes. Quoi qu'il en soit, le Gouvernement remarque que les risques envisagés résulteraient d'un assouplissement général de la politique plutôt que de sa modification dans tel ou tel cas.
79.  Troisièmement, quant à la critique des requérants selon laquelle les idées exprimées au GEPH par la grande majorité des engagés pourraient être qualifiées de « préjugés homophobes », le Gouvernement souligne que ces idées sont le reflet des véritables préoccupations exprimées par des personnes ayant une connaissance directe et approfondie des exigences de la vie militaire. La plupart de ceux qui ont été interrogés ont une attitude nettement différente envers les homosexuels dans la vie civile. On ne peut tirer des conclusions du fait que les femmes et les minorités raciales sont admises, mais non les homosexuels ; en effet, la ségrégation entre les femmes et les hommes répond aux problèmes qui pourraient éventuellement surgir, alors qu'aucun arrangement de la sorte n'est possible dans le cas de tendances homosexuelles. Les préoccupations concernant les homosexuels revêtent une nature et une intensité que n'ont pas celles que suscitent les femmes ou les minorités raciales.
80.  Dès lors qu'il y a soupçon d'homosexualité, une enquête est menée. Selon le Gouvernement, l'ampleur d'une telle enquête dépend des circonstances mais cette démarche implique généralement d'interroger la personne concernée et de rechercher des éléments corroborants. Si quelqu'un nie son homosexualité, des investigations sont nécessaires et même si cette personne admet ses penchants, l'on s'efforce de trouver des éléments pertinents au moyen d'interrogatoires et, selon la situation, par d'autres mesures. Pareilles investigations visent à vérifier l'homosexualité de la personne soupçonnée afin de détecter ceux qui tentent d'obtenir une révocation administrative sous de faux prétextes. A l'audience, le Gouvernement a donné des exemples récents – deux dans l'armée de terre et dans l'armée de l'air, trois dans la marine – de personnes qui avaient faussement prétendu être homosexuelles. Des investigations sont également nécessaires en raison de certaines inquiétudes en matière de sécurité (en particulier le risque de chantage exercé sur le personnel homosexuel), du risque de contamination par le virus du sida, plus élevé dans la communauté homosexuelle, ainsi que pour des raisons disciplinaires (les actes homosexuels peuvent dans certains cas donner lieu à une procédure disciplinaire, par exemple lorsqu'ils résultent d'un abus d'autorité). Le Gouvernement soutient que les requérants ont, quoi qu'il en soit, librement choisi de répondre aux questions qui leur étaient posées. Tous deux ont été avertis qu'ils n'y étaient pas tenus et qu'ils pouvaient prendre un avis juridique.
Tout en affirmant que la plupart des questions se justifiaient pour les raisons susmentionnées de mener l'enquête, le Gouvernement ne cherche pas à cautionner la question posée à Mme Smith quant à savoir si elle-même ou sa partenaire avaient des relations sexuelles avec la jeune fille placée dans leur foyer. Le Gouvernement considère cependant que cet aspect de l'interrogatoire, indéfendable mais limité, ne fait pas pencher la balance en faveur d'un constat de violation.
b)  Arguments des requérants
81.  Les requérants soutiennent que les ingérences dans leur vie privée, eu égard à leurs objet, nature et étendue, revêtaient une extrême gravité et demandaient à être justifiées par des raisons particulièrement sérieuses (arrêt Dudgeon précité, p. 21, § 52). Les ingérences avaient pour objet un aspect des plus intimes de la vie privée des intéressés, lequel était rendu public par la politique du ministère de la Défense elle-même. Les requérants s'en prennent également aux investigations détaillées menées par les services de police et, en particulier, aux questions tendancieuses posées durant les interrogatoires des intéressés et ceux de tierces personnes, à la fouille du domicile de M. Grady et à la saisie de ses affaires personnelles. Invoquant également leurs années de service, leurs promotions (passées et à venir), leurs états de service exemplaires et l'absence de tout élément indiquant que leur homosexualité aurait nui de quelque façon que ce soit à leur travail ou à la vie militaire, les requérants soulignent qu'ils ont néanmoins été privés d'une carrière, dans laquelle ils excellaient, pour « incompatibilité avec les fonctions militaires » en raison d'une politique générale contre les homosexuels au sein des forces armées.
A cet égard, les intéressés ajoutent qu'une telle politique absolue n'est adoptée par l'armée dans aucun autre contexte, par exemple lorsqu'il s'agit de caractéristiques ou traits personnels tels que le sexe, la race ou la couleur. En fait, le ministère de la Défense favorise l'égalité et la tolérance dans ces domaines. Il n'existe pas davantage de politique générale contre ceux dont les actions peuvent nuire ou nuisent au moral et à l'efficacité des troupes, tels que les auteurs d'un vol ou d'un adultère ou ceux qui commettent des actes dangereux sous l'empire de stupéfiants ou de l'alcool. Dans ces derniers cas, la personne peut être renvoyée, mais seulement après examen de toutes les circonstances de l'affaire. D'ailleurs, il n'existe pas de politique dirigée contre les homosexuels dans d'autres services britanniques comparables comme la marine marchande, la flotte royale auxiliaire, la police, les pompiers et les professions de santé.
82.  Les requérants plaident également que l'argument principal du Gouvernement concernant le risque pour le moral et, en conséquence, pour la puissance de combat et l'efficacité opérationnelle ne tient pas, ce pour trois raisons essentielles.
83.  En premier lieu, ils considèrent que le Gouvernement ne peut, au regard de l'article 8, invoquer et encourager avec complaisance les préjugés apparents des autres soldats. Aucun motif rationnel ne justifiant une différence de comportement de la part des militaires dès lors que l'homosexualité d'un individu est connue, le risque allégué de réactions hostiles du personnel militaire se fonde purement et simplement sur des préjugés. En vertu de l'article 1 de la Convention, il incombe à l'armée de faire comprendre à ceux qu'elle emploie qu'elle n'acceptera pas qu'ils agissent selon de simples partis pris. Or, au lieu de prendre des mesures pour remédier à ces préjugés, les forces armées en punissent les victimes. Les requérants estiment que la logique de l'argument du Gouvernement vaut également pour les idées préconçues vis-à-vis de la race, de la religion ou du sexe ; le Gouvernement ne peut raisonnablement donner à entendre que, par exemple, les préjugés raciaux des militaires suffiraient à justifier d'exclure de l'armée les personnes de couleur.
D'ailleurs, il ressort de la jurisprudence des organes de la Convention qu'un Etat ne peut se fonder sur de simples préjugés pour justifier des ingérences dans la vie privée (voir, entre autres, requête no 25186/94, Sutherland c. Royaume-Uni, rapport de la Commission du 1er juillet 1997, non publié, §§ 56, 57, 62, 63 et 65). En outre, les requérants soulignent que la Cour a estimé (dans son arrêt Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche du 19 décembre 1994, série A no 302, p. 17, §§ 36 et 38) que les exigences « du pluralisme, de la tolérance et de l'esprit d'ouverture » valent tout autant pour les militaires que pour les autres personnes et que les droits fondamentaux doivent être protégés dans l'armée d'un Etat démocratique autant que dans la société que sert une telle armée. Ils arguënt que le raisonnement de la Cour en cette affaire se fondait sur un principe vital, qui s'applique aussi en l'espèce – les forces armées d'un pays existent pour protéger les libertés prônées par une société démocratique, et ne sauraient dès lors piétiner de tels principes et leur porter gravement atteinte.
84.  En second lieu, les requérants prétendent que ces préjugés apparents ne se seraient pas manifestés si le ministère de la Défense n'avait pas adopté et appliqué cette politique. Le Gouvernement admet que les requérants ont travaillé de manière efficiente et efficace dans l'armée pendant des années sans que leurs préférences sexuelles ne posent de problème. La préoccupation du Gouvernement se rapporte à la présence de militaires ouvertement homosexuels ; la vie privée des présents requérants était bien privée et le serait restée sans cette politique. En conséquence, rien ne porte à croire qu'une difficulté quelconque se serait fait jour sans la politique adoptée par le Gouvernement.
85.  En troisième lieu, les requérants soutiennent que le Gouvernement doit étayer ses préoccupations quant aux menaces pour la discipline militaire (arrêt Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi précité, p. 17, § 38), mais qu'il n'a produit aucun élément objectif à l'appui de sa thèse concernant le risque pour le moral et l'efficacité opérationnelle.
Ils estiment à ce propos que le rapport du GEPH présentait des insuffisances et des vices fondamentaux. L'évaluation n'a pas été effectuée par des consultants indépendants. Elle a de plus été conduite dans le contexte d'une hostilité à tout changement de politique publiquement exprimée par les autorités de l'armée ; elle a suivi la diffusion d'un document devant servir à l'évaluation par les militaires de la politique en vigueur sur l'homosexualité, dont il ressortait que les officiers supérieurs pensaient que l'objectif de l'étude du GEPH était de rassembler des preuves favorables à cette politique. En réalité, la majorité des questions posées dans le questionnaire du GEPH exprimaient des attitudes hostiles à l'égard des homosexuels ou induisaient des réponses négatives. En outre, le rapport ne contenait aucun élément concret démontrant l'existence de problèmes spécifiques causés par la présence d'homosexuels dans l'armée au Royaume-Uni ou outre-mer. Par ailleurs, il se fondait sur un taux de réponses n'ayant aucune signification statistique, et l'anonymat n'était pas garanti à ceux qui rempliraient le questionnaire.
86.  S'agissant des arguments du GEPH écartant l'expérience d'autres pays qui n'interdisent pas leurs armées aux homosexuels, les requérants estiment que la déclaration figurant dans le rapport selon laquelle le personnel des armées de ces autres pays est plus tolérant n'est étayée par aucun élément de preuve. Quoi qu'il en soit, même si ces autres pays ont des constitutions écrites et, par conséquent, une plus longue tradition du respect des droits de l'homme, le Gouvernement doit se conformer aux obligations que lui impose la Convention. Que des militaires ouvertement homosexuels soient ou non absents des forces armées de ces pays, il reste que les préférences sexuelles ressortissent à la vie privée d'un individu et que l'on ne peut tirer aucune conclusion de ce que des homosexuels servant dans des armées étrangères ont pu choisir de ne pas rendre leur sexualité publique, ainsi qu'ils en ont le droit. Les requérants soulignent également qu'un certain nombre de militaires britanniques ont travaillé et travaillent encore avec des militaires homosexuels appartenant aux armées des autres pays de l'OTAN apparemment sans aucun problème.
Quant à l'affirmation selon laquelle des investigations sont nécessaires pour éviter que des personnes désireuses de quitter l'armée ne se déclarent faussement homosexuelles, les requérants relèvent que le Gouvernement n'a pas présenté d'éléments prouvant l'existence de telles fausses déclarations, et ajoutent qu'eux-mêmes ont clairement exprimé le souhait de rester dans l'armée. En outre, ils affirment s'être sentis obligés de répondre aux questions posées durant les interrogatoires car, sinon, leur vie privée et intime aurait fait l'objet d'autres investigations plus approfondies et moins discrètes, ce qu'admet le Gouvernement.
Pour ce qui est de l'arrêt de la Cour en l'affaire Kalaç, invoqué par le Gouvernement, les requérants soulignent que cette affaire avait trait à la sanction d'une conduite publique, et non aux caractéristiques privées d'un individu.
c)  Appréciation de la Cour
i.  Principes généraux applicables
87.  Une ingérence est considérée comme « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre un but légitime si elle répond à un besoin social impérieux et, en particulier, demeure proportionnée au but légitime poursuivi (arrêt Norris précité, p. 18, § 41).
Eu égard aux questions en jeu en l'espèce, la Cour souligne le lien entre la notion de « nécessité » et celle de « société démocratique », dont le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture constituent trois des caractéristiques (arrêts précités Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi, p. 17, § 36, et Dudgeon, p. 21, § 53).
88.  La Cour reconnaît qu'il appartient aux autorités nationales de juger les premières de la nécessité de l'ingérence, bien qu'il revienne à la Cour de trancher la question de savoir si les motifs de l'ingérence étaient pertinents et suffisants. Les Etats contractants gardent dans le cadre de cette évaluation une marge d'appréciation qui dépend de la nature des activités en jeu et du but des restrictions (arrêt Dudgeon précité, pp. 21 et 23, §§ 52 et 59).
89.  En conséquence, lorsque les restrictions dont il s'agit concernent « un aspect des plus intimes de la vie privée », il doit exister « des raisons particulièrement graves » pour que ces ingérences répondent aux exigences de l'article 8 § 2 de la Convention (arrêt Dudgeon précité, p. 21, § 52).
Lorsque le but de sécurité nationale poursuivi est substantiellement l'efficacité opérationnelle de l'armée, il est admis que chaque Etat a compétence pour organiser son système de discipline militaire et jouit en la matière d'une certaine marge d'appréciation (arrêt Engel et autres précité, p. 25, § 59). La Cour estime également que l'Etat peut imposer des restrictions au droit d'un individu au respect de sa vie privée là où existe une menace réelle pour l'efficacité opérationnelle des forces armées, le bon fonctionnement d'une armée ne se concevant guère sans des règles juridiques destinées à empêcher le personnel militaire de lui porter préjudice. Les autorités nationales ne peuvent toutefois pas s'appuyer sur de telles règles pour faire obstacle à l'exercice par les membres des forces armées de leur droit au respect de leur vie privée, lequel s'applique aux militaires comme aux autres personnes se trouvant sous la juridiction de l'Etat. En outre, les affirmations quant à l'existence d'un risque pour l'efficacité opérationnelle doivent être « étayées par des exemples concrets » (voir, mutatis mutandis, les arrêts précités Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi, p. 17, §§ 36 et 38, et Grigoriades, pp. 2589-2590, § 45).
ii.  Application aux faits de la cause
90.  Il n'est pas contesté entre les parties que l'unique motivation des investigations et de la révocation des requérants était l'orientation sexuelle des intéressés. Considérant qu'un aspect des plus intimes de la vie privée était en jeu, des raisons particulièrement graves devaient justifier l'ingérence (paragraphe 89 ci-dessus). En l'espèce, la Cour estime que les ingérences ont été particulièrement graves pour les raisons suivantes.
91.  En premier lieu, le processus d'enquête (voir les directives exposées au paragraphe 49 ci-dessus et les observations du Gouvernement au paragraphe 80) était exceptionnellement indiscret.
Des appels téléphoniques anonymes à Mme Smith et à la police militaire, d'une part, des informations fournies par la nourrice qu'employait le chef de corps de M. Grady, d'autre part, ont entraîné l'ouverture d'une enquête sur les préférences sexuelles des deux requérants, question que tous deux avaient jusque-là gardée secrète. Les enquêtes ont été menées par la police militaire, dont les méthodes d'investigation se fondaient, selon le GEPH, sur les procédures pénales, et dont la présence, toujours selon le GEPH, a donné lieu à une large publicité et à un fort ressentiment parmi les militaires (paragraphe 49 ci-dessus).
Dès que la question a été portée à l'attention des autorités militaires, M. Grady a reçu l'ordre de retourner immédiatement (sans son épouse ni ses enfants) au Royaume-Uni. Alors qu'il se trouvait dans cet Etat, une enquête circonstanciée sur son homosexualité a commencé aux Etats-Unis ; son épouse, une collègue, le mari de celle-ci et la nourrice qui travaillait pour la famille de son chef de corps ont été soumis à des interrogatoires détaillés et indiscrets sur sa vie privée.
Les requérants ont été tous deux interrogés et on leur a posé des questions précises de nature intime sur leurs pratiques et préférences sexuelles. Certaines questions adressées aux deux intéressés ont été, de l'avis de la Cour, particulièrement indiscrètes et offensantes, et, de fait, le Gouvernement a admis qu'il ne pouvait cautionner la question posée à Mme Smith quant à savoir si elle avait eu des relations sexuelles avec la jeune fille placée dans son foyer.
La partenaire de Mme Smith a été elle aussi interrogée. Le domicile de M. Grady a été fouillé, de nombreux objets personnels (dont une lettre à son partenaire) ont été saisis et l'intéressé a été ultérieurement questionné en détail sur le contenu de ces documents. Après les interrogatoires, la police militaire a élaboré à l'intention des autorités de l'armée de l'air un rapport sur l'homosexualité de chacun des requérants et des questions y relatives.
92.  En second lieu, la révocation administrative des intéressés a eu, comme Sir Thomas Bingham, Master of the Rolls, l'a dit, une profonde incidence sur leurs carrière et avenir.
Avant les événements en question, les deux requérants poursuivaient une carrière militaire relativement intéressante dans leur domaine particulier. Mme Smith servait depuis plus de cinq ans dans l'armée de l'air, elle avait été proposée à l'avancement, avait été acceptée dans une formation qui faciliterait cette promotion et était sur le point de passer ses examens finals. Ses rapports d'évaluation avant et après sa révocation étaient très positifs. M. Grady servait dans l'armée de l'air depuis quatorze ans, avait été promu au grade de sergent et muté à un poste à haute responsabilité à Washington en 1991. Ses rapports d'évaluation avant et après sa révocation étaient également très positifs et s'accompagnaient de recommandations pour d'autres promotions. Le Gouvernement admet dans ses observations que ni les états de service ni la conduite des requérants n'ont donné matière à reproche, et la High Court a qualifié les premiers d'« exemplaires ».
La Cour relève à cet égard la nature singulière de l'armée (sur laquelle le Gouvernement a insisté dans sa plaidoirie devant la Cour) et, par conséquent, la difficulté qu'il y a à transposer directement dans la vie civile des qualifications et expériences essentiellement militaires. La Cour rappelle à cet égard que l'une des raisons pour lesquelles elle a considéré la révocation de Mme Vogt de son poste d'enseignante comme une « mesure très rigoureuse » était sa constatation selon laquelle un enseignant en pareil cas se verrait « presque à coup sûr privé de la faculté d'exercer la seule profession pour laquelle il ait une vocation, pour laquelle il a été formé et dans laquelle il a acquis des aptitudes et de l'expérience » (arrêt Vogt précité, p. 29, § 60). A cet égard, la Cour admet que la formation et l'expérience des requérants seraient utiles dans la vie civile. Toutefois, les intéressés rencontreraient manifestement des difficultés à obtenir dans leur domaine de spécialisation des postes civils qui correspondent à l'ancienneté et à la position qu'ils avaient acquises dans l'armée de l'air.
93.  En troisième lieu, le caractère absolu et général de la politique qui fonde les ingérences litigieuses est frappant (arrêts précités Dudgeon, p. 24, § 61, et Vogt, p. 28, § 59). Cette politique entraîne la révocation immédiate des forces armées dès lors que l'homosexualité d'un individu est établie et quels que soient la conduite ou les états de service de l'intéressé. Quant à l'arrêt Kalaç invoqué par le Gouvernement, la Cour estime qu'il faut distinguer la mise en retraite forcée de M. Kalaç de la révocation des requérants en l'espèce, le premier ayant été renvoyé en raison de sa conduite alors que, dans la présente affaire, les intéressés ont été révoqués en raison de leurs caractéristiques personnelles innées.
94.  Partant, la Cour doit rechercher si, compte tenu de la marge d'appréciation laissée à l'Etat en matière de sécurité nationale, il existait des raisons particulièrement solides et convaincantes justifiant les ingérences dans le droit des requérants au respect de leur vie privée.
95.  L'argument principal du Gouvernement en faveur de la politique qu'il conduit consiste à dire que la présence au sein de l'armée de personnes ouvertement homosexuelles ou soupçonnées de l'être aurait un effet négatif très important sur le moral des troupes et, en conséquence, sur la puissance de combat et l'efficacité opérationnelle de l'armée. Le Gouvernement s'appuie à cet égard sur le rapport du GEPH, en particulier sur la partie F de celui-ci.
Tout en prenant acte de la complexité de l'étude entreprise par le GEPH, la Cour a certains doutes quant à la valeur de ce rapport en l'espèce. L'indépendance de l'évaluation exposée dans le rapport est sujette à caution, si l'on considère que les auteurs en sont des fonctionnaires du ministère de la Défense et des militaires (paragraphe 51 ci-dessus) et compte tenu de la perspective dans laquelle se situe cette politique, perspective que le ministère de la Défense définit dans sa circulaire d'août 1995 aux organes dirigeants de l'armée (paragraphe 33 ci-dessus). En outre, quelle que soit la lecture que l'on fasse du rapport et des méthodes utilisées (paragraphe 52 ci-dessus), l'on constate que seule une très faible proportion du personnel militaire a participé à cette appréciation. Par ailleurs, les méthodes d'évaluation (y compris la consultation des personnes à l'origine de la politique au ministère de la Défense, les entretiens en tête-à-tête et les discussions de groupe) n'étaient, pour beaucoup d'entre elles, pas anonymes. Il apparaît également que de nombreuses questions dans l'étude sur les comportements induisaient des réponses favorables à la politique.
96.  Quand bien même les points de vue exprimés au GEPH en la matière pourraient passer pour représentatifs, la Cour estime que les problèmes perçus dans le rapport du GEPH comme menaçant la puissance de combat et l'efficacité opérationnelle de l'armée tenaient uniquement aux attitudes négatives des militaires hétérosexuels envers ceux ayant des préférences homosexuelles. La Cour observe à cet égard que cette politique ne traduit aucun jugement moral sur l'homosexualité, ce que confirme la déclaration de l'adjoint au chef du personnel des armées versée au dossier de l'affaire Perkins (paragraphe 50 ci-dessus). Le Gouvernement reconnaît également que cette politique ne met en doute ni les états de service ni la conduite des requérants, ni les capacités physiques, le courage, la fiabilité et les aptitudes des homosexuels en général.
97.  La question pour la Cour est de savoir si les attitudes négatives susmentionnées constituent une justification suffisante aux ingérences litigieuses.
La Cour remarque, sur la foi du rapport du GEPH, que ces attitudes, même si elles reflètent sincèrement les sentiments de ceux qui les ont exprimées, vont d'expressions stéréotypées traduisant de l'hostilité envers les homosexuels à un vague malaise engendré par la présence de collègues homosexuels. Dans la mesure où ces attitudes négatives correspondent aux préjugés d'une majorité hétérosexuelle envers une minorité homosexuelle, la Cour ne saurait les considérer comme étant en soi une justification suffisante aux ingérences dans l'exercice des droits susmentionnés des requérants, pas plus qu'elle ne le ferait pour des attitudes négatives analogues envers les personnes de race, origine ou couleur différentes.
98.  Le Gouvernement souligne que les vues exprimées dans le rapport du GEPH ont servi à démontrer que tout changement de politique serait lourdement préjudiciable au moral et à l'efficacité opérationnelle. Les requérants estiment que ces affirmations sont dénuées de tout fondement.
99.  La Cour relève le manque d'éléments concrets démontrant l'atteinte au moral et à la puissance de combat qu'un changement de politique occasionnerait. Lord Justice Thorpe, de la Cour d'appel, a estimé qu'il n'y avait aucune preuve concrète ou significative que la présence d'homosexuels dans l'armée causerait un tel préjudice (paragraphe 40 ci-dessus). La Cour estime en outre que l'évaluation ultérieure du GEPH, quels qu'en soient les mérites, n'a pas établi qu'un tel préjudice surviendrait en cas de changement de politique. Compte tenu du nombre d'homosexuels révoqués entre 1991 et 1996 (paragraphe 67 ci-dessus), l'on ne saurait tenir pour insignifiant le nombre des homosexuels qui servaient dans l'armée à l'époque des faits. Même si l'absence de tels éléments de preuve peut s'expliquer par l'application constante de la politique, comme l'affirme le Gouvernement, cela ne suffit pas à convaincre la Cour qu'il faut s'attendre, à défaut de cette politique, à des problèmes de la nature et de l'acuité alléguées en ce qui concerne l'efficacité opérationnelle (arrêt Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi précité, p. 17, § 38).
100.  Toutefois, vu la force des sentiments exprimés dans certaines observations faites au GEPH et le caractère spécifique, interdépendant et étroitement communautaire de l'environnement militaire, la Cour estime raisonnable de présumer que certaines difficultés pourraient résulter de tout changement d'une politique bien ancrée. En effet, il apparaîtrait que la présence de femmes et de minorités raciales dans l'armée soit à l'origine de difficultés relationnelles du même ordre que celles qui, selon le Gouvernement, résulteraient de l'admission des homosexuels (paragraphes 63 et 64 ci-dessus).
101.  Les requérants soutiennent qu'un code de conduite strict applicable à l'ensemble du personnel militaire pallierait les difficultés que pourraient causer les attitudes négatives des hétérosexuels. Sans rejeter d'emblée cette possibilité, le Gouvernement souligne la nécessité d'être prudent, eu égard à l'objet et au contexte militaire de la politique, et précise que cette question est l'une des options que la prochaine commission parlementaire restreinte examinera en 2001.
102.  La Cour estime important de relever en premier lieu la position déjà adoptée par l'armée s'agissant de la discrimination raciale et du harcèlement et des menaces à caractère racial et sexuel (paragraphes 63-64 ci-dessus). Ainsi la directive de janvier 1996 a-t-elle imposé à chaque soldat un code de conduite strict, qui s'accompagne de règles disciplinaires visant à répondre à tout comportement ou toute conduite répréhensibles. Cette double approche se complète de brochures d'information et de programmes de formation, l'armée soulignant la nécessité d'être exemplaire quant à la conduite personnelle et au respect d'autrui.
Le Gouvernement fait néanmoins valoir que ce serait « le fait de connaître ou de soupçonner l'homosexualité » qui nuirait au moral et non la conduite des intéressés, de sorte qu'un code de conduite ne lèverait pas les difficultés redoutées. Toutefois, dans la mesure où les attitudes négatives envers les homosexuels ne suffisent pas en soi à justifier la politique (paragraphe 97 ci-dessus), elles sont également insuffisantes pour légitimer le rejet d'une solution de rechange. Quoi qu'il en soit, le Gouvernement a lui-même reconnu à l'audience que le choix entre le code de conduite et le maintien de la politique était au cœur de la décision à prendre en l'espèce. Cette position est également cohérente avec le fait que le Gouvernement se fonde directement sur la partie F du rapport du GEPH, selon laquelle les problèmes redoutés et perçus comme un risque pour le moral étaient presque exclusivement liés au comportement et à la conduite (paragraphes 53-54 ci-dessus).
Le Gouvernement affirme que l'homosexualité soulève des problèmes d'une nature et d'une acuité que ne revêtaient pas les questions tenant à la race et au sexe. Toutefois, même si l'on peut présumer que l'intégration d'homosexuels causerait des problèmes que l'intégration des femmes ou des minorités raciales n'a pas engendrés, la Cour n'est pas convaincue que des codes et règles qui se sont révélés efficaces dans ce dernier cas ne le seraient pas tout autant dans le premier. « L'indifférence à toute épreuve », évoquée par le GEPH, de la grande majorité du personnel militaire britannique qui sert à l'étranger aux côtés des forces alliées vis-à-vis des homosexuels appartenant à ces forces étrangères confirme que les problèmes d'intégration que l'on craint ne sont pas insurmontables (paragraphe 59 ci-dessus).
103.  Le Gouvernement signale les problèmes particuliers que peuvent occasionner les modes de logement collectif à l'armée. Des observations circonstanciées ont été faites pendant l'audience, les parties étant en désaccord quant aux conséquences éventuelles du partage par des personnes du même sexe de logements et d'autres services.
La Cour relève que le GEPH lui-même a conclu qu'il ne serait ni justifié ni raisonnable de prévoir des logements séparés pour les homosexuels et qu'il serait donc inutile d'exposer des frais importants à cet effet. Elle continue de penser néanmoins qu'il n'a pas été démontré que les codes de conduite et règles disciplinaires évoqués ci-dessus ne pourraient correctement régler les questions de comportement de la part d'homosexuels ou d'hétérosexuels.
104.  Invoquant l'analyse exposée dans le rapport du GEPH sur ce point, le Gouvernement avance en outre qu'on ne peut tirer aucune leçon utile des changements juridiques relativement récents intervenus dans les armées étrangères qui admettent désormais les homosexuels. La Cour ne partage pas cet avis. Elle prend acte des éléments produits devant les juridictions internes dont il ressort que les pays européens qui interdisent légalement et de manière générale les homosexuels dans leurs forces armées représentent désormais une petite minorité. Elle estime qu'elle ne peut faire abstraction d'idées qui, si elles sont relativement récentes, ne cessent de se répandre et d'évoluer, ni des changements juridiques qu'elles entraînent dans le droit interne des Etats contractants (arrêt Dudgeon précité, pp. 23-24, § 60).
105.  Partant, la Cour conclut que le Gouvernement n'a pas donné des raisons convaincantes et solides pour justifier la politique à l'encontre des homosexuels au sein de l'armée ni, en conséquence, la révocation subséquente des requérants.
106.  Si la révocation des requérants à découlé automatiquement de leur homosexualité, la Cour estime que la justification des investigations menées sur l'homosexualité des intéressés appelle un examen séparé, en ce que ces investigations ont continué après que les requérants eurent sans tarder et expressément reconnu être homosexuels. Dans le cas de Mme Smith, les aveux ont été immédiats, et M. Grady a admis être homosexuel au début de son interrogatoire du 26 mai 1994.
107.  Le Gouvernement soutient que les investigations, y compris les interrogatoires et les fouilles, sont nécessaires afin de repérer ceux qui se prétendent faussement homosexuels pour bénéficier d'une révocation administrative des forces armées. Le Gouvernement cite cinq exemples d'individus servant dans l'armée qui ont formulé assez récemment de fausses affirmations de ce type afin d'être révoqués. Toutefois, et bien que la vie familiale de M. Grady eût pu susciter certains doutes quant à la véracité des renseignements concernant son homosexualité, il était et il est toujours clair, de l'avis de la Cour, qu'à l'époque des faits, tant Mme Smith que M. Grady souhaitaient rester dans l'armée de l'air. Dès lors, la Cour ne voit pas comment le risque de fausses affirmations d'homosexualité pourrait, dans le cas des requérants en l'espèce, légitimer en quoi que ce soit la poursuite des interrogatoires.
108.  Le Gouvernement prétend en outre que les préoccupations en matière de santé, de sécurité et de discipline mises en avant par le GEPH justifiaient de poser certaines questions aux requérants. La Cour relève toutefois que le rapport du GEPH conclut que les problèmes de sécurité concernant les personnes soupçonnées d'être homosexuelles ne résistaient pas, en tant que raison visant à défendre le maintien de la politique, à un examen approfondi. C'est pourquoi la Cour n'est pas convaincue que le risque de chantage, qui est le principal motif de sécurité allégué par le Gouvernement, justifiait de harceler de questions les deux requérants. De même, la Cour estime que les risques cliniques (qui, au demeurant, ont été pour une large part écartés par le GEPH comme justification du maintien de la politique) n'expliquaient pas l'ampleur de l'interrogatoire des requérants. Par ailleurs, aucun problème de discipline ne se posait dans le cas de l'un ou l'autre des intéressés.
109.  Invoquant les avertissements donnés aux requérants au début de leur interrogatoire, le Gouvernement affirme en outre que les intéressés n'étaient pas tenus d'y participer. De plus, on a demandé à Mme Smith de consentir à l'interrogatoire de sa partenaire, et M. Grady a accepté la perquisition de son domicile et la saisie de son agenda électronique. La Cour estime néanmoins que les requérants n'avaient pas vraiment d'autre choix que de coopérer à cette procédure. Les interrogatoires représentaient manifestement une partie importante et incontournable de la procédure d'investigation destinée à vérifier, en respectant « des exigences sévères en matière de preuves », les préférences sexuelles des requérants (voir les directives au paragraphe 49 ci-dessus et la thèse du Gouvernement exposée au paragraphe 80). La Cour est convaincue que si les requérants ne s'étaient pas montrés coopératifs au cours de la procédure d'interrogatoire, y compris pour les éléments supplémentaires susmentionnés qu'implique cette procédure, les autorités auraient entrepris de vérifier les soupçons d'homosexualité pesant sur eux par d'autres moyens probablement moins discrets. L'on a expliqué très clairement aux deux requérants, et en des termes particulièrement explicites à M. Grady, que c'était là ce qui les attendait dans le cas où ils refuseraient de coopérer.
110.  Dans ces conditions, la Cour estime que le Gouvernement n'a pas fourni de raisons convaincantes et sérieuses justifiant la poursuite des investigations sur les préférences sexuelles des requérants dès lors que ceux-ci avaient confirmé aux autorités de l'armée de l'air qu'ils étaient homosexuels.
111.  En un mot, la Cour estime que ni les investigations menées sur les préférences sexuelles des requérants ni la révocation de ceux-ci en raison de leur homosexualité conformément à la politique du ministère de la Défense ne se justifiaient au regard de l'article 8 § 2 de la Convention.
112.  Partant, il y a eu violation de l'article 8 de la Convention.
II.  SUR lA VIOLATION ALLéGUéE de l'article 14 de la convention combiné avec l'article 8
113.  Les requérants invoquent également l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8 quant à la mise en œuvre de la politique du ministère de la Défense à leur encontre. L'article 14 se lit ainsi :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
114.  Pour le Gouvernement, aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 14 de la Convention ; les requérants se fondent quant à eux sur les arguments qu'ils ont avancés dans le contexte de l'article 8 et qui se trouvent résumés ci-dessus.
115.  La Cour considère que, dans les circonstances de l'espèce, les griefs relatifs à la discrimination que les requérants auraient subie en raison de leurs préférences sexuelles de par l'existence et l'application de la politique du ministère de la Défense coïncident en pratique, bien que présentés sous un angle différent, avec la plainte que la Cour a déjà examinée sur la base de l'article 8 de la Convention (arrêt Dudgeon précité, pp. 25-26, §§ 64-70).
116.  Dès lors, la Cour estime que les griefs formulés par les requérants sous l'angle de l'article 14 combiné avec l'article 8 ne donnent lieu à aucune question distincte.
III.  sur la violation alléguée de l'article 3 de la convention considéré isolément et combiné avec l'article 14
117.  Les requérants se plaignent également sur le terrain de l'article 3 de la Convention, considéré isolément et combiné avec l'article 14, que la politique excluant les homosexuels de l'armée et les investigations et révocations qui en ont résulté s'analysent en un traitement dégradant. L'article 3, en ses dispositions pertinentes, est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis (...) à des peines ou traitements (...) dégradants. »
118.  Pour le Gouvernement, la politique ne saurait être qualifiée de dégradante, eu égard à son fondement et à son objectif sérieux et raisonnables (à savoir préserver la puissance de combat et l'efficacité opérationnelle de l'armée) et à l'absence de toute intention de dégrader ou d'humilier des personnes. L'affaire Asiatiques d'Afrique orientale c. Royaume-Uni (requêtes nos 4403/70 et suiv., rapport de la Commission du 14 décembre 1973, Décisions et rapports 78-B, p. 5), invoquée par les requérants, n'est pas pertinente en l'espèce puisqu'elle traitait d'une discrimination raciale. Le Gouvernement reconnaît que la procédure d'enquête était déplaisante, mais fait valoir que, compte tenu du problème en jeu, des questions d'ordre intime étaient inévitables et que le but n'était pas d'humilier des personnes mais de traiter des affaires aussi rapidement et discrètement que possible. Il souligne une fois encore que les intéressés ont choisi de participer aux interrogatoires.
119.  Les requérants soutiennent que le traitement discriminatoire qu'ils ont subi, qui se fondait sur des stéréotypes et préjugés sommaires, a nié et froissé leur individualité et leur dignité, et s'analyse dès lors en un traitement contraire à l'article 3. La distinction opérée par le Gouvernement à propos de l'affaire précitée Asiatiques d'Afrique orientale est une distinction d'ordre technique, puisque les requérants ont été étiquetés et catalogués, processus qui a avili et sali l'existence et la réputation de chacun d'eux. De plus, un traitement contraire à l'article 3 ne peut se justifier. Quant à la suggestion selon laquelle ils auraient pu choisir de ne pas participer aux interrogatoires, les requérants arguënt que leur grief a trait à l'ensemble de la procédure d'enquête et de révocation ; l'avertissement qu'on leur a donné serait en fait l'avertissement standard que l'on donne à tout suspect en matière criminelle et le fait même de poser certaines questions était blessant et dégradant. L'absence d'obligation juridique de répondre aux questions n'a en rien atténué cet effet puisqu'ils devaient coopérer afin de conserver aux investigations un caractère aussi discret que possible. Quoi qu'il en soit, les questions sont allées bien au-delà d'une simple interrogation sur leurs préférences sexuelles car ils ont été interrogés alors qu'ils avaient déjà reconnu leurs penchants sexuels et nombre de questions étaient tendancieuses et désobligeantes.
120.  La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l'article 3 un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L'appréciation de ce minimum est relative et dépend de l'ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux (arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A no 25, p. 65, § 162).
Elle rappelle également qu'un traitement peut être considéré comme dégradant s'il est de nature à créer chez la victime des sentiments de peur, d'angoisse et d'infériorité propres à l'humilier, à l'avilir et à briser éventuellement sa résistance physique ou morale (arrêt Irlande c. Royaume-Uni précité, pp. 66-67, § 167). En outre, il suffit que la victime soit humiliée à ses propres yeux (arrêt Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978, série A no 26, p. 16, § 32).
121.  La Cour a souligné ci-dessus les raisons pour lesquelles elle considère que l'enquête et la révocation ainsi que le caractère général de la politique du ministère de la Défense revêtaient une gravité particulière (paragraphes 90-93 ci-dessus). En outre, la Cour n'exclut pas qu'un traitement fondé sur un préjugé de la part d'une majorité hétérosexuelle envers une minorité homosexuelle comme celui qui est décrit ci-dessus puisse en principe tomber sous l'empire de l'article 3 (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni du 28 mai 1985, série A no 94, p. 42, §§ 90-91).
122.  Toutefois, tout en admettant que la politique ainsi que les investigations et révocations qu'elle a entraînées ont indéniablement été pénibles et humiliantes pour chacun des requérants, la Cour estime, eu égard à l'ensemble des circonstances de la cause, que le traitement n'a pas atteint le minimum de gravité requis pour tomber sous le coup de l'article 3 de la Convention.
123.  Dès lors, la Cour conclut qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 de la Convention, considéré isolément ou combiné avec l'article 14.
IV.  sur la violation alléguée de l'article 10 de la convention CONSIDéré isolément et combiné avec l'article 14
124.  Les requérants se plaignent en outre sous l'angle de l'article 10 de la Convention, pris isolément et combiné avec l'article 14, de la restriction imposée par l'existence et la mise en œuvre de la politique du ministère de la Défense à leur droit d'exprimer leur identité sexuelle. L'article 10, en ses dispositions pertinentes, est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques (...)
2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, (...) à la défense de l'ordre (...) »
125.  Pour le Gouvernement, la liberté d'expression n'est pas en jeu en l'espèce. Il soutient que les requérants étaient libres d'exprimer des informations et des idées et d'informer autrui de leurs penchants sexuels. Les investigations et les révocations des intéressés étaient la conséquence non de l'expression d'informations ou d'idées mais plutôt de leur homosexualité, qu'ils avaient choisi de cacher jusqu'à ce qu'ils fissent l'objet d'une enquête. Quoi qu'il en soit, toute ingérence qui se serait produite dans l'exercice par les requérants de leur liberté d'expression se justifiait pour les raisons indiquées dans le contexte de l'article 8 et, par conséquent, aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 10.
126.  Les requérants prétendent que le droit pour une personne d'exprimer sa sexualité englobe des opinions, des idées et des informations essentielles pour un individu et son identité. La politique du ministère de la Défense les a obligés à mener des vies secrètes, en leur déniant la simple possibilité de communiquer ouvertement et librement leur propre identité sexuelle, ce qui a eu sur eux un effet inhibiteur et a représenté un frein puissant pour leur droit à la liberté d'expression. Pour les raisons exposées sur le terrain de l'article 8, les requérants soutiennent que l'ingérence dans l'exercice de leur droit à la liberté d'expression ne répondait pas aux exigences énoncées au second paragraphe de l'article 10 de la Convention. Ils ajoutent que toute restriction imposée à la liberté d'expression, y compris l'expression de l'orientation sexuelle d'une personne, appelle une interprétation étroite, et que la seule justification que le Gouvernement ait donnée aux ingérences dans l'exercice des droits garantis par l'article 8 était donc insuffisante dans le contexte de l'article 10. Considérant que l'on protège toute expression qui peut choquer, offenser ou perturber autrui, le simple fait que des membres de l'armée auraient été perturbés par la présence d'homosexuels déclarés, comme le Gouvernement le prétend, ne suffit pas à justifier une ingérence sur le terrain de l'article 10 de la Convention.
Enfin, les requérants considèrent que l'affirmation du Gouvernement concernant leur liberté d'exprimer leur homosexualité est fort peu crédible. S'ils en avaient parlé, ils auraient immédiatement été soumis à une enquête et révoqués, ce qui s'est effectivement produit.
127.  La Cour n'exclut pas que le silence imposé aux intéressés quant à leurs préférences sexuelles ainsi que la nécessité constante d'être vigilants, discrets et secrets à cet égard vis-à-vis de leurs collègues, amis et relations de par l'effet inhibiteur de la politique du ministère de la Défense, peuvent constituer une ingérence dans leur liberté d'expression.
La Cour relève toutefois que l'objet de la politique et, par conséquent, l'unique raison des investigations et des révocations des requérants étaient leur orientation sexuelle, qui est « une manifestation essentiellement privée de la personnalité humaine » (arrêt Dudgeon précité, p. 23, § 60). Elle estime que l'aspect relatif à la liberté d'expression est en l'espèce accessoire par rapport au droit des requérants au respect de leur vie privée, qui est la question principale en jeu (voir, mutatis mutandis, les arrêts Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, série A no 260-A, p. 23, § 55, et Larissis et autres c. Grèce du 24 février 1998, Recueil 1998-I, p. 383, § 64).
128.  Dès lors, la Cour juge inutile d'examiner les griefs des requérants sur le terrain de l'article 10 de la Convention, pris isolément ou combiné avec l'article 14.
v.  sur la violation alléguée de l'article 13 de la convention
129.  Enfin, les requérants se plaignent d'une violation de l'article 13 de la Convention, en ce qu'ils n'auraient disposé d'aucun recours effectif devant une instance nationale pour faire redresser les violations de la Convention dont ils ont été victimes. L'article 13, en ses dispositions pertinentes, est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale (...) »
130.  Invoquant l'affaire Vilvarajah (arrêt Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni du 30 octobre 1991, série A no 215), le Gouvernement prétend que la procédure de contrôle juridictionnel offrait aux requérants un recours effectif. Les intéressés pouvaient faire valoir, et ont fait valoir, en substance devant les tribunaux internes les mêmes arguments tirés de la Convention que ceux qu'ils présentent maintenant à la Cour. Toute différence qu'il y aurait entre le critère du contrôle juridictionnel et le critère relevant de la Convention n'était pas cruciale pour les questions soulevées en l'espèce, et le raisonnement de la Cour d'appel a reflété pour l'essentiel celui qui fonde la marge d'appréciation laissée par la Convention. Les tribunaux internes comme les organes de la Convention conservent un rôle de supervision visant à assurer que l'Etat n'abuse pas de ses pouvoirs ni n'excède sa marge d'appréciation.
131.  Les requérants allèguent que l'article 13 comporte au minimum deux exigences. Tout d'abord, l'instance nationale concernée doit avoir compétence pour connaître de la substance du grief d'un individu sous l'angle de la Convention ou d'autres dispositions correspondantes du droit interne et, en second lieu, cette instance doit avoir compétence pour redresser la violation si elle admet le bien-fondé du grief en question. En outre, l'étendue précise des obligations découlant de l'article 13 dépend de la nature du grief de l'intéressé. La présente affaire concerne l'application d'une politique générale qui entraîne des ingérences dans les droits d'un groupe minoritaire au regard de l'article 8, et non l'appréciation de l'extradition ou de l'expulsion d'un individu sur le terrain de l'article 3, comme dans les affaires Soering et Vilvarajah (arrêts Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A no 161, et Vilvarajah et autres, précité).
132.  Pour les requérants, la voie du contrôle juridictionnel ne répond pas à la première des exigences de l'article 13 pour deux raisons liées. Puisque la politique du ministère de la Défense revêt un caractère général ne souffrant aucune exception, les tribunaux internes ne pouvaient examiner le bien-fondé des griefs de chacun des requérants. Or, les conséquences de cette politique sur les personnes varient d'un cas à l'autre. Par contre, les tribunaux internes pouvaient examiner, et étaient en fait tenus d'examiner, « avec la minutie la plus extrême » les circonstances particulières des affaires Soering et Vilvarajah mentionnées ci-dessus, affaires d'extradition et d'expulsion. Deuxièmement, les juridictions nationales ne pouvaient rechercher si un juste équilibre avait été ménagé entre l'intérêt général et les droits des requérants. Elles devaient se borner à vérifier s'il avait été démontré que la politique dans sa globalité était irrationnelle ou perverse, et la charge de la preuve à cet égard pesait sur les requérants. Pour que les tribunaux internes pussent intervenir, les intéressés devaient démontrer que le responsable de cette politique avait « perdu le sens commun » et que ce seuil élevé avait été franchi. Par ailleurs, les requérants font valoir que les commentaires de la High Court et de la Cour d'appel représentent la meilleure preuve que ces juridictions n'avaient pas compétence pour connaître de la substance des griefs que les intéressés tiraient de la Convention. A cet égard, on peut opposer leur cause aux affaires Soering et Vilvarajah précitées, car il se trouve que le critère appliqué dans la procédure de contrôle juridictionnel s'agissant des extraditions et expulsions envisagées coïncide avec celui appliqué sur le terrain de la Convention.
133.  Les requérants prétendent en outre que la procédure de contrôle judiridictionnel ne répond pas à la deuxième exigence de l'article 13, les tribunaux internes n'étant pas en mesure de redresser la violation, même si quatre juges sur les cinq qui ont examiné leur affaire ont estimé que la politique n'était pas justifiée.
134.  Bien que les requérants aient invoqué l'article 13 de la Convention quant à l'ensemble de leurs griefs, la Cour rappelle que c'est principalement le droit des intéressés au respect de leur vie privée qui est en jeu en l'espèce (paragraphe 127 ci-dessus). Dès lors, elle est d'avis qu'il est plus approprié d'examiner les griefs tirés de l'article 13 de la Convention en combinaison avec l'article 8.
135.  La Cour rappelle que l'article 13 garantit l'existence en droit interne d'un recours permettant de s'y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu'ils peuvent s'y trouver consacrés. Il a donc pour conséquence d'exiger un recours interne habilitant l'instance nationale compétente à connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et, de plus, à offrir le redressement approprié. Il ne va pas cependant jusqu'à exiger l'incorporation de la Convention dans le droit interne ou une forme particulière de recours, les Etats contractants jouissant d'une marge d'appréciation pour honorer les obligations qu'il leur impose. En outre, « l'effectivité » qu'il exige du recours ne dépend pas de la certitude d'un résultat favorable (arrêt Vilvarajah et autres précité, p. 39, § 122).
136.  La Cour a conclu que le droit des requérants au respect de leur vie privée (paragraphe 112 ci-dessus) avait été violé du fait des investigations qui ont été effectuées et de la révocation des intéressés conformément à la politique menée par le ministère de la Défense contre les homosexuels dans l'armée. Comme l'ont expliqué la High Court et la Cour d'appel dans le cadre de la procédure de contrôle juridictionnel, considérant que la Convention n'est pas incorporée dans le droit anglais, la question de savoir si l'application de la politique a enfreint les droits des requérants au regard de l'article 8 et, en particulier, de savoir si les autorités ont démontré que la politique répondait à un besoin social impérieux ou était proportionnée à tel ou tel but légitime, ne pouvait recevoir une réponse adéquate. La seule question dont les tribunaux internes se trouvaient saisis était de savoir si la politique pouvait être considérée comme « irrationnelle ».
137.  Le critère d'« irrationalité » appliqué en l'espèce a été celui qu'a exposé Sir Thomas Bingham, Master of the Rolls, dans son jugement : un tribunal n'a pas le droit d'intervenir au fond dans l'exercice d'un pouvoir administratif discrétionnaire à moins d'être convaincu que la décision était déraisonnable en ce sens qu'elle n'entrait pas dans la gamme de réactions qui s'offrait à un responsable raisonnable. Pour déterminer si le responsable avait excédé cette marge d'appréciation, le contexte des droits de l'homme était important de sorte que plus l'ingérence dans les droits de l'homme était grave, plus le tribunal exigerait une justification sérieuse avant de se convaincre du caractère raisonnable de la décision.
Toutefois, il était également souligné que, nonobstant le contexte des droits de l'homme, le seuil d'irrationalité qu'un justiciable devait franchir était élevé. Pour la Cour, les décisions de la High Court et de la Cour d'appel elles-mêmes le confirment. La Cour relève que, dans leurs arrêts principaux, les deux juridictions ont émis des commentaires favorables sur les moyens des requérants contestant les raisons avancées par le Gouvernement pour justifier la politique. Lord Justice Simon Brown a estimé que les moyens des requérants avaient nettement plus de poids que ceux de leurs adversaires, qualifiant de puissants leurs arguments en faveur d'un code de conduite (paragraphe 30 ci-dessus). Le Master of the Rolls, Sir Thomas Bingham, a estimé que les arguments des requérants présentaient « une force considérable » et, invoquant particulièrement l'efficacité potentielle d'un code de conduite, appelaient un examen approfondi (paragraphe 37 ci-dessus). En outre, sans exprimer de conclusion sur les questions relevant de la Convention que posait cette affaire, Lord Justice Simon Brown a exprimé l'opinion que « les jours de cette politique [étaient] comptés » eu égard aux obligations qui incombaient au Royaume-Uni en vertu de la Convention (paragraphe 31 ci-dessus). Le Master of the Rolls, Sir Thomas Bingham, a observé quant à lui que les investigations et la révocation des requérants ne dénotaient pas un grand respect pour leur vie privée. Il a estimé que l'on pouvait se demander s'il n'y avait pas eu une ingérence disproportionnée dans les droits des intéressés au regard de l'article 8 de la Convention (paragraphe 38 ci-dessus).
Les deux juridictions ont néanmoins conclu qu'on ne pouvait considérer que la politique n'entrait pas dans la gamme de réactions qui s'offrait à un responsable raisonnable et, en conséquence, qu'on ne pouvait la tenir pour « irrationnelle ».
138.  Dans ces conditions, il est clair pour la Cour qu'à supposer même que les griefs que lui présentent les requérants aient été pour l'essentiel formulés devant les juridictions internes et examinés par elles, le seuil à partir duquel la High Court et la Cour d'appel auraient pu tenir la politique du ministère de la Défense pour irrationnelle était si élevé qu'il excluait en pratique toute considération par les tribunaux internes de la question de savoir si l'ingérence dans les droits des requérants répondait à un besoin social impérieux ou était proportionnée aux buts poursuivis – sécurité nationale et ordre public –, principes qui sont au cœur de l'analyse par la Cour des griefs tirés de l'article 8 de la Convention.
Les présentes causes peuvent être mises en opposition avec les affaires Soering et Vilvarajah précitées. Dans ces affaires-là, la Cour a estimé que le critère appliqué par les juridictions nationales pour les demandes de contrôle juridictionnel visant les décisions du ministre dans des affaires d'extradition et d'expulsion coïncidait avec la propre démarche de la Cour sur le terrain de l'article 3 de la Convention.
139.  Dès lors, la Cour estime que les requérants n'ont disposé d'aucun recours effectif quant à la violation du droit au respect de leur vie privée garanti par l'article 8 de la Convention. Partant, il y a eu violation de l'article 13 de la Convention.
VI.  SUR L'application de l'article 41 de la convention
140.  L'article 41 de la Convention est ainsi libellé :
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
141.  Les requérants ont soumis des prétentions détaillées au titre du dommage matériel et moral ainsi que pour le remboursement de leurs frais et dépens. Toutefois, ils ont sollicité d'autres renseignements du Gouvernement avant de pouvoir compléter leurs propositions.
142.  Le Gouvernement a fait valoir à l'audience que le constat d'une violation fournirait une satisfaction équitable suffisante ou, à titre subsidiaire, que les revendications des requérants étaient exagérées. Il a également demandé plus de temps pour répondre en détail aux propositions définitives des intéressés.
143.  La Cour a déjà accepté d'accorder plus de temps aux parties pour soumettre leurs propositions définitives quant à une satisfaction équitable. En conséquence, elle considère que la question soulevée sous l'angle de l'article 41 n'est pas en état. Dès lors, il y a lieu de la réserver et de fixer la procédure ultérieure, compte tenu de la possibilité d'un accord entre les parties (article 75 § 4 du règlement).
Par ces motifs, la Cour, à L'UNANIMITÉ,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;
2. Dit qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8 ;
3. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 de la Convention pris isolément ou combiné avec l'article 14 ;
4. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner les griefs des requérants sous l'angle de l'article 10 de la Convention pris isolément ou combiné avec l'article 14 ;
5. Dit qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention ;
6. Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention n'est pas en état ;
Par conséquent,
a)  réserve ladite question ;
b)  invite les parties à notifier à la Cour tout accord auquel elles pourraient aboutir ;
c)  réserve la procédure ultérieure et délègue au président le soin de la fixer au besoin.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 27 septembre 1999.
S. Dollé        J.-P. Costa
Greffière        Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion en partie concordante, en partie dissidente de M. Loucaides.
J.-P.C.
S.D.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE,  EN PARTIE DISSIDENTE DE M. LE JUGE LOUCAIDES
(Traduction)
Je souscris à l'avis de la majorité sur tous les points sauf en ce qui concerne la conclusion selon laquelle la révocation des requérants de l'armée en raison de leur homosexualité a emporté violation de l'article 8 de la Convention.
A cet égard j'ai été convaincu par l'argument du Gouvernement relatif aux problèmes particuliers pouvant être occasionnés par les modes de logement collectif à l'armée. Les requérants devraient partager avec leurs compagnons d'armes hétérosexuels des logements et d'autres services (douches, toilettes, etc.) prévus pour des personnes de même sexe. A mon sens, les difficultés en question seraient en substance analogues à celles qui résulteraient du fait de loger dans les mêmes locaux des militaires des deux sexes. La nécessité de prévoir des logements et services séparés pour les femmes et les hommes tient à leur différence d'orientation sexuelle. Or, c'est précisément l'existence de cette différence entre les homosexuels et les hétérosexuels qui donne tout son sens à la thèse du Gouvernement.
Pour moi, la réponse apportée par la majorité à cet aspect de l'affaire n'est pas satisfaisante. La Cour relève (au paragraphe 103 de l'arrêt) que le GEPH a conclu qu'« il ne serait ni justifié ni raisonnable de prévoir des logements séparés pour les homosexuels » ; elle estime qu'en tous les cas, « il n'a pas été démontré que les codes de conduite et règles disciplinaires (...) ne pourraient correctement régler les questions de comportement de la part d'homosexuels ou d'hétérosexuels ». Le fait qu'il ne serait « ni justifié ni raisonnable » de prévoir des logements séparés ne légitime pas la mise en place de modes de logement collectif si ceux-ci occasionnent de réels problèmes. Par ailleurs, « des codes de conduite et règles disciplinaires » ne peuvent modifier les préférences sexuelles des personnes et agir sur les problèmes y afférents qui – quant à la question en jeu – forcent, dans le cas des femmes, à loger séparément les militaires des deux sexes. Les difficultés découlent de l'obligation pour des groupes de personnes ayant une orientation sexuelle différente de vivre ensemble. J'ajoute à cet égard que si les homosexuels avaient le droit de s'engager dans l'armée, leur orientation sexuelle pourrait être mise au jour à la suite d'une révélation ou d'une manifestation quelconque de leur part.
L'interdiction des homosexuels dans l'armée visait à garantir l'efficacité opérationnelle des forces armées et, dans cette mesure, les ingérences qui en ont résulté poursuivaient les buts légitimes de « sécurité nationale » et de « défense de l'ordre », ce dont la Cour convient. Mon désaccord avec la majorité réside dans la question de savoir si l'ingérence en l'espèce peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces objectifs. La majorité souligne le principe qui veut que lorsque les restrictions à un droit conventionnel concernent un aspect des plus intimes de la vie privée, il doit exister des raisons particulièrement graves pour que ces ingérences répondent aux exigences de l'article 8 de la Convention. Toutefois, j'estime à l'instar du Gouvernement que la marge d'appréciation étroite applicable à des affaires relevant de l'intimité de personnes doit être élargie dans des cas analogues à la présente affaire, dans lesquels le but légitime de la restriction en cause se rapporte à l'efficacité opérationnelle de l'armée et, en conséquence, à la sécurité nationale. Cela, me semble-t-il, découle logiquement du principe selon lequel l'Etat jouit d'une marge d'appréciation de grande ampleur s'agissant de déterminer, sous l'angle de la protection de la sécurité nationale, s'il existe un besoin social impérieux dans les cas d'ingérences dans le droit au respect de la vie privée d'une personne (arrêt Leander c. Suède du 26 mars 1987, série A no 116, p. 25, § 59).
Il convient également de tenir compte du principe selon lequel des limitations ne pouvant être imposées aux civils peuvent être apportées à certains droits et libertés des membres des forces armées (arrêt Kalaç c. Turquie du 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, p. 1209, § 28).
J'estime que la Cour ne devrait pas intervenir uniquement parce qu'il y a désaccord quant à la nécessité des mesures prises par un Etat. Sinon, la notion de marge d'appréciation serait vidée de son sens. La Cour ne peut substituer son point de vue à celui des autorités nationales que lorsque la mesure est manifestement disproportionnée au but recherché. J'ajoute que plus la marge d'appréciation accordée à l'Etat est large, plus les possibilités d'intervention de la Cour doivent être limitées.
Je ne pense pas que les faits de la cause appellent une intervention de notre Cour. Comme je l'ai déjà dit ci-dessus, du fait des modes de logement en commun avec les hétérosexuels, l'orientation sexuelle des homosexuels engendre bien les problèmes mis en exergue par le Gouvernement. La démarche adoptée par celui-ci n'a rien de manifestement disproportionné. Au contraire, dans les circonstances de la cause, il était raisonnable de sa part d'adopter une politique fermant les forces armées aux homosexuels. Cette condition a été explicitée aux requérants avant leur recrutement ; elle ne leur a pas été imposée par la suite (comparer avec l'arrêt Young, James et Webster c. Royaume-Uni du 13 août 1981, série A no 44, p. 25, § 62). A cet égard, il peut être utile d'ajouter que la Convention ne garantit pas le droit de servir dans les forces armées (requête no 31106/96, Marangos c. Chypre, décision de la Commission sur la recevabilité du 3 décembre 1997, p. 14, non publiée).
Dans ces conditions, j'estime que la révocation des requérants en raison de leur homosexualité, en application de la politique du ministère de la Défense, se justifiait au regard de l'article 8 § 2 de la Convention, car elle était nécessaire, dans une société démocratique, à la sécurité nationale et à la défense de l'ordre.
Notes du greffe
1.  Entré en vigueur le 1er novembre 1998.
2.  La décision de la Cour est disponible au greffe.
ARRÊT SMITH ET GRADY c. ROYAUME-UNI
ARRÊT SMITH ET GRADY c. ROYAUME-UNI –
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE, EN PARTIE DISSIDENTE
ARRÊT SMITH ET GRADY c. ROYAUME-UNI


Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Violation de l'art. 8 ; Aucune question distincte au regard de l'art. 14+8 ; Non-violation de l'art. 3 ou 14+3 ; Non-lieu à examiner l'art. 10 ou 14+10 ; Violation de l'art. 13 ; Satisfaction équitable réservée

Analyses

(Art. 13) DROIT A UN RECOURS EFFECTIF, (Art. 3) TRAITEMENT DEGRADANT, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE, (Art. 8-2) DEFENSE DE L'ORDRE, (Art. 8-2) INGERENCE, (Art. 8-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 8-2) SECURITE NATIONALE


Parties
Demandeurs : SMITH ET GRADY
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (troisième section)
Date de la décision : 27/09/1999
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 33985/96;33986/96
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1999-09-27;33985.96 ?
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