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16/12/1999 | CEDH | N°24888/94

CEDH | AFFAIRE V. c. ROYAUME-UNI


AFFAIRE V. c. ROYAUME-UNI
(Requête n° 24888/94)
ARRÊT
STRASBOURG
16 décembre 1999
En l’affaire V. c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 111, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,   Mme E. Palm,   MM. C.L. Rozakis,   Â

 A. Pastor Ridruejo,    G. Ress,    J. Makarczyk,    P. KÅ«ris,    R. Türmen,    J.-P. Costa,   Mme F....

AFFAIRE V. c. ROYAUME-UNI
(Requête n° 24888/94)
ARRÊT
STRASBOURG
16 décembre 1999
En l’affaire V. c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 111, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,   Mme E. Palm,   MM. C.L. Rozakis,    A. Pastor Ridruejo,    G. Ress,    J. Makarczyk,    P. Kūris,    R. Türmen,    J.-P. Costa,   Mme F. Tulkens,   MM. C. Bîrsan,    P. Lorenzen,    M. Fischbach,    V. Butkevych,    J. Casadevall,    A.B. Baka,   Lord Reed, juge ad hoc,
ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 15 septembre et 24 novembre 1999,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  L’affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (« le Gouvernement ») le 4 mars 1999, puis par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 6 mars 1999, dans le délai de trois mois qu’ouvraient   les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 24888/94) dirigée contre le Royaume-Uni et dont un ressortissant de cet Etat, « V. », avait saisi la Commission le 20 mai 1994, en vertu de l’ancien article 25. Le requérant a demandé à la Cour de ne pas divulguer son identité.
La requête du Gouvernement et la demande de la Commission ont pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 3, 5, 6 et 14 de la Convention.
2.  Conformément à l’article 5 § 4 du Protocole n° 11, lu en combinaison avec les articles 100 § 1 et 24 § 6 du règlement, un collège de la Grande Chambre a décidé, le 31 mars 1999, que l’affaire serait examinée par la Grande Chambre de la Cour. Cette Grande Chambre comprenait de plein droit Sir Nicolas Bratza, juge élu au titre du Royaume-Uni (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. L. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm et M. C.L. Rozakis, vice-présidents de la Cour, ainsi que M. G. Ress, M. J.-P. Costa et M. M. Fischbach, vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5 a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. A. Pastor Ridruejo, M. G. Bonello, M. J. Makarczyk, M. P. Kūris, M. R. Türmen, Mme F. Tulkens, Mme V. Strážnická, M. C. Bîrsan, M. P. Lorenzen et M. V. Butkevych (article 24 § 3 du règlement). Ultérieurement, Sir Nicolas Bratza, qui avait participé à l’examen de l’affaire par la Commission, s’est déporté de la Grande Chambre (article 28 du règlement). En conséquence, le Gouvernement a désigné Lord Reed pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement). Par la suite, M. A.B. Baka, juge suppléant, a remplacé M. Bonello, empêché (article 24 § 5 b) du règlement).
3.  Le 23 juin 1999, le président a décidé d’interdire au public l’accès à l’ensemble des documents déposés au greffe par le Gouvernement et le requérant, et la Cour a résolu de tenir l’audience à huis clos (article 33 §§ 2 et 3 du règlement).
4.  Le 1er juin 1999, le président a autorisé l’organisation non gouvernementale Justice ainsi que M. R. Bulger et Mme D. Fergus, les parents de la victime du meurtre perpétré par T. et le requérant (paragraphe 7 ci-dessous), à soumettre des observations écrites sur l’affaire (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement). Le 6 septembre 1999, il a autorisé les parents de la victime à assister à l’audience et à présenter des observations orales à la Cour (article 61 § 3 du règlement).
5.  L’audience s’est déroulée le 15 septembre 1999, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, conjointement avec celle relative à l’affaire T. c. Royaume-Uni (requête n° 24724/94).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  MM. H. Llewellyn, ministère des Affaires étrangères     et du Commonwealth, agent,   D. Pannick QC, Barrister-at-Law,   M. Shaw, Barrister-at-Law, conseils,   S. Bramley, ministère de l’Intérieur,    J. Lane, ministère de l’Intérieur,   T. Morris, administration pénitentiaire, conseillers ;
–  pour le requérant T.  MM. B. Higgs QC, Barrister-at-Law,   J. Nutter, Barrister-at-Law, conseils,   D. Lloyd, solicitor ;
–  pour le requérant V.  MM. E. Fitzgerald QC, Barrister-at-Law,   B. Emmerson, Barrister-at-Law, conseils,   J. Dickinson,  solicitor,   T. Loflin, Attorney, conseiller ;
–  pour les parents de la victime  MM. R. Makin, Solicitor, conseil de M. Bulger,   S. Sexton, Solicitor, conseil de Mme Fergus,  Mme M. Montefiore, conseiller. 
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Fitzgerald, Higgs, Makin, Sexton et Pannick, ainsi que la réponse de M. Pannick à la question d’un juge.
6.  Le 24 novembre 1999, M. J. Casadevall, juge suppléant, a remplacé Mme Strážnická, empêchée (article 24 § 5 b) du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A.  Le procès
1.  L’infraction
7.  Le requérant est né en août 1982.
Le 12 février 1993, lui-même et un autre garçon, « T. » (le requérant dans l’affaire n° 24724/94), tous deux alors âgés de dix ans, firent l’école buissonnière et enlevèrent un enfant de deux ans dans l’enceinte d’un centre commercial, l’emmenèrent quelque trois kilomètres plus loin, le battirent à mort et l’abandonnèrent sur une voie ferrée.
2.  La procédure de jugement
8.  Le requérant et T. furent arrêtés en février 1993 et placés en détention provisoire.
9.  Leur procès, qui s’étendit sur trois semaines en novembre 1993, fut conduit en public devant la Crown Court de Preston composée d’un juge et de douze jurés. Au cours des deux mois précédents, chacun des deux garçons visita la salle d’audience avec des travailleurs sociaux et bénéficia d’explications sur les acteurs du procès et son déroulement grâce à un dossier d’information, constitué de livres et de jeux, à l’intention des enfants appelés à témoigner.
Tant avant que pendant sa tenue, le procès eut un retentissement considérable auprès des médias nationaux et internationaux. Tout au long de la procédure, V. et T. furent accueillis à leur arrivée au tribunal par une foule hostile. A plusieurs reprises, l’on tenta d’attaquer les fourgons qui les transportaient. Dans la salle d’audience, les bancs de la presse et la tribune réservée au public étaient bondés.
La procédure fut assortie du formalisme d’un procès pénal pour adultes, magistrats et avocats portant robe et perruque. Toutefois, elle fut quelque peu modifiée, eu égard à l’âge des accusés. Ceux-ci furent placés à côté de travailleurs sociaux sur un banc surélevé pour la circonstance. Leurs parents et avocats étaient assis à proximité. La durée des audiences fut adaptée à l’horaire scolaire (10 h 30 à 15 h 30, avec une heure de pause pour le déjeuner) et dix minutes d’interruption furent ménagées toutes les heures. Pendant les suspensions d’audience, les deux garçons furent autorisés à retrouver leurs parents et les travailleurs sociaux dans un espace-jeux. Le juge précisa qu’il interromprait la séance si les travailleurs sociaux ou les avocats de la défense venaient à lui signaler que les enfants montraient des signes de fatigue ou de stress, ce qui fut le cas une fois.
10.  A l’ouverture du procès, le 1er novembre 1993, le juge rendit, en vertu de l’article 39 de la loi de 1933 sur les enfants et adolescents (Children and Young Persons Act) (paragraphe 32 ci-dessous), une ordonnance interdisant la publication du nom, de l’adresse ou de toute autre information pouvant conduire à l’identification des intéressés, ainsi que de toute photographie de ceux-ci.
Le même jour, l’avocat du requérant demanda la suspension de la procédure au motif que la couverture médiatique, vu sa nature et son ampleur, entacherait le procès d’iniquité. Après avoir entendu les parties, le juge n’estima pas établi que les accusés subiraient un préjudice grave faute de pouvoir bénéficier d’un procès équitable. Il rappela la mise en garde qu’il avait adressée aux jurés, qu’il invitait à faire abstraction de tout ce qu’ils auraient pu entendre ou voir au sujet de l’affaire en dehors du prétoire.
11.  Le docteur Bentovim, du Great Ormond Street Hospital for Children, qui fut désigné par la défense, s’était entretenu avec le requérant et ses parents en septembre 1993, mais ne déposa pas au procès. Selon lui, V. présentait des troubles psychiques post-traumatiques, était en proie à une détresse et une culpabilité terribles, et craignait la punition et un châtiment très sévère. Il lui était extrêmement difficile et pénible de penser aux événements ou d’en parler, et de nombreux aspects n’avaient pu être établis. Le docteur Bentovim constata que V. présentait des signes d’immaturité et se comportait à bien des égards sur le plan affectif comme un enfant plus jeune ; il recommanda en tout cas une prise en charge thérapeutique en institution.
12.  Au cours du procès, l’accusation présenta des éléments tendant à établir que les deux accusés étaient pénalement responsables de leurs actes, en ce qu’ils savaient que ce qu’ils faisaient était mal (paragraphe 29 ci-dessous).
Le tribunal entendit le docteur Susan Bailey, psychiatre consultante auprès du service médicolégal pour adolescents du ministère de l’Intérieur, qui avait rédigé un rapport sur le requérant pour l’accusation. Elle déclara que l’intéressé était un enfant d’intelligence moyenne, capable en février 1993 de discerner le bien et le mal. Il savait que c’était mal d’enlever un enfant à sa mère, de le blesser et de l’abandonner sur une voie ferrée. Elle avait eu plusieurs entretiens avec V. A chaque fois, il était inconsolable et donnait des signes de détresse. Il était incapable de dire quoi que ce fût d’utile au sujet des événements en question.
L’accusation cita aussi la directrice de l’école que fréquentaient les accusés. Elle déclara que, dès l’âge de quatre ou cinq ans, un enfant avait conscience que c’était mal d’en frapper un autre avec une arme. Selon elle, T. et le requérant savaient que ce qu’ils faisaient était mal. Un autre enseignant fit une déposition dans le même sens.
13.  Le tribunal entendit également des personnes qui avaient vu T. et le requérant dans le centre commercial où ils avaient kidnappé l’enfant de deux ans et qui avaient rencontré les trois garçons à divers endroits entre ce lieu et les environs de la voie ferrée où le cadavre fut ultérieurement découvert. Il écouta en outre les enregistrements des interrogatoires des deux enfants par la police. Aucun des deux ne déposa.
14.  Dans son résumé au jury, le juge de première instance releva que la comparution des témoins était entourée d’une large publicité et que beaucoup d’entre eux devaient faire face à une horde de photographes. Ces personnes étaient appelées à déposer dans une grande salle d’audience bondée et plusieurs d’entre elles étaient paralysées par l’émotion et avaient quelques difficultés à s’exprimer de manière intelligible, ce qui n’avait rien d’étonnant. Ces circonstances, entre autres, devaient être prises en compte dans l’appréciation de leurs témoignages. Le juge informa les jurés notamment que l’accusation devait prouver sans doute possible que les éléments constitutifs des infractions reprochées étaient réunis mais aussi que le requérant et T. savaient que ce qu’ils étaient en train de faire était mal.
15.  Le 24 novembre 1993, le jury reconnut T. et le requérant coupables de meurtre et d’enlèvement. Aucun des deux ne saisit la Cour d’appel (Court of Appeal).
16.  A la suite du verdict, le juge modifia l’ordonnance rendue en vertu de l’article 39 de la loi de 1933 (paragraphe 10 ci-dessus) et autorisa la publication du nom des intéressés, à l’exclusion de toute autre précision. Le lendemain – le 25 novembre 1993 – le nom et la photographie des enfants ainsi que d’autres renseignements à leur sujet parurent dans tous les journaux du pays. Le 26 novembre, le juge prit une ordonnance interdisant notamment la divulgation de leur lieu de détention ou de tout autre élément d’information concernant l’endroit où ils se trouvaient, leur prise en charge ou leur traitement.
3.  Les effets du procès sur le requérant
17.  En janvier 1995, le docteur Bentovim eut un nouvel entretien avec le requérant dans le cadre de la procédure de contrôle juridictionnel (voir ci-dessous). Il releva notamment que V. était en proie à une très vive angoisse d’être agressé ou puni pour ses actes. Lorsque le procès fut évoqué, l’intéressé fit état du choc qu’il avait ressenti en voyant le public entrer dans la salle et de sa profonde détresse lors de la publication de son nom et de sa photographie. Il avait été terrorisé par les regards qui se portaient sur lui au tribunal et s’était souvent inquiété de savoir ce que l’on pensait de lui. La plupart du temps, il fut incapable de participer à la procédure ; il comptait dans sa tête ou faisait des figures avec ses pieds car il ne pouvait pas maintenir son attention ou suivre l’ensemble de la procédure. Il n’avait pas   écouté lorsque l’on passa les enregistrements de son interrogatoire et celui de T. par la police et se souvint avoir pleuré.
Le docteur Bentovim observa :
« A mon avis, en raison de son immaturité et de son âge au moment des faits et du procès, [V.] était incapable de comprendre parfaitement le déroulement de la procédure, à l’exception des principaux actes dont il était responsable. (...) [V]u son immaturité, il me paraît très douteux (...) qu’il ait suffisamment compris la situation pour donner des instructions éclairées à son avocat pour le représenter (...). Bien que, strictement parlant, il eût plus de dix ans au moment des faits, je suis convaincu qu’il n’avait pas la maturité psychologique ou affective de son âge. »
18.  Dans un rapport établi en novembre 1997 (paragraphe 12 ci-dessus), le docteur Bailey précisa que le requérant avait pensé aux événements pendant quatre-vingt-dix-huit pour cent du temps jusqu’au procès et, en particulier, durant toutes les nuits au cours de celui-ci. Il lui fallut douze mois pour se remettre du procès lui-même. Il continuait à y penser toutes les nuits. Il avait été terrorisé lors de sa première comparution devant la magistrates’ court. Après les trois premiers jours d’audience devant la Crown Court, il s’était senti mieux parce qu’il jouait avec ses mains et n’écoutait plus. Il avait dû s’arrêter d’écouter lorsqu’on avait passé à tout le tribunal les enregistrements de son interrogatoire et de celui de T. par la police tellement fort que l’on aurait dit des hurlements. Les journalistes se moquaient de lui et il pouvait voir d’après le visage des jurés qu’ils rendraient un verdict de culpabilité. Il ne comprenait toujours pas pourquoi le procès avait été si long.
19.  Dans un rapport sur le requérant élaboré en février 1998, Sir Michael Rutter, professeur de pédopsychiatrie à l’institut de psychiatrie, université de Londres, releva :
« J’ai également été invité à me prononcer sur les effets que peut avoir un long procès public sur les enfants en général, et [V.] en particulier, du point de vue mental et émotionnel. A mon avis, la procédure de jugement telle qu’appliquée à des enfants de l’âge de [V.] présente deux aspects négatifs. Premièrement, l’une des graves conséquences d’un long procès est le retard inévitable qu’il entraîne dans l’assistance psychologique et thérapeutique nécessaire. A l’âge de dix ans, un enfant en est à un stade où son développement psychologique va se poursuivre encore pendant de nombreuses années et il importe au plus haut point de ne pas interrompre ce développement de façon prolongée par la procédure de jugement. En particulier, lorsqu’un enfant commet un acte grave, tel que le meurtre d’un autre enfant, il est essentiel qu’il puisse faire face à la réalité de son acte et à tout ce qui en découle. Cela est impossible pendant la durée du procès, lorsque le tribunal ne s’est pas encore prononcé sur la culpabilité. Je conclus donc que la très longue procédure de jugement est inévitablement préjudiciable à un enfant âgé de dix ou onze ans seulement (voire plus âgé).
La tenue du procès en public et le fait que les réactions hostiles (souvent extrêmement négatives) de l’assistance se manifestent ouvertement sont d’autres facteurs potentiellement néfastes. Il est capital pour un jeune qui a commis un acte grave d’accepter à la fois la gravité de son acte et la réalité de ses propres responsabilités dans le crime, mais la publicité des débats rend ce processus plus difficile (...) »
B.  La peine
1.  La détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté (detention during Her Majesty’s pleasure) et la fixation de la période punitive (tariff)
20.  Le requérant et T. ayant été reconnus coupables de meurtre, le juge leur infligea, conformément à la loi, une peine de détention pour la durée qu’il plairait à Sa Majesté (paragraphe 36 ci-dessous).
Il recommanda par la suite que les garçons purgent une période de détention de huit ans pour répondre aux impératifs de répression et de dissuasion (la période punitive : paragraphes 40-42 ci-dessous). Il fit observer qu’il lui était impossible de se prononcer sur la part de culpabilité de chacun des enfants et déclara :
« Il faudra être extrêmement vigilant avant d’élargir les deux coupables. Un suivi et une assistance psychothérapeutiques, psychologiques et éducatifs soutenus s’imposeront.
Certes, ils devront être pleinement réadaptés et ne plus présenter de danger pour autrui, mais il existe également un risque réel de vengeance de la part d’autrui.
(...) Si les coupables avaient été des adultes, j’aurais fixé à dix-huit ans la durée de la période de détention nécessaire pour répondre aux impératifs de la répression et de la dissuasion.
Toutefois, ces deux garçons sont issus de foyers et de familles socialement défavorisés, où ils ont été privés d’affection. Ils ont grandi dans une ambiance d’échec conjugal, dans laquelle ils ont vécu ou subi les effets de l’alcoolisme et de la violence ou ont eux-mêmes subi des violences. Je suis convaincu que les deux garçons ont vu des films vidéo avec de fréquentes scènes violentes et aberrantes.
A mon sens, la durée de détention nécessaire pour répondre aux impératifs de la répression et de la dissuasion pour le meurtre, eu égard aux circonstances effroyables qui l’ont entouré et à l’âge des intéressés au moment où ils l’ont commis, est de huit ans (...) Huit ans représentent un « très très grand nombre d’années » pour un garçon de dix ou onze ans. Ce sont encore des enfants. Dans huit ans, ce seront des jeunes hommes. »
21.  Le Lord Chief Justice recommanda une période punitive de dix ans. Les représentants du requérant soumirent des observations écrites au ministre de l’Intérieur, qui devait fixer la durée de cette période.
22.  Par une lettre datée du 16 juin 1994, le ministre informa le requérant que la famille de la victime avait présenté une pétition signée par 278 300 personnes l’exhortant à tenir compte de leur conviction que les garçons ne devraient jamais être libérés, ainsi que 4 400 lettres de soutien ; qu’un député avait soumis une pétition signée par 5 900 personnes demandant une peine minimale de vingt-cinq ans ; que le ministère avait reçu 21 281 coupons-réponse du journal Sun en faveur d’une période punitive à perpétuité ainsi que 1 357 lettres et pétitions, dont 1 113 réclamaient une période punitive plus longue que celle recommandée par les juges.
Les solicitors de l’intéressé eurent la possibilité de présenter d’autres observations au ministre.
23.  Le 22 juillet 1994, le ministre informa le requérant par écrit qu’il devrait purger une période de quinze ans pour satisfaire aux impératifs de répression et de dissuasion. La lettre précisait notamment :
« En prenant sa décision, le ministre a tenu compte des circonstances de l’infraction, des recommandations émises par les juges et des observations présentées en votre nom, et a examiné dans quelle mesure cette affaire était comparable à d’autres. Il a également pris en considération l’émotion que l’affaire a suscitée dans la population, qu’attestent les pétitions et autres lettres dont nous avons communiqué la substance à vos solicitors dans notre lettre du 16 juin 1994, ainsi que la nécessité de préserver la confiance du public dans la justice pénale.
Le ministre prend pleinement en compte que vous n’aviez que dix ans au moment de l’infraction. Il reconnaît en outre qu’une période punitive bien moins longue que dans le cas d’un adulte doit être appliquée.
Le ministre prend acte des observations présentées en votre nom concernant votre part de culpabilité et celle de votre coaccusé. Il constate que le juge du fond n’a pas été en mesure de se prononcer sur ce point. Le ministre parvient à la même conclusion.
Le juge du fond et le Lord Chief Justice ont respectivement recommandé une période punitive de huit et de dix ans. Le premier a ajouté que si les coupables avaient été des adultes, la période punitive applicable aurait été de dix-huit ans. Le ministre a tenu compte de ces points de vue. Selon lui, il s’agit d’un crime extrêmement cruel et sadique, qui a été commis sur une victime très jeune et sans défense et qui s’est déroulé sur plusieurs heures. Il a le sentiment que si le crime avait été perpétré par un adulte, la durée de la période punitive applicable aurait été de l’ordre de vingt-cinq ans, et non dix-huit ans comme l’estime le juge du fond.
Pour ces raisons, et compte tenu de votre âge au moment des faits, le ministre a décidé de fixer une période punitive de quinze ans dans votre cas. Il est convaincu que cette période correspond à celles qui ont été fixées dans d’autres affaires.
Le ministre est disposé à examiner toutes nouvelles observations que vous-même ou vos représentants souhaiteriez formuler sur la durée de cette période et, à la lumière de pareilles observations, à la réduire le cas échéant. »
24.  Dans son rapport de janvier 1995 (paragraphe 17 ci-dessus), le docteur Bentovim précisa que le requérant avait été affligé en apprenant que les juges avaient recommandé respectivement huit et dix ans. Lorsqu’on l’informa que quinze ans avaient été fixés, il fut anéanti. Ses propos portèrent sur le fait qu’il ne serait jamais libéré et il s’assimilait à Myra Hindley3. Il pensait qu’il n’avait plus aucune raison de vivre et que cela ne servait à rien de continuer.
2.  La procédure de contrôle juridictionnel
25.  Le requérant demanda à engager une procédure de contrôle juridictionnel, arguant notamment que la durée de la période punitive fixée par le ministre était disproportionnée et avait été déterminée sans tenir compte des impératifs de réadaptation. L’autorisation lui fut accordée le 7 novembre 1994.
26.  Le 2 mai 1996, la Divisional Court fit droit en partie aux griefs du requérant. Le 30 juillet 1996, la Cour d’appel rejeta l’appel du ministre. Le 12 juin 1997, la Chambre des lords, à la majorité, débouta le ministre et accueillit l’appel reconventionnel du requérant. La majorité jugea arbitraire l’adoption par le ministre, dans le cadre de la mise en œuvre de la procédure de fixation de la période punitive, d’une politique qui, même dans des circonstances exceptionnelles, ne tenait pas compte des progrès et de l’évolution d’un enfant détenu pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté. La majorité de la Chambre des lords déclara en outre qu’en déterminant la durée de la période punitive, le ministre exerçait un pouvoir analogue à celui du juge qui rendait la sentence et, comme ce dernier, devait faire abstraction de la pression de l’opinion publique. Le ministre s’était fourvoyé en donnant du poids aux protestations publiques sur la durée de la partie punitive à purger par le requérant et n’avait pas témoigné d’équité du point de vue procédural, ce qui avait entaché sa décision d’arbitraire (voir également le paragraphe 43 ci-dessous). Celle-ci fut par conséquent annulée.
27.  Le 10 novembre 1997, le ministre informa le Parlement qu’eu égard à l’arrêt de la Chambre des lords, il avait adopté une nouvelle politique concernant les jeunes condamnés pour meurtre à une peine de détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté, à savoir notamment que la période punitive initialement fixée serait réexaminée par lui à la lumière des progrès et de l’évolution du détenu. Le ministre invita les représentants du requérant à lui soumettre des observations en vue de la fixation d’une autre période punitive.
28.  Au moment de l’adoption du présent arrêt, aucune décision n’a été prise concernant la période punitive du requérant. Dans son mémoire, le Gouvernement a informé la Cour que V. avait présenté des observations à ce propos, mais que celles de T. n’avaient pas encore été reçues, et que le ministre de l’Intérieur avait demandé une expertise psychiatrique indépendante concernant les deux détenus.
II.  LE droit et la pratique internes pertinents
A.  Age de la responsabilité pénale
29.  L’article 50 de la loi de 1933 sur les enfants et adolescents (Children and Young Persons Act, « la loi de 1933 »), telle qu’amendée par l’article 16 § 1 de la loi de 1963 sur les enfants et adolescents, fixe à dix ans l’âge de la responsabilité pénale en Angleterre et au pays de Galles ; en dessous de cet âge, aucun enfant ne peut être reconnu coupable d’une infraction. Ce seuil a été approuvé en octobre 1993 par la commission parlementaire restreinte chargée des affaires intérieures (Juvenile Offenders, Sixth Report of the Session 1992-1993, Her Majesty’s Stationary Office). Au moment du procès du requérant, les enfants âgés de dix à quatorze ans étaient présumés ne pas avoir conscience du caractère répréhensible de leurs actes (doli incapax – présomption relative à l’incapacité de discernement). L’accusation devait réfuter cette présomption en prouvant au-delà de tout doute raisonnable que l’intéressé savait, au moment de la perpétration de l’infraction, que ce qu’il faisait était mal, et qu’il ne s’agissait pas de la simple méchanceté ou de la malice d’un enfant (affaire C. (a minor) v. the Director of Public Prosecutions, Appeal Cases 1996, p. 1).
La présomption relative à l’incapacité de discernement a été supprimée le 30 septembre 1998 (article 34 de la loi de 1998 sur le crime et les troubles de l’ordre – Crime and Disorder Act).
B.  Modalités du jugement des mineurs
30.  Aux termes de l’article 24 de la loi de 1980 sur les magistrates’courts (Magistrates’ Courts Act), les enfants et adolescents âgés de moins de dix-huit ans doivent être jugés selon une procédure simplifiée par la magistrates’ court, où le procès se déroule généralement devant le tribunal spécial pour mineurs, lequel applique une procédure informelle et non publique. Toutefois, en cas d’accusations de meurtre, d’homicide involontaire ou d’une autre infraction passible, pour un adulte, d’une peine de quatorze ans d’emprisonnement ou plus, ils sont jugés par la Crown Court composée d’un juge et d’un jury.
C.  Protection des mineurs contre la publicité dans le cadre d’une procédure judiciaire
31.  Lorsqu’un enfant est jugé par un tribunal pour mineurs, l’article 49 de la loi de 1933 interdit systématiquement aux médias de mentionner le nom de l’intéressé ou des détails concernant sa personne, de publier sa photographie ou de faire état de tout autre renseignement pouvant permettre son identification. S’il le juge dans l’intérêt public, le tribunal a la faculté de lever cette interdiction à la suite d’une condamnation.
32.  Lorsqu’un enfant est jugé par la Crown Court, la possibilité de rendre compte de la procédure n’est soumise à aucune restriction, à moins que le juge ne prenne une ordonnance en vertu de l’article 39 de la loi de 1933, qui dispose :
« 1)  Dans le cadre de toute procédure judiciaire (...) le tribunal peut interdire
a)  de révéler dans tout article de presse sur la procédure le nom, l’adresse ou l’établissement scolaire de l’enfant ou de l’adolescent impliqué dans la procédure, que ce soit en tant que partie, sujet ou témoin, ou de faire état de renseignements visant à permettre son identification ;
b)  de publier dans la presse écrite la photographie de tout enfant ou adolescent visé à l’alinéa précédent, qu’il s’agisse d’une photographie de l’intéressé lui-même ou d’une photographie où il apparaît ;
sauf dans la mesure où (le cas échéant) l’ordonnance du tribunal l’autorise.
2)  Quiconque déroge à une telle interdiction est passible, au terme d’une procédure simplifiée, d’une amende pour chaque infraction (...) »
L’article 57 § 4 de la loi de 1963 sur les enfants et adolescents a étendu cette disposition aux émissions de radio et de télévision.
Dans son interprétation de l’article 39 de la loi de 1933, la Cour d’appel a déclaré qu’il doit exister une raison valable pour prendre une ordonnance en vertu de cette disposition, étant donné la distinction volontairement établie par le Parlement entre un procès devant un tribunal pour mineurs, où l’absence de publicité est la règle, et un procès devant la Crown Court, où les débats sont généralement publics (R. v. Lee (a minor), Criminal Appeal Reports, vol. 96, p. 188).
D.  Capacité de se défendre et de comprendre une procédure pénale
33.  Un accusé est « incapable de se défendre » (« unfit to plead ») lorsque, en raison d’un handicap, par exemple une maladie mentale, il « n’a pas les capacités intellectuelles suffisantes pour donner des instructions à ses conseils, répondre à l’acte d’accusation, récuser des jurés, comprendre les témoignages et déposer » (R. v. Robertson, Criminal Appeal Reports, vol. 52, p. 690). La question de savoir si un accusé est ou non capable de se défendre doit être tranchée par un jury à la lumière des dépositions écrites ou orales d’au moins deux experts médicaux. Lorsqu’un accusé est déclaré incapable de se défendre, le jury qui a rendu la décision, ou un autre, peut être appelé à siéger au procès et à se prononcer sur le point de savoir si l’accusé a commis l’action ou l’omission constitutive de l’infraction reprochée ; dans ce cas, le tribunal peut prononcer une ordonnance d’internement (articles 4, 4A et 5 de loi de 1964 sur la procédure pénale en cas d’aliénation mentale – Criminal Procedure (Insanity) Act). Le procès peut également être reporté sine die jusqu’à ce que l’accusé soit capable de se défendre.
34.  Dans l’affaire Kunnath v. the State (Weekly Law Reports 1993, vol. 1, p. 1315), le Conseil privé (Privy Council) annula la condamnation à la peine de mort qui avait été infligée à un paysan sans instruction originaire du Kerala (sud de l’Inde) à l’issue d’un procès pour meurtre conduit à l’île Maurice dans une langue qu’il ne comprenait pas et sans traduction des témoignages par un interprète. Le Conseil privé déclara notamment :
« La présence à l’audience d’une personne accusée d’une infraction grave est un principe fondamental du droit pénal. Ce principe ne requiert pas simplement la présence physique de l’intéressé mais, de par sa présence, sa capacité à comprendre la procédure et à décider quels témoins il désire citer, s’il souhaite ou non déposer et, dans l’affirmative, sur quels points touchant la procédure à son encontre. »
E.  La détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté
1.  Nature de la détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté
35.  En Angleterre et au pays de Galles, le crime de meurtre commis par un adulte est puni d’une peine perpétuelle obligatoire (loi de 1967 sur l’homicide (suppression de la peine de mort) – Murder (Abolition of Death Penalty) Act). S’agissant des adultes reconnus coupables de certains délits violents ou sexuels (homicide involontaire, viol, vol qualifié, etc.), le tribunal peut décider souverainement de leur infliger une peine perpétuelle lorsqu’il estime i. que l’infraction est grave et ii. qu’il existe des circonstances exceptionnelles démontrant que le délinquant est dangereux pour autrui, et qu’il est impossible de dire quand ce danger s’éloignera.
36.  Les meurtriers âgés de moins de dix-huit ans sont automatiquement condamnés à une peine de détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté, conformément à l’article 53 § 1 de la loi de 1933 sur les enfants et adolescents (telle qu’amendée), ainsi libellé :
« Lorsque l’auteur d’une infraction est reconnu coupable de meurtre et que le tribunal constate qu’il avait moins de dix-huit ans au moment des faits, le tribunal ne pourra ni le condamner à l’emprisonnement à perpétuité ni prononcer contre lui ou faire inscrire sur son casier judiciaire une condamnation à la peine capitale, mais en lieu et place le tribunal (...) le condamnera à être détenu pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté, et l’intéressé purgera alors sa peine dans le lieu et aux conditions ordonnés par le ministre. »
Jusqu’à l’âge de dix-huit ans, un enfant ou un adolescent frappé d’une telle peine est détenu dans un foyer pour enfants ou dans un autre établissement adapté à son âge. A dix-huit ans, il peut être transféré dans un centre pour jeunes délinquants et, à vingt et un ans, détenu dans les mêmes conditions et dans le même établissement qu’un adulte condamné à l’emprisonnement à perpétuité pour meurtre.
37.  A l’époque où le requérant fut condamné, l’enfant ou adolescent qui se voyait infliger une peine d’emprisonnement pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté était détenu pour une période indéterminée, dont la durée était laissée à la totale appréciation du ministre. Celui-ci pouvait en référer à la commission de libération conditionnelle (Parole Board) puis, en cas d’avis favorable de celle-ci, ordonner l’élargissement de l’enfant (articles 35 §§ 2 et 3 et 43 § 2 de la loi de 1991 sur la justice pénale (Criminal Justice Act, « la loi de 1991 ») ; voir la déclaration de Lord Browne-Wilkinson à la Chambre des lords, R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte V. and T., Appeal Cases 1998, p. 492 A-F, ci-après « Ex parte V. and T. »).
38.  Le 1er octobre 1997, le Royaume-Uni a adopté l’article 28 de la loi de 1997 sur les peines en matière criminelle (Crime (Sentences) Act) pour donner suite aux arrêts rendus par la Cour européenne dans les affaires Hussain et Singh (arrêts Hussain et Singh c. Royaume-Uni du 21 février 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-I, respectivement p. 252 et p. 280). Aux termes de cette disposition, après expiration de la période punitive (paragraphes 40-42 ci-dessous), c’est à la commission de libération conditionnelle, et non comme précédemment au ministre, qu’il appartient de décider s’il n’y a pas de risque à admettre au bénéfice de la libération conditionnelle une personne condamnée à la détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté pour un meurtre qu’elle a commis avant l’âge de dix-huit ans.
39.  Une personne ainsi détenue pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté et élargie sous condition risque toute sa vie de se voir réincarcérée sur décision de la commission de libération conditionnelle.
2.  La période punitive (tariff)
40.  Dans l’exercice de son pouvoir d’apprécier s’il y a lieu de libérer ou non des délinquants condamnés à la peine perpétuelle, le ministre a peu à peu mis en place une politique consistant à fixer une période punitive (tariff). M. Leon Brittan fut le premier à l’annoncer publiquement, au Parlement, le 30 novembre 1983 (Hansard (House of Commons Debates), colonnes 505-507). Cette manière de procéder revient en substance à décomposer la peine perpétuelle en trois parties : rétribution, dissuasion et protection du public. La période punitive est la période minimale à purger pour répondre aux impératifs de répression et de dissuasion. Le ministre peut communiquer le dossier à la commission de libération conditionnelle au plus tôt trois ans avant l’expiration de cette période, et ne pourra user de son pouvoir discrétionnaire de libérer un détenu sous condition qu’une fois cette même période purgée (Lord Browne-Wilkinson, Ex parte V. and T., op. cit., pp. 492G-493A).
41.  En vertu de l’article 34 de la loi de 1991, le tribunal prononçant une peine perpétuelle discrétionnaire précise, en audience publique, la durée de la période punitive. Après expiration de cette période, le détenu peut exiger du ministre qu’il saisisse la commission de libération conditionnelle compétente pour prescrire son élargissement si elle a la conviction que le maintien en détention n’est plus nécessaire à la protection du public.
42.  Toutefois, la loi de 1991 applique un autre régime aux personnes détenues pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté ou purgeant une peine perpétuelle obligatoire. S’agissant de ces détenus, le ministre décide de la durée de la période punitive. Le point de vue du juge auteur de la sentence est communiqué au détenu après son procès, de même que l’avis du Lord Chief Justice. Le détenu peut adresser des observations au ministre qui fixe alors la durée de la période punitive et est habilité à s’écarter du point de vue des juges (R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Doody, Appeal Cases 1994, vol. 1, p. 531, et la déclaration de politique générale du ministre de l’Intérieur, M. Michael Howard, au Parlement, le 27 juillet 1993, Hansard (House of Commons Debates), colonnes 861-864).
43.  Dans le cadre de la procédure de contrôle juridictionnel engagée par le requérant (Ex parte V. and T., op. cit.), la Chambre des lords examina notamment la nature du pouvoir de fixer la durée de la période punitive des peines de détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté.
Lord Steyn déclara :
« Il faut tout d’abord se pencher sur la nature du pouvoir, exercé par le ministre de l’Intérieur, de fixer la durée de la période punitive. Au nom de celui-ci, le ministère de l’Intérieur a expliqué par écrit que : « Le ministre de l’Intérieur doit à tout moment s’assurer qu’il agit avec la même équité et impartialité que le juge dont émane la sentence. » La comparaison entre l’attitude à adopter par le ministre de l’Intérieur lorsqu’il précise la durée de la période représentant l’élément punitif de la peine, et celle du juge qui rend la sentence est juste. Lorsqu’il fixe la durée de la période punitive, le ministre de l’Intérieur exerce une fonction judiciaire classique, ce qui est contraire au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire. Le Parlement a confié au ministre de l’Intérieur cette prérogative légale qui implique un pouvoir discrétionnaire d’adopter une politique et de déterminer la durée d’une période punitive. Mais le pouvoir de fixer cette durée est néanmoins équivalent au pouvoir de condamnation du juge. »
Lord Hope s’exprima ainsi :
« Toutefois, imposer une période punitive, destinée à préciser la durée minimale de détention, équivaut en soi à infliger une forme de peine. Cet exercice revêt, comme l’a fait observer Lord Mustill dans R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Doody (p. 557A-B), les caractéristiques d’une fonction judiciaire traditionnelle, qui est axée sur les circonstances de l’infraction et la situation de son auteur, et sur ce qui est, eu égard aux impératifs de la répression et de la dissuasion, la période minimale adéquate à purger. Lorsque le ministre le consulte au sujet de la période punitive, le juge se concentre sur ces éléments comme il en a l’obligation (...)
Si le ministre souhaite fixer une période punitive en l’espèce – afin de substituer son propre point de vue à celui du juge sur la durée de la période minimale – il doit veiller à respecter les mêmes règles (...) »
Quant à l’imposition d’une période punitive à un délinquant juvénile, Lord Hope ajouta :
« Une politique qui ne tient compte à aucun moment de l’évolution et des progrès d’un enfant détenu pour décider de la date de sa libération éventuelle est une politique arbitraire. La pratique qui consiste à fixer l’élément pénal, telle qu’appliquée aux adultes purgeant une peine perpétuelle obligatoire, sans avoir égard à l’évolution et aux progrès du détenu durant cette période, ne saurait se concilier avec l’obligation de veiller à la protection et au bien-être de l’enfant pendant toute la période où il est détenu. »
Lord Goff déclara notamment :
« (...) lorsque le ministre met en œuvre une politique de fixation de l’élément pénal de la peine obligatoire d’un détenu en vertu du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 35, il exerce une fonction très proche de la fonction de prononcé d’une sentence et, ce faisant, il lui incombe d’agir avec la même réserve que le fait le juge en exerçant la même fonction. En particulier, s’il tient compte des revendications publiques concernant la décision dans l’affaire qu’il examine, il prend en considération un élément qui ne devrait pas entrer en ligne de compte et qui entachera d’arbitraire l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.
A cet égard, je tiens à établir une distinction entre, d’une part, les préoccupations générales du public devant, par exemple, la fréquence de certains types d’infraction et la nécessité de punir dûment leurs auteurs et, d’autre part, les revendications du public tendant à ce qu’un délinquant particulier dont l’affaire est en cours d’examen soit frappé d’une peine sévère à titre d’exemple (...) »
44.  Le 10 novembre 1997, le ministre annonça qu’eu égard à l’arrêt rendu par la Chambre des lords, il adopterait la politique suivante quant à la fixation de la période punitive à purger par des mineurs condamnés pour meurtre à la détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté :
« Je continuerai à recueillir l’avis du juge dont émane la sentence et celui du Lord Chief Justice pour décider de la peine requise dans le cas d’une personne condamnée en vertu de l’article 53 § 1 de la loi de 1933 sur les enfants et adolescents. A la lumière de cet avis et eu égard à la situation personnelle du condamné, je fixerai une période punitive initiale ; je continuerai à demander des observations au nom du détenu et à motiver mes décisions.
Les agents de mon ministère recevront des rapports annuels sur les progrès et l’évolution des jeunes condamnés en vertu de l’article 53 § 1 qui n’ont pas encore purgé la période punitive initiale. Lorsqu’un dossier semble appeler un examen en faveur d’une réduction de la durée de la période punitive, il sera porté à l’attention des minis tres.
Après expiration de la moitié de la période punitive initiale, moi-même, ou un ministre agissant en mon nom, examinerons un rapport sur les progrès et l’évolution du détenu, et demanderons des observations sur la question de la période punitive en vue de déterminer si la durée initialement fixée continue à se justifier (...) »
III.  Textes internationaux pertinents
A.  Ensemble de règles minima des Nations unies concernant l’administration de la justice pour mineurs (règles de Beijing)
45.  Ces règles ont été adoptées par l’Assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 1985. Elles n’ont pas force obligatoire en droit international ; le préambule invite les Etats à les adopter, mais ne les y contraint pas. Les passages pertinents disposent :
« 4.  Age de la responsabilité pénale
4.1  Dans les systèmes juridiques qui reconnaissent la notion de seuil de responsabilité pénale, celui-ci ne doit pas être fixé trop bas eu égard aux problèmes de maturité affective, psychologique et intellectuelle.
Commentaire
Le seuil de responsabilité pénale varie largement selon les époques et les cultures. L’attitude moderne serait de se demander si un enfant peut supporter les conséquences morales et psychologiques de la responsabilité pénale, c’est-à-dire si un enfant, compte tenu de sa capacité de discernement et de compréhension, peut être tenu responsable d’un comportement essentiellement antisocial. Si l’âge de la responsabilité pénale est fixé trop bas ou s’il n’y a pas d’âge limite du tout, la notion n’a plus de sens. En général, il existe une relation étroite entre la notion de responsabilité pour un comportement délictueux ou criminel et les autres droits et responsabilités sociales (par exemple la situation matrimoniale, la majorité civile, etc.).
Il faudrait donc chercher à convenir d’un seuil raisonnablement bas applicable dans tous les pays.
8.  Protection de la vie privée
8.1  Le droit du mineur à la protection de sa vie privée doit être respecté à tous les stades afin d’éviter qu’il ne lui soit causé du tort par une publicité inutile et par la qualification pénale.
8.2  En principe, aucune information pouvant conduire à l’identification d’un délinquant juvénile ne doit être publiée.
17.  Principes directeurs régissant le jugement et la décision
17.1  La décision de l’autorité compétente doit s’inspirer des principes suivants :
a)  La décision doit toujours être proportionnée non seulement aux circonstances et à la gravité du délit, mais aussi aux circonstances et aux besoins du délinquant ainsi qu’aux besoins de la société ;
b)  Il n’est apporté de restrictions à la liberté personnelle du mineur – et ce en les limitant au minimum – qu’après un examen minutieux ;
d)  Le bien-être du mineur doit être le critère déterminant dans l’examen de son cas.
Commentaire
L’alinéa b) de l’article 17.1 affirme que des solutions strictement punitives ne conviennent pas. Alors que, s’agissant d’adultes et peut-être aussi dans les cas de délits graves commis par des jeunes, les notions de peine méritée et de sanctions adaptées à la gravité du délit peuvent se justifier relativement, dans les affaires de mineurs, l’intérêt et l’avenir du mineur doivent toujours l’emporter sur des considérations de ce genre.
B.  Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant (1989)
46.  Ce traité (ci-après la « Convention des Nations unies »), adopté par l’Assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989, a force obligatoire en droit international pour les Etats contractants, dont tous les Etats membres du Conseil de l’Europe.
L’article 3 § 1 de la Convention des Nations unies se lit ainsi :
« Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. »
Les alinéas a) et b) de l’article 37 disposent :
« Les Etats parties veillent à ce que :
a)  Nul enfant ne soit soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Ni la peine capitale ni l’emprisonnement à vie sans possibilité de libération ne doivent être prononcés pour les infractions commises par des personnes âgées de moins de dix-huit ans ;
b)  Nul enfant ne soit privé de liberté de façon illégale ou arbitraire. L’arrestation, la détention ou l’emprisonnement d’un enfant doit être en conformité avec la loi, n’être qu’une mesure de dernier ressort, et être d’une durée aussi brève que possible (...) »
L’article 40, en ses dispositions pertinentes, est ainsi libellé :
« 1.  Les Etats parties reconnaissent à tout enfant suspecté, accusé ou convaincu d’infraction à la loi pénale le droit à un traitement qui soit de nature à favoriser son sens de la dignité et de la valeur personnelle, qui renforce son respect pour les droits de l’homme et les libertés fondamentales d’autrui, et qui tienne compte de son âge ainsi que de la nécessité de faciliter sa réintégration dans la société et de lui faire assumer un rôle constructif au sein de celle-ci.
2.  A cette fin (...) les Etats parties veillent en particulier :
b)  à ce que tout enfant suspecté ou accusé d’infraction à la loi pénale ait au moins le droit aux garanties suivantes :
vii.  que sa vie privée soit pleinement respectée à tous les stades de la procédure.
3.  Les Etats parties s’efforcent de promouvoir l’adoption de lois, de procédures, la mise en place d’autorités et d’institutions spécialement conçues pour les enfants suspectés, accusés ou convaincus d’infraction à la loi pénale, et en particulier :
a)  d’établir un âge minimal au-dessous duquel les enfants seront présumés n’avoir pas la capacité d’enfreindre la loi pénale ;
b)  de prendre des mesures, chaque fois que cela est possible et souhaitable, pour traiter ces enfants sans recourir à la procédure judiciaire, étant cependant entendu que les droits de l’homme et les garanties légales doivent être pleinement respectés.
C.  Rapport sur le Royaume-Uni du Comité des droits de l’enfant
47.  Dans ses observations finales sur le Royaume-Uni (CRC/C/15/add. 34) datées du 15 février 1995, le Comité chargé par les Nations unies de surveiller le respect de la Convention des Nations unies déclare notamment :
« 35.  Le Comité recommande la poursuite de la réforme législative pour veiller à ce que le système d’administration de la justice pour mineurs soit adapté à la situation des enfants. (...)
36.  Plus précisément, le Comité recommande au gouvernement de sérieusement songer à relever l’âge de la responsabilité pénale dans tout le Royaume-Uni. (...) »
D.  Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966)
48.  L’article 14 § 4 du Pacte, qui correspond dans ses grandes lignes à l’article 6 de la Convention européenne, dispose :
« La procédure applicable aux jeunes gens qui ne sont pas encore majeurs au regard de la loi pénale tiendra compte de leur âge et de l’intérêt que présente leur rééducation. »
E.  Recommandation n° R (87) 20 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
49.  La recommandation susmentionnée, adoptée par le Comité des Ministres le 17 septembre 1987, énonce notamment :
« Le Comité des Ministres, en vertu de l’article 15.b du Statut du Conseil de l’Europe (...)
Considérant que les réactions sociales à la délinquance juvénile doivent tenir compte de la personnalité et des besoins spécifiques des mineurs et que ceux-ci nécessitent des interventions et, s’il y a lieu, des traitements spécialisés s’inspirant notamment des principes contenus dans la Déclaration des droits de l’enfant des Nations Unies ;
Convaincu que le système pénal des mineurs doit continuer à se caractériser par son objectif d’éducation et d’insertion sociale (...)
Vu l’Ensemble de règles minima des Nations Unies concernant l’administration de la justice pour mineurs (règles de Beijing),
Recommande aux gouvernements des Etats membres de revoir, si nécessaire, leur législation et leur pratique en vue :
4.  d’assurer une justice des mineurs plus rapide, évitant des délais excessifs, afin qu’elle puisse avoir une action éducative efficace ;
5.  d’éviter le renvoi des mineurs vers la juridiction des adultes, quand des juridictions des mineurs existent ;
8.  de renforcer la position légale des mineurs tout au long de la procédure (...) en reconnaissant, entre autres :
le droit des jeunes au respect de leur vie privée ;
iv.  l’Âge de lA responsabilitÉ PÉnale en europe
50.  Un mineur est tenu pour pénalement responsable à l’âge de sept ans à Chypre, en Irlande, en Suisse et au Liechtenstein ; à huit ans en Ecosse ; à treize ans en France ; à quatorze ans en Allemagne, en Autriche, en Italie et dans plusieurs pays d’Europe orientale ; à quinze ans dans les pays scandinaves ; à seize ans au Portugal, en Pologne et en Andorre ; et à dix-huit ans en Espagne, en Belgique et au Luxembourg.
procÉdure devant la commission
51.  Le requérant a saisi la Commission le 20 mai 1994. Il prétendait que, compte tenu de son jeune âge, son procès public devant une Crown Court pour adultes et le caractère punitif de sa peine s’analysaient en des violations de son droit de ne pas être soumis à une peine ou un traitement inhumains ou dégradants garanti par l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Il se plaignait également d’avoir été privé d’un procès équitable, au mépris de l’article 6 de la Convention, et d’avoir fait l’objet d’une discrimination contraire à l’article 14, en ce qu’un enfant âgé de moins de dix ans au moment de la commission de l’infraction alléguée n’aurait pas été tenu pour pénalement responsable. En outre, il alléguait que la peine de détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté qui lui a été infligée portait atteinte à son droit à la liberté protégé par l’article 5, et que la fixation de la période punitive par un ministre du gouvernement, et non par un juge, emportait violation de ses droits au regard de l’article 6. Enfin, invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, il se plaignait de n’avoir pas eu la possibilité de faire examiner la légalité de son maintien en détention par un organe judiciaire, tel que la commission de libération conditionnelle.
52.  La Commission a retenu la requête (n° 24888/94) le 6 mars 1998 après avoir tenu une audience. Dans son rapport du 4 décembre 1998 (ancien article 31 de la Convention), elle formule l’avis qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention quant au procès du requérant (dix-sept voix contre deux) ; qu’il y a eu violation de l’article 6 quant au procès (quatorze voix contre cinq) ; qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 14 s’agissant du procès (quinze voix contre quatre) ; qu’il n’y a pas eu violation des articles 3 et 5 § 1 quant à la peine infligée au requérant (dix-sept voix contre deux) ; qu’il y a eu violation de l’article 6 quant à la fixation de la peine (dix-huit voix contre une) et qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 (dix-huit voix contre une). Le texte intégral de son avis et des six opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt4.
CONCLUSIONS PRÉSENTÉES À LA COUR
53.  Dans son mémoire et à l’audience, le requérant a invité la Cour à constater une violation de l’article 3 de la Convention quant au procès et à la peine, de l’article 6 § 1 quant au procès et à la procédure de fixation de la période punitive, de l’article 5 § 1 quant à la peine de détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté, et de l’article 5 § 4 en raison de l’absence de contrôle juridictionnel de la légalité de son maintien en détention. Il a également demandé à la Cour de lui accorder le remboursement des frais et dépens exposés dans le cadre de la procédure de Strasbourg.
Le Gouvernement a prié la Cour de déclarer irrecevables les griefs relatifs au procès, faute d’épuisement des voies de recours internes, et de dire qu’il n’y a eu violation d’aucun des droits du requérant au titre de la Convention.
en droit
I.  Questions SOUlevées par le procès au regard de la convention
A.  Sur l’exception préliminaire du Gouvernement
54.  Le Gouvernement excipe de l’irrecevabilité des griefs tirés des articles 3 et 6 § 1 de la Convention quant au procès, le requérant n’ayant pas observé la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« La Cour ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus, et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive. »
Il souligne que nul ne s’est plaint au nom du requérant avant ou pendant le procès, ni en appel, de ce que l’intéressé aurait eu des difficultés à comprendre la procédure ou à y participer, ou de ce que la publicité des débats s’analyserait en un traitement inhumain et dégradant. Le Gouvernement se réfère à la décision rendue par le Conseil privé dans l’affaire Kunnath v. the State (paragraphe 34 ci-dessus) que le requérant aurait pu, selon lui, invoquer pour démontrer que le droit anglais, à l’instar de l’article 6 § 1, exige qu’un accusé soit capable de comprendre la procédure pénale diligentée à son encontre et d’y participer.
55.  Le requérant conteste avoir disposé d’un recours effectif pour faire valoir ses griefs au regard de la Convention. Il soutient qu’un recours tendant à faire suspendre la procédure pénale dont il était l’objet n’aurait pas abouti car il n’était pas suffisamment perturbé sur le plan émotionnel et psychologique pour être considéré comme incapable de se défendre (paragraphe 33 ci-dessus) ; d’autre part, en cas de succès d’un tel recours, l’accusation n’aurait pas abandonné les poursuites mais aurait demandé un ajournement jusqu’à ce que l’intéressé fût capable de se défendre, ce qui aurait prolongé son angoisse et celle de sa famille.
56.  La Commission a rejeté l’exception du Gouvernement aux stades de la recevabilité et du fond en s’appuyant sur le fait que les griefs présentés par le requérant sur le terrain des articles 3 et 6 § 1 résultaient d’un principe du droit anglais en vertu duquel les mineurs âgés de dix ans et plus qui ont une maturité suffisante pour discerner le bien et le mal doivent être jugés par la Crown Court lorsqu’ils sont accusés de meurtre. Elle a estimé que tout recours au nom de V. contestant l’application de ce principe à celui-ci n’aurait vraisemblablement pas abouti.
57.  La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention impose aux requérants l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de leur pays. Les Etats n’ont donc pas à répondre de leurs actes devant la Cour européenne avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Cette règle se fonde sur l’hypothèse que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour qu’un recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant la réparation de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès. Cependant, une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en réalité été employé ou bien, pour une raison quelconque, n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières dispensaient l’intéressé de cette obligation (arrêt Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, pp. 1210-1211, §§ 65-68).
58.  Le requérant se plaint sur le terrain des articles 3 et 6 § 1 de la Convention notamment qu’en raison de son âge, de son immaturité et de son trouble émotionnel, son procès public devant une Crown Court pour adultes a constitué un traitement inhumain et dégradant, et n’a pas été équitable puisqu’il n’a pas pu réellement y participer. Le Gouvernement invoque la décision rendue par le Conseil privé dans l’affaire Kunnath v. the State (paragraphe 34 ci-dessus) pour démontrer l’existence d’un recours effectif concernant ces griefs.
59.  La Cour constate que l’affaire Kunnath examinée par le Conseil privé portait sur la situation très différente d’un accusé incapable de participer à la procédure pénale diligentée à son encontre car elle avait été conduite dans une langue qu’il ne comprenait pas. Elle relève qu’il existe une règle bien établie en droit pénal anglais selon laquelle, pour faire suspendre une procédure, un accusé souffrant d’un handicap, par exemple une maladie mentale, doit établir devant un jury qu’il est « incapable de se défendre », c’est-à-dire qu’il n’a pas les capacités intellectuelles suffisantes pour décider s’il doit plaider coupable ou non coupable, pour donner des instructions à ses conseils et pour comprendre les dépositions (paragraphe 33 ci-dessus). En outre, le droit anglais tient les enfants âgés de dix à quatorze ans pour pénalement responsables ce qui, au moment du procès du requérant, était subordonné à la condition que l’accusation prouvât au-delà de tout doute raisonnable qu’à l’époque de la commission de l’infraction alléguée, l’enfant avait conscience que ce qu’il faisait était mal et que ce n’était pas de la simple méchanceté (paragraphe 29 ci-dessus). Enfin, la règle veut que les enfants âgés de plus de dix ans accusés de meurtre, d’homicide involontaire et d’autres infractions graves soient jugés en public par la Crown Court (paragraphe 30 ci-dessus).
60.  Nul ne laisse entendre que le requérant était suffisamment immature et perturbé pour être considéré comme incapable de se défendre. En outre, l’accusation pouvait réfuter la présomption relative à l’incapacité de discernement dont bénéficiait l’intéressé. Toutefois, le Gouvernement ne cite à la Cour aucun exemple d’affaire où un accusé souffrant d’un handicap insuffisant pour lui permettre d’être considéré comme incapable de se défendre aurait obtenu la suspension d’une procédure pénale au motif qu’il n’était pas à même d’y participer réellement, ni aucun cas où un enfant accusé de meurtre ou d’une autre infraction grave aurait pu faire suspendre la procédure car un procès public devant la Crown Court lui causerait un préjudice ou des souffrances.
61.  Dans ces conditions, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas apporté, comme cela lui incombait, la preuve que le requérant disposait d’un recours susceptible de lui offrir la réparation des griefs qu’il formule au regard de la Convention et présentant des perspectives raisonnables de succès.
Partant, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement.
B.  Sur l’article 3 de la Convention
62.  Le requérant prétend que son procès devant la Crown Court de Preston a constitué un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
63.  Il allègue que l’effet cumulatif de plusieurs facteurs – l’âge de la responsabilité pénale, la procédure accusatoire et publique devant un tribunal pour adultes, la durée du procès, la composition du jury formé de douze adultes inconnus, la disposition de la salle d’audience, la présence impressionnante des médias et du public, les attaques du public contre le fourgon qui l’amenait au tribunal et la divulgation de son identité, combinés avec un certain nombre d’autres éléments liés à sa peine (examinés aux paragraphes 93-101 ci-dessous) – a emporté violation de l’article 3.
64.  Il fait valoir qu’en Angleterre et au pays de Galles, l’âge de la responsabilité pénale, dix ans, est bas par rapport à celui fixé dans la plupart des Etats européens, où l’âge minimum de la responsabilité est treize ans, voire au-delà (paragraphe 50 ci-dessus). Il affirme en outre que l’on constate en droit international et comparé une nette tendance à augmenter cet âge et rappelle à cet égard l’article 4 des règles de Beijing et la recommandation du Comité des droits de l’enfant selon laquelle le Royaume-Uni devrait relever l’âge de la responsabilité pénale (paragraphes 45 et 47 ci-dessus). Il reconnaît qu’en principe un Etat peut tenir pour pénalement responsable un enfant qui n’a pas plus de dix ans sans violer à l’encontre de celui-ci les droits protégés par l’article 3. Toutefois, il incombe alors à l’Etat de veiller à ce que les procédures adoptées pour juger et sanctionner des enfants aussi jeunes tiennent compte de leur âge et de leur vulnérabilité.
65.  Le requérant rappelle à la Cour qu’il a été jugé à l’âge de onze ans pour une infraction qu’il avait commise lorsqu’il en avait dix, alors qu’une expertise psychiatrique indiquait qu’il « n’avait de loin pas la maturité affective de son âge chronologique » (paragraphe 11 ci-dessus). En outre, il souffrait de troubles psychiques post-traumatiques au moment du procès. On lui a néanmoins fait subir l’épreuve angoissante et humiliante d’un procès public devant une juridiction pour adultes, qui a eu sur lui des répercussions psychologiques importantes et durables (paragraphes 17-19 ci-dessus). Le droit international des droits de l’homme reconnaît qu’il convient de ne pas juger des mineurs en public devant un tribunal pour adultes appliquant une procédure accusatoire (paragraphes 45-49 ci-dessus).
66.  Pour le Gouvernement, l’imputation de la responsabilité pénale au requérant et son procès public devant une juridiction pour adultes n’ont pas porté atteinte aux droits garantis par l’article 3.
Quant à l’âge de la responsabilité pénale, le Gouvernement soutient que la pratique varie sensiblement d’un Etat contractant à l’autre, puisqu’il va de sept ans à Chypre, en Irlande, au Liechtenstein et en Suisse à dix-huit ans dans un certain nombre d’autres Etats. Les principes du droit international ne prescrivent aucun âge déterminé : l’article 40 § 3 de la Convention des Nations unies exige que les Etats adoptent un âge minimal, mais n’en impose aucun. Les règles de Beijing invoquées par le requérant n’ont pas force obligatoire en droit international ; le préambule invite les Etats à les adopter, mais ne les y oblige pas.
67.  Quoi qu’il en soit, le Gouvernement affirme que le requérant n’a pas été soumis à un traitement inhumain ou dégradant et fait état de plusieurs aménagements qui ont été apportés à la procédure pour éviter un tel traitement et pour protéger l’intéressé. Ainsi, la durée des audiences a été adaptée, le juge a précisé qu’il suspendrait l’audience à chaque fois qu’un des accusés montrerait des signes de fatigue, les enfants ont été autorisés à se détendre avec leurs parents durant les pauses et, dans la salle d’audience, ils étaient assis à côté des travailleurs sociaux sur un banc qui avait été surélevé pour la circonstance afin de leur permettre de voir ce qui se passait.
68.  Dans son rapport, la Commission constate que la procédure ne visait aucunement à faire souffrir ou à humilier délibérément le requérant. En outre, selon elle, si certains éléments indiquent que la procédure pénale a causé de la détresse à V., on ne saurait douter que ce désarroi est en grande partie imputable au fait que l’intéressé a commis un crime horrible et a été amené à en assumer les conséquences. Partant, la Commission conclut à la non-violation de l’article 3.
69.  La Cour observe d’emblée que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture ou les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les agissements de la victime (arrêt Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1855, § 79). Le caractère du crime commis par le requérant et T. est donc dépourvu de pertinence pour l’examen sous l’angle de l’article 3.
70.  Un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement ou de la peine ainsi que de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi maints autres, l’arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A n° 161, p. 39, § 100).
71.  La Cour a estimé un certain traitement à la fois « inhumain », notamment pour avoir été appliqué avec préméditation pendant des heures et avoir causé sinon de véritables lésions, du moins de vives souffrances physiques et morales, et « dégradant » parce que de nature à créer en ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir. Pour qu’une peine ou le traitement dont elle s’accompagne soient « inhumains » ou « dégradants », la souffrance ou l’humiliation doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitime (ibidem). La question de savoir si le traitement avait pour but d’humilier ou de rabaisser la victime est un autre élément à prendre en compte (voir, par exemple, l’arrêt Raninen c. Finlande du 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, pp. 2821-2822, § 55). L’absence d’un tel but ne saurait toutefois exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3.
72.  La Cour a d’abord examiné si le fait d’avoir tenu le requérant pour pénalement responsable des actes qu’il avait commis à l’âge de dix ans pouvait, en soi, emporter violation de l’article 3. Ce faisant, elle a pris en considération le principe, bien établi par sa jurisprudence, selon lequel, la Convention étant un instrument vivant, il est légitime d’avoir égard aux normes communément admises dans les Etats membres du Conseil de l’Europe pour déterminer si une mesure est acceptable au regard de l’une de ses dispositions (arrêt Soering précité, p. 40, § 102 ; et aussi les arrêts Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, série A n° 45, et X, Y et Z c. Royaume-Uni du 22 avril 1997, Recueil 1997-II).
73.  A ce propos, la Cour constate qu’il n’existe pas encore en Europe d’assentiment général sur l’âge minimum de la responsabilité pénale. Alors que la plupart des Etats contractants ont adopté un seuil plus élevé que celui de l’Angleterre et du pays de Galles, d’autres, tels que Chypre, l’Irlande, le Liechtenstein et la Suisse, appliquent un seuil plus bas. En outre, l’examen des textes et instruments internationaux pertinents ne révèle aucune tendance manifeste (paragraphes 45-46 ci-dessus). L’article 4 des règles de Beijing qui, bien que n’ayant pas force obligatoire, peut fournir une indication quant à l’existence d’un consensus international, ne précise pas l’âge de la responsabilité pénale, mais invite simplement les Etats à ne pas le fixer trop bas, et l’article 40 § 3 a) de la Convention des Nations unies appelle les Etats parties à établir un âge minimal au-dessous duquel les enfants seront présumés n’avoir pas la capacité d’enfreindre la loi pénale, mais ne contient aucune disposition fixant cet âge.
74.  La Cour estime qu’il n’existe à ce jour aucune norme commune précise au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe sur l’âge minimum de la responsabilité pénale. Même si l’Angleterre et le pays de Galles figurent parmi les quelques ordres juridiques européens où l’âge de la responsabilité pénale demeure bas, on ne saurait considérer que le seuil adopté, dix ans, est bas au point d’être disproportionné par rapport à celui retenu par d’autres Etats européens. La Cour conclut que l’imputation de la responsabilité pénale au requérant n’emporte pas en soi violation de l’article 3 de la Convention.
75.  Le requérant se plaint en second lieu sur le terrain de l’article 3 de ce que son procès, qui a duré trois semaines, se soit déroulé en public devant une Crown Court pour adultes avec le formalisme qui en découle, et de ce que la divulgation de son nom ait été autorisée après sa condamnation.
76.  A cet égard, la Cour relève que, parmi les garanties minimales offertes aux enfants accusés d’infraction à la loi pénale, l’article 40 § 2 b) de la Convention des Nations unies dispose que leur vie privée doit être pleinement respectée à tous les stades de la procédure. De même, l’article 8 des règles de Beijing énonce que « le droit du mineur à la protection de sa vie privée doit être respecté à tous les stades » et qu’« en principe, aucune information pouvant conduire à l’identification d’un délinquant juvénile ne doit être publiée ». Enfin, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a recommandé en 1987 aux Etats membres de revoir leur législation et leur pratique en vue d’éviter le renvoi des mineurs vers la juridiction des adultes quand des juridictions des mineurs existent et de reconnaître le droit des jeunes au respect de leur vie privée (paragraphes 45, 46 et 49 ci-dessus).
77.  La Cour estime que ce qui précède témoigne d’une tendance internationale en faveur de la protection de la vie privée des mineurs impliqués dans une procédure judiciaire et relève en particulier que la Convention des Nations unies a force obligatoire pour le Royaume-Uni en vertu du droit international, tout comme pour l’ensemble des Etats membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 46 ci-dessus). En outre, l’article 6 § 1 de la Convention énonce que « l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès (...) lorsque les intérêts des mineurs (...) l’exigent » (voir également le paragraphe 81 ci-dessous). Toutefois, si l’existence d’une telle tendance est un facteur à prendre en compte pour apprécier l’acceptabilité du traitement du requérant au regard des autres dispositions de la Convention, elle ne saurait avoir une influence déterminante sur la question de savoir si le procès en public s’analyse en un mauvais traitement atteignant le degré minimum de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 (paragraphe 70 ci-dessus).
78.  La Cour reconnaît que la procédure pénale dirigée contre le requérant n’était inspirée par aucune intention des pouvoirs publics d’humilier l’intéressé ou de lui infliger des souffrances. D’ailleurs, des aménagements furent apportés à la procédure devant la Crown Court afin d’atténuer les rigueurs du procès d’un adulte compte tenu du jeune âge des accusés (paragraphe 9 ci-dessus).
79.  Même si certains éléments indiquent que l’on pouvait s’attendre à ce qu’une procédure comme celle appliquée dans le cas du requérant eût un effet dommageable sur un enfant de onze ans (paragraphes 17-19 ci-dessus), la Cour estime que toute procédure ou enquête visant à établir les circonstances des actes commis par le requérant et T., qu’elle fût conduite en public devant la Crown Court avec le formalisme qui en résulte ou à huis clos de façon plus informelle devant le tribunal pour mineurs, aurait provoqué chez l’intéressé des sentiments de culpabilité, de détresse, d’angoisse et de crainte. Il ressort également des expertises psychiatriques qu’avant l’ouverture du procès, le requérant souffrait de troubles psychiques post-traumatiques liés à l’infraction, qu’il était inconsolable et qu’il lui était difficile et pénible de parler de ce que T. et lui-même avaient fait au garçon de deux ans, et qu’il craignait la punition et un châtiment très sévère (paragraphes 11-12 ci-dessus). Si le caractère public de la procédure a pu exacerber dans une certaine mesure ces sentiments chez le requérant, la Cour n’est pas convaincue que les caractéristiques de la procédure, telles qu’elles ont été appliquées à l’intéressé, lui aient causé des souffrances considérables allant au-delà de celles que les autorités ayant eu affaire à lui après l’infraction n’auraient pas manqué de provoquer, quoi qu’elles aient pu entreprendre (paragraphe 71 ci-dessus).
80.  En conclusion, la Cour estime donc que le procès du requérant n’a pas emporté violation de l’article 3 de la Convention.
C.  Sur l’article 6 § 1 de la Convention
81.  Le requérant affirme en outre avoir été privé d’un procès équitable, au mépris de l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »
82.  L’intéressé soutient que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 de la Convention implique le droit d’un accusé d’assister à son procès afin de pouvoir participer réellement à la conduite de son affaire (il invoque l’arrêt Stanford c. Royaume-Uni du 23 février 1994, série A n° 282-A, pp. 10-11, § 26). Il rappelle les expertises psychiatriques et d’autres éléments de preuve établissant qu’il avait la maturité affective d’un enfant de huit ou neuf ans, qu’il n’a pas réellement suivi ou parfaitement compris la procédure et qu’il était trop traumatisé et intimidé pour donner sa propre version des faits à ses avocats, aux psychiatres qui l’ont interrogé ou au tribunal (paragraphes 11-12 et 17-19 ci-dessus).
83.  Le Gouvernement conteste que la tenue du procès en public ait porté atteinte aux droits du requérant. Il souligne que la publicité des débats sert à protéger les intérêts des accusés en ce qu’elle garantit l’équité de la procédure et encourage les témoins à venir déposer. Qui plus est, l’examen de lourdes accusations doit se dérouler publiquement car il est légitime que le public sache ce qui s’est passé et pourquoi, et il faut préserver sa confiance dans l’administration de la justice. Il précise que V. était représenté par un éminent avocat, très expérimenté, et que la procédure a été aménagée dans la mesure du possible pour faciliter la compréhension et la participation de l’intéressé (paragraphe 9 ci-dessus).
84.  Pour la Commission, lorsqu’un enfant fait l’objet d’une accusation en matière pénale et que le système interne requiert une procédure d’établissement des faits en vue de prouver la culpabilité, il importe de tenir compte, dans les procédures suivies, de l’âge de l’intéressé, de sa maturité et de ses capacités sur le plan intellectuel et émotionnel. Elle estime que dans le cas d’un enfant de onze ans, un procès public devant une juridiction pour adultes, avec la publicité dont il s’accompagne, doit être considéré comme une procédure extrêmement intimidante, et conclut qu’eu égard à son âge, le fait d’avoir soumis le requérant à toute la rigueur d’un procès public devant un tribunal pour adultes l’a privé de la possibilité de participer réellement à la procédure visant à décider du bien-fondé des accusations en matière pénale dirigées contre lui, et a donc méconnu l’article 6 § 1.
85.  La Cour relève que l’article 6, lu comme un tout, reconnaît à l’accusé le droit de participer réellement à son procès (arrêt Stanford précité, loc. cit.).
A ce jour, elle n’avait pas encore été appelée à examiner la question de l’applicabilité de cette garantie de l’article 6 § 1 à une procédure pénale diligentée contre un enfant et, en particulier, le point de savoir s’il faut renoncer, s’agissant des mineurs, aux modalités passant généralement pour protéger les droits des adultes traduits en jugement, telles que la publicité des débats, afin de favoriser la compréhension et la participation des intéressés (mais voir l’arrêt Nortier c. Pays-Bas du 24 août 1993, série A n° 267, et, en particulier, les opinions séparées qui l’accompagnent).
86.  La Cour réitère ses constats ci-dessus : il n’existe à ce jour aucune norme commune précise au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe sur l’âge de la responsabilité pénale et l’imputation de la responsabilité pénale au requérant n’emporte pas en soi violation de l’article 3 de la Convention (paragraphe 74). De même, on ne saurait affirmer que le procès d’un enfant sous le coup d’une accusation pénale, même s’il n’est âgé que de onze ans, constitue en soi une violation du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1. Toutefois, la Cour estime avec la Commission qu’il est essentiel de traiter un enfant accusé d’une infraction d’une manière qui tienne pleinement compte de son âge, de sa maturité et de ses capacités sur le plan intellectuel et émotionnel, et de prendre des mesures de nature à favoriser sa compréhension de la procédure et sa participation à celle-ci.
87.  Par conséquent, s’agissant d’un jeune enfant accusé d’une infraction grave qui a un retentissement considérable auprès des médias et du public, la Cour estime qu’il faudrait conduire le procès de manière à réduire autant que possible l’intimidation et l’inhibition de l’intéressé. A cet égard, il échet de noter qu’en Angleterre et au pays de Galles, les enfants inculpés d’infractions moins graves sont jugés par des juridictions spéciales pour mineurs, dont l’accès est interdit au public et où des restrictions sont systématiquement imposées à la couverture médiatique (paragraphes 30 et 31 ci-dessus). En outre, la Cour a déjà constaté l’existence, au niveau international, d’une tendance à la protection de la vie privée des enfants impliqués dans une procédure judiciaire (paragraphe 77 ci-dessus). Elle a examiné de près l’argument du Gouvernement selon lequel les procès publics servent l’intérêt général à ce que l’administration de la justice soit transparente (paragraphe 83 ci-dessus). Elle relève que, si l’âge et d’autres particularités de l’enfant ainsi que les circonstances du procès pénal le permettent, une procédure aménagée prévoyant une sélection de l’assistance et un compte rendu judicieux pourrait répondre à cet intérêt général.
88.  La Cour relève que le procès du requérant s’est déroulé sur trois semaines en public devant la Crown Court. Des mesures spéciales furent prises eu égard au jeune âge de V. et pour aider celui-ci à comprendre la procédure ; par exemple, il a bénéficié d’explications et a visité la salle d’audience au préalable, et les audiences ont été écourtées pour ne pas fatiguer excessivement les accusés. Toutefois, le formalisme et le rituel de la Crown Court ont dû par moment être incompréhensibles et intimidants pour un enfant de onze ans, et divers éléments montrent que certains des aménagements de la salle d’audience, en particulier la surélévation du banc qui devait permettre aux accusés de voir ce qui se passait, ont eu pour effet d’accroître le malaise du requérant durant le procès car il s’est senti exposé aux regards scrutateurs de la presse et de l’assistance. Le procès a suscité un très vif intérêt auprès des médias et du public, à la fois dans la salle d’audience et en dehors, si bien que le juge, dans son résumé, a évoqué les problèmes créés par la publicité qui avait entouré la comparution des témoins et a demandé aux jurés d’en tenir compte dans l’appréciation des dépositions de ces personnes (paragraphe 14 ci-dessus).
89.  De nombreux rapports de psychiatres traitent de la capacité du requérant à participer à la procédure. Ainsi, le docteur Susan Bailey a déclaré à la barre en novembre 1993 qu’à chacune de ses rencontres avec V. avant le procès, l’intéressé avait été inconsolable et incapable de dire quoi que ce fût d’utile au sujet des circonstances du crime (paragraphe 12 ci-dessus). De même, dans son rapport de septembre 1993, le docteur Bentovim précisa que le requérant souffrait de troubles psychiques post-traumatiques et qu’il lui était très difficile et pénible de penser aux événements en question ou d’en parler, d’où l’impossibilité d’établir de nombreux aspects (paragraphe 11 ci-dessus). Après le procès, en janvier 1995, le requérant déclara au docteur Bentovim qu’il avait été terrorisé par les regards qui se portaient sur lui au tribunal et qu’il s’était souvent inquiété de savoir ce que l’on pensait de lui. Il n’avait pas pu se concentrer sur la procédure et avait passé son temps à compter dans sa tête ou à faire des figures avec ses pieds. De l’avis du docteur Bentovim, il était « très douteux » que V., vu son immaturité, comprît la situation ou fût apte à donner des instructions éclairées à ses avocats (paragraphe 17 ci-dessus). Le rapport établi par le docteur Bailey en novembre 1997 décrit également les tentatives du requérant pour distraire son attention durant le procès, son incapacité de suivre ce qui se disait dans le prétoire et la détresse engendrée par la publicité des débats (paragraphe 18 ci-dessus).
90.  Dès lors, la Cour estime qu’aux fins de l’article 6 § 1, il ne suffisait pas que le requérant fût représenté par des avocats compétents et expérimentés. La présente affaire se distingue de l’affaire Stanford précitée (au paragraphe 82), dans laquelle la Cour n’a constaté aucune violation du fait que l’accusé n’avait pas pu ouïr certaines dépositions au procès étant donné que le conseil de l’intéressé, qui avait pu suivre l’ensemble des débats et prendre à tout moment les instructions de son client, avait choisi pour des raisons tactiques de ne pas demander qu’il fût placé plus près des témoins. En l’espèce, bien que les avocats fussent, comme le précise le Gouvernement, « assez près du requérant pour pouvoir communiquer avec lui en chuchotant », il est très peu probable que celui-ci se fût senti assez à l’aise, dans une salle où l’ambiance était tendue et où il était exposé aux regards scrutateurs de l’assistance, pour conférer avec ses conseils durant le procès, voire qu’il fût capable de coopérer avec eux hors du prétoire et de leur fournir des informations pour sa défense, vu son immaturité et le fait qu’il était bouleversé.
91.  En conclusion, la Cour estime que le requérant n’a pas pu participer réellement à la procédure pénale diligentée à son encontre et a donc été privé d’un procès équitable, en violation de l’article 6 § 1.
D.  Sur l’article 6 § 1 de la Convention combiné avec l’article 14
92.  Devant la Commission, le requérant s’est plaint sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention combiné avec l’article 14 d’avoir fait l’objet d’une discrimination en ce qu’il a été tenu pour responsable au pénal, alors qu’un enfant de moins de dix ans qui aurait commis des actes analogues ne l’aurait pas été. Il n’a toutefois pas maintenu ce grief devant la Cour et celle-ci ne voit aucune raison d’examiner d’office les questions se posant sous l’angle de l’article 14.
En conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner ce grief.
ii.  questions soulevées par la peine au regard de la convention
A.  Sur l’article 3 de la Convention
93.  Le requérant prétend qu’eu égard à son âge au moment de l’infraction, la peine de détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté est sérieusement disproportionnée et contraire à l’article 3 de la Convention (paragraphe 62 ci-dessus).
Il invoque l’élément de rétribution inhérent au principe de la période punitive et les faits que le ministre de l’Intérieur avait initialement fixé la période punitive à quinze ans et que, depuis l’annulation de cette décision par la Chambre des lords (paragraphe 26 ci-dessus), aucune autre période plus courte n’ait été arrêtée. Il a donc été exposé à un contrôle du pouvoir exécutif, a connu une longue attente et se trouve dans une profonde incertitude quant à son avenir. Si la période punitive n’est pas écourtée, il risque d’être transféré à l’âge de dix-huit ans dans un centre pour jeunes délinquants et, à vingt et un ans, dans une prison pour adultes. En outre, il pourra être réincarcéré à tout moment jusqu’à la fin de ses jours (paragraphes 36 et 39 ci-dessus).
94.  Le Gouvernement fait valoir que le requérant a été condamné pour un meurtre particulièrement horrible et qu’il ne saurait se plaindre de son maintien en détention jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de risque à le libérer, ni d’une éventuelle réintégration en prison si la protection du public l’exige. Certes, durant la période punitive, le requérant est détenu à des fins de rétribution et pas uniquement de protection du public. Toutefois, ni l’article 3 de la Convention ni l’article 37 de la Convention des Nations unies n’interdisent d’infliger une peine à un mineur pour une infraction. Le Gouvernement souligne que le requérant est détenu dans une institution adaptée à son âge où il est scolarisé, qu’il ne s’est pas plaint de ses conditions actuelles de détention, et que tout grief relatif à son transfèrement éventuel dans un centre pour jeunes délinquants ou une prison relève de la pure spéculation.
95.  La Commission souscrit à la thèse du Gouvernement. Elle se réfère à l’arrêt Hussain c. Royaume-Uni du 21 février 1996 (Recueil 1996-I), dans lequel la Cour a déclaré que la peine de détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté revêtait un caractère essentiellement préventif, et entraînait l’application des garanties de l’article 5 § 4 (paragraphes 115 et 119 ci-dessous). Elle estime dès lors que l’on ne saurait affirmer que le requérant est privé de sa liberté pour le reste de son existence et que cette détention emporte violation de l’article 3.
96.  La Cour rappelle qu’après avoir été reconnu coupable de meurtre en novembre 1993, le requérant a automatiquement été condamné à être détenu pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté. Conformément à la pratique et au droit anglais, les mineurs frappés d’une telle peine doivent d’abord purger une période dite punitive pour refléter les impératifs de rétribution et de dissuasion. Passé cette période, le maintien en détention du délinquant ne se justifie que s’il apparaît nécessaire à la protection du public (paragraphes 40-42 ci-dessus et arrêt Hussain précité, pp. 269-270, § 54). Le ministre de l’Intérieur avait initialement fixé à quinze ans, le 22 juillet 1994, la période punitive du requérant. La Chambre des lords a toutefois annulé cette décision le 12 juin 1997 et, à la date d’adoption du présent arrêt, aucune autre période n’a été arrêtée. L’intéressé ne se plaint pas de ses conditions de détention actuelles, mais affirme que son transfèrement à l’âge de dix-huit ans dans un centre pour jeunes délinquants et, par la suite, dans une prison pour adultes pourrait soulever des questions sous l’angle de l’article 3.
97.  Pour apprécier si les faits ci-dessus révèlent un mauvais traitement d’une gravité suffisante pour emporter violation de l’article 3 (paragraphe 70 ci-dessus), la Cour se réfère à l’article 37 de la Convention des Nations unies qui interdit de prononcer l’emprisonnement à vie sans possibilité de libération pour les infractions commises par des personnes âgées de moins de dix-huit ans et dispose que la détention d’un enfant « doit n’être qu’une mesure de dernier ressort, et être d’une durée aussi brève que possible », et à l’article 17 § 1 b) des règles de Beijing, qui recommande de limiter au minimum les restrictions à la liberté personnelle du mineur (paragraphes 45-46 ci-dessus).
98.  La Cour rappelle que la Convention impose aux Etats l’obligation de prendre des mesures propres à protéger le public contre les crimes violents (voir, par exemple, les arrêts A. c. Royaume-Uni du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2699, § 22, et Osman c. Royaume-Uni du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3159, § 115). Elle estime que l’élément de rétribution inhérent au principe de la période punitive n’emporte pas en soi violation de l’article 3 et que la Convention n’interdit pas aux Etats d’infliger à un enfant ou à un adolescent convaincu d’une infraction grave une peine de durée indéterminée permettant de maintenir le délinquant en détention ou de le réintégrer en prison à la suite de sa libération lorsque la protection du public l’exige (arrêt Hussain précité, p. 269, § 53).
99.  Toutefois, le requérant n’a pas encore atteint le stade de sa peine où il peut faire examiner la légalité de son maintien en détention du point de vue de la dangerosité et, bien qu’aucune nouvelle décision concernant sa période punitive ne lui ait encore été signifiée, on peut présumer qu’il est actuellement détenu à des fins de rétribution et de dissuasion. Tant qu’une nouvelle décision n’aura pas été prise, il sera impossible de tirer des conclusions sur la durée de la période de détention punitive à purger par le requérant. A la date d’adoption du présent arrêt, il a passé six ans en détention depuis sa condamnation en novembre 1993. Compte tenu de l’ensemble des données de la cause, y compris l’âge de l’intéressé et ses conditions de détention, la Cour estime que l’on ne saurait affirmer qu’une période de détention punitive de cette durée constitue un traitement inhumain ou dégradant.
100.  Enfin, la Cour observe que l’on ne saurait exclure, en particulier dans le cas d’un enfant aussi jeune que l’était le requérant au moment de sa condamnation, que l’absence prolongée et injustifiable de décision sur la période punitive, qui laisse le détenu dans l’incertitude pendant de nombreuses années quant à son avenir, puisse également soulever un problème au regard de l’article 3. Toutefois, en l’occurrence, vu le laps de temps relativement court pendant lequel nulle période punitive n’a été appliquée et la nécessité de recueillir l’avis notamment du requérant et de T. (paragraphe 28 ci-dessus), aucune question ne se pose de ce fait.
101.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 3 quant à la peine infligée au requérant.
B.  Sur l’article 5 § 1 de la Convention
102.  Le requérant allègue que la peine de détention qui lui a été infligée est irrégulière, en violation de l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a)  s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
Selon lui, il est arbitraire d’imposer la même peine – la détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté – à tous les jeunes reconnus coupables de meurtre, sans prendre en considération leurs histoire et besoins personnels. A cet égard, il invoque l’article 37 b) de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant et les articles 16 et 17 § 1 a) et b) des règles de Beijing (paragraphes 45-46 ci-dessus) qui requièrent notamment d’imposer aux enfants des peines de détention d’une durée aussi brève que possible et de tenir compte, en tant que critère déterminant, du bien-être de l’enfant dans le prononcé de la peine.
103.  Le Gouvernement, rejoint par la Commission, conteste le caractère illégal ou arbitraire de la peine de détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté. Il souligne qu’elle a pour but de permettre la prise en compte des circonstances particulières de la cause du requérant, si bien qu’il ne sera détenu que pour la durée jugée nécessaire pour satisfaire aux impératifs de rétribution, de réadaptation et de protection du public.
104.  La Cour constate que le requérant a été placé en détention après sa condamnation par un tribunal compétent ; en d’autres termes, sa détention relève de l’article 5 § 1 a) de la Convention. La peine de détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté est sans nul doute régulière au regard du droit anglais et a été infligée selon les voies légales. En outre, on ne saurait affirmer que la détention de l’intéressé est arbitraire, car non conforme au but de la privation de liberté autorisé par l’article 5 § 1 a) (arrêt Weeks c. Royaume-Uni du 2 mars 1987, série A n° 114, p. 23, § 42, et comparer avec l’arrêt Hussain précité, p. 269, § 53, dans lequel la Cour a estimé que la détention à vie d’un jeune pourrait poser des problèmes au regard de l’article 3, mais non de l’article 5 § 1).
105.  Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention en l’espèce.
C.  Sur l’article 6 § 1 de la Convention
106.  Le requérant prétend que le fait que la période punitive soit fixée par le ministre de l’Intérieur, et non par un tribunal répondant aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 81 ci-dessus), emporte violation de cette disposition.
1.  Applicabilité de l’article 6 § 1
107.  Le requérant, dont la Commission partage l’analyse, soutient que la fixation de la période punitive équivaut au prononcé d’une peine et devrait, en tant que tel, entraîner l’application des garanties de l’article 6 § 1. La partie punitive correspond à la fois à la période maximale de détention à purger pour répondre aux impératifs de répression et de dissuasion, et à la durée minimale de détention, indépendamment de la dangerosité du délinquant. Il souligne que, dans le cadre de la procédure de contrôle juridictionnel (paragraphes 26 et 43 ci-dessus), une grande majorité des juges de la Cour d’appel et de la Chambre des lords ont assimilé la fonction exercée par le ministre de l’Intérieur lorsqu’il fixe la période punitive à celle d’un juge lorsqu’il prononce la peine. Il invoque en outre l’arrêt de la Cour suprême irlandaise dans l’affaire State v. O’Brien (Irish Reports 1973, p. 50) qui conclut à l’inconstitutionnalité d’une disposition analogue appliquée en Irlande, en ce qu’elle confie au pouvoir exécutif et non à l’ordre judiciaire la fonction de prononcé d’une peine à l’égard des enfants.
108.  Le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 6 § 1. Il fait valoir qu’après avoir été reconnu coupable de meurtre, le requérant a été automatiquement condamné à être détenu pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté (paragraphe 36 ci-dessus), et que la fixation de la période punitive n’est qu’un aspect de l’exécution de la peine déjà infligée par le tribunal.
109.  La Cour rappelle que l’article 6 § 1 garantit certains droits lorsqu’il est « décid[é] (...) du bien-fondé d’une accusation en matière pénale (...) ». Il est clair que l’article 6 § 1, dans sa branche pénale, couvre l’ensemble de la procédure en cause, y compris les voies de recours et la détermination de la peine (voir, par exemple, l’arrêt Eckle c. Allemagne du 15 juillet 1982, série A n° 51, pp. 34-35, §§ 76-77). La Cour doit examiner si la procédure de fixation de la période punitive à purger par des jeunes délinquants détenus pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté équivaut à déterminer une peine et tombe sous le coup de l’article 6 § 1.
110.  A la différence de la peine perpétuelle obligatoire infligée aux adultes pour sanctionner le meurtre, la peine de détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté est indéterminée. Ainsi qu’il a été constaté ci-dessus, une période de détention, dite punitive, doit être purgée pour répondre aux impératifs de rétribution et de dissuasion ; passé cette période, le maintien en détention du délinquant ne se justifie que s’il apparaît nécessaire à la protection du public (paragraphes 40-42 ci-dessus, et arrêt Hussain précité, pp. 269-270, § 54 ; comparer avec l’arrêt Wynne c. Royaume-Uni du 18 juillet 1994, série A n° 294-A, pp. 14-15, § 35). Lorsqu’un jeune condamné à la détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté n’est pas considéré comme dangereux, la période punitive représente donc la période maximale qu’il peut être appelé à purger.
111.  La Cour estime qu’il résulte de ce qui précède, comme l’a reconnu la Chambre des lords dans le cadre de la procédure de contrôle juridictionnel engagée par le requérant (paragraphe 43 ci-dessus), que la fixation de la période punitive équivaut au prononcé d’une peine. Par conséquent, l’article 6 § 1 est applicable à cette procédure.
2.  Observation de l’article 6 § 1
112.  Le requérant et la Commission estiment que la procédure de fixation de la période punitive n’a pas respecté l’article 6 § 1, en ce que la décision a été prise par le ministre de l’Intérieur, et non par une juridiction ou un tribunal indépendants de l’exécutif. En outre, le requérant souligne l’absence d’audience contradictoire et l’impossibilité de proposer des expertises psychiatriques ou d’autres moyens de preuve, et fait observer que le ministre de l’Intérieur avait le pouvoir de décider quels éléments du dossier en sa possession il entendait lui communiquer.
113.  Selon le Gouvernement, la procédure en question était assortie de garanties adéquates permettant d’assurer son équité. Ainsi, le ministre a consulté le juge de première instance et le Lord Chief Justice, a fait part de leurs avis au requérant, et a invité celui-ci à formuler des observations sur la durée de cette période. Le ministre a informé l’intéressé de la durée qu’il avait fixée et a motivé sa décision. Le requérant avait alors la faculté de contester cette décision par la voie du contrôle juridictionnel.
114.  La Cour relève que l’article 6 § 1 garantit notamment à toute personne le droit à ce que « sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) ». Dans ce contexte, « indépendant » signifie indépendant de l’exécutif comme des parties en cause (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Ringeisen c. Autriche du 16 juillet 1971, série A n° 13, p. 39, § 95). Le ministre de l’Intérieur, qui a décidé de la période punitive du requérant, n’était manifestement pas indépendant de l’exécutif. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
D.  Sur l’article 5 § 4 de la Convention
115.  Enfin, le requérant se plaint de n’avoir pu, depuis sa condamnation, faire examiner la légalité de son maintien en détention par un organe judiciaire. Il allègue la violation de l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
116.  Le requérant estime comme la Commission (paragraphe 143 du rapport) que seule une courte période punitive peut se concilier avec l’article 5 § 4, puisqu’une peine de durée indéterminée ne saurait se justifier que par des risques pour le public, et eu égard au fait qu’un enfant de onze ans est à un âge où l’on peut s’attendre à ce qu’il évolue physiquement, intellectuellement et affectivement. On ne saurait exclure qu’après quelques années, un jeune délinquant, ayant acquis de la maturité, fasse valoir que des questions nouvelles touchant la légalité de son maintien en détention ont surgi. Le requérant étant détenu depuis sa condamnation en novembre 1993 sans avoir eu la possibilité de faire examiner la légalité de son maintien en détention, la Commission conclut à la violation de l’article 5 § 4.
117.  Le Gouvernement soutient que la légalité du maintien en détention du requérant a été soumise à un contrôle judiciaire, étant donné que la peine d’internement pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté a été infligée par le juge de première instance à la suite de la condamnation de l’intéressé pour meurtre. Après l’expiration de la période punitive, un organe judiciaire, à savoir la commission de libération conditionnelle, se prononcera sur la question de la libération, conformément à l’article 5 § 4 (paragraphe 38 ci-dessus). Toutefois, cette disposition ne confère aucun droit à un examen périodique avant le terme de cette phase puisqu’elle dépend principalement des circonstances de l’infraction et des impératifs de rétribution et de dissuasion qui en découlent, facteurs qui ne sont pas susceptibles d’évoluer avec le temps.
118.  La Cour fait observer d’emblée qu’il ne lui appartient pas, dans le contexte de l’article 5 de la Convention, de se prononcer sur le bien-fondé de la durée d’une détention ou d’une autre peine à purger par une personne après sa condamnation par un tribunal compétent (arrêt Weeks précité, p. 26, § 50, et paragraphe 104 ci-dessus). La fixation de la période punitive à purger par un mineur détenu pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté équivalant à la détermination d’une peine (paragraphe 111 ci-dessus), la Cour se bornera à examiner si le requérant devrait pouvoir engager une procédure pour faire contrôler la légalité de son maintien en détention par un tribunal répondant aux exigences de l’article 5 § 4.
119.  La Cour rappelle que le contrôle voulu par l’article 5 § 4 se trouve incorporé au jugement dans l’hypothèse d’une peine d’emprisonnement de durée déterminée prononcée par une juridiction nationale, après condamnation, pour sanctionner une infraction (arrêts De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique du 18 juin 1971, série A n° 12, pp. 40-41, § 76, et Wynne précité, p. 15, § 36). Tel n’est toutefois pas le cas pour la détention ultérieure dans la mesure où des questions nouvelles de légalité la concernant surgiraient après coup (arrêts Weeks précité, p. 28, § 56, et Thynne, Wilson et Gunnell c. Royaume-Uni du 25 octobre 1990, série A n° 190-A, pp. 26-27, § 68). Ainsi, dans l’arrêt Hussain (op. cit., pp. 269-270, § 54) qui concernait un jeune délinquant détenu pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté, la Cour a estimé qu’une fois la période punitive purgée, le requérant devait pouvoir, en vertu de l’article 5 § 4, faire examiner périodiquement la légalité de son maintien en détention, le seul motif de celui-ci étant la dangerosité, facteur susceptible d’évoluer avec le temps. Dans cette affaire, la Cour n’était pas appelée à examiner la situation au regard de l’article 5 § 4 avant l’expiration de ladite période (op. cit., p. 266, § 44).
120.  La Cour a déjà constaté une violation de l’article 6 § 1 en ce que la période punitive du requérant n’avait pas été fixée par un tribunal indépendant au sens de cette disposition (paragraphe 114 ci-dessus). Par conséquent, étant donné que la détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté est une peine de durée indéterminée et que la période punitive a été initialement fixée par le ministre de l’Intérieur, et non par le juge auteur de la sentence, on ne saurait affirmer que le contrôle voulu par l’article 5 § 4 se trouvait incorporé à la peine prononcée par le juge de première instance (comparer avec les arrêts De Wilde, Ooms et Versyp, et Wynne déjà cités au paragraphe 119 ci-dessus).
121.  En outre, la décision ministérielle a été annulée par la Chambre des lords le 12 juin 1997 et aucune autre décision sur la période punitive n’a été prise depuis lors. Faute de la fixation d’une nouvelle période punitive, le droit d’accès du requérant à un tribunal pour faire examiner périodiquement la légalité de son maintien en détention est demeuré lettre morte.
122.  Il s’ensuit que, depuis sa condamnation en novembre 1993, l’intéressé n’a pas pu faire examiner la légalité de sa détention par un organe judiciaire répondant aux exigences de l’article 5 § 4. Dans ces conditions, la Cour conclut à la violation de cette disposition.
iii.  sur l’application de l’article 41 de la convention
123.  L’article 41 de la Convention est ainsi libellé :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
124.  Le requérant ne formule aucune demande pour préjudice matériel ou moral.
B.  Frais et dépens
125.  Au titre des frais et dépens exposés dans le cadre de la procédure de Strasbourg, le requérant réclame 7 796,34 livres sterling (GBP), taxe sur la valeur ajoutée (TVA) non incluse, pour les frais de ses solicitors, et 30 000 GBP, plus TVA, pour les honoraires des barristers. Il demande en outre 4 580 GBP en remboursement des frais et dépens afférents à l’audience devant la Cour.
126.  Le Gouvernement estime raisonnables les frais des solicitors, mais soutient qu’il y a lieu de ramener les honoraires des barristers à 21 000 GBP.
127.  La Cour ne juge pas excessif le total des frais et dépens réclamés par le requérant – soit 42 376,34 GBP – compte tenu du nombre et de la difficulté des questions se posant en l’espèce. Toutefois, le requérant n’ayant pu établir de violation des articles 3 et 5 § 1 de la Convention, elle ramène le montant à octroyer à 32 000 GBP (voir, par exemple, les arrêts Steel et autres c. Royaume-Uni du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, p. 2763, § 125, et Osman précité, p. 3173, § 168), plus tout montant pouvant être dû au titre de la TVA, moins les sommes déjà versées par le Conseil de l’Europe par la voie de l’assistance judiciaire.
C.  Intérêts moratoires
128.  Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt légal applicable en Angleterre et au pays de Galles à la date d’adoption du présent arrêt est de 7,5 % l’an.
par ces motifs, la cour
1.  Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement ;
2.  Dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention quant au procès du requérant ;
3.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au procès du requérant ;
4.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief sous l’angle de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 14 de la Convention ;
5.  Dit, par dix voix contre sept, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention quant à la peine infligée au requérant ;
6.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
7.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant à la fixation de la période punitive ;
8.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
9.  Dit, à l’unanimité,
a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 32 000 (trente-deux mille) livres sterling pour frais et dépens, plus toute somme pouvant être due au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, moins 32 405 (trente-deux mille quatre cent cinq) francs français à convertir en livres sterling au taux applicable à la date du prononcé du présent arrêt ;
b)  que ce montant sera à majorer d’un intérêt simple de 7,5 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 16 décembre 1999.
Luzius Wildhaber   Président
Paul Mahoney  Greffier adjoint
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion concordante de Lord Reed ;
–  opinion en partie dissidente de M. Rozakis et M. Costa ;
–  opinion en partie dissidente commune à M. Pastor Ridruejo, M. Ress, M. Makarczyk, Mme Tulkens et M. Butkevych ;
–  opinion en partie dissidente de M. Baka.
L.W.  P.J.M. 
OPINION CONCORDANTE DE Lord REED
(Traduction)
J’ai voté avec la majorité de la Cour quant à l’ensemble des questions soulevées par cette affaire et je souhaite seulement ajouter quelques observations sur le terrain des articles 3 et 6 de la Convention.
Le meurtre de James Bulger par le requérant et T. (le requérant dans l’affaire n° 24724/94) fut un acte épouvantable. James avait deux ans. La douleur de ses parents, qui ont pris part à la procédure devant la Cour, est indescriptible. Le fait que le requérant et T. n’avaient eux-mêmes que dix ans au moment du meurtre donne à cet acte un caractère particulièrement dérangeant. D’autres aspects du crime, comme l’enlèvement du petit James à sa mère, la brutalité de l’assassinat et le fait que le corps de la petite victime ait été sectionné, choquent et révoltent. Les images vidéo, sur lesquelles on voyait le requérant et T. enlever James et entraîner ce petit enfant sans défense vers sa mort, ont exposé à ses parents, et au public, avec une implacable précision le déroulement des événements. Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant que cette affaire ait eu un grand retentissement dans l’opinion publique et les médias.
Quelle que soit l’horreur d’un crime, la personne accusée de l’avoir commis a certains droits, notamment le droit à un procès équitable, protégé tant par le droit anglais que par l’article 6 de la Convention. L’article 3 de la Convention interdit en outre de soumettre quiconque – même une personne accusée ou convaincue d’un crime affreux – à un traitement inhumain ou dégradant. Les exigences de la Convention sont depuis longtemps reconnues par le Royaume-Uni. La Cour est donc appelée à examiner si le traitement appliqué au requérant respectait ces exigences.
Les enfants qui commettent des crimes posent un problème à tout système de justice pénale, parce qu’ils n’ont pas la maturité des adultes. Même un enfant qui peut sembler dénué d’innocence ou de vulnérabilité n’a néanmoins pas encore atteint, sur le plan tant psychologique que physique, la maturité de l’âge adulte. L’une des difficultés qui en résultent est de décider si un enfant a une maturité suffisante pour que l’on puisse lui imputer la responsabilité pénale. Si l’enfant est tenu pour pénalement responsable, alors il doit être jugé ; mais la procédure de jugement ordinaire ne sera pas adaptée si l’enfant est trop immature pour qu’une telle procédure lui garantisse un procès équitable. Si un enfant est jugé et reconnu coupable, alors il faut le condamner ; mais il ne sera pas indiqué de lui infliger la même peine qu’à un adulte si, eu égard à son immaturité, sa culpabilité est moindre ou des mesures de réadaptation seront probablement plus efficaces. La présente affaire soulève l’ensemble des problèmes posés par le  
traitement des enfants dans le cadre du système de justice pénale – l’âge de la responsabilité, la procédure de jugement et la peine.
Je propose d’examiner tout d’abord les questions qui se posent sous l’angle de l’article 3 et de l’article 6 § 1 concernant le procès, avant d’examiner celles relatives à la peine.
Comme la Cour l’a observé, l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. C’est pourquoi il exprime une interdiction absolue : « nul » ne peut être soumis à un traitement inhumain ou dégradant. Le sentiment de répulsion qu’éveille le meurtre du petit James ne peut dès lors justifier d’infliger aux responsables de sa mort un traitement inhumain ou dégradant. La seule question à examiner au regard de l’article 3 est de savoir si le traitement appliqué au requérant était en fait inhumain ou dégradant.
Il faut donner aux termes « inhumain » et « dégradant » de l’article 3 de la Convention leur sens ordinaire (arrêt Campbell et Cosans c. Royaume-Uni du 25 février 1982, série A n° 48, pp. 13-14, § 30). L’appréciation du caractère inhumain ou dégradant d’une certaine forme de traitement dépend alors des normes appliquées. La Convention étant un instrument vivant, ce sont celles en vigueur à une époque donnée dans les Etats membres du Conseil de l’Europe qu’il convient de prendre en considération. Cela est conforme au principe général, bien établi par la jurisprudence de la Cour, selon lequel il est légitime d’avoir égard aux normes communément admises dans les Etats membres du Conseil de l’Europe pour déterminer si une mesure est acceptable au regard de l’une des dispositions de la Convention.
Pour tomber sous le coup de l’article 3, un « mauvais traitement » doit atteindre un minimum de gravité (voir, par exemple, l’arrêt Raninen c. Finlande du 16 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII, pp. 2821-2822, § 55). L’appréciation de ce minimum dépend de l’ensemble des données de la cause (ibidem). Pour déterminer si un traitement est prohibé par l’article 3, il y a lieu de prendre en compte, outre son caractère objectif et ses effets sur la victime, le but poursuivi par l’autorité qui l’a infligé (voir, par exemple, les arrêts Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni du 28 mai 1985, série A n° 94, p. 42, § 91 ; Herczegfalvy c. Autriche du 24 septembre 1992, série A n° 244, pp. 25-26, § 82 ; et Raninen précité, pp. 2821-2822, § 55). Pour qu’un traitement soit inhumain ou dégradant, la souffrance ou l’humiliation doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement légitime (arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A n° 161, p. 39, § 100).
Pour prétendre que le procès s’analysait en un traitement inhumain et dégradant, le requérant a invoqué en particulier l’âge de la responsabilité pénale, les conditions du procès, qui s’est déroulé en public sur trois semaines devant la Crown Court, et la décision autorisant la divulgation de son identité après sa condamnation, ainsi qu’un certain nombre d’éléments, que j’examinerai ci-après, liés à la peine qui lui a été infligée.
Les effets sur un enfant de l’imputation de la responsabilité pénale dépendent principalement de la nature du procès et de la peine qu’encourt l’intéressé en droit interne. L’imputation de la responsabilité pénale ne saurait en soi soulever une question au regard de l’article 3, sauf si elle constitue ou occasionne inévitablement un mauvais traitement atteignant le minimum de gravité requis. Ce problème doit être considéré à la lumière des normes en vigueur dans les Etats membres.
Si dans la plupart de ces Etats un enfant de dix ans ne serait pas tenu pour pénalement responsable, il n’existe pas de norme commune quant à l’imputation de la responsabilité pénale. La pratique varie sensiblement, puisque l’âge minimum va de sept ans dans certains Etats à dix-huit ans dans d’autres. En outre, les textes et instruments internationaux invoqués devant la Cour ne donnent aucune indication précise. Dans ces circonstances, même si le seuil adopté en Angleterre et au pays de Galles est parmi les plus bas, on ne saurait dire qu’il s’écarte d’une norme dominante. En outre, l’imputation de la responsabilité pénale à un enfant d’un âge donné ne vise pas à faire souffrir ou humilier l’intéressé, mais à rendre compte du consensus existant dans une société sur l’âge auquel un enfant est jugé suffisamment mûr pour être tenu pour pénalement responsable de ses agissements. Les perceptions de la notion d’enfance étant fonction de données sociales, culturelles et historiques et susceptibles d’évoluer avec le temps, il n’est pas surprenant que l’âge de la responsabilité varie d’un Etat à l’autre. En Angleterre et au pays de Galles, le seuil en vigueur a été fixé en 1963 par le Parlement et approuvé en 1993 par la commission parlementaire restreinte chargée des affaires intérieures, dans son rapport sur la délinquance juvénile. Il bénéficie donc d’une certaine légitimité démocratique. Au surplus, si les conséquences de l’imputation de la responsabilité pénale à un enfant de dix ans sont susceptibles d’engendrer des souffrances pour l’intéressé, il faut garder à l’esprit que le traitement d’un enfant qui a agi de manière identique dans un pays où l’âge de la responsabilité pénale est plus élevé peut également causer des souffrances. Qu’un enfant qui en a tué volontairement un autre soit ou non tenu pour pénalement responsable, toute société exigera vraisemblablement que l’on conduise, sous une forme ou une autre, une enquête visant à établir la véracité des accusations portées contre l’intéressé et, le cas échéant, que l’on prenne des mesures pour la protection du public, et le traitement et la prise en charge de l’enfant concerné. Dans ces conditions, j’estime que l’imputation de la responsabilité pénale au requérant n’équivaut pas en soi à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.
Il faut ensuite examiner si le procès du requérant en public devant la Crown Court s’analyse en un traitement inhumain ou dégradant. Tout procès est susceptible d’entraîner des souffrances morales et un sentiment d’humiliation pour la personne jugée. Néanmoins, un procès ne peut d’ordinaire être qualifié de traitement inhumain ou dégradant puisqu’il s’agit d’une forme légitime de procédure conforme aux normes en vigueur. Tel est le cas même si le procès se déroule sur une longue période, en public, et avec un grand formalisme. La question cruciale est donc de savoir si l’âge du requérant a donné à un tel procès un caractère inhumain ou dégradant.
S’il était légitime au regard de l’article 3 de la Convention de tenir le requérant pour pénalement responsable, alors il était également légitime sur le terrain de cette disposition d’organiser un procès, et ce bien que toute forme de procès fût susceptible d’occasionner des souffrances à l’intéressé. La procédure de jugement appliquée au requérant était celle qui était de mise en Angleterre et au pays de Galles pour tout enfant accusé d’une telle infraction grave, conformément à la législation adoptée par le Parlement en 1980. Bien que le requérant ait invoqué la durée du procès, rien ne porte à croire que celui-ci ait été plus long que nécessaire pour établir les faits en question. Il faut garder à l’esprit que le requérant a plaidé non coupable et a donc bénéficié de la présomption d’innocence, et que sa culpabilité devait se fonder sur des preuves suffisantes pour convaincre le jury au-delà de tout doute raisonnable. La publicité des débats me semble soulever une question plus grave. Car au Royaume-Uni, comme dans d’autres pays membres, l’on considère généralement qu’il ne sied pas de donner au grand public l’accès au procès d’un enfant de onze ans et de rendre compte dudit procès sans restriction. Il est bien sûr particulièrement préoccupant que le procès ait eu lieu dans une salle d’audience bondée, remplie de curieux et de journalistes, avec à l’extérieur une foule hostile et de nombreux photographes. Toutefois, il faut garder à l’esprit que le choix opéré, dans le cadre d’un système juridique, de juger un enfant en public ou à huis clos traduit la manière dont l’équilibre est ménagé entre des valeurs opposées et incommensurables. D’une part, l’importance que l’on attache à garantir le bien-être et l’avenir des jeunes enfants ayant commis une infraction et à encourager leur réadaptation et leur réintégration dans la société fait pencher pour le huis clos. D’autre part, l’intérêt public (et celui du défendeur) à une administration transparente de la justice et l’intérêt public à la liberté d’information constituent des arguments en faveur de la publicité des procès. En vertu de l’équilibre ménagé par le Parlement entre ces considérations opposées, la grande majorité des jeunes délinquants sont jugés devant les juridictions pour mineurs, dont l’accès est interdit au grand public et où des restrictions sont automatiquement imposées à la publicité, mais les enfants accusés des crimes les plus graves sont jugés en public devant la Crown Court. Cela étant, une affaire aussi exceptionnellement terrible que le meurtre du petit James attire inévitablement les foules et les médias. Bien qu’en Angleterre et au pays de Galles on ait adopté une manière de parvenir à l’équilibre que j’ai décrit différente de celle retenue par la plupart des Etats membres, et qu’en conséquence le traitement réservé aux enfants accusés de crimes graves, à cet égard, prenne moins en compte leur bien-être que dans la plupart des autres pays membres, cela n’est pas dû à un sentiment d’indifférence pour leur bien-être ou à un manque de respect pour la dignité humaine, encore moins à une intention quelconque de causer des souffrances ou de l’humiliation ; la raison en est plutôt que l’on a estimé, tout bien pesé, que les autres considérations importantes que j’ai mentionnées commandaient un procès public dans de telles affaires. Dès lors, il ne me semble pas qu’un procès public, même dans les circonstances de l’espèce, puisse à bon droit être qualifié de traitement « inhumain » ou « dégradant ». Il convient également de rappeler que si certains éléments (que j’aborderai plus loin) démontrent que le requérant a ressenti une grande détresse, il s’avère que ce sentiment n’était pas seulement imputable au caractère public du procès, mais résultait aussi de la culpabilité, du remords et de l’angoisse que l’intéressé éprouvait devant les conséquences inévitables de son implication dans le meurtre du petit James. Eu égard à l’ensemble des circonstances, il ne convient pas, à mon sens, de qualifier la procédure de jugement d’« inhumaine » ou de « dégradante » par rapport aux normes en vigueur.
La divulgation de l’identité du requérant à la suite de sa condamnation était conforme au droit et à la pratique internes en pareilles circonstances. Les représentants du requérant ont fait valoir que cette divulgation était contre-indiquée, compte tenu de plusieurs textes internationaux, dont notamment l’article 40 § 2 b) de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant. Il ne me paraît pas utile d’examiner si la divulgation était conforme à l’article 40 § 2 b) (dont l’interprétation a prêté à controverse devant la Cour) ou à d’autres textes invoqués, puisque tout sentiment de détresse ou d’humiliation imputable à cet aspect spécifique du traitement infligé au requérant ne peut en aucun cas, à mon sens, être considéré comme atteignant le minimum de gravité requis, eu égard aux normes en vigueur, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.
J’en viens maintenant aux questions soulevées sur le terrain de l’article 6 § 1 concernant le procès. Le requérant a invoqué le principe selon lequel le droit à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention comprend le droit de tout accusé de participer réellement à la conduite de son affaire (arrêt Stanford c. Royaume-Uni du 23 février 1994, série A n° 282-A, pp. 10-11, § 26). Les représentants du requérant ont prétendu que celui-ci était incapable de comprendre la procédure, de donner sa propre version des faits à ses avocats ou au tribunal, principalement parce que le procès s’est tenu dans des conditions inadaptées, à plusieurs égards, à un enfant de cet âge. Il faut bien saisir que ce grief n’a aucun rapport avec la question de la culpabilité ou de l’innocence du requérant : il est à l’évidence essentiel que tout enfant accusé d’une telle infraction grave puisse être jugé dans des conditions qui lui donnent l’occasion d’établir convenablement son innocence ou, sinon, l’existence de circonstances atténuantes.
La Cour a rarement été appelée à examiner l’application de l’article 6 à des affaires impliquant des enfants accusés d’infractions pénales. Toutefois, l’article 6 lui-même permet d’exclure le public de tout ou partie d’un procès lorsque l’intérêt du mineur concerné le commande, ce qui déroge au principe général de la publicité des débats et reconnaît la pertinence et l’importance des intérêts de l’enfant jugé. En revanche, rien dans l’article 6 n’indique une quelconque possibilité de déroger, dans les affaires impliquant des enfants, au principe selon lequel la procédure de jugement doit garantir une réelle participation de l’accusé, qui doit être en mesure de suivre l’instance et, le cas échéant, de donner des instructions à son avocat. Pour que ce principe soit respecté dans les affaires impliquant des enfants, les conditions de déroulement du procès (y compris la procédure suivie) doivent cependant être de nature à permettre une telle participation, compte tenu de l’âge, de la maturité et des capacités sur le plan intellectuel et émotionnel de l’enfant en question. Cette interprétation de l’article 6 est également conforme à l’évolution du droit international : un certain nombre de textes pertinents, y compris des traités dont le Royaume-Uni et d’autres pays membres reconnaissent la force obligatoire (comme l’article 40 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant et l’article 14 § 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques), exigent que les jeunes délinquants soient traités d’une manière qui tienne compte de leur âge ainsi que de la nécessité de faciliter leur réadaptation.
Les affaires concernant des enfants accusés d’infractions pénales impliquent donc des considérations particulières à prendre en compte. Toutefois, elles peuvent être prises en compte de différentes manières. En pratique, il y a une grande diversité dans la façon dont les différents Etats membres organisent leur système de justice pénale afin de protéger les intérêts de l’enfant et l’intérêt public plus général. Déjà au sein d’un même système, il peut être difficile de décider dans une affaire donnée quelles sont les mesures appropriées, eu égard à des facteurs tels que la maturité de l’enfant en question, son attitude face aux charges qui pèsent sur lui et le type de sanction dont il est passible. Dans ces conditions, l’article 6 doit, à mon sens, être interprété comme accordant aux autorités des Etats membres une certaine marge d’appréciation quant à la procédure applicable aux mineurs accusés de crimes (ainsi que la Cour l’a reconnu dans l’arrêt Nortier c. Pays-Bas du 24 août 1993, série A n° 267, en particulier dans les opinions séparées qui l’accompagnent).
Néanmoins, quelle que soit l’ampleur de la marge d’appréciation, il est essentiel qu’un accusé, qu’il s’agisse d’un adulte ou d’un enfant, bénéficie d’un procès équitable. Dès lors qu’un enfant est tenu pour pénalement responsable, il doit bénéficier du même droit qu’un adulte de comprendre le déroulement du procès et de participer activement à sa défense. Force est de reconnaître que la participation à une procédure judiciaire, quelle que soit sa forme, que l’on est en droit d’attendre d’un enfant est inévitablement limitée, puisque sa compréhension et sa maturité ne peuvent guère équivaloir à celles d’un adulte. Cependant, la procédure de jugement doit lui permettre de participer autant qu’il est raisonnablement possible pour un enfant.
En l’espèce, le droit anglais imposait que le requérant fût traduit devant la Crown Court, juridiction devant laquelle sont également jugés les adultes accusés d’infractions graves. Le cadre était très formel. Le requérant et T. étaient assis sur un banc spécialement surélevé au centre de la salle d’audience, séparés de leurs parents. Le juge siégeait sur une estrade. Il y avait un jury de douze jurés d’âge adulte. Magistrats et avocats portaient, comme à l’ordinaire, robe et perruque. La salle d’audience elle-même était apparemment une grande pièce imposante. Les bancs de la presse et la tribune du public étaient bondés. A mon sens, c’était un cadre que n’importe quel enfant de onze ans, qu’il comparaisse en tant que témoin ou que défendeur, trouverait probablement intimidant.
Le problème a été amplifié en l’espèce par l’atmosphère tendue dans laquelle le procès se déroula. La date et le lieu du procès ayant été rendus publics, et l’affaire ayant un retentissement exceptionnel, une foule hostile, rassemblée à l’extérieur du tribunal, se comporta de manière intimidante, attaquant en une occasion le fourgon qui transportait le requérant. Je relève également que, dans son résumé de l’affaire, le juge du fond a donné pour instruction au jury de garder à l’esprit, en appréciant les preuves, que la comparution des témoins avait été entourée d’une large publicité et que beaucoup d’entre eux avaient dû faire face à une horde de photographes ; que ces personnes avaient été appelées à déposer dans une grande salle d’audience bondée ; et qu’il n’était pas étonnant que plusieurs d’entre elles avaient été paralysées par l’émotion et avaient eu quelques difficultés à s’exprimer de manière intelligible. Il me semble probable que cet enfant de onze ans, qui était au centre de toute cette attention (et hostilité), a eu encore plus de mal à y faire face et que cela a nui de façon importante à sa capacité de suivre les dépositions et de déposer lui-même.
Certains éléments dont dispose la Cour montrent que le requérant était en fait incapable de suivre la majeure partie de la procédure de jugement ou de participer réellement à la conduite de sa défense, et qu’il n’aurait probablement pas pu déposer. Je renvoie en particulier à la déposition au procès du docteur Susan Bailey, psychiatre consultante auprès du ministère de l’Intérieur, à son rapport daté du 4 novembre 1997, au rapport du 31 janvier 1995 du docteur Arnon Bentovim, psychiatre consultant au Great Ormond Street Hospital for Children, et au rapport daté du 11 février 1998 de Sir Michael Rutter, professeur de pédopsychiatrie à l’institut de psychiatrie de l’université de Londres. Ces éléments sont renforcés par des documents émanant du solicitor et de l’avocat en second qui ont représenté le requérant au procès, ainsi que de la mère de l’intéressé. Comme je l’ai mentionné, il ressort de ces éléments que les problèmes du requérant n’étaient pas entièrement dus aux conditions dans lesquelles le procès s’est tenu. Ainsi que l’on pouvait s’y attendre, V. était traumatisé par le meurtre du petit James et était envahi par la culpabilité, le remords et la crainte de la répression. En même temps, les éléments de preuve montrent que ses difficultés à faire face au procès résultaient également dans une large mesure de ses conditions de jugement : il semble surtout avoir été intimidé par la foule et les caméras de télévision à l’extérieur du tribunal, et par le fait d’avoir été exposé aux regards de l’assistance à l’intérieur. Rien de surprenant à cela, puisque le juge du fond a signalé au jury que ces mêmes facteurs avaient conduit certains témoins d’âge adulte à être submergés par l’émotion.
En revanche, le Gouvernement a souligné que, dans les limites du cadre juridique du procès, de nombreuses mesures avaient été prises pour aider le requérant à faire face à cette expérience. Cela est parfaitement vrai et il est bon d’en prendre acte. Comme l’avocat de T. l’a expressément reconnu dans ses observations présentées à la Cour, le juge du fond, en particulier, a fait de son mieux pour garantir que le procès se déroule d’une manière qui convienne à un garçon de onze ans. La durée des audiences a été adaptée à l’horaire scolaire. Chaque jour d’audience a été divisé en sessions d’une heure séparées par un intervalle de temps, pendant lequel le requérant pouvait retrouver ses parents et des travailleurs sociaux dans un espace aménagé à cet effet. Il était accompagné jusqu’à son banc par un travailleur social et ses parents étaient assis non loin de lui. D’autres mesures ont été prises par les services sociaux, avant le procès, pour que l’enfant se familiarise avec la salle d’audience, la procédure et les acteurs du procès. Il est probable que ces mesures ont quelque peu aplani les difficultés que le requérant aurait sinon pu éprouver. Néanmoins, il était prévisible qu’un procès tenu dans les conditions que j’ai décrites demeurât une expérience très intimidante pour la plupart des enfants de onze ans.
Le Gouvernement a également souligné l’importance d’un procès public, ouvert à la presse et au grand public, afin de préserver la confiance du public dans l’administration de la justice et de respecter l’intérêt public légitime à établir les circonstances ayant conduit au meurtre d’un jeune enfant. J’admets bien entendu que les procès doivent en général se tenir en public, pour les raisons que je viens de résumer : cela ressort clairement de l’article 6 lui-même. Néanmoins, cette disposition précise aussi explicitement que ce principe n’est pas absolu. On peut y déroger lorsque les intérêts des délinquants juvéniles le commandent, ce qui est d’ailleurs pris en compte par le droit anglais dans les procédures suivies devant les juridictions pour mineurs. Une dérogation est aussi possible lorsque la publicité porterait préjudice aux intérêts de la justice, ainsi que le droit anglais le reconnaît également. Si la publicité du procès est incompatible avec son équité, c’est celle-ci qui doit être prioritaire. Il faut également garder à l’esprit qu’il est possible de restreindre le droit d’assister à un procès et d’en rendre compte autant que nécessaire pour protéger d’autres intérêts légitimes, sans pour cela forcément exclure totalement ces droits (comme l’admet le droit anglais, par exemple dans la façon de traiter les enfants appelés à témoigner).
En conséquence, je suis parvenu à la conclusion que les conditions de jugement du requérant, considérées dans leur ensemble, étaient incompatibles avec sa participation effective à l’examen des charges dirigées contre lui. Dès lors, il y a eu à mon sens violation de l’article 6 de la Convention.
En prétendant que la peine qui lui a été infligée constituait un traitement inhumain contraire à l’article 3 de la Convention, le requérant a invoqué l’élément de répression inhérent au principe de la période punitive, la possibilité d’être réincarcéré à tout moment jusqu’à la fin de ses jours après une libération conditionnelle, la durée de la période punitive initialement imposée (quinze ans), le temps qu’il avait déjà passé en détention, le risque qu’il fût transféré dans un centre pour jeunes délinquants et, par la suite, dans une prison pour adultes, et les retards dans la fixation d’une nouvelle période punitive.
La Cour a déjà reconnu que dans le cas de jeunes convaincus de crimes graves, la peine de détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté renferme un élément rétributif (arrêt Hussain c. Royaume-Uni du 21 février 1996, Recueil 1996-I, pp. 269-270, §§ 53-54). L’existence de cet élément ne saurait en soi révéler un traitement inhumain si l’imputation de la responsabilité pénale à l’enfant concerné est acceptable. En revanche, la nature et le taux d’une peine peuvent soulever une question au regard de l’article 3.
Il y a lieu également de rappeler que la Convention impose aux Etats l’obligation de prendre certaines mesures propres à protéger le public contre les crimes avec violence. L’article 3 de la Convention ne saurait donc avoir pour effet d’interdire aux Etats d’infliger à un enfant convaincu d’un tel crime une peine permettant de le maintenir en détention ou de le réintégrer en prison après une libération, lorsque la protection du public l’exige.
Pour apprécier si la durée de la période punitive initialement imposée et celle de la détention déjà purgée par le requérant sont compatibles avec l’article 3, il y a lieu de tenir compte de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant qui a été acceptée par tous les Etats membres, y compris par le Royaume-Uni. Selon l’article 3 § 1 de ce texte, dans toutes les décisions qui concernent les enfants, l’intérêt supérieur de ceux-ci doit être une considération primordiale. L’article 40 § 1 dispose que le délinquant juvénile a droit à un traitement qui tienne compte de son âge ainsi que de la nécessité de faciliter sa réintégration dans la société et de lui faire assumer un rôle constructif au sein de celle-ci. Ces dispositions générales trouvent également un écho à l’article 37 b) de ladite Convention, selon lequel l’emprisonnement d’un enfant doit n’être qu’une mesure de dernier ressort, et être d’une durée aussi brève que possible.
Comme on l’a observé dans la procédure de contrôle juridictionnel engagée par le requérant (R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte V. and T. – Appeal Cases 1998, p. 499), la période punitive initiale semble avoir été fixée sans égard pour l’exigence imposée par les articles 3 § 1 et 40 § 1 de la Convention des Nations unies. La décision fixant cette période punitive a toutefois été annulée. Bien que certains éléments indiquent que le requérant avait été profondément bouleversé en apprenant la durée de la période punitive initiale, un enfant de cet âge aurait probablement été tout aussi bouleversé par une période punitive fixée conformément à la Convention des Nations unies, ou même par la perspective d’une longue période de détention à des fins non répressives.
Dès lors, l’imposition de la période punitive initiale ne saurait à mon sens s’analyser en un mauvais traitement atteignant le degré minimum de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.
A la date d’adoption du présent arrêt, le requérant a passé six ans en détention depuis sa condamnation en novembre 1993. Il est détenu dans des conditions qui tiennent compte de son âge ainsi que de la nécessité de faciliter sa réintégration dans la société et de lui faire assumer un rôle constructif au sein de celle-ci. Il ne se plaint pas de ses conditions de détention. Eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause (y compris la gravité du crime commis par l’intéressé), on ne saurait affirmer selon moi que cette période de détention équivaut à un traitement inhumain.
Le transfèrement éventuel du requérant, à l’avenir, dans un centre pour jeunes délinquants ou, le moment venu, dans une prison pour adultes dépendra d’un certain nombre de facteurs. Une autre période punitive doit être fixée : il est impossible à présent d’en apprécier la durée. A l’expiration de la période punitive, le maintien en détention de l’intéressé sera fonction de l’appréciation de sa dangerosité pour le public. Le lieu et les conditions d’une détention future ainsi que ses répercussions sur le requérant sont tout aussi hypothétiques à l’heure actuelle. Dès lors, il est impossible de se prononcer sur le point de savoir si une telle détention emporterait violation de l’article 3.
Le Gouvernement a imputé les retards dans la fixation d’une nouvelle période punitive à un certain nombre de facteurs. La décision prise par la Chambre des lords en juin 1997 a obligé le ministre de l’Intérieur à reconsidérer la politique de fixation des périodes punitives, ce qui a entraîné l’annonce d’une nouvelle politique en novembre 1997. Le ministre de l’Intérieur a alors invité T. et le requérant à faire des observations ; celles du requérant ont été soumises en juin 1998, mais les observations au nom de T. n’étaient pas arrivées. Le ministre de l’Intérieur a également sollicité plusieurs rapports sur les progrès et l’évolution de T. et du requérant, qui ont été reçus en août 1999. Devant la Commission et la Cour, on a également soulevé la question de savoir si la période punitive pouvait être fixée par le ministre de l’Intérieur sans que l’article 6 § 1 fût méconnu. Partant, j’estime que les retards dans la fixation de la période punitive ne donnent lieu pour l’instant à aucune question au regard de l’article 3.
Quant à l’article 6 § 1, le requérant a soutenu que la fixation de la période punitive équivalait en substance au prononcé d’une peine et que cette fonction devait donc être exercée par un tribunal et non par le ministre de l’Intérieur. Le Gouvernement prétend au contraire que la fixation de la période punitive n’est pas un élément de la peine infligée par le tribunal mais ne constitue qu’un aspect de l’exécution de la peine déjà prononcée par celui-ci.
L’article 6 § 1 de la Convention commande qu’un tribunal indépendant et impartial décide de toute accusation en matière pénale, ce qui inclut l’imposition d’une peine à une personne qui a été reconnue coupable (arrêt Eckle c. Allemagne du 15 juillet 1982, série A n° 51, pp. 34-35, §§ 76-77). Le verdict formel prononcé en vertu du droit anglais à l’encontre d’un enfant convaincu de meurtre ne précise en aucune manière la période pendant laquelle l’intéressé sera privé de sa liberté. La période punitive fixée par le ministre de l’Intérieur détermine en revanche (sous réserve d’un contrôle, conformément à la politique annoncée en novembre 1997) une période minimum de détention à purger avant que toute perspective de libération puisse être considérée. Cette période a donc un caractère punitif : dans sa déclaration du 10 novembre 1997, le ministre de l’Intérieur a d’ailleurs décrit sa fonction comme étant de « décider de la peine requise ». Décider de la peine requise dans le cas d’une personne condamnée équivaut à mon sens à prononcer une peine, ainsi que la commission de recours de la Chambre des lords l’a reconnu dans la procédure engagée par le requérant. Il s’ensuit que l’article 6 § 1 est applicable à la fixation de la période punitive. Celle-ci doit dès lors être déterminée par « un tribunal indépendant et impartial ». Le ministre de l’Intérieur n’étant pas indépendant de l’exécutif, la fixation par lui de la période punitive du requérant a emporté violation de l’article 6 § 1.
Quant aux questions soulevées au regard de l’article 5 § 1, de l’article 5 § 4 et de l’article 41 de la Convention, je souscris entièrement à l’arrêt de la Cour et n’ai rien à ajouter.
Opinion EN partie dissidente  de MM. LES Juges Rozakis et Costa
Nous avons voté avec la majorité sur tous les points, sauf un. Il s’agit du grief tiré de l’article 3 de la Convention quant à la peine infligée aux requérants. Nous estimons en effet que ce grief est fondé.
Comme l’indique l’arrêt, les deux auteurs du crime avaient dix ans lorsqu’ils l’ont commis. Ils en avaient un peu plus de onze quand ils ont été reconnus coupables et condamnés à être « détenus pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté ». En ce qui concerne la durée de la période dite punitive de cette peine, elle fut d’abord fixée à quinze ans par le ministre de l’Intérieur le 22 juillet 1994 ; les meurtriers avaient alors douze ans. Il faut noter que le juge les ayant condamnés avait recommandé une peine punitive de huit ans, et le Lord Chief Justice une peine punitive de dix ans. La décision du ministre a fait suite à des lettres et pétitions demandant une peine punitive très longue ou perpétuelle (paragraphe 22 de l’arrêt).
Après l’annulation de cette décision, trois années plus tard, par la Chambre des lords, le ministre a annoncé au Parlement qu’il réexaminerait la période initialement fixée à la lumière des progrès et de l’évolution des détenus (paragraphe 27 de l’arrêt) ; mais, à ce jour, aucune décision nouvelle n’a été prise.
Dans une affaire aussi exceptionnelle que celle-ci, il est extrêmement difficile de situer la limite entre ce qui est « inhumain et dégradant » au sens de l’article 3 et ce qui ne l’est pas ; au cœur de cette évaluation doivent figurer, à notre avis, l’extrême jeunesse et l’immaturité des meurtriers quand ils commirent leur crime. Ils avaient dix ans ; ils en ont dix-sept ; et ils ne savent toujours pas quelle est la durée de la partie de leur peine qu’ils auront à purger pour répondre aux impératifs de répression et de dissuasion. Cette incertitude, qui dure depuis la sentence elle-même, c’est-à-dire depuis plus de six ans, est évidemment génératrice d’une angoisse considérable, constatée chez les deux requérants. Mais surtout ceux-ci, qui ne sont plus éloignés maintenant de l’âge adulte, n’étaient encore que de jeunes enfants quand ils ont agi, ont été arrêtés et placés en détention provisoire, puis condamnés et détenus.
Peut-on dire que cette transformation tenant à l’âge doit rester sans effet sur la décision à prendre concernant la durée et donc le terme de la période punitive ? Ou qu’une telle décision peut être la même que celle qui serait prise à l’égard de meurtriers adultes ? Nous ne le pensons pas. Certes, la majorité a conclu à la non-violation parce qu’elle a considéré qu’une durée de six ans ne constituait pas un traitement inhumain et dégradant (paragraphe 99 de l’arrêt). Mais, ce faisant, elle a fait porter son appréciation uniquement sur la durée qui s’est objectivement écoulée jusqu’ici. Elle n’a pas tenu compte de la décision initiale du ministre fixant  
cette durée à quinze années et qui, selon le docteur Bentovim, a « anéanti » V. (paragraphe 24 de l’arrêt), ni surtout de la totale indétermination de cette durée depuis la décision de la Chambre des lords, intervenue voici deux ans et demi, ainsi que du fait que rien ne garantit une nouvelle décision ministérielle à brève échéance. Pour toutes ces raisons, nous pensons que si les conditions dans lesquelles s’est déroulé le procès des requérants n’ont pas méconnu l’article 3 de la Convention, celui-ci l’a été, quant à la peine.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE À M. PASTOR RIDRUEJO, M. RESS, M. MAKARCZYK, Mme TULKENS ET M. BUTKEVYCH, JUGES
(Traduction)
A notre sens, le procès des requérants et la peine qui leur a été infligée, considérés ensemble, s’analysent en un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention.
En l’espèce, la combinaison de plusieurs facteurs, à savoir i. l’imputation de la responsabilité pénale à des enfants de dix ans, ii. leur jugement à l’âge de onze ans par une juridiction pour adultes, et iii. leur condamnation à une peine de durée indéterminée, a engendré un degré élevé de souffrance morale et physique. Faire assumer tout le poids d’une procédure pénale pour adultes à des enfants n’ayant pas plus de onze ans est une attitude qui, à notre avis, nous vient d’un autre âge, où l’on ne se souciait guère, voire aucunement, des répercussions d’un procès et d’une condamnation sur la santé physique et mentale d’un enfant et sur son épanouissement en tant qu’être humain.
L’article 3 garantit un droit absolu à la protection contre les traitements inhumains et dégradants. Cette disposition vise principalement la souffrance et l’humiliation infligées à une personne. Il n’y a, en principe, pas de raison de considérer qu’un tribunal, dans l’exercice de son pouvoir légal, ne puisse être amené à infliger des souffrances atteignant un « degré minimum » de gravité dans le cours d’un procès qui, pour un ensemble de circonstances, s’apparente à un « cérémonial de dégradation ». Nous souscrivons pleinement à l’avis de la Cour selon lequel la procédure pénale dirigée contre les requérants n’était inspirée par aucune intention des pouvoirs publics d’humilier les intéressés ou de leur infliger des souffrances. Toutefois, contrairement à la Cour, nous estimons que la souffrance ou l’humiliation que subit une personne est sans aucun rapport avec le point de savoir si les autorités de l’Etat avaient pour but d’humilier ou de faire souffrir l’intéressé. Il nous semble que les tribunaux ont mené cette procédure contre des enfants âgés de onze ans principalement à des fins de rétribution, et non d’humiliation. Toutefois, la vengeance n’est pas une forme de justice, et elle devrait être totalement exclue dans une société civilisée, en particulier à l’égard d’enfants. Nous tenons à souligner qu’aux fins de l’article 3, ce n’est pas l’élément subjectif (motif ou but) dans le chef de l’Etat qui importe, mais l’effet objectif sur la personne concernée.
En divisant le « traitement » en deux éléments distincts, à savoir le procès en soi et la peine, la majorité perd de vue les conséquences que le traitement a dû avoir en l’espèce sur le bien-être physique et l’équilibre psychologique des enfants. Nous ne voyons pas comment l’on peut légitimement séparer le procès en tant que tel et la condamnation qui en  
résulte. En outre, considérer isolément l’âge de la responsabilité pénale et la procédure de jugement devant une juridiction pour adultes risque aussi de dénaturer le rôle de l’article 3 de la Convention, combiné avec l’article 1 : garantir une protection efficace contre la souffrance et les traitements dégradants. L’âge très bas de la responsabilité pénale est toujours associé à la possibilité d’une procédure de jugement pour adultes. C’est pourquoi la grande majorité des Etats contractants se sont abstenus d’adopter un seuil aussi bas.
1.  Quant à l’âge de la responsabilité pénale, nous ne souscrivons pas à la conclusion de la Cour selon laquelle aucune tendance manifeste ne se dégage au sein des Etats européens et des instruments internationaux. Seuls quatre Etats contractants sur quarante et un ont adopté un seuil aussi bas ou plus bas que celui en vigueur en Angleterre. Nous sommes convaincus qu’il existe un critère général au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe selon lequel la responsabilité pénale relative s’applique à partir de l’âge de treize ou quatorze ans – avec une procédure devant des juridictions spéciales pour mineurs – et la pleine responsabilité pénale à partir de l’âge de dix-huit ans. Lorsque des enfants âgés de dix à treize ans, voire quatorze ans, commettent des crimes, des mesures éducatives sont imposées pour tenter de réintégrer ces jeunes délinquants dans la société. Même si l’article 4 des règles de Beijing ne précise pas l’âge minimum de la responsabilité pénale, le fait même qu’il recommande aux Etats de ne pas le fixer trop bas indique que les notions de responsabilité pénale et de maturité sont liées. La grande majorité des Etats contractants estime manifestement qu’en dessous de treize ou quatorze ans, un enfant n’a pas cette maturité. En l’espèce, nous sommes frappés par ce paradoxe : alors que les requérants étaient censés avoir assez de discernement pour voir engager leur responsabilité pénale, une salle de jeux leur avait été préparée pour les interruptions d’audience.
2.  Pour ce qui concerne le procès, la Cour reconnaît qu’il existe une tendance internationale en faveur de la protection de la vie privée des mineurs impliqués dans une procédure judiciaire. Toutefois, elle estime que l’absence de protection de la vie privée ne peut avoir une influence déterminante sur la question de savoir si le procès en public s’analyse en un mauvais traitement atteignant le degré minimum de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention (paragraphe 77 de l’arrêt). Selon l’article 40 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, la vie privée d’un mineur doit être « pleinement respectée à tous les stades de la procédure », ce qui est un élément essentiel pour réduire au minimum les souffrances et l’humiliation. Bien que la Convention des Nations unies ait force obligatoire pour le Royaume-Uni, le droit anglais autorise la tenue d’un long procès pénal en public, devant une juridiction pour adultes, avec tout le formalisme qui en résulte. Même si le juge de première instance a pris des mesures pour limiter les répercussions de la procédure sur les accusés, le procès a dû être une épreuve insupportable pour des enfants de cet âge, qui étaient déjà perturbés. Ceux-ci étaient assis sur une estrade, ce qui permettait à l’assistance et à la presse de les voir, et divers éléments montrent qu’ils ont difficilement supporté la publicité des débats, étant donné en particulier qu’ils ont perçu le public comme étant hostile : à une occasion, le fourgon qui les amenait au tribunal a été attaqué et, dès avant l’ouverture du procès, la presse avait lancé une campagne virulente, ce qui avait incité les représentants des enfants à demander au juge que la procédure fût suspendue. C’est devant cette assistance de journalistes et de spectateurs que les enfants ont dû affronter le crime qu’ils avaient commis. Ils ont dû écouter les dépositions des témoins sur les événements survenus le jour en question et les enregistrements de leurs propres interrogatoires par la police. Ils ont dû entendre le prononcé du verdict de culpabilité par le jury et de la peine par le juge. Après cette exposition publique, ils ont été informés que le juge avait décidé de lever l’interdiction de divulguer leurs noms. Nous sommes convaincus que l’on pouvait s’attendre que cette procédure eût un effet dommageable durable sur un enfant de onze ans et qu’elle engendrât des souffrances considérables. Ainsi, dans son rapport de février 1998, Sir Michael Rutter exprime l’avis, notamment, que la tenue d’un procès en public et les réactions hostiles de l’assistance sont des facteurs potentiellement néfastes pour un enfant de l’âge de V. (paragraphe 19 de l’arrêt).
Outre la nature du traitement, il faut prendre en compte, sous l’angle de l’article 3, ses effets sur les enfants. V. a pleuré durant la majeure partie du procès. Les thérapeutes des deux enfants ont déclaré que les effets du procès sur les intéressés ainsi que les répercussions sur leurs familles et les attaques et autres représailles du public et de codétenus avaient entravé, à ce jour, le travail entamé pour faire face à leurs actes et à ce qui leur était arrivé. Nous ne pouvons pas admettre que « toute procédure ou enquête visant à établir les circonstances des actes commis par [V. et T.], qu’elle fût conduite en public (…) ou à huis clos (...), aurait provoqué chez [les intéressés] des sentiments de culpabilité, de détresse, d’angoisse et de crainte » (paragraphe 79 de l’arrêt).
Il ressort des expertises psychiatriques relatives aux conséquences du procès sur les enfants que tous deux présentaient des symptômes de troubles psychiques post-traumatiques. En outre, certains éléments indiquent que le procès a été source de détresse et d’angoisse pour V. et que ces effets ont duré un an ou plus. Ainsi, dans son rapport de janvier 1995, le docteur Bentovim précise que V. lui a fait état du choc qu’il avait ressenti en voyant le public entrer dans la salle d’audience, de la terreur provoquée par les regards qui se portaient sur lui au tribunal et de sa profonde détresse lors de la publication de son nom et de sa photographie. Au moment de son entretien avec le médecin, V. était en proie à une vive angoisse d’être agressé ou puni. Dans son rapport de novembre 1997, le docteur Bailey constate qu’il a fallu douze mois à V. pour se remettre du procès, et qu’il continuait à y penser toutes les nuits. Elle rapporte qu’il avait été terrorisé lors de sa première comparution devant la magistrates’ court, et qu’après les trois premiers jours d’audience devant la Crown Court, il s’était senti mieux parce qu’il n’écoutait plus.
Même si les éléments démontrant le degré élevé de souffrance provoqué chez les enfants au moment du procès sont plus significatifs dans le cas de V. que dans celui de T., on peut conclure qu’un tel procès a infligé aux deux enfants une souffrance et une humiliation allant au-delà de ce qui était nécessaire dans « toute procédure ou enquête visant à établir les circonstances des actes commis » et atteignant le degré minimum requis pour constituer un traitement inhumain et dégradant.
3.  Quant à la peine, il importe, sous l’angle de l’article 3, de prendre en compte la détention pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté, c’est-à-dire une peine de durée indéterminée. Cette condamnation est source d’une profonde incertitude et d’une vive angoisse pour les deux enfants. On peut se demander si la Convention autorise les Etats à condamner un enfant de onze ans à une peine de durée indéterminée, mais le devoir spécial qui leur incombe de veiller à ce que des mineurs ne soient pas soumis à un traitement inhumain les oblige à réduire autant que possible l’incertitude. Après le procès, le juge de première instance et le Lord Chief Justice ont respectivement recommandé une période punitive de huit et de dix ans. Par la suite, le ministre de l’Intérieur, qui avait reçu notamment une pétition signée par 278 300 personnes exprimant l’avis que les enfants ne devraient jamais être libérés, porta cette période à quinze ans. Il est difficile d’imaginer comment un enfant pouvait appréhender une telle peine, mais la réaction de V., qui craignait qu’il ne serait jamais libéré, n’est pas surprenante. La Chambre des lords a annulé la décision du ministre et aucune autre période punitive n’a été arrêtée. L’incertitude demeure donc. A notre sens, la Cour prend seulement en compte (paragraphe 99 de l’arrêt) le fait que les deux enfants ont à ce jour passé six ans en détention, et estime donc impossible de tirer des conclusions sur la compatibilité avec l’article 3 tant qu’une autre période punitive n’aura pas été fixée. Mais le problème réside dans l’imposition même d’une peine de durée indéterminée : l’incertitude et l’angoisse qu’elle suscite chez des personnes aussi vulnérables que des enfants ajoutent inévitablement un autre élément de souffrance.
En conclusion, nous estimons que le caractère public du procès a contribué à rendre le traitement non seulement inhumain mais aussi dégradant, et le fait d’avoir jugé les requérants au pénal selon la même procédure que des adultes et de les avoir condamnés sans tenir suffisamment compte qu’il s’agissait d’enfants doit être qualifié d’inhumain.
Un constat de violation de l’article 6 § 1 ne répond pas à un grief tiré de l’article 3. Le but et l’objet de la protection qu’offrent ces deux dispositions ne sont pas les mêmes. L’article 3 interdit la souffrance et l’humiliation, alors que l’article 6 garantit en l’espèce le droit d’un accusé de participer réellement à son procès. En se préoccupant principalement de la possibilité pour des enfants de onze ans de participer réellement à une procédure pour adultes devant la Crown Court, la majorité de la Cour n’a pas, à notre sens, suffisamment pris en considération la souffrance et l’humiliation qui en résultent inévitablement pour des enfants. En l’espèce, la Crown Court a certainement fait tout ce qu’elle pouvait : c’est le système dans lequel elle devait agir qui, dans son ensemble, tant dans son principe que dans sa mise en œuvre, emporte violation de l’article 3 de la Convention.
Nous sommes pleinement conscients du caractère effroyable du crime commis, et nous avons tenu compte des observations écrites soumises par les parents de la victime. L’article 3 impose aux Etats une obligation positive de protéger les victimes contre des crimes de violence par une prévention efficace. Toutefois, dans des circonstances telles que celles en cause en l’espèce, où les délinquants étaient eux-mêmes des enfants à l’époque du crime et du procès, nous estimons que l’obligation positive qu’impose l’article 3 à l’égard des victimes d’une infraction ne saurait justifier de priver le délinquant de ses droits. Nous pensons que la manière la plus efficace de reconnaître la souffrance des victimes et de protéger la société est de respecter les droits les plus fondamentaux et absolus des délinquants, en particulier et surtout lorsque ceux-ci sont des jeunes enfants de onze ans.  
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE M. LE JUGE BAKA
(Traduction)
Tout en me ralliant sans réserve à la majorité de la Cour quant au constat de non-violation de l’article 3, je conclus que le requérant a bénéficié d’un procès équitable en l’espèce, et ce pour les raisons suivantes.
L’article 6 § 1 de la Convention consacre le principe général selon lequel la justice doit être administrée en public d’une manière qui donne à l’accusé toutes les possibilités de participer réellement à la conduite de son affaire. Ce principe fait l’objet d’une restriction ainsi libellée : « l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès (...) lorsque les intérêts des mineurs (...) l’exigent ». Ni le texte de l’article 6 § 1 ni son interprétation dans la jurisprudence ne vont toutefois jusqu’à imposer qu’un enfant accusé d’une infraction soit toujours jugé par un tribunal pour mineurs ou à huis clos par une juridiction pour adultes. En conséquence, le simple fait de juger un enfant en public devant une juridiction pour adultes ne prive pas en soi l’intéressé d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
La majorité de la Cour accorde beaucoup de poids aux arguments suivants : le procès public du requérant devant la Crown Court a été en l’espèce « intimidant pour un enfant de onze ans » et, « dans une salle où l’ambiance était tendue et où il était exposé au regard scrutateur de l’assistance », l’intéressé n’a pas pu participer réellement à la procédure pénale diligentée à son encontre.
A mon avis, en cas de graves accusations pénales, tout procès (tenu en public ou à huis clos) engendre presque inévitablement de vifs sentiments d’angoisse, de crainte et de détresse, l’accusé devant faire face – parfois pour la première fois – aux lourdes conséquences des actes qu’il a commis. Je reconnais également que ces sentiments naturels peuvent annihiler ou affaiblir la capacité de l’accusé (adulte ou enfant) de participer activement à la procédure pénale le concernant. Même en admettant que ce risque soit probablement d’autant plus grand chez un enfant, ce sentiment subjectif et ses effets inhibiteurs éventuels sur les actes de l’intéressé durant le procès seraient-ils suffisants pour conclure à l’iniquité de la procédure ? Je ne le pense pas. Affirmer le contraire exigerait d’examiner les effets concrets de ces facteurs subjectifs sur le comportement de l’enfant au procès et sur sa capacité de contribuer efficacement à sa défense. Qui plus est, il faudrait aussi démontrer que l’enfant n’a pas pu participer activement à la conduite de son affaire, non en raison des répercussions psychologiques presque inévitables et naturelles du procès pénal, mais plus précisément à cause du caractère public de la procédure. Je pense que cela va trop loin. 
En l’espèce, les autorités ont pris des mesures spéciales pour que les accusés puissent participer convenablement au procès ; par exemple, ils ont visité la salle d’audience et bénéficié d’explications sur la procédure au préalable, les audiences ont été écourtées, des interruptions régulières correspondant à l’horaire scolaire ont été ménagées, et des travailleurs sociaux étaient à côté des intéressés avant et pendant le procès. En outre, le juge a précisé qu’il interromprait la séance si les travailleurs sociaux ou les avocats de la défense venaient à lui signaler qu’un des enfants montrait des signes de fatigue ou de stress.
Dans ces conditions, étant donné les aménagements qui ont été apportés à la procédure judiciaire habituelle pour tenir compte du jeune âge de l’intéressé, il est difficile d’affirmer que celui-ci n’a pas bénéficié d’un procès équitable au regard de l’article 6. Si le requérant n’a pas pu participer réellement à la procédure, ce n’est pas parce qu’il a été jugé en public par une juridiction pour adultes, mais parce que sa situation n’était objectivement pas très différente de celle des accusés qui n’ont pas de connaissances juridiques, qui ont un faible niveau intellectuel, ou encore qui souffrent de troubles mentaux, de sorte que l’on peut dire qu’ils sont les sujets de la procédure pénale et non des participants actifs à celle-ci. En pareil cas, l’équité du procès ne saurait guère impliquer de prendre d’autres mesures que celles visant à ce que l’enfant soit adéquatement défendu par un avocat professionnel très expérimenté et à ce que la défense dispose de toutes les facilités nécessaires – comme ce fut le cas en l’espèce. S’agissant de l’équité d’une procédure pénale, il est plutôt illusoire de s’attendre à ce qu’un enfant de cet âge donne des instructions pertinentes d’ordre juridique à son avocat afin de faciliter sa défense.
Eu égard à ce qui précède, je ne constate aucune violation de l’article 6 § 1 quant à l’équité du procès.
1-2.  Note du greffe : entré en vigueur le 1er novembre 1998.
1.  Note du greffe : Myra Hindley a été condamnée en 1966 pour meurtre et se trouve toujours en détention.
4.  Note du greffe : pour des raisons d’ordre pratique, il n’y figurera que dans l’édition imprimée (le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
ARRÊT V. c. ROYAUME-UNI
ARRÊT V. c. ROYAUME-UNI
ARRÊT V. c. ROYAUME-UNI – OPINION CONCORDANTE DE Lord REED
ARRÊT V. c. ROYAUME-UNI
ARRÊT V. c. ROYAUME-UNI – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE  DE MM. LES JUGES ROZAKIS ET COSTA
ARRÊT V. c. ROYAUME-UNI
ARRÊT V. c. ROYAUME-UNI – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE
ARRÊT V. c. ROYAUME-UNI
ARRÊT V. c. ROYAUME-UNI – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE M. LE JUGE BAKA


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 24888/94
Date de la décision : 16/12/1999
Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (non-épuisement) ; Non-violation de l'art. 3 quant au procès ; Violation de l'art. 6-1 quant au procès ; Non-lieu à examiner l'art. 6-1+14 ; Non-violation de l'art. 3 quant à la peine ; Non-violation de l'art. 5-1 ; Violation de l'art. 6-1 quant à la fixation de la période punitive ; Violation de l'art. 5-4 ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 3) TRAITEMENT DEGRADANT, (Art. 3) TRAITEMENT INHUMAIN, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 5-1) ARRESTATION OU DETENTION REGULIERE, (Art. 5-1-a) APRES CONDAMNATION, (Art. 5-4) INTRODUIRE UN RECOURS, (Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) DECIDER (CIVIL), (Art. 6-1) PROCES EQUITABLE


Parties
Demandeurs : V.
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;1999-12-16;24888.94 ?
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