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28/03/2000 | CEDH | N°22535/93

CEDH | AFFAIRE MAHMUT KAYA c. TURQUIE


şaşikj
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MAHMUT KAYA c. TURQUIE
(Requête n° 22535/93)
ARRÊT
STRASBOURG
28 mars 2000
En l'affaire Mahmut Kaya c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Mme E. Palm, présidente,   MM. J. Casadevall,    L. Ferrari Bravo,    B. Zupančič,   Mme W. Thomassen,   MM. R. Maruste, juges,    F. Gölcüklü, juge ad hoc,  et de M. M. O'Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les

18 janvier et 7 mars 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  L'affaire a é...

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PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MAHMUT KAYA c. TURQUIE
(Requête n° 22535/93)
ARRÊT
STRASBOURG
28 mars 2000
En l'affaire Mahmut Kaya c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Mme E. Palm, présidente,   MM. J. Casadevall,    L. Ferrari Bravo,    B. Zupančič,   Mme W. Thomassen,   MM. R. Maruste, juges,    F. Gölcüklü, juge ad hoc,  et de M. M. O'Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 18 janvier et 7 mars 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 8 mars 1999, dans le délai de trois mois qu'ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A son origine se trouve une requête (n° 22535/93) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mahmut Kaya, avait saisi la Commission le 20 août 1993 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention.
La requête concerne les allégations du requérant selon lesquelles son frère, le Dr Hasan Kaya, a été enlevé, torturé puis tué par des agents de l'Etat ou avec leur connivence, qu'il n'y a eu aucune enquête effective et qu'il ne disposait d'aucun recours adéquat pour faire valoir ses griefs. Le requérant invoque les articles 2, 3, 13 et 14 de la Convention.
La Commission a déclaré la requête recevable le 9 janvier 1995. Dans son rapport du 23 octobre 1998 (ancien article 31 de la Convention), elle conclut à la violation des articles 2 (unanimité), 3 (vingt-six voix contre deux) et 13 (vingt-sept voix contre une), et qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 14 (unanimité)1.
2.  A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention le 1er novembre 1998, et conformément à l'article 5 § 4 dudit Protocole, lu en combinaison avec les articles 100 § 1 et 24 § 6 du règlement de la Cour (« le règlement »), un collège de la Grande Chambre a décidé le 31 mars 1999 que l'affaire serait examinée par une chambre constituée au sein de l'une des sections de la Cour.
3.  Conformément à l'article 52 § 1 du règlement, le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a attribué l'affaire à la première section. La chambre constituée au sein de ladite section comprenait de plein droit M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (articles 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement), et Mme E. Palm, présidente de la section (article 26 § 1 a) du règlement). Les autres juges désignés par cette dernière pour compléter la chambre étaient M. J. Casadevall, M. L. Ferrari Bravo, M. B. Zupančič, Mme W. Thomassen et M. R. Maruste (article 26 § 1 b) du règlement).
4.  Ultérieurement, M. Türmen s'est déporté de la chambre (article 28 du règlement). Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a désigné en conséquence M. F. Gölcüklü pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
5.  Le 14 septembre 1999, la chambre a décidé de tenir une audience.
6.  En application de l'article 59 § 3 du règlement, la présidente de la chambre a invité les parties à soumettre leur mémoire. Le greffier a reçu celui du Gouvernement et celui du requérant le 25 août et le 3 septembre 1999 respectivement.
7.  L'audience s'est déroulée en public, le 18 janvier 2000, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement  M.  Ş. Alpaslan, coagent,  Mme  Y. Kayaalp,  MM.  B. Çalişkan,    S. Yüksel,    E. Genel,  Mme  A. Emüler,  MM.  N. Güngör,    E. Hoçaoğlu,  Mme  M. Gülsen, conseillers ;
– pour le requérant  Mmes  F. Hampson,    R. Yalçindağ,    C. Aydin, conseils. 
La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Hampson et M. Alpaslan.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A.  Evénements ayant précédé la disparition de Hasan Kaya et Metin Can
8.  Le Dr Hasan Kaya, frère du requérant, était médecin dans le Sud-Est de la Turquie. Il a exercé à Şırnak de novembre 1990 à mai 1992. Il a soigné des manifestants qui avaient été blessés à l'occasion des célébrations de la fête de Nevroz (le nouvel an kurde) au cours d'affrontements avec les forces de l'ordre, à la suite de quoi il fut muté de Şırnak à Elazığ. Il avait déclaré à Fatma Can, la femme de son ami Metin Can, qu'à Şırnak, il avait été menacé et avait fait l'objet de très fortes pressions.
9.  A Elazığ, Hasan Kaya travaillait dans un centre de santé. Il rencontrait souvent son ami Metin Can, avocat et président de l'Association des droits de l'homme (ADH) d'Elazığ. Metin Can représentait des personnes soupçonnées d'appartenir au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Il avait déclaré à sa femme avoir reçu des menaces et qu'un fonctionnaire l'avait averti qu'on avait prévu de prendre des mesures contre lui. D'après Şerafettin Özcan, qui travaillait à l'ADH, Metin Can était aussi l'objet de menaces parce qu'il s'était occupé d'améliorer les conditions de détention à la prison d'Elazığ. La police avait effectué une perquisition dans les locaux de l'ADH d'Elazığ, comme elle l'avait fait dans d'autres bureaux de cette association dans le Sud-Est.
10.  En décembre 1992, Bira Zordağ, qui avait vécu à Elazığ jusqu'en octobre 1992, fut arrêté par des policiers à Adana et transféré à Elazığ, où on l'interrogea pour découvrir ce qu'il savait sur le PKK. On lui demanda si deux médecins d'Elazığ, dont l'un était Hasan Kaya, avaient soigné des membres du PKK blessés. On menaça devant lui de punir Hasan Kaya. On lui posa aussi des questions au sujet d'avocats, notamment Metin Can. A sa libération, Bira Zordağ se rendit à l'ADH d'Elazığ et raconta à Şerafettin Özcan et Metin Can ce qui s'était passé.
11.  A la Noël 1992, Hasan Kaya déclara au requérant qu'il sentait que sa vie était en danger. Il pensait que la police le surveillait et faisait des rapports à son sujet. A la même époque, Metin Can dit au requérant que son appartement avait été fouillé en son absence et qu'il pensait être surveillé.
12.  Aux alentours du 20 février 1993, deux hommes se rendirent dans l'immeuble où habitait Metin Can. Ils sonnèrent chez Süleyman Tursum et Ahmet Oygen pour demander où se trouvait Metin Can. Lorsque Metin et Fatma Can rentrèrent chez eux tard dans la soirée, ils reçurent un appel téléphonique. Les personnes qui se trouvaient au bout du fil déclarèrent qu'elles s'étaient rendues à l'appartement et voulaient venir voir Metin Can sur-le-champ. Celui-ci leur donna rendez-vous à son bureau pour le lendemain.
13.  Le 21 février 1993, après avoir reçu un appel téléphonique à son bureau, Metin Can rencontra deux hommes dans un café, en présence de Şerafettin Özcan. Les hommes déclarèrent qu'un blessé, membre du PKK, était caché à l'extérieur de la ville. Metin Can emmena les hommes chez lui et appela au téléphone Hasan Kaya, qui les rejoignit. Il fut convenu que les deux hommes conduiraient le blessé à Yazıkonak, un village à l'extérieur d'Elazığ, et qu'ils appelleraient une fois cela fait. Les deux hommes se retirèrent. Le téléphone sonna vers 19 heures. Metin Can et Hasan Kaya, muni de sa sacoche de médecin, s'en allèrent. Metin Can déclara à sa femme qu'ils n'en auraient pas pour longtemps. Ils partirent avec la voiture du frère de Hasan Kaya.
14.  Metin Can et Hasan Kaya ne rentrèrent pas chez eux ce soir-là. Le 22 février, vers 12 ou 13 heures, Fatma Can reçut un coup de fil. L'homme avait la même voix que l'un de ceux qui étaient venus chez elle. Il déclara que Metin et son ami avaient été tués. Fatma Can et Şerafettin Özcan se rendirent à la direction de la sûreté pour déclarer la disparition de Metin Can et Hasan Kaya. Ni l'un ni l'autre ne parla à la police de l'entrevue que Metin Can avait eue avec les deux hommes ni des événements qui avaient précédé la disparition. Fatma Can ne mentionna pas non plus ces éléments dans la déclaration qu'elle fit au procureur le même jour.
B.  Enquête sur la disparition
15.  Par une notification du 22 février 1993, le préfet d'Elazığ informa tous les autres préfets de la région soumise à l'état d'urgence de la disparition de Metin Can et Hasan Kaya et demanda qu'ils soient retrouvés ainsi que leur voiture.
16.  Le 22 février 1993 vers 18 heures, Hakkı Ozdemir remarqua une voiture suspecte garée en face de son bureau à Yazıkonak et le signala à la police. Il s'agissait de la voiture du frère de Hasan Kaya. La police fouilla la voiture, releva les empreintes digitales et la photographia.
Dans la soirée, des policiers enregistrèrent les déclarations des personnes habitant dans les appartements voisins de celui de Metin Can.
17.  Il y eut d'autres coups de fil étranges chez Metin Can. Le 23 février 1993, le neveu de ce dernier décrocha le téléphone. Quelqu'un affirma que Metin Can et Hasan Kaya étaient toujours en vie et que Metin allait être libéré, et ajouta que Metin n'irait pas en Europe mais poursuivrait la lutte.
18.  Le 23 février 1993 vers 22 heures, on retrouva un sac contenant deux paires de vieilles chaussures devant les locaux du Parti populaire social-démocrate (SHP), à Elazığ. Le 24 février 1993, Tekin Can reconnut une des paires : elle appartenait à son frère Metin Can. Hüseyin Kaya déclara que l'autre paire n'appartenait pas à Hasan Kaya, son frère.
Le même jour, le procureur obtint du tribunal d'Elazığ une ordonnance de mise sous surveillance du téléphone de Metin Can afin d'identifier les personnes proférant des menaces téléphoniques.
Ce jour-là également, Ahmet Kaya, père de Hasan Kaya, déposa une requête auprès du préfet d'Elazığ tendant à ce que des mesures soient prises pour retrouver son fils.
19.  Les 22 et 23 février 1993, Fatma Can et Şerafettin Özcan se rendirent à Ankara, où ils eurent un entretien avec le ministre de l'Intérieur pour demander qu'on retrouve Metin Can. Fatma Can rentra à Elazığ le 27 février 1993.
20.  Le 27 février 1993, vers 11 h 45, on annonça que deux corps avaient été retrouvés sous le pont de Dinar, à douze kilomètres environ de Tunceli. On identifia les corps comme étant ceux de Hasan Kaya et de Metin Can. On retrouva deux cartouches sur les lieux. Les corps n'avaient pas de chaussures et il n'y avait pas beaucoup de sang au sol. Le requérant et d'autres membres de la famille arrivèrent sur les lieux pour voir les corps.
C.  Enquête sur les décès
21.  Une autopsie fut pratiquée le 27 février 1993 vers 16 h 25 à la morgue de l'hôpital public de Tunceli. Le rapport d'autopsie indiquait que les deux hommes avaient été tués d'une balle dans la tête et qu'ils avaient les mains liées. Le corps de Hasan Kaya ne présentait aucune trace de violence ou de coup. Quant à celui de Metin Can, il présentait des traces d'hémorragie nasale et une blessure à la lèvre ; il manquait des dents, et le cou, les genoux, le torse ainsi que l'abdomen étaient contusionnés. Les pieds présentaient des traces de macération. Etait consignée une absence de traces de violence ou de coup. Les médecins ayant effectué l'examen ajoutèrent un addendum pour indiquer qu'un bleu sur l'arcade sourcilière droite pouvait avoir été provoqué par un coup. Il était estimé que la mort était survenue quatorze à seize heures auparavant.
22.  Une autre autopsie fut effectuée le 28 février 1993 vers 1 h 5.
Le requérant reconnut l'un des corps comme étant celui de son frère, Hasan Kaya. Le rapport décrivait les plaies à la tête causées par l'entrée et la sortie de la balle. Il indiquait que l'oreille droite et la zone adjacente présentaient des ecchymoses qui pouvaient avoir été provoquées par des pressions exercées sur le corps. Les ongles de la main gauche présentaient des ecchymoses à la base, les deux poignets des entailles circulaires, probablement dues au fait qu'ils auraient été attachés avec du fil de fer, le genou droit une ecchymose de 1 x 0,5 cm, la partie interne du genou droit une ecchymose jaune clair de 2 x 1 cm, la cheville gauche une ecchymose de 0,7 cm de large ainsi qu'une zone excoriée de 0,5 cm de large, les deux pieds une cyanose des orteils et un pied d'athlète, notamment sur la plante et la partie gauche, résultat probable d'un séjour prolongé dans l'eau et la neige. Le torse ne présentait aucune trace de coup, blessure, brûlure ou lésion par balle à l'exception de ce qui vient d'être indiqué. La mort a résulté d'une hémorragie cérébrale consécutive aux blessures par balle. Il n'a pas été nécessaire de pratiquer une autopsie classique.
Hüseyin Can a reconnu le corps de Metin Can, son neveu. Le rapport d'autopsie fait état de nombreuses marques et blessures sur le corps. Ont notamment été relevées des contusions et excoriations au visage et à la tête, une déchirure à la lèvre, des contusions autour du cou, des fractures de la mâchoire, des dents manquantes, des marques aux poignets indiquant qu'ils avaient été attachés, des contusions aux genoux et une cyanose des pieds et des orteils. Les contusions et écorchures au front, au nez et sous l'œil droit auraient été provoquées par des instruments contondants (comme une pierre ou un bâton) et les lésions au cou par une ficelle, une corde ou un câble. Tout cela aurait pu survenir juste avant la mort et être le résultat d'un recours à la force intervenant sur de brèves périodes. Ces blessures n'auraient pas provoqué la mort, celle-ci étant due aux blessures et à l'hémorragie cérébrales.
On a estimé que la mort s'était produite au cours des vingt-quatre heures précédentes.
23.  Le 1er mars 1993, le commandant de la gendarmerie centrale de la province de Tunceli adressa au procureur de Tunceli un rapport sur l'incident daté du 27 février 1993 ainsi qu'un schéma indiquant l'emplacement des corps.
Le 2 mars 1993, le procureur de Tunceli envoya les deux cartouches trouvées sur les lieux à un laboratoire d'analyse balistique.
Le 8 mars 1993, le procureur d'Elazığ enregistra une nouvelle déclaration de Fatma Can concernant la disparition de son mari. Elle rapportait que, d'après ce qu'il lui avait indiqué, il pensait que la police le suivait, et signalait que leur appartement avait été fouillé pendant leur absence. Elle déclara que son mari avait été invité en Allemagne. Elle lui avait demandé à maintes reprises de démissionner de la présidence de l'ADH et il avait indiqué qu'il le ferait.
24.  Le 11 mars 1993, le procureur d'Elazığ décida de décliner sa compétence et de transférer le dossier à Tunceli, où les corps avaient été retrouvés.
25.  Le 18 mars 1993, Ahmet Kaya adressa au procureur une requête dans laquelle il communiquait des informations qu'il avait entendues au sujet des événements en cause : son fils aurait été vu alors que des policiers en civil équipés de talkies-walkies l'emmenaient en garde à vue à Yazıkonak. Leur voiture se serait arrêtée à un poste d'essence, où les policiers auraient indiqué qu'ils emmenaient l'avocat et le médecin à un interrogatoire. De plus, à Hozat, au cours d'une conversation à laquelle prirent part un juge et un avocat du nom d'Ismail, un policier aurait dit que Can et Kaya avaient été conduits à la direction de la sûreté de Tunceli.
26.  Dans une requête du 19 mars 1993 adressée au procureur de Pertek, Ahmet Kaya relata un incident dont il avait entendu dire qu'il s'était produit au café de Pertek le 15 mars. Vers 20 heures, pendant que la télévision diffusait une émission consacrée à la contre-guérilla, un certain Yusuf Geyik, surnommé Bozo, aurait déclaré « (...) Nous avons tué Hasan Kaya et l'avocat Metin Can. » Les consommateurs s'en seraient pris à lui, sur quoi il aurait sorti un pistolet. Il aurait appelé à l'aide avec son talkie-walkie et des gendarmes seraient venus le chercher.
27.  Le 31 mars 1993, le procureur de Tunceli émit une décision déclinatoire de compétence concernant le meurtre de Hasan Kaya et Metin Can par des inconnus. Ce crime entrant selon lui dans le cadre de la législation sur l'état d'urgence, il transmit le dossier au procureur près la cour de sûreté de l'Etat de Kayseri.
28.  Le 6 avril 1993, le procureur de Pertek ayant convoqué Yusuf Geyik, le chef de la police de Pertek l'informa qu'aucune personne répondant à ce nom ne se trouvait dans le district.
29.  Le 12 avril 1993, le procureur d'Hozat enregistra la déclaration d'İsmail Keleş, avocat, qui nia avoir entendu un policier parler du meurtre de Kaya et Can.
30.  Le 13 avril 1993, Ahmet Kaya déposa une nouvelle requête auprès du procureur de Tunceli, déclarant qu'on avait vu Can et Kaya alors que des policiers les arrêtaient à Yazıkonak et que la voiture avait stoppé à un poste d'essence dont l'employé avait reconnu Can et lui avait parlé. Celui-ci aurait dit que les policiers les conduisaient quelque part. Ahmet Kaya précisait dans sa requête que la voiture à bord de laquelle se trouvaient les deux hommes avait parcouru 138 km et franchi huit points de contrôle officiels, ce qui laissait entendre que l'Etat était impliqué. Il indiquait en outre qu'une plainte avait été déposée contre le préfet, le chef de la police et le ministre de l'Intérieur.
31.  Par un rapport du 14 avril 1993, la police d'Hozat informa le procureur de cette ville que l'allégation d'Ahmet Kaya avait donné lieu à une enquête, qui avait permis de découvrir qu'aucun policier d'Hozat n'avait prétendu que Can et Kaya avaient été détenus à la direction de la sûreté de Tunceli.
32.  Le 29 avril 1993, le procureur de Pertek ordonna au chef de la police de Pertek de convoquer les tenanciers du café et somma le commandement de la gendarmerie du district de Pertek de lui donner des explications au sujet de l'allégation selon laquelle un sous-officier était venu chercher Yusuf Geyik au café.
33.  Le 4 mai 1993, le chef de la police de Pertek informa le procureur que, tout en ayant entendu dire que Yusuf Geyik avait été vu dans la région et avait séjourné à la gendarmerie de district, on ne connaissait pas ses coordonnées.
Dans une déclaration prononcée devant le procureur le 4 mai 1993, Hüseyin Kaykaç, qui tenait le café de Pertek, affirma que, le 15 mars, un homme qu'il connaissait sous le nom de Bozo avait prétendu que lui et d'autres avaient tué Can et Kaya. Il avait utilisé sa radio, et un sous-officier était venu le chercher. Il n'avait pas vu les autres consommateurs attaquer Bozo ni celui-ci dégainer un pistolet. Dans une déclaration du 4 mai 1993 également, Ali Kurt, serveur au café, souscrit à celle de Hüseyin Kaykaç.
Dans une lettre du 5 mai 1993, le commandant de la gendarmerie du district de Pertek informa le procureur qu'il n'était pas au courant de l'incident du café et qu'aucun établissement de ce genre n'avait sollicité son aide. Aucun sous-officier n'avait participé à quelque action que ce soit.
34.  Le 22 juillet 1993, le procureur près la cour de sûreté de l'Etat de Kayseri émit une décision déclinatoire de compétence et transmit le dossier à son homologue d'Erzincan.
35.  Le 3 septembre 1993, Mehmet Gülmez, président de l'ADH de Tunceli, et Ali Demir, avocat, adressèrent au procureur d'Elazığ copie d'un article paru dans le numéro du 26 août du journal Aydınlık, selon lequel un militaire des services spéciaux avait identifié les meurtriers, entre autres de Hasan Kaya et Metin Can, à savoir Ahmet Demir, surnommé « Sakallı » (« le barbu ») et Mehmet Yazıcıoğulları. Il s'agissait de contre-guérilleros payés par l'Etat et ayant exécuté la plupart des meurtres recensés dans la région.
Convoqué pour s'expliquer, Ali Demir déclara le 12 octobre 1993 devant le procureur qu'il ne connaissait pas personnellement « Ahmet Demir » mais que de 1988 à 1992, alors qu'il était président du SHP à Tunceli, des gens s'étaient plaints auprès de lui de ce que « le barbu » commettait des agressions et travaillait avec les forces de l'ordre.
36.  Le 14 octobre 1993, le procureur de Tunceli ordonna notamment à la police de retrouver et convoquer Mehmet Yazıcıoğulları. La police répondit le 18 octobre 1993 qu'elle n'avait pas pu le retrouver.
37.  Sur une instruction du 8 novembre 1993 du procureur près la cour de sûreté de l'Etat d'Erzincan, le procureur de Pertek enregistra le 17 novembre une nouvelle déclaration d'Ali Kurt, qui confirma avoir entendu un homme se faisant appeler Bozo dire qu'il avait tué Can et Kaya. Bozo avait demandé par radio à parler au commandant du régiment et trois hommes étaient venus le chercher. Il expliqua que Hüseyin Kaykaç avait déménagé à Tunceli.
Le 6 avril 1994, le procureur d'Elazığ enregistra une déclaration de Hüseyin Kaykaç, qui confirma sa précédente déclaration. Il indiqua que Bozo avait tenté de joindre le commandant du régiment par radio mais, n'y parvenant pas, avait appelé la gendarmerie de Pertek pour demander qu'on vienne le chercher. Il déclara que deux sous-officiers, Mehmet et Ali, étaient arrivés avec un autre sous-officier en civil dont il ne connaissait pas le nom.
38.  Le 11 novembre 1993, le procureur de Tunceli ordonna à la police de Tunceli d'amener dans son bureau Yazıcıoğulları et Ahmet Demir. Le 6 décembre 1993, la police l'informa qu'elle n'avait pas trouvé leur adresse et qu'ils n'étaient pas connus dans la région de son ressort.
39.  Le 31 janvier 1994, Hale Soysu, rédacteur en chef du journal Aydınlık, déposa auprès du procureur d'Istanbul une requête qui fut transmise au procureur de Tunceli. Il y indiquait que Mahmut Yıldırım était l'un des auteurs du meurtre de Hasan Kaya et Metin Can et d'autres personnes encore. Il tenait ces informations d'un certain commandant Cem Ersever, informations qui avaient donné lieu à une série d'articles dans son journal du 19 au 30 janvier 1994.
40.  Le 2 février 1994, le procureur près la cour de sûreté de l'Etat d'Erzincan informa le procureur de Pertek que les renseignements fournis par la police de Pertek et la gendarmerie de Pertek étaient contradictoires et que, les gendarmes ayant peut-être trempé dans l'affaire, le procureur devait enquêter lui-même sur ces contradictions.
41.  Le même jour, le procureur près la cour de sûreté de l'Etat d'Erzincan demanda qu'on lui fournisse la bande et la transcription d'une émission de télévision au cours de laquelle un correspondant d'Aydınlık avait parlé du commandant Cem Ersever.
42.  Par une requête du 14 février 1994 auprès du procureur d'Elazığ, Ahmet Kaya déclara que le journal Aydınlık, l'émission de télévision et le livre de Soner Yalçın intitulé « Les révélations du commandant Cem Ersever » désignaient Mahmut Yıldırım comme la personne ayant organisé et exécuté le meurtre de Can et Kaya. Il déclarait que Yıldırım avait été fonctionnaire pendant trente ans et venait d'Elazığ. Dans une déclaration faite ce jour-là devant le procureur, il indiqua qu'il ne connaissait pas Yıldırım personnellement mais que dans le district, on disait qu'il avait participé à des incidents de ce genre.
43.  Le 14 février 1994, le procureur d'Elazığ demanda à la police d'Elazığ d'enquêter sur les allégations relatives à Mahmut Yıldırım.
44.  Par une lettre du 17 février 1994, le procureur de Pertek informa son confrère d'Erzincan que Yusuf Gerik était connu pour avoir appartenu à une organisation marxiste-léniniste et avait été identifié comme l'un des auteurs d'une attaque à main armée sur un camion et d'un vol qualifié. La cour de sûreté de l'Etat d'Erzincan avait émis contre lui un mandat d'arrêt le 28 mars 1990, mais l'avait retiré le 4 novembre 1991.
45.  Par une requête du 21 février 1994 adressée au procureur d'Elazığ, Anik Can, père de Metin Can, porta plainte contre Mahmut Yıldırım, dont la presse et des livres indiquaient qu'il avait tué son fils. Il déclarait que Yıldırım habitait au 13 Pancarlı Sokak et travaillait pour la société Ferrakrom d'Elazığ.
Le 25 février 1994, la police fit son rapport : Mahmut Yıldırım avait quitté son domicile quinze à vingt jours auparavant et elle ne connaissait pas sa nouvelle adresse. Dans un nouveau rapport du 11 avril 1994, la police indiqua que l'intéressé n'avait pas réapparu à son domicile et en informa le procureur.
46.  Le 11 mai 1994, le procureur près la cour de sûreté de l'Etat d'Erzincan reçut la bande et la transcription de l'émission de télévision qui comportait les entretiens de Soner Yalçın avec le commandant Cem Ersever ainsi que l'affirmation de ce journaliste selon laquelle Ahmet Demir, dit « Yeşil », bien connu de la police et de la gendarmerie, avait tué Metin Can et Hasan Kaya.
47.  Le 25 mai 1994, le procureur près la cour de sûreté de l'Etat d'Erzincan déclina sa compétence et transmit le dossier à la cour de sûreté de l'Etat de Malatya, à la suite d'un nouveau découpage des régions d'Elazığ et Tunceli.
48.  Le 13 mars 1995, le procureur près la cour de sûreté de l'Etat de Malatya adressa des instructions aux procureurs de Bingöl, Diyarbakır, Elazığ et Tunceli : retrouver et arrêter Mahmut Yıldırım, retrouver Orhan Öztürk, İdris Ahmet et Mesut Mehmetoğlu, dont des journaux avaient dit qu'ils avaient participé avec « Yeşil » à des meurtres de la contre-guérilla, y compris ceux de Can et Kaya, et retrouver Mehmet Yazıcıoğulları et Yuzuf Geyik.
49.  Le 17 mars 1995, le directeur de la prison de type E de Diyarbakır fournit des informations au sujet de Orhan Öztürk, İdris Ahmet et Mesut Mehmetoğlu : ils avaient appartenu au PKK, étaient devenus des « repentis »2 et avaient séjourné à plusieurs reprises dans la prison. Orhan Öztürk avait été libéré le 18 février 1993 et İdris Ahmet le 16 décembre 1992. Mesut Mehmetoğlu était pour sa part sorti de prison le 8 janvier 1993, mais avait été réincarcéré le 26 septembre 1994 sous l'inculpation d'homicide dans le cadre d'un incident au cours duquel Mehmet Şerif Avşar aurait été enlevé à sa boutique par un groupe d'hommes prétendant l'emmener en garde à vue, puis retrouvé mort, tué par balle.
50.  Le 28 mars 1993, Mehmet Yazıcıoğulları fit une déclaration dans laquelle il affirmait ne pas avoir participé au meurtre de Metin Can et Hasan Kaya et ne pas connaître Mahmut Yıldırım, Orhan Öztürk, İdris Ahmet ou Mesut Mehmetoğlu.
51.  Le 6 avril 1995, Mesut Mehmetoğlu fit en prison une déclaration devant un procureur. Il se plaignait de ce que la presse favorable au PKK le prenait pour cible et publiait des articles tendancieux à son sujet. Il se trouvait à Antalya aux alentours du 21 février 1993 et s'était rendu à Hazro pendant deux mois à l'annonce de la mort de son grand-père.
52.  Le 3 avril 1995, les gendarmes firent un rapport indiquant que Yusuf Geyik ne se trouvait pas dans son village natal de Geyiksu, qu'il avait quitté huit à dix ans plus tôt.
53.  Dans un rapport du 7 avril 1995, la police informa le procureur d'Elazığ, en réponse à l'ordre qui lui avait été donné d'arrêter Mahmut Yıldırım, que l'adresse indiquée pour celui-ci, 13 Pancarlı Sokak, n'existait pas et que la société pour laquelle il travaillait n'était pas située dans son ressort. Dans un rapport du 28 avril 1995, les gendarmes indiquèrent qu'ils avaient fait des recherches à l'adresse qui se trouvait dans leur ressort mais sans réussir à le retrouver.
II.  Documents présentés AUX ORGANES DE LA CONVENTION
A.  Documents relatifs à l'enquête interne
54.  Les pièces du dossier d'enquête ont été fournies à la Commission.
B.  Le rapport de Susurluk
55.  Le requérant a fait parvenir à la Commission une copie du « rapport de Susurluk3 », établi à la demande du premier ministre par M. Kutlu Savaş, vice-président du Comité de coordination et d'inspection près le cabinet du premier ministre. Après sa communication en janvier 1998, le premier ministre l'a porté à la connaissance du public, à l'exception de onze pages du corps du document ainsi que de certaines de ses annexes.
56.  D'après son préambule, ledit document n'est ni le fruit d'une instruction judiciaire ni un rapport d'enquête. Préparé dans un but d'information, il se limite à exposer certains faits concentrés dans le Sud-Est de la Turquie et susceptibles de confirmer l'existence d'une relation tripartite d'intérêts illicites entre des personnages politiques, des institutions gouvernementales et des coteries clandestines.
57.  Le rapport fait l'analyse d'un enchaînement d'incidents, tels que des meurtres commandés, des assassinats de personnages connus ou prokurdes, ou encore des agissements délibérés d'un groupe de repentis censés servir l'Etat, pour conclure à l'existence d'un lien entre la lutte contre le terrorisme menée dans ladite région et les relations occultes qui en sont dérivées, notamment dans le domaine du trafic de stupéfiants. Le rapport cite un certain Mahmut Yıldırım, également dénommé Ahmet Demir ou « Yeşil », en décrivant en détail sa participation à des actes illégaux dans le Sud-Est ainsi que ses liens avec le MİT (service de renseignements) :
« (...) Alors qu'étaient connus le caractère de Yeşil, comme le fait qu'il avait commis, avec le groupe de repentis qu'il avait rassemblés autour de lui, des infractions telles que chantage, saisies, agressions contre des domiciles, viols, vols, meurtres, tortures, enlèvements, etc., il est plus difficile d'expliquer la collaboration des autorités publiques avec cet individu. Il se peut qu'une organisation respectée telle que le MİT ait recours à un individu de bas étage (...) il n'est pas acceptable que le MİT ait utilisé Yeşil à plusieurs reprises (...) Yeşil, qui a exercé ses activités à Antalya sous le nom de Metin Güneş, à Ankara sous celui de Metin Atmaca et également utilisé le nom d'Ahmet Demir, est un individu dont la police et le MİT connaissaient les agissements et la présence (...) Par suite du silence de l'Etat, les gangs ont le champ libre [p. 26].
(...) Yeşil a également collaboré avec le JİTEM, une organisation interne à la gendarmerie, qui utilisait de nombreux protecteurs et repentis [p. 27].
Dans ses aveux à la Direction du bureau criminel de Diyarbakır (...) M. G. (...) avait déclaré, quant à Ahmet Demir [p. 35], que celui-ci (...) racontait de temps en temps (...) qu'il avait planifié et fait exécuter le meurtre de Behçet Cantürk[4] ainsi que d'autres partisans de la mafia et du PKK tués de la même façon (...) ; que le meurtre de (...) Musa Anter[5] avait également été planifié et réalisé par A. Demir [p. 37].
Toutes les autorités concernées de l'Etat sont au courant de ces activités et opérations. (...) L'analyse des particularités des personnages tués dans lesdites opérations permet de déduire que la différence entre les personnes prokurdes tuées dans la région soumise à l'état d'urgence et les autres réside en leur pouvoir de financement du point de vue économique. Ces facteurs ont aussi joué un rôle dans le meurtre de Savaş Buldan, trafiquant et activiste pro-PKK, comme dans ceux de Medet Serhat Yos, Metin Can et Vedat Aydın. Notre seul désaccord avec ce qui a été fait concerne les modalités d'exécution et leurs conséquences. En effet, il a été constaté que même ceux approuvant tout ce qui s'était passé regrettaient le meurtre de Musa Anter. D'aucuns disent que Musa Anter n'était pas impliqué dans une action armée, qu'il était plutôt préoccupé par la philosophie de la chose, que les effets de son assassinat ont dépassé son influence propre et que sa mort avait été décidée à tort. (Les renseignements sur ces personnes se trouvent à l'annexe 9[6]). D'autres journalistes ont également été tués [p. 74][7]. »
58.  Le rapport se conclut par de nombreuses recommandations, préconisant notamment l'amélioration de la coordination et de la communication entre les différentes branches des services de la sûreté, de police et de renseignements, l'identification et le renvoi des membres des forces de l'ordre impliqués dans des activités illégales, la limitation du recours aux repentis, la réduction du nombre de gardes de village, la cessation des activités du bureau des opérations spéciales et son incorporation dans les services de police en dehors de la région du Sud-Est, l'ouverture d'enquêtes sur divers incidents et la prise de mesures visant à supprimer les associations de malfaiteurs et les trafics de stupéfiants, ainsi que la communication des résultats de l'enquête parlementaire sur les événements de Susurluk aux autorités compétentes pour qu'elles engagent les procédures qui s'imposent.
C.  Le rapport de 1993 de la commission d'enquête parlementaire (10/90 n° A.01.1.GEC)
59.  Le requérant a fourni ce rapport sur les exécutions extrajudiciaires et les homicides perpétrés par des inconnus, élaboré en 1993 par une commission d'enquête parlementaire. Ce document mentionne 908 meurtres non élucidés, dont neuf de journalistes. Il expose le manque de confiance du public dans les autorités du Sud-Est de la Turquie et fait état d'informations selon lesquelles le Hezbollah aurait un camp dans la région de Batman, où ses membres bénéficieraient d'une formation et d'un soutien politiques et militaires de la part des forces de l'ordre. Il conclut que l'impunité règne dans la région et que certains groupes ayant un lien avec l'Etat pourraient être impliqués dans les meurtres.
D.  Comptes rendus dans les médias
60.  Le requérant a fourni à la Commission un exemplaire du livre de Soner Yalçın, Les révélations du commandant Cem Ersever (dont un résumé figure à l'annexe III du rapport de la Commission), ainsi que des articles parus dans Aydınlık et d'autres journaux au sujet de contre-guérilleros (rapport de la Commission, §§ 154-163).
E.  Témoignages recueillis par les délégués de la Commission
61.  Les délégués de la Commission ont procédé à deux auditions, à Strasbourg et Ankara, au cours desquelles ils ont entendu onze témoins, dont le requérant, Fatma Can, femme de Metin Can, Şerafettin Özcan, Bira Zordağ, Hüseyin Soner Yalçın, journaliste, Süleyman Tutal, procureur d'Elazığ, Hayati Eraslan, procureur de Tunceli, Ahmet Bulut, procureur militaire près la cour de sûreté de l'Etat de Malatya, Mustafa Özkan, chef de la police de Pertek, Bülent Ekren, commandant de la gendarmerie de Pertek, et Mesut Mehmetoğlu, ancien membre du PKK repenti.
III.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
62.  Les principes et les procédures relatifs à la responsabilité pour des actes contraires à la loi peuvent se résumer comme suit.
A.  La poursuite pénale des infractions
63.  Le code pénal réprime toute forme d'homicide (articles 448 à 455) ainsi que ses tentatives (articles 61 et 62). Les articles 151 à 153 du code de procédure pénale régissent les devoirs incombant aux autorités quant à l'enquête préliminaire au sujet des faits susceptibles de constituer pareils crimes et portés à la connaissance des autorités. Ainsi, toute infraction peut être dénoncée aussi bien aux autorités ou agents des forces de l'ordre qu'aux parquets. La déposition de pareille plainte peut être écrite ou orale, et, dans ce dernier cas, l'autorité est tenue d'en dresser procès-verbal (article 151).
S'il existe des indices qui mettent en doute le caractère naturel d'un décès, les agents des forces de l'ordre qui en ont été avisés sont tenus d'en faire part au procureur de la République ou au juge du tribunal correctionnel (article 152). En application de l'article 235 du code pénal, tout membre de la fonction publique qui omet de déclarer à la police ou aux parquets une infraction dont il a eu connaissance pendant l'exercice de ses fonctions est passible d'une peine d'emprisonnement.
Le procureur de la République qui – de quelque manière que ce soit – est informé d'une situation permettant de soupçonner qu'une infraction a été commise, est obligé d'instruire les faits aux fins de décider s'il y a lieu ou non d'entamer une action publique (article 153 du code de procédure pénale).
64.  Dans le cas d'actes de terrorisme présumés, le procureur est privé de sa compétence au profit d'un système distinct de procureurs et de cours de sûreté de l'Etat répartis dans toute la Turquie.
65.  Si l'auteur présumé d'une infraction est un agent de la fonction publique et si l'acte a été commis pendant l'exercice des fonctions, l'instruction préliminaire de l'affaire dépend de la loi de 1914 sur les poursuites contre les fonctionnaires, laquelle limite la compétence ratione personae du ministère public dans cette phase de la procédure. En pareil cas, l'enquête préliminaire et, par conséquent, l'autorisation d'ouvrir des poursuites pénales, seront du ressort du comité administratif local concerné (celui du district ou du département selon le statut de l'intéressé). Une fois pareille autorisation délivrée, il incombe au procureur de la République d'instruire l'affaire.
Les décisions desdits comités sont susceptibles de recours devant le Conseil d'Etat ; la saisine est d'office si l'affaire est classée sans suite.
66.  En vertu de l'article 4, alinéa i), du décret n° 285 du 10 juillet 1987 relatif à l'autorité du gouverneur de la région soumise à l'état d'urgence, la loi de 1914 (paragraphe 65 ci-dessus) s'applique également aux membres des forces de l'ordre dépendant dudit gouverneur.
67.  Lorsque l'auteur présumé d'un délit est un militaire, la qualification de l'acte incriminé détermine la loi applicable. Ainsi, s'il s'agit d'un « crime militaire » prévu au code pénal militaire n° 1632, les poursuites pénales sont, en principe, régies par la loi n° 353 portant institution des tribunaux militaires et réglementation de leur procédure ; en ce qui concerne les militaires accusés d'une infraction de droit commun, ce sont, en principe, les dispositions du code de procédure pénale qui trouveront application (articles 145 § 1 de la Constitution et 9 à 14 de la loi n° 353).
Le code pénal militaire érige en « infraction militaire » le fait, pour un militaire agissant en désobéissance, de mettre en danger la vie d'une personne (article 89). Dans ce cas, les plaignants civils peuvent saisir les autorités visées au code de procédure pénale (paragraphe 63 ci-dessus) ou le supérieur hiérarchique de la personne mise en cause.
B.  La responsabilité civile et administrative du fait d'actes criminels et délictuels
68.  En vertu de l'article 13 de la loi n° 2577 sur la procédure administrative, toute victime d'un dommage résultant d'un acte de l'administration peut demander réparation à cette dernière dans le délai d'un an à compter de la date de l'acte allégué. En cas de rejet de tout ou partie de la demande ou si aucune réponse n'a été obtenue dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure administrative.
69.  L'article 125 §§ 1 et 7 de la Constitution énonce :
« Tout acte ou décision de l'administration est susceptible d'un contrôle juridictionnel (...)
L'administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures. »
Cette disposition consacre une responsabilité objective de l'Etat, laquelle entre en jeu quand il a été établi que dans les circonstances d'un cas donné, l'Etat a manqué à son obligation de maintenir l'ordre et la sûreté publics ou de protéger la vie et les biens des personnes, et cela sans qu'il faille établir l'existence d'une faute délictuelle imputable à l'administration. Sous ce régime, l'administration peut donc se voir tenue d'indemniser quiconque est victime d'un préjudice résultant d'actes commis par des personnes non identifiées.
70.  L'article 8 du décret n° 430 du 16 décembre 1990, dont la dernière phrase s'inspire de la disposition susmentionnée (paragraphe 69 ci-dessus), est ainsi libellé :
« La responsabilité pénale, financière ou juridique, du gouverneur de la région soumise à l'état d'urgence ou d'un préfet d'une région où a été proclamé l'état d'urgence ne saurait être engagée pour des décisions ou des actes pris dans l'exercice des pouvoirs que leur confère le présent décret, et aucune action ne saurait être intentée en ce sens contre l'Etat devant quelque autorité judiciaire que ce soit, sans préjudice du droit pour la victime de demander réparation à l'Etat des dommages injustifiés subis par elle. »
71.  Sur le terrain du code des obligations, les personnes lésées du fait d'un acte illicite ou délictuel peuvent introduire une action en réparation pour le préjudice tant matériel (articles 41 à 46) que moral (article 47). En la matière, les tribunaux civils ne sont liés ni par les considérations ni par le jugement des juridictions répressives sur la culpabilité de l'intéressé (article 53).
Toutefois, en vertu de l'article 13 de la loi n° 657 sur les employés de l'Etat, les personnes ayant subi un dommage du fait de l'exercice d'une fonction relevant du droit public peuvent, en principe, ester en justice uniquement contre l'autorité publique dont relève le fonctionnaire en cause et pas directement contre celui-ci (articles 129 § 5 de la Constitution, et 55 et 100 du code des obligations). Cette règle n'est toutefois pas absolue. Lorsque l'acte en question est qualifié d'illicite ou de délictuel et, par conséquent, perd son caractère d'acte ou de fait « administratif », les juridictions civiles peuvent accueillir une demande de dommages-intérêts dirigée contre l'auteur lui-même, sans préjudice de la possibilité d'engager la responsabilité conjointe de l'administration en sa qualité d'employeur de l'auteur de l'acte (article 50 du code des obligations).
EN DROIT
i.  APPRéciation des faits par la cour
72.  La Cour relève qu'en l'espèce les parties ne contestent plus, pour l'essentiel, les faits établis au cours de la procédure devant la Commission.
73.  Devant celle-ci, le requérant a soutenu que les faits étayaient la conclusion que son frère avait été tué par des agents travaillant secrètement pour l'Etat ou par des personnes agissant sur les ordres formels ou implicites de l'Etat et bénéficiant du soutien de celui-ci, sous forme notamment d'une formation et d'équipement. Le Gouvernement a contesté cette allégation.
74.  Après qu'une délégation de la Commission eut entendu des témoins à Ankara et à Strasbourg (voir les paragraphes 19, 21 et 28 du rapport de la Commission du 23 octobre 1998), la Commission a conclu qu'il lui était impossible de déterminer qui avait tué le Dr Hasan Kaya. Les éléments de preuve ne permettaient pas d'établir au-delà de tout doute raisonnable que les meurtriers étaient des agents de l'Etat ou des personnes agissant en son nom (voir le rapport précité, paragraphes 312-336). Elle a toutefois conclu que les autorités soupçonnaient le Dr Hasan Kaya d'être un sympathisant du PKK, comme son ami Metin Can, et que certains éléments donnaient fortement à penser que des personnes aux sympathies reconnues pour le PKK risquaient d'être prises pour cible par certains membres des forces de l'ordre ou des individus agissant pour leur compte, ou avec leur connivence ou leur assentiment. Le cas d'espèce soulevait des doutes sérieux, que l'enquête officielle n'avait pas dissipés.
Dans son mémoire et sa plaidoirie devant la Cour, le requérant a invité la Cour à procéder à sa propre évaluation des faits établis par la Commission et à dire qu'ils renfermaient des preuves suffisantes pour conclure, au-delà de tout doute raisonnable, que des éléments agissant avec l'accord de certains services de l'Etat et au su des autorités étaient responsables de la mort du Dr Hasan Kaya.
Dans son mémoire et sa plaidoirie devant la Cour, le Gouvernement a soutenu que les témoignages du requérant, de Fatma Can, de Bira Zordağ et de Şerafettin Özcan n'étaient pas fiables et invité la Cour à ne pas tenir compte des conclusions qui en étaient tirées.
75.  La Cour réitère sa jurisprudence constante, d'après laquelle le système de la Convention antérieur au 1er novembre 1998 confiait en premier lieu à la Commission l'établissement et la vérification des faits (anciens articles 28 § 1 et 31). Si la Cour n'est pas liée par les constatations de la Commission et demeure libre d'apprécier les faits elle-même à la lumière de tous les éléments qu'elle possède, elle n'use de ses propres pouvoirs en la matière que dans des circonstances exceptionnelles (voir, parmi d'autres, l'arrêt Tanrıkulu c. Turquie [GC], n° 23763/94, § 67, CEDH 1999-IV).
76.  En l'occurrence, la Cour rappelle que la Commission a établi les faits après qu'une délégation eut tenu deux auditions de témoins à Ankara et une à Strasbourg. Elle estime que la Commission a procédé à l'évaluation des éléments dont elle disposait avec la prudence requise en accordant la plus grande attention aux éléments étayant les allégations du requérant comme à ceux qui jetaient un doute sur leur crédibilité.
La Cour relève que la Commission avait conscience de la force des sentiments qui animaient le requérant et s'est appuyée sur son témoignage avec circonspection. Quant à Fatma Can, Şerafettin Özcan et Bira Zordağ, les délégués qui les ont entendus les ont trouvés sincères, crédibles et globalement convaincants. Pour évaluer leur témoignage, la Commission a tenu compte des incohérences citées par le Gouvernement, mais sans estimer qu'elles amoindrissaient leur fiabilité. Tout en retenant leur témoignage pour ce qui est du rôle qu'ils ont joué dans les événements ayant précédé la disparition et la découverte des corps, la conclusion générale tirée par la Commission est que les preuves n'étaient pas suffisantes pour conclure au-delà de tout doute raisonnable que des agents de l'Etat avaient tué Hasan Kaya. La Cour ne voit aucune circonstance qui l'obligerait à exercer ses pouvoirs de vérifier par elle-même les faits. Elle accepte donc les faits tels qu'ils ont été établis par la Commission.
Ii.  SUR Les VIOLATIONs ALLéguées de l'article 2 de la Convention
77.  Le requérant allègue que l'Etat est responsable de la mort de son frère, Hasan Kaya, faute de l'avoir protégé et d'avoir mené une enquête effective sur le décès. Il invoque l'article 2 de la Convention, aux termes duquel :
« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2.  La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue ;
c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
78.  Le Gouvernement conteste ces allégations. Compte tenu des circonstances de l'espèce, qui révèlent une absence de garanties effectives contre des actes illicites de la part d'agents de l'Etat et des lacunes dans l'enquête conduite après le décès, la Commission exprime l'avis que l'Etat a manqué à son obligation positive de protéger le droit à la vie de Hasan Kaya.
A.  Arguments des comparants
1.  Le requérant
79.  Le requérant, qui souscrit au rapport de la Commission et cite l'arrêt de la Cour dans l'affaire Osman (arrêt Osman c. Royaume-Uni du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII), fait valoir que les autorités n'assuraient pas l'application effective de la loi dans le Sud-Est du pays vers 1993. Il invoque le rapport de Susurluk qui, selon lui, étaye solidement les allégations selon lesquelles des agressions illégales sont commises avec le soutien et au su des autorités. Il se fonde sur les lacunes des enquêtes sur des meurtres illégaux, constatées par les organes de la Convention, pour démontrer que les procureurs sont peu susceptibles d'instruire efficacement les plaintes contre les forces de l'ordre. En outre, il souligne que la compétence en matière d'enquête sur les allégations visant les forces de l'ordre est transférée des parquets aux comités administratifs, qui ne sont pas indépendants, et que les cours de sûreté de l'Etat, qui manquent également d'indépendance en raison de la présence d'un juge militaire, ont juridiction pour connaître des crimes terroristes présumés.
80.  Ces éléments, considérés ensemble, révèlent l'impunité des forces de l'ordre et de ceux qui agissent sous leur contrôle ou avec leur approbation, ce qui, de l'avis du requérant et de la Commission, est incompatible avec le principe de la prééminence du droit. Dans les circonstances particulières de l'espèce, le requérant fait valoir que son frère a disparu avec son ami Metin Can alors que le premier était soupçonné de sympathies pour le PKK et que le second était également fortement soupçonné par les autorités et cité dans le rapport de Susurluk comme victime d'un contre-guérillero. La manière dont tous deux ont été conduits d'Elazığ à Tunceli en franchissant des points de contrôle officiels ainsi que les preuves de liens entre la gendarmerie et le suspect Yusuf Geyik, et celles relatives à des groupes de contre-guérilleros, indiquent que Hasan Kaya n'a pas bénéficié de la protection prévue par la loi et que les autorités sont responsables de ce manquement à l'obligation légale de protéger le droit à la vie de celui-ci.
81.  Le requérant, s'appuyant encore sur le rapport de la Commission, fait en outre valoir que l'enquête portant sur la mort de Hasan Kaya présentait un vice rédhibitoire. Il signale de nombreuses lacunes : il n'y a notamment pas eu d'autopsie digne de ce nom, pas d'examen médicolégal pour déterminer si les deux victimes avaient été tuées sur les lieux ou avaient été amenées là après leur mort, pas de recherche pour savoir comment les deux hommes avaient été conduits d'Elazığ à Tunceli, pas de réponse rapide aux demandes et pas de recherche des suspects. De plus, l'enquête est restée au point mort pendant de longues périodes (par exemple d'avril 1994 à mars 1995).
2.  Le Gouvernement
82.  Le Gouvernement rejette la thèse de la Commission qu'il juge générale et imprécise. Il soutient fermement que le rapport de Susurluk n'a aucune valeur probante et ne saurait être pris en compte pour apprécier la situation dans le Sud-Est de la Turquie. Ce document, qui était destiné au cabinet du premier ministre, avait pour seul objet de fournir des informations et de formuler des propositions. Ses auteurs ont souligné que la véracité et l'exactitude de son contenu devaient être évaluées par ledit cabinet. Les conjectures et discussions au sujet des questions soulevées dans ce rapport vont bon train et se fondent toutes sur l'hypothèse que les faits relatés sont véridiques. Toutefois, l'Etat ne peut être tenu pour responsable que pour des faits qui sont prouvés au-delà de tout doute raisonnable.
83.  Quant aux affirmations du requérant et de la Commission selon lesquelles Hasan Kaya se trouvait exposé à des actes de violence illégale, le Gouvernement souligne que, depuis 1984, l'Etat doit faire face à une vague terroriste de grande envergure qui a culminé entre 1993 et 1994, entraînant la mort de plus de 30 000 citoyens turcs. La situation dans le Sud-Est du pays est exploitée par de nombreux groupes terroristes armés, dont le PKK et le Hezbollah qui luttaient pour prendre le pouvoir dans cette région en 1993-1994. Les forces de sécurité mettent tout en œuvre pour faire régner la loi et l'ordre, mais elles se heurtent à d'immenses obstacles et, comme dans d'autres régions du monde, les agressions et exécutions terroristes ne peuvent être empêchées. D'ailleurs, à cette époque, dans ce climat d'intimidation et de violence généralisées, nul ne pouvait se sentir en sécurité. Par exemple, on pouvait dire que tous les médecins étaient menacés, pas seulement Hasan Kaya.
84.  Quant à l'enquête sur le décès, le Gouvernement affirme qu'elle a été menée avec rigueur et professionnalisme. Toutes les mesures requises ont été prises rapidement et efficacement : recherches sur les lieux, autopsie et recueil des dépositions de témoins. On ne saurait critiquer les procureurs pour n'avoir pas enquêté sur des rumeurs sans fondement ni interrogé des journalistes comme Soner Yalçın, qui n'ont pas assisté aux événements. Le Gouvernement souligne que l'enquête se poursuit et continuera jusqu'à la fin du délai de prescription de vingt ans.
B.  Appréciation de la Cour
Sur le manquement allégué au devoir de protéger le droit à la vie
a)  Quant au défaut allégué de mesures de protection
85.  La Cour rappelle que la première phrase de l'article 2 § 1 astreint l'Etat non seulement à s'abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (arrêt L.C.B. c. Royaume-Uni du 9 juin 1998, Recueil 1998-III, p. 1403, § 36). L'obligation de l'Etat à cet égard implique le devoir primordial d'assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s'appuyant sur un mécanisme d'application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Cette disposition comporte également dans certaines circonstances définies l'obligation positive pour les Etats de prendre préventivement des mesures d'ordre pratique pour protéger l'individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d'autrui (arrêt Osman précité, p. 3159, § 115).
86. Eu égard aux difficultés pour la police d'exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, à l'imprévisibilité du comportement humain et aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources, il faut interpréter l'étendue de l'obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n'oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Pour qu'il y ait une obligation positive, il doit être établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu'un ou plusieurs individus étaient menacés de manière réelle et immédiate dans leur vie du fait des actes criminels d'un tiers, et qu'elles n'ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d'un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque (arrêt Osman précité, pp. 3159-3160, § 116).
87.  En l'espèce, la Cour rappelle que la participation d'agents de l'Etat à l'assassinat de Hasan Kaya n'a pas été établie au-delà de tout doute raisonnable. Les faits de la cause donnent toutefois sérieusement à penser que les auteurs de l'assassinat étaient connus des autorités. La Cour s'appuie sur le fait que Metin Can et Hasan Kaya ont été conduits par leurs ravisseurs d'Elazığ à Tunceli sur plus de 130 kilomètres en franchissant plusieurs points de contrôle officiels. Elle relève aussi que, selon un élément du dossier d'enquête, deux témoins ont vu des gendarmes de Pertek porter assistance à un terroriste supposé prétendant avoir participé à l'assassinat. Il est frappant que la déposition orale de Fatma Can et Şerafettin Özcan au sujet de la disparition de Metin Can et Hasan Kaya concorde avec la version donnée au journaliste Soner Yalçın par l'officier du JİTEM Cem Ersever, qui affirmait savoir que des contre-guérilleros avaient pris pour cible un avocat et un médecin d'Elazığ. De plus, le rapport de Susurluk considérait que le meurtre de Metin Can, et donc implicitement celui de Hasan Kaya, était du nombre des exécutions extrajudiciaires perpétrées au su des autorités.
La Cour doit donc trancher la question de savoir si, en l'occurrence, les autorités ont failli à leur obligation positive de protéger Hasan Kaya d'un risque menaçant sa vie.
88.  La Cour relève que Hasan Kaya pensait que sa vie était en danger et que la police le surveillait. Selon Bira Zordağ, celle-ci le soupçonnait de soigner des membres du PKK blessés. Son ami Metin Can, un avocat ayant défendu des membres du PKK et des personnes détenues à la prison de Tunceli, et président de l'ADH, organisation considérée comme suspecte par les autorités, avait lui aussi reçu des menaces et craignait d'être surveillé.
89.  Le Gouvernement a affirmé que Hasan Kaya ne courait pas plus de risque que toute autre personne, ou médecin, de la région du Sud-Est. La Cour constate que le conflit sévissant dans la région a fait un nombre tragiquement élevé de victimes et rappelle qu'en 1993 circulaient des rumeurs selon lesquelles des contre-guérilleros prenaient pour cible des personnes soupçonnées de soutenir le PKK. Nul ne conteste qu'il y a eu à cette époque de nombreux assassinats – le phénomène de « l'assassinat par un meurtrier inconnu » – dont ont été victimes des personnalités kurdes de premier plan comme Musa Anter et d'autres journalistes (paragraphe 57 ci-dessus, et arrêt Yaşa c. Turquie du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2440, § 106). La Cour est convaincue que Hasan Kaya, médecin soupçonné de complicité avec le PKK, était particulièrement susceptible de faire l'objet d'une agression illégale. De plus, eu égard aux circonstances, ce risque pouvait passer pour réel et imminent.
90.  La Cour est également convaincue que les autorités devaient avoir connaissance de ce risque. Elle a souscrit à l'appréciation qu'a faite la Commission du témoignage de Bira Zordağ, qui a raconté comment à Elazığ la police l'avait interrogé au sujet de Hasan Kaya et Metin Can et avait menacé de les punir.
91.  En outre, les autorités savaient ou auraient dû savoir que ce risque provenait probablement des activités de personnes ou de groupes agissant au su ou avec l'assentiment d'agents des forces de l'ordre. Un rapport établi en 1993 par une commission d'enquête parlementaire (paragraphe 59 ci-dessus) faisait état d'informations selon lesquelles les forces de l'ordre apportaient leur soutien et dispensaient une formation aux membres d'un camp d'entraînement du Hezbollah et concluait que des fonctionnaires pourraient être impliqués dans les 908 meurtres non élucidés dans le Sud-Est du pays. Le rapport de Susurluk, rendu public en janvier 1998, informait le cabinet du premier ministre que les autorités étaient au courant des meurtres perpétrés pour éliminer des symphatisants présumés du PKK, notamment de ceux de Musa Anter et Metin Can. Le Gouvernement affirme avec insistance que ce rapport n'a aucune valeur judiciaire ou probante. Or, lui-même le décrit comme un document d'information sur la base duquel le premier ministre devait prendre des mesures appropriées. Dès lors, l'on peut considérer qu'il s'agit d'un document important.
La Cour ne s'appuie pas sur le rapport en ce qu'il établirait que des fonctionnaires de l'Etat étaient impliqués dans tel ou tel meurtre particulier. Ce document fournit en revanche de solides éléments venant corroborer les allégations, répandues à l'époque et depuis lors, selon lesquelles des groupes de contre-guérilleros, dont des repentis, ou de terroristes visaient, avec l'assentiment, voire l'aide d'agents des forces de l'ordre, des individus présumés agir contre les intérêts de l'Etat.
92.  La Cour a examiné si les autorités ont fait tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour empêcher la matérialisation du risque pour Hasan Kaya.
93.  Elle rappelle, comme l'expose le Gouvernement, que les forces de sécurité sont présentes en nombre dans le Sud-Est du pays pour faire régner l'ordre public. Elles ont la difficile tâche de contrer les violentes agressions armées du PKK et d'autres groupes. Il existe un cadre juridique destiné à protéger la vie. Le code pénal interdit le meurtre et les forces de police et de gendarmerie sont chargées de prévenir le crime et d'enquêter, sous la supervision du parquet. En outre, des tribunaux appliquent les dispositions du droit pénal en jugeant et en condamnant les délinquants.
94.  Toutefois, la Cour relève certaines caractéristiques dans l'application du droit pénal aux actes illégaux prétendument commis avec la participation des forces de l'ordre au cours de la période considérée dans le Sud-Est du pays.
95.  Premièrement, lorsque l'infraction est commise par un agent de l'Etat dans certaines circonstances, le procureur est privé de sa compétence au profit des comités administratifs qui décident d'ouvrir des poursuites pénales (paragraphe 65 ci-dessus). Ces comités se composent de fonctionnaires, placés sous l'autorité du préfet, qui est lui-même responsable des forces de l'ordre dont les actes sont dénoncés. Les enquêtes qu'ils ouvrent sont souvent menées par des gendarmes relevant des unités impliquées dans l'incident. En conséquence, la Cour a estimé dans deux affaires que les comités administratifs ne garantissaient pas une procédure indépendante et efficace d'enquête sur des décès impliquant des agents des forces de l'ordre (arrêts Güleç c. Turquie du 27 juillet 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1731-1733, §§ 77-82, et Oğur c. Turquie [GC], n° 21594/93, §§ 85-93, CEDH 1999-III).
96.  Deuxièmement, dans les affaires concernant des événements survenus dans la région à cette époque, les organes de la Convention ont conclu à maintes reprises que les autorités n'avaient pas enquêté sur des allégations de méfaits de la part des forces de l'ordre, à la fois sous l'angle des obligations procédurales au regard de l'article 2 de la Convention et de l'exigence d'un recours effectif posée par l'article 13 (concernant l'article 2, voir les arrêts Kaya c. Turquie du 19 février 1998, Recueil 1998-I, pp. 324-326, §§ 86-92, Ergi c. Turquie du 28 juillet 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1778-1779, §§ 82-85, Yaşa précité, pp. 2454-2457, §§ 98-108, Çakıcı c. Turquie [GC], n° 23657/94, § 87, CEDH 1999-IV, et Tanrıkulu précité, §§ 101-111 ; concernant l'article 13, voir les arrêts précités et les arrêts Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, pp. 2286-2287, §§ 95-100, Aydın c. Turquie du 25 septembre 1997, Recueil 1997-VI, pp. 1895-1898, §§ 103-109, Menteş et autres c. Turquie du 28 novembre 1997, Recueil 1997-VIII, pp. 2715-2716, §§ 89-92, Selçuk et Asker c. Turquie du 24 avril 1998, Recueil 1998-II, pp. 912-914, §§ 93-98, Kurt c. Turquie du 25 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1188-1190, §§ 135-142, et Tekin c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1519-1520, §§ 62-69).
Ces affaires ont en commun le constat que le procureur n'avait pas instruit les plaintes de personnes qui prétendaient que les forces de l'ordre étaient impliquées dans des actes illégaux en ce que, par exemple, il n'avait pas interrogé les agents des forces de l'ordre concernés ou pris leur déposition, avait accepté, sans les mettre en doute, les rapports soumis par les forces de l'ordre et avait attribué la responsabilité des incidents au PKK sur la base de preuves minimes, voire inexistantes.
97.  Troisièmement, l'imputation de la responsabilité des incidents au PKK est particulièrement importante quant à l'instruction et à la procédure judiciaire qui s'ensuivent, étant donné que ce sont les cours de sûreté de l'Etat qui ont compétence pour connaître des actes de terrorisme (paragraphe 64 ci-dessus). Dans une série d'affaires, la Cour a estimé que ces juridictions ne satisfaisaient pas à l'exigence d'indépendance posée par l'article 6 de la Convention, car la présence d'un juge militaire dans le siège de cette cour suscitait des doutes légitimes que celle-ci ne se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de la cause (arrêt Incal c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1571-1573, §§ 65-73).
98.  La Cour estime que ces défauts ont sapé l'effectivité de la protection du droit pénal dans le Sud-Est de la Turquie à l'époque des faits de l'espèce. A son sens, cette situation a permis ou favorisé l'impunité des agents des forces de l'ordre pour leurs actes, ce qui, comme le constate la Commission dans son rapport, n'est pas compatible avec la prééminence du droit dans une société démocratique respectant les libertés et droits fondamentaux garantis par la Convention.
99.  En conséquence de ces lacunes, Hasan Kaya n'a pas bénéficié de la protection à laquelle la loi lui donnait droit.
100.  Le Gouvernement a déclaré qu'il ne lui aurait pas été possible en tous les cas de fournir une protection effective contre une agression. Cet argument ne convainc pas la Cour. Les autorités auraient pu recourir au large éventail de mesures préventives à leur disposition concernant les activités des forces de l'ordre à leur service et des groupes agissant prétendument sous leur houlette ou à leur connaissance. Le Gouvernement n'a fourni aucun renseignement au sujet des initiatives qu'il aurait prises avant la parution du rapport de Susurluk en vue d'enquêter sur l'existence de groupes de contre-guérilleros et sur le degré d'implication de fonctionnaires de l'Etat dans les homicides illégaux perpétrés au cours de cette période, ce dans le but de mettre en place des mesures préventives appropriées.
101.  La Cour conclut que, dans les circonstances de l'espèce, les autorités n'ont pas pris les mesures auxquelles elles pouvaient raisonnablement avoir recours pour prévenir la matérialisation d'un risque certain et imminent pour la vie de Hasan Kaya. Dès lors, il y a eu violation de l'article 2 de la Convention.
b)  Quant à l'allégation d'insuffisance de l'enquête
102.  La Cour réitère que l'obligation de protéger le droit à la vie qu'impose l'article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l'Etat en vertu de l'article 1 de « reconna[ître] » à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans ] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d'enquête efficace lorsque le recours à la force a entraîné mort d'homme (voir, mutatis mutandis, l'arrêt McCann et autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995, série A n° 324, p. 49, § 161, et l'arrêt Kaya précité, p. 329, § 105).
103.  En l'espèce, l'enquête sur la disparition a été ouverte par le procureur d'Elazig puis menée successivement par quatre services différents. Au moment de la découverte des corps, le dossier a été transmis au procureur de Tunceli, qui a décliné sa compétence au profit de la cour de sûreté de l'Etat de Kayseri car il estimait que l'affaire se rapportait à un crime terroriste. L'affaire a ensuite été transférée à la cour de sûreté de l'Etat d'Erzincan et, enfin, à celle de Malatya, où elle est toujours pendante.
104.  Deux autopsies furent pratiquées sur les lieux de la découverte des corps. La première fut superficielle et concluait notamment, ce qui est extraordinaire, que les corps ne présentaient aucune marque de mauvais traitement. La seconde fut plus approfondie ; le rapport faisait bien mention de marques sur les deux corps, mais sans fournir d'explications ou de conclusions quant aux ecchymoses relevées à la base des ongles, aux genoux et aux chevilles, ou aux excoriations à la cheville. Les contusions constatées à l'oreille droite et à la tête furent attribuées à une pression exercée sur le corps, sans que soit clairement indiqué comment cela avait pu se produire (paragraphe 22 ci-dessus).
Il n'y a pas eu d'examen des lieux ni de rapport médicolégal sur le point de savoir si les victimes avaient été tuées sur place ou comment elles y avaient été amenées. Il n'y a pas non plus eu d'enquête sur la façon dont les deux victimes avaient été conduites d'Elazığ à Tunceli, alors que plusieurs points de contrôle officiels, où le véhicule avait dû s'arrêter, se trouvaient sur ce trajet de plus de 130 kilomètres. La Cour observe que le dossier d'enquête ne contient aucun élément montrant que l'on ait cherché à vérifier les registres de garde à vue ou à interroger les personnes susceptibles d'avoir été témoin de quelque événement à Yazıkonak, où la voiture avait été retrouvée.
105.  Il est remarquable que les principales pistes de l'enquête, de fait les seules, se rapportent à des allégations de participation de contre-guérilleros et de membres des forces de l'ordre et découlent d'informations provenant de proches des victimes, Ahmet Kaya et Anik Can, qui ont rapporté ce qu'ils avaient appris par d'autres personnes et par la presse. Des renseignements ont également été fournis par un avocat de Tunceli et le président de l'ADH de cette localité, après qu'ils eurent lu dans la presse un article sur les auteurs présumés des meurtres. Le rédacteur en chef du journal Aydınlık déposa une requête où il signalait des entretiens publiés dans le journal dénonçant la participation de contre-guérilleros et de membres des forces de l'ordre. Les procureurs responsables ont bien pris des mesures à ce sujet, mais elles ne furent souvent que limitées et superficielles. Par exemple, ordre fut donné de retrouver Mahmut Yıldırım, contre-guérillero présumé. Toutefois, les rapports rédigés par la police se contredisaient : le premier notait que l'intéressé ne vivait plus à l'adresse indiquée et le second que cette adresse n'existait pas. Or rien n'a été fait pour éclaircir les choses (paragraphes 45 et 53 ci-dessus).
L'information selon laquelle Yusuf Geyik, un terroriste recherché prétendant avoir participé aux meurtres, aurait été vu en compagnie de gendarmes à Pertek n'a pas non plus donné lieu à une enquête, pas plus que les dires du policier confirmant les déclarations des témoins qui avaient vu Geyik dans la gendarmerie de district. Les recherches n'ont pas été poursuivies auprès des gendarmes, alors que l'un des témoins oculaires avait donné le prénom de deux gendarmes qu'il affirmait avoir reconnus.
D'après le Gouvernement, on ne saurait critiquer le fait que le procureur n'a pas pris contact avec la presse pour connaître ses sources d'information, et en particulier avec le journaliste Soner Yalçın, qui a publié des entretiens puis un livre sur des informations qu'un membre du JİTEM, Cem Ersever, lui avait transmises au sujet d'un avocat et d'un médecin d'Elazığ qui auraient été pris pour cible. Il est juste que les informations que Yalçın aurait pu transmettre auraient pu n'être que de simples ouï-dire. Toutefois, ses allégations avaient un rapport avec l'enquête et auraient pu fournir d'autres pistes de recherche.
106.  De surcroît, l'enquête a traîné en longueur. L'enregistrement des déclarations de témoins a été mené avec beaucoup de lenteur ; il a par exemple fallu attendre du 17 novembre 1993 à avril 1994 pour obtenir une déclaration plus complète et détaillée de Hüseyin Kaykaç ; il ne s'est apparemment rien passé entre le 5 mai 1993 et septembre 1993 et aucune mesure d'importance n'a été prise entre avril 1994 et le 13 mars 1995.
107.  La Cour ne sous-estime pas les difficultés auxquelles les procureurs devaient faire face dans le Sud-Est à l'époque. Elle rappelle que, comme le procureur militaire Bulut l'a indiqué devant les délégués de la Commission, il était responsable de 500 autres enquêtes. Néanmoins, devant des allégations sérieuses de faute ou de préjudice illégal mettant en cause des membres des forces de l'ordre, il incombe aux autorités de réagir par des mesures concrètes et dans un délai raisonnable (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Selmouni c. France [GC], n° 25803/94, §§ 76-79, CEDH 1999-V).
108.  La Cour n'est pas convaincue que l'enquête menée sur l'assassinat de Hasan Kaya et Metin Can ait été adéquate ou efficace. En effet, elle n'a pas permis d'établir les principaux faits ni de définir clairement ce qui était arrivé aux deux hommes ; elle n'a pas été effectuée avec la célérité et la détermination nécessaires pour qu'il y eût des perspectives réalistes d'identifier et d'arrêter les meurtriers. Dès le début, elle a été confiée à des procureurs près les cours de sûreté de l'Etat, qui sont principalement chargés d'enquêter sur les infractions à caractère terroriste ou séparatiste.
109.  Dès lors, la Cour conclut qu'il y a eu à cet égard aussi violation de l'article 2 de la Convention.
IIi.  SUR LA VIOLATION ALLéguée de l'article 3 de la  Convention
110.  Le requérant allègue que son frère a été torturé avant sa mort. Il s'était plaint devant la Commission de ce que les circonstances dans lesquelles son frère avait disparu et était mort constituaient pour lui-même un traitement inhumain et dégradant, mais il n'a pas maintenu ce grief devant la Cour. Il invoque l'article 3 de la Convention, aux termes duquel :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
111.  Le requérant fait état des preuves médicales concernant des blessures qui n'ont pu être infligées à son frère qu'entre le moment où ce dernier a disparu et celui où son corps a été retrouvé. Il s'agit de contusions à la base des ongles, d'entailles aux poignets causées par du fil métallique, de contusions et d'excoriations sur le corps et la plante des pieds, qui témoignent d'une immersion prolongée dans l'eau ou la neige. D'après lui, le fait que les autorités n'ont pas mené d'enquête effective constitue aussi une violation de l'obligation procédurale contenue à l'article 3 de la Convention.
112.  Le Gouvernement nie que les autopsies aient révélé une quelconque trace de torture. Il rejette en outre toute responsabilité de l'Etat dans les disparitions.
113.  La Commission estime que l'Etat défendeur est responsable des mauvais traitements subis par Hasan Kaya avant sa mort étant donné qu'elle a conclu que les autorités n'avaient pas protégé son droit à la vie. A son avis, ces traitements doivent être qualifiés, au vu des preuves médicales, de traitements inhumains et dégradants.
114.  La Cour rappelle qu'elle n'a pas conclu à la responsabilité directe d'agents de l'Etat dans la mort de Hasan Kaya. Elle a jugé que, dans les circonstances de l'espèce, il y avait eu manquement à l'obligation de protéger le droit de l'intéressé à la vie en raison des carences du dispositif préventif en matière pénale et parce que les autorités n'avaient pas pris de mesures raisonnables pour éviter la matérialisation d'un risque connu pour la vie de Hasan Kaya.
115.  Combinée avec l'article 3, l'obligation que l'article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers (arrêt A. c. Royaume-Uni du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2699, § 22). La responsabilité de l'Etat peut donc se trouver engagée lorsque la loi n'assure pas une protection suffisante (par exemple arrêt A. c. Royaume-Uni précité, p. 2700, § 24) ou lorsque les autorités n'ont pas pris de mesures raisonnables pour empêcher la matérialisation d'un risque de mauvais traitement, dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Osman précité, pp. 3159-3160, §§ 115-116).
116.  La Cour estime que les autorités savaient ou auraient dû savoir que Hasan Kaya risquait d'être pris pour cible étant donné qu'il était soupçonné de porter assistance à des membres blessés du PKK. Le fait que sa vie n'ait pas été protégée faute de mesures spécifiques et en raison des carences de la législation pénale en général l'a exposé au risque de subir non seulement une exécution extrajudiciaire, mais aussi des mauvais traitements de la part de personnes agissant impunément. Il s'ensuit que l'Etat est responsable des mauvais traitements infligés à Hasan Kaya dans l'intervalle entre sa disparition et sa mort.
117.  Pour déterminer s'il y a lieu de qualifier de torture une forme particulière de mauvais traitements, la Cour doit avoir égard à la distinction, que comporte l'article 3, entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants. Ainsi qu'elle l'a relevé précédemment, cette distinction paraît avoir été consacrée par la Convention pour marquer d'une spéciale infamie des traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances (arrêts Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A n° 25, p. 66, § 167, et Selmouni précité, § 96). Outre la gravité des traitements, la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, entrée en vigueur le 26 juin 1987, renferme une notion de volonté délibérée : elle définit la torture comme tout acte par lequel une douleur ou des souffrances sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle des informations, de la punir ou de l'intimider (article 1 de ladite Convention).
118.  La Cour constate avec la Commission que les circonstances exactes dans lesquelles Hasan Kaya a été détenu et s'est vu infliger les blessures corporelles relevées à l'autopsie ne sont pas connues. Les preuves médicales disponibles ne permettent pas non plus d'établir que ces souffrances peuvent être qualifiées de très graves et cruelles. Il est toutefois indubitable que les traitements que l'intéressé a endurés – poignets attachés avec du fil de fer qui lui a entaillé les chairs et pieds immergés de façon prolongée dans l'eau ou la neige –, qu'ils aient été infligés intentionnellement ou non, peuvent passer pour des traitements inhumains et dégradants au sens de l'article 3 de la Convention.
119.  La Cour conclut qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention dans le chef de Hasan Kaya.
120.  Elle ne juge pas nécessaire d'examiner séparément sous l'angle de l'article 3 les allégations de carences de l'enquête.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLéguée de l'article 13 de la Convention
121.  Le requérant se plaint d'avoir été privé d'un recours effectif au sens de l'article 13 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
122.  Le Gouvernement soutient que, compte tenu de la situation régnant dans la région, l'enquête menée a revêtu un caractère effectif. Il souligne que les autorités n'ont été informées de la disparition que dix-sept heures après qu'elle se fut produite. L'enquête se poursuivra jusqu'à la fin de la période de prescription, qui est de vingt ans. Selon lui, aucun problème ne se pose sous l'angle de l'article 13.
123.  La Commission, approuvée en cela par le requérant, estime que celui-ci avait des motifs défendables de prétendre que les forces de l'ordre étaient impliquées dans le meurtre de son frère. Eu égard à ses constatations relatives à l'insuffisance de l'enquête, elle conclut que le requérant a été privé d'un recours effectif.
124.  La Cour rappelle que l'article 13 de la Convention garantit l'existence en droit interne d'un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu'ils peuvent s'y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d'exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d'un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. La portée de l'obligation découlant de l'article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigé par l'article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l'Etat défendeur (voir les arrêts précités : Aksoy, p. 2286, § 95, Aydın, pp. 1895-1896, § 103, et Kaya, pp. 329-330, § 106).
Etant donné l'importance fondamentale du droit à la protection de la vie, l'article 13 impose, outre le versement d'une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l'identification et à la punition des responsables de la mort et comportant un accès effectif du plaignant à la procédure d'enquête (arrêt Kaya précité, pp. 330-331, § 107).
125.  Au vu des preuves produites en l'espèce, la Cour a conclu qu'il n'a pas été prouvé au-delà de tout doute raisonnable que des agents de l'Etat avaient tué le frère du requérant ou avaient été autrement impliqués dans le meurtre. Toutefois, comme elle l'a déclaré dans des affaires précédentes, cette circonstance ne prive pas nécessairement le grief tiré de l'article 2 de son caractère « défendable » aux fins de l'article 13 (arrêts Boyle et Rice c. Royaume-Uni du 27 avril 1988, série A n° 131, p. 23, § 52, Kaya et Yaşa précités, pp. 330-331, § 107, p. 2442, § 113, respectivement). A cet égard, la Cour relève que nul ne conteste que le frère du requérant a été victime d'un homicide illégal et que l'on peut, dès lors, considérer que l'intéressé présente un « grief défendable ».
126.  Les autorités avaient donc l'obligation de mener une enquête effective sur les circonstances du meurtre du frère du requérant. Pour les raisons exposées ci-dessus (paragraphes 100-106), on ne saurait considérer qu'une enquête pénale effective a été conduite conformément à l'article 13, dont les exigences vont plus loin que l'obligation de mener une enquête imposée par l'article 2 (arrêt Kaya précité, pp. 330-331, § 107). La Cour conclut dès lors que le requérant a été privé d'un recours effectif quant au décès de son frère et donc de l'accès à d'autres recours disponibles, notamment une action en réparation.
Partant, il y a eu violation de l'article 13 de la Convention.
V.  SUR LA PRATIQUE ALLÉGUÉE DE MÉCONNAISSANCE DES ARTICLES 2, 3 ET 13 DE LA CONVENTION PAR LES AUTORITÉS
127.  Le requérant soutient qu'il existe en Turquie une pratique officiellement tolérée de violation des articles 2, 3 et 13 de la Convention, laquelle augmente la gravité des atteintes dont son frère et lui ont été victimes. Invoquant d'autres affaires concernant des événements dans le Sud-Est de la Turquie dans lesquelles la Commission et la Cour ont également conclu à des violations de ces dispositions, l'intéressé soutient qu'elles révèlent que les autorités ont pris le parti de démentir systématiquement les allégations de violations graves des droits de l'homme et de refuser des recours.
128.  Eu égard à ses conclusions ci-dessus sur le terrain des articles 2, 3 et 13, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de rechercher si les manquements décelés en l'espèce participent d'une pratique des autorités.
VI.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA  CONVENTION
129.  Le requérant prétend que son frère a été enlevé et tué en raison de son origine kurde et de ses opinions politiques présumées et qu'il a donc été victime d'une discrimination, au mépris de l'article 14 de la Convention, qui dispose :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
130.  Le Gouvernement n'a pas abordé cette question à l'audience.
131.  La Cour estime que ces griefs découlent des mêmes faits que ceux examinés sous l'angle des articles 2, 3 et 13 de la Convention, et juge qu'il n'y a pas lieu de les examiner séparément.
VII.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 de la Convention
132.  L'article 41 de la Convention est ainsi libellé :
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Préjudice matériel
133.  Le requérant réclame 42 000 livres sterling (GBP) pour le préjudice matériel éprouvé par son frère, aujourd'hui décédé. Il prétend que l'on peut estimer que celui-ci, qui était âgé de vingt-sept ans au moment de son décès et percevait comme médecin un salaire équivalent à 1 102 GBP par mois, a subi une perte globale de revenus de 253 900,80 GBP. Toutefois, pour éviter tout enrichissement sans cause, il ramène la somme demandée à 42 000 GBP.
134.  Le Gouvernement, soulignant que le requérant n'a démontré aucune implication directe de l'Etat dans le décès de son frère, rejette ses prétentions comme excessives et susceptibles d'aboutir à un enrichissement sans cause. Il conteste que le frère de l'intéressé eût perçu la rémunération alléguée, qui est considérable pour la Turquie.
135.  La Cour relève que le défunt était célibataire et sans enfant. Le requérant ne prétend pas avoir été à la charge de son frère. Cette situation n'exclut pas d'accorder une réparation pécuniaire à un requérant qui établit qu'un membre proche de sa famille a été victime d'une violation de la Convention (arrêt Aksoy, pp. 2289-2290, § 113, dans lequel la Cour a tenu compte de l'indemnité demandée par le requérant avant son décès pour perte de gains et frais médicaux résultant de sa détention et des tortures subies par lui en octroyant la réparation au père du requérant qui avait repris l'instance). Toutefois, en l'espèce, les demandes pour préjudice matériel portent sur des pertes survenues après le décès du frère du requérant. Elles ne représentent pas des pertes véritablement subies par celui-ci avant son décès ou par le requérant après la mort de son frère. Dès lors, la Cour ne juge pas approprié, dans les circonstances de l'espèce, d'allouer une indemnité au requérant à ce titre.
B.  Préjudice moral
136.  Vu la gravité et le nombre de violations, le requérant sollicite 50 000 GBP pour son frère et 2 500 GBP pour lui-même.
137.  Le Gouvernement estime ces montants excessifs et injustifiés.
138.  Quant à l'indemnité demandée par le requérant pour son frère au titre du préjudice moral, la Cour note que des sommes ont déjà été octroyées à des époux survivants et à des enfants et, le cas échéant, à des requérants qui avaient survécu à leurs parents ou frère et sœur. Elle a précédemment alloué des sommes pour la victime lorsqu'elle avait constaté qu'il y avait eu détention arbitraire ou tortures avant la disparition ou le décès, sommes qui devaient être détenues pour les héritiers de la victime (arrêt Kurt précité, p. 1195, §§ 174-175, et arrêt Çakıcı précité, § 130). La Cour rappelle ses constats de violation des articles 2, 3 et 13 faute de protection de la vie de Hasan Kaya, dont le corps a été retrouvé avec des signes de mauvais traitements après six jours de captivité. Elle juge approprié, dans les circonstances de l'espèce, d'octroyer 15 000 GBP, montant à verser au requérant et devant être détenu par lui pour les héritiers de son frère.
139.  La Cour admet que le requérant lui-même a subi un préjudice moral qui ne saurait être réparé par les seuls constats de violation. Statuant en équité, elle lui alloue la somme de 2 500 GBP, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement.
C.  Frais et dépens
140.  Le requérant sollicite au total 32 781,74 GBP en remboursement des frais et dépens encourus pour la présentation de sa requête, moins la somme versée par le Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire. Ce montant inclut les frais occasionnés par la comparution à l'audition devant les délégués de la Commission à Ankara et à Strasbourg et à l'audience devant la Cour à Strasbourg. Un montant de 5 205 GBP est demandé pour les honoraires et frais administratifs du Projet kurde pour les droits de l'homme qui a assuré la liaison entre l'équipe de juristes au Royaume-Uni, d'une part, et les avocats et le requérant en Turquie, d'autre part, et une somme de 3 570 GBP pour le travail des avocats en Turquie.
141.  Le Gouvernement juge les honoraires excessifs et abusifs, et fait valoir qu'il y a lieu de tenir compte du barème applicable au barreau d'Istanbul.
142.  Quant à la demande de remboursement des frais et dépens, la Cour, statuant en équité et prenant en considération le décompte détaillé soumis par le requérant, octroie à ce dernier la somme de 22 000 GBP, ainsi que la taxe sur la valeur ajoutée éventuellement due, moins les 15 095 francs français perçus du Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire.
D.  Intérêts moratoires
143.  Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d'intérêt légal applicable au Royaume-Uni à la date d'adoption du présent arrêt est de 7,5 % l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Dit, par six voix contre une, que l'Etat défendeur a manqué à protéger la vie de Hasan Kaya, au mépris de l'article 2 de la Convention ;
2.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention en ce que les autorités de l'Etat défendeur n'ont pas mené d'enquête effective sur les circonstances du décès de Hasan Kaya ;
3.  Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention ;
4.  Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention ; 
5.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner s'il y a eu violation de l'article 14 de la Convention ;
6.  Dit, par six voix contre une, que l'Etat défendeur doit verser au requérant pour son frère, dans les trois mois, au titre du préjudice moral, 15 000 GBP (quinze mille livres sterling), à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement, somme que le requérant détiendra pour les héritiers de son frère ;
7.  Dit, à l'unanimité, que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, au titre du préjudice moral, 2 500 GBP (deux mille cinq cents livres sterling), à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
8.  Dit, à l'unanimité, que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 22 000 GBP (vingt-deux mille livres sterling) pour frais et dépens, ainsi que tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, moins 15 095 FRF (quinze mille quatre-vingt-quinze francs français) à convertir en livres sterling au taux applicable à la date du prononcé du présent arrêt ;
9.  Dit, à l'unanimité, que ces montants seront à majorer d'un intérêt simple de 7,5 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;
10.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 28 mars 2000.
Michael O'Boyle Elisabeth Palm   Greffier   Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion en partie dissidente de M. Gölcücklü.
E.P.
M.O'B.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE  de M. le juge GÖLCÜKLÜ
A mon grand regret, je ne puis me rallier à la majorité en ce qui concerne les points 1, 3, 4 et 6 du dispositif de l'arrêt Mahmut Kaya, pour les raisons suivantes :
1.  La Cour est arrivée à la conclusion que l'article 2 a été violé par l'Etat défendeur en ce que ce dernier a manqué à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie de Hasan Kaya.
Il n'y a pas l'ombre d'un doute pour quiconque : la région du Sud-Est de la Turquie est une région à haut risque pour tous ses habitants. En effet, des terroristes du PKK et du Hezbollah ainsi que des membres de l'extrême gauche, encouragés et épaulés par des puissances étrangères, ne cessent de commettre des méfaits en faisant feu de tout bois. Aussi, des truands et des individus douteux ne manquent-ils pas de tirer bénéfice de l'existence des groupes terroristes susmentionnés dans cette région. Afin de faire face à ces risques pour la vie des citoyens, les autorités ont pris – et continuent de prendre – toute mesure nécessaire, dans la mesure du possible (paragraphe 86 de l'arrêt). La Cour elle-même reconnaît que l'obligation positive de l'Etat découlant de la Convention n'est pas une obligation de résultat mais simplement une obligation de moyen.
Ainsi un individu vivant dans cette région et se sentant menacé ne devrait-il pas être plus prudent que quiconque et prendre ses propres mesures de sécurité, plutôt que d'attendre que les autorités viennent le protéger contre ces dangers ?
Conscient des dangers auxquels il aurait été exposé, selon les constatations de la Commission, n'a-t-il pas été imprudent et téméraire de partir, l'on ne sait où, avec les premiers venus qu'il ne connaissait pas ?
Il n'est malheureusement pas possible pour un gouvernement quel qu'il soit de faire accompagner un individu, qui se sentirait menacé, par un ou plusieurs agents de sécurité pour lui assurer une protection rapprochée dans une région à grand risque où peut-être des centaines ou des milliers de personnes sont dans la même situation que lui. D'autant plus que Hasan Kaya n'a, à aucun moment, demandé de protection pour sa personne. Des responsables de la région et ses proches ont, sinon menti, dissimulé les vraies circonstances de la disparition de Hasan Kaya aux autorités responsables des recherches et de l'enquête. En d'autres termes, ils n'ont aucunement contribué au travail des agents de sécurité (paragraphe 14 de l'arrêt).
Par conséquent, je ne partage pas l'avis que l'Etat défendeur a manqué à un quelconque devoir de protéger la vie de Hasan Kaya, ce au mépris de l'article 2 de la Convention.
2.  En ce qui concerne la violation constatée de l'article 13 de la Convention, je me réfère à mon opinion dissidente dans l'affaire Ergi c. Turquie (arrêt du 28 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV).
Ainsi, lorsqu'on arrive à la conclusion de la violation de l'article 2 de la Convention au motif qu'une enquête efficace n'a pas été faite sur le décès qui fait l'objet de la plainte, j'estime, comme la Commission, qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 13. Car l'absence d'enquête satisfaisante et adéquate sur le décès qui est à l'origine des griefs du requérant, sur le terrain tant de l'article 2 que de l'article 13, signifie en même temps et indistinctement qu'il y a absence de recours effectif devant une instance nationale. A ce sujet, je renvoie à mon opinion dissidente dans l'affaire Kaya c. Turquie (arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I), et à l'avis exprimé par la Commission avec une forte majorité en la matière (voir les avis de la Commission annexés aux arrêts Aytekin c. Turquie du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, Ergi précité, et Yaşa c. Turquie du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI).
3.  La Cour a alloué la somme de 15 000 livres sterling (GBP) au requérant « pour son frère (...) au titre du préjudice moral (...) somme que le requérant détiendra pour les héritiers de son frère ».
Dans le système de la Convention, l'actio popularis est prohibée et cela avec toutes ses conséquences logiques. C'est la raison pour laquelle la Cour n'a jusqu'à présent accordé de réparation, au titre du préjudice moral pour des violations individuelles, qu'aux membres très proches de la famille, tels l'épouse ou l'époux survivant ou les enfants de la personne disparue ou encore, à la rigueur lorsque ceci paraît équitable, aux père et mère, s'il y a une demande expresse (paragraphe 138 de l'arrêt, et l'arrêt Tanrıkulu c. Turquie [GC], n° 23763/94, § 138, CEDH 1999-IV).
Il est tout à fait étranger et contraire au système de la Convention et dépourvu de toute justification juridique d'allouer une compensation à un groupe abstrait, anonyme et non défini (des héritiers peut-être très lointains) qui n'a subi aucun préjudice moral du fait des violations constatées.
Hasan Kaya était célibataire et n'avait ni compagne ni enfants et donc pas d'héritiers qui auraient mérité une réparation pour préjudice moral. Mais il y a encore plus étonnant : la Cour a accordé au requérant, frère de Hasan Kaya, la somme de 2 500 GBP au titre du préjudice moral (paragraphe 139 de l'arrêt). Ce même frère touchera encore une fois une partie des 15 000 GBP allouées en tant qu'héritier du frère décédé. Il sera ainsi indemnisé deux fois pour le même préjudice, ce qui met en relief le caractère inéquitable de la décision de la Cour dans cette affaire.
4.  Avant de terminer, je ne peux m'empêcher d'exprimer une réflexion sur un point, à mon avis, important. Si l'auteur présumé d'un délit est un agent de l'Etat, la poursuite pénale contre ce dernier n'est possible que sur autorisation préalable d'un corps administratif (le « comité administratif »). Or ce corps est constitué de fonctionnaires publics, ce qui est d'ailleurs prévu par la loi, et il n'est ni indépendant ni impartial. La Cour a toujours reproché cet état de fait au gouvernement de la Turquie, opinion que je partage entièrement.
Pourtant, la décision d'irrecevabilité de la Cour du 5 octobre 1999 dans l'affaire Grams c. Allemagne (déc.), n° 33677/96, CEDH 1999-VII, est intéressante en la matière. Concernant le décès d'une personne, membre présumé de la Fraction armée rouge, la Cour relève que le parquet de Schwerin décida de classer l'affaire au motif que les policiers ont tiré dans une situation de légitime défense et que Grams s'est suicidé en se tirant une balle dans la tête. Pour arriver à cette conclusion, le parquet se fonde sur un rapport (Abschlußvermerk) de 210 pages dans lequel la cellule spéciale chargée de l'instruction de l'affaire rendait compte de ses investigations. Ce qui est intéressant dans cet exemple – et notons au passage que la requête n'a pas même été communiquée au Gouvernement – c'est le fait que l'investigation n'a pas été menée par un organe judiciaire mais par une cellule spéciale, donc par une instance purement administrative.
1.  Note du greffe : le rapport est disponible au greffe.
2.  Personnes qui coopèrent avec les autorités après avoir avoué leur lien avec le PKK.
1.  « Susurluk » est la scène où a eu lieu, en novembre 1996, un accident impliquant un véhicule dans lequel se trouvaient un parlementaire, l’ancien directeur adjoint de la sûreté d’Istanbul, un extrémiste de droite notoire et un trafiquant de drogue recherché par Interpol ainsi que l’amie de celui-ci ; les trois derniers y ont trouvé la mort. La réunion de ces personnes avait dérangé l’opinion publique au point de nécessiter l’ouverture de plus de seize enquêtes judiciaires à différents niveaux et d’une enquête parlementaire.
1.  Un trafiquant de stupéfiants renommé qui était sérieusement soupçonné de soutenir le PKK et l’un des principaux fournisseurs de capitaux d’Özgür Gündem.
2.  Personnage politique prokurde, M. Anter était l’un des fondateurs du Parti du travail du peuple (« HEP »), directeur de l’Institut kurde d’Istanbul, écrivain et éditorialiste entre autres pour l’hebdomadaire Yeni Ülke et le quotidien Özgür Gündem. Il a été tué le 30 septembre 1992 à Diyarbakır. Ce meurtre a été revendiqué par un groupe clandestin inconnu, « Boz-Ok ».
3.  Ladite annexe est manquante.
7.  Idem pour la page suivant cette dernière phrase.
ARRêT MAHMUT KAYA c. TURQUIE
ARRêT MAHMUT KAYA c. TURQUIE –
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE M. LE JUGE GÖLCÜKLÜ
ARRÊT MAHMUT KAYA c. TURQUIE


Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 2 pour manque à protéger la vie ; Violation de l'art. 2 pour absence d'enquête effective ; Violation de l'art. 3 ; Violation de l'art. 13 ; Non-lieu à examiner l'art. 14 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 13) DROIT A UN RECOURS EFFECTIF, (Art. 2-1) VIE, (Art. 3) TRAITEMENT DEGRADANT


Parties
Demandeurs : MAHMUT KAYA
Défendeurs : TURQUIE

Références :

Origine de la décision
Formation : Cour (première section)
Date de la décision : 28/03/2000
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 22535/93
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2000-03-28;22535.93 ?

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