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11/07/2000 | CEDH | N°20869/92

CEDH | AFFAIRE DIKME c. TURQUIE


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE DİKME c. TURQUIE
(Requête no 20869/92)
ARRÊT
STRASBOURG
11 juillet 2000
En l'affaire Dikme c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Mme E. Palm, présidente,   MM. L. Ferrari Bravo,    C. Bîrsan,   Mme W. Thomassen,   MM. B. Zupančič,    R. Maruste, juges,    F. Gölcüklü, juge ad hoc,  et de M. M. O'Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 février et 20 ju

in 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  L'affaire a été déférée à la C...

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE DİKME c. TURQUIE
(Requête no 20869/92)
ARRÊT
STRASBOURG
11 juillet 2000
En l'affaire Dikme c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Mme E. Palm, présidente,   MM. L. Ferrari Bravo,    C. Bîrsan,   Mme W. Thomassen,   MM. B. Zupančič,    R. Maruste, juges,    F. Gölcüklü, juge ad hoc,  et de M. M. O'Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 février et 20 juin 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  L'affaire a été déférée à la Cour, conformément aux dispositions qui s'appliquaient avant l'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »)1, par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 11 septembre 1999 (article 5 § 4 du Protocole no 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention).
2.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 20869/92) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Metin Dikme (« le requérant ») et sa mère, Mme Emine Dikme (« la requérante »), avaient saisi la Commission le 22 octobre 1992 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention.
Invoquant les articles 3 et 5 § 3 de la Convention, le requérant se plaignait de la durée, selon lui excessive, de sa garde à vue ainsi que de mauvais traitements reçus au cours de celle-ci. Sur le terrain de l'article 5 § 2, il affirmait aussi n'avoir pas été dûment informé, au moment de son arrestation, des soupçons pesant sur lui. Il voyait par ailleurs dans l'impossibilité où il s'était trouvé de s'entretenir avec son avocat pendant la garde à vue une violation de l'article 6 § 3 c). Enfin, il se disait victime d'une double violation de l'article 2 : d'une part, le délit dont il était accusé était passible de la peine capitale et, d'autre part, les mauvais traitements qu'il avait subis étaient si graves qu'il eût pu succomber à ses blessures. Quant à la requérante, elle dénonçait une atteinte à son droit au respect de sa vie familiale, au sens de l'article 8, en ce que les autorités pénitentiaires lui avaient refusé l'autorisation de rendre visite à son fils.
3.  Le 29 novembre 1993, la Commission a décidé de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), en l'invitant à présenter par écrit des observations sur sa recevabilité et son bien-fondé.
Le 17 octobre 1994, la Commission, constatant que malgré des rappels le Gouvernement n'avait pas présenté d'observations écrites ni soulevé d'exceptions préliminaires, a déclaré recevables les griefs tirés des articles 3, 5 §§ 2 et 3, 6 § 3 c) et 8 de la Convention. Elle a conclu à l'irrecevabilité de la requête pour le surplus.
Le 3 mars 1998, la Commission a décidé d'office d'inviter les parties à présenter des observations sur la question du respect du délai de six mois quant aux doléances formulées sur le terrain de l'article 5 §§ 2 et 3 de la Convention, ce aux fins d'une éventuelle application de l'ancien article 29. Le 2 décembre 1998, elle a estimé cette disposition inapplicable, la majorité des deux tiers de ses membres n'ayant pas été atteinte.
Dans son rapport du 4 juin 1999 (ancien article 31 de la Convention)2, la Commission formule l'avis unanime qu'il y a eu, dans le chef du requérant, violation des articles 3, 5 § 3 et 6 § 1, combiné avec l'article 6 § 3 c), mais non de l'article 5 § 2. Elle conclut aussi, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu, dans le chef de la requérante, violation de l'article 8.
4.  Le 20 septembre 1999, un collège de la Grande Chambre a décidé que l'affaire devait être examinée par une des sections de la Cour (article 100 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »)) et le président de la Cour a attribué l'affaire à la première section. M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie, s'étant déporté (article 28), le Gouvernement a désigné M. F. Gölcüklü pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
5.  Après consultation des représentants du Gouvernement et des requérants, la chambre a décidé de tenir une audience publique (article 59 § 2 du règlement).
6.  Le 12 novembre 1999, le greffe a reçu le mémoire des requérants. Le 13 décembre 1999, dans le délai qu'avait prorogé la présidente de la section, le Gouvernement a déposé son mémoire ; le 24 janvier 2000, est parvenu au greffe un addendum au mémoire des requérants concernant leurs prétentions au titre de l'article 41 de la Convention.
7.  Le 10 février 2000, comme la Cour l'avait décidé, le greffe a adressé aux parties des questions se rapportant aux faits de la cause, en les invitant à y répondre lors de l'audience.
8.  Le 25 février 2000, la présidente a accordé l'assistance judiciaire aux requérants (article 91 du règlement).
9.  L'audience s'est déroulée en public, le 29 février 2000, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement  Mme D. Akçay, docteur en droit, coagent,  MM. Y. Özdemir,     F. Polat,  Mlle M. Gülşen, conseillers ;
– pour les requérants  Me T. Höhne, avocat à Vienne,  conseil. 
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Höhne puis Mme Akçay.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
10.  Les requérants, M. Metin Dikme et sa mère, Mme Emine Dikme, sont nés respectivement en 1969 et en 1933. Le premier est actuellement détenu à la maison d'arrêt d'Istanbul. Quant à Mme Dikme, elle réside à Vienne.
A.  L'arrestation, la garde à vue et la détention provisoire de M. Dikme
11.  Telles qu'il les a exposées dans une lettre du 24 juin 1992, les circonstances dans lesquelles le requérant a été arrêté, mis en garde à vue et placé en détention provisoire peuvent se résumer comme suit.
12.  Le 10 février 1992, à 7 h 30 du matin, trois policiers interpellèrent, dans le quartier de Levent à Istanbul, le requérant et sa compagne, Y.O., tous deux en possession de faux papiers d'identité. Les intéressés furent aussitôt arrêtés et, après quelques heures d'attente au commissariat local, amenés à la section antiterroriste de la direction de la sûreté de Levent, à Istanbul (« la section »).
Ils furent placés en garde à vue dans des locaux séparés ; dès son arrivée, le requérant se vit bander les yeux, puis un groupe de policiers qui se présentèrent comme appartenant à la brigade dite « anti-Dev-Sol »3 se mirent à lui donner des coups de poing et des coups de pied et le menacèrent de mort s'il refusait de dévoiler sa vraie identité. Ensuite, le requérant fut conduit dans une chambre au rez-de-chaussée où, après l'avoir dénudé, on lui attacha les mains dans le dos et le suspendit par les bras, manière « pendaison palestinienne ». Pendant des heures, les policiers le rouèrent de coups alors qu'il était dans cette position et lui infligèrent des électrochocs au moyen d'électrodes fixées à ses pieds et ses organes génitaux.
13.  Vers 19 heures, M. Dikme fut transporté dans une autre pièce ; on le fit coucher par terre, les mains toujours attachées dans le dos. Un prétendu membre des services secrets lui dit alors : « Tu appartiens à Devrimci Sol, et si tu ne nous donnes pas les renseignements dont nous avons besoin, c'est ton cadavre qui sortira d'ici ! », après quoi les policiers commencèrent à le tabasser, en frappant entre autres sur les parties génitales ; cela dura jusque vers 2 heures du matin, puis on le conduisit dans une cellule de 2 m2. Il dut y dormir nu, à même le sol.
14.  Le lendemain, vers 8 heures, il fut derechef amené au rez-de-chaussée, attaché et étendu par terre ; il reçut encore des coups et subit des électrocutions aux pieds, derrière les oreilles et sur la langue ; lorsque les tortionnaires allèrent déjeuner, le requérant s'était déjà évanoui deux fois. Une heure après, on lui infligea de nouveau la « pendaison palestinienne » pour lui administrer des décharges électriques, en même temps qu'on l'arrosait d'eau froide. Puis on l'abandonna couché sur le béton, nu et les yeux bandés.
Le soir, reconduit à l'étage supérieur, le requérant vit d'abord l'agent des services secrets le tirer par les cheveux et lui cogner la tête à deux reprises contre le mur ; ensuite on le rhabilla et le transporta dans une forêt. Là, quelqu'un pointa un revolver sur sa tête, lui demandant de faire sa « dernière prière », avant de tirer à blanc. Après ce simulacre d'exécution, le requérant fut aussitôt reconduit à la section. Les yeux bandés, il y fut de nouveau dévêtu et placé dans une baignoire contenant de l'eau glacée. Le jour suivant les policiers continuèrent à exercer des sévices.
15.  A partir du cinquième jour de garde à vue, les mauvais traitements s'interrompirent. L'on continua cependant à interroger le requérant, dont les yeux étaient toujours bandés, en l'accablant d'injures.
16.  Pendant toute la durée de la garde à vue, le requérant ne put bénéficier d'une quelconque assistance d'un avocat ; chaque jour, il passait seize heures dans une cellule, sans avoir droit à aucune visite ni à aucun livre ou journal. La seule personne qu'il put voir une fois dans les locaux de la section, et ce sans pouvoir lui adresser la parole, fut sa compagne, Y.O.
A cet égard, le requérant a produit devant la Cour une lettre de Y.O., comportant les passages suivants :
« Moi-même et Metin Dikme avons été appréhendés le 10 février 1992. (...) Dès notre arrivée à la première section, ils nous ont bandé les yeux et ils ont séparé Metin de moi. Avant d'être conduite en cellule, j'ai vu qu'ils avaient commencé à le tabasser. Au cours des seize jours passés dans la section, je n'ai pu voir Metin que lorsqu'il allait aux interrogatoires ou en revenait et, quelquefois, lorsqu'on l'amenait aux toilettes. Chaque fois il avait les yeux bandés. Une fois seulement, j'ai pu apercevoir des bleus sur ses yeux. Cependant, lors de mes interrogatoires, ils me racontaient sans cesse, en l'injuriant, les tortures qu'ils avaient infligées à Metin (...) »
17.  Le 25 février 1992, la section demanda au procureur de la République près la cour de sûreté de l'Etat d'Istanbul (« le procureur » – « la cour de sûreté de l'Etat ») le renvoi du requérant et de Y.O. devant le bureau de Sultanahmet de l'institut de médecine légale. Le procureur accéda à cette demande, et, le 26 février 1992, seizième jour de leur détention, ceux-ci furent examinés par un médecin légiste, qui aurait dit au requérant : « T'es en pleine forme, t'as rien. »
Etabli le même jour, le rapport médical indiquait qu'aucune trace de coup ou de contrainte physique n'avait été décelée sur le corps de Y.O. et que seules des « écorchures anciennes recouvertes d'une croûte [avaient] été constatées sur le coude gauche » du requérant.
18.  Toujours le 26 février 1992, le requérant et Y.O. furent entendus par le procureur puis traduits devant le juge assesseur de la cour de sûreté de l'Etat. Ils revinrent sur leurs déclarations à la police, affirmant ne les avoir signées que « sous la torture », et contestèrent les accusations portées contre eux. Y.O. déclara : « Je porte plainte contre les policiers qui m'ont torturée et qui (...) se dénommaient Brigade Dev-Sol. »
Le juge assesseur ordonna la mise en détention provisoire des intéressés, concluant à l'existence « d'importants indices » concernant leur appartenance à Dev-Sol et leur implication dans des actes de violence perpétrés par cette organisation.
En bas de l'ordonnance figure l'annotation suivante, signée par Metin Dikme : « Je ne veux informer personne de mon placement en détention. »
19.  A la suite de son transfert à la maison d'arrêt d'Istanbul, le requérant fut examiné par le médecin pénitentiaire, en l'absence d'un conseil.
Dans son rapport, dit préliminaire, du 28 février 1992, le médecin constata l'existence d'une série de séquelles sur le corps du requérant. Par la suite, ces conclusions furent reprises et confirmées dans le rapport final du 4 mars 1992 établi par le bureau d'Eyüp de l'institut de médecine légale, dont un médecin avait derechef examiné le requérant :
« Vu le rapport no 55 du 28 février 1992, signé par le médecin pénitentiaire et établi au nom de Metin Dikme (...) et à la suite de l'examen de celui-ci, constatons :
Qu'[il a été décelé] une lésion croûteuse d'un diamètre de 0,5 cm sur la partie axillaire gauche, une érosion croûteuse de 7 x 7 cm sur le coude gauche, deux lésions circulaires parallèles, partiellement croûteuses et distantes de 4 cm, sur le poignet gauche, des érosions cutanées sur les phalanges proximales des doigts nos 1, 2 et 3 ainsi qu'une écorchure cutanée de 1,5 cm sur la face intérieure de la phalange distale du doigt no 3 de la main gauche, une lésion croûteuse sur le coude droit, deux lésions croûteuses de 0,5 cm sur la face extérieure de l'avant-bras droit, une lésion cutanée sur le poignet droit, des lésions croûteuses de 1 cm sur la phalange distale du doigt no 4, de 0,5 cm sur les phalanges proximales des doigts nos 3, 4 et 5, de 3 x 1 et de 3 x 2 cm sur la face intérieure patellaire, de 10 x 1 cm sur la partie crurale droite, de 0,5 x 0,5 cm sur la partie supérieure de la malléole interne droite, de 0,5 x 0,5 cm sur la malléole externe, une ecchymose croûteuse sur l'orteil no 5 et une lésion croûteuse de 0,5 x 0,5 cm sur l'orteil no 1 du pied droit, une érosion cutanée de 2 x 2 cm sur la région supérieure du pied droit, des lésions croûteuses de 2 x 2 cm sur la malléole interne et de 1 x 1 cm sur la malléole externe ;
Qu'actuellement, il existe des séquelles d'écorchures en voie de guérison, partiellement croûteuses, partiellement cicatrisées, ainsi que des séquelles d'ecchymoses jaunâtres et brunâtres, en passe de recouvrer une couleur normale (aux grandeurs dont fait état le rapport préliminaire) sur les doigts et poignets des deux mains, les coudes, les bras, sur les chevilles et les parties supérieures des orteils des deux pieds, sur la partie crurale et la rotule droites. »
En conclusion, le médecin légiste, déclarant que les séquelles susmentionnées ne mettaient pas en danger la vie du requérant, ordonna une convalescence de cinq jours.
20.  Le 11 juin 1992, date de la fête religieuse correspondant au dernier jour du ramadan, Mme Dikme voulut rendre visite au requérant ; cela lui fut refusé par les responsables de la maison d'arrêt.
21.  Le 18 juin 1992, le requérant signa un pouvoir en faveur d'un avocat, sans pour autant le rencontrer (paragraphe 28 ci-dessous).
B.  Les procédures pénales litigieuses
1.  L'action publique diligentée contre M. Dikme
22.  Par un acte d'accusation présenté le 7 septembre 1992, le procureur reprocha au requérant et à Y.O. d'avoir commis, entre 1990 et 1992, plusieurs attentats contre, entre autres, un membre du parquet, un général à la retraite et six policiers, ainsi que d'avoir trempé dans plusieurs actes de violence perpétrés pour le compte de l'organisation illégale armée Dev-Sol. Il requit l'application de l'article 146 § 1 du code pénal, donc la condamnation du requérant et de Y.O. à la peine capitale.
23.  Le 23 octobre 1992, les débats s'ouvrirent devant la cour de sûreté de l'Etat. Le requérant y présenta un mémoire dans lequel, contestant les charges pesant sur lui, il dénia catégoriquement le contenu des procès-verbaux de dépositions établis par la police lors de sa détention, soutenant qu'elles lui avaient été extorquées sous la torture. Aussi dénonça-t-il formellement les policiers responsables de sa garde à vue en s'appuyant sur le rapport médical du 4 mars 1992 (paragraphes 19 ci-dessus et 29 ci-dessous).
Le requérant exposa notamment que, craignant que la police ne s'en prît à eux en raison du casier judiciaire de sa sœur tuée à Ankara lors d'un affrontement avec la police, lui-même et Y.O. avaient dû utiliser des faux papiers, et que, par ailleurs, ils s'étaient fait passer pour un couple marié dans le seul but de louer plus facilement un appartement. Il plaida donc non coupable et sollicita sa mise en liberté provisoire.
24.  Les 8 janvier et 8 octobre 1993, le procureur déposa deux autres réquisitoires et mit le requérant en accusation pour d'autres actes de violence, notamment des assassinats, attaques et vols à main armée, attentats à la bombe, coups et blessures, également commis entre 1990 et 1992.
25.  La cour de sûreté de l'Etat, après avoir tenu quarante-quatre audiences et entendu environ soixante-dix témoins, prononça son arrêt le 26 juin 1998. Elle y parvint à la conclusion que « au vu du dossier, la culpabilité de l'accusé se trouv[ait] établie » quant à une partie des faits reprochés, commis au nom de Dev-Sol dans le but de renverser le régime constitutionnel, et condamna M. Dikme à la peine capitale, eu égard à l'intensité, à la quantité et à la gravité de ses actes, ainsi qu'à la circonstance que, lors de son procès, il n'avait manifesté aucun remords.
26.  Tant le conseil du requérant que le procureur général près la Cour de cassation se pourvurent contre l'arrêt de la cour de sûreté de l'Etat, le 29 septembre et le 12 novembre 1998 respectivement. Dans son pourvoi, ledit conseil se borna à dénoncer le caractère « injuste et lourd » de la condamnation prononcée ; quant au procureur général, il estima que l'arrêt en question ne pouvait passer pour suffisamment motivé, faute d'avoir démontré, là où il l'aurait fallu, les éléments de preuve ayant fondé la condamnation et l'appréciation qui en avait été faite.
27.  Par un arrêt du 22 mars 1999, prononcé le 7 avril, la Cour de cassation infirma l'arrêt du 26 juin 1998, au motif qu'« il [était] contraire à l'article 141 de la Constitution, ainsi qu'aux articles 32 et 260 du code de procédure pénale, de rendre un jugement sans faire cas de la règle selon laquelle les jugements doivent être motivés de manière à permettre à la Cour de cassation d'exercer son contrôle et sans mentionner dans le dispositif, pour chacun des actes reprochés, les preuves avérées et l'appréciation portée à leur égard (...) ».
En conséquence, la Cour de cassation renvoya l'affaire devant la cour de sûreté de l'Etat, où elle est actuellement pendante.
2.  La procédure entamée contre les policiers accusés de mauvais traitements
28.  Après avoir plaidé à l'audience du 23 octobre 1992 devant la cour de sûreté de l'Etat (paragraphe 23 ci-dessus), le requérant et Y.O. avaient déposé deux plaintes écrites séparées contre leurs tortionnaires présumés. Le 27 novembre, tenant compte de cette circonstance et vraisemblablement sur l'instruction d'une autorité ministérielle, le procureur décida de s'enquérir auprès des autorités concernées des points de savoir si le requérant avait eu accès à un avocat lors de sa garde à vue et/ou fait l'objet de mauvais traitements à la suite de son incarcération à la maison d'arrêt d'Istanbul.
Dans une lettre du 30 novembre, le directeur de la section répondit qu'« aucun entretien avec un conseil n'a[vait] eu lieu étant donné que, pendant la durée de la garde à vue de Metin Dikme, nul avocat n'a[vait] formulé (...) une demande en ce sens ».
De son côté, le 1er décembre, le directeur de la maison d'arrêt d'Istanbul précisa ceci : « Metin Dikme (...) n'a pas subi de mauvais traitements au cours de sa détention, et il n'existe d'ailleurs aucune plainte déposée par lui à ce sujet auprès de notre direction. Pendant sa détention dans notre maison d'arrêt, il ne court aucun risque de faire l'objet de mauvais traitements. La consultation de nos registres a en outre permis de constater qu'il ne s'était jamais entretenu avec un avocat. »
29.  Le 8 décembre 1992, le président de la cour de sûreté de l'Etat transmit au procureur, pour action, les plaintes qui avaient été déposées le 23 octobre 1992.
30.  Par une ordonnance du 10 décembre 1992, le procureur déclina sa compétence ratione materiae en faveur de la préfecture d'Istanbul, où il renvoya le dossier, en application de l'article 15 § 3 de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme (paragraphe 36 ci-dessous).
31.  Le 9 juillet 1993, le comité administratif du département d'Istanbul prononça un non-lieu quant à la plainte pénale du requérant et de Y.O. Cette décision fut notifiée au requérant le 6 août 1993.
32.  La Cour ne dispose d'aucune autre information sur cette procédure.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
A.  Les modalités des gardes à vue
33.  A l'époque des faits, l'article 16 de la loi no 2845 sur la procédure devant les cours de sûreté de l'Etat prévoyait, quant aux infractions relevant de la compétence exclusive desdites juridictions, que toute personne arrêtée devait être traduite devant un juge au plus tard dans les quarante-huit heures ou, en cas de délit collectif commis en dehors de la région soumise à l'état d'urgence, dans les quinze jours, ce sans compter le temps nécessaire pour amener le détenu devant ledit juge.
34.  Avant de l'interroger, les membres de la police informent la personne arrêtée du délit qui lui est reproché et lui demandent si elle désire ou non répondre à ce sujet. En matière d'assistance par un avocat, l'article 144 du code de procédure pénale (« CPP »), dans sa version applicable en l'espèce, dispose qu'un accusé ne peut s'entretenir et correspondre avec un conseil qu'après sa mise en détention provisoire, étant entendu que le juge peut décider que certains éléments du dossier, considérés comme sensibles, ne seront pas portés à la connaissance de l'accusé, ce jusqu'à l'ouverture de l'action publique. Par ailleurs, le conseil de l'accusé ne peut avoir accès aux documents versés au dossier de l'affaire qu'après le dépôt de l'acte d'accusation par le parquet (article 143).
B.  La poursuite des actes de mauvais traitements
35.  Le code pénal turc érige en infraction le fait pour un agent public de soumettre un individu à la torture ou à des mauvais traitements (articles 243 pour la torture et 245 pour les mauvais traitements). Les obligations incombant aux autorités quant à la conduite d'une enquête préliminaire au sujet de faits et omissions susceptibles de constituer pareilles infractions que l'on porte à leur connaissance sont régies par les articles 151 à 153 CPP. Les infractions peuvent être dénoncées non seulement aux parquets ou aux forces de l'ordre mais également aux autorités administratives locales. Les plaintes peuvent être déposées par écrit ou oralement. Dans ce dernier cas, l'autorité est tenue d'en dresser procès-verbal (article 151).
En vertu de l'article 235 du code pénal, tout agent public qui omet de dénoncer à la police ou au parquet une infraction dont il a eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions est passible d'une peine d'emprisonnement. Le procureur qui, de quelque manière que ce soit, est avisé d'une situation permettant de soupçonner qu'une infraction a été commise est obligé d'instruire les faits afin de décider s'il y a lieu ou non d'engager des poursuites (article 153 CPP).
36.  Si l'auteur présumé d'une infraction est un agent de la fonction publique et si l'infraction a été commise dans l'exercice de ses fonctions, l'enquête préliminaire obéit à la loi de 1914 sur les poursuites contre les fonctionnaires, qui limite la compétence ratione personae du ministère public quant à cette phase de la procédure. En pareil cas, l'enquête préliminaire et, par conséquent, la décision de poursuivre ou non sont du ressort du conseil administratif local compétent (celui du district ou du département, selon le statut du suspect). Une fois prise la décision de poursuivre, c'est au procureur qu'il incombe d'instruire l'affaire.
Les décisions des conseils administratifs locaux sont susceptibles de recours devant le Conseil d'Etat, dont la saisine est d'office en cas de classement sans suite.
En ce qui concerne les accusations portées contre les agents et fonctionnaires des forces de l'ordre et des services de renseignements exerçant en matière de terrorisme, l'article 15 § 3 de la loi no 3713 – en vigueur à l'époque des faits – constituait une lex specialis et consacrait la même règle de compétence pour les enquêtes préliminaires mais seulement dans le cadre d'infractions à l'exception d'actes d'homicide. Ultérieurement, par un arrêt du 31 mars 1992 publié au Journal officiel le 27 janvier 1993, la Cour constitutionnelle a aboli cette disposition ; cette mesure a pris effet le 27 juillet 1993.
37.  Aux termes de l'article 102 du code pénal, combiné avec les articles 243 et 245 précités, pour ce qui est des actes de mauvais traitements et de tortures infligés par des membres de la fonction publique, il y a prescription des poursuites cinq ans après la commission de l'infraction.
C.  La valeur probante des éléments recueillis lors de l'instruction préliminaire
38.  Il ressort des principes jurisprudentiels du droit pénal turc que l'interrogatoire d'un suspect est un moyen de défense devant profiter à ce dernier, et non une mesure destinée à obtenir des preuves à charge. Si les déclarations qui en sont issues peuvent entrer en ligne de compte dans l'appréciation par le juge de la réalité factuelle concernant une affaire, elles doivent néanmoins être faites de plein gré, étant entendu que toute déclaration extorquée par le recours à des pressions ou à la force n'a aucune valeur probante. Aux termes de l'article 247 CPP, tel qu'interprété par la Cour de cassation, pour qu'un procès-verbal d'interrogatoire contenant des aveux faits à la police ou au parquet puisse constituer une preuve à charge, il est impératif que ceux-ci soient réitérés devant le juge. Sinon, la lecture lors de l'audience de pareils procès-verbaux à titre de preuve est prohibée, et, dès lors, on ne saurait y puiser un motif pour fonder une condamnation. Cela dit, même un aveu réitéré à l'audience ne saurait passer – à lui seul – pour un élément de preuve déterminant : il faut qu'il soit étayé par des éléments de preuve complémentaires.
EN DROIT
i.  SUR l'objet du litige
39.  Dans son mémoire puis à l'audience, l'avocat des requérants, tout en souscrivant à l'avis de la Commission qui conclut à la violation des articles 3, 5 § 3 et 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, a prié la Cour de dire qu'il y a aussi eu en l'espèce méconnaissance de l'article 5 § 2 dans le chef du requérant et de l'article 8 dans celui de la requérante.
40.  De son côté, tant dans son mémoire qu'à l'audience, le Gouvernement a invité la Cour à constater que la requête aurait dû être déclarée irrecevable aux motifs que les voies de recours internes n'avaient pas été épuisées et que la règle des six mois n'avait pas été respectée. Quant au fond et à titre subsidiaire, il a soutenu que les faits de la cause n'ont emporté violation d'aucune des dispositions invoquées par les requérants.
II.  sur les exceptions préliminaires du gouvernement
A.  Les arguments du Gouvernement
41.  Le Gouvernement conteste la recevabilité de la requête à un double titre.
1.  Quant au non-épuisement des voies de recours internes
42.  D'abord, il excipe, en quatre branches, du non-épuisement des voies de recours internes.
Premièrement, ni l'un ni l'autre des requérants n'auraient, à aucun stade de la procédure devant les juridictions nationales, invoqué – même en substance – les dispositions de la Convention et/ou les droits dont ils se prévalent maintenant devant la Cour. Partant, celle-ci ne pourrait connaître de la présente affaire si elle suit les conclusions de son arrêt Ahmet Sadık c. Grèce du 15 novembre 1996 (Recueil des arrêts et décisions 1996-V).
Deuxièmement, la présente requête serait prématurée quant au grief tiré de l'article 3 de la Convention, puisqu'elle a été introduite avant l'aboutissement de la procédure engagée en Turquie contre les policiers responsables de la garde à vue du requérant (paragraphes 2, 28 et 31 ci-dessus).
Troisièmement, il en irait de même des griefs tirés de l'article 6 §§ 1 et 3 c) puisque le procès du requérant est encore pendant devant la cour de sûreté de l'Etat (paragraphe 27 ci-dessus).
Quatrièmement, à la suite de l'abolition de l'article 15 § 3 de la loi no 3713 (paragraphe 36 ci-dessus), M. Dikme aurait eu la possibilité de porter une nouvelle fois devant le procureur ses allégations de mauvais traitements.
2.  Quant au non-respect de la règle des six mois
43.  Par ailleurs, le Gouvernement souligne que les faits sous-jacents aux griefs fondés sur les articles 3, 5 § 3 et 6 § 3 c) de la Convention ont tous eu lieu autour du 26 février 1992, date à laquelle la garde à vue de M. Dikme a pris fin et à partir de laquelle il faudrait calculer le délai de six mois. A cet égard, il attire l'attention sur le fait que, par une lettre du 3 mars 1998, la Commission, elle-même consciente de ces problèmes – qui se seraient d'ailleurs posés lors des délibérations sur la recevabilité (paragraphe 3 ci-dessus) –, avait invité les parties à se prononcer sur la question de la tardiveté des griefs tirés de l'article 5 de la Convention. Or, dans son rapport, la Commission aurait occulté cet aspect de l'affaire ainsi que les arguments pertinents que le Gouvernement lui avait soumis le 31 mars 1998. Rappelant que, telle qu'elle est consacrée par la jurisprudence de la Cour en la matière, la règle des six mois évoquée à l'article 35 constitue un facteur de sécurité juridique, le Gouvernement estime que l'attitude de la Commission ne devrait pas empêcher la Cour d'appliquer maintenant d'office la disposition en cause et de déclarer la requête irrecevable. Il articule sa thèse en trois branches.
En ce qui concerne les doléances formulées au regard de l'article 3 de la Convention, le Gouvernement fait remarquer que ni le procureur ni le juge assesseur de la cour de sûreté de l'Etat n'ont réagi aux allégations de mauvais traitements dont M. Dikme les avait saisis le 26 février 1992 (paragraphe 18 ci-dessus). Celui-ci aurait dû donc en déduire que toutes démarches à ce titre seraient vouées à l'échec et, par conséquent, présenter ce grief à la Commission le 26 août 1992 au plus tard.
Le Gouvernement juge également tardif le grief formulé sur le terrain de l'article 5 § 3 de la Convention : le délai de six mois aurait commencé à courir le 26 février 1992, puisque la garde à vue litigieuse était conforme à la loi et qu'aucune voie de recours ne pouvait être efficace pour la contester.
Selon le Gouvernement, il en va de même pour le grief tiré de l'absence d'un avocat lors de la garde à vue, étant donné qu'à l'époque des faits le code de procédure pénale ne garantissait pas semblable droit aux personnes accusées d'infractions relevant de la compétence des cours de sûreté de l'Etat.
B.  L'appréciation de la Cour
44.  La Cour rappelle d'emblée qu'elle a compétence pour connaître de telles questions préliminaires pour autant que l'Etat en cause les ait soulevées au préalable devant la Commission dans la mesure où leur nature et les circonstances s'y prêtaient ; elle déclare l'Etat forclos si cette condition ne se trouve pas remplie (voir, parmi beaucoup d'autres, les arrêts De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique du 18 juin 1971, série A no 12, pp. 29-31, §§ 47-55, et Ciulla c. Italie du 22 février 1989, série A no 148, p. 14, § 28). Or, en l'espèce, elle ne l'est assurément pour aucun des moyens d'irrecevabilité que le Gouvernement tire de l'article 35 de la Convention (paragraphes 42 et 43 ci-dessus).
La Cour constate qu'à deux reprises le Gouvernement a bénéficié d'une prorogation du délai imparti pour le dépôt d'observations sur la recevabilité. Malgré cela, il ne s'est pas exprimé sur le sujet avant la décision sur la recevabilité adoptée par la Commission le 17 octobre 1994.
45.  Certes, la raison de formuler une exception d'irrecevabilité surgit parfois après la décision retenant une requête : par exemple, un revirement de la jurisprudence nationale peut révéler l'existence d'une voie de recours jusque-là ignorée ou un requérant énoncer un grief nouveau dont le gouvernement en cause n'a pas encore eu l'occasion de contester la recevabilité (voir, entre autres, l'arrêt Artico c. Italie du 13 mai 1980, série A no 37, pp. 13-14, § 27). De même, le souci de respecter les principes du contradictoire et de l'égalité des armes peut imposer qu'on relève le Gouvernement de la forclusion le frappant, par exemple lorsque la Commission examine d'office une question préliminaire qui n'a pas été soulevée devant elle par l'Etat défendeur (Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, § 25, CEDH 1999-VIII).
Or la présente affaire ne se range pas dans cette catégorie d'hypothèses et les moyens en question se heurtent à la forclusion.
46.  Le Gouvernement affirme néanmoins le contraire et renvoie à ses observations écrites du 31 mars 1998 destinées à la Commission. Bien que celle-ci ne le précise guère dans son rapport, le Gouvernement paraît en effet avoir inséré dans lesdites observations deux thèses – la première se rapportant au caractère prématuré des allégations de violation de l'article 3 (paragraphe 42 ci-dessus), la seconde à la tardiveté du grief tiré de l'article 5 § 3 (paragraphe 43 ci-dessus) – qui correspondent aux deuxièmes branches des exceptions exposées ci-dessus. A la vérité, c'est la Commission qui l'avait invité d'office à se prononcer sur la question du respect du délai de six mois quant aux doléances présentées sur le terrain de l'article 5 §§ 2 et 3 de la Convention, aux fins semble-t-il d'une éventuelle application de l'ancien article 29 de la Convention, qui, tel qu'amendé par le Protocole no 84, permettait à la Commission de revenir exceptionnellement, moyennant une décision à la majorité des deux tiers de ses membres, sur une décision déclarant une requête recevable. Faute toutefois d'avoir pu réunir ladite majorité, la Commission n'a finalement pas appliqué ce texte (paragraphe 3 ci-dessus).
47.  Cela dit, la Cour rappelle que la structure du mécanisme de sauvegarde instauré par les titres III et IV de l'ancien texte de la Convention tendait à garantir un déroulement logique et harmonieux des procédures devant la Commission et l'ancienne Cour, et le travail de filtrage dont les anciens articles 26 et 27 chargeaient la Commission constituait la première tâche de celle-ci (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Artico précité, ibidem).
En vertu de l'article 5 du Protocole no 11, la procédure à suivre pour les requêtes – telle celle de l'espèce – au sujet desquelles la Commission a adopté un rapport (ancien article 31 de la Convention) après le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11, se trouve régie par les dispositions qui s'appliquaient avant cette date.
Pour se prononcer, la Cour doit donc tenir compte de la finalité de l'ancien article 29, et plus particulièrement de la condition de vote à une majorité qualifiée qu'il consacrait : « La rigueur de cette condition, dérogatoire au principe majoritaire (...) montre que dans l'esprit de la Convention les Etats défendeurs doivent normalement, à peine de forclusion, soulever leurs exceptions préliminaires au stade de l'examen initial de la recevabilité » (ibidem).
48.  Dans ces conditions, nonobstant le fait que la Commission a pu envisager l'application de l'ancien article 29, la Cour estime que le Gouvernement, qui a attendu jusqu'au 31 mars 1998 pour exciper du non-épuisement des voies de recours internes quant aux allégations de mauvais traitements et du non-respect du délai de six mois quant à la durée excessive de la garde à vue (paragraphe 46 ci-dessus), ne peut passer pour avoir recouvré, en s'adressant à elle, l'avantage d'une décision à la majorité simple qu'il a perdu au stade de la recevabilité. En ce qui concerne les affaires portées devant la Cour en vertu de l'article 5 § 4 du Protocole no 11, une solution contraire serait incompatible avec l'économie de la Convention et avec une saine administration de la justice.
49.  En conclusion, la Cour rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement.
III.  sur lES violations alléguées de l'article 5 de la convention
50.  Le requérant se plaint d'une violation des paragraphes 2 et 3 de l'article 5 de la Convention qui, dans ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
c)  s'il a été arrêté et détenu en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci ;
2.  Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu'elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle.
3.  Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l'intéressé à l'audience. »
A.  Article 5 § 2 de la Convention
51.  Dans son mémoire à la Cour le requérant soutenait que, contrairement aux exigences de l'article 5 § 2 de la Convention, il n'avait pas été informé des raisons de son arrestation ni des accusations portées contre lui. A l'audience, son conseil a également plaidé que les propos tenus à M. Dikme par les policiers de la section, qui l'avaient d'abord torturé pendant plusieurs heures à la suite de son arrestation, ainsi que par un membre des services secrets (paragraphes 12 et 13 ci-dessus), ne tendaient qu'à l'intimider et ne visaient aucunement à l'informer des motifs et/ou des accusations à l'origine de son arrestation.
52.  De l'avis de la Commission, en ce rejointe par le Gouvernement, les faits de la cause n'ont pas emporté violation de cette disposition.
53.  Les principes pertinents régissant l'interprétation et l'application de l'article 5 § 2 dans des cas comparables ont été exposés dans l'arrêt Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni (du 30 août 1990, série A no 182, p. 19, § 40) :
« Le paragraphe 2 de l'article 5 énonce une garantie élémentaire : toute personne arrêtée doit savoir pourquoi. Intégré au système de protection qu'offre l'article 5, il oblige à signaler à une telle personne, dans un langage simple accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu'elle puisse en discuter la légalité devant un tribunal en vertu du paragraphe 4 (...). Elle doit bénéficier de ces renseignements « dans le plus court délai » (en anglais : « promptly »), mais le policier qui l'arrête peut ne pas les lui fournir en entier sur-le-champ. Pour déterminer si elle en a reçu assez et suffisamment tôt, il faut avoir égard aux particularités de l'espèce. »
Dans cette affaire, la Cour avait estimé, au vu des faits, qu'on avait indiqué aux requérants pendant leur interrogatoire, quelques heures après leur arrestation, pourquoi on les avait appréhendés. En conséquence, elle avait jugé satisfaites les exigences de l'article 5 § 2 (ibidem, pp. 19-20, §§ 41-43).
54.  En l'espèce, la Cour relève qu'à l'origine de l'arrestation du requérant se trouve le fait que les papiers qu'il avait présentés aux policiers lors d'un contrôle d'identité étaient faux. Elle considère que, compte tenu de la nature délictueuse et délibérée de son acte, le requérant ne saurait prétendre n'avoir pas compris pourquoi il fut appréhendé et amené au commissariat local le 10 février 1992 à 7 h 30 (paragraphe 12 ci-dessus).
Cette conclusion vaut également pour les raisons ayant justifié l'attente du requérant dans le commissariat local et son placement en garde à vue dans les locaux de la section, où l'intéressé dit avoir été interrogé par des agents acharnés à lui faire dévoiler sa vraie identité (paragraphe 12 ci-dessus). 
55.  Pour le reste, le requérant affirme avoir fait l'objet d'interrogatoires tout au long de sa garde à vue, qui dura seize jours. A ce sujet, il allègue que les policiers qui commencèrent à l'interroger appartenaient à la brigade anti-Dev-Sol (paragraphe 12 ci-dessus) et qu'à l'issue du premier interrogatoire, vers 19 heures, un membre des services secrets le menaça en disant : « Tu appartiens à Devrimci Sol, et si tu ne nous donnes pas les renseignements dont nous avons besoin, c'est ton cadavre qui sortira d'ici ! » (paragraphe 13 ci-dessus).
56.  Pour la Cour, cette déclaration contient une indication assez précise quant aux soupçons pesant sur le requérant. Eu égard à cette circonstance, au caractère illégal de l'organisation mentionnée et aux raisons qui ont pu pousser le requérant à dissimuler son identité et à craindre la police (sa sœur avait trouvé la mort lors d'un affrontement avec les forces de l'ordre – paragraphe 23 ci-dessus), la Cour considère que M. Dikme aurait dû ou pu se rendre compte, déjà à ce stade, qu'on le soupçonnait d'être mêlé à des activités prohibées telles celles de Dev-Sol. Si le requérant ne donne aucun détail sur l'objet de ses interrogatoires ultérieurs ni sur les moments où ils ont eu lieu, la Cour a toutefois pu se convaincre – après lecture des actes d'accusation déposés par le procureur (paragraphes 22 et 24 ci-dessus) – qu'ils portaient sur l'appartenance supposée de M. Dikme à Dev-Sol et sur son rôle présumé dans des actes criminels précis attribués à cette organisation. Quoi qu'il en soit, l'intensité et la fréquence de ces interrogatoires permettent elles aussi de supposer que, dès la première séance, qui dura jusqu'à 19 heures ou un peu au-delà, M. Dikme a pu se faire une idée de ce dont il était soupçonné (voir, mutatis mutandis, Kerr c. Royaume-Uni (déc.), no 40451/98, 7 décembre 1999, non publiée). Les contraintes de temps qu'impose la promptitude voulue par l'article 5 § 2 (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Fox, Campbell et Hartley précité, pp. 19-20, § 42) ont donc été respectées, d'autant qu'en dissimulant son identité l'intéressé a – dans une certaine mesure – contribué à la prolongation du délai en question.
57.  En conclusion, il n'y a pas eu, dans les circonstances de l'espèce, violation de l'article 5 § 2 de la Convention.
B.  Article 5 § 3 de la Convention
1.  Les arguments présentés à la Cour
58.  Le requérant, à l'avis duquel la Commission souscrit, allègue que, contrairement à ce qu'exige l'article 5 § 3 de la Convention, il n'a pas été traduit « aussitôt » devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires.
59.  Le Gouvernement, tout en axant son argumentation sur la tardiveté de ce grief, rétorque que tant l'arrestation que la détention de M. Dikme étaient justifiées par la gravité des soupçons qui pesaient sur lui. Il explique que ces mesures furent prises dans le cadre d'une instruction menée par la direction de la sûreté d'Istanbul contre l'organisation terroriste Devrimci Sol et qu'elles étaient conformes à la loi en vigueur à l'époque, en vertu de laquelle une garde à vue pouvait être prolongée jusqu'à quinze jours en cas de délit collectif. Or « l'appartenance à une organisation terroriste illégale » reprochée à M. Dikme entrait dans cette catégorie.
Le Gouvernement invoque les difficultés et spécificités des procédures menées contre des réseaux terroristes, lesquelles s'avéreraient extrêmement épineuses parce que la collecte et l'évaluation des preuves aux fins d'éclaircissement des faits, de même que l'identification des responsables, nécessiteraient une enquête policière longue et approfondie, impliquant l'audition de nombreux témoins et la confrontation de plusieurs suspects.
En outre, le Gouvernement souligne que l'enquête menée par les autorités internes portait en grande partie sur les relations nouées entre différents membres présumés de Dev-Sol. La vérification des soupçons de collusion entre les intéressés et les différents actes de violence perpétrés par cette organisation terroriste dépendait donc des preuves obtenues des suspects mêmes, ce qui, d'après le Gouvernement, justifiait la prolongation de la garde à vue de M. Dikme.
Le Gouvernement indique enfin à la Cour que les durées de garde à vue ont été raccourcies et ainsi rendues « raisonnables » en Turquie avec l'entrée en vigueur de la loi no 4229 du 12 mars 1997.
2.  L'appréciation de la Cour
60.  En l'espèce, nul ne conteste que la garde à vue de M. Dikme a débuté avec son arrestation le 10 février 1992 à 7 h 30 et a pris fin le 26 février 1992, lorsqu'il comparut devant le juge assesseur de la cour de sûreté de l'Etat (paragraphes 12 et 18 ci-dessus).
61.  Sur ce point, la Cour observe que le Gouvernement arguë d'abord de la légalité de la mesure litigieuse. Or la seule conformité au droit interne d'une garde à vue ne saurait dispenser les autorités de faire comparaître l'accusé « aussitôt », comme l'exige l'article 5 § 3.
62.  La Cour note également l'information fournie par le Gouvernement quant aux amendements législatifs visant à aligner la législation turque sur les prescriptions de l'article 5 § 3 de la Convention. Toutefois, elle précise qu'elle a seulement pour tâche d'apprécier les circonstances propres à l'espèce. A cet égard, elle s'en tient au fait que la garde à vue litigieuse a duré seize jours (paragraphe 60 ci-dessus), pendant lesquels M. Dikme fut privé de tout contact avec l'extérieur et se trouva dans l'impossibilité de voir un juge ou un autre magistrat.
63.  A ce propos, la Cour rappelle que, dans l'affaire Brogan et autres c. Royaume-Uni, elle a jugé qu'une période de garde à vue de quatre jours et six heures sans contrôle juridictionnel va au-delà des strictes limites permises par l'article 5 § 3, même quand elle a pour but de prémunir la collectivité dans son ensemble contre le terrorisme (arrêt du 29 novembre 1988, série A no 145-B, pp. 33-34, § 62).
Or, pour justifier la garde à vue litigieuse, le Gouvernement insiste sur les exigences particulières des enquêtes de police en matière de criminalité terroriste et tire argument de certains aspects spécifiques de la procédure ouverte contre le requérant (paragraphe 59 ci-dessus). Pour les raisons qui suivent, ces arguments ne convainquent pas la Cour.
64.  La Cour a admis à plusieurs reprises par le passé que les enquêtes au sujet d'infractions à caractère terroriste confrontent indubitablement les autorités à des problèmes particuliers (arrêts Brogan et autres précité, p. 33, § 61, Murray c. Royaume-Uni du 28 octobre 1994, série A no 300-A, p. 27, § 58, Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2282, § 78, Sakık et autres c. Turquie du 26 novembre 1997, Recueil 1997-VII, pp. 2623-2624, § 44, et Demir et autres c. Turquie du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2653, § 41). Cela ne signifie pas pour autant que les autorités aient carte blanche, au regard de l'article 5, pour arrêter et placer en garde à vue des suspects, à l'abri de tout contrôle effectif par les tribunaux internes et, en dernière instance, par les organes de contrôle de la Convention, chaque fois qu'elles estiment qu'il y a infraction terroriste (voir, entre autres, l'arrêt Demir et autres précité, ibidem).
65.  De même, la circonstance qu'une enquête ou instruction n'est pas terminée en raison des difficultés liées au terrorisme et au nombre de suspects impliqués dans l'enquête ne saurait soustraire les autorités à leur obligation découlant de l'article 5 § 3 : celui-ci a précisément pour but de s'appliquer pendant que se poursuit l'enquête ou l'instruction et, au besoin, c'est aux autorités qu'il appartient de développer des formes de contrôle juridictionnel adaptées à de telles circonstances mais respectueuses de la Convention (voir, mutatis mutandis, les arrêts Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, pp. 1866-1867 et 1869, §§ 131 et 144, et Demir et autres précité, ibidem).
66.  La Cour ne peut davantage suivre l'argument du Gouvernement selon lequel une longue garde à vue s'imposait en l'espèce parce que, pour mener à bien leur enquête contre Dev-Sol, les autorités devaient recueillir des preuves des suspects eux-mêmes, au nombre desquels figurait le requérant.
La Cour se borne à rappeler l'importance de l'article 5 dans le système de la Convention : il consacre un droit fondamental de l'homme, la protection de l'individu contre les atteintes arbitraires de l'Etat à sa liberté. Le contrôle judiciaire de pareille ingérence de l'exécutif constitue un élément essentiel de la garantie de l'article 5 § 3, conçue pour réduire autant que possible le risque d'arbitraire et assurer la prééminence du droit, l'un des « principes fondamentaux » d'une « société démocratique », auquel « se réfère expressément le préambule de la Convention » (voir, par exemple, l'arrêt Sakık et autres précité, pp. 2623-2624, § 44). Du reste, seule une prompte intervention judiciaire peut effectivement conduire à la détection et la prévention de mauvais traitements, tels ceux allégués par M. Dikme (paragraphe 69 ci-dessous), qui risquent d'être infligés aux personnes détenues, notamment pour leur extorquer des aveux (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Aksoy précité, p. 2282, § 76).
67.  Bref, la Cour estime que la période de garde à vue en cause ne répondait pas à l'exigence de promptitude inscrite à l'article 5 § 3 de la Convention et que, partant, il y a eu violation de cette disposition.
IV.  sur les violations alléguées de l'article 3 de la convention
68.  Le requérant se plaint d'une double violation de l'article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A.  Sur l'allégation de mauvais traitements subis aux mains de la police
1.  Les arguments présentés à la Cour
69.  Le requérant affirme avoir subi aux mains des policiers, particulièrement pendant les cinq premiers jours de sa garde à vue, plusieurs formes de sévices, tant physiques que psychiques, relevant de la notion de torture (paragraphes 12-15 ci-dessus). Il aurait été maintes fois battu à coups de poing et de pied, sans cesse menacé et insulté ; on lui aurait infligé deux fois la « pendaison palestinienne » et à trois reprises des électrochocs   – notamment sur les parties génitales – en l'arrosant d'eau froide. Durant ces violences l'intéressé aurait toujours eu les yeux bandés. De plus, à la fin de certaines séances ses tortionnaires l'auraient abandonné nu sur le béton. Au cinquième jour de sa garde à vue, après un simulacre d'exécution qu'il aurait eu à subir dans une forêt, l'acuité des agressions physiques sur sa personne se serait considérablement atténuée mais il aurait néanmoins continué à essuyer des injures tout au long des interrogatoires subséquents.
A l'audience, le conseil des requérants a notamment invoqué le rapport du médecin pénitentiaire qui avait examiné M. Dikme. Tout en admettant ne pouvoir préciser quelles constatations de ce rapport ont trait aux séquelles que le requérant dit être résultées de la « pendaison palestinienne » et/ou des électrochocs, alors que la Cour l'avait expressément invité à éclaircir ce point (paragraphe 7 ci-dessus), il a soutenu que lesdites constatations – confirmées du reste par le bureau d'Eyüp de l'institut de médecine légale (« le bureau ») – devaient cependant suffire à rendre crédibles les allégations de son client.
70.  Dans son rapport, la Commission, se référant aux expertises médicales des 28 février et 4 mars 1992, relève notamment que le Gouvernement n'a pas contesté l'existence des marques qui avaient été décelées sur le corps de M. Dikme, et, partant, tient pour acquis que celles-ci résultaient des traitements infligés au requérant pendant sa garde à vue.
71.  Le Gouvernement a quant à lui souligné dans son mémoire à la Cour que si M. Dikme avait – comme il le prétend – subi chacun des sévices allégués, le médecin légiste qui l'examina le 26 février 1992 aurait dû alors déceler sur son corps des traces correspondant à la gravité des traitements en question. Or il n'aurait fait état que de quelques « écorchures anciennes » (paragraphe 17 ci-dessus). D'après le Gouvernement, si le rapport du bureau mentionne effectivement l'existence de quelques lésions et ecchymoses, il a été établi le 4 mars 1992, soit sept jours après le transfert du requérant à la maison d'arrêt d'Istanbul. La Cour devrait donc en déduire que les séquelles dont il s'agit se rapportent à des incidents qui, selon toute vraisemblance, ont eu lieu lors du séjour de M. Dikme dans ladite maison d'arrêt et qui, de ce fait, ne sauraient être imputés aux policiers responsables de la garde à vue.
72.  A l'audience, le Gouvernement a cependant développé une série d'arguments qui s'écartent considérablement de la thèse ci-dessus : en réalité, le rapport médical du 4 mars 1992 n'aurait fait que confirmer les « écorchures anciennes », mentionnées dans le premier rapport du 26 février, puisque toutes « les lésions et écorchures [y étaient] qualifiées de cicatrisées ». Il a aussi soutenu que, contrairement à la situation qui prévalait dans l'affaire Selmouni c. France ([GC], no 25803/94, § 24, CEDH 1999-V), les allégations de M. Dikme étaient trop inconsistantes et imprécises pour qu'on pût établir un lien de causalité avec les conclusions médicales dont l'intéressé se prévaut. Sur ce point, le Gouvernement souligne que, contrairement à ce qu'a considéré la Commission, le fait qu'il n'a pas déposé d'observations écrites sur le bien-fondé de ce grief ne saurait s'interpréter comme une reconnaissance de la véracité des faits allégués par le requérant : tout d'abord, une « pendaison palestinienne » prolongée, telle celle dont M. Dikme prétend avoir été l'objet, engendre normalement des troubles fonctionnels au niveau moteur ; or rien dans le dossier ne permettrait de confirmer l'existence de pareils dérèglements. Le Gouvernement trouve également suspect que l'intéressé n'ait invoqué aucun trouble psychique, alors que les personnes victimes de violences comparables à celles invoquées en l'espèce en souffriraient même longtemps après les incidents.
2.  L'appréciation de la Cour
a)  Quant aux faits allégués
73.  La Cour rappelle qu'elle n'est pas liée par les constatations du rapport de la Commission, à laquelle le système de la Convention tel qu'il s'appliquait avant le 1er novembre 1998 confiait en premier lieu l'établissement et la vérification des faits (anciens articles 28 § 1 et 31). Elle est libre d'apprécier les faits elle-même, à la lumière de tous les éléments qu'elle possède (Selmouni précité, § 86). En ce qui concerne plus précisément les allégations de mauvais traitements, elles doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés, étant entendu que, pour l'établissement des faits à leur origine, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant résulter d'un faisceau d'indices suffisamment graves, précis et concordants (voir, en dernier lieu, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 121, CEDH 2000-IV).
74.  Au dire du requérant, les sévices qui lui furent infligés pendant ses interrogatoires visaient, d'une part, son intégrité physique : coups de poing et de pied répétés, cognements de la tête contre le mur, coups sur les parties génitales, suspensions prolongées par les bras, mains liées dans le dos, à la manière « palestinienne », administration directe d'électrochocs sur les pieds, la langue, les organes génitaux et derrière les oreilles, avec déversement d'eau sur le corps pour exacerber l'effet d'électrocution, ou encore bains d'eau glacée, et, d'autre part, son intégrité mentale : menaces et insultes constamment proférées, dénudations, simulacre de mise à mort. Le requérant aurait subi toutes ces violences les yeux bandés et parfois les mains menottées. A deux reprises, il aurait également été obligé de dormir à même le sol en béton.
75.  La Cour note d'emblée que le Gouvernement, qui se borne à affirmer que les faits contenus dans les déclarations de M. Dikme ne ressortent pas des expertises médicales, n'a pas réfuté devant elle la véracité des incidents dénoncés, à l'exception de l'allégation selon laquelle M. Dikme a été soumis à la « pendaison palestinienne » (paragraphe 72 ci-dessus).
76.  En ce qui concerne les supplices corporels que M. Dikme allègue avoir subis, la Cour observe que les requérants ont fourni des preuves matérielles : les rapports médicaux des 26 et 28 février et du 4 mars 1992 (paragraphes 17 et 19 ci-dessus), ce dernier – qui tenait lieu de rapport final confirmant le second – faisant état de l'existence sur les membres inférieurs et supérieurs de l'intéressé d'environ vingt-cinq traces de lésions, érosions, écorchures et d'ecchymoses cutanées.
77.  La Cour souscrit au constat de la Commission selon lequel les marques relevées sur le corps du requérant provenaient des traitements lui ayant été infligés pendant sa garde à vue (paragraphe 70 ci-dessus). Le Gouvernement n'a d'ailleurs pas maintenu à l'audience son argument initial selon lequel les séquelles mentionnées dans le rapport médical du 4 mars 1992 pouvaient provenir de blessures encourues lors des sept premiers jours passés à la maison d'arrêt d'Istanbul (paragraphes 71 et 72 ci-dessus).
78.  La Cour rappelle que, lorsqu'un individu placé en bonne santé en garde à vue en ressort blessé, il incombe à l'Etat de fournir une explication plausible pour l'origine des blessures, à défaut de quoi l'article 3 de la Convention trouve manifestement à s'appliquer (voir, entre autres, Selmouni précité, § 87).
79.  Elle observe qu'en l'espèce le Gouvernement n'a à aucun moment contesté les coups et blessures dont se plaint le requérant. Elle considère par ailleurs que les explications fournies par celui-ci sont suffisamment précises et corroborées par les conclusions médicales mises au net dans le rapport du 4 mars 1992, de même que par les déclarations de Y.O. (paragraphe 16 ci-dessus). Au vu des éléments dont elle dispose, la Cour estime donc pouvoir tenir pour acquis que, lors de sa garde à vue, M. Dikme s'est à tout le moins vu infliger un grand nombre de coups, ainsi que d'autres supplices comparables, certains pouvant ne pas provoquer automatiquement une marque visible sur le corps et/ou engendrer des symptômes susceptibles de s'estomper au cours de la garde à vue, telles les ecchymoses que Y.O. a déclaré avoir vues sur les yeux du requérant.
80.  Quant aux autres violences alléguées, notamment à celles susceptibles de porter atteinte à l'intégrité mentale d'un individu (paragraphes 69 et 74 ci-dessus), la Cour reconnaît que, selon les circonstances, pareilles agressions peuvent requérir l'application de l'article 3 de la Convention, alors qu'elles ne sont pas de nature à laisser forcément des traces physiques ou psychiques se prêtant à un constat médical.
81.  A cet égard, la Cour estime que le témoignage de Y.O., dont rien ne permet de révoquer en doute la sincérité (paragraphe 16 ci-dessus), fournit une base suffisante, quant au niveau de preuve requis (paragraphe 73 ci-dessus), pour conclure que les policiers ont bandé les yeux de M. Dikme lors des interrogatoires, sinon pendant toute la durée de la garde à vue.
82.  La Cour rappelle aussi que le requérant a été détenu pendant seize jours, privé de tout accès à un avocat, un médecin, un parent ou un ami, ainsi que de toute possibilité d'être traduit devant un tribunal tant que les autorités d'enquête ne l'avaient pas décidé. La Cour relève d'office que, pendant tout ce temps, M. Dikme demeura complètement à la merci non seulement d'atteintes à son droit à la liberté (paragraphes 66 et 67 ci-dessus), mais également d'agissements répréhensibles de ses gardiens et des policiers chargés de le questionner et, plus grave encore, de supplices corporels, tels ceux avérés en l'espèce (paragraphe 79 ci-dessus).
83.  Eu égard aux constats figurant aux paragraphes 81 et 82 ci-dessus, la Cour estime ne pas devoir vérifier au surplus la réalité des autres allégations d'agression d'ordre psychique, compte tenu notamment de la difficulté de rapporter la preuve de tels traitements.
84.  En résumé, la Cour juge que, dans le cadre du présent grief, les faits examinés aux paragraphes 79, 81 et 82 ci-dessus peuvent être considérés comme établis.
85.  Elle estime par contre que, faute du moindre élément de preuve et/ou d'explications concrètes propres à étayer cette allégation, il n'est pas prouvé que le requérant ait été soumis à la « pendaison palestinienne » et/ou à des électrochocs.
En effet, bien qu'il eût été invité à le faire (paragraphe 7 ci-dessus), le requérant n'a apporté à l'audience aucune indication sur la question de savoir quelles constatations dans les rapports médicaux correspondaient aux séquelles qui auraient pu résulter d'électrochocs répétés ou aux effets ordinaires de « pendaison[s] palestinienne[s] » prolongées (paragraphes 69 et 74 ci-dessus).
b)  Sur la gravité des faits établis
86.  Le requérant ne se prononce pas sur cette question.
87.  De son côté, la Commission note la multitude et la gravité des lésions et ecchymoses décelées sur le corps du requérant et estime que celles-ci attestent de souffrances considérables causées à M. Dikme. Selon elle, les violences auxquelles l'intéressé a été soumis ne peuvent avoir été exercées que délibérément, dans le but d'obtenir des renseignements ou des aveux. La Commission conclut que pareil traitement, vu le cadre coercitif et répressif dans lequel il a été infligé, doit être considéré comme relevant de la notion de torture.
88.  Quant au Gouvernement, son mémoire devant la Cour contenait quelques développements qui, en substance, avaient trait à la gravité et à l'étendue des faits litigieux, donc à leur éventuelle qualification sur le terrain de l'article 3. C'est ainsi que le Gouvernement contestait l'importance des marques constatées sur le corps du requérant, soulignant que, d'après le médecin légiste qui avait examiné l'intéressé le 26 février 1992, il ne s'agissait que de quelques « écorchures anciennes », le rapport médical du 4 mars 1992 n'ayant fait que confirmer « les écorchures anciennes » (paragraphe 72 ci-dessus).
A l'audience, le Gouvernement a expressément soutenu que les rapports médicaux dont le requérant se prévaut n'attestent d'aucun mauvais traitement méritant la qualification de torture au sens de la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, entrée en vigueur le 26 juin 1987.
89.  La Cour l'a dit à maintes reprises : l'article 3 de la Convention consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L'article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d'après l'article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Selmouni précité, § 95).
90.  La Cour rappelle qu'à l'égard d'une personne privée de sa liberté l'usage de la force physique alors qu'il n'est pas rendu strictement nécessaire par le comportement de ladite personne porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l'article 3 (ibidem, § 99). En la matière, les nécessités de l'enquête et les indéniables difficultés de la lutte contre la criminalité terroriste ne sauraient conduire à limiter la protection due à l'intégrité physique de la personne (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Ribitsch c. Autriche du 4 décembre 1995, série A no 336, p. 26, § 38), étant entendu par ailleurs que l'interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les agissements de la victime et – pour les personnes détenues – la nature de l'infraction reprochée (voir, mutatis mutandis, Labita précité, § 119).
91.  Vu les faits qu'elle tient pour acquis (paragraphe 84 ci-dessus), la Cour estime que les coups portés à M. Dikme étaient de nature à engendrer des douleurs ou des souffrances, tant physiques que mentales, qui ne pouvaient qu'être exacerbées par l'isolement total de l'intéressé, lequel de surcroît s'était vu poser un bandeau sur les yeux. Le requérant a ainsi subi un traitement susceptible de lui inspirer des sentiments de peur, d'angoisse, de vulnérabilité propres à l'humilier, à l'avilir et à briser sa résistance et sa volonté.
92.  La Cour estime dès lors pouvoir conclure que les violences exercées sur le requérant ont revêtu un caractère à la fois inhumain et dégradant.
A cet égard, elle rappelle que, faisant application du principe selon lequel la Convention est un « instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles », elle a déclaré dans l'arrêt Selmouni que certains actes autrefois qualifiés de « traitements inhumains et dégradants » et non de « torture » pourraient recevoir une qualification différente à l'avenir (Selmouni précité, § 101) :
« (...) le niveau d'exigence croissant en matière de protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales implique, parallèlement et inéluctablement, une plus grande fermeté dans l'appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. »
Reste dès lors à déterminer si le traitement infligé à M. Dikme peut être qualifié de torture comme l'intéressé le prétend.
93.  Tout d'abord, la Cour doit faire cas de la distinction, que comporte l'article 3, entre la notion de torture et celle de traitements inhumains ou dégradants : elle paraît avoir été consacrée par la Convention pour marquer d'une spéciale infamie des traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances (ibidem, § 96).
94.  Pareille distinction ressort également de l'article 1er de la Convention des Nations unies, d'ailleurs invoquée par le Gouvernement :
« 1.  Aux fins de la présente Convention, le terme « torture » désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d'obtenir d'elle ou d'une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d'un acte qu'elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d'avoir commis, de l'intimider ou de faire pression sur elle ou d'intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu'elle soit, lorsqu'une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. (...) »
La Cour l'a déjà dit, le critère que représente le qualificatif « aiguës », figurant à l'article susmentionné, est relatif par essence, tout comme le « minimum de gravité » requis pour l'application de l'article 3 (Selmouni précité, § 100) : il dépend, lui aussi, de l'ensemble des données en cause, notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques et/ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l'âge et de l'état de santé de la victime (voir, entre autres, Labita précité, § 120).
95.  En l'occurrence, il est indéniable que le requérant a vécu dans un état permanent de douleur physique et d'angoisse à cause de l'incertitude sur son sort et des coups répétés ayant accompagné les longues séances d'interrogatoire auxquelles il a été soumis durant toute sa garde à vue.
Pour la Cour, ces traitements ont été infligés à l'intéressé intentionnellement, par des agents de l'Etat agissant dans l'exercice de leurs fonctions, afin de lui extorquer des aveux ou des renseignements sur les faits qui lui étaient reprochés.
96.  Dans ces conditions, la Cour estime que, considérées dans leur ensemble et compte tenu de leur durée ainsi que du but auquel elles tendaient, les violences commises sur la personne du requérant ont revêtu un caractère particulièrement grave et cruel, propre à engendrer des douleurs et souffrances « aiguës » ; partant, elles méritent la qualification de torture, au sens de l'article 3 de la Convention.
97.  En conclusion, il y a eu violation de cette disposition sur ce chef.
B.  Sur les investigations menées par les autorités nationales
98.  A l'audience, le conseil des requérants a mis l'accent sur le fait que, d'un point de vue procédural, M. Dikme n'a pas bénéficié d'une protection juridique effective : aucune autorité judiciaire ne se serait employée à mener une enquête suffisamment approfondie pour vérifier ses allégations de mauvais traitement.
99.  La Commission semble n'avoir pas estimé nécessaire d'examiner cet aspect de l'affaire.
100.  De son côté, le Gouvernement a notamment avancé que des allégations de mauvais traitements telles que celles présentées en l'espèce aux autorités nationales ne sauraient passer pour une « plainte digne de ce nom » : elles auraient été trop vagues et incohérentes pour que le comité administratif du département d'Istanbul pût y voir une raison susceptible d'encourager « une prise de position différente de celle retenue lors de l'enquête menée » (paragraphe 31 ci-dessus).
101.  La Cour l'a déjà dit : lorsqu'un individu affirme de manière défendable avoir subi, de la part de la police ou d'autres services comparables de l'Etat, des traitements contraires à l'article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l'Etat par l'article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu'il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l'instar de celle requise par l'article 2, doit pouvoir mener à l'identification et à la punition des responsables. S'il n'en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale (paragraphe 89 ci-dessus), l'interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l'Etat de fouler aux pieds, en jouissant d'une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Labita précité, § 131 ; voir, également, l'arrêt Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3290, § 102).
En la matière, la Cour rappelle également ce qu'elle a déclaré en dernier lieu dans son arrêt İlhan c. Turquie du 27 juin 2000 : « (...) l'exigence découlant de l'article 13 de la Convention et en vertu de laquelle toute personne ayant un grief défendable de violation de l'article 3 doit disposer d'un recours effectif fournit généralement au requérant un redressement et les garanties procédurales nécessaires contre les abus pouvant être commis par des agents de l'Etat. (...) la question de savoir s'il est approprié ou nécessaire, dans une affaire donnée, de constater une violation procédurale de l'article 3 dépendra des circonstances particulières de l'espèce. » ([GC], no 22277/93, § 92, CEDH 2000-VII)
A la lumière de ce qui précède et compte tenu des données propres à la présente affaire, notamment de la circonstance que, dans sa requête, le requérant n'a pas invoqué l'article 13 de la Convention, la Cour estime qu'il convient d'examiner le grief en question sous l'angle de l'article 3.
102.  En l'espèce, une enquête a bien eu lieu à la suite de la plainte formelle déposée par le requérant (paragraphes 28-31 ci-dessus). Il s'agit donc uniquement pour la Cour d'apprécier la diligence avec laquelle elle a été menée, donc son caractère « effectif ».
103.  A cet égard, la Cour note que l'enquête sur les faits dénoncés par le requérant a débuté le 27 novembre 1992. Le 8 décembre, le procureur chargé de l'affaire fut avisé de la plainte formelle de M. Dikme ; deux jours plus tard, le magistrat se déclara incompétent et déféra l'affaire devant le comité administratif du département d'Istanbul, qui prononça un non-lieu le 9 juillet 1993.
Il s'agit là des seules informations dont la Cour dispose, et il est regrettable que le Gouvernement n'ait pas été en mesure de produire, comme on le lui avait demandé (paragraphes 7 et 32 ci-dessus), les documents pertinents du dossier ouvert à la suite du dépôt de plainte, ni d'expliquer quelles furent les démarches entreprises par les autorités administratives et judiciaires turques à la suite du non-lieu du 9 juillet 1993.
Quoi qu'il en soit, la Cour observe que, plus de huit ans après l'incident litigieux (paragraphe 37 ci-dessus), l'enquête semble n'avoir produit aucun résultat tangible, et qu'à ce jour les membres de la section concernée, responsables de la garde à vue de M. Dikme et, partant, des sévices constatés par des certificats médicaux dont les autorités avaient connaissance, demeurent non identifiés.
104.  Dans ces conditions, force est à la Cour de constater l'absence d'une enquête approfondie et effective au sujet de l'allégation défendable du requérant selon laquelle il avait été maltraité pendant sa garde à vue. En conséquence, elle estime qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention sur ce chef également.
v.  sur la violation alléguée de l'article 6 de la convention
105.   S'appuyant pour l'essentiel sur les conclusions de la Commission, le requérant allègue enfin qu'il n'a pas bénéficié d'un procès équitable devant la cour de sûreté de l'Etat d'Istanbul, au motif qu'il a été privé de l'accès à un avocat pendant toute la durée de sa garde à vue. Il voit là une violation de l'article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention qui, en ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)
3.  Tout accusé a droit notamment à :
c)  se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix et, s'il n'a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d'office, lorsque les intérêts de la justice l'exigent (...) »
106.  La Commission, se référant en particulier aux arrêts Artico précité et Marckx c. Belgique du 13 juin 1979 (série A no 31), rappelle qu'une violation de l'article 6 § 3 c) se conçoit même en l'absence d'un préjudice réel pour l'accusé. Partant, elle émet l'avis que le fait d'avoir refusé au requérant l'assistance d'un avocat pendant sa garde à vue a emporté violation de son droit à un procès équitable. A l'appui de cette conclusion, elle souligne notamment la circonstance que des aveux avaient été extorqués à M. Dikme sous la torture.
107.  Pour sa part, le Gouvernement conteste les conclusions de la Commission et, invoquant les principes qui se dégagent de l'affaire John Murray c. Royaume-Uni (arrêt du 8 février 1996, Recueil 1996-I), soutient fermement que ce grief aurait dû être jugé prématuré et écarté au stade de la recevabilité de la requête.
108.  La Cour a déjà eu à connaître d'affaires où les requérants – à l'instar de M. Dikme – se plaignaient de s'être vu dénier l'accès à un conseil lors des premiers interrogatoires par la police. Elle rappelle à cet égard son constat dans les arrêts Imbrioscia c. Suisse du 24 novembre 1993 (série A no 275, p. 13, § 36) et John Murray précité (p. 54, § 62) : l'article 6 s'applique même au stade de l'instruction préliminaire menée par la police ; son paragraphe 3 constitue un élément, parmi d'autres, de la notion de procès équitable en matière pénale contenue au paragraphe 1 et peut notamment jouer un rôle avant la saisine du juge du fond si et dans la mesure où son inobservation initiale risque de compromettre gravement le caractère équitable du procès.
109.  La Cour a aussi souligné, dans lesdits arrêts, que les modalités d'application de l'article 6 § 3 c) durant l'instruction dépendent des particularités de la procédure et des circonstances de l'espèce : pour savoir si le résultat voulu par l'article 6 – un procès équitable – a été atteint, il échet de prendre en compte l'ensemble des procédures menées dans l'affaire considérée (ibidem, pp. 13-14, § 38, et pp. 54-55, § 63, respectivement).
110.  Reste donc à vérifier si l'impossibilité pour le requérant de s'entretenir avec son avocat pendant la garde à vue risquait de compromettre gravement le caractère équitable de la procédure litigieuse considérée dans son ensemble.
111.  La Cour observe d'abord que la législation turque ne semble attacher aux aveux obtenus pendant les interrogatoires mais contestés devant le juge aucune conséquence déterminante pour les perspectives de la défense lors de toute procédure pénale ultérieure (paragraphe 38 ci-dessus ; arrêt John Murray précité, pp. 54-55, § 63). Plus important encore, elle relève qu'en l'espèce, saisie des pourvois formés par le procureur général et par le requérant, la Cour de cassation a infirmé, par un arrêt du 22 mars 1999, la condamnation prononcée le 26 juin 1998 (paragraphe 27 ci-dessus). Il ressort clairement dudit arrêt que, faute pour les juges du fond d'avoir mentionné dans leur dispositif, pour chacun des actes reprochés à M. Dikme, les éléments de preuve avérés et l'appréciation portée à leur sujet, la Cour de cassation a mis en cause tant la pertinence des faits établis par lesdits juges que l'adéquation entre lesdits faits et la conclusion qu'ils avaient entraînée.
Renvoyée devant la cour de sûreté de l'Etat, l'affaire est toujours pendante (paragraphe 27 ci-dessus). La Cour n'est donc pas en mesure de procéder à un examen global du procès de M. Dikme et elle estime ne pouvoir spéculer ni sur ce que décidera la cour de sûreté de l'Etat, ni sur l'issue d'un second pourvoi en cassation éventuel, le requérant ayant toujours la faculté d'emprunter cette voie s'il devait estimer que son procès emporte finalement violation des droits dont il se prévaut maintenant devant la Cour.
112.  Dans ces conditions, la Cour conclut qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.
VI.  Sur la violation alléguée de l'article 8 de la Convention
113.  Comme déjà devant la Commission, la requérante, Mme Dikme, se dit victime d'une violation de son droit au respect de sa « vie familiale », au sens de l'article 8 de la Convention, qui se lit ainsi :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
Elle explique que le 11 juin 1992, dernier jour du ramadan (paragraphe 20 ci-dessus), elle s'était rendue à la maison d'arrêt d'Istanbul pour voir son fils ; or cela lui aurait été refusé, sans que soit prise en considération la circonstance que le requérant allait être jugé pour un délit passible de la peine capitale.
114.  La Commission, à laquelle le Gouvernement se rallie, conclut à l'absence de violation de l'article 8, faute pour la requérante d'avoir suffisamment étayé son grief.
115.  La Cour estime pouvoir considérer que la démarche de l'intéressée pour rendre visite à son fils relève du domaine de l'article 8 de la Convention, ce que nul ne conteste du reste.
116.  Quant à savoir si le refus des autorités pénitentiaires doit s'analyser en une « ingérence » au regard de l'article 8, la Cour note, avec la Commission, que, résidant à Vienne, Mme Dikme n'a essayé de rencontrer son fils qu'une seule fois, profitant selon toute vraisemblance d'un voyage en Turquie à l'occasion de la fête du ramadan. La requérante n'ayant fourni aucune précision quant à ce grief, la Cour ignore la raison pour laquelle les autorités pénitentiaires ne lui ont pas permis de voir son fils. Elle relève par ailleurs que la requérante n'a jamais critiqué le refus en question auprès desdites autorités. Dans ces conditions, l'intéressée ne peut guère se plaindre de ce que les autorités pénitentiaires ne soient pas revenues sur leur décision. De surcroît, elle ne saurait leur reprocher d'avoir ignoré la vive angoisse que pouvait lui causer le risque de voir son fils condamné à la peine de mort : Mme Dikme s'est rendue à la maison d'arrêt le 11 juin 1992 (paragraphe 20 ci-dessus), alors que le premier acte d'accusation, dans lequel était requise ladite peine, n'a été déposé que le 7 septembre 1992 (paragraphe 22 ci-dessus).
117.  La Cour rappelle que, pour préciser les obligations que l'article 8 fait peser sur les Etats contractants en matière de visites en prison, il faut avoir égard aux exigences normales et raisonnables de l'emprisonnement et à l'étendue de la marge d'appréciation à réserver en conséquence aux autorités nationales lorsqu'elles réglementent les contacts d'un détenu avec sa famille (arrêt Boyle et Rice c. Royaume-Uni du 27 avril 1988, série A no 131, p. 29, § 74 ; voir, également, les arrêts Silver et autres c. Royaume-Uni du 25 mars 1983, série A no 61, p. 38, § 98, et, mutatis mutandis, Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975, série A no 18, p. 21, § 45, et Schönenberger et Durmaz c. Suisse du 20 juin 1988, série A no 137, p. 13, § 25).
118.  Or, à supposer même que le fait dénoncé par la requérante doive s'analyser en une « ingérence », rien ne permet de dire qu'en l'espèce l'Etat défendeur ait en quoi que ce soit outrepassé la marge d'appréciation dont il jouit en la matière.
119.  Bref, il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention dans le chef de la requérante.
VII.  sur l'application de l'article 41 de la convention
120.  Aux termes de l'article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
121.  Les requérants n'allèguent aucun dommage matériel. En revanche, M. Dikme réclame une somme de 75 000 euros (EUR), pour le préjudice moral résultant du déroulement de sa garde à vue, notamment des violences l'ayant accompagnée.
122.  Le Gouvernement juge cette demande dénuée de tout fondement, aucun lien de causalité entre les allégations de torture et les rapports médicaux versés au dossier n'ayant été démontré « au-delà de tout doute raisonnable ».
123.  La Cour renvoie aux faits établis quant aux mauvais traitements infligés à M. Dikme lors de sa garde à vue (paragraphes 79, 81 et 82 ci-dessus). Eu égard à l'extrême gravité des violations de la Convention commises (paragraphes 67, 97 et 104 ci-dessus), la Cour estime que le requérant a subi un préjudice moral que les constats de violation figurant dans le présent arrêt ne sauraient suffire à réparer. Compte tenu de ses précédentes conclusions, la Cour statuant en équité accorde 200 000 francs français (FRF), à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement.
B.  Frais et dépens
124.  Les requérants sollicitent également le remboursement de leurs frais et dépens, qu'ils chiffrent à 10 000 EUR et ventilent comme suit :
–  honoraires de leur avocat, en ce compris les frais de préparation de la requête et des mémoires présentés à la Commission et à la Cour : 7 000 EUR ;
–  dépenses administratives diverses : 2 000 EUR ;
–  frais de déplacement de l'avocat : 1 000 EUR.
125.  Le Gouvernement objecte que les sommes réclamées sont exorbitantes, sans aucun rapport avec les conditions socioéconomiques régnant en Turquie et, du reste, aucunement documentées. Il estime que si une somme devait être accordée à ce titre, elle devrait, en tout état de cause, être calculée à proportion du nombre de griefs retenus par la Cour.
126.  La Cour rappelle qu'au regard de l'article 41 de la Convention seuls peuvent être remboursés les frais dont il est établi qu'ils ont été réellement exposés, qu'ils correspondaient à une nécessité et qu'ils sont d'un montant raisonnable (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II).
A cet égard, elle observe que les requérants, bien qu'avisés des exigences inscrites à l'article 60 § 2 du règlement, n'ont produit ni justificatifs ni notes concernant leurs frais et dépens et les honoraires de leur avocat. La Cour constate aussi que les requérants ont bénéficié devant elle de l'assistance judiciaire et que, dans ce cadre, un montant de 9 652 FRF leur a été versé par le Conseil de l'Europe le 13 avril 2000. Dans ces conditions, la Cour ne saurait accueillir la demande dont il s'agit (voir, en dernier lieu, Labita précité, § 210).
Il n'en reste pas moins qu'aux fins de la préparation de la présente affaire les requérants ont dû encourir certains frais non couverts par la somme versée par le Conseil de l'Europe. Dès lors, statuant en équité comme le veut l'article 41, la Cour juge raisonnable d'octroyer 10 000 FRF à ce titre.
C.  Intérêts moratoires
127.  La Cour juge approprié de prévoir le versement d'intérêts moratoires au taux annuel de 2,74 %, les sommes étant accordées en francs français.
par ces motifs, la cour, À l'unanimitÉ,
1.  Rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement ;
2.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 5 § 2 de la Convention ;
3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 3 de la Convention ;
4.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention tant à raison des mauvais traitements infligés au requérant pendant sa garde à vue qu'à raison de l'absence d'une enquête officielle effective à ce sujet ;
5.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention ;
6.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention ;
7.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, Metin Dikme, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i.  200 000 FRF (deux cent mille francs français) pour dommage moral ;
ii.  10 000 FRF (dix mille francs français) pour frais et dépens, en sus de la somme versée par le Conseil de l'Europe dans le cadre de l'assistance judiciaire ;
b)  que ces montants seront à majorer d'un intérêt simple de 2,74 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;
8.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 juillet 2000, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O'Boyle   Elisabeth Palm  Greffier       Présidente
1.  Note du greffe : le Protocole no 11 est entré en vigueur le 1er novembre 1998.
2.  Note du greffe : le rapport est disponible au greffe.
3.  La fraction armée d’extrême gauche « Türkiye Halk Kurtuluş Partisi/  Cephesi-Devrimci Sol » est couramment appelée « Dev-Sol » (Gauche révolutionnaire).
4.  Note du greffe : le Protocole no 8 est entré en vigueur le 1er janvier 1990, et les dispositions qui avaient été amendées ou ajoutées par ce Protocole ont été remplacées par le Protocole no 11.
ARRêT DİKME c. Turquie
ARRêT DİKME c. Turquie 


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