La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

25/07/2000 | CEDH | N°24954/94;24971/94;24972/94

CEDH | AFFAIRE TIERCE ET AUTRES c. SAINT-MARIN


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE TIERCE ET AUTRES c. SAINT-MARIN
(Requêtes nos 24954/94, 24971/94 et 24972/94)
ARRÊT
STRASBOURG
25 juillet 2000
En l'affaire Tierce et autres c. Saint-Marin,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Mmes E. Palm, présidente,    W. Thomassen,    MM. L. Ferrari Bravo,     R. Türmen,    J. Casadevall,    T. Panţîru,    R. Maruste, juges,  et de M. M. O'Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du

conseil les 7 décembre 1999 et 4 juillet 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
...

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE TIERCE ET AUTRES c. SAINT-MARIN
(Requêtes nos 24954/94, 24971/94 et 24972/94)
ARRÊT
STRASBOURG
25 juillet 2000
En l'affaire Tierce et autres c. Saint-Marin,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Mmes E. Palm, présidente,    W. Thomassen,    MM. L. Ferrari Bravo,     R. Türmen,    J. Casadevall,    T. Panţîru,    R. Maruste, juges,  et de M. M. O'Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 7 décembre 1999 et 4 juillet 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouvent trois requêtes dirigées contre la République de Saint-Marin (nos 24954/94, 24971/94 et 24972/94). La première requête a été déférée à la Cour, conformément aux dispositions qui s'appliquaient avant l'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») et par le gouvernement de Saint-Marin (« le Gouvernement ») les 2 et 27 novembre 1998 respectivement (article 5 § 4 du Protocole no 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention). Les deuxième et troisième requêtes, jointes, ont été déférées à la Cour par la Commission et par le Gouvernement les 8 et 9 mars 1999 respectivement.
2.  Les requérants, un ressortissant français, M. Jean-Marc Tierce (« le premier requérant »), et deux citoyens italiens, M. Roberto Marra (« le deuxième requérant ») et Mme Paola Gabrielli (« la troisième requérante »), avaient saisi la Commission respectivement le 17 mai et le 9 février 1994 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention.
Le premier requérant alléguait une violation de l'article 6 de la Convention du fait que son appel avait été rejeté sans que lui-même eût été entendu en personne par le juge d'appel. Il se plaignait également sur le terrain de l'article 6 de ne pas avoir été jugé par un tribunal impartial, car le juge qui avait instruit le dossier en appel avait également conduit l'instruction et jugé l'affaire en première instance.
Les deuxième et troisième requérants alléguaient une violation de l'article 6 § 1 du fait de n'avoir pu être entendus en personne par le juge d'appel.
3.  La Commission a déclaré la première requête partiellement recevable le 18 octobre 1996. Dans son rapport du 23 avril 1998 (ancien article 31 de la Convention)1, elle formule l'avis, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention s'agissant du manque d'impartialité du tribunal et, à la majorité (vingt-neuf voix contre une), qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 en ce que le requérant n'a pas été entendu en personne par le juge d'appel.
La Commission a joint les deuxième et troisième requêtes et les a déclarées partiellement recevables le 1er juillet 1998. Dans son rapport du 30 novembre 19981, elle formule à la majorité (vingt-huit voix contre une) l'avis qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 du fait que les requérants n'ont pas été entendus par le juge d'appel.
4.  Un collège de la Grande Chambre a décidé que les trois requêtes devaient être examinées par une des sections de la Cour (article 100 § 1 du règlement). Le président de la Cour les a attribuées à la première section (article 52 § 1 du règlement).
5.  Les requérants et le Gouvernement ont chacun déposé un mémoire.
6.  Le 14 septembre 1999, la Cour a décidé de joindre les trois requêtes.
7.  Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 7 décembre 1999.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement  MM. L. L. Daniele, agent,   G. Ceccoli, coagent ;
– pour le requérant  Me A. Selva, avocat au barreau de Saint-Marin, conseil. 
8.  Le président de la Cour a autorisé l'agent du Gouvernement et l'avocat des requérants à employer la langue italienne (article 34 § 3 du règlement).
9.  La Cour a entendu en leurs déclarations Me Selva, M. Daniele et M. Ceccoli.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A.  Le premier requérant
10.   Le 29 novembre 1990, l'associé du requérant, M. C.B., déposa une plainte pénale auprès du tribunal civil et pénal (tribunale commissariale civile e penale) de la République de Saint-Marin, reprochant au requérant des irrégularités dans la gestion de leurs affaires. Le 4 décembre 1990, M. C.B. déposa une deuxième plainte étayée par des documents, en demandant notamment la saisie conservatoire des comptes bancaires du requérant.
11.  Par un acte du Commissario della Legge du tribunal civil et pénal, M. L.E., daté du 6 décembre 1990 et notifié le 10 décembre 1990, le requérant fut cité à comparaître devant le tribunal précité à l'audience du 17 décembre 1990 ; à la demande du requérant, cette audience fut reportée au 22 février 1991.
12.  Le 30 janvier 1991, M. C.B. déposa d'autres documents.
13.  Le 22 février 1991, M. C.B. et le requérant furent interrogés par le Commissario della Legge, M. L.E.
14.  Le 4 mars 1991, le requérant déposa ses moyens de défense.
15.  Le 16 mai 1991, le Commissario della Legge, M. L.E., ordonna une expertise afin d'établir les relations d'affaires entre le requérant et son associé et de vérifier la régularité de la gestion de la société, assurée par le requérant.
16.  Le 28 novembre 1991, l'expert déposa son rapport, dans lequel il concluait qu'en raison d'irrégularités commises par le requérant, ce dernier devait la somme de 93 188 334 lires à son associé. Le 30 décembre 1991, le Commissario della Legge, M. L.E., fit droit à une nouvelle demande de M. C.B. datée du 18 décembre 1991 tendant à la saisie conservatoire des biens du requérant.
17.  Le 8 mai 1992, le Commissario della Legge, M. L.E., interrogea l'expert, qui confirma ses conclusions ; l'avocat du requérant demanda un délai pour le dépôt de certains documents.
18.  Les 14 mai et 4 juin 1992, l'avocat du requérant déposa ses observations et des documents ; l'avocat de M. C.B. en fit autant les 15 mai et 11 juin 1992.
19.  Le 19 juin 1992, un autre Commissario della Legge autorisa une deuxième saisie conservatoire des biens du requérant, notamment de certaines automobiles, de comptes bancaires et de tout autre bien de valeur. Par un décret du 24 juin 1992, le Commissario della Legge indiqua les biens à saisir et désigna le requérant comme gardien judiciaire des biens sous séquestre (custode giudiziale).
20.  Les 25 et 26 juin 1992, les huissiers (cursori) dressèrent le procès-verbal de la saisie, en faisant état de la disparition de deux automobiles et du fait que le requérant, qui en était responsable en sa qualité de gardien judiciaire, ne pouvait indiquer où elles se trouvaient. En conséquence, l'avocat de M. C.B. déposa une autre plainte contre le requérant, l'accusant d'avoir commis le délit de soustraction de biens saisis (frode nel pignoramento o nel sequestro).
21.  Le 26 juin 1992, les automobiles disparues furent retrouvées ; le même jour, le requérant fut interrogé par le Commissario della Legge, M. L.E.
22.  Le 2 juillet 1992, un témoin à décharge fut interrogé par le Commissario della Legge, M. L.E.
23.  Les 19 et 23 novembre 1992, l'avocat de M. C.B. demanda une troisième saisie conservatoire des biens du requérant ; le 14 décembre 1992, le Commissario della Legge, M. L.E., fit droit à cette demande et autorisa la saisie de certaines automobiles du requérant ainsi que de son apport dans une autre société ; le même jour, le requérant fut renvoyé en jugement pour les délits d'escroquerie et de soustraction de biens saisis.
24.  Le 2 février 1993, une citation à comparaître fut délivrée à l'encontre du requérant.
25.  Comme il s'agissait d'une procédure abrégée (procedura sommaria), les débats se déroulèrent devant le même Commissario della Legge, M. L.E., qui s'était déjà occupé de l'affaire en tant que juge d'instruction ; les parties ainsi que certains témoins à décharge furent interrogés.
26.  Par un jugement rendu par le Commissario della Legge, M. L.E., le 7 mai 1993, et déposé au greffe le 16 juillet 1993, le requérant fut déclaré coupable sur les deux chefs d'accusation (escroquerie et soustraction de biens saisis) et fut condamné à un an d'emprisonnement avec sursis et au paiement d'une amende.
27.  A une date non précisée, le requérant en appela de ce jugement ; il niait en premier lieu toute responsabilité sur le plan pénal, seule sa responsabilité civile pouvant selon lui être avancée : il se fondait notamment sur le contenu des accords qu'il avait conclus avec M. C.B. Il se plaignait ensuite de ne pas avoir été autorisé à consulter certains documents comptables qui auraient pu démontrer qu'il y avait tout au plus appropriation illicite (appropriazione indebita) et non escroquerie. En ce qui concerne l'accusation de soustraction de biens saisis, il soutenait par ailleurs ne jamais avoir eu l'intention d'enfreindre la loi, s'étant simplement mépris sur le contenu d'une décision du juge pénal datant du 3 juillet 1993 et ayant ainsi cru que la saisie avait été levée ; en effet, dès qu'il s'était rendu compte de son erreur, il avait immédiatement informé le juge de l'endroit où se trouvaient les automobiles. Enfin, le requérant alléguait que l'infraction d'escroquerie se trouvait prescrite à la date du 26 juillet 1993.
28.  La partie civile interjeta également appel en soulignant que la responsabilité pénale du requérant était incontestable, puisqu'il l'avait induite en erreur quant à la situation patrimoniale de leur entreprise afin de lui faire accepter une somme bien inférieure à la valeur de sa quote-part. Elle arguait ensuite que les infractions ne se trouvaient pas prescrites et que le Commissario della Legge avait omis de constater dans le chef du requérant certaines circonstances aggravantes, la continuation de l'infraction pénale ainsi que d'autres infractions telles que l'émission de chèques sans provision, la soustraction de biens saisis et l'appropriation illicite. La partie civile demanda également des dommages-intérêts et la confirmation des saisies conservatoires des biens du requérant.
29.  Le Procuratore del Fisco (procureur du fisc) demanda la confirmation intégrale du jugement de première instance.
30.  Entre-temps, le Commissario della Legge ordonna la mainlevée de la saisie de certains biens du requérant.
31.  Sans tenir d'audience et sur la base des actes d'instruction en première instance (alla stregua delle risultanze processuali) versés au dossier d'appel par le Commissario della Legge, M. L.E., le juge d'appel (Giudice delle appellazioni per le cause penali), par un arrêt du 22 octobre 1993, déposé au greffe le même jour et passé en force de chose jugée le 26 novembre 1993, estima tout d'abord que l'objection avancée par le requérant concernant l'impossibilité de consulter les documents comptables était manifestement mal fondée et de toute manière insignifiante, puisque l'accès à ces documents ne lui avait jamais été refusé.
Le juge d'appel considéra par la suite que les actes d'instruction recueillis en première instance démontraient que le requérant avait dissimulé ses activités à son associé, M. C.B., et lui avait fourni une fausse représentation de la situation patrimoniale de leur entreprise afin de l'induire en erreur : il s'agissait bien dès lors d'escroquerie ; quant à l'appropriation illicite, cette infraction – par ailleurs désormais prescrite – n'exclurait pas l'escroquerie, mais s'ajouterait à celle-ci en en constituant l'antécédent. Le juge d'appel confirma donc la condamnation du requérant.
En ce qui concerne la soustraction de biens saisis, le juge d'appel estima l'explication du requérant dénuée de pertinence en droit, car elle se référait à une décision postérieure à la commission des faits pour lesquels il avait été jugé. Le juge d'appel rejeta également l'exception tirée de la prescription du délit d'escroquerie, en soulignant que le délai de prescription avait été suspendu pendant l'accomplissement de l'expertise, et qu'il n'expirait donc pas avant la date du 2 novembre 1993.
En outre, le juge d'appel confirma les saisies conservatoires sur les biens du requérant et renvoya l'affaire devant le juge civil en vue de la liquidation des dommages-intérêts à verser à la partie civile.
Enfin, le juge d'appel transmit les actes de la procédure au Commissario della Legge afin que celui-ci vérifiât l'éventuelle responsabilité du requérant relativement à la soustraction, le 24 juin 1992, d'une autre voiture saisie.
32.  Le système judiciaire de la République de Saint-Marin ne prévoit pas de pourvoi en cassation.
B.  Les deuxième et troisième requérants
33.  Le 30 janvier 1993, les deuxième et troisième requérants furent trouvés en possession de stupéfiants et arrêtés par la police de Saint-Marin. Leur arrestation fut confirmée par le Commissario della Legge, Mme R.V., le même jour.
34.  Le 1er février 1993, le deuxième requérant fut interrogé par le Commissario della Legge. Il déclara, entre autres, être venu à Saint-Marin afin d'acheter de la drogue pour son usage personnel et avoir demandé à la troisième requérante de l'accompagner, sans que cette dernière ne fût au courant de ses intentions.
35.   Le 4 février 1993, la requérante fut interrogée par le Commissario della Legge. Elle déclara notamment ne pas avoir eu connaissance des activités du deuxième requérant.
36.  Le 4 février 1993, le Commissario della Legge repoussa une demande de mise en liberté (difesa a piede libero) présentée par la requérante le même jour. Le 15 février 1993, le juge d'appel, M. M.N., écarta l'appel interjeté par la requérante le 8 février 1993.
37.  Le 25 février 1993, la requérante présenta au Commissario della Legge une nouvelle demande de mise en liberté. Le Commissario della Legge, Mme R.V., chargea un « maréchal » d'interroger la requérante, qui confirma ses déclarations précédentes en précisant ne rien vouloir y ajouter. Le Commissario della Legge fit droit à la demande de mise en liberté le 26 février 1993.
38.  Le 9 mars 1993, le Commissario della Legge, Mme R.V., rejeta une demande de mise en liberté présentée par le deuxième requérant le 5 mars 1993.
39.  Le même jour, le Commissario della Legge, Mme R.V., accusa les requérants des infractions de possession et trafic illégal de stupéfiants, accusa également le deuxième requérant de possession illégale d'une arme à feu, et les cita à comparaître devant le tribunal à l'audience du 26 avril 1993.
40.  A cette audience, les requérants confirmèrent les déclarations faites au cours de l'instruction.
41.  Par un jugement du 26 avril 1993, le Commissario della Legge, M. S.S., condamna le deuxième requérant à sept mois d'emprisonnement pour possession illégale de stupéfiants – en excluant l'intention d'en faire le trafic – et l'acquitta sur le chef de possession illégale d'une arme à feu. Il acquitta la requérante au bénéfice du doute.
42.  Le même jour, le deuxième requérant interjeta appel de ce jugement devant le juge d'appel.
43.  Une deuxième demande de mise en liberté présentée par le deuxième requérant le 5 mai 1993 fut rejetée par le Commissario della Legge, M. S.S., le 6 mai 1993. Le 10 mai 1993, le requérant interjeta appel de cette décision ; le juge d'appel, M. P.G., le débouta par une décision du 13 mai 1993, en raison de la gravité de l'infraction contestée et des nombreux antécédents pénaux du requérant.
44.  Le 17 mai 1993, le Procuratore del Fisco interjeta appel du jugement du 26 avril 1993. Il demanda la condamnation du deuxième requérant pour possession de stupéfiants dans l'intention d'en faire le trafic (et non pour simple possession de stupéfiants) et de la troisième requérante. Il fit valoir notamment que le Commissario della Legge avait omis de tenir compte : quant au deuxième requérant, entre autres, des sérieux indices d'un commerce d'héroïne, de la gravité de l'infraction et des nombreux précédents pénaux et, quant à la requérante, de sa contribution et de sa participation matérielles à l'infraction, de sa connaissance de l'activité criminelle ainsi que de sa conscience et de sa volonté de commettre l'infraction reprochée.
45.  Le 21 mai 1993, la requérante interjeta également appel du jugement du 26 avril 1993, en demandant d'être acquittée pour ne pas avoir commis l'infraction qui lui était reprochée.
46.  Le 23 juin 1993, les requérants présentèrent au Conseil des XII une requête en récusation des magistrats, MM. M.N. et P.G., en tant que juges d'appel, au motif qu'ils s'étaient déjà occupés de l'affaire en qualité de juges d'instruction, ayant auparavant rejeté en appel des demandes de mise en liberté présentées par les requérants.
47.  Le 30 juillet 1993, le Conseil des XII repoussa la demande de récusation.
48.  Le 2 août 1993, le deuxième requérant demanda au juge d'appel de soulever devant le Conseil Grand et Général (Consiglio Grande e Generale) une question d'illégitimité par rapport à la Constitution de Saint-Marin et à l'article 6 § 1 de la Convention en raison de l'absence d'audience publique en appel au cours de laquelle l'accusé peut être entendu en personne par le juge d'appel. Le 13 août 1993, le Procuratore del Fisco demanda que cette question fût déclarée manifestement mal fondée.
49.  Le 3 août 1993, le magistrat P.G. fut nommé juge d'appel pour la procédure litigieuse.
50.  Le 20 août 1993, la requérante souleva une question d'illégitimité par rapport à la Constitution et aux articles 5 et 6 § 2 de la Convention concernant l'article 54 du code de procédure pénale aux termes duquel l'inculpé étranger n'ayant aucun domicile sur le territoire de Saint-Marin doit toujours être arrêté, et concernant l'absence d'un tribunal indépendant qui décide des mesures conservatoires personnelles.
Le 23 août 1993, la requérante souleva également une question d'illégitimité constitutionnelle par rapport à l'absence de débats publics en appel au cours desquels l'accusé peut être entendu en personne par le juge d'appel.
51.  Par un jugement rendu le 24 août 1993 et publié le 27 août 1993, le juge d'appel condamna le deuxième requérant à un an et deux mois d'emprisonnement pour possession de stupéfiants dans l'intention d'en faire le trafic et la requérante à dix mois d'emprisonnement. Le juge d'appel se référa aux déclarations faites par les requérants au cours de la procédure de première instance. Il considéra notamment que le deuxième requérant était coupable d'une infraction grave. Par ailleurs, celui-ci avait essayé de couvrir la responsabilité de la requérante. Cette dernière devait être considérée comme coupable en raison des graves indices la mettant en cause ; elle avait eu connaissance des intentions criminelles du deuxième requérant et avait sciemment décidé de participer aux actes de celui-ci.
52.  Le juge d'appel estima en outre que les questions d'illégitimité constitutionnelle soulevées par les requérants étaient manifestement mal fondées. En ce qui concerne notamment l'absence de débats publics en appel, le juge estima, tout en partageant les arguments présentés et dérivant des principes du droit international, que l'exception soulevée visait à une réforme du code de procédure pénale, ce qu'on ne saurait obtenir par une déclaration d'inconstitutionnalité.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
53.   La procédure pénale est régie en droit saint-marinais par le code de procédure pénale de 1878, modifié par les lois no 43 du 18 octobre 1963 et no 86 du 11 décembre 1974.
54.  La procédure abrégée est régie par les articles 174-185 du code de procédure pénale. Elle est applicable aux infractions punies soit d'un emprisonnement de trois ans au maximum soit d'une amende. La procédure se déroule devant le Commissario della Legge, qui fixe une audience dans un délai de trente jours et peut entre-temps mener des enquêtes sommaires (indagini sommarie) et procéder à des actes urgents. Le Commissario della Legge cite le prévenu et les éventuels témoins à comparaître devant lui à l'audience. L'acte de citation est également notifié au Procuratore del Fisco (article 175), qui intervient obligatoirement en tant que magistrato requirente.
55.  A l'audience, le Commissario della Legge interroge les témoins, puis le prévenu. Le Procuratore del Fisco fait ensuite son réquisitoire, puis le défenseur du prévenu présente ses moyens de défense. Enfin, le prévenu peut exposer ce qu'il estime nécessaire pour sa défense (esporre cio' che crede in sua discolpa) (articles 176-179).
56.  Le Commissario della Legge décide en chambre du conseil (à huis clos), rédige le dispositif et, de retour dans la salle d'audience, le rend public en en donnant lecture. Le texte du jugement doit être déposé au greffe dans les trente jours suivant le prononcé (article 181). Le Commissario della Legge peut aussi ajourner l'affaire lorsqu'il estime avoir besoin d'autres éclaircissements (article 182).
57.  Dans la procédure ordinaire, une instruction préliminaire est menée par le Commissario della Legge, tandis que les débats se déroulent devant le juge de première instance (magistrato).
58.  Par ailleurs, l'article 24 de la loi no 83 du 28 octobre 1992 sur l'organisation judiciaire prévoit que, jusqu'à l'entrée en vigueur d'un nouveau code de procédure pénale, pour toute infraction commise à partir du lendemain de la publication de cette loi dans le Bollettino Ufficiale, l'on suivra uniquement les dispositions concernant les procédures abrégées ; toutefois, les fonctions d'instruction et de jugement seront exercées par deux Commissari della Legge différents.
59.  Aux termes des articles 186 et suivants du code de procédure pénale, le jugement peut faire l'objet d'un appel devant le juge d'appel de la part du prévenu, du Procuratore del Fisco et de la partie civile – uniquement en ce qui concerne ses intérêts civils.
60.  Aux termes de l'article 196 du code de procédure pénale, le juge d'appel a pleine juridiction (piena cognizione del giudizio). Si seul le prévenu a interjeté appel, le juge ne peut infliger une peine plus sévère ni révoquer tel ou tel bénéfice qui aurait été accordé à l'intéressé.
61.  La phase d'appel se déroule sans qu'il y ait d'autres actes d'instruction et les parties exposent leurs moyens de défense dans le même ordre qu'en première instance. L'accusé n'a pas le droit d'être entendu en personne par le juge d'appel.
62.  Une audience d'instruction peut néanmoins se tenir pendant l'appel si le juge d'appel estime qu'il y a lieu de renouveler des actes d'instruction frappés de nullité ou d'en accomplir de nouveaux (article 197). Cette audience se déroule devant le Commissario della Legge.
63.  Aux termes de l'article 198 du code de procédure pénale, l'arrêt est prononcé en audience publique en la présence des Capitaines Régents (Capitani Reggenti), du prévenu, de son avocat et des autres parties ; le greffier donne lecture de l'arrêt.
64.  Aux termes de l'article 197 du code pénal de Saint-Marin, est coupable d'appropriation illicite (appropriazione indebita) quiconque s'approprie illégitimement la chose d'autrui dont il a la possession à quelque titre que ce soit.
65.  Aux termes de l'article 204 du code pénal de Saint-Marin, est coupable d'escroquerie (truffa) quiconque, en induisant autrui en erreur par tromperie ou artifice, se procure un profit injuste.
EN DROIT
i.  SUR LA VIOLATION ALLéGUéE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
A.  L'impartialité du tribunal
66.  Le premier requérant se plaint que, dans la procédure diligentée à son encontre, le même Commissario della Legge a exercé à la fois les fonctions d'instruction et de jugement en première instance, puis encore d'instruction en appel ; il allègue de ce fait la violation de son droit à être jugé par un tribunal impartial comme le veut l'article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente est ainsi libellée :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »
1.  Thèses des comparants
67.  Le premier requérant ne conteste ni la bonne foi, ni la compétence, ni l'honnêteté personnelles du juge en cause (et considère par conséquent qu'une demande en récusation ne pouvait constituer un remède efficace), mais estime que le fait que le même Commissario della Legge ait pris des mesures conservatoires, l'ait condamné en première instance et ait par la suite instruit le dossier en appel constitue en soi une justification objective de ses craintes quant à l'impartialité de ce juge. Par ailleurs, le fait que le législateur saint-marinais ait jugé nécessaire en 1992 de changer la procédure abrégée, telle qu'elle existait à l'époque de sa condamnation, prévoyant qu'il revient à un Commissario della Legge d'instruire le dossier et à un autre Commissario della Legge de trancher, impliquerait en soi que le système antérieur n'était pas conforme aux exigences de l'article 6 de la Convention.
68.  Le premier requérant arguë en particulier que la présence du Procuratore del Fisco, qui n'est d'ailleurs pas un magistrat, n'était pas une garantie d'impartialité, car celui-ci n'a pas été nommé par le parlement comme le prévoit la législation nationale mais a été désigné par le Commissario della Legge ; en tout état de cause, le Procuratore del Fisco ne disposerait d'aucune capacité d'initiative autonome, se bornant aux termes du code de procédure pénale à approuver ou désapprouver les initiatives du juge.
69.  Le Gouvernement soutient en premier lieu que le simple fait que la loi no 83 du 18 octobre 1992 a modifié le système judiciaire saint-marinais ne saurait signifier que le système antérieur, dont le premier requérant se plaint, était contraire à l'article 6 § 1 de la Convention. En outre, seule la procédure abrégée connaissait cette confusion de rôles : dans les affaires auxquelles la procédure ordinaire est applicable, le Commissario della Legge est chargé de l'instruction, tandis que le juge pénal de première instance, puis éventuellement le juge d'appel, tranchent quant à eux sur le fond.
70.  En tout état de cause, l'impartialité du Commissario della Legge serait assurée par la structure du procès, et notamment par les pouvoirs confiés à la police au cours de l'instruction, ainsi que par l'activité de l'accusé et de l'éventuelle partie civile, qui peuvent formuler des réclamations devant le juge d'appel et demander que les témoins soient entendus à nouveau en audience publique. Les actes d'instruction du Commissario della Legge sont d'ailleurs soumis au contrôle du Procuratore del Fisco qui intervient obligatoirement dans toute procédure pénale en tant que représentant de l'Etat afin de veiller à la régularité formelle des actes, à l'exacte application de la loi et à la juste administration de la justice. L'impartialité du Commissario della Legge serait en outre garantie par la circonstance qu'au cours de l'audience publique devant lui le Procuratore del Fisco présente son réquisitoire, les experts peuvent être entendus à nouveau et toutes les parties peuvent présenter d'autres demandes visant à l'audition de témoins et le renouvellement d'actes d'instruction.
71.  Dans le cas d'espèce, la condamnation du requérant en première instance se serait fondée sur des rapports rédigés par des experts nommés par le Commissario della Legge ainsi que par les experts nommés par les parties, sur les documents recueillis au cours du procès, sur les déclarations du requérant, qui aurait avoué avoir commis les faits tout en alléguant ne pas devoir être puni. Par ailleurs, le requérant aurait pu demander la récusation du Commissario della Legge.
72.  S'agissant en particulier de la phase d'appel, le Gouvernement fait valoir qu'il n'y avait pas d'éléments nouveaux et utiles justifiant de remettre en cause l'instruction et le jugement en première instance ; dans le cas d'espèce, le Commissario della Legge en tant que juge d'appel n'est donc intervenu que pour ordonner la mainlevée de la saisie de certains biens et documents.
73.  Le Gouvernement se réfère aux arrêts de la Cour dans les affaires Fey c. Autriche, Padovani c. Italie et Sainte-Marie c. France (arrêts du 24 février 1993, série A no 255-A, du 26 février 1993, série A no 257-B, et du 16 décembre 1992, série A no 253-A, respectivement), dans lesquelles la Cour, qui a conclu dans les trois affaires à la non-violation de l'article 6 de la Convention, a déclaré que le simple fait qu'un juge ait déjà pris des décisions avant le procès ne peut passer pour justifier en soi des appréhensions quant à son impartialité, et que seules des circonstances particulières peuvent autoriser une autre conclusion, ce qui ne serait pas le cas dans la présente affaire.
74.  La Commission avait estimé que l'étendue des pouvoirs du Commissario della Legge dans le cadre de la procédure en première instance suffisait à justifier les appréhensions du requérant au sujet de l'impartialité de celui-ci.
2.  Principes se dégageant de la jurisprudence de la Cour
75.  La Cour rappelle qu'aux fins de l'article 6 § 1, l'impartialité d'un tribunal doit s'apprécier selon une démarche subjective, qui consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel juge en telle occasion, et aussi selon une démarche objective amenant à s'assurer qu'il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (arrêt Padovani précité, p. 20, § 25).
76.  Seule l'impartialité objective est en cause dans cette affaire, car le requérant n'a pas contesté l'impartialité subjective du Commissario della Legge, ce qui peut expliquer qu'il n'ait pas présenté de demande en récusation ; il y a dès lors lieu de rechercher si, indépendamment de la conduite du juge, certains faits vérifiables autorisent à douter de son impartialité. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que dans une société démocratique les tribunaux se doivent d'inspirer au justiciable, à commencer, au pénal, par les prévenus (ibidem, p. 20, § 27). Les inquiétudes subjectives du requérant, pour compréhensibles qu'elles puissent être, ne constituent pas l'élément déterminant : il faut avant tout établir si elles peuvent passer pour objectivement justifiées en l'occurrence (arrêts Fey précité, p. 12, § 30, et Nortier c. Pays-Bas du 24 août 1993, série A no 267, p. 15, § 33).
3.  Application en l'espèce
77.  Les craintes de M. Tierce tiennent au double cumul de fonctions du Commissario della Legge, qui a exercé successivement les fonctions de juge d'instruction et de juge du fond en première instance, et par la suite encore les fonctions d'instruction en appel.
La Cour examinera d'abord le premier cumul de fonctions, et à cette fin elle se penchera sur la portée et la nature des mesures prises par le Commissario della Legge avant le procès.
a)  Le cumul des fonctions d'instruction et de jugement en première instance
78.  La Cour rappelle que « pour que les tribunaux inspirent au public la confiance indispensable, il faut (...) tenir compte de considérations de caractère organique. Si un juge, après avoir occupé au parquet une charge de nature à l'amener à traiter un certain dossier dans le cadre de ses attributions, se trouve saisi de la même affaire comme magistrat du siège, les justiciables sont en droit de craindre qu'il n'offre pas assez de garanties d'impartialité » (arrêt Piersack c. Belgique du 1er octobre 1982, série A no 53, pp. 14-15, § 30).
79.  En l'occurrence, la Cour observe que pendant plus de deux ans le Commissario della Legge a mené à l'encontre du premier requérant des investigations très approfondies comprenant plusieurs interrogatoires de l'accusé, de son accusateur et de certains témoins, des expertises et interrogatoires de l'expert ainsi que deux saisies conservatoires des biens de l'intéressé. Le Commissario della Legge a donc usé de ses pouvoirs de juge d'instruction de manière très étendue.
Il a ensuite renvoyé le requérant en jugement et, après avoir interrogé une fois les parties au cours d'un procès ayant duré environ trois mois, l'a condamné.
80.  Dans ces circonstances, la Cour considère que les appréhensions du requérant au sujet de l'impartialité du Commissario della Legge peuvent passer pour objectivement justifiées. Par ailleurs, la Cour ne voit pas comment la participation du Procuratore del Fisco, indépendamment de la régularité de sa nomination, ou les caractéristiques de la procédure invoquées par le Gouvernement pourraient suffire à écarter tout doute de manque d'impartialité dans le chef du Commissario della Legge.
81.   La Cour tient également à souligner, comme la Commission, qu'à la différence de ce qui s'était passé dans l'affaire Padovani, citée par le Gouvernement, la procédure dirigée contre M. Tierce ne concernait pas un flagrant délit et ne s'appuyait pas sur les propres déclarations de l'accusé :  sa condamnation, qui a fait suite à deux plaintes pénales déposées contre lui, se fondait sur le résultat des investigations menées par le Commissario della Legge et cela en contradiction avec les allégations du requérant.
b)  L'exercice des fonctions d'instruction en appel
82.  Eu égard à la conclusion qui précède, la Cour n'estime pas nécessaire d'examiner également si les craintes de M. Tierce liées au fait que le même Commissario della Legge fut par la suite chargé de l'instruction du dossier pour le juge d'appel sont également objectivement justifiées.
4.  Conclusion
83.  Compte tenu du double rôle de juge d'instruction et de juge du fond que le Commissario della Legge a joué dans la procédure litigieuse, et notamment de l'étendue des pouvoirs exercés par celui-ci pendant l'instruction de l'affaire, la Cour conclut que les appréhensions du requérant au sujet de l'impartialité du Commissario della Legge peuvent être considérées comme objectivement justifiées.
L'article 6 § 1 de la Convention a donc été violé.
B.  L'absence d'une audience publique devant le juge d'appel au cours de laquelle les requérants puissent plaider leur cause
84.  Les trois requérants se plaignent de ne pas avoir eu la possibilité d'être entendus en personne par le juge d'appel, alors qu'aux termes de l'article 6 § 1 de la Convention :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) publiquement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »
1.  Thèses des comparants
85.  Selon les requérants, la simple publication de l'arrêt ne suffit pas pour que les obligations découlant de l'article 6 de la Convention soient respectées. En effet, selon l'interprétation constante des organes de la Convention, au moyen de l'audience publique le juge doit reconstituer, avant de juger, le dossier de l'instruction et étudier la personnalité de l'inculpé, ce qui ne serait possible que par le biais d'un examen oral. Or, dans le cas d'espèce, une audience devant le juge d'appel aurait permis aux requérants de confronter leur thèse avec celle des autres parties, d'interroger d'éventuels témoins et aurait également donné au juge la possibilité d'évaluer leur personnalité.
86.  Les requérants précisent également que l'éventuelle audience prévue à l'article 197 du code de procédure pénale ne se déroule pas devant le juge d'appel mais, même à la demande de ce dernier, toujours devant le Commissario della Legge.
87.  Le Gouvernement se réfère tout d'abord aux arrêts Jan-Åke Andersson et Fejde c. Suède (arrêts du 29 octobre 1991, série A no 212-B et 212-C), dans lesquels la Cour a conclu qu'aucune audience publique n'était nécessaire en appel puisque les faits nouveaux étaient insignifiants, ainsi qu'aux arrêts K.D.B. c. Pays-Bas du 27 mars 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, Vermeulen c. Belgique du 20 février 1996, Recueil 1996-I, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, et Van Orshoven c. Belgique du 25 juin 1997, Recueil 1997-III.
88.  Le Gouvernement conteste ensuite l'interprétation de la notion de « publicité » présentée par les requérants : la publicité des procédures judiciaires garantie à l'article 6 a pour objet de protéger ceux qui saisissent un tribunal du danger d'une justice secrète qui pourrait échapper au contrôle public ; elle est en même temps un moyen d'inciter les citoyens à avoir confiance dans les organes judiciaires, puisque ce droit confère une transparence à l'administration de la justice et contribue à réaliser le procès équitable qui caractérise les sociétés démocratiques (arrêts Axen c. Allemagne du 8 décembre 1983, série A no 72, et Sutter c. Suisse du 22 février 1984, série A no 74). Or à Saint-Marin les arrêts du juge d'appel sont publiés en séance publique en présence des Capitaines Régents, ce qui assure sans aucun doute la possibilité d'un contrôle de la part des citoyens ainsi que la transparence de la justice.
89.  Par ailleurs, s'il est vrai que l'accusé n'a pas le droit d'être entendu en personne par le juge d'appel, cela se justifie à la lumière des particularités de la procédure de Saint-Marin. Dans ce contexte, le Gouvernement se réfère particulièrement à la jurisprudence de la Cour selon laquelle « [s]i les Etats membres du Conseil de l'Europe reconnaissent tous le principe de [la] publicité [de la procédure], leurs systèmes législatifs et leurs pratiques judiciaires présentent une certaine diversité quant à son étendue et à ses conditions de mise en œuvre, qu'il s'agisse de la tenue de débats ou du « prononcé » des jugements et arrêts » (arrêts Sutter précité, pp. 12-13, § 27, et Pretto et autres c. Italie du 8 décembre 1983, série A no 71, pp. 11-12, § 22).
Dans l'affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique (arrêt du 23 juin 1981, série A no 43), la Cour aurait d'ailleurs précisé que l'article 6 permet à l'accusé de renoncer à la publicité d'une instance. En l'espèce, les requérants n'auraient pas demandé qu'une audience d'instruction fût tenue.
90.  En conclusion, le Gouvernement estime que, la phase en appel n'ayant pas été enrichie d'éléments nouveaux, aucune audience n'était nécessaire dans le cas d'espèce.
91.  La Commission a considéré que dans le cas des trois requérants, le juge d'appel avait à connaître des faits comme du droit, et devait étudier dans son ensemble la question de la culpabilité des requérants ; dans ces conditions, les requérants auraient dû être entendus en personne par lui.
2.  Principes se dégageant de la jurisprudence de la Cour
92.  La Cour rappelle que le droit du prévenu à une audience publique ne représente pas seulement une garantie de plus que l'on s'efforcera d'établir la vérité : il contribue également à convaincre l'accusé que sa cause a été entendue par un tribunal dont il pouvait contrôler l'indépendance et l'impartialité. La publicité de la procédure des organes judiciaires protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public ; elle constitue aussi l'un des moyens de préserver la confiance dans les cours et tribunaux. Par la transparence qu'elle donne à l'administration de la justice, elle aide à réaliser le but de l'article 6 § 1 : le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique au sens de la Convention (arrêts précités, Axen, p. 12, § 25, Fejde, pp. 67-68, § 28, et Sutter, p. 12, § 26).
93.  Du principe de la publicité de la procédure des organes judiciaires découlent deux aspects différents : la tenue de débats publics et le « prononcé » public des jugements et arrêts (arrêts précités, Sutter, p. 12, § 27, et Axen, p. 12, §§ 28 et suiv.). Seul le premier aspect est en cause en l'espèce.
94.  La Cour rappelle à cet égard qu'en première instance, la notion de procès équitable implique la faculté, pour l'accusé, d'assister aux débats (arrêt Colozza c. Italie du 12 février 1985, série A no 89, pp. 14-15, §§ 27-29).
95.  En appel, l'absence de débats publics peut se justifier par les caractéristiques de la procédure dont il s'agit, pourvu qu'il y ait eu audience publique en première instance. Ainsi, les procédures d'autorisation d'appel, ou consacrées exclusivement à des points de droit et non de fait, peuvent remplir les exigences de l'article 6 même si la cour d'appel n'a pas donné au requérant la faculté de s'exprimer en personne devant elle (arrêt Ekbatani c. Suède du 26 mai 1988, série A no 134, p. 14, § 31).
En revanche, lorsque la juridiction d'appel doit examiner une affaire en fait et en droit et procéder à une appréciation globale de la culpabilité ou de l'innocence, elle ne peut statuer à ce sujet sans évaluer directement les éléments de preuve présentés en personne par l'inculpé qui souhaite prouver qu'il n'a pas commis l'acte constituant prétendument une infraction pénale. Du principe de la tenue de débats publics dérive le droit de l'accusé à être entendu en personne par les juridictions d'appel. De ce point de vue, le principe de la publicité des débats poursuit le but d'assurer à l'accusé ses droits de défense.
3.  Application en l'espèce
96.  Il échet de rechercher si, dans les circonstances de l'espèce, les particularités de la procédure d'appel saint-marinaise justifiaient une dérogation au principe d'une audience publique à laquelle l'accusé puisse plaider sa cause.
97.  La Cour observe que, contrairement à ce que le Gouvernement a affirmé en se référant aux affaires Fejde et Jan-Åke Andersson, il ressort de la jurisprudence exposée ci-dessus que l'absence de faits nouveaux ne saurait suffire à justifier une dérogation au principe de la nécessité de débats publics en appel en présence de l'accusé : ce qui compte c'est surtout la nature des questions soumises au juge d'appel.
98.  La Cour note qu'à Saint-Marin le juge d'appel est compétent pour connaître des points de fait et de droit (paragraphe 60 ci-dessus). Aucune audience publique n'a lieu devant ce juge : aux termes de l'article 197 du code de procédure pénale, une audience d'instruction peut se tenir pendant l'appel si le juge d'appel estime qu'il y a lieu de renouveler certains actes d'instruction, mais elle se déroule devant le Commissario della Legge, qui exerce les fonctions d'instruction en appel (paragraphe 62 ci-dessus).
Aucune audience d'instruction ne fut tenue en appel que ce soit dans la procédure diligentée contre M. Tierce ou dans celle dirigée contre M. Marra et Mme Gabrielli. La Cour juge sans pertinence que les requérants n'aient pas demandé la tenue de pareille audience, car de toute manière elle ne se serait pas déroulée devant le juge d'appel : les requérants n'auraient donc pu plaider leur cause devant lui.
a)  La procédure diligentée contre M. Tierce
99.  En ce qui concerne la procédure dirigée contre M. Tierce, le juge d'appel avait à connaître des faits comme du droit.
Le requérant niait toute responsabilité au pénal : le juge d'appel se devait donc d'étudier dans son ensemble la question de sa culpabilité ou de son innocence. Certes, il ne pouvait pas aggraver la peine prononcée en première instance, mais la culpabilité ou l'innocence du requérant était la question principale dont il était saisi. En effet, le juge d'appel s'est penché sur la qualification juridique de la conduite du requérant, confirmant, sans une appréciation directe des témoignages personnels du requérant, qu'il s'agissait d'escroquerie et non déjà d'appropriation illicite, alors que la différence entre les deux infractions réside notamment dans l'élément subjectif (la tromperie). De plus, à la suite d'une demande de la partie civile, le juge d'appel s'est même penché sur une autre infraction éventuellement commise par le requérant et a ensuite saisi le Commissario della Legge à ce propos. La question des saisies conservatoires des biens du requérant figurait également au premier plan en appel.
100.  Le requérant aurait dès lors dû être entendu en personne par le juge d'appel.
b)  La procédure diligentée contre M. Marra et Mme Gabrielli
101.  Dans la procédure diligentée contre les deuxième et troisième requérants, le juge d'appel avait à connaître des faits comme du droit. Il lui fallait notamment étudier dans son ensemble la question de la culpabilité des requérants, qui niaient toute responsabilité. Le juge d'appel dut évaluer les dépositions que les requérants avaient faites devant le Commissario della Legge, sans les interroger directement.
A l'issue de cette procédure, M. Marra fut condamné pour possession de stupéfiants dans l'intention d'en faire le trafic, alors que le juge de première instance avait exclu cette intention. Mme Gabrielli fut condamnée en raison de sa connaissance de l'activité criminelle menée par M. Marra et de sa conscience et de sa volonté d'y participer, alors que cet élément subjectif avait été exclu en première instance ; l'intéressée avait en conséquence été acquittée.
Dans ces circonstances, le réexamen par le juge d'appel de la déclaration de culpabilité que contestaient M. Marra et Mme Gabrielli aurait dû comporter une audition directe de ceux-ci par le juge d'appel.
4.  Conclusion
102.  La Cour, ayant examiné l'ensemble de la procédure saint-marinaise, le rôle du juge d'appel et la nature des questions soumises à celui-ci en l'occurrence, conclut à l'absence de toute particularité capable de justifier le refus aux requérants d'une audience publique en appel à laquelle ils pussent assister et être entendus en personne.
L'article 6 § 1 de la Convention a donc été violé.
II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
103.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
1.  Le premier requérant
104.  M. Tierce réclame 750 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral souffert. Il prétend également avoir subi un préjudice matériel très important.
105.  Le Gouvernement souligne que dans son mémoire, l'intéressé ne demanda rien au titre du préjudice matériel. Pour ce qui est du dommage moral, le requérant n'aurait pas apporté la moindre preuve du préjudice allégué ; en tout état de cause, l'éventuel constat d'une violation constituerait une satisfaction suffisante.
106.  La Cour ne saurait spéculer sur les conclusions auxquelles les juridictions pénales saint-marinaises auraient abouti en l'absence des manquements relevés. Il y a donc lieu de rejeter les demandes du requérant en ce qu'elles ont trait à un préjudice matériel. En revanche, la Cour considère que M. Tierce a subi un dommage moral certain. Statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, elle décide de lui octroyer la somme de 12 000 000 lires (ITL).
2.  Les deuxième et troisième requérants
107.  Les deuxième et troisième requérants réclament 20 000 EUR chacun au titre du dommage moral. Ils demandent aussi respectivement 10 500 EUR et 1 000 EUR au titre du préjudice matériel qui leur a été causé par la détention préventive injustement subie.
108.  Le Gouvernement fait valoir en premier lieu que les montants réclamés sont excessifs, et qu'ils ne s'appuient sur aucun justificatif. En particulier, il n'y aurait aucun lien de causalité entre le préjudice matériel allégué et la violation alléguée. Le cas échéant, un constat de violation constituerait une réparation suffisante de tout dommage moral éventuel.
109.  La Cour ne saurait spéculer sur les conclusions auxquelles les juridictions saint-marinaises auraient abouti en l'absence du manquement relevé, et rejette en conséquence les demandes des requérants au titre du préjudice matériel.
Elle considère par contre qu'une indemnité pour dommage moral doit être allouée à M. Marra et à Mme Gabrielli. Statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, elle décide de leur octroyer 10 000 000 ITL chacun.
B.  Frais et dépens
110.  M. Tierce réclame également le remboursement des honoraires versés à son avocat pour la procédure devant la Cour (soit 34 446 000 ITL).
111.  Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour, tout en soulignant que les montants réclamés sont excessifs et non justifiés et que les frais relatifs aux procédures internes n'ont aucun lien de causalité avec les violations alléguées. Il considère qu'il serait équitable d'allouer au premier requérant 10 % des montants réclamés à ce titre.
112.  M. Marra et Mme Gabrielli sollicitent le remboursement des honoraires versés à leur avocat pour la procédure devant les juridictions internes (soit 20 000 EUR) et pour la procédure devant la Commission et la Cour (soit 10 000 EUR chacun).
113.  Le Gouvernement fait valoir qu'ils n'ont pas fourni de note d'honoraires détaillée relative aux frais exposés dans la procédure devant la Cour, et considère que de toute manière les montants réclamés sont excessifs. Quant aux frais assumés dans les procédures internes, ils n'auraient aucun lien de causalité avec la violation alléguée.
114.  La Cour rappelle qu'au titre de l'article 41 de la Convention, elle n'ordonne le remboursement que des frais dont il est établi qu'ils ont été réellement et nécessairement exposés et correspondent à un montant raisonnable (voir, parmi d'autres, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 79, CEDH 1999-V).
115.  En l'espèce, compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, comme du fait que les trois requérants étaient représentés par le même avocat, la Cour estime raisonnable de leur allouer la somme globale de 15 000 000 ITL pour frais et dépens.
C.  Intérêts moratoires
116.  Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d'intérêt légal applicable en Italie à la date d'adoption du présent arrêt est de 2,5 % l'an.
par ces motifs, la cour, À l'unanimitÉ,
1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne le premier requérant en raison du manque d'impartialité du tribunal ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne les trois requérants du fait de leur impossibilité d'être entendus en personne par le juge d'appel ;
3.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser au premier requérant, dans les trois mois, la somme de 12 000 000 ITL (douze millions de lires) pour dommage moral ;
b)  que l'Etat défendeur doit verser aux deuxième et troisième requérants, dans les trois mois, la somme de 10 000 000 ITL (dix millions de lires) chacun pour dommage moral ;
c)  que l'Etat défendeur doit verser aux trois requérants, dans les trois mois, la somme globale de 15 000 000 ITL (quinze millions de lires) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ;
d)  que ces montants seront à majorer d'un intérêt simple de 2,5 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;
4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 juillet 2000, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O'Boyle Elisabeth Palm   Greffier       Présidente
1.  Note du greffe : le rapport est disponible au greffe.
ARRêT Tierce et autres c. Saint-Marin
ARRêT Tierce et autres c. Saint-Marin 


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 24954/94;24971/94;24972/94
Date de la décision : 25/07/2000
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'Art. 6-1 du fait du manque d'impartialité du tribunal ; Violation de l'Art. 6-1 du fait de l'impossibilité d'être entendu en personne par le juge d'appel ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens

Analyses

(Art. 6-1) PROCES ORAL, (Art. 6-1) PROCES PUBLIC


Parties
Demandeurs : TIERCE ET AUTRES
Défendeurs : SAINT-MARIN

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2000-07-25;24954.94 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award