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14/11/2000 | CEDH | N°31819/96;33293/96

CEDH | AFFAIRES ANNONI DI GUSSOLA ET DEBORDES ET OMER c. FRANCE


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE ANNONI DI GUSSOLA ET AUTRES c. FRANCE
(Requêtes nos 31819/96 et 33293/96)
ARRÊT
STRASBOURG
14 novembre 2000
DÉFINITIF
14/02/2001
En l'affaire Annoni di Gussola et autres c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. W. Fuhrmann, président,    J.-P. Costa,    P. Kūris,   Mme F. Tulkens,   M. K. Jungwiert,   Sir Nicolas Bratza,   Mme H.S. Greve, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Ap

rès en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 février et 17 octobre 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE ANNONI DI GUSSOLA ET AUTRES c. FRANCE
(Requêtes nos 31819/96 et 33293/96)
ARRÊT
STRASBOURG
14 novembre 2000
DÉFINITIF
14/02/2001
En l'affaire Annoni di Gussola et autres c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. W. Fuhrmann, président,    J.-P. Costa,    P. Kūris,   Mme F. Tulkens,   M. K. Jungwiert,   Sir Nicolas Bratza,   Mme H.S. Greve, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 février et 17 octobre 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouvent deux requêtes (nos 31819/96 et 33293/96) dirigées contre la République française et dont trois ressortissants de cet Etat, M. Guido Annoni di Gussola, Mme Valérie Desbordes et M. Stéphane Omer (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission »), le premier le 4 juin et les suivants le 26 septembre 1996, en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. R. Abraham, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3.  Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignaient d'être privés d'accès à la Cour de cassation pour obtenir un contrôle en droit des décisions des cours d'appel qui les condamnaient, dans la mesure où le premier président de la haute juridiction, faisant application de l'article 1009-1 du nouveau code de procédure civile, avait retiré du rôle l'instance ouverte sur leur déclaration de pourvoi et ce, nonobstant leur situation financière.
4.  Le 14 janvier 1998, la Commission (deuxième chambre) a décidé de porter les requêtes à la connaissance du Gouvernement, en l'invitant à présenter par écrit des observations sur leur recevabilité et leur bien-fondé. Le Gouvernement a présenté ses observations le 20 mars 1998. M. Guido Annoni di Gussola y a répondu le 4 décembre 1998 ; Mme Valérie Desbordes et M. Stéphane Omer y ont répondu le 7 mai 1998.
5.  Les requêtes ont été transmises à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole). Elles ont été attribuées à la troisième section de la Cour   (article 52 § 1 du règlement).
6.  Le 6 janvier 2000, la chambre a déclaré les requêtes recevables [Note du greffe : les décisions de la Cour sont disponibles au greffe.].
7.  Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 29 février 2000 (article 59 § 2 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement  Mme M. Dubrocard, sous-directrice des droits de l'homme    à la direction des affaires juridiques    du ministère des Affaires étrangères, agent,  M. G. Bitti, membre du bureau des droits de l'homme,    service des affaires européennes    et internationales, ministère de la Justice, conseil ;
– pour les requérants  Me J.-A. Blanc, avocat au Conseil d'Etat    et à la Cour de cassation, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Blanc et Mme Dubrocard.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A.  Le cas de M. Annoni di Gussola
8. Le 15 octobre 1990, la banque Diffusion industrielle nouvelle (DIN) accorda au requérant un prêt à la consommation, pour l'achat d'un véhicule automobile, pour un montant de 172 000 francs français (FRF) au taux de 14,5 %. Ce prêt était remboursable en cinquante-sept mensualités de 4 419,44 FRF (soit un total de 251 908,08 FRF).
9.  En mars 1991, la banque notifia au requérant son intention de procéder à la saisie du véhicule car il n'avait pas réglé les échéances des mois de janvier et février 1991. Le requérant régularisa alors les incidents de paiement.
10.  De juillet 1991 à octobre 1991, le requérant cessa de payer les échéances en raison de malfaçons ayant affecté le véhicule acquis.
11.  En novembre 1991, le requérant effectua un versement.
12.  Le 14 décembre 1991, la banque DIN résilia le contrat et fit procéder à la vente du véhicule pour un prix de 74 243,56 FRF. Elle poursuivit le requérant pour le paiement du solde de sa créance.
13.  Par une ordonnance du 24 avril 1992, le président du tribunal d'instance de Nantua enjoignit au requérant de payer la somme de 98 032 FRF. Le requérant forma opposition à cette injonction en contestant le montant de la somme réclamée et la mise à prix du véhicule.
14.  Par un jugement du 24 juin 1993, le tribunal d'instance de Nantua condamna le requérant à payer une somme de 95 156,26 FRF avec intérêts au taux contractuel de 14,5 % ainsi qu'une somme de 3 000 FRF. Le requérant interjeta appel de ce jugement en dénonçant la faute de la banque quant à la vente du véhicule à un prix dérisoire et demanda sa condamnation à lui payer des dommages et intérêts compensant le montant de sa dette. Il sollicita à titre subsidiaire un délai de deux ans pour apurer sa dette.
15.  Le requérant, qui travaillait en qualité de consultant en Suisse, fut licencié en 1994. A partir du 1er janvier 1995, le requérant perçut au titre du revenu minimum d'insertion (RMI) une somme mensuelle de 3 569 FRF.
16.  Par un arrêt du 31 mai 1995, la cour d'appel de Lyon, réformant partiellement le jugement, condamna le requérant à payer à la banque la somme de 90 371,26 FRF, avec intérêts au taux conventionnel depuis le 19 février 1992, ainsi que 3 000 FRF au titre d'indemnité légale. La cour d'appel considéra que le requérant n'avait prouvé aucune faute de la banque de nature à lui valoir une condamnation à des dommages et intérêts.
17.  Le requérant forma un pourvoi en cassation le 18 septembre 1995. Il déposa un mémoire ampliatif en trois branches le 18 janvier 1996. Le requérant invoqua notamment l'attitude fautive de la société DIN qui, alors même qu'il avait acquitté en novembre 1991 une somme de 10 000 FRF et s'était engagé à payer le solde du prêt avant la fin de l'année, avait fait saisir le véhicule acquis grâce au prêt et l'avait fait vendre à un prix dérisoire. Le requérant demandait en conséquence à la Cour de cassation de constater le défaut de base légale de la décision de la cour d'appel, celle-ci n'ayant pas motivé le moyen tiré de la responsabilité de l'organisme financier dans l'aggravation de sa situation et ce dans la mesure où la vente de la voiture à sa valeur réelle aurait largement permis de couvrir le solde de l'emprunt.
18.  Le 16 février 1996, le requérant n'ayant pas exécuté l'arrêt de la cour d'appel, la banque DIN déposa une requête en radiation du rôle sur le fondement de l'article 1009-1 du nouveau code de procédure civile.
19.  Le requérant déposa un premier mémoire exposant qu'il était dans l'impossibilité de payer, même partiellement, la somme réclamée, étant chômeur et ne percevant, depuis le 1er janvier 1995, qu'une somme mensuelle de 3 569 FRF au titre du RMI, avec au surplus deux ans d'arriérés de loyers. Le requérant déposa un second mémoire informant le magistrat qu'il avait demandé à être admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle le 14 mars 1996.
20.  Par une ordonnance du 16 avril 1996, après audience du 27 février 1996, le délégué du premier président de la Cour de cassation ordonna le retrait du rôle de l'affaire dans les termes suivants :
« (...) Attendu que la mesure de « retrait du rôle », prescrite par ce texte [article 1009-1] à l'encontre du débiteur condamné qui se pourvoit en cassation, ne constitue ni la sanction d'un défaut de diligences, ni celle d'une irrecevabilité quelconque ;
Qu'elle est la mesure d'administration et de régulation destinée à rappeler le caractère extraordinaire du recours en cassation et à faire assurer au bénéficiaire d'une décision de justice exécutoire la pleine effectivité des prérogatives qui lui ont été reconnues par les juges du fond, le tout conformément aux règles fondamentales de l'organisation judiciaire.
Attendu que cette mesure, simplement provisoire dans ses effets et conservatoire de tous droits, voies et moyens, peut être sollicitée dès que la déclaration de pourvoi, saisissant la Cour de cassation, a été déposée au greffe de la juridiction et sans avoir à attendre l'expiration des délais de production des mémoires en demande ou en défense.
Attendu qu'en l'espèce, Guido Annoni di Gussola ne justifie d'aucunes diligences propres à faire conclure à sa volonté de déférer à la décision des juges du fond et n'invoque aucune situation de fait personnelle propre à faire craindre ou présumer des conséquences manifestement excessives en cas d'exécution ;
Qu'en cet état, il y a lieu de retirer, du rôle de la Cour, le pourvoi (...) »
21.  La somme due par le requérant s'élevait alors, compte tenu des intérêts contractuels, à plus de 150 000 FRF.
22.  Le 15 mars 1998, le requérant et sa famille furent expulsés de leur logement pour défaut de paiement du loyer depuis deux ans.
23.  Depuis le 1er avril 1998, le requérant perçoit une pension de retraite de 2 480,65 FRF par mois.
24.  Par ordonnance du 25 novembre 1998, le magistrat délégué par le premier président de la Cour de cassation constata la péremption de l'instance, aucun acte n'étant intervenu pour interrompre le délai de péremption dans la période des deux ans depuis le retrait du pourvoi.
B.  Le cas des époux Desbordes-Omer
25.  Suivant offre préalable acceptée le 13 octobre 1990, la société de crédit SOVAC accorda à la requérante une ouverture de crédit d'un montant de 85 000 FRF, au taux de 20,90 %, qui servit à l'acquisition d'un véhicule automobile. Le requérant, son mari, se porta caution.
26.  Les dix-neuf premières mensualités furent payées, pour un total de 45 760,36 FRF. Les requérants ne purent régler les mensualités suivantes à la suite de la perte d'emploi du requérant.
27.  La société SOVAC saisit le véhicule, fit procéder à sa vente forcée et en obtint un prix de 41 658,43 FRF. Invoquant la déchéance du terme du contrat, elle assigna les requérants aux fins de paiement immédiat de la somme de 38 669,97 FRF, montant du capital restant dû, avec intérêts au taux contractuel de 20,90 % depuis le 1er novembre 1992.
28.  Par jugement du 16 avril 1993, le tribunal d'instance d'Abbeville débouta la société SOVAC de sa demande. Le tribunal estima que le découvert autorisé de 85 000 FRF ayant été utilisé en une seule opération, l'opération devait s'analyser non pas en une ouverture de crédit utilisable par fractions, mais en un prêt classique. Or le tribunal rappela que, dans ce type de prêt, le coût total ventilé du crédit devait être mentionné conformément à l'article 5 de la loi du 10 janvier 1978 relative à l'information et à la protection des consommateurs dans le domaine des opérations de crédit. Le tribunal constata l'absence d'indication du coût total du crédit dans le contrat et conclut à la non-conformité de l'offre de prêt, sanctionnée en vertu de l'article 23 de la loi précitée, par la déchéance du droit aux intérêts de la société SOVAC. Cette dernière interjeta appel.
29.  Par un arrêt du 11 octobre 1994, la cour d'appel d'Amiens infirma le jugement en considérant que la société SOVAC avait à juste titre fait remarquer que la mention exigée en vertu de l'article 5 de la loi du 10 janvier 1978 précitée était trop rigide, s'agissant d'une offre à taux d'intérêt variable, et que si le même taux avait été appliqué c'était en raison du versement intégral de la somme empruntée, et non par fractions, comme les requérants avaient la possibilité de le demander. La cour d'appel condamna les requérants à payer la somme réclamée et, en outre, les intérêts furent capitalisés à compter du 20 septembre 1993.
30.  Les requérants demandèrent à être admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle en vue d'un pourvoi en cassation le 17 janvier 1995. Le bureau d'aide juridictionnelle fit droit à leur demande par décision en date du 15 juin 1995 au motif que leurs ressources étaient insuffisantes (montant des ressources retenu : moins 862 FRF).
31.  Les requérants se pourvurent dès lors en cassation le 14 août 1995 par le ministère de l'avocat commis, ce dernier déposant un mémoire ampliatif le 11 janvier 1996. Ils firent valoir la méconnaissance, par la société de crédit, des dispositions législatives relatives à la protection des consommateurs et invoquèrent à l'appui de leur moyen la jurisprudence de la chambre civile de la Cour de cassation censurant des décisions octroyant au prêteur des intérêts, alors que l'omission dans le contrat souscrit du taux effectif global de l'intérêt, ou du coût total ventilé du crédit, est établie.
32.  Le 27 mars 1996, la société SOVAC demanda au premier président de la Cour de cassation le retrait du rôle de l'affaire sur le fondement de l'article 1009-1 du nouveau code de procédure civile.
33.  Par mémoire du 14 mai 1996, les requérants s'opposèrent à cette requête en faisant état de leur situation financière, attestée par l'obtention de l'aide juridictionnelle en 1995.
34.  Par une ordonnance du 21 mai 1996, le délégué du premier président de la Cour de cassation estima notamment que les requérants ne justifiaient « d'aucunes diligences propres à faire conclure à leur volonté de déférer à la décision des juges du fond et [n'établissaient] aucune situation de fait personnelle propre à faire craindre ou présumer des conséquences manifestement excessives, en cas d'exécution ». Le délégué du premier président de la Cour de cassation ordonna le retrait du rôle de l'affaire.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
35.  Nouveau code de procédure civile
L'article 386 est ainsi libellé :
« L'instance est périmée lorsque aucune des parties n'accomplit de diligences pendant deux ans. »
L'article 1009-1 du nouveau code de procédure civile, dans sa rédaction initiale issue du décret no 89-511 du 20 juillet 1989, disposait que :
« Hors les matières où le pourvoi empêche l'exécution de la décision attaquée, le premier président peut, à la demande du défendeur, et après avoir recueilli l'avis du procureur général et des parties, décider le retrait du rôle d'une affaire lorsque le demandeur ne justifie pas avoir exécuté la décision frappée de pourvoi, à moins qu'il ne lui apparaisse que l'exécution serait de nature à entraîner des conséquences manifestement excessives.
Il autorise la réinscription de l'affaire au rôle de la cour sur justification de l'exécution de la décision attaquée. »
L'article 1009-1 a été modifié par le décret no 99-131 du 26 février 1999, entré en vigueur le 1er mars. Il a été réécrit et complété par deux articles et se lit désormais ainsi :
« Hors les matières où le pourvoi empêche l'exécution de la décision attaquée, le premier président ou son délégué décide, à la demande du défendeur et après avoir recueilli l'avis du procureur général et les observations des parties, le retrait du rôle d'une affaire lorsque le demandeur ne justifie pas avoir exécuté la décision frappée de pourvoi, à moins qu'il ne lui apparaisse que l'exécution serait de nature à entraîner des conséquences manifestement excessives. La demande du défendeur doit, à peine d'irrecevabilité prononcée d'office, être présentée avant l'expiration des délais prescrits aux articles 982 et 991. La décision de retrait du rôle n'emporte pas suspension des délais impartis au demandeur au pourvoi par les articles 978 et 989. »
Article 1009-2
« Le délai de péremption court à compter de la notification de la décision ordonnant le retrait du rôle. Il est interrompu par un acte manifestant sans équivoque la volonté d'exécuter. »
Article 1009-3
« Le premier président ou son délégué autorise, sauf s'il constate la péremption, la réinscription de l'affaire au rôle de la cour sur justification de l'exécution de la décision attaquée.
Les délais impartis au défendeur par les articles 982 et 991 courent à compter de la notification de la réinscription de l'affaire au rôle. »
36.  Jurisprudence
–  « Le demandeur au pourvoi ne peut invoquer l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme pour s'opposer à une demande de retrait du rôle, dès lors qu'il a pu exercer son droit au pourvoi en cassation, et qu'il ne saurait se dispenser d'observer ses propres obligations d'exécuter les causes de la décision de condamnation, privant de ce fait son adversaire d'une prérogative que lui reconnaissent les lois d'organisation judiciaire. » (Cass. ord. 1er prés., 22 février 1995 : Bull. civ. ord., no 6)
–  « (...) Attendu que les époux (...) se sont pourvus en cassation contre l'arrêt (...) de la cour d'appel (...) qui les a condamnés à payer (...) 206 050,31 francs ; (...) Attendu que les époux (...) s'opposent à cette mesure, faisant valoir qu'ils ont obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle totale ;
Attendu qu'il apparaît que pour accorder cette aide, il a été retenu que les époux disposaient d'un revenu mensuel de 3 834 francs ; qu'en cet état et eu égard au montant de la condamnation, il apparaît que l'exécution de l'arrêt entraînerait pour eux des conséquences manifestement excessives. » (Cass. ord. 1er prés., no 91205 du 2 février 2000)
–  « Attendu que, par arrêt (...), la cour d'appel (...) a condamné M. L. et la SCI A. à payer différentes sommes à M. D.B. ; (...)
Attendu que M. L. fait état de sa précarité (...) Attendu qu'il résulte en effet des documents produits par M. L. que celui-ci, bénéficiaire du RMI, se trouve dans une situation extrêmement précaire (...) que l'exécution de l'arrêt entraînerait pour lui des conséquences manifestement excessives (...) » (Cass. ord. 1er prés., no 90971 du 12 janvier 2000)
EN DROIT
I.  JONCTION
37.  La Cour, constatant que les requêtes nos 31819/96 (Annoni di Gussola) et 33293/96 (Desbordes et Omer) se rapportent à l'article 1009-1 du nouveau code de procédure civile et exposent le même grief, ordonne leur jonction en application de l'article 43 § 1 de son règlement.
II.  SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
38.  Le Gouvernement soulève une exception d'irrecevabilité tirée du défaut d'épuisement des voies de recours internes en ce que, à la date de la communication des présentes requêtes, les requérants n'avaient pas épuisé les voies de recours internes tant que le délai de péremption courait et qu'ils disposaient donc encore d'une chance de faire réinscrire leurs pourvois au rôle de la Cour de cassation. De même, il invoque le défaut de qualité de victime des requérants dans la mesure où, toujours jusqu'à la péremption de l'instance, le préjudice allégué par les requérants était purement incertain et éventuel. Le Gouvernement invoque les articles 34 et 35 de la Convention.
39.  Outre que les péremptions des instances sont acquises depuis les 21 mai et 25 novembre 1998, la Cour est d'avis que les exceptions soulevées se confondent avec l'examen au fond des requêtes puisque c'est précisément l'impossibilité de demander la réinscription du pourvoi au rôle de la Cour de cassation qui constitue l'essence du grief soulevé par les requérants.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
40.  Les requérants estiment qu'ils ont été privés d'accès à la Cour de cassation pour obtenir un contrôle en droit de la décision rendue par les cours d'appel de Lyon et d'Amiens, dans la mesure où le premier président de la Cour de cassation, faisant application de l'article 1009-1 du nouveau code de procédure civile, a retiré du rôle de la Cour de cassation l'instance ouverte sur leur déclaration de pourvoi et ce, nonobstant leur situation financière. Ils allèguent une violation de l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A.  Arguments des parties
1.  Les requérants
41.  Les requérants expliquent que si la réforme introduite par le décret de 1989 a été présentée comme une mesure de « moralisation du débat judiciaire », elle a été essentiellement conçue comme un moyen privilégié de réduire la charge de travail de la Cour de cassation, but qui se serait révélé illusoire tant les affaires ont suscité des questions de fait et de droit insoupçonnées. Selon les requérants, en effet, le retrait du rôle occupe plusieurs conseillers à la Cour de cassation délégués du premier président, qui pourraient consacrer le même temps à instruire au fond les pourvois qu'ils retirent du rôle.
42.  Les requérants considèrent que le texte litigieux, déjà libellé en termes stricts, puisqu'il prévoit pour seule exception le cas des « conséquences manifestement excessives », est appliqué avec rigueur, voire brutalité. La doctrine y serait hostile. En premier lieu, le retrait du rôle, étranger à la mission de la Cour de cassation, est un palliatif d'une part à l'inefficacité en France des voies d'exécution, d'autre part à la durée excessive de la procédure devant la haute juridiction. Ensuite, le retrait du rôle subordonne l'exercice d'un droit constitutionnellement garanti, le droit d'ester en justice, à l'exercice d'un autre droit non constitutionnellement garanti, le droit à l'exécution. Enfin, le texte litigieux fait de l'argent le critère de l'accès à la Cour de cassation et introduit une discrimination entre les plaideurs.
43.  Les requérants soutiennent ainsi que le système du retrait du rôle est condamnable dans son principe même. Il ne leur paraît pas conforme au droit d'accès à un tribunal qu'une simple autorité administrative, fût-ce par ailleurs le premier magistrat de France, mais agissant en tant qu'autorité administrative, doté d'un pouvoir discrétionnaire, puisse, par une simple décision administrative insusceptible de recours juridictionnel, décider du droit d'un justiciable de voir son pourvoi jugé ou non par la Cour de cassation.
44.  Le premier président de la Cour de cassation a décidé de retirer leur pourvoi du rôle sans qu'aient été examinées les « conséquences manifestement excessives » que comportait l'exécution des décisions de condamnation. Il leur était tout simplement matériellement impossible de procéder au moindre paiement compte tenu précisément de leurs situations précaires respectives. M. Annoni di Gussola rappelle qu'il a indiqué dans son mémoire devant le premier président qu'il était sans travail depuis deux ans et qu'il avait presque deux ans d'arriérés de loyers impayés ; en outre, il justifiait qu'il était bénéficiaire du revenu minimum d'insertion. Les requérants Desbordes et Omer considèrent que l'obtention par eux de l'aide juridictionnelle mentionnant que leurs ressources mensuelles étaient négatives constituait une indication claire du caractère exorbitant de l'exécution de l'arrêt d'appel.
Selon les requérants, ces éléments précis n'ont pas été examinés de manière effective et circonstanciée par le premier président ; à tout le moins, cela ne ressort pas des ordonnances de retrait motivées de façon stéréotypée et rigoureusement identique à celle de toutes les décisions de retrait du rôle de l'époque.
Les requérants admettent que la politique du premier président a considérablement évolué ces dernières années et expliquent que les décisions refusant le retrait du rôle sont devenues beaucoup plus nombreuses et celles prononçant le retrait mieux motivées, ce qui permettrait enfin de dégager des critères d'appréciation des conséquences manifestement excessives. Ainsi, le bénéfice de l'aide juridictionnelle ou le bénéfice du revenu minimum d'insertion sont devenus des critères d'appréciation des « conséquences manifestement excessives ».
Les requérants concluent que l'application de l'article 1009-1 à leur égard est totalement disproportionnée par rapport à leurs ressources et que, parce qu'ils sont pauvres, le pourvoi leur a été fermé, ce qui est inadmissible dans une société démocratique.
2.  Le Gouvernement
45.  Le Gouvernement rappelle que la teneur de l'article 1009-1 du nouveau code de procédure civile s'explique par le caractère extraordinaire du recours en cassation qui, en matière civile, est dénué de caractère suspensif. En découle pour le défendeur au pourvoi le droit d'obtenir l'exécution intégrale de l'arrêt d'appel qui a accueilli favorablement sa demande. La procédure de retrait du rôle instituée par le décret de 1989 vise ainsi à favoriser l'exécution spontanée de la décision de condamnation et s'analyserait comme une mesure de « moralité judiciaire », qui renforce d'une part l'autorité et le respect des décisions du juge du fond en préservant les droits des créanciers et en leur évitant la lourde charge des procédures d'exécution, et qui dissuade d'autre part les débiteurs d'introduire des recours dilatoires devant la Cour de cassation, qui imposeraient à ces mêmes créanciers la lourde charge des procédures d'exécution.
Le Gouvernement rappelle également que l'application du mécanisme établi par l'article 1009-1 n'a aucun caractère automatique : le premier président de la Cour de cassation rend sa décision à l'issue d'une procédure contradictoire et ne prononce le retrait du pourvoi que pour autant qu'il ne lui apparaît pas que l'exécution de l'arrêt frappé de pourvoi risquerait d'entraîner « des conséquences manifestement excessives ». Ainsi, le retrait du rôle n'a pas pour conséquence de faire disparaître définitivement le pourvoi, mais seulement d'en suspendre l'instruction jusqu'à ce que le débiteur justifie de l'exécution de la décision attaquée, démontrée par une exécution totale immédiate bien sûr, mais également par la volonté d'assurer des versements partiels réguliers.
L'application jurisprudentielle de l'article 1009-1 s'est affinée au fil des ans, notamment par un examen au cas par cas des conséquences manifestement excessives que pourrait entraîner l'exécution de l'arrêt frappé de pourvoi. Le Gouvernement explique que le premier président apprécie dans chaque cas la réalité matérielle et objective de l'exécution ou de l'inexécution de la décision frappée de pourvoi. Sa décision est une mesure d'administration judiciaire insusceptible de recours.
Pour clore ses observations liminaires, le Gouvernement rappelle que la Commission européenne des Droits de l'Homme a déjà reconnu la conformité du système institué par l'article 1009-1 avec les dispositions de la Convention en considérant qu'il visait « une bonne administration de la justice » (M. c. France, requête no 20373/92, décision de la Commission du 9 janvier 1995, Décisions et rapports 80-A, p. 56 ; Marc Venot c. France, requête no 28845/95, rapport de la Commission du 21 avril 1999, non publié).
46.  Le Gouvernement rappelle que la Cour européenne a jugé que le droit d'accès à un tribunal n'était pas absolu et pouvait donner lieu à des limitations, ces dernières devant poursuivre un but légitime et respecter un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (arrêts Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975, série A no 18 ; Ashingdane c. Royaume-Uni du 28 mai 1985, série A no 93 ; Lithgow et autres c. Royaume-Uni du 8 juillet 1986, série A no 102 ; Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni du 13 juillet 1995, série A no 316-B). En outre, et le dernier arrêt cité le souligne particulièrement, les Etats disposent d'une large marge d'appréciation dans le domaine de la réglementation de l'accès aux juridictions qui limite d'autant plus l'étendue du contrôle exercé par la Cour. Selon le Gouvernement, il n'appartient pas à cette dernière de se substituer aux autorités françaises pour déterminer la meilleure politique pour réglementer l'accès à la Cour de cassation ou pour évaluer les faits qui ont conduit le premier président de la Cour de cassation à adopter une décision plutôt qu'une autre.
47.  Sur l'application de ces principes aux cas d'espèce, le Gouvernement commence par constater que dans les deux affaires aucune exécution, même partielle, des arrêts rendus par les cours d'appel d'Amiens et de Lyon n'a été établie ou alléguée. Les retraits du rôle des pourvois seraient donc bien proportionnés au but poursuivi par le décret du 20 juillet 1989 (paragraphe 35 ci-dessus), à savoir introduire une mesure d'administration et de régulation destinée à rappeler le caractère extraordinaire du pourvoi en cassation et à garantir au bénéficiaire d'une décision de justice exécutoire la pleine effectivité des prérogatives qui lui ont été reconnues par les juges du fond. Les décisions de retrait seraient intervenues au terme d'un débat public et contradictoire de nature à permettre l'examen effectif et concret des conséquences manifestement excessives invoquées. Ces dernières, souligne le Gouvernement, doivent être examinées au regard de l'exécution de l'arrêt critiqué et non de la décision de retrait du rôle. Il ne suffit pas de se prévaloir des conséquences fâcheuses qu'engendrerait l'exécution de l'arrêt frappé de pourvoi, mais il faut établir une situation patrimoniale délicate en fournissant les pièces justificatives pertinentes et nécessaires au débat contradictoire. La jurisprudence de la Cour de cassation a ainsi pris en considération, par exemple, l'âge avancé d'un requérant et ses ressources insuffisantes, une santé déficiente, des problèmes personnels, familiaux ou professionnels d'une acuité particulière.
Or, dans l'affaire Desbordes et Omer, les requérants se seraient bornés à faire valoir qu'ils ont obtenu l'aide juridictionnelle tandis que la prise en charge de deux mineurs et des revenus mensuels de moins 862 FRF sont des éléments qui n'ont pas été portés à la connaissance du premier président. Dans l'autre affaire, M. Annoni di Gussola se serait limité à joindre à sa demande une notification de droit au revenu minimum d'insertion pour les années 1995 et 1996.
Outre que les requérants n'auraient pas fourni l'ensemble des justificatifs attestant de leur précarité, le montant de la somme exigée dans le cadre de l'exécution des décisions attaquées ne serait pas disproportionné par rapport à leurs ressources, et n'aurait pas franchi les limites constatées par la Commission européenne des Droits de l'Homme dans les affaires Ferville   c. France (requête no 27659/95, rapport du 31 août 1998, non publié) et Marc Venot (précitée) où les requérants étaient respectivement débiteurs des sommes de 5 403 339 et 2 500 000 FRF augmentées des intérêts. Le Gouvernement soutient que le montant de la somme exigée dans le cadre de l'exécution de la décision attaquée constitue un critère déterminant dans l'appréciation du caractère proportionné de la mesure en cause et rappelle à cet égard que les requérants étaient initialement condamnés à payer les sommes de 38 669 et 90 371 FRF.
Sur les autres critères à prendre éventuellement en considération, tels que les chances de succès du pourvoi ou l'obtention de l'aide juridictionnelle, le Gouvernement rappelle que, parce que sa décision est une mesure d'administration judiciaire, le premier président ne peut apprécier les chances de succès du pourvoi formé par les demandeurs en cassation. Une telle appréciation n'est pas exigée par l'article 1009-1 qui prévoit seulement un examen objectif de l'exécution ou de la non-exécution de l'arrêt attaqué et une appréciation de la situation personnelle des parties. Il importe peu dès lors de constater que dans l'affaire Desbordes et Omer le jugement de première instance ait été infirmé au stade de l'appel, car cette contradiction est sans incidence sur la décision du premier président d'ordonner ou non le retrait. Il en est de même de l'obtention de l'aide juridictionnelle qui ne peut être analysée comme un élément garantissant le sérieux du pourvoi – tout au plus pourrait-on considérer qu'il s'agit d'une « présomption » quant à l'existence de conséquences manifestement excessives – qui ne dispense pas d'exécuter les décisions des cours d'appel.
Le Gouvernement en conclut que les conditions dans lesquelles il a été fait application aux requérants de l'article 1009-1 du nouveau code de procédure civile n'ont pas méconnu le droit d'accès de ceux-ci à la Cour de cassation. Si, dans un premier temps, le Gouvernement s'en était remis à la sagesse de la Cour pour apprécier le bien-fondé du grief soulevé par M. Annoni di Gussola, il conclut finalement au défaut de fondement compte tenu de l'absence d'éléments d'information dont disposait le premier président de la Cour de cassation pour statuer sur les éventuelles « conséquences manifestement excessives ».
B.  Appréciation de la Cour
48.  La Cour rappelle d'emblée sa jurisprudence constante selon laquelle il ne lui appartient pas de se substituer aux juridictions internes. C'est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu'il incombe d'interpréter la législation interne. Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d'accès constitue un aspect particulier, n'est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d'un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l'Etat, lequel jouit à cet égard d'une certaine marge d'appréciation (voir, parmi d'autres, les arrêts Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 290, § 34, et García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000-II).
49.  En l'espèce, les retraits des pourvois du rôle de la Cour de cassation résultaient de la décision prise par le premier président de la Cour de cassation faisant application de l'article 1009-1 du nouveau code de procédure civile au motif que les requérants ne justifiaient pas avoir exécuté les décisions frappées de pourvoi.
50.  La Cour estime légitimes les buts poursuivis par cette obligation d'exécution d'une décision, à savoir notamment assurer la protection du créancier, éviter les pourvois dilatoires, renforcer l'autorité des juges du fond, désengorger le rôle de la Cour de cassation. La Cour note en effet qu'un tel système peut permettre, provisoirement, de réduire l'encombrement du rôle de la haute juridiction, en attendant que les pourvois en cassation soient examinés dans des délais conformes à l'exigence du « délai raisonnable » garanti par l'article 6 § 1 de la Convention.
51.  En tout état de cause, si « un système qui peut subordonner l'accès à une juridiction de recours au versement d'une certaine somme due au titre de l'arrêt d'appel, [peut] soulever un problème au regard de l'article 6 § 1 de la Convention », toutefois, « cette disposition ne s'oppose pas à une réglementation de l'accès des justiciables à une juridiction de recours, pourvu que cette réglementation ait pour but d'assurer une bonne administration de la justice » (décision M. c. France précitée). A cet égard, la Commission a estimé que le système prévu à l'article 1009-1 visait une bonne administration de la justice en relevant qu'il « tend à assurer le respect du principe selon lequel le pourvoi en cassation, qui se limite à un examen en droit, est considéré, en matière civile, comme un recours extraordinaire qui, par principe, n'a pas d'effet suspensif. Son application n'est au demeurant pas automatique : saisi d'une requête, le premier président de la Cour de cassation se prononce à l'issue d'une procédure contradictoire et ne prononcera le retrait du pourvoi que pour autant qu'il ne lui apparaît pas qu'une telle mesure risque d'entraîner des conséquences manifestement excessives. La Commission relève enfin que la mesure de retrait a pour seul effet de suspendre l'instance, jusqu'à l'exécution de l'arrêt de condamnation » (M. c. France précitée).
52.  La Cour n'entend pas revenir sur la compatibilité de ce système avec les dispositions de la Convention. Elle rappelle qu'elle considère elle-même que « l'exécution d'un jugement ou arrêt doit être considérée comme faisant partie intégrante du procès au sens de l'article 6 » (arrêts Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997, Recueil 1997-II, pp. 510-511, § 40, et Immobiliare Saffi   c. Italie [GC], no 22774/93, § 63, CEDH 1999-V). Elle note cependant que l'exécution, dans les présentes affaires, a cela de particulier que l'appréciation des mesures de retrait au regard des buts visés par l'article 1009-1 revêt une dimension particulière puisque c'est le défendeur au pourvoi qui peut demander le retrait du pourvoi du rôle de la Cour de cassation, avec le risque d'une certaine « privatisation » de la justice.
53.  La tâche de la Cour consiste dès lors à examiner si, en l'espèce, les mesures de radiation prononcées en application de l'article 1009-1 du nouveau code de procédure civile n'ont pas restreint l'accès ouvert aux requérants « d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même », si celles-ci poursuivent un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (arrêt Ashingdane précité, pp. 24-25, § 57). En d'autres termes, à la lumière des « conséquences manifestement excessives » appréciées par le premier président de la Cour de cassation, il importe pour la Cour de déterminer si les mesures de retrait, telles qu'elles ont été appliquées aux cas litigieux, s'analysent en une entrave disproportionnée au droit d'accès des requérants à la haute juridiction.
54.  La Cour rappelle que l'article 6 § 1 de la Convention n'oblige pas les Etats contractants à instituer des cours d'appel ou de cassation. Toutefois, si de telles juridictions sont instituées, la procédure qui s'y déroule doit présenter les garanties prévues à l'article 6, notamment en ce qu'il assure aux plaideurs un droit effectif d'accès aux tribunaux pour les décisions relatives à « leurs droits et obligations de caractère civil » (arrêt Levages Prestations Services c. France du 23 octobre 1996, Recueil 1996-V, p. 1544, § 44).
55.  En l'espèce, la Cour relève que les mesures de retrait ont été prises au motif que les requérants n'avaient justifié d'aucune diligence propre à faire conclure à leur volonté de déférer à la décision des juges du fond et n'invoquaient aucune situation personnelle propre à faire craindre ou présumer des « conséquences manifestement excessives » en cas d'exécution. Or elle constate que les requérants se trouvaient dans des situations de surendettement et que leurs conditions de vie précaires ne pouvaient pas prêter à controverse à l'époque des demandes de retrait du rôle. La situation de « RMIste » de M. Annoni di Gussola, inchangée tout au long du délai de péremption, ne lui a incontestablement pas permis d'envisager un début d'exécution de la décision de la cour d'appel ; les ressources inexistantes puis insuffisantes des requérants Desbordes et Omer à la même époque laissaient présager la même impossibilité. Le Gouvernement a certes raison de considérer que la condition de l'épuisement des voies de recours internes est théoriquement remplie une fois la péremption acquise et qu'il en est de même pour pouvoir se prétendre victime au sens de l'article 34 de la Convention. La Cour observe cependant que le grief des requérants porte précisément sur l'impossibilité de faire juger leur pourvoi compte tenu de ce qu'aucune exécution des décisions attaquées n'était raisonnablement envisageable. En effet, la disproportion entre les situations matérielles respectives des requérants et les sommes dues au titre des décisions frappées de pourvoi ressort à l'évidence et la Cour ne partage pas l'opinion du Gouvernement selon laquelle elle ne suffisait pas à franchir les limites constatées par la Commission dans les affaires Ferville et Marc Venot précitées.
56.  La Cour rappelle que « (...) la Convention doit se lire à la lumière des conditions de vie d'aujourd'hui (...), et à l'intérieur de son champ d'application elle tend à une protection réelle et concrète de l'individu (...). Or si elle énonce pour l'essentiel des droits civils et politiques, nombre d'entre eux ont des prolongements d'ordre économique ou social. (...) La Cour n'estime donc pas devoir écarter telle ou telle interprétation pour le simple motif qu'à l'adopter on risquerait d'empiéter sur la sphère des droits économiques et sociaux ; nulle cloison étanche ne sépare celle-ci du domaine de la Convention » (arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A no 32, pp. 14-15, § 26). Elle estime dès lors que la précarité des situations respectives des requérants, excluant ne serait-ce qu'un début d'exécution des condamnations prononcées en appel, constitue l'élément décisif de l'examen de la limitation apportée à leur droit d'accès à la Cour de cassation.
57.  A cet égard, la Cour estime que la notification du droit au revenu minimum d'insertion dans un cas, et le constat de ressources inexistantes dans l'autre (ressortant de la décision du bureau d'aide juridictionnelle) sont suffisants en eux-mêmes pour témoigner des situations matérielles qui auraient dû entrer en ligne de compte dans l'appréciation du premier président de la Cour de cassation. Or force est de constater qu'elles n'ont pas été prises en considération dans l'examen des « conséquences manifestement excessives » que l'exécution des arrêts d'appel leur aurait causées. La Cour relève que les ordonnances de retrait ne sont pas motivées et qu'elles sont identiques dans les deux cas ; elles ne permettent pas de s'assurer que les requérants ont bénéficié d'un examen effectif et concret de leurs situations. La Cour est d'avis que les situations précaires des requérants auraient pu constituer une sorte de présomption simple des « conséquences manifestement excessives » comme l'envisage d'ailleurs la jurisprudence récente de la Cour de cassation en la matière (paragraphe 36 ci-dessus). A tout le moins, le refus du président d'accéder aux demandes de maintien des pourvois au rôle de la Cour de cassation aurait dû être motivé, à la suite d'un examen attentif et complet des situations des requérants. A cet égard, la Cour note que le nouveau texte de l'article 1009-1 (paragraphe 35 ci-dessus) prévoit que la décision de retrait est prise après observations des parties et non plus un simple avis, ce qui semble aller dans le sens d'une plus grande prise en considération des intérêts de celles-ci.
58.  La Cour relève enfin, indépendamment du fait que l'appréciation des « conséquences manifestement excessives » est indifférente à la valeur des moyens de cassation soulevés, que la réforme de l'article 1009-1 oblige désormais le défendeur au pourvoi à présenter rapidement sa demande de retrait du rôle afin qu'il ne soit pas porté trop longtemps atteinte au droit du demandeur d'accéder à la Cour de cassation. La Cour y voit la volonté de ne pas paralyser les pourvois dont l'issue s'annoncerait défavorable aux intérêts du défendeur. A cet égard, elle note que la contrariété des décisions de première instance et d'appel dans la requête des époux Desbordes-Omer pouvait laisser supposer l'existence d'un débat sur une question de droit qui aurait pu présenter des chances de succès. Elle n'estime pas nécessaire cependant de revenir sur l'appréciation du caractère « défendable » ou non des pourvois en cassation introduits par les requérants – l'absence d'exécution possible des décisions attaquées et d'examen des « conséquences manifestement excessives » lui paraissant suffisante –, mais considère que le fait que l'aide juridictionnelle ait été accordée au demandeur au pourvoi pourrait laisser supposer qu'il n'est pas en mesure d'exécuter les condamnations financières mises à sa charge par la décision critiquée alors que son pourvoi était fondé sur un moyen sérieux.
59.  Au vu de l'ensemble de ces circonstances, la Cour considère que les décisions de radiation des pourvois des requérants du rôle de la Cour de cassation ont constitué des mesures disproportionnées au regard des buts visés et que l'accès effectif des intéressés à la haute juridiction s'en est trouvé entravé.
Partant, la Cour rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement et conclut à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
IV.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
60.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
61.  Dans son formulaire de requête, M. Annoni di Gussola estimait son préjudice matériel et moral à 200 000 francs français (FRF), constitué notamment par la perte de chance de faire annuler sa condamnation et par les menaces permanentes de la banque DIN. Les époux Desbordes-Omer réclament la même somme pour les mêmes raisons.
62.  La Cour relève que la seule base à retenir pour l'octroi d'une satisfaction équitable réside en l'espèce dans le fait que les requérants n'ont pu jouir devant la Cour de cassation des garanties de l'article 6. Elle ne saurait certes spéculer sur ce qu'eût été l'issue des procès dans le cas contraire, mais estime que les requérants ont subi un tort moral certain du fait de l'absence d'accès à la Cour de cassation, que le constat de violation de la Convention figurant dans le présent arrêt ne suffit pas à remédier. Statuant en équité, comme le veut l'article 41, la Cour alloue la somme de 100 000 FRF à M. Annoni di Gussola et la somme de 50 000 FRF à chacun des époux Desbordes-Omer.
B.  Frais et dépens
63. M. Annoni di Gussola sollicite le remboursement d'une somme de 28 702 FRF pour les frais exposés devant les organes de la Convention. Les époux Desbordes-Omer fixent cette somme à 29 908 FRF.
64.  Le Gouvernement affirme que, compte tenu du fait que les deux affaires concernaient l'une et l'autre le même grief, fondé sur la violation de la même disposition du nouveau code de procédure civile, et étaient présentées par le même avocat, le décompte des frais serait excessif. Il propose d'allouer pour chacune des affaires 10 000 FRF.
65.  La Cour ne partage pas l'opinion du Gouvernement et accorde les sommes réclamées, soit 28 702 FRF à M. Annoni di Gussola et 14 904,50 FRF à chacun des époux Desbordes-Omer.
C.  Intérêts moratoires
66.  Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d'intérêt légal applicable en France à la date d'adoption du présent arrêt est de 2,74 % l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Joint les requêtes ;
2.  Joint au fond les exceptions préliminaires du Gouvernement et les rejette ;
3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
4.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à   l'article 44 § 2 de la Convention :
i.   100 000 FRF (cent mille francs français) pour dommage moral à M. Annoni di Gussola et 50 000 FRF (cinquante mille francs français) à chacun des époux Desbordes-Omer ;
ii.  28 702 FRF (vingt-huit mille sept cent deux francs français) à   M. Annoni di Gussola et 14 904,50 FRF (quatorze mille neuf cent quatre francs français cinquante centimes) à chacun des époux Desbordes-Omer pour frais et dépens ;
b)  que ces montants seront à majorer d'un intérêt simple de 2,74 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;
5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 novembre 2000, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé W. Fuhrmann   Greffière Président
ARRÊT ANNONI DI GUSSOLA ET AUTRES c. FRANCE
ARRÊT ANNONI DI GUSSOLA ET AUTRES c. FRANCE 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 31819/96;33293/96
Date de la décision : 14/11/2000
Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (non-épuisement) ; Violation de l'art. 6-1 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE CIVILE


Parties
Demandeurs : AFFAIRES ANNONI DI GUSSOLA ET DEBORDES ET OMER
Défendeurs : FRANCE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2000-11-14;31819.96 ?
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