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06/02/2001 | CEDH | N°41205/98

CEDH | AFFAIRE TAMMER c. ESTONIE


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE TAMMER c. ESTONIE
(Requête no 41205/98)
ARRÊT
STRASBOURG
6 février 2001
DÉFINITIF
04/04/2001
En l'affaire Tammer c. Estonie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Mmes E. Palm, présidente,    W. Thomassen,   MM. L. Ferrari Bravo,    Gaukur Jörundsson,    C. Bîrsan,    J. Casadevall, juges,    U. Lõhmus, juge ad hoc,  et de M. M. O'Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conse

il le 16 janvier 2001,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se...

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE TAMMER c. ESTONIE
(Requête no 41205/98)
ARRÊT
STRASBOURG
6 février 2001
DÉFINITIF
04/04/2001
En l'affaire Tammer c. Estonie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Mmes E. Palm, présidente,    W. Thomassen,   MM. L. Ferrari Bravo,    Gaukur Jörundsson,    C. Bîrsan,    J. Casadevall, juges,    U. Lõhmus, juge ad hoc,  et de M. M. O'Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 janvier 2001,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 41205/98) dirigée contre la République d'Estonie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Enno Tammer (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 19 février 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant est représenté par M. I. Gräzin, doyen de la faculté de droit de l'université Nord de Tallinn, en Estonie. Le gouvernement estonien (« le Gouvernement ») est représenté par ses agents, M. E. Harremoes, conseiller spécial de la Représentation permanente de l'Estonie auprès du Conseil de l'Europe, et Mme M. Hion, première secrétaire de la division des droits de l'homme au service juridique du ministère des Affaires étrangères.
3.  Le requérant alléguait que sa condamnation pour des propos qu'il avait tenus au cours d'un entretien publié dans la presse avait emporté violation de l'article 10 de la Convention.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. R. Maruste, juge élu au titre de l'Estonie (article 28 du règlement), le Gouvernement a désigné M. U. Lõhmus pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
6.  Par une décision du 19 octobre 1999, la chambre a déclaré la requête recevable [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe.].
7.  Le Gouvernement a déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire, mais non le requérant (article 59 § 1 du règlement). La chambre a décidé après consultation des parties qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience sur le fond de l'affaire (article 59 § 2 in fine du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8.  A l'époque des faits, le requérant était journaliste et rédacteur en chef du quotidien estonien Postimees.
9.  Le grief que le requérant fait valoir sous l'angle de l'article 10 de la Convention tire son origine de sa condamnation par les tribunaux estoniens pour avoir injurié Mme Vilja Laanaru dans un entretien qu'il avait eu avec un autre journaliste, M. Ülo Russak, paru dans Postimees le 3 avril 1996. L'entretien, intitulé « Ülo Russak nie tout vol », venait en réaction à une allégation de Mme Laanaru selon laquelle M. Russak, qui l'avait aidée à écrire ses mémoires, les aurait publiés sans son consentement. Voici un rappel des faits qui ont précédé cet entretien.
10.  Mme Laanaru est l'épouse de M. Edgar Savisaar, homme politique estonien. En 1990, alors que M. Savisaar était encore marié à sa première femme, il accéda aux fonctions de premier ministre d'Estonie. Mme Laanaru, qui avait déjà travaillé pour lui, devint sa collaboratrice. Elle continua à travailler avec lui au cours des années suivantes et, lorsque M. Savisaar devint ministre de l'Intérieur en 1995, elle figurait au nombre de ses conseillers.
11.  Mme Laanaru avait milité au parti centriste (Keskerakond) dirigé par M. Savisaar et était rédactrice en chef du journal du parti.
12.  Aux alentours de 1989, Mme Laanaru eut un enfant de M. Savisaar. Comme elle ne souhaitait pas le mettre au jardin d'enfants, elle le confia à ses propres parents.
13.  Le 10 octobre 1995, M. Savisaar fut contraint de démissionner de ses fonctions de ministre de l'Intérieur à la suite de la découverte de bandes magnétiques où avaient été enregistrées en secret des conversations qu'il avait eues avec d'autres hommes politiques estoniens. Le même jour, Mme Laanaru rendit publique une déclaration où elle s'attribuait l'entière responsabilité des enregistrements secrets.
14.  Mme Laanaru quitta ensuite son poste au ministère de l'Intérieur et entreprit d'écrire ses mémoires avec l'aide d'un journaliste, M. Russak.
15.  Dans les souvenirs qu'elle a rapportés à M. Russak, Mme Laanaru relatait son expérience de la politique et du gouvernement. A propos des enregistrements secrets, elle reconnut que la déclaration qu'elle avait faite le 10 octobre 1995 était mensongère. D'après M. Russak, elle réfléchissait aussi à sa relation avec M. Savisaar, un homme marié, en se demandant si elle avait brisé son ménage. Elle admit qu'elle n'avait pas été une aussi bonne mère qu'elle l'aurait souhaité et se demandait si elle n'avait pas payé un tribut trop lourd à sa carrière en y sacrifiant son enfant.
16.  Pendant la rédaction de l'ouvrage, un différend éclata entre elle et M. Russak quant à la publication et à la paternité des mémoires.
17.  A une date non précisée, Mme Laanaru engagea une action civile devant le tribunal de Tallinn (Tallinna Linnakohus) en vue de faire protéger ses droits d'auteur du manuscrit.
18.  Le 29 mars 1996, le tribunal de Tallinn émit une ordonnance interdisant à M. Russak de publier le manuscrit tant que la question de sa paternité n'était pas résolue.
19.  A la suite de cette ordonnance, M. Russak décida de publier autrement les éléments qu'il avait recueillis, c'est-à-dire sous la forme des informations que Mme Laanaru lui avait transmises pendant leur collaboration.
20.  Le récit fait par M. Russak de l'histoire de Mme Laanaru commença à paraître dans le quotidien Eesti Päevaleht le 1er avril 1996.
21.  Au cours de la même année, Mme Laanaru publia ses mémoires. Elle déclarait dans cet ouvrage que certaines des informations contenues dans le récit que M. Russak avait fait paraître dans la presse étaient incorrectes, mais sans préciser en quoi.
22.  Dans l'entretien publié le 3 avril 1996, évoqué au paragraphe 9 ci-dessus, le requérant interrogea M. Russak au sujet de la publication des mémoires en lui posant notamment la question suivante :
« Ne pensez-vous pas vous être trompé d'héroïne ? Une briseuse de ménage [abielulõhkuja1], une mère négligente qui délaisse son enfant [rongaema1]. Cela ne paraît pas être le meilleur exemple pour des jeunes filles. »[1.  Note du greffe : Les termes estoniens « abielulõhkuja » et « rongaema » sont rendus par des périphrases car il n'existe pas en français de mots équivalents.]
23.  A la suite de la parution de cet article, Mme Laanaru engagea des poursuites privées contre le requérant en alléguant qu'il l'avait injuriée en la qualifiant de « abielulõhkuja » et « rongaema ».
24.  Devant le tribunal, le requérant fit valoir que les termes en cause avaient été employés dans une question et non dans une affirmation reflétant son point de vue et que le point d'interrogation final avait été oublié par erreur lors de la mise en page du texte. Il nia avoir eu l'intention d'offenser Mme Laanaru et considéra que ces expressions étaient neutres. Il ajouta que sa question se justifiait par les actes commis par Mme Laanaru.
25.  Par un arrêt du 3 avril 1997, le tribunal de Tallinn déclara le requérant coupable d'injure sur le fondement de l'article 130 du code pénal et le condamna à une amende de 220 couronnes estoniennes, soit l'équivalent de dix fois le revenu journalier (paragraphe 31 ci-dessous). Pour prononcer ce verdict, le tribunal avait pris en compte l'expertise de l'Institut de la langue estonienne (Eesti Keele Instituut) ainsi que le refus du requérant de régler l'affaire en présentant des excuses. Il releva en outre qu'au titre de la disposition pertinente du code pénal la responsabilité ne dépendait pas de la question de savoir si la victime possédait réellement ou non les défauts que le requérant lui avait attribués. D'après l'expertise, les termes en cause constituaient des jugements de valeur extrêmement négatifs et désapprobateurs envers les phénomènes qu'ils qualifiaient. Le mot « rongaema » désigne une mère qui a négligé son enfant et le terme « abielulõhkuja » une personne qui a troublé la paix d'un ménage ou en a brisé un. La société estonienne a toujours condamné ces deux phénomènes, ce qui transparaît dans le vocabulaire. Toutefois, ces mots n'ont pas été employés improprement.
26.  Le requérant saisit la cour d'appel de Tallinn (Tallinna Ringkonnakohus), devant laquelle il fit valoir notamment que le tribunal de première instance n'avait pas tenu compte de l'ensemble de l'article où figuraient les mots en cause. Il contesta également la qualification pénale de son acte au motif qu'il n'avait eu aucune intention criminelle et que le mode d'expression utilisé n'était pas incorrect. Il souligna enfin qu'en tant que journaliste il avait, conformément à la Constitution estonienne, le droit de diffuser librement des idées, opinions et autres informations et que le jugement de première instance constituait une violation de son droit à la liberté d'expression.
27.  Par un arrêt du 13 mai 1997, la cour d'appel débouta le requérant et confirma la décision du tribunal de Tallinn. Elle déclara que, en cas de poursuites engagées par des particuliers, elle se bornait à examiner les griefs de la partie offensée, mais que le texte complet de l'entretien avait été versé au dossier. Tout en observant que les expressions attaquées n'étaient pas indécentes, la cour d'appel jugea qu'elles portaient gravement atteinte à la dignité humaine et que leur usage par le requérant en l'espèce était offensant. S'il avait exprimé une opinion négative au sujet de Mme Laanaru en déclarant qu'elle n'élevait pas elle-même son enfant et qu'elle avait brisé le mariage de M. Savisaar, il n'y aurait pas eu d'injure. La cour d'appel remarqua que la Constitution et le code pénal prévoyaient expressément la possibilité de limiter la liberté d'expression si son exercice portait atteinte à la réputation et aux droits d'autrui. En dépit de l'intérêt particulier que le public portait aux personnages publics, ceux-ci avaient également le droit de voir protéger leur honneur et leur dignité.
28.  Le requérant se pourvut devant la Cour suprême (Riigikohus) en faisant notamment valoir que les deux termes n'avaient pas de synonymes en estonien et qu'il ne pouvait donc pas en utiliser d'autres. Par ailleurs, les circonstances objectives d'exercice du métier de journaliste excluaient l'usage d'une périphrase destinée à éviter les mots en cause.
29.  Par un arrêt du 26 août 1997, la chambre criminelle de la Cour suprême débouta le requérant et confirma la décision de la cour d'appel, invoquant entre autres les motifs suivants :
« I.  Le droit à la liberté d'expression, qui comprend la liberté de la presse, consacré par l'article 45 § 1 de la Constitution de la République d'Estonie (« la Constitution ») et par l'article 10 § 1 de la Convention européenne des Droits de l'Homme (« la Convention »), constitue une garantie indispensable au fonctionnement d'une société démocratique et donc l'une des valeurs fondamentales de pareille société.
D'après l'article 11 de la Constitution, seules sont autorisées les restrictions aux droits ou libertés prévues par la Constitution ; ces restrictions doivent en outre être nécessaires dans une société démocratique et ne pas dénaturer les droits et libertés qu'elles touchent. La liberté d'expression, dont la liberté de la presse, peut, en tant que droit fondamental, faire l'objet de restrictions en vertu de l'article 45 de la Constitution en vue de protéger l'ordre public, la morale, les droits et libertés d'autrui, la santé, l'honneur et la réputation. En vertu de l'article 10 § 2 de la Convention, la liberté d'expression peut être limitée par la loi afin de protéger la morale et la réputation ou les droits d'autrui.
II.  En Estonie, toute personne a en principe le droit de protéger son honneur, considéré comme l'un des aspects de la dignité humaine, en engageant une procédure civile ou pénale.
D'après l'article 23 § 1 de la loi sur les principes généraux du code civil, toute personne a le droit de demander à un tribunal d'ordonner que cesse l'atteinte à son honneur, le droit d'exiger la réfutation des éléments attaqués à condition que l'auteur de la diffamation à son égard n'arrive pas à prouver la véracité de ces éléments, ainsi que le droit d'exiger une indemnisation du préjudice matériel ou moral résultant de l'atteinte à son honneur.
Ainsi, une personne peut demander à voir son honneur protégé par l'intermédiaire d'une procédure civile seulement si elle estime qu'il a été sali par une affirmation relative à des faits, car seule la véracité de faits peut être prouvée. Toutefois, si une personne estime que son honneur a été souillé par un jugement de valeur, il est impossible de prouver cette allégation au sens juridique. Dans ses arrêts Lingens c. Autriche (1986) et Thorgeir Thorgeirson c. Islande (1992), la Cour européenne des Droits de l'Homme a elle aussi déclaré qu'il faut établir une distinction claire entre les faits et les jugements de valeur. L'exactitude d'un jugement de valeur ne pouvant être démontrée, la Cour européenne a considéré que lorsqu'une personne offensée par le jugement de valeur d'un journaliste saisit un tribunal interne pour obtenir la preuve de la véracité de ce jugement de valeur, cela constitue une violation de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention. Donc, en Estonie, une personne qui s'estime diffamée par un jugement de valeur n'a en fait aucun moyen de faire protéger son honneur grâce à des recours de droit civil. Il s'ensuit qu'en [pareil] cas (...) il ne lui reste qu'une possibilité : se prévaloir de recours de droit pénal pour faire protéger son honneur, en engageant des poursuites à titre privé en vertu de l'article 130 du code pénal. En l'espèce, c'est ce qu'a fait la requérante.
III.  La chambre criminelle de la Cour suprême considère que les arrêts rendus par le tribunal de Tallinn et la cour d'appel de Tallinn les 3 avril et 13 mai 1997 respectivement sont conformes à la loi et non susceptibles d'annulation.
En réponse aux moyens soulevés dans l'appel, la chambre criminelle de la Cour suprême juge nécessaire de constater ce qui suit.
Est infondée et controuvée l'affirmation de l'appelant selon laquelle les termes « rongaema » et « abielulõhkuja » ne sauraient être offensants envers V. Laanaru car la phrase dont ils faisaient partie ne mentionnait pas le nom de celle-ci, ce qui voudrait dire que ces mots ne visaient personne en particulier. Le tribunal de première instance comme la cour d'appel ont à juste titre conclu que les expressions « rongaema » et « abielulõhkuja » ont été utilisées par [le requérant] pour qualifier la victime V. Laanaru (Savisaar). La chambre criminelle de la Cour suprême souhaite ajouter qu'en formulant son argument suivant – à savoir qu'il est légitime d'utiliser les termes critiqués à l'égard de personnages publics – l'appelant a considéré V. Laanaru comme un tel personnage, ce qui ôte toute valeur à son premier argument.
Bien que l'article 12 de la Constitution énonce l'égalité de tous devant la loi, la chambre criminelle de la Cour suprême ne juge pas nécessaire de mettre en cause l'intérêt particulier que la presse porte aux personnages publics – principe reconnu dans la pratique de la Cour européenne des Droits de l'Homme. Toutefois, la chambre criminelle de la Cour suprême tient à souligner qu'en Estonie, il n'existe pas de définition juridique d'un personnage public et que, dans sa pratique, la Cour européenne n'a nulle part considéré quelqu'un comme un personnage public au motif que ce quelqu'un était le conjoint, le concubin, l'enfant ou le proche d'un tel personnage. Il faut cependant souligner que l'on ne saurait déduire de la pratique de la Cour européenne que l'intérêt particulier que la presse porte aux personnages publics signifie que ceux-ci ne sont pas susceptibles d'être offensés. Au contraire, selon le droit pénal de plusieurs pays, dont l'Allemagne, l'acte d'offenser un personnage public constitue une infraction pénale. Le public est en droit d'attendre de la presse qu'elle décrive la vie de personnages publics de manière plus complète que celle des gens ordinaires, mais il n'a pas celui de voir l'honneur de ces personnes bafoué, notamment dans la presse et de manière déplacée.
La chambre criminelle ne souscrit pas au point de vue exposé dans l'appel, à savoir que, les termes « rongaema » et « abielulõhkuja » n'étant ni vulgaires ni indécents, leur emploi à l'égard d'une personne ne saurait être considéré comme portant atteinte de manière déplacée à l'honneur et à la dignité de cette personne, élément obligatoirement constitutif de l'infraction définie à l'article 130 du code pénal. Au sens de cette disposition, le caractère déplacé ne se borne pas à désigner l'usage de mots vulgaires ou indécents mais renvoie également à celui d'expressions imagées négatives et diffamatoires. Par ailleurs, un mode d'expression non verbal, comme une caricature, peut également être déplacé. Le tribunal du fond et la cour d'appel ont à juste titre estimé, en se fondant sur une expertise, qu'en usant des termes « rongaema » et « abielulõhkuja » à l'égard de V. Laanaru dans un article de presse, [le requérant] a publiquement traité celle-ci de manière diffamatoire et donc déplacée.
La déclaration de l'avocat [du requérant] (...) selon lequel la cour d'appel n'a pas le droit de dire à un journaliste quel style il doit adopter pour rédiger un article de presse est infondée. Elle n'est recevable que dans la mesure où le style journalistique ne porte pas atteinte à la dignité humaine. S'agissant de la protection de l'honneur et de la dignité d'une personne, le tribunal a eu raison de faire remarquer que l'idée qui était exprimée de manière déplacée pouvait aussi l'être de façon correcte en estonien.
Est également mal fondé l'argument de l'appelant selon lequel les expressions « rongaema » et « abielulõhkuja » ont été employées faute de synonymes en estonien et l'emploi d'une périphrase était exclu en raison des conditions objectives d'exercice du métier de journaliste. Il existe probablement un certain nombre d'expressions vulgaires et indécentes dépourvues de synonyme en estonien, mais ce n'est pas une raison pour les utiliser. Toute circonstance objective inhérente au fonctionnement de la presse – comme la longueur de l'article et la densité de l'information, selon le requérant – est une valeur limitée à un domaine précis, qui ne saurait être mise sur le même plan que la dignité humaine.
En vertu de l'article 65 § 4 du code de procédure pénale, la Cour suprême ne peut statuer en appel et en cassation sur les faits. Elle ne peut donc réexaminer la décision prise par le tribunal de première instance et la cour d'appel, sur la base d'une expertise, selon laquelle les termes offensants constituaient l'expression d'un jugement de valeur de la part du journaliste et non une question. Toutefois, la chambre criminelle juge utile de préciser que la doctrine exprime majoritairement l'avis qu'il est en principe également possible d'injurier quelqu'un au moyen d'une question. Il importe aussi de souligner que si le quotidien Postimees a violé les droits de l'auteur [le requérant] et déformé son propos en faisant mal son travail de mise en page [en omettant le point d'interrogation après chaque expression] (lettre du rédacteur en chef de Postimees du 16 mai 1996, figurant au dossier), [le requérant] ou le journal auraient pu réparer le dommage à l'amiable en faisant simplement paraître des excuses, puisque la victime s'était déclarée prête à accepter pareil règlement. Or ni [le requérant] ni le quotidien Postimees n'ont voulu reconnaître publiquement avoir commis une erreur, ce qui constitue une preuve de plus de leur nette intention d'injurier la victime. »
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
30.  Les dispositions pertinentes de la Constitution estonienne sont ainsi libellées :
Article 45
« Toute personne a le droit de diffuser librement des idées, opinions, convictions et autres informations oralement, par écrit, par des images ou tout autre moyen. Ce droit peut faire l'objet de restrictions prévues par la loi afin de protéger l'ordre public, la morale, ainsi que les droits et libertés, la santé, l'honneur et la réputation d'autrui. »
Article 11
« Les droits et libertés ne peuvent faire l'objet que des restrictions prévues par la Constitution. Ces restrictions doivent être nécessaires dans une société démocratique et ne pas dénaturer les droits et libertés qu'elles touchent. »
31.  Aux termes des dispositions pertinentes du code pénal :
Article 130 – Injure
« Toute atteinte portée à l'honneur et à la dignité d'autrui de manière déplacée est punie d'une peine d'amende ou de prison. »
Article 28 – Amende
« 1.  Le tribunal peut infliger une amende ne dépassant pas neuf cents fois le revenu journalier de la personne. Le « revenu journalier » est calculé à partir du salaire journalier moyen après impôt en tenant compte de la taille de la famille et de la situation financière. »
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
32.  Le requérant soutient que les décisions des tribunaux estoniens le déclarant coupable d'injure constituent une atteinte indue à son droit à la liberté d'expression garanti par l'article 10 de la Convention, lequel dispose :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
A.  Existence d'une ingérence
33.  La Cour relève que nul ne conteste que la condamnation du requérant constitue une ingérence dans son droit à la liberté d'expression.
B.  Justification de l'ingérence
34.  Une ingérence est contraire à l'article 10 de la Convention sauf lorsqu'elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 dudit article et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.
1.  « Prévue par la loi »
35.  Le requérant avance que l'article 130 du code pénal, sur lequel se fonde sa condamnation, n'est pas formulé avec suffisamment de précision et de clarté.
36.  Le Gouvernement fait valoir que cet article donne une définition précise de l'injure, de sorte que le requérant pouvait régler ses activités professionnelles en conséquence. Les tribunaux internes ont interprété et appliqué l'article 130 sans aller au-delà de ce que le requérant pouvait raisonnablement prévoir dans les circonstances de la cause.
37.  La Cour rappelle que l'une des exigences provenant de l'expression « prévue par la loi » est la prévisibilité de la mesure en cause. On ne peut donc considérer comme une « loi » qu'une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s'entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d'un acte déterminé. Elles n'ont pas besoin d'être prévisibles avec une certitude absolue : l'expérience révèle une telle certitude hors d'atteinte. En outre la certitude, bien que hautement souhaitable, s'accompagne parfois d'une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s'adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l'interprétation et l'application dépendent de la pratique (voir, par exemple, l'arrêt Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III).
38.  La Cour relève que l'article 130 du code pénal est libellé en termes assez généraux, mais estime que cette disposition ne saurait passer pour vague et imprécise au point de ne pouvoir être considérée comme une « loi ». Elle rappelle qu'il incombe au premier chef aux autorités nationales d'interpréter et d'appliquer le droit interne (voir, par exemple, l'arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, série A no 295-A, p. 17, § 45). Vu les circonstances de l'espèce, la Cour est convaincue que l'ingérence était « prévue par la loi ».
2.  But légitime
39.  Il est communément admis que l'ingérence en cause visait la « protection de la réputation ou des droits d'autrui ».
40.  Eu égard aux circonstances de la cause et aux décisions des tribunaux internes, la Cour estime que la condamnation du requérant visait le but légitime que constitue la protection de la réputation ou des droits de Mme Laanaru. L'ingérence dénoncée poursuivait donc un but légitime au titre du paragraphe 2 de l'article 10.
3.  « Nécessaire dans une société démocratique »
41.  Le requérant affirme que sa condamnation n'était ni proportionnée au but légitime visé ni nécessaire dans une société démocratique.
42.  Il conteste la qualification d'injure donnée aux expressions incriminées et soutient que les tribunaux ont suivi aveuglément l'expertise erronée de l'Institut de la langue estonienne. Ce dernier et les tribunaux n'auraient pas établi de distinction entre les deux termes. Celui d'« abielulõhkuja » décrit un état de fait vérifiable tandis que celui de « rongaema » correspond à un jugement de valeur. Or les circonstances de la cause prouveraient que le premier était employé à bon escient : Mme Laanaru a eu une relation avec un homme marié, brisant le ménage de celui-ci, ce que l'intéressée en personne a reconnu dans ses mémoires. De plus, le requérant affirme que leur relation relevait du domaine public. Il reconnaît que la tradition estonienne confère au terme « rongaema » une connotation négative importante. Toutefois, dans l'usage courant de la langue aujourd'hui, cette connotation traditionnelle a pu disparaître. Les experts, adoptant une interprétation conservatrice de la langue, n'ont pas tenu compte des changements profonds qui se sont produits dans la société estonienne au sujet des mères seules pendant le siècle écoulé. De plus, son entretien n'était pas destiné à un cercle restreint de linguistes, mais au grand public. Même selon l'interprétation traditionnelle, ce terme n'avait rien de vulgaire ni d'injurieux. Tout en étant moins objectif que celui d'« abielulõhkuja », il se fondait sur les réflexions de Mme Laanaru elle-même quant à sa relation avec son enfant. Les deux expressions attaquées n'étant ainsi en rien disproportionnées aux faits qu'elles décrivent, elles n'auraient pas dû être considérées comme offensantes.
43.  Le requérant affirme qu'en posant sa question au moyen des deux termes incriminés il n'avait pas l'intention d'offenser Mme Laanaru. Il cherchait à provoquer une réponse de la part de M. Russak et non à exposer son propre point de vue. De plus, cette question ne portait pas sur la personne de Mme Laanaru, mais sur l'attitude de la presse à l'égard d'un certain type de personnalité dans la société estonienne.
44.  Selon lui, en outre, le litige revêt un caractère civil et n'aurait pas dû être porté devant un tribunal pénal ; dans son arrêt du 26 août 1997, la Cour suprême aurait à tort considéré qu'il n'était possible de protéger l'honneur d'une personne contre des atteintes portées par le biais de jugements de valeur qu'au moyen de mesures pénales. Or il fait remarquer que la Cour suprême est revenue sur cette position le 1er décembre 1997, lorsqu'elle a estimé que le droit civil offrait des recours permettant de protéger l'honneur. L'existence de recours civils faisait donc de sa condamnation pénale une grave injustice.
45.  Le requérant affirme que Mme Laanaru est par elle-même un personnage public, ce qui l'expose à de vives critiques et à un examen attentif de la part de la presse. Elle aurait joué un rôle indépendant dans la vie politique estonienne en occupant le poste haut placé et influent de conseiller du ministre de l'Intérieur, en jouant un rôle actif sur la scène sociale et en étant rédactrice en chef d'un magazine populaire. En se mettant elle-même au centre du scandale des enregistrements secrets, Mme Laanaru aurait tenté d'obtenir un surcroît de publicité pour elle-même.
46.  A son avis, le fait que Mme Laanaru ait elle-même porté sur la place publique la question de l'impact de sa relation avec M. Savisaar sur le mariage de celui-ci et son lien avec son enfant a réduit le champ de sa vie privée.
47.  Il estime que sa question était portée par un motif légitime et touchait une question d'intérêt public. La découverte des enregistrements secrets de conversations entre M. Savisaar et d'autres hommes politiques ainsi que plusieurs autres mesures antérieures critiquables dans lesquelles ce dernier était impliqué à l'époque où Mme Laanaru était sa conseillère officielle avaient fait naître des interrogations légitimes au sujet du sens de l'éthique et des valeurs des personnes au pouvoir en Estonie. A cet égard, la modeste question qu'il avait posée quant à la personnalité de Mme Laanaru semblait parfaitement justifiée. Il aurait employé les expressions incriminées afin de servir le droit du public de recevoir des informations et non à la seule fin de satisfaire la curiosité humaine.
48.  Le requérant estime qu'il n'a pas franchi les limites de la critique admissible et que sa liberté de journaliste l'emporte sur le droit de Mme Laanaru à voir respecter sa vie privée et familiale. Les décisions des tribunaux estoniens s'analyseraient en une forme de censure susceptible de dissuader les journalistes de procéder à l'avenir à d'autres critiques de ce genre.
49.  Le Gouvernement soutient pour sa part que l'ingérence était nécessaire dans une société démocratique, c'est-à-dire qu'elle correspondait à un « besoin social impérieux », était proportionnée au but légitime poursuivi et les motifs avancés pour la justifier étaient pertinents et suffisants. Il affirme qu'en l'espèce les autorités nationales n'ont pas outrepassé la marge d'appréciation dont elles disposent pour apprécier la nécessité de pareille ingérence.
50.  D'après lui, le principe selon lequel les limites de la liberté journalistique sont moins strictes à l'égard des fonctionnaires et hommes et femmes politiques dans l'exercice de leurs fonctions ne s'applique pas totalement à Mme Laanaru. En effet, celle-ci n'a joué un rôle politique qu'en tant que femme, collaboratrice et soutien de M. Savisaar, et non indépendamment de lui. Des allusions désobligeantes à la vie privée et à l'histoire d'une citoyenne ordinaire, même si son nom est lié à celui d'un homme politique de premier plan, ne sauraient constituer un sujet intéressant sérieusement le public. La relation unissant une femme qui avait quitté la fonction publique et un homme qui s'était alors retiré de la politique était une question d'ordre tout à fait privé qui ne pouvait toucher le public. Les termes critiqués ne concernaient aucune question intéressant et préoccupant sérieusement le public. Formuler des remarques injurieuses quant à la vie familiale d'un particulier ne servait aucun objectif social.
51.  Le Gouvernement réfute l'argument du requérant relatif à la nécessité d'informer le public quant à la vie privée de Mme Laanaru. Le requérant aurait choisi des mots provocants pour composer un titre racoleur et n'aurait pas agi de bonne foi. En tout état de cause, son argument ne pouvait en aucun cas le dispenser de respecter la déontologie de la profession de journaliste et la législation sur la diffamation.
52.  Le Gouvernement souligne que le requérant a été condamné non pour avoir décrit un état de fait ou exprimé un avis critique au sujet de la personnalité de Mme Laanaru ou de sa vie privée ou familiale, mais parce qu'il a choisi pour qualifier l'intéressée des termes jugés injurieux. S'il s'était contenté de dire de Mme Laanaru qu'elle avait été la cause d'un divorce, qu'elle avait brisé un mariage ou qu'elle ne s'occupait pas de son enfant, cela n'aurait pas été considéré comme insultant, ainsi que la cour d'appel l'a fait remarquer (paragraphe 27 ci-dessus).
53.  Le Gouvernement indique que les termes « rongaema » et « abielulõhkuja » ont un sens très particulier en estonien et qu'ils n'ont pas d'équivalent en français. Pour interpréter ces mots, il faudrait donc tenir compte de leur rôle particulier dans la langue et la culture estoniennes.
54.  Selon lui, le requérant a utilisé les mots en cause non pour décrire comme il le prétend des aspects de la vie privée de Mme Laanaru bien connus du public, mais pour la dénigrer aux yeux de celui-ci. Il rappelle que Mme Laanaru a confié son enfant à sa propre mère car elle ne souhaitait pas le mettre au jardin d'enfants et qu'il est tout à fait courant aujourd'hui en Estonie que des grands-parents s'occupent de leurs petits-enfants.
55.  Le Gouvernement ne souscrit pas à l'allégation du requérant selon laquelle Mme Laanaru avait elle-même étalé sa vie privée au grand jour. L'entretien publié en avril 1996 n'était pas un entretien avec l'intéressée au sujet de sa vie privée et familiale, mais un entretien avec un autre journaliste concernant la parution des mémoires de Mme Laanaru et sa vie privée. Il rappelle que, le 29 mars 1996, celle-ci avait obtenu une décision de justice interdisant la publication de ses mémoires, qu'elle n'avait à cette époque plus l'intention de faire paraître.
56.  S'agissant de la proportionnalité de l'ingérence au but légitime visé, le Gouvernement souligne que l'affaire est née de poursuites privées, c'est-à-dire que l'action a été engagée par la personne lésée, Mme Laanaru, et non par les autorités de poursuite. Le tribunal de Tallinn a tenté pendant la procédure de régler le litige à l'amiable, mais le requérant a refusé de présenter ses excuses à Mme Laanaru, comme cela lui était proposé. Le procureur ne s'est à aucun moment associé à la procédure et n'y est pas non plus intervenu, bien qu'il ait eu le droit d'y participer et que le tribunal l'ait invité à le faire. L'exécutif n'a pris aucune initiative auprès des tribunaux internes et a observé une totale neutralité tout au long de la procédure.
57.  De plus, le Gouvernement souligne que le requérant n'a été puni que d'une modeste amende de 220 couronnes, soit une somme équivalant à dix fois le salaire journalier minimum.
58.  Enfin, le Gouvernement souligne que les décisions des tribunaux internes se sont fondées sur un équilibre entre un droit reconnu par l'article 8 de la Convention et un autre consacré par l'article 10. La Cour suprême a donc débouté le requérant après avoir appliqué le même critère que la Cour européenne des Droits de l'Homme, à la jurisprudence de laquelle elle a fait amplement référence dans son arrêt. Ce dernier était parfaitement motivé et pesait soigneusement l'intérêt du requérant à exprimer librement son opinion et la nécessité de protéger la réputation et les droits de Mme Laanaru.
59.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, la liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels de toute société démocratique et l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture, sans lesquels il n'est pas de « société démocratique ». Cette liberté est soumise aux exceptions prévues au paragraphe 2 de l'article 10, qu'il convient toutefois d'interpréter strictement, et la nécessité de toute restriction doit être établie de manière convaincante (voir, par exemple, les arrêts Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 26, § 41, et Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII).
60.  L'adjectif « nécessaire », au sens de l'article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence d'un tel besoin, mais elle va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d'expression que sauvegarde l'article 10 (arrêts Lingens, précité, p. 25, § 39, et Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 30, CEDH 1999-I).
61.  Dans l'exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l'ingérence critiquée à la lumière de l'ensemble de l'affaire, y compris la teneur des remarques reprochées au requérant et le contexte dans lequel elles ont été proférées. Il lui incombe notamment de déterminer si l'ingérence en cause demeurait « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les juridictions nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (arrêts Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) du 26 avril 1979, série A no 30, p. 38, § 62, Lingens précité, pp. 25-26, § 40, Barfod c. Danemark du 22 février 1989, série A no 149, p. 12, § 28, Janowski précité, et News Verlags GmbH & CoKG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l'article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (arrêt Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A no 298, pp. 23-24, § 31).
62.  La Cour rappelle en outre que la presse remplit une fonction essentielle dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines bornes, notamment en ce qui concerne la réputation et les droits d'autrui ainsi que la nécessité de prévenir la diffusion d'informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur des questions d'intérêt public, et ce d'une manière respectant ses obligations et responsabilités (arrêts Jersild précité, pp. 23-24, § 31, De Haes et Gijsels c. Belgique du 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, pp. 233-234, § 37, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 58, CEDH 1999-III). En outre, la Cour est consciente de ce que la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d'exagération, voire même de provocation (arrêts Prager et Oberschlick c. Autriche du 26 avril 1995, série A no 313, p. 19, § 38, et Bladet Tromsø et Stensaas précité). Les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard du gouvernement ou d'une personnalité politique que d'un simple particulier (voir, par exemple, les arrêts Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A no 236, pp. 23-24, § 46, et Incal c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1567-1568, § 54).
63.  En bref, la Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation (voir, parmi beaucoup d'autres, l'arrêt Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I).
64.  Pour en venir aux circonstances de l'espèce, la Cour relève que le requérant a été condamné pour avoir proféré certaines remarques dans l'exercice de son métier de journaliste lors d'un entretien avec un autre journaliste publié dans la presse. Cet entretien portait sur la publication des mémoires de Mme Laanaru à la suite d'un différend apparu entre celle-ci et le journaliste interrogé, qui l'avait aidée à rédiger son livre.
65.  Elle note que les tribunaux internes ont jugé que l'emploi des termes « rongaema » et « abielulõhkuja » était offensant à l'égard de Mme Laanaru et que la sanction infligée était justifiée aux fins de protéger sa réputation et ses droits (paragraphes 25, 27 et 29 ci-dessus). Dans le contexte de la liberté de la presse, les exigences de pareille protection doivent être mises en balance avec l'intérêt qu'a le requérant, en sa qualité de journaliste, à transmettre des informations et idées sur des questions d'intérêt public.
66.  A cet égard, la Cour note que les remarques incriminées se rapportent à des aspects de la vie privée de Mme Laanaru que celle-ci évoque dans les mémoires qu'elle a écrits à titre personnel. S'il est vrai qu'elle a elle-même eu l'intention de rendre ces précisions publiques, c'est en fonction du contexte dans lequel ils ont été formulés ainsi que de leur valeur pour le grand public qu'il convient d'apprécier s'il était justifié que le requérant employât les mots en cause.
67.  La Cour fait observer que ces remarques étaient précédées par des réflexions de Mme Laanaru quant à son rôle de mère et à celui qu'elle avait joué dans l'éclatement de la famille de M. Savisaar. Elle constate cependant que les tribunaux internes ont considéré que les termes « rongaema » et « abielulõhkuja » constituaient des jugements de valeur exprimés de manière offensante dont il n'était pas nécessaire d'user pour exprimer une opinion « négative » (paragraphe 27 ci-dessus). Elle estime que le requérant aurait pu formuler des critiques à l'égard des actes de Mme Laanaru sans recourir à ces expressions injurieuses (voir, par exemple, l'arrêt Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, § 74, CEDH 2000-VIII).
68.  Elle remarque la divergence d'opinions des parties quant au caractère public de la personnalité de Mme Laanaru. Elle rappelle que celle-ci a quitté son poste au gouvernement en octobre 1995 à la suite de l'affaire des enregistrements secrets de M. Savisaar, dont elle a revendiqué la responsabilité (paragraphe 13 ci-dessus). Bien qu'elle ait continué ses activités au sein du parti politique, la Cour ne juge pas établi que l'emploi des termes critiqués pour qualifier la vie privée de Mme Laanaru se soit justifié par l'intérêt du public ni que ces expressions aient porté sur une question d'importance générale. Il n'a notamment pas été établi que l'opinion publique se soit préoccupée de sa vie privée en avril 1996. On peut donc difficilement considérer que les remarques du requérant ont servi l'intérêt public.
69.  S'agissant de la manière dont les autorités nationales ont traité l'affaire, la Cour note que les tribunaux estoniens ont parfaitement admis que l'espèce portait sur un conflit entre le droit de communiquer des idées et celui de voir protéger la réputation et les droits d'autrui, et ne saurait conclure qu'ils n'ont pas correctement mis en balance les divers intérêts en jeu. Eu égard à la marge d'appréciation dont disposent les Etats contractants en pareil cas ainsi qu'aux circonstances de la cause, la Cour estime que les autorités internes étaient habilitées à restreindre l'exercice de son droit par le requérant. Elle souligne que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité de l'ingérence (voir, par exemple, l'arrêt Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV). Elle relève à cet égard que l'amende infligée comme sanction au requérant au titre de l'article 28 du code pénal était d'un faible montant (paragraphe 31 ci-dessus).
70.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la condamnation du requérant et la peine qui lui a été infligée n'étaient pas disproportionnées au but légitime visé et que les motifs avancés par les tribunaux internes étaient suffisants et pertinents pour justifier pareilles mesures. L'ingérence dans le droit du requérant à la liberté d'expression pouvait donc raisonnablement passer pour nécessaire dans une société démocratique afin de protéger la réputation ou les droits d'autrui au sens de l'article 10 § 2 de la Convention.
71.  Dès lors, il n'y a pas eu violation de l'article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 10 de la Convention.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 6 février 2001, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O'Boyle Elisabeth Palm   Greffier Présidente
ARRÊT TAMMER c. ESTONIE
ARRÊT TAMMER c. ESTONIE 


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 41205/98
Date de la décision : 06/02/2001
Type d'affaire : Arrêt (Au principal)
Type de recours : Non-violation de l'art. 10

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PREVUE PAR LA LOI, (Art. 10-2) PROTECTION DE LA REPUTATION D'AUTRUI, (Art. 10-2) PROTECTION DES DROITS D'AUTRUI


Parties
Demandeurs : TAMMER
Défendeurs : ESTONIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2001-02-06;41205.98 ?
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