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10/05/2001 | CEDH | N°25781/94

CEDH | AFFAIRE CHYPRE c. TURQUIE


AFFAIRE CHYPRE c. TURQUIE
(Requête n° 25781/94)
ARRÊT
STRASBOURG
10 mai 2001
En l’affaire Chypre c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,   Mme E. Palm,   MM. J.-P. Costa,    L. Ferrari Bravo,    L. Caflisch,    W. Fuhrmann,    K. Jungwiert,    M. Fischbach,    B. Zupančič,   Mme N. Vajić,   M. J. Hedigan,   Mme M. Tsatsa-Nikolovska,   MM. T. Panţîru,    E. Levits,    A. K

ovler,    K. Fuad, juge ad hoc au titre de la Turquie,    S. Marcus-Helmons, juge ad hoc au titre de Chypre,  ainsi que de M....

AFFAIRE CHYPRE c. TURQUIE
(Requête n° 25781/94)
ARRÊT
STRASBOURG
10 mai 2001
En l’affaire Chypre c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,   Mme E. Palm,   MM. J.-P. Costa,    L. Ferrari Bravo,    L. Caflisch,    W. Fuhrmann,    K. Jungwiert,    M. Fischbach,    B. Zupančič,   Mme N. Vajić,   M. J. Hedigan,   Mme M. Tsatsa-Nikolovska,   MM. T. Panţîru,    E. Levits,    A. Kovler,    K. Fuad, juge ad hoc au titre de la Turquie,    S. Marcus-Helmons, juge ad hoc au titre de Chypre,  ainsi que de M. M. de Salvia, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 20, 21, 22 septembre 2000 et 21 mars 2001,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  L’affaire a été déférée à la Cour, conformément aux dispositions qui s’appliquaient avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »)1, par le gouvernement de la République de Chypre (« le gouvernement requérant ») le 30 août 1999 et par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 11 septembre 1999 (article 5 § 4 du Protocole n° 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention).
2.  A son origine se trouve une requête (n° 25781/94) dirigée contre la République de Turquie et dont le gouvernement requérant avait saisi la Commission le 22 novembre 1994 en vertu de l’ancien article 24 de la Convention.
3.  Le gouvernement requérant alléguait, en ce qui concerne la situation régnant à Chypre depuis que la Turquie a déclenché des opérations militaires dans le nord de l’île en juillet 1974, que le gouvernement turc (« le gouvernement défendeur ») continuait de contrevenir à la Convention en dépit de l’adoption par la Commission de rapports au titre de l’ancien article 31 de la Convention les 10 juillet 1976 et 4 octobre 1983 et de l’adoption de résolutions à cet égard par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. Il invoquait en particulier les articles 1 à 11 et 13 de la Convention ainsi que les articles 14, 17 et 18 combinés avec les dispositions précitées. Il tire également des griefs des articles 1, 2 et 3 du Protocole n° 1.
Ces griefs se rapportent selon le cas aux thèmes suivants : Chypriotes grecs portés disparus et leur famille, domicile et biens des personnes déplacées, droit des Chypriotes grecs déplacés à tenir des élections libres, conditions de vie des Chypriotes grecs dans le nord de Chypre et situation des Chypriotes turcs et de la communauté tsigane installés dans le nord de Chypre.
4.  La Commission a déclaré la requête recevable le 28 juin 1996. Ayant constaté qu’il n’existait pas de base permettant de parvenir à un règlement amiable, elle a rédigé et adopté le 4 juin 1999 un rapport où elle établit les faits et formule un avis sur le point de savoir si ces faits révèlent les violations alléguées par le gouvernement requérant2.
5.  Devant la Cour, le gouvernement requérant est représenté par son agent, M. A. Markides, procureur général de la République de Chypre, et le gouvernement défendeur par son agent, M. Z. Necatigil.
6.  Le 20 septembre 1999, le collège de la Grande Chambre a décidé que l’affaire devait être examinée par la Grande Chambre (article 100 § 1 du règlement de la Cour).
7.  La composition de la Grande Chambre a été fixée conformément aux dispositions des articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 (ancienne version) du règlement combiné avec les articles 28 et 29 de ce dernier.
8.  A la suite du déport de M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (article 28 du règlement), le gouvernement défendeur a désigné M. S. Dayıoğlu pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement). Le gouvernement requérant ayant récusé ce juge, la Grande Chambre a pris acte le 8 décembre 1999 de l’intention de M. Dayıoğlu de se déporter, ce dont il avait fait part au président (article 28 §§ 3 et 4 du règlement). Le gouvernement défendeur a ensuite désigné Mme N. Ferdi pour siéger en qualité de juge ad hoc.
Le 8 décembre 1999, la Grande Chambre a également étudié la requête en récusation émise par le gouvernement défendeur à l’égard de M. L. Loucaides, juge élu au titre de Chypre. A cette même date, la Grande Chambre a décidé d’inviter M. Loucaides à se déporter (article 28 § 4 du règlement). Le gouvernement requérant a ultérieurement désigné M. L. Hamilton pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
Le 29 mars 2000, à la suite de la récusation formulée par le gouvernement requérant à l’encontre de Mme Ferdi, la Grande Chambre a estimé que celle-ci ne pouvait pas participer à l’examen de l’affaire (article 28 § 4 du règlement). Plus tard, le gouvernement défendeur a désigné M. K. Fuad pour siéger en qualité de juge ad hoc.
A la suite du décès de M. Hamilton le 29 novembre 2000, l’agent du gouvernement requérant a informé le greffier le 13 décembre 2000 que son gouvernement avait désigné M. S. Marcus-Helmons pour siéger en qualité de juge ad hoc.
9.  Lors d’une réunion tenue le 24 octobre 1999 avec les agents et autres représentants des parties afin de les consulter, le président a fixé la procédure à suivre en cette affaire (article 58 § 1 du règlement). Le 24 novembre 1999, la Grande Chambre a approuvé les propositions du président concernant les dispositions à prendre, tant sur le fond qu’en pratique, pour la procédure écrite et orale.
10.  Conformément à ce qui avait été convenu, le gouvernement requérant a déposé son mémoire avant la date limite fixée par le président (31 mars 2000). Par une lettre du 24 avril 2000, le délai étant alors expiré, l’agent du gouvernement défendeur a demandé l’autorisation de soumettre son mémoire avant le 24 juillet 2000. Le 3 mai 2000, le président, avec l’accord de la Grande Chambre, a accepté de repousser au 5 juin 2000 la date limite de dépôt du mémoire du gouvernement défendeur, étant entendu que si celui-ci ne se conformait pas au nouveau délai, il serait considéré comme ayant renoncé à son droit de soumettre un mémoire.
Le gouvernement défendeur n’ayant pas respecté ce nouveau délai, le président a informé les agents des deux gouvernements dans une lettre du 16 juin 2000, par l’intermédiaire du greffier, que la procédure écrite était close. Une copie du mémoire du gouvernement requérant a été adressée à l’agent du gouvernement défendeur à seule fin d’information. Dans cette lettre, le président indiquait en outre aux agents qu’une réunion préparatoire à l’audience se tiendrait le 7 septembre 2000 en leur présence.
11.  A cette date, le président a rencontré l’agent et d’autres représentants du gouvernement requérant afin de régler les derniers détails d’organisation de l’audience. Bien qu’invité, le gouvernement défendeur n’a pas assisté à cette réunion.
12.  L’audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 20 septembre 2000 (article 59 § 2 du règlement). Le gouvernement défendeur n’a pas communiqué à la Cour les noms de ses représentants avant l’audience et n’a pas participé à celle-ci. En l’absence de raisons suffisantes de la part du gouvernement défendeur de ne pas se présenter, la Grande Chambre a décidé de tenir l’audience, cela lui paraissant compatible avec une bonne administration de la justice (article 64 du règlement).
Le président a informé le président du Comité des Ministres de cette décision par une lettre du 21 septembre 2000.
Ont comparu :
–  pour le gouvernement requérant  MM. A. Markides, procureur général                       de la République de Chypre, agent,   I. Brownlie QC,   D. Pannick QC,  Mme  C. Palley, Barrister-at-Law,  M. M. Shaw, Barrister-at-Law,  Mme S.M. Joannides, conseil principal    de la République de Chypre,  MM. P. Polyviou, Barrister-at-Law,   P. Saini, Barrister-at-Law, conseils,   N. Emiliou, consultant,  conseiller ;
–  pour le gouvernement défendeur  Le gouvernement défendeur ne s’est pas présenté à l’audience.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Markides, Brownlie, Shaw, Pannick et Polyviou.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A.  Le contexte général
13.  Les griefs exposés dans la requête à l’étude se rapportent aux opérations militaires menées par la Turquie dans le nord de Chypre en juillet et août 1974 ainsi qu’à la division toujours actuelle du territoire de Chypre. Lorsque la Cour a statué au fond en l’affaire Loizidou c. Turquie en 1996, elle a décrit la présence militaire turque à l’époque des faits en ces termes (arrêt Loizidou c. Turquie du 18 décembre 1996 (fond), Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, p. 2223, §§ 16-17) :
« 16.  Les forces armées turques, comptant plus de 30 000 hommes, sont stationnées à travers la zone occupée du nord de Chypre, qui fait constamment l’objet de patrouilles et renferme des postes de contrôle sur tous les grands axes de communication. L’état-major de l’armée se trouve à Kyrenia. Le 28e régiment d’infanterie est basé à Asha (Assia) ; il couvre le secteur allant de Famagouste à Mia Milia, banlieue de Nicosie, et est fort de 14 500 hommes. Le 39e régiment d’infanterie, avec 15 500 hommes environ, est basé au village de Myrtou et couvre le secteur allant du village de Yerolakkos à Lefka. Les TOURDYK (Forces turques à Chypre en vertu du Traité de garantie (Turkish Forces in Cyprus under the Treaty of Guarantee)) sont stationnées au village de Orta Keuy près de Nicosie ; elles couvrent un secteur allant de l’aéroport international de cette ville à la rivière Pedhieos. Un bataillon naval turc et un avant-poste sont basés respectivement à Famagouste et Kyrenia. Des membres de l’armée de l’air turque sont basés à Lefkoniko, Krini et d’autres terrains d’aviation. Les forces aériennes turques sont stationnées en métropole, à Adana.
17.  Les forces turques et tous les civils qui pénètrent dans les zones militaires sont passibles des tribunaux militaires turcs, ainsi que le prévoient pour les « citoyens de la RTCN » le décret de 1979 sur les zones militaires interdites (article 9) et l’article 156 de la Constitution de la « RTCN ». »
14.  Dans le contexte de la division de Chypre en deux parties, il s’est produit en novembre 1983 un événement notable : la proclamation de la « République turque de Chypre du Nord » (la « RTCN »), suivie de l’adoption de la « Constitution de la RTCN » le 7 mai 1985.
La communauté internationale a condamné cette évolution. Le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté le 18 novembre 1983 la Résolution 541 (1983) déclarant la proclamation de la « RTCN » juridiquement nulle et demandant à tous les Etats de ne pas reconnaître d’autre Etat chypriote que la République de Chypre. Le Conseil de sécurité a réitéré cet appel dans sa   Résolution 550 (1984) du 11 mai 1984. En novembre 1983, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a décidé qu’il continuait à considérer le gouvernement de la République de Chypre comme le seul gouvernement légitime de Chypre et a appelé à respecter la souveraineté, l’indépendance, l’intégrité territoriale et l’unité de la République de Chypre.
15.  Selon le gouvernement défendeur, la « RTCN » est un Etat démocratique et constitutionnel politiquement indépendant de tout autre Etat souverain, y compris la Turquie ; c’est le peuple chypriote turc, dans l’exercice de son droit à l’autodétermination, qui a mis en place une administration dans le nord de Chypre, et non la Turquie. Malgré cela, seul le gouvernement chypriote est reconnu au plan international comme le gouvernement de la République de Chypre dans le cadre des relations diplomatiques et contractuelles et dans le fonctionnement des organisations internationales.
16.  La Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (« UNFICYP ») tient une zone tampon. Un certain nombre d’initiatives politiques ont été prises par les Nations unies en vue de régler la question chypriote sur la base de solutions institutionnelles acceptables par les deux parties. A cette fin, des pourparlers intercommunautaires se sont déroulés sous les auspices du Secrétaire général des Nations unies et sur les instructions du Conseil de sécurité. Sur ce point, le gouvernement défendeur a fait valoir que les autorités chypriotes turques de Chypre du Nord menaient les pourparlers en se fondant sur les principes de « bizonalité » et de « bicommunautarisme » (partition de l’île en deux zones et deux communautés), qu’elles considéraient comme acquis dans le cadre d’une constitution fédérale. On trouve confirmation de cette base de négociation dans l’Ensemble d’idées émis par le Secrétaire général des Nations unies le 15 juillet 1992 et les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies des 26 août et 25 novembre 1992, qui prévoient que la solution fédérale recherchée par les deux parties sera « bicommunautaire » et « bizonale ».
Par ailleurs – fait qui présente un intérêt pour la requête à l’étude –, le Comité des personnes disparues des Nations unies (le « CMP ») a été créé en 1981 afin d’examiner « les cas des personnes portées disparues au cours des combats intercommunautaires et des événements de juillet 1974, ou par la suite » et de « dresser des listes exhaustives des personnes portées disparues appartenant aux deux communautés, précisant selon le cas si elles sont en vie ou décédées et, dans ce dernier cas, la date approximative de leur décès ». Le CMP n’a pas encore terminé ses recherches.
B.  Les précédentes requêtes interétatiques
17.  Le gouvernement requérant a précédemment dirigé trois requêtes contre l’Etat défendeur en vertu de l’ancien article 24 de la Convention pour dénoncer les événements de juillet et août 1974 et leurs conséquences. La Commission a joint la première (n° 6780/74) et la deuxième (n° 6950/75) et adopté à leur sujet le 10 juillet 1976 un rapport au titre de l’ancien article 31 de la Convention (« le rapport de 1976 »), où elle exprime l’avis que l’Etat défendeur a commis des violations des articles 2, 3, 5, 8, 13 et 14 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1. Le 20 janvier 1979, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a à son tour adopté la Résolution DH (79) 1 en s’appuyant sur une décision antérieure du 21 octobre 1977. Il y exprime notamment la conviction que « la protection durable des droits de l’homme à Chypre ne peut être réalisée que par le rétablissement de la paix et de la confiance entre les deux communautés, et que des pourparlers intercommunautaires constituent le cadre adéquat pour parvenir à une solution du différend ». En outre, le Comité des Ministres y invite fermement les parties à reprendre les pourparlers intercommunautaires sous les auspices du Secrétaire général des Nations unies, de façon à se mettre d’accord sur les moyens de résoudre tous les aspects du différend (paragraphe 16 ci-dessus). Le Comité des Ministres a considéré que cette décision mettait un terme à son examen de l’affaire.
La troisième requête (n° 8007/77) émanant du gouvernement requérant a fait l’objet d’un autre rapport de la Commission au titre de l’ancien article 31 en date du 4 octobre 1983 (« le rapport de 1983 »). La Commission y formule l’avis que l’Etat défendeur a manqué aux obligations lui incombant en vertu des articles 5 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1. Le 2 avril 1992, le Comité des Ministres a adopté la Résolution DH (92) 12 relative au rapport de 1983, où il s’est borné à décider de rendre public ledit rapport et à considérer que cette décision mettait un terme à son examen de l’affaire.
C.  La requête à l’étude
18.  La requête à l’étude est la première à être déférée à la Cour. Dans son mémoire, le gouvernement requérant prie celle-ci de « dire que l’Etat défendeur est responsable de violations continues et autres violations des articles 1, 2, 3, 4, 5, 6, 8, 9, 10, 11, 13, 14, 17 et 18 de la Convention et des articles 1 et 2 du Protocole n° 1 ».
Ces griefs se repartissent en quatre grandes catégories : les violations alléguées des droits des Chypriotes grecs portés disparus et de leur famille, les violations alléguées du domicile et du droit de propriété des personnes déplacées, les violations alléguées des droits des Chypriotes grecs enclavés dans le nord de Chypre et, enfin, les violations alléguées des droits des Chypriotes turcs et de la communauté tsigane installés dans le nord de Chypre.
D.  Les faits établis par la Commission concernant la requête à l’étude
19.  La Cour estime qu’il convient à ce stade de résumer les faits établis par la Commission quant aux différents chefs de violation de la Convention allégués par le gouvernement requérant ainsi que les principaux arguments avancés par les deux parties et les documents et autres éléments de preuve sur lesquels la Commission s’est appuyée.
1.  Violations alléguées des droits des Chypriotes grecs portés disparus et de leur famille
20.  Le gouvernement requérant soutient en substance que 1 491 Chypriotes grecs environ sont toujours portés disparus vingt ans après la fin des hostilités. Ces personnes ont été vues en vie pour la dernière fois alors qu’elles se trouvaient détenues sous l’autorité de la Turquie et l’Etat défendeur n’a jamais donné d’explication quant à leur sort.
21.  Le gouvernement défendeur a affirmé pour sa part qu’il n’existait aucune preuve de ce que l’un quelconque des disparus fût encore en vie ou en détention. A titre principal, il a déclaré que les questions soulevées par le gouvernement requérant devaient continuer d’être examinées par le Comité des personnes disparues des Nations unies (paragraphe 16 ci-dessus) plutôt que sous l’angle de la Convention.
22.  La Commission a considéré qu’elle avait pour tâche, non d’établir ce qui était réellement arrivé aux Chypriotes grecs portés disparus à la suite des opérations militaires menées par la Turquie dans le nord de Chypre en juillet et août 1974, mais de déterminer si le fait que l’Etat défendeur n’ait pas éclairci les circonstances entourant les disparitions, comme cela était allégué, s’analysait en une violation continue de la Convention.
23.  A cette fin, la Commission a tenu compte en particulier de ses précédents constats, exposés dans ses rapports de 1976 et 1983. Elle a rappelé avoir déclaré dans son rapport de 1976 qu’il était communément admis qu’un nombre considérable de Chypriotes étaient toujours portés   disparus à la suite du conflit armé ayant sévi à Chypre et qu’un certain nombre d’entre eux étaient des Chypriotes grecs faits prisonniers par l’armée turque. A l’époque, la Commission avait considéré que ce constat impliquait une présomption de responsabilité de la Turquie quant au sort des personnes dont on savait qu’elles étaient en détention sous l’autorité de cet Etat. Tout en notant que les meurtres de civils chypriotes grecs avaient été commis sur une grande échelle, la Commission avait également estimé à l’époque où elle avait rédigé son rapport de 1976 qu’elle n’était pas en mesure de déterminer si des prisonniers chypriotes grecs portés disparus avaient été tués, ni dans quelles circonstances.
24.  Dans le cadre de la requête à l’étude, la Commission a rappelé en outre que, dans son rapport de 1983, elle avait tenu pour établi que, dans un nombre indéfini de cas, il existait suffisamment d’éléments donnant à penser que les Chypriotes grecs disparus avaient été détenus sous l’autorité de la Turquie en 1974, et considéré que ce constat entraînait là encore une présomption de responsabilité de la Turquie quant au sort de ces personnes.
25.  Pour la Commission, les éléments qui lui ont été soumis en l’espèce confirmaient ses précédents constats selon lesquels certains disparus avaient été vus pour la dernière fois alors qu’ils étaient détenus sous autorité turque ou chypriote turque. A cet égard, elle a pris en compte ce qui suit : une déclaration de M. Denktaş, « président de la RTCN », diffusée le 1er mars 1996, dans laquelle celui-ci reconnaissait que quarante-deux prisonniers chypriotes grecs avaient été remis à des combattants chypriotes turcs qui les avaient tués et que, pour éviter d’autres incidents tragiques, les prisonniers avaient par la suite été transférés en Turquie ; la déclaration radiodiffusée de M. Yalçin Küçük, ancien officier de l’armée turque en activité à l’époque des faits ayant participé à l’opération militaire à Chypre en 1974, qui laissait entendre que l’armée turque s’était livrée à de nombreux meurtres, notamment de civils, à l’occasion de prétendues opérations de nettoyage ; le rapport Dillon, remis au Congrès américain en mai 1998, indiquant, entre autres, que des soldats turcs et chypriotes turcs avaient rassemblé des civils chypriotes grecs dans le village d’Asha le 18 août 1974 et emmené les hommes de plus de quinze ans, qui pour la plupart auraient été tués par des combattants chypriotes turcs ; les déclarations écrites de témoins tendant à confirmer les précédents constats de la Commission, à savoir que de nombreuses personnes toujours portées disparues auraient été arrêtées par des soldats turcs ou des membres des forces paramilitaires chypriotes turques.
26.  La Commission a conclu que, indépendamment des preuves relatives au meurtre de prisonniers et civils chypriotes grecs, rien ne montrait que l’une quelconque des personnes disparues eût été tuée dans des circonstances dont l’Etat défendeur pût être tenu pour responsable. Elle n’a pas non plus trouvé d’éléments prouvant que l’une quelconque des personnes arrêtées fût toujours détenue ou tenue en servitude par ce dernier. En revanche, elle a tenu pour établi que les autorités n’avaient pas éclairci le sort des disparus ni donné d’informations à ce sujet aux familles des victimes.
27.  La Commission a conclu en outre que ce n’était pas parce que le CMP poursuivait ses travaux qu’elle-même ne pouvait examiner les griefs soulevés par le gouvernement requérant en l’espèce. Elle a relevé à cet égard que l’enquête du CMP se limitait à rechercher si les personnes figurant sur sa liste étaient vivantes ou décédées, et que ce comité n’était pas habilité à procéder à des constats quant à la cause de la mort et quant aux responsabilités en cas de décès. De plus, la compétence territoriale du CMP était confinée à l’île de Chypre, ce qui lui interdisait d’enquêter en Turquie, où seraient survenues certaines disparitions. La Commission a observé également que des personnes susceptibles d’être responsables de violations de la Convention s’étaient vu promettre l’impunité et qu’il était douteux que l’enquête du CMP pût porter sur des actes commis par l’armée turque ou des agents de l’Etat turc sur le territoire chypriote.
2.  Violations alléguées des droits des personnes déplacées au respect de leur domicile et au respect de leurs biens
28.  La Commission a établi les faits à cet égard en gardant à l’esprit l’argument principal du gouvernement requérant selon lequel plus de 211 000 Chypriotes grecs déplacés et leurs enfants continuaient de faire l’objet d’une politique consistant à les empêcher de rentrer chez eux dans le nord de Chypre et d’accéder, pour quelque motif que ce soit, à leurs biens qui s’y trouvaient. Le gouvernement requérant soutient qu’en raison de la présence de l’armée turque et des restrictions aux frontières imposées par la « RTCN », le retour des personnes déplacées est physiquement impossible et, par voie de conséquence, les personnes qui ont des proches de l’autre côté de la frontière ont beaucoup de difficultés à leur rendre visite. Ce qui était au début un processus illégal progressif et continu a abouti au fil des années au transfert sans dédommagement des biens abandonnés par les personnes déplacées au profit des autorités de la « RTCN » et à leur attribution, « titres de propriété » à l’appui, à des organismes d’Etat, des Chypriotes turcs et des colons venus de Turquie.
29.  Le gouvernement défendeur a affirmé devant la Commission que la question du quartier de Varosha à Famagouste, tout comme celles de la liberté de circulation, de la liberté d’installation et du droit de propriété, ne pouvait se résoudre que dans le cadre des pourparlers intercommunautaires (paragraphe 16 ci-dessus) et sur la base des principes convenus par les deux parties quant à la façon de les mener. Jusqu’à ce que soit trouvée une solution globale au problème chypriote acceptable par les deux parties, et pour des raisons de sécurité, il ne saurait être question d’un   droit pour les personnes déplacées de rentrer chez elles. Le gouvernement défendeur a en outre soutenu que le régime des biens abandonnés par les personnes déplacées, de même que les restrictions aux déplacements transfrontaliers, relevaient exclusivement de la compétence des autorités de la « RTCN ».
30.  La Commission a constaté qu’il était communément admis qu’à l’exception de quelques centaines de maronites vivant dans la région de Kormakiti et des Chypriotes grecs résidant dans la péninsule du Karpas, la totalité de la population chypriote grecque qui était établie avant 1974 dans la partie nord de Chypre avait quitté cette région. Ces personnes étaient désormais pour la plupart installées dans le sud de Chypre. Le gouvernement défendeur n’a pas nié cette réalité.
31.  La Commission a noté qu’à la date d’introduction de la requête à l’étude, la situation n’avait pas fondamentalement changé par rapport à ce qu’elle avait constaté dans ses rapports de 1976 et 1983. Dès lors, et le gouvernement défendeur ne l’a pas non plus contesté, les Chypriotes grecs déplacés étaient dans l’impossibilité de regagner leur foyer dans le nord de Chypre et, d’ailleurs, ne pouvaient même pas se rendre dans la partie nord, étant donné qu’elle était bouclée par l’armée turque. Les dispositions introduites par les autorités de la « RTCN » en 1998 afin de permettre aux Chypriotes grecs et aux maronites d’aller dans le nord de Chypre voir leur famille ou, en ce qui concerne les Chypriotes grecs, de se rendre au monastère Apostolos Andreas, ne modifiaient en rien cette conclusion.
32.  Le gouvernement défendeur n’a pas non plus démenti le fait que les Chypriotes grecs possédant des biens dans le nord de Chypre ne pouvaient toujours pas y avoir accès, ni en avoir la maîtrise, l’usage et la jouissance. Quant au sort de ces biens, la Commission a considéré comme établie l’existence jusqu’en 1989 d’une pratique administrative de la part des autorités chypriotes turques consistant à ne pas modifier le cadastre officiel et à enregistrer séparément les biens « abandonnés » et leur attribution. Les personnes auxquelles des biens étaient attribués se voyaient remettre des « certificats de possession », mais non des « titres de propriété » sur les biens concernés. Toutefois, la pratique a changé en juin 1989 : à compter de cette date, des « titres de propriété » ont été émis et les changements de propriétaires ont été inscrits au cadastre. La Commission a estimé qu’il était établi qu’à partir de juin 1989 au moins, les autorités chypriotes turques avaient cessé de reconnaître les droits de propriété des Chypriotes grecs sur leurs biens situés dans le nord de Chypre. Selon elle, cela se trouvait confirmé par les dispositions de « l’article 159 § 1 b) de la Constitution de la RTCN » du 7 mai 1985 et la « loi n° 52/1995 » tendant à donner effet à cette disposition.
33.  Bien que le gouvernement défendeur ait fait remarquer dans ses observations à la Commission que la question du droit des Chypriotes grecs déplacés à rentrer chez eux devait être résolue dans le cadre des pourparlers intercommunautaires organisés sous les auspices du Secrétaire général des Nations unies (paragraphe 16 ci-dessus), la Commission a estimé qu’aucun progrès significatif n’avait été réalisé au cours des dernières années dans la discussion de questions telles que la liberté d’installation, l’indemnisation des Chypriotes grecs pour les atteintes à leur droit de propriété ou la restitution aux Chypriotes grecs de leurs biens sis dans le quartier de Varosha.
3.  Violations alléguées découlant des conditions de vie des Chypriotes grecs dans le nord de Chypre
34.  Le gouvernement requérant a fourni des éléments à l’appui de son grief selon lequel les Chypriotes grecs, de moins en moins nombreux, vivant dans la péninsule du Karpas, dans le nord de Chypre, sont soumis à une oppression constante qui s’analyse en un déni total de leurs droits et une négation de leur dignité humaine. Outre les mesures de harcèlement et d’intimidation que leur font subir les colons turcs en toute impunité, les Chypriotes grecs enclavés souffrent de restrictions portant atteinte à nombre des droits matériels énoncés dans la Convention. Les ingérences quotidiennes dans ces droits n’ont pu être redressées sur le plan local en raison de l’absence de recours effectifs devant les tribunaux de la « RTCN ». Des restrictions du même ordre mais moins fortes touchent la population maronite installée dans la région de Kormakiti, dans le nord de Chypre.
35.  Le gouvernement défendeur a affirmé devant la Commission que tous les Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre avaient accès à des recours judiciaires effectifs. Il a cependant soutenu que le gouvernement requérant décourageait activement ces personnes d’engager des procédures en « RTCN » et que les éléments dont la Commission disposait n’étayaient nullement les allégations formulées.
36.  La Commission a établi les faits se rapportant aux violations en cause en se fondant sur des éléments fournis par les deux gouvernements. Il s’agit notamment de déclarations écrites émanant de personnes frappées par les restrictions dont fait état le gouvernement requérant, d’articles de presse traitant de la situation dans le nord de Chypre, de la jurisprudence des tribunaux de la « RTCN » quant à la disponibilité de recours en « RTCN », de la « législation de la RTCN » et de décisions du « Conseil des Ministres de la RTCN » relatives à l’entrée et à la sortie des personnes par le poste de contrôle de Ledra Palace. Elle a également pris en compte les documents des Nations unies concernant les conditions de vie des Chypriotes grecs enclavés, en particulier les rapports d’activité du Secrétaire général de   l’ONU datés des 10 décembre 1995 et 9 mars 1998 relatifs à l’étude humanitaire conduite par l’UNFICYP en 1994 et 1995 sur les conditions de vie des Chypriotes grecs du Karpas, dénommée « rapport Karpas ».
37.  De surcroît, les délégués de la Commission ont entendu quatorze témoins au sujet de la situation des Chypriotes grecs et maronites vivant dans le nord de Chypre. Parmi eux figuraient deux personnes étroitement associées à la préparation du « rapport Karpas » ainsi que des personnes citées par les deux gouvernements. Les délégués se sont par ailleurs rendus, les 23 et 24 février 1998, dans un certain nombre de localités du nord de Chypre, notamment des villages chypriotes grecs du Karpas, où ils ont recueilli les déclarations de fonctionnaires et d’autres personnes rencontrées au cours de leur visite.
38.  La Commission a considéré que le « rapport Karpas » décrivait fidèlement la situation des populations chypriote grecque et maronite enclavées à peu près à l’époque de l’introduction de la présente requête et que les mesures correctives recommandées par l’UNFICYP à la suite de l’étude humanitaire reflétaient les besoins réels de ces groupes face à des pratiques administratives réellement en vigueur au moment des faits. Bien que la Commission ait constaté une amélioration notable de la situation des populations enclavées, comme le montraient les rapports d’activité du Secrétaire général des Nations unies relatifs aux recommandations du « rapport Karpas », un certain nombre de fortes restrictions demeure. Celles-ci n’étaient pas consignées dans la « législation de la RTCN », mais participaient de pratiques administratives.
39.  La Commission a relevé en outre que la « RTCN » était dotée d’un système judiciaire opérationnel accessible en principe aux Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre. Il apparaissait que, dans quelques affaires de trouble de la possession ou de dommages corporels, des Chypriotes grecs avaient obtenu gain de cause devant les juridictions civiles et pénales. Toutefois, vu le peu d’affaires portées en justice par des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre, la Commission a conclu que le caractère effectif du système judiciaire en ce qui les concerne n’avait pas été réellement mis à l’épreuve.
40.  La Commission a conclu également que rien n’indiquait que l’attribution irrégulière à autrui de biens appartenant à des Chypriotes grecs vivant dans le Nord se fût poursuivie pendant la période en cause. En revanche, elle a estimé établie l’existence d’une pratique continue de la part des autorités de la « RTCN » consistant à attribuer à des Chypriotes turcs ou à des immigrants les biens de Chypriotes grecs décédés ou ayant quitté le nord de Chypre.
41.  En l’absence de procédure devant les tribunaux de la « RTCN », la Commission a noté que l’on ne pouvait pas savoir si les Chypriotes grecs ou   maronites vivant dans le nord de Chypre étaient en fait considérés comme des citoyens bénéficiant de la protection de la « Constitution de la RTCN ». Cependant, il était selon elle établi que, dans la mesure où les groupes concernés se plaignaient de pratiques administratives telles que des restrictions portant sur leur liberté de circulation et les visites à leur famille, et qui étaient fondées sur des décisions du « Conseil des Ministres de la RTCN », toute contestation de ces restrictions devant les tribunaux serait vaine puisque ces décisions ne se prêtaient pas à un contrôle judiciaire.
42.  Bien que n’ayant trouvé aucun élément attestant de cas réels de détention de membres de la population enclavée, la Commission était convaincue qu’il était clairement prouvé que des restrictions continuaient de s’appliquer aux Chypriotes grecs et aux maronites, en dépit d’améliorations récentes, en ce qui concerne leur liberté de circulation et leurs visites à leur famille. En outre, elle a noté qu’une autorisation de sortie restait nécessaire pour le transfert vers des centres médicaux dans le Sud, même si aucune taxe n’était perçue dans les cas d’urgence. Aucune preuve ne venait étayer l’allégation selon laquelle le traitement des demandes de déplacement serait dans certains cas retardé au point de mettre la santé ou la vie des patients en danger ; il n’existait pas non plus d’indices allant dans le sens d’une pratique délibérée consistant à différer le traitement de ces demandes.
43.  La Commission a tenu pour établie l’existence de restrictions à la liberté de circulation des enfants chypriotes grecs et maronites fréquentant des écoles dans le Sud. Avant l’entrée en vigueur de la décision du « Conseil des Ministres de la RTCN » du 11 février 1998, ces enfants n’avaient pas le droit de rentrer définitivement dans le Nord au-delà de l’âge de seize ans pour les garçons et dix-huit ans pour les filles. L’âge limite de seize ans était maintenu pour les Chypriotes grecs de sexe masculin. Jusqu’à cet âge limite, certaines restrictions, qui se sont progressivement assouplies, s’appliquaient aux visites des étudiants à leurs parents dans le Nord. Ces visites sont toutefois encore aujourd’hui soumises à un visa et à un « droit d’entrée » réduit.
44.  En matière d’enseignement, la Commission a constaté que, s’il existait une école primaire pour les enfants des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre, les établissements secondaires faisaient défaut. La grande majorité des écoliers suivait l’enseignement secondaire dans le Sud et les mesures limitant le retour des enfants chypriotes grecs et maronites dans le Nord après la fin de leurs études avaient entraîné la séparation de nombreuses familles. De plus, les manuels scolaires en usage dans l’école primaire chypriote grecque faisaient l’objet d’une procédure d’agrément dans le cadre des mesures d’instauration de la confiance suggérées par l’UNFICYP. Cette procédure était lourde et un nombre assez élevé d’ouvrages scolaires était refusé par l’administration chypriote turque.
45.  Hormis les manuels scolaires, la Commission n’a pas constaté d’autres restrictions frappant l’importation, la diffusion ou la détention d’autres types de livres pendant la période considérée, ni la diffusion des journaux publiés dans la partie sud. Toutefois, la distribution de la presse chypriote grecque n’était pas assurée régulièrement dans la région du Karpas et il n’existait pas de liaisons postales et téléphoniques directes entre les deux parties de l’île. La Commission a noté en outre que la population enclavée captait la radio et la télévision chypriotes grecques.
46.  La Commission n’a trouvé de preuve concluante ni de l’ouverture par la police de la « RTCN » de lettres destinées à des Chypriotes grecs ni de la mise sur écoute de leurs téléphones.
47.  Quant aux restrictions alléguées à la liberté de culte, la Commission a noté que, pour les Chypriotes grecs, le principal problème à cet égard provenait de ce qu’un seul prêtre officiait dans toute la région du Karpas et que les autorités chypriotes turques n’étaient pas favorables à la nomination d’autres prêtres venant du Sud. Les délégués de la Commission n’ont pu déterminer, lors de leur visite dans le Karpas, si les Chypriotes grecs de cette zone étaient libres de se rendre quand ils le voulaient au monastère Apostolos Andreas. Il semblerait qu’au moment des grandes fêtes religieuses (c’est-à-dire trois fois par an), le monastère soit également ouvert aux Chypriotes grecs du Sud.
48.  En ce qui concerne les restrictions alléguées à la liberté d’association de la population enclavée, la Commission a relevé que la loi pertinente de la « RTCN » sur les associations ne traitait que de la fondation d’associations par des Chypriotes turcs.
4.  Violations alléguées des droits des Chypriotes turcs et de la communauté tsigane chypriote turque installés dans le nord de Chypre
49.  Le gouvernement requérant a soutenu devant la Commission que les Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre, notamment les dissidents politiques et la communauté tsigane, étaient victimes d’une pratique administrative de violation des droits énoncés dans la Convention. Il a affirmé, preuves à l’appui, que ces groupes faisaient l’objet d’arrestations et de détentions arbitraires, de fautes policières, de discrimination et de mauvais traitements et de diverses ingérences dans d’autres droits garantis par la Convention, comme les droits à un procès équitable, au respect de la vie privée et familiale, à la liberté d’expression, à la liberté d’association, au respect des biens et à l’instruction.
50.  Le gouvernement défendeur a soutenu en substance que les allégations précitées n’étaient corroborées par aucune preuve et que la « RTCN » offrait des recours effectifs aux personnes lésées.
51.  La Commission a enquêté sur les allégations du gouvernement requérant en se fondant principalement sur les dépositions orales de treize témoins interrogés par ses délégués au sujet de la situation des Chypriotes turcs et des Tsiganes vivant dans le nord de Chypre. Ces témoins avaient été cités par les deux parties. Les délégués ont recueilli leur témoignage à Strasbourg, Chypre et Londres entre novembre 1997 et avril 1998.
52.  La Commission a observé des rivalités et conflits sociaux entre les Chypriotes turcs d’origine et les immigrants turcs qui continuaient d’affluer en grand nombre. Certains des Chypriotes turcs d’origine, ainsi que les groupes politiques et médias qui les représentaient, n’acceptaient pas la politique d’intégration totale des colons prônée par la « RTCN ».
53.  En outre, alors que l’émigration à partir de la « RTCN » tenait pour une bonne part à des raisons économiques, on ne saurait exclure que des Chypriotes turcs aient fui cette région par crainte de persécutions politiques. La Commission n’a aperçu aucune raison de mettre en doute les affirmations des témoins selon lesquelles, dans un petit nombre de cas, la police de la « RTCN » n’avait pas examiné les plaintes d’opposants politiques pour harcèlement ou discrimination de la part de groupes de particuliers. Toutefois, elle a conclu qu’il n’avait pas été établi au-delà de tout doute raisonnable qu’il existait en fait une pratique administrative systématique de la part des autorités de la « RTCN », dont les tribunaux, consistant à refuser toute protection aux opposants politiques aux partis au pouvoir. Pour ce qui est de l’allégation du gouvernement requérant selon laquelle les autorités elles-mêmes participaient au harcèlement d’opposants politiques, la Commission n’a pas disposé de suffisamment de précisions sur les incidents dénoncés (par exemple la dispersion de manifestations, des détentions de courte durée) pour lui permettre d’apprécier le caractère justifié ou non des actes critiqués. La Commission a noté qu’en tout état de cause il n’apparaissait pas que les personnes se prétendant victimes d’une arrestation ou d’une détention arbitraires aient eu recours à l’habeas corpus.
54.  Concernant les allégations de discrimination et de traitements arbitraires à l’égard de membres de la communauté tsigane chypriote turque, la Commission a constaté que les recours judiciaires n’avaient apparemment pas été exercés à la suite d’incidents particulièrement graves comme la destruction de cabanes près de Morphou et le refus de compagnies aériennes d’acheminer au Royaume-Uni des Tsiganes sans visa.
55.  Enfin, la Commission a conclu qu’elle ne disposait d’aucune preuve montrant que des civils chypriotes turcs avaient été traduits devant des tribunaux militaires pendant la période en cause. Par ailleurs, s’appuyant sur   les éléments en sa possession, la Commission a considéré qu’il n’était pas établi qu’il y avait eu pendant la période examinée une interdiction officielle frappant la diffusion de journaux en langue grecque dans le nord de Chypre ou des mesures empêchant la création d’associations bicommunautaires. S’agissant du refus allégué des autorités de la « RTCN » d’autoriser les Chypriotes turcs à rentrer chez eux dans le sud de Chypre, la Commission a noté qu’aucun cas de ce genre ne lui avait été signalé pour la période à l’étude.
EN DROIT
I.  QUESTIONS PRÉLIMINAIRES
56.  La Cour relève que le gouvernement défendeur a soulevé devant la Commission plusieurs exceptions d’irrecevabilité de la requête. Lorsque la Commission a procédé à l’examen de la recevabilité, elle a classé ces exceptions de la manière suivante : 1)  défaut allégué de juridiction et de responsabilité de l’Etat défendeur quant aux actes dénoncés ; 2)  identité alléguée de la présente requête et de celles précédemment introduites par le gouvernement requérant ; 3)  abus allégué de procédure de la part du gouvernement requérant ; 4)  allégation relative à un compromis spécial entre les gouvernements respectifs en vue de régler le différend par d’autres procédures internationales ; 5)  allégation de non-épuisement des recours internes de la part des personnes lésées concernées par la requête ; et 6)  allégation de non-respect du délai de six mois de la part du gouvernement requérant.
57.  La Cour note en outre que, dans sa décision sur la recevabilité du 28 juin 1996, la Commission a rejeté les exceptions figurant aux points 3) et 4) et décidé de joindre au fond celles citées aux autres points.
58.  La Cour observe que les exceptions invoquées par la Turquie devant la Commission ne lui ont pas été soumises pour examen, le gouvernement défendeur n’ayant pas participé à la procédure écrite et orale devant elle (paragraphes 11-12 ci-dessus). Bien que l’article 55 de son règlement lui permette dans ces conditions de refuser de statuer sur les exceptions d’irrecevabilité émanant du gouvernement défendeur, la Cour juge malgré tout approprié de les étudier à titre de questions préliminaires. A cet égard, elle relève que le gouvernement requérant a consacré une part importante de son mémoire et de sa plaidoirie à ces questions ainsi qu’à leur rapport avec le fond des diverses allégations.
Questions réservées par la Commission pour être jointes au fond
1.  Locus standi du gouvernement requérant
59.  Lors de la procédure devant la Commission, le gouvernement défendeur a affirmé que le gouvernement requérant n’était pas le gouvernement légitime de la République de Chypre. Le qualifiant « d’administration chypriote grecque », il soutenait que le gouvernement requérant n’avait pas qualité pour soumettre la requête à l’étude.
60.  Le gouvernement requérant a réfuté cet argument en se fondant notamment sur les conclusions de la Cour dans l’arrêt Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995 (exceptions préliminaires), série A n° 310, et sur la réaction de la communauté internationale à l’égard de la proclamation de la « RTCN » en 1983, en particulier les deux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies et celle adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe pour condamner cette initiative en termes on ne peut plus vigoureux (paragraphe 14 ci-dessus).
61.  A l’instar de la Commission, la Cour juge impossible d’admettre cet argument. Dans le droit fil de son arrêt Loizidou (fond) (précité), elle considère qu’il ressort clairement de la pratique internationale et des condamnations exprimées dans les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies et du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe que la communauté internationale ne reconnaît pas la « RTCN » comme un Etat au regard du droit international. La Cour réitère la conclusion à laquelle elle est parvenue dans son arrêt Loizidou (fond) : la République de Chypre demeure l’unique gouvernement légitime de Chypre, raison pour laquelle son locus standi de gouvernement d’une Haute Partie contractante à la Convention ne prête à aucun doute (arrêt précité, p. 2231, § 44, et arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité, p. 18, § 40).
62.  La Cour conclut que le gouvernement requérant a qualité pour soumettre en vertu de l’ancien article 24 (article 33 actuel) de la Convention une requête dirigée contre l’Etat défendeur.
2.  Intérêt juridique du gouvernement requérant
63.  Devant la Commission, le gouvernement défendeur a fait valoir que les Résolutions DH (79) 1 et DH (92) 12 adoptées par le Comité des Ministres au sujet des précédentes requêtes interétatiques (paragraphe 17 ci-dessus) avaient force de chose jugée quant aux griefs soulevés dans la présente requête qui, selon lui, serait en substance identique à celles sur lesquelles le Comité des Ministres avait statué au moyen desdites résolutions.
64.  Le gouvernement requérant a répliqué qu’aucune des résolutions en question n’empêchait la Cour de connaître des griefs formulés dans la requête à l’étude. En premier lieu, le Comité des Ministres n’a jamais pris de décision formelle quant aux conclusions figurant dans les deux rapports établis par la Commission au titre de l’ancien article 31. En second lieu, il y a lieu de distinguer des précédentes la requête dont la Cour est à présent saisie car elle expose de nouvelles violations de la Convention et des griefs sur lesquels la Commission n’a pas émis de conclusion définitive dans ses rapports antérieurs, et, en outre, repose essentiellement sur la notion de violation continue des droits garantis par la Convention.
65.  La Commission a souscrit au raisonnement du gouvernement requérant et rejeté l’exception invoquée par le gouvernement défendeur en la matière.
66.  La Cour, à l’instar de la Commission, reconnaît la force du raisonnement du gouvernement requérant. Elle ajoute qu’il s’agit de la première fois qu’elle se trouve saisie des griefs invoqués par le gouvernement requérant dans le cadre d’une requête interétatique, étant donné que ni les parties ni la Commission n’avaient eu la faculté de lui déférer les précédentes requêtes en vertu de l’ancien article 45 de la Convention combiné avec l’ancien article 48 de celle-ci. Elle observe à cet égard que la Turquie n’a reconnu la juridiction obligatoire de la Cour qu’avec sa déclaration du 22 janvier 1990 (arrêt Mitap et Müftüoğlu c. Turquie du 25 mars 1996, Recueil 1996-II, p. 408, § 17).
67.  Sans préjuger la question de savoir si, et dans quelles conditions, la Cour a compétence pour examiner une affaire ayant fait l’objet d’une décision prise par le Comité des Ministres au titre de l’ancien article 32 de la Convention, il y a lieu de noter qu’en ce qui concerne les précédentes requêtes interétatiques, ni la Résolution DH (79) 1 ni la Résolution DH (92) 12 n’ont débouché sur une « décision » au sens du paragraphe 1 de l’article 32, comme cela ressort clairement du libellé de ces textes. De fait, il faut en outre relever que, dans les observations qu’il a présentées à l’appui de ses exceptions préliminaires en l’affaire Loizidou, le gouvernement défendeur a admis que le Comité des Ministres n’avait pas entériné les conclusions de la Commission dans les précédentes affaires interétatiques (arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité, pp. 21-22, § 56).
68.  La Cour conclut dès lors que le gouvernement requérant a un intérêt juridique légitime à ce qu’elle statue sur le fond de la requête.
3.  Responsabilité de l’Etat défendeur pour les violations alléguées au titre de la Convention
69.  Le gouvernement défendeur a contesté la responsabilité de la Turquie au regard de la Convention quant aux allégations formulées dans la requête. Dans ses observations à la Commission, il affirmait que les actes et omissions dénoncés étaient exclusivement imputables à la « République turque de Chypre du Nord » (la « RTCN »), à savoir un Etat indépendant, instauré par la communauté chypriote turque en application de son droit à l’autodétermination, qui exerce une autorité et un contrôle exclusifs sur le territoire se trouvant au nord de la zone tampon des Nations unies. A cet égard, le gouvernement défendeur a déclaré que, dans les arrêts Loizidou (exceptions préliminaires et fond), la Cour avait fait erreur en concluant que la « RTCN » était une administration locale subordonnée dont les actes et omissions engageaient la responsabilité de la Turquie au titre de l’article 1 de la Convention.
70.  Comme il l’a fait devant la Commission, le gouvernement requérant soutient devant la Cour que la « RTCN » est une entité illégitime au regard du droit international car elle doit son existence à l’invasion illégale de la partie nord de Chypre par l’Etat défendeur en 1974, partie qu’il continue depuis lors d’occuper illégalement. La création de la « RTCN », que l’Etat défendeur a proclamée en 1983 afin de renforcer la division de Chypre, a été condamnée en termes énergiques par la communauté internationale, comme le montrent les Résolutions 541 (1983) et 550 (1984) adoptées par le Conseil de sécurité des Nations unies et la Résolution du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe du 24 novembre 1983 (paragraphe 14 ci-dessus).
71.  Le gouvernement requérant souligne que, même si le droit international ne reconnaît à la Turquie aucun titre à l’égard de la partie nord de Chypre, la Turquie est bien juridiquement responsable de cette région au regard de la Convention, étant donné le contrôle militaire et économique global qu’elle y exerce. Il veut pour preuve de ce contrôle, non seulement global mais aussi exclusif sur la zone occupée, le pouvoir incontestable qu’a la Turquie de dicter le cours des événements dans la zone occupée. Selon lui, un Etat partie à la Convention ne saurait se soustraire à sa responsabilité quant aux violations de la Convention, et d’ailleurs du droit international en général, en déléguant ses pouvoirs à une administration subordonnée et illégale. Compte tenu de la situation régnant actuellement dans le nord de Chypre, toute autre conclusion entraînerait une grave lacune dans le système de protection des droits de l’homme et, de surcroît, priverait le système de la Convention de toute efficacité dans cette région.
72.  Le gouvernement requérant prie la Cour de dire, à l’instar de la Commission, que les arrêts Loizidou (exceptions préliminaires et fond) mettent en échec les arguments du gouvernement défendeur puisqu’ils confirment que, tant que la République de Chypre est illégalement privée de sa juridiction légitime sur le nord de Chypre, c’est la Turquie qui exerce sur cette région la « juridiction », au sens de l’article 1 de la Convention, et qui est en conséquence responsable des violations de la Convention qui y sont commises.
73.  Le gouvernement requérant demande en outre à la Cour de dire que l’Etat défendeur est responsable au titre de la Convention non seulement des actes et omissions des autorités publiques en place dans la « RTCN », mais également de ceux des particuliers. En anticipant sur les arguments plus détaillés qu’il a soumis sur le fond, le gouvernement requérant affirme d’ores et déjà que les Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre sont en butte à des actes de harcèlement racial de la part des colons turcs avec la connivence et au su des autorités de la « RTCN », la Turquie étant responsable des actes de celle-ci.
74.  La Commission a rejeté les arguments du gouvernement défendeur. S’appuyant notamment sur le paragraphe 56 (pp. 2235-2236) de l’arrêt Loizidou (fond), elle a conclu qu’il fallait désormais considérer que la responsabilité de la Turquie au titre de la Convention était engagée pour tous les actes de la « RTCN » et s’appliquait à l’ensemble des griefs formulés dans la présente requête, que ceux-ci se rapportent à des actes ou omissions des autorités turques ou des autorités chypriotes turques.
75.  La Cour rappelle que, dans l’affaire Loizidou, l’Etat défendeur a nié avoir juridiction sur le nord de Chypre et invoqué à l’appui de cette thèse des arguments semblables à ceux exposés devant la Commission en l’espèce. Dans l’arrêt Loizidou (fond), la Cour a rejeté ces arguments en invoquant les principes d’imputabilité élaborés dans son arrêt antérieur relatif aux exceptions d’irrecevabilité soulevées à titre préliminaire par l’Etat défendeur.
76.  Plus précisément, la Cour a déclaré dans l’arrêt Loizidou (fond) précité, pp. 2234-2236, au sujet de la situation difficile de la requérante en cette affaire :
« 52.  Quant à la question de l’imputabilité, la Cour rappelle d’abord que dans son arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité (pp. 23-24, § 62), elle a souligné que, selon sa jurisprudence constante, la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention ne se circonscrit pas au territoire national des Hautes Parties contractantes. La responsabilité de ces dernières peut donc entrer en jeu à raison d’actes ou d’omissions émanant de leurs organes et déployant leurs effets en dehors de leur territoire. Conformément aux principes pertinents de droit international régissant la responsabilité de l’Etat, la Cour a dit – ce qui revêt un intérêt particulier en l’occurrence – qu’une Partie contractante peut également voir engager sa responsabilité lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non – elle exerce en pratique le contrôle sur une zone située en dehors de son territoire national. L’obligation d’assurer, dans une telle région, le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu’il s’exerce directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’Etat concerné ou par le biais d’une administration locale subordonnée (...)
54.  Il est important pour l’appréciation par la Cour du problème de l’imputabilité que le gouvernement turc ait reconnu que la perte, par la requérante, de la maîtrise de sa propriété provient de l’occupation de la partie septentrionale de Chypre par les troupes turques et l’établissement de la « RTCN » dans cette région (...) D’ailleurs, les troupes turques ont sans contredit empêché l’intéressée à plusieurs reprises d’accéder à sa propriété (...)
Pendant toute la procédure, le gouvernement turc a pourtant nié que les faits dénoncés engagent la responsabilité de l’Etat ; il a affirmé que ses forces armées agissent exclusivement en coopération avec les autorités prétendument indépendantes et autonomes de la « RTCN » et pour leur compte.
56.  (...)
Il ne s’impose pas de déterminer si, comme la requérante et le gouvernement cypriote l’avancent, la Turquie exerce en réalité dans le détail un contrôle sur la politique et les actions des autorités de la « RTCN ». Le grand nombre de soldats participant à des missions actives dans le nord de Chypre (...) atteste que l’armée turque exerce en pratique un contrôle global sur cette partie de l’île. D’après le critère pertinent et dans les circonstances de la cause, ce contrôle engage sa responsabilité à raison de la politique et des actions de la « RTCN » (...). Les personnes touchées par cette politique ou ces actions relèvent donc de la « juridiction » de la Turquie aux fins de l’article 1 de la Convention. L’obligation qui lui incombe de garantir à la requérante les droits et libertés définis dans la Convention s’étend en conséquence à la partie septentrionale de Chypre. »
77.  Certes, dans l’affaire Loizidou, la Cour traitait du grief d’un particulier relatif au refus continu des autorités de l’autoriser à accéder à ses biens. Il convient toutefois de noter que le raisonnement de la Cour revêt la forme d’une déclaration de principe quant à la responsabilité de manière générale de la Turquie au regard de la Convention à raison des mesures et actes des autorités de la « RTCN ». Etant donné que la Turquie exerce en pratique un contrôle global sur le nord de Chypre, sa responsabilité ne saurait se circonscrire aux actes commis par ses soldats ou fonctionnaires dans cette zone mais s’étend également aux actes de l’administration locale qui survit grâce à son soutien militaire et autre. En conséquence, sous l’angle de l’article 1 de la Convention, force est de considérer que la « juridiction » de la Turquie vaut pour la totalité des droits matériels énoncés dans la Convention et les Protocoles additionnels qu’elle a ratifiés, et que les violations de ces droits lui sont imputables.
78.  A ce propos, la Cour doit tenir compte de la nature particulière de la Convention, instrument de l’ordre public européen pour la protection des êtres humains, et de sa mission, fixée à l’article 19 de la Convention, celle d’« assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la présente Convention » (arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité, p. 31, § 93). Eu égard au fait que l’Etat requérant n’est toujours pas en mesure d’exécuter dans le nord de Chypre les obligations que lui impose la Convention, toute autre conclusion conduirait à une lacune regrettable dans le système de protection des droits de l’homme dans cette région, car les individus qui y résident se verraient privés des garanties fondamentales de la Convention et de leur droit de demander à une Haute Partie contractante de répondre des violations de leurs droits dans une procédure devant la Cour.
79.  La Cour relève que le gouvernement requérant évoque la question de l’imputabilité tout au long de son mémoire sur le fond. Vu sa conclusion à ce sujet, elle ne juge pas nécessaire d’y revenir lorsqu’elle examinera au fond les griefs que le gouvernement requérant tire de la Convention.
80.  Partant, la Cour conclut, sous réserve de son examen ultérieur des actes de particuliers (paragraphe 81 ci-dessous), que les questions soulevées dans la présente requête entrent dans la « juridiction » de la Turquie au sens de l’article 1 de la Convention et engagent donc la responsabilité de l’Etat défendeur au regard de celle-ci.
81.  Quant à l’affirmation du gouvernement requérant selon laquelle cette « juridiction » porte également sur les actes commis par des particuliers dans le nord de Chypre en violation des droits de Chypriotes grecs ou Chypriotes turcs qui y vivent, la Cour estime qu’il y a lieu d’en traiter lorsqu’elle étudiera au fond les griefs soumis par ce gouvernement à cet égard. Pour l’heure, elle se borne à dire que si les autorités d’un Etat contractant approuvent, formellement ou tacitement, les actes de particuliers violant dans le chef d’autres particuliers soumis à sa juridiction les droits garantis par la Convention, la responsabilité dudit Etat peut se trouver engagée au regard de la Convention. Toute autre conclusion serait incompatible avec l’obligation énoncée à l’article 1 de la Convention.
4.  Obligation d’épuiser les voies de recours internes
82.  Devant la Commission, le gouvernement défendeur a affirmé que la « RTCN » était dotée d’un système complet de tribunaux indépendants accessibles à tout un chacun. De plus, selon lui, tous les Chypriotes grecs et maronites vivant dans le nord de Chypre étaient considérés comme des citoyens de la « RTCN », bénéficiant des mêmes droits et recours que les Chypriotes turcs qui y étaient installés. Afin d’illustrer le caractère effectif à ses yeux des recours locaux, le gouvernement défendeur a porté à l’attention de la Commission le cas de Chypriotes grecs vivant dans la région du Karpas, dans le nord de Chypre, qui avaient assigné en justice le procureur général de la « RTCN » en vertu de la loi sur les actes dommageables pour des affaires patrimoniales, et avaient obtenu gain de cause. Il a fait valoir à cet égard que l’Etat requérant dissuadait activement les Chypriotes grecs et maronites installés dans le nord de Chypre de reconnaître les institutions de la « RTCN », si bien que ceux-ci ne cherchaient pas à faire redresser leurs griefs dans le cadre du système judiciaire de la « RTCN ».
83.  Devant la Cour, le gouvernement requérant maintient ses objections à ces arguments. Il souligne que la description que donne le gouvernement défendeur du système constitutionnel et juridique de la « RTCN » ne tient aucun compte du contexte de totale illégalité qui a présidé à l’élaboration de la « Constitution » et des « lois ». Le gouvernement requérant répète que, selon lui, la création de la « RTCN » en 1983 et de son ordre juridique et constitutionnel découle directement de l’agression perpétrée par la Turquie contre la République de Chypre en 1974. Cette agression continue de se manifester par la poursuite de l’occupation illégale du nord de Chypre. Pour le gouvernement requérant, si l’on tient compte de cette occupation militaire continue et du fait que la « RTCN » est une administration locale subordonnée de l’Etat défendeur, il est irréaliste de penser que les autorités administratives ou judiciaires locales peuvent prendre des décisions effectives à l’encontre de personnes au pouvoir avec le soutien de l’armée d’occupation, en vue de redresser des violations des droits de l’homme commises en  application de politiques générales définies par le régime en place dans la zone occupée.
84.  Le gouvernement requérant déclare devant la Cour partir du principe que le droit applicable dans le nord de Chypre demeure celui de la République de Chypre et qu’il n’y a pas lieu de s’intéresser à d’autres législations. Toutefois, au cas où la Cour aurait l’intention de prendre en compte d’autres législations, et dans ce cas seulement, cela ne devrait pas la conduire à approuver le raisonnement et les constats formulés par la Commission au titre des articles 6 et 13 et de l’ancien article 26 de la Convention. Selon lui, et contrairement à l’avis de la Commission, ce n’est pas parce que l’on considère la « RTCN » comme une administration locale subordonnée de l’Etat défendeur qu’il faut nécessairement estimer que les recours disponibles en « RTCN » constituent des « recours internes » de l’Etat défendeur aux fins de l’ancien article 26 de la Convention. Le gouvernement requérant plaide à cet égard que l’Etat défendeur lui-même ne considère pas les recours de la « RTCN » comme fournis par la Turquie en tant que Partie contractante. De plus, étant donné que l’administration locale est subordonnée à l’Etat défendeur et contrôlée par lui non pas en vertu du principe de légalité et de la règle démocratique mais par le biais d’une occupation militaire, les tribunaux de la « RTCN » ne sauraient passer pour « établis par la loi » au sens de l’article 6 de la Convention. Le gouvernement requérant affirme que, dans ces conditions, il ne serait pas juste de demander à des personnes lésées, afin d’épuiser les voies de recours internes comme le prévoit l’ancien article 26, de se prévaloir de recours qui ne satisfont ni aux exigences de l’article 6 ni, par voie de conséquence, à celles de l’article 13 de la Convention.
85.  De l’avis du gouvernement requérant, la Commission a mal interprété, aux paragraphes 123 et 124 de son rapport, la portée de l’avis consultatif rendu par la Cour internationale de justice dans l’affaire de la Namibie (Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la Résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, Recueil de la Cour internationale de justice 1971, vol. 16).
86.  Pour sa part, la Commission a rappelé que la proclamation de l’indépendance de la « RTCN » a été rejetée et condamnée par la communauté internationale, à l’exception de l’Etat défendeur. Toutefois, elle a observé aussi que le fait que le régime de la « RTCN » existait et exerçait de facto l’autorité sous le contrôle global de la Turquie n’était pas dénué de conséquences sur la question de savoir si les recours que l’Etat défendeur affirmait être disponibles au sein du « système de la RTCN » devaient être épuisés par les personnes lésées avant que leurs griefs puissent être déclarés recevables sous l’angle de la Convention. La Commission a noté à cet égard, en s’appuyant sur l’avis consultatif précité de la Cour internationale de justice en l’affaire de la Namibie (paragraphe 85 ci-dessus), que, même si la communauté internationale ne reconnaissait pas la légitimité d’un Etat, « le droit international reconnaissait en pareil cas la légitimité de certains arrangements et transactions juridiques (...) dont on ne pourrait méconnaître les effets qu’au détriment des habitants du territoire » (avis précité, p. 56, § 125). Etant entendu que les recours invoqués par l’Etat défendeur étaient destinés à profiter à l’ensemble de la population vivant dans le nord de Chypre et pour autant qu’ils pouvaient passer pour effectifs, il convenait en principe de les prendre en compte aux fins de l’ancien article 26 de la Convention.
87.  La Commission a donc estimé qu’il fallait examiner en fonction du grief en cause la question de savoir si un recours donné pouvait passer pour effectif et devait en conséquence être utilisé. Elle a relevé à cet égard, pour autant que le gouvernement requérant alléguait que les griefs exposés dans la requête se rapportaient à des pratiques administratives imputables à l’Etat défendeur, que la preuve de l’existence de ces pratiques dépendait de l’absence de recours effectifs pour redresser les actes présentés comme constitutifs desdites pratiques.
88.  A la lumière de ces considérations, la Commission a conclu qu’aux fins de l’ancien article 26 de la Convention, les recours disponibles dans le nord de Chypre devaient passer pour des « recours internes » de l’Etat défendeur et qu’elle procéderait à l’évaluation de leur caractère effectif dans les circonstances spécifiques où cette question se posait.
89.  La Cour constate que la Commission s’est gardée de se livrer à des déclarations générales sur la validité des actes des autorités de la « RTCN » au regard du droit international et s’est bornée à des considérations sur la question, strictement liée à la Convention, de l’application de la règle de l’épuisement énoncée à l’ancien article 26 de la Convention dans le cadre du système « constitutionnel » et « juridique » mis en place en « RTCN ». La Cour approuve cette manière de procéder. Elle rappelle à ce propos que lorsque, dans son arrêt Loizidou (fond), elle s’est refusée à attribuer une validité juridique à des dispositions comme « l’article 159 de la Constitution de la RTCN », cela valait aux fins de la Convention (p. 2231, § 44). Cette conclusion s’imposait d’autant plus que cet article visait à conférer aux autorités de la « RTCN », de manière irréversible et sans dédommagement aucun, les droits de la requérante sur son terrain situé dans le nord de Chypre. Dans cet arrêt, la Cour a d’ailleurs estimé qu’il n’était pas « souhaitable, encore moins nécessaire, d’énoncer ici une théorie générale sur la légalité des actes législatifs et administratifs de la « RTCN » (ibidem, p. 2231, § 45).
90.  Selon la Cour, et sans mettre aucunement en doute le point de vue de la communauté internationale au sujet de la création de la « RTCN » (paragraphe 14 ci-dessus) ou le fait que le gouvernement de la République de Chypre demeure l’unique gouvernement légitime de Chypre (paragraphe 61 ci-dessus), on ne saurait exclure que l’ancien article 26 de la Convention exige de tenter les recours ouverts à toutes les personnes habitant dans le nord de Chypre pour leur permettre d’obtenir le redressement des violations dans leur chef des droits garantis par la Convention. La Cour, à l’instar de la Commission, estime que la situation qui perdure dans le nord de Chypre depuis 1974 se caractérise par l’exercice de l’autorité de fait par la « RTCN ». Comme elle l’a observé dans son arrêt Loizidou (fond) en se référant à l’avis consultatif de la Cour internationale de justice en l’affaire de la Namibie, le droit international reconnaît la légitimité de certains arrangements et transactions juridiques dans des situations telles que celle régnant en « RTCN », par exemple en ce qui concerne l’inscription à l’état civil des naissances, mariages ou décès, « dont on ne pourrait méconnaître les effets qu’au détriment des habitants du territoire » (arrêt précité, p. 2231, § 45).
91.  La Cour n’approuve pas les critiques formulées par le gouvernement requérant quant à la manière dont la Commission s’est appuyée sur cette partie de l’avis consultatif. Selon elle, et à en juger uniquement sous l’angle de la Convention, cet avis confirme que lorsque l’on peut prouver que des individus disposent de recours qui leur offrent des chances raisonnables de succès quand il s’agit de prévenir des violations de la Convention, ils doivent les utiliser. La Cour estime que cette exigence, appliquée dans le cadre de la « RTCN », s’accorde avec sa déclaration antérieure relative à la nécessité d’éviter l’apparition dans la partie nord de Chypre d’un vide en matière de protection des droits de l’homme garantis par la Convention (paragraphe 78 ci-dessus).
92.  Pour la Cour, il paraît évident, malgré les réserves que peut émettre la communauté chypriote grecque dans le nord de Chypre quant aux tribunaux de la « RTCN », que ce sont les membres de cette communauté qui pâtiraient de l’absence de telles institutions. De plus, la reconnaissance du caractère effectif de ces organes à seule fin de protéger les droits des habitants de cette région ne confère, d’après la Cour et l’avis consultatif de la Cour internationale de justice, aucune légitimité à la « RTCN ».
93.  La Cour rappelle que, dans son avis consultatif sur la Namibie, la Cour internationale de justice déclare (CIJ, Recueil 1971, p. 56, § 125) :
« D’une manière générale, la non-reconnaissance de l’administration sud-africaine dans le territoire ne devrait pas avoir pour conséquence de priver le peuple namibien des avantages qu’il peut tirer de la coopération internationale. En particulier, alors que les mesures prises officiellement par le gouvernement sud-africain au nom de la Namibie ou en ce qui la concerne après la cessation du mandat sont illégales ou nulles, cette nullité ne saurait s’étendre à des actes, comme l’inscription des naissances, mariages ou décès à l’état civil, dont on ne pourrait méconnaître les effets qu’au détriment des habitants du territoire. »
94.  Elle observe que ce passage a été inséré à la suite des divers arguments soulevés au cours de la procédure ayant précédé l’adoption de l’avis. En effet, le représentant des Pays-Bas avait fait observer à la Cour internationale de justice que la non-reconnaissance de l’administration illégale de l’Afrique du Sud en Namibie « n’exclu[ait] pas de prendre en compte l’exercice de pouvoirs pour autant que cette prise en compte s’impos[ait] pour rendre justice aux intérêts légitimes de l’individu [qui] est en fait soumis à ce pouvoir » (Mémoires, vol. II, p. 130). Le représentant des Etats-Unis s’était exprimé ainsi : « il y aurait, par exemple, violation des droits des personnes si un Etat étranger refusait de reconnaître le droit des Namibiens de se marier conformément aux lois en vigueur (...) ou jugerait leurs enfants illégitimes. Un contrat de vente ne devrait pas non plus être déclaré nul simplement parce qu’il a été conclu conformément au droit commercial ordinaire appliqué par l’Afrique du Sud en Namibie » (Mémoires, vol. II, p. 503). Il y a lieu de considérer, en bonne logique, que ces déclarations valent également pour les décisions prises par les tribunaux quant à ces relations courantes. Les citations ci-dessus montrent qu’en dépit de la demande du Secrétaire général des Nations unies, la Cour internationale a fermement rejeté la démarche consistant à refuser tout effet aux régimes de fait illégaux.
95.  La Cour note que, dans leurs opinions individuelles, les juges Dillard, de Castro et Onyeama rejoignent la position adoptée dans l’avis en la développant. Le juge Dillard (CIJ, Recueil 1971, pp. 166-167) souligne que la maxime « ex injuria jus non oritur » n’est pas absolue et ajoute que « s’il en allait autrement, l’intérêt général à la sécurité des transactions en souffrirait beaucoup trop et l’on gênerait les efforts visant à réduire les difficultés et frictions inutiles au lieu de soutenir ces efforts ». Le juge de Castro (ibidem, pp. 218-219) distingue les actes des autorités de fait en Namibie, qui touchent les actes et dispositions « visant des biens publics, des concessions, etc. », et les « actes et droits des particuliers » « qu’on doit considérer comme valides (...) (validité des actes d’état civil, du registre foncier, des mariages, des sentences des tribunaux civils, etc.) ». Le juge Onyeama, quant à lui, estime que les Etats tiers ont certes l’obligation de ne pas reconnaître la légalité de la présence de l’Afrique du Sud en Namibie, mais que cette obligation n’entraîne pas forcément celle de « refuser de reconnaître la validité des mesures prises par l’Afrique du Sud au nom de la Namibie ou en ce qui la concerne, étant donné que l’administration sud-africaine en Namibie, bien qu’illégale, demeure le gouvernement de facto du territoire ».
96.  A noter que l’avis consultatif de la Cour internationale, lu conjointement avec les mémoires et les explications données par certains membres de la Cour, montre clairement que, dans des situations analogues à celle de l’espèce, l’obligation de ne pas tenir compte des actes des entités de fait est loin d’être absolue. La vie continue pour les habitants de la région concernée. Les autorités de fait, y compris leurs tribunaux, doivent rendre cette vie tolérable et la protéger et, dans l’intérêt même des habitants, les actes y relatifs émanant de ces autorités ne peuvent tout simplement pas être ignorés par les Etats tiers et par les institutions internationales, en particulier les juridictions, y compris la nôtre. Toute autre conclusion équivaudrait à dépouiller les habitants de la région de tous leurs droits lorsque ceux-ci sont examinés dans un cadre international, ce qui reviendrait à les priver même de leurs droits minimums.
97.  La Cour relève que le point de vue exprimé par la Cour internationale de justice dans le contexte décrit au paragraphe ci-dessus n’est en aucun cas isolé. Il est confirmé par d’éminents auteurs qui ont écrit sur le sujet des entités de fait en droit international et par la pratique en vigueur, en particulier la jurisprudence des tribunaux internes sur la valeur des décisions prises par les autorités d’entités de fait. Cela vaut en particulier pour les relations de droit privé et les actes y afférents émanant des organes des autorités de fait. Certains organes d’Etat sont allés plus loin pour reconnaître de facto même les actes touchant des situations de droit public, par exemple en accordant l’immunité souveraine à des entités de fait ou en refusant de mettre en cause des dépossessions de biens opérées par les organes de telles entités.
98.  Pour la Cour, force est de conclure qu’elle ne saurait simplement faire abstraction, aux fins des relations en cause en l’espèce, des organes judiciaires institués par la « RTCN ». La faculté de demander la protection de ces organes est dans l’intérêt même des habitants de la « RTCN », y compris les Chypriotes grecs ; et si les autorités de la « RTCN » ne les avaient pas instaurés, l’on pourrait à juste titre juger la situation contraire à la Convention. Par conséquent, les habitants de cette région peuvent être tenus d’épuiser ces recours, sauf à prouver leur inexistence ou leur caractère inopérant, ce qu’il y a lieu d’examiner au cas par cas.
99.  A l’instar de la Commission, la Cour recherchera donc pour chacune des violations alléguées par le gouvernement requérant si les personnes touchées auraient pu se prévaloir de recours effectifs pour obtenir un redressement. Elle déterminera en particulier si l’existence de recours est suffisamment sûre tant en théorie qu’en pratique et si des circonstances particulières dispensent les personnes concernées en l’espèce de l’obligation d’épuiser les recours qui, comme le gouvernement défendeur l’a prétendu devant la Commission, s’offraient à elles. La Cour rappelle à ce propos que la règle de l’épuisement ne s’applique pas lorsqu’est prouvée l’existence d’une pratique administrative, à savoir la répétition d’actes interdits par la Convention avec la tolérance officielle de l’Etat, de sorte que toute procédure serait vaine ou ineffective (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1210, §§ 66-67).
100.  Eu égard à ce qui précède, la Cour ne juge pas nécessaire à ce stade de se pencher sur les critiques plus générales formulées par le gouvernement requérant à l’encontre du système judiciaire et administratif de la « RTCN » sous l’angle des articles 6 et 13 de la Convention.
101.  Elle tient toutefois à ajouter que la thèse du gouvernement requérant relative à l’illégalité des juridictions de la « RTCN » semble en contradiction avec les affirmations de celui-ci selon lesquelles la Turquie est responsable des violations commises dans le nord de Chypre – affirmations auxquelles la Cour souscrit (paragraphes 75-81 ci-dessus). En effet, il paraît difficile d’accepter de tenir un Etat pour responsable des actes qui se produisent sur un territoire qu’il occupe et administre illégalement et de lui refuser la possibilité de tenter de ne pas encourir cette responsabilité en redressant dans le cadre de ses tribunaux les préjudices qui lui sont imputables. L’octroi à l’Etat défendeur de cette faculté dans le contexte de la présente requête ne vaut en aucun cas légitimation indirecte d’un régime illégal au regard du droit international. La même contradiction apparaît entre l’argument tiré de l’illégalité des institutions créées par la « RTCN » et l’allégation d’un manquement à l’article 13 examinée ci-après (voir, par exemple, les paragraphes 318-321 ci-dessous) : on ne saurait affirmer, d’une part, qu’il y a violation de cette disposition en ce que l’Etat ne fournit pas de recours et, d’autre part, que tout recours disponible serait dépourvu de tout effet.
102.  La Cour conclut en conséquence qu’aux fins de l’ancien article 26 (article 35 § 1 actuel) de la Convention, les recours disponibles en « RTCN » peuvent passer pour des « recours internes » de l’Etat défendeur et qu’il y a lieu d’en évaluer le caractère effectif dans les circonstances particulières où la question se pose.
5.  Règle des six mois
103.  La Cour observe que, bien que la Commission ait réservé la question pour la joindre au fond, aucun des deux gouvernements n’a soumis d’observation à ce sujet. Le gouvernement requérant ne l’a pas non plus évoquée dans son mémoire ou sa plaidoirie devant la Cour.
104.  Dans le droit fil de l’approche définie par la Commission, la Cour confirme que, pour autant que le gouvernement requérant dénonce des violations continues découlant de pratiques administratives, elle ne tiendra pas compte des situations qui ont pris fin six mois avant la date d’introduction de la requête, à savoir le 22 novembre 1994. En conséquence, elle estime, à l’instar de la Commission, que sont exclues du champ de son étude les pratiques dont il est prouvé qu’elles se sont terminées avant le 22 mai 1994.
II.  ÉTABLISSEMENT DES FAITS ET APPRÉCIATION DES PREUVES
105.  La Cour note que la Commission a pris en compte des preuves écrites ainsi que, pour certaines catégories de griefs, des preuves orales, afin d’éclaircir et d’établir les faits à l’origine des allégations formulées par le gouvernement requérant. Selon le cas, la Commission s’est en outre appuyée sur les constats exposés dans ses rapports de 1976 et 1983 (paragraphe 17 ci-dessus) ainsi que sur les documents qu’elle s’est procurés d’office et, pour l’essentiel, sur les éléments fournis par les parties. Quant aux preuves écrites émanant des parties, elle constate que la Commission a versé au dossier toutes les observations soumises par les deux gouvernements aux stades de la recevabilité et du fond jusqu’au 14 septembre 1998. La Commission s’en est tenue strictement à cette date limite, raison pour laquelle elle a décidé le 5 mars 1999 de ne pas verser au dossier un aide-mémoire sur les « mesures relatives aux conditions de vie des Chypriotes grecs et des maronites dans la République turque de Chypre du Nord » comme le gouvernement défendeur le lui demandait. La Cour constate qu’il s’agit du seul document écarté par la Commission, tous les autres ayant été acceptés dans le respect du principe de l’égalité des armes entre les parties.
106.  La Cour note que, lorsqu’il s’est révélé impossible de garantir le respect total du principe de l’égalité des armes au cours de la procédure devant la Commission, par exemple en raison du peu de temps dont disposait une partie pour répondre en tout point aux observations de l’autre, la Commission en a tenu compte dans son appréciation de la valeur probante des éléments en cause. Tout en se devant d’examiner l’ensemble des objections élevées par le gouvernement requérant quant à la manière dont la Commission a établi les faits et apprécié les preuves, la Cour relève que, pour ce qui est des preuves écrites, les deux parties ont eu tout loisir de les commenter dans leur intégralité au cours de la procédure devant elle, y compris l’aide-mémoire précité, qu’elle a accepté de verser au dossier par une décision de procédure du 24 novembre 1999.
107.  Concernant les dépositions orales, la Cour note que la Commission a désigné trois délégués pour recueillir des témoignages sur des questions se posant sous l’angle de la Convention au sujet des conditions de vie en général des Chypriotes grecs « enclavés » et de la situation des Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre, en particulier les dissidents politiques et les membres de la minorité tsigane chypriote turque. Des témoins ont été entendus à Strasbourg les 27 et 28 novembre 1997, à Nicosie (principalement) les 22 et 23 février 1998 et à Londres le 22 avril 1998. Les délégués ont également visité certains lieux (le point de passage de la ligne de démarcation de Ledra Palace, le tribunal de la partie nord de Nicosie, et des villages chypriotes grecs de la région du Karpas). Les délégués ont recueilli les déclarations d’un certain nombre de fonctionnaires et autres personnes rencontrés au cours de leur visite dans la partie nord de Chypre, y compris la péninsule du Karpas. Lors de la première audition, ils ont entendu dix témoins cités par le gouvernement requérant, dont trois non identifiés. Au cours de la deuxième, ils ont entendu douze témoins, dont sept cités par le gouvernement défendeur et cinq par le gouvernement requérant (parmi lesquels quatre témoins non identifiés). Enfin, lors de la troisième audition qui s’est tenue à Londres, ils ont entendu cinq témoins cités par le gouvernement requérant, dont quatre non identifiés.
108.  La Cour note que les délégués de la Commission ont fait le nécessaire pour assurer que l’audition des témoins non identifiés se déroulât dans le respect des conditions d’équité prévues à l’article 6 de la Convention.
109.  En outre, pour autant que le gouvernement défendeur a critiqué les dispositions prises par les délégués pour l’audition des témoins non identifiés cités par le gouvernement requérant, la Cour observe que ces mesures ont respecté le dispositif de protection exigé par l’Etat défendeur lui-même pour assurer la sécurité de témoins anonymes dans le cadre de requêtes antérieures sans rapport avec celle à l’étude (Sargın et Yağci c. Turquie, requêtes nos 14116-14117/88). Selon la Cour, les obstacles auxquels le gouvernement défendeur affirmait s’être heurté devant la Commission ont été suffisamment compensés par la procédure suivie par celle-ci. Elle note aussi que, dans son appréciation des dépositions fournies par des témoins non identifiés, la Commission a procédé avec prudence en vérifiant leur valeur probante en fonction de la nature particulière de chacune des déclarations ; de plus, elle n’a pas fondé ses constats uniquement, ni dans une mesure déterminante, sur les déclarations de témoins anonymes (arrêt Van Mechelen et autres c. Pays-Bas du 23 avril 1997, Recueil 1997-III, p. 712, §§ 54-55).
110.  Devant la Cour, le gouvernement requérant ne conteste pas les modalités adoptées pour l’audition des témoins non identifiés. Par contre, il met en cause la limitation par les délégués du nombre de témoins entendus par eux. Cela est vrai en particulier de l’enquête menée par la Commission sur les allégations relatives à la situation des Chypriotes turcs et des membres de la communauté tsigane vivant dans le nord de Chypre (paragraphe 338 ci-dessous). Bien que la Cour doive revenir sur cette question lorsqu’elle recherchera par elle-même si les faits constatés par la Commission corroborent les allégations du gouvernement requérant, elle juge approprié à ce stade d’examiner le fond de cette critique. Elle relève à cet égard que le gouvernement requérant a en fait été prié par la Commission de choisir un nombre limité de témoins pour déposer au sujet du grief selon lequel l’Etat défendeur violait dans le chef des Chypriotes turcs et des membres de la communauté tsigane installés dans le nord de Chypre les droits garantis par la Convention. La Cour ne considère pas que la démarche suivie par la Commission appelle des critiques quant à l’équité de la procédure. En premier lieu, les délégués ont entendu cinq témoins cités par le gouvernement requérant et il n’y a aucune raison de penser qu’ils ont été spécialement choisis selon l’importance que ce dernier accordait à leur déposition. En second lieu, pour s’acquitter de manière effective de sa tâche d’établissement des faits, la Commission était dans l’obligation de réglementer la procédure d’audition des témoins en fonction des contraintes de temps et de sa propre opinion quant à la nécessité de recueillir des témoignages supplémentaires.
111.  C’est pourquoi la Cour rejette les critiques formulées par le gouvernement requérant à ce sujet.
112.  La Cour relève aussi que, pour apprécier les éléments relatifs aux différents griefs déclarés recevables, la Commission a appliqué le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », énoncé par la Cour dans son arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978 (série A n° 25), sachant qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (ibidem, pp. 64-65, § 161).
113.  Pour sa part, la Cour approuve l’utilisation de ce critère, d’autant plus qu’il a été exposé pour la première fois dans le cadre d’une affaire interétatique et appartient à la jurisprudence établie de la Cour depuis l’adoption de l’arrêt dans cette affaire (voir, comme exemple récent, l’arrêt Salman c. Turquie [GC], n° 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII).
De plus, pour établir l’existence de pratiques administratives, la Cour ne s’inspire pas de l’idée que la charge de la preuve pèse sur l’un des deux gouvernements en cause, mais elle doit plutôt étudier l’ensemble des éléments en sa possession, d’où qu’ils proviennent (arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A n° 25, p. 64, § 159).
114.  La Cour note toutefois que le gouvernement requérant conteste le bien-fondé de l’application du critère de la preuve précité à ses allégations selon lesquelles les violations de la Convention qu’il dénonce découlent de pratiques administratives de l’Etat défendeur. Selon lui, la Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’existence de « preuves suffisantes » des pratiques administratives, et le fait qu’elle ait recouru au critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » l’a empêchée de tirer des conclusions correctes des faits pour un certain nombre de griefs. Pour le gouvernement requérant, le critère de la preuve appliqué par la Commission ne cadre pas avec l’approche suivie par la Cour dans l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni, approche à laquelle préparait déjà selon lui la décision de la Commission dans « l’Affaire grecque » (Annuaire 12).
115.  La Cour rappelle toutefois que, dans son arrêt Irlande c. Royaume-Uni, elle a rejeté l’argument du gouvernement irlandais selon lequel le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » était trop rigoureux pour établir l’existence d’une pratique administrative de violation de l’article 3 de la Convention (ibidem, pp. 64-65, § 161). Ce critère a été appliqué en cette affaire afin de déterminer si les preuves corroboraient l’allégation d’une pratique de violation. La Cour procédera donc à l’évaluation des faits constatés par la Commission en s’appuyant sur ledit critère. De plus, elle appliquera la définition d’une pratique administrative incompatible avec la Convention, énoncée dans son arrêt Irlande c. Royaume-Uni, à savoir une accumulation de manquements de nature identique ou analogue, assez nombreux et liés entre eux pour ne pas se ramener à des incidents isolés, ou à des exceptions, et pour former un ensemble ou système (ibidem, p. 64, § 159).
116.  Elle rappelle de plus que, dans le domaine de l’épuisement des recours internes, la charge de la preuve ne pèse pas sur une seule partie. En l’espèce, il incombe au gouvernement défendeur, qui excipe du non-épuisement, de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir à la personne lésée le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès. Cependant, une fois cela démontré, c’est au gouvernement requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le gouvernement défendeur a en fait été employé ou bien, pour une raison quelconque, n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de cette obligation. L’un de ces éléments peut être la passivité totale des autorités nationales face à des allégations sérieuses selon lesquelles des agents de l’Etat ont commis des fautes ou causé un préjudice, par exemple lorsqu’elles n’ouvrent aucune enquête ou ne proposent aucune aide. Dans ces conditions, l’on peut dire que la charge de la preuve se déplace à nouveau, et qu’il incombe au gouvernement  défendeur de montrer quelles mesures ont été prises eu égard à l’ampleur et à la gravité des faits dénoncés (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Akdivar et autres précité, p. 1211, § 68).
117.  Eu égard à ce qui précède, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le système de la Convention en place avant l’entrée en vigueur le 1er novembre 1998 du Protocole n° 11 à la Convention confiait en premier lieu à la Commission l’établissement et la vérification des faits (anciens articles 28 § 1 et 31). Sans être liée par les constatations du rapport et demeurant libre d’apprécier elle-même les faits à la lumière de tous les éléments qu’elle possède, la Cour n’use de ses propres pouvoirs en la matière que dans des circonstances exceptionnelles (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Akdivar et autres précité, p. 1214, § 78, et, plus récemment, l’arrêt Salman précité, § 89).
118.  La Cour a déjà indiqué que le gouvernement requérant avait critiqué les constats établis par la Commission au sujet de certaines de ses allégations, en les jugeant contraires aux preuves soumises. La Cour entend examiner ces critiques lorsqu’elle se prononcera sur le fond de ces allégations.
III.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES DROITS DES CHYPRIOTES GRECS PORTÉS DISPARUS ET DE LEUR FAMILLE
A.  Chypriotes grecs portés disparus
1.  Quant aux faits établis par la Commission
119.  A l’audience devant la Cour, le gouvernement requérant a déclaré que le nombre de disparus était actuellement de 1 485 et que les preuves indiquaient clairement que ces personnes se trouvaient soit détenues par l’armée turque ou sa milice, soit sous la surveillance ou l’autorité et la responsabilité directe de celles-ci, et avaient été vues pour la dernière fois dans des zones placées sous le contrôle effectif de l’Etat défendeur. Il a en outre affirmé que la Cour devait partir de l’hypothèse que ces personnes étaient toujours en vie, sauf preuve du contraire.
120.  La Cour note d’emblée que le gouvernement requérant ne conteste pas les faits établis par la Commission (paragraphes 25-27 ci-dessus). Pour sa part, elle ne distingue aucune circonstance exceptionnelle exigeant qu’elle s’écarte des constats de la Commission, compte tenu de l’analyse approfondie de toutes les preuves pertinentes, y compris les conclusions figurant dans ses rapports de 1976 et 1983, à laquelle celle-ci s’est livrée. A l’instar de la Commission, la Cour ne juge pas approprié d’estimer le nombre de personnes entrant dans la catégorie des « disparus ». Elle se borne à observer que les chiffres sont communiqués par le gouvernement requérant au Comité des personnes disparues des Nations unies (le « CMP ») et révisés au fur et à mesure de l’obtention de nouvelles informations.
121.  De plus, la Cour est à l’instar de la Commission soucieuse de se limiter, dans son examen, à déterminer si, et dans quelle mesure, les autorités de l’Etat défendeur ont éclairci le sort des personnes disparues ou l’endroit où elles se trouvent. Elle n’a pas pour tâche de tirer, à partir des preuves, des conclusions sur le point de savoir si certaines de ces personnes sont vivantes ou mortes ou ont été tuées dans des conditions qui engagent la responsabilité de l’Etat défendeur. De fait, le gouvernement requérant prie la Cour de se fonder sur l’hypothèse que ces personnes sont toujours en vie. La Cour reviendra sur cette question lorsqu’elle examinera les allégations du gouvernement requérant sous l’angle de l’article 2 de la Convention.
122.  Cela posé, la Cour va procéder à l’examen au fond des allégations du gouvernement requérant.
2.  Sur le bien-fondé des griefs du gouvernement requérant
a)  Article 2 de la Convention
123.  Le gouvernement requérant invite la Cour à dire que les faits de la cause révèlent une violation continue des obligations procédurales et matérielles de l’article 2, qui dispose en sa partie pertinente :
« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »
124.  De l’avis du gouvernement requérant, la violation procédurale alléguée relève d’une pratique administrative, étant donné que les autorités de l’Etat défendeur n’ont jamais mené la moindre enquête sur le sort des disparus. En particulier, rien n’indique que ces autorités aient recherché les morts ou les blessés, et encore moins qu’elles se soient préoccupées d’enterrer les défunts. De plus, l’Etat défendeur, de par la présence de ses forces armées, continue directement d’empêcher que soient menées dans la zone occupée des enquêtes pour retrouver les personnes encore portées disparues, et refuse toujours de dire ce qu’elles sont devenues.
125.  Le gouvernement requérant souligne de surcroît que l’Etat défendeur ne saurait s’acquitter de l’obligation procédurale de protéger le droit à la vie qui lui incombe en vertu de l’article 2 en renvoyant aux travaux en cours du CMP (paragraphe 16 ci-dessus), eu égard aux limites du mandat de ce comité et aux caractéristiques d’une « enquête effective » telles qu’elles sont définies dans la jurisprudence de la Cour relative à la clause de la Convention à l’étude.
126.  Quant à l’obligation matérielle contenue à l’article 2, le gouvernement requérant demande à la Cour de dire, dans le droit fil de la conclusion de la Commission, que l’Etat défendeur n’a pas pris les mesures opérationnelles nécessaires pour protéger le droit à la vie de ces personnes, qui ont toutes disparu dans des conditions où leur vie était menacée, ce que l’Etat défendeur savait puisque c’est lui qui est à l’origine de cette situation.
127.  La Commission a observé que ces personnes avaient disparu dans des circonstances où leur vie était en danger, étant donné notamment qu’il existait à l’époque des preuves manifestes de meurtres perpétrés sur une grande échelle, y compris par suite d’actes criminels commis en dehors des zones de combat. S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour, la Commission a estimé que l’article 2 imposait aux autorités de l’Etat défendeur l’obligation positive de mener une enquête effective sur les circonstances dans lesquelles étaient survenues les disparitions. De plus, cette obligation revêtait un caractère continu puisqu’il se pouvait que les disparus eussent trouvé la mort du fait de crimes imprescriptibles.
128.  La Commission a conclu en conséquence à la violation de l’article 2 du fait de l’absence d’enquête effective de la part des autorités de l’Etat défendeur, qui ne saurait être compensée par la contribution de celui-ci aux travaux du CMP.
129.  La Cour observe que, pour le gouvernement requérant, il faut avant tout présumer que les disparus sont toujours en vie, sauf s’il existe des preuves claires du contraire (paragraphe 119 ci-dessus). Même si les éléments soumis à la Commission confirmaient que les opérations militaires de juillet et août 1974 avaient fait de très nombreuses victimes parmi les militaires et les civils, la Cour répète qu’elle ne saurait spéculer sur le point de savoir si certaines des personnes disparues ont en fait été tuées par les forces turques ou par les forces paramilitaires chypriotes turques entre les mains desquelles elles ont pu tomber. Il est vrai que le « président de la RTCN », M. Denktaş, a diffusé le 1er mars 1996 une déclaration où il reconnaissait que l’armée turque avait remis des prisonniers chypriotes grecs à des combattants chypriotes turcs sous commandement turc et que ces prisonniers avaient ensuite été tués (paragraphe 25 ci-dessus). Il est également vrai qu’en février 1998 M. Yalçin Küçük, officier turc en activité en 1974, a affirmé que l’armée turque s’était livrée à de très nombreux meurtres de civils (paragraphe 25 ci-dessus). Bien que toutes ces déclarations aient suscité des inquiétudes incontestables, notamment chez les familles des disparus, la Cour estime qu’elles ne suffisent pas à établir que l’Etat défendeur est responsable de la mort de l’un quelconque des disparus. Dire que l’une de ces personnes a été tuée dans les circonstances ainsi rapportées relève de la pure spéculation.
130.  La Cour note que les preuves qui lui ont été fournies au sujet de meurtres perpétrés directement par des soldats turcs ou avec leur complicité se rapportent à une période qui ne relève pas de la requête à l’étude. D’ailleurs, il convient d’observer que la Commission n’avait pas pu établir à partir des faits si l’un quelconque des disparus avait été tué dans des circonstances engageant la responsabilité de l’Etat défendeur au titre des exigences matérielles de l’article 2 de la Convention. La Cour conclut en conséquence qu’elle ne saurait accueillir les allégations du gouvernement requérant selon lesquelles les faits révèlent une violation des dispositions matérielles de l’article 2 dans le chef de l’une quelconque des personnes disparues.
131.  Pour la Cour, toutefois, il y a lieu d’examiner les allégations du gouvernement requérant à la lumière de l’obligation procédurale de protection du droit à la vie qui est celle des Etats contractants en vertu de l’article 2. Elle rappelle à cet égard que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose cette disposition, combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête efficace lorsque le recours à la force, par des agents de l’Etat, a entraîné mort d’homme (voir, mutatis mutandis, l’arrêt McCann et autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995, série A n° 324, p. 49, § 161, l’arrêt Kaya c. Turquie du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 329, § 105) ou lorsque le recours à la force meurtrière n’était pas le fait d’agents de l’Etat (voir, mutatis mutandis, les arrêts Ergi c. Turquie du 28 juillet 1998, Recueil 1998-IV, p. 1778, § 82, Yaşa c. Turquie du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2438, § 100, et Tanrıkulu c. Turquie [GC], n° 23763/94, § 103, CEDH 1999-IV).
132.  La Cour rappelle que rien n’indique que l’un quelconque des disparus ait été tué illégalement. Toutefois, selon elle, et cela s’applique en l’espèce, l’obligation procédurale précitée vaut également lorsqu’il existe, preuve à l’appui, un grief défendable qu’un individu, vu pour la dernière fois sous la surveillance d’agents de l’Etat, a par la suite disparu dans des circonstances pouvant être considérées comme mettant sa vie en danger.
133.  Cela étant, la Cour observe que les preuves corroborent l’allégation du gouvernement requérant selon laquelle nombre des personnes encore portées disparues se trouvaient détenues par des forces turques ou chypriotes turques, à une époque où les opérations militaires s’accompagnaient d’arrestations et de meurtres sur une grande échelle. C’est à juste titre que la Commission a considéré que cette situation mettait la vie des intéressés en danger. La déclaration précitée de M. Denktaş et le rapport ultérieur de M. Küçük, s’ils ne suffisent pas pour conclure que l’Etat défendeur est responsable de la mort des disparus, donnent à tout le moins des indications claires quant au climat de danger et de peur qui régnait à l’époque des faits et aux risques réels que couraient les détenus.
134.  Il est indéniable que tel est le contexte dans lequel sont survenues les disparitions. La Cour ne peut que noter que les autorités de l’Etat défendeur n’ont jamais ouvert la moindre enquête sur les griefs émanant des familles des disparus selon lesquels on aurait perdu la trace de ces derniers alors qu’ils se trouvaient détenus dans des circonstances où il y avait de réelles raisons de nourrir des craintes à leur sujet. A cet égard, force est de noter que la déclaration alarmante de M. Denktaş n’a eu aucune suite officielle. Rien n’a été tenté pour identifier les personnes qui auraient été libérées par les forces turques pour être remises aux forces paramilitaires chypriotes turques ni pour rechercher à quel endroit les corps auraient été abandonnés. Il n’apparaît pas non plus que la moindre enquête officielle ait été ouverte sur l’allégation selon laquelle des prisonniers chypriotes grecs auraient été transférés en Turquie.
135.  La Cour estime comme le gouvernement requérant que l’Etat défendeur ne saurait s’acquitter de l’obligation procédurale en cause par sa participation aux enquêtes du CMP. A l’instar de la Commission, elle note que, si les procédures de ce comité concourent sans conteste au but humanitaire pour lequel elles ont été créées, elles ne répondent pas en elles-mêmes à l’exigence d’enquête effective découlant de l’article 2 de la Convention, eu égard notamment à l’étroite portée des enquêtes du CMP (paragraphe 27 ci-dessus).
136.  A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation continue de l’article 2 en ce que les autorités de l’Etat défendeur n’ont pas mené d’enquête effective visant à faire la lumière sur le sort des Chypriotes grecs qui ont disparu dans des circonstances mettant leur vie en danger, et sur le lieu où ils se trouvaient.
b)  Article 4 de la Convention
137.  Le gouvernement requérant prie la Cour de dire que les circonstances de l’affaire révèlent aussi une violation de l’article 4 de la Convention, qui dispose en son passage pertinent :
« 1.  Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.
138.  Le gouvernement requérant fait valoir que, en l’absence de conclusion irréfutable selon laquelle les personnes disparues sont actuellement décédées, force est de présumer qu’elles sont toujours détenues dans des conditions qui, vu le délai écoulé depuis les événements de 1974, doivent être qualifiées de servitude. Selon lui, cette thèse ne saurait être contredite que si la Cour considérait comme prouvé que les disparus sont maintenant décédés, auquel cas il faudrait conclure que l’Etat défendeur a méconnu les obligations que lui impose l’article 2.
139.  La Commission a conclu à la non-violation de l’article 4, estimant qu’aucun élément de preuve ne venait étayer l’hypothèse selon laquelle, au cours de la période examinée, l’une quelconque des personnes disparues se trouvait toujours détenue sous l’autorité de la Turquie dans des conditions contraires à l’article 4.
140.  La Cour souscrit au constat de la Commission. Comme cette dernière, elle refuse de spéculer sur le sort des disparus ou le lieu où ils pourraient se trouver. En outre, elle accepte les faits établis par la Commission.
141.  Il s’ensuit qu’aucune violation de l’article 4 de la Convention n’est établie.
c)  Article 5 de la Convention
142.  Le gouvernement requérant affirme qu’il existe de la part de l’Etat défendeur une pratique administrative de violation de l’article 5 de la Convention. Cette clause énonce en ses passages pertinents :
«1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
143.  Selon lui, le fait que les autorités de l’Etat défendeur aient négligé de mener une enquête rapide et effective sur les circonstances entourant la détention puis la disparition d’un nombre élevé mais indéterminé de Chypriotes grecs disparus, alors qu’il existait beaucoup d’informations à ce sujet, emporte violation des obligations procédurales inhérentes à l’article 5. Il réaffirme que l’Etat défendeur est présumé responsable du sort des disparus car les preuves établissent clairement que ceux-ci ont été vus pour la dernière fois alors qu’ils se trouvaient sous le contrôle et la surveillance de militaires turcs ou d’agents à leur solde.
144.  De plus, la détention des disparus ne saurait se justifier au regard des conditions posées par l’article 5 ; il y a donc lieu de la considérer comme illégale. Le gouvernement requérant affirme que l’Etat défendeur n’a tenu aucun registre précis ou fiable des personnes détenues par ses autorités et agents ni pris aucune autre mesure de nature à prévenir le risque de disparition.
145.  La Commission a conclu que l’Etat défendeur avait failli à son obligation de mener une enquête rapide et effective au sujet d’un grief défendable selon lequel des Chypriotes grecs détenus par les forces turques ou leurs agents en 1974 avaient par la suite disparu. A son avis, un manquement à l’obligation inhérente à l’article 5 devait s’interpréter comme une violation continue puisqu’elle avait déjà constaté dans son rapport de 1983 relatif à la requête n° 8007/77 que le gouvernement défendeur n’avait fourni aucune information sur le sort des Chypriotes grecs disparus alors qu’ils étaient détenus sous l’autorité de la Turquie. La Commission a souligné que le devoir d’enquêter et d’informer ne saurait se voir limiter dans le temps, notamment parce que l’on ne pouvait exclure que les détenus qui avaient disparu aient été victimes des crimes les plus graves, comme des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité.
146.  En revanche, la Commission a conclu à la non-violation de l’article 5 au motif d’une détention réelle de Chypriotes grecs disparus. Elle a noté à cet égard qu’aucune preuve ne venait étayer l’hypothèse selon laquelle l’un quelconque des Chypriotes grecs disparus se serait encore trouvé détenu par les autorités turques ou chypriotes turques pendant la période considérée.
147.  La Cour souligne d’emblée que la détention non reconnue d’un individu constitue une négation totale du droit à la liberté et à la sûreté garanti par l’article 5 de la Convention et une violation extrêmement grave de cette disposition. Les autorités qui ont mis la main sur un individu sont tenues de révéler l’endroit où il se trouve. C’est pourquoi il faut considérer que l’article 5 leur fait obligation de prendre des mesures effectives pour pallier le risque d’une disparition et de mener une enquête rapide et efficace dans l’hypothèse d’une plainte plausible selon laquelle une personne a été appréhendée et n’a pas été revue depuis (arrêt Kurt c. Turquie du 25 mai 1998, Recueil 1998-III, p. 1185, § 124).
148.  La Cour renvoie aux preuves irréfutables selon lesquelles des Chypriotes grecs ont été détenus par les forces turques ou chypriotes turques. Rien n’indique l’existence de registres où auraient été consignés l’identité des détenus ou la date et l’endroit de leur détention. D’un point de vue humanitaire, on ne peut excuser cette lacune en invoquant les combats qui se déroulaient à l’époque ou le climat général de confusion et de tension d’alors. Considérée sous l’angle de l’article 5 de la Convention, l’absence d’informations de cette nature a empêché d’apaiser les inquiétudes des familles des disparus au sujet du sort de ces derniers. Même s’il lui était impossible de donner l’identité des personnes placées en détention, l’Etat défendeur aurait dû procéder à d’autres recherches afin d’expliquer les disparitions. Comme indiqué précédemment, les nouveaux éléments montrant que des Chypriotes grecs disparus avaient été placés en détention sous l’autorité de la Turquie n’ont pas suscité la moindre réaction officielle (paragraphe 134 ci-dessus).
149.  La Cour a examiné cette allégation sous l’angle des exigences procédurales de l’article 5 de la Convention et des obligations qui pèsent sur l’Etat défendeur en sa qualité de Partie contractante à la Convention. Comme la Commission, et sans mettre en doute la valeur du travail humanitaire entrepris par le CMP, la Cour réaffirme qu’il est impossible de s’acquitter de ces obligations en s’en remettant au CMP, en raison de la nature des enquêtes qu’il mène (paragraphe 135 ci-dessus).
150.  La Cour conclut qu’il y a eu pendant la période considérée une violation continue de l’article 5 de la Convention en ce que les autorités de l’Etat défendeur n’ont pas mené d’enquête effective sur le sort des Chypriotes grecs disparus dont on allègue de manière défendable qu’ils étaient détenus au moment de leur disparition, et sur le lieu où ils se trouvaient.
151.  En revanche, la Cour estime, à l’instar de la Commission, qu’il n’est pas établi qu’au cours de la période examinée l’un quelconque des Chypriotes grecs disparus se trouvait réellement détenu par les autorités chypriotes turques.
d)  Articles 3, 6, 8, 13, 14 et 17 de la Convention
152.  La Cour observe que, dans le cadre de l’examen au fond mené par la Commission, le gouvernement requérant a soutenu que les faits de la cause emportaient violation des articles précités. La Commission a conclu que ces griefs sortaient du cadre de sa décision sur la recevabilité, raison pour laquelle elle ne pouvait les examiner.
153.  La Cour note en outre que le gouvernement requérant n’a maintenu ces griefs ni dans son mémoire ni à l’audience. Il n’a pas non plus contesté la manière dont la Commission a interprété l’objet de sa décision sur la recevabilité. Dans ces conditions, la Cour estime qu’elle n’a aucune raison de rechercher si elle a compétence pour connaître de ces griefs ni de les étudier au fond.
La Cour conclut en conséquence qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs soulevés par le gouvernement requérant sur le terrain des articles 3, 6, 8, 13, 14 et 17 de la Convention quant aux Chypriotes grecs portés disparus.
B.  Familles des Chypriotes grecs portés disparus
1.  Article 3 de la Convention
154.  Pour les raisons indiquées par la Commission, le gouvernement requérant prie la Cour de dire que les souffrances ininterrompues des familles des disparus s’analysent en une violation non seulement continue mais aussi aggravée de l’article 3 de la Convention, aux termes duquel :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
155.  D’après la Commission, la situation évoquée par le gouvernement requérant témoignait d’une violation continue de l’article 3 dans le chef des familles des disparus. Elle a considéré que, vu les circonstances dans lesquelles leurs proches avaient disparu – c’est-à-dire à la suite d’une intervention militaire qui avait fait beaucoup de morts et de prisonniers, après quoi la région avait été bouclée et rendue inaccessible aux familles –, ces dernières avaient indubitablement dû connaître les affres de l’incertitude et de l’angoisse. De plus, leurs souffrances morales ne s’étaient pas apaisées avec le temps. La Commission a estimé que le traitement subi par les familles des disparus pouvait à juste titre être qualifié d’inhumain au sens de l’article 3.
156.  La Cour rappelle que la question de savoir si le proche d’un « disparu » est victime d’un traitement contraire à l’article 3 dépend de l’existence de facteurs particuliers conférant à la souffrance de l’intéressé une dimension et un caractère distincts du désarroi affectif que l’on peut considérer comme inévitable pour les proches parents d’une personne victime de violations graves des droits de l’homme. Parmi ces facteurs figureront la proximité de la parenté – dans ce contexte, le lien parent-enfant sera privilégié –, les circonstances particulières de la relation, la mesure dans laquelle le parent a été témoin des événements en question, la participation du parent aux tentatives d’obtention de renseignements sur le disparu, et la manière dont les autorités ont réagi à ces demandes. La Cour souligne en outre que l’essence d’une telle violation ne réside pas tant dans le fait de la « disparition » du membre de la famille que dans les réactions et le comportement des autorités face à la situation qui leur a été signalée. C’est notamment au regard de ce dernier élément qu’un parent peut se prétendre directement victime du comportement des autorités (arrêt Çakıcı c. Turquie [GC], n° 23657/94, § 98, CEDH 1999-IV).
157.  La Cour observe que les autorités de l’Etat défendeur n’ont mené aucune enquête sur les circonstances ayant entouré les disparitions. En l’absence d’informations sur le sort des personnes disparues lors des événements de juillet et août 1974, leurs familles ont été condamnées à vivre de manière prolongée dans un état d’angoisse extrême dont on ne peut dire qu’il s’est apaisé avec le temps. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour ne pense pas que le fait que certaines personnes n’aient pas vu concrètement des membres de leur famille en détention ou ne se soient pas plaintes aux autorités de l’Etat défendeur de pareille détention les prive de la qualité de victime au regard de l’article 3. Elle rappelle que l’opération militaire a provoqué la mort d’un nombre considérable de personnes, de très nombreuses arrestations et détentions et la séparation forcée de familles. Toute la situation doit être encore très présente à l’esprit des proches des personnes dont le sort n’a jamais été éclairci par les autorités. Ils sont au supplice d’ignorer si les membres de leur famille ont été tués pendant le conflit ou sont toujours détenus ou, pour le cas où ils auraient été arrêtés, s’ils sont morts depuis. Le fait qu’un nombre très élevé de Chypriotes grecs ait dû chercher refuge dans le Sud, ainsi que la division continue de Chypre, doivent être tenus pour de très sérieux obstacles à leur quête d’informations. C’est aux autorités de l’Etat défendeur qu’il incombe de fournir pareilles informations ; or elles n’en ont rien fait. Pour la Cour, le silence des autorités de l’Etat défendeur devant les inquiétudes réelles des familles des disparus constitue à l’égard de celles-ci un traitement d’une gravité telle qu’il y a lieu de le qualifier d’inhumain au sens de l’article 3.
158.  C’est pourquoi la Cour conclut qu’au cours de la période considérée il y a eu violation continue de l’article 3 de la Convention dans le chef des familles des Chypriotes grecs disparus.
2.  Articles 8 et 10 de la Convention
159.  Dans son mémoire, le gouvernement requérant soutient en outre que le fait que les autorités de l’Etat défendeur aient négligé de manière persistante de donner des explications aux familles des disparus constitue une grave atteinte au droit de celles-ci au respect de leur vie familiale ainsi qu’à leur droit de recevoir des informations. Il affirme que la responsabilité du gouvernement défendeur se trouve engagée au titre des articles 8 et 10 de la Convention, dispositions selon lui méconnues dans les circonstances de l’espèce.
160.  La Cour note que, pour la Commission, les griefs que le gouvernement requérant tire des articles 8 et 10 portent en substance sur le traitement subi par les familles des disparus dans leur quête pour connaître le sort de ces derniers. Cela étant posé, la Commission s’est bornée à examiner les questions que soulevait pareil traitement sous l’angle de l’article 3.
161.  La Cour se rallie au point de vue de la Commission. Eu égard à sa conclusion relative à l’article 3, qui met l’accent sur l’effet de l’absence d’information sur les familles des disparus, elle juge inutile d’examiner séparément les griefs formulés par le gouvernement requérant sur le terrain des articles 8 et 10 de la Convention.
IV.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES DROITS DES PERSONNES DÉPLACÉES AU RESPECT DE LEUR DOMICILE ET AU RESPECT DE LEURS BIENS
A.  Quant aux faits établis par la Commission
162.  Le gouvernement requérant souscrit aux faits établis par la Commission (paragraphes 30-33 ci-dessus). A cet égard, il prie la Cour de conclure que ceux-ci témoignent de violations des articles 8 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1 ainsi que de l’article 14 de la Convention combiné avec les dispositions précitées. Il estime en outre que ces faits donnent lieu à des violations des articles 3, 17 et 18 de la Convention.
163.  La Cour n’aperçoit aucune circonstance exceptionnelle pouvant la conduire à adopter quant aux faits un point de vue différent de celui de la Commission (paragraphes 30-33 ci-dessus). Elle note que celle-ci s’est inspirée des constats qu’elle avait formulés dans ses rapports de 1976 et 1983 et a tenu compte de l’influence des textes « législatifs » et autres en vigueur en « RTCN » sur la jouissance des droits invoqués par le gouvernement requérant. De plus, le gouvernement défendeur n’a pas contesté l’exactitude de plusieurs allégations formulées quant aux faits par le gouvernement requérant au cours de la procédure devant la Commission (paragraphe 29 ci-dessus).
164.  Partant, la Cour procédera à l’examen au fond des griefs du gouvernement requérant en s’appuyant sur les faits établis par la Commission.
B.  Sur le bien-fondé des griefs du gouvernement requérant
1.  Article 8 de la Convention
165.  Le gouvernement requérant affirme qu’il est incontestable que ce sont les mesures de l’Etat défendeur qui ont empêché les Chypriotes grecs déplacés de rentrer chez eux, au mépris de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
166.  Il déclare que la politique de l’Etat défendeur visant à diviser Chypre en fonction de critères raciaux a touché 211 000 Chypriotes grecs déplacés et leurs enfants ainsi qu’un certain nombre de maronites, Arméniens, catholiques et autres citoyens de la République de Chypre qui avaient choisi, comme la Constitution leur en offrait la possibilité, d’appartenir à la communauté chypriote grecque. Selon lui, le refus continu des autorités de la « RTCN » d’autoriser les personnes déplacées à retourner dans le Nord emporte violation non seulement de leur droit au respect de leur domicile mais aussi de leur droit au respect de leur vie familiale. Sur ce dernier point, le gouvernement requérant note que la politique en cause a provoqué la séparation de familles.
167.  De plus, le gouvernement requérant demande à la Cour de dire que les faits de la cause révèlent aussi une politique de destruction et de modification délibérées de l’environnement humain, culturel et naturel et des conditions de vie dans le nord de Chypre. Il affirme que cette politique repose sur l’implantation massive de colons venus de Turquie qui a pour but et résultat d’éliminer la présence et la culture grecques dans le nord de l’île. Pour lui, les concepts de « domicile » et de « vie privée » sont suffisamment larges pour englober la notion de maintien des relations culturelles existantes au sein d’un environnement culturel qui vient à subsister. Compte tenu des altérations causées à cet environnement par l’Etat défendeur, on ne peut que conclure que le droit des personnes déplacées au respect de leur vie privée et de leur domicile a été violé en ce sens également.
168.  La Commission a observé tout d’abord qu’il n’y avait pas lieu de rechercher si les personnes touchées par les mesures litigieuses auraient dû se prévaloir des recours internes pour faire redresser leurs griefs. Selon elle, le refus des autorités de la « RTCN » d’autoriser les personnes déplacées à retourner chez elles traduirait l’existence d’une politique officielle reconnue et, partant, d’une pratique administrative. Dans ces conditions, la Convention n’exigeait pas l’épuisement des voies de recours internes.
169.  Concernant le fond des griefs relatifs à la situation difficile des personnes déplacées, la Commission a estimé, eu égard aux conclusions de ses rapports de 1976 et de 1983 et à ses constats en l’espèce (paragraphes 30-33 ci-dessus), que ces personnes continuaient sans exception d’être empêchées de rentrer chez elles dans le nord de Chypre ou même de s’y rendre en visite. Indépendamment des motifs de sûreté publique, prévus au paragraphe 2 de l’article 8, qu’avançait le gouvernement défendeur, la Commission a estimé que les faits révélaient une violation continue de l’article 8 à cet égard. Quant au point de vue du gouvernement défendeur selon lequel la demande des Chypriotes grecs déplacés de regagner leur domicile dans le Nord devait être traitée dans le cadre général des pourparlers intercommunautaires, la Commission était d’avis que ces négociations, qui étaient encore très loin d’avoir produit quelque résultat concret que ce soit sur cette question précise, ne sauraient être invoquées pour justifier le maintien permanent de mesures contraires à la Convention.
170.  Etant donné sa conclusion relative à l’article 8 ainsi que celles qui se rapportent au grief que le gouvernement requérant tire de l’article 1 du Protocole n° 1 (paragraphe 183 ci-dessous), la Commission a estimé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner les autres allégations de ce gouvernement concernant les modifications apportées à l’environnement démographique et culturel dans lequel se trouvaient les domiciles des personnes déplacées.
171.  La Cour note que, devant la Commission, le gouvernement défendeur n’a pas contesté l’affirmation du gouvernement requérant selon laquelle il était impossible aux Chypriotes grecs déplacés de rentrer chez eux dans le Nord. Il soutenait que cette situation demeurerait inchangée tant qu’une solution politique globale n’aurait pas été trouvée à la question chypriote. Dans ces conditions, la Cour estime, à l’instar de la Commission, qu’il n’y a pas à se demander si les personnes lésées auraient dû se prévaloir des recours internes offerts par la « RTCN ».
172.  La Cour observe que la politique officielle des autorités de la « RTCN » consistant à dénier aux personnes déplacées le droit de regagner leur domicile est renforcée par les restrictions très sévères appliquées par ces mêmes autorités aux visites dans le Nord des Chypriotes grecs vivant dans le Sud. En conséquence, non seulement les personnes déplacées ne peuvent s’adresser aux autorités pour occuper de nouveau des maisons qu’elles ont abandonnées, mais elles sont en outre physiquement empêchées de s’y rendre en visite.
173.  La Cour relève de plus que la situation dénoncée par le gouvernement requérant perdure depuis les événements survenus dans le nord de Chypre en 1974. Il semblerait qu’elle n’ait jamais été traduite en « lois », mais qu’elle relève d’une politique venant en application d’un arrangement bizonal prétendument destiné à réduire les risques de conflit que pourrait provoquer la cohabitation des communautés chypriote grecque et chypriote turque dans le Nord. Cet arrangement bizonal continue d’être débattu dans le cadre des pourparlers intercommunautaires qui se tiennent sous les auspices du Secrétaire général des Nations unies (paragraphe 16 ci-dessus).
174.  La Cour formule à ce sujet les observations suivantes : premièrement, le déni total du droit des personnes déplacées au respect de leur domicile n’est pas prévu par la loi au sens de l’article 8 § 2 de la Convention (paragraphe 173 ci-dessus) ; deuxièmement, les pourparlers intercommunautaires ne sauraient être invoqués pour légitimer une violation de la Convention ; troisièmement, la violation en cause fait l’objet d’une politique qui perdure depuis 1974, et doit donc être qualifiée de continue.
175.  Eu égard à ces considérations, la Cour conclut à la violation continue de l’article 8 de la Convention en raison du refus d’autoriser les Chypriotes grecs déplacés à regagner leur domicile dans le nord de Chypre.
176.  Quant à l’allégation supplémentaire du gouvernement requérant concernant les modifications de l’environnement démographique et culturel du domicile des personnes déplacées, la Cour considère à l’instar de la Commission qu’il n’y a pas lieu d’examiner ce grief, étant donné qu’elle vient de conclure à la violation continue de l’article 8 de la Convention.
177.  En outre, la Cour juge approprié d’étudier les arguments du gouvernement requérant au sujet de la séparation des familles (paragraphe 166 ci-dessus) avec les allégations de celui-ci portant sur les conditions de vie des Chypriotes grecs du Karpas.
2.  Article 1 du Protocole n° 1
178.  Le gouvernement requérant affirme que le refus continu de l’Etat défendeur d’autoriser le retour des personnes déplacées dans le nord de Chypre empêche celles-ci non seulement d’avoir accès à leurs biens situés dans cette région mais aussi d’en user, de les vendre, léguer, hypothéquer, développer et d’en jouir. Selon lui, il y a eu violation continue de tous les aspects du droit au respect des biens garanti par l’article 1 du Protocole n° 1, qui dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
179.  Le gouvernement requérant soutient que l’Etat défendeur a adopté une politique systématique et continue d’atteintes aux biens immeubles des personnes déplacées. Il déclare notamment que la possession des biens en cause, dont les personnes déplacées ont été illégalement expropriées du fait qu’elles ont été chassées du Nord, a été transférée à des Turcs. Des mesures ont été prises pour « légaliser » cette appropriation illégale des biens et leur attribution à des organismes « d’Etat », Chypriotes turcs et colons venus de Turquie, par exemple par l’octroi de « titres de propriété » aux nouveaux possesseurs. Les victimes de ces atteintes n’ont jamais été indemnisées. De plus, des mesures spécifiques ont été prises pour mettre en valeur et exploiter commercialement les terres des personnes déplacées, des terres appartenant à l’Eglise ont été cédées au fonds religieux musulman et la production agricole des terres chypriotes grecques est actuellement exportée avec des certificats d’origine turque.
180.  Pour le gouvernement requérant, la violation continue des droits de propriété engage indubitablement la responsabilité de l’Etat défendeur au titre de la Convention, étant donné les conclusions énoncées par la Cour dans l’arrêt Loizidou (fond). Cette considération mise à part, il fait observer que, pour autant que l’Etat défendeur cherche à justifier les atteintes aux droits de propriété des personnes déplacées en se fondant sur la dérogation énoncée à l’article 1 du Protocole n° 1, les mesures « légales » invoquées doivent nécessairement être considérées comme nulles car elles émanent d’une entité sécessionniste illégale et ne peuvent de ce fait passer pour respecter les exigences qualitatives inhérentes à la notion de « prévisibilité par la loi ».
181.  La Commission a relevé que les griefs du gouvernement requérant se rapportaient essentiellement à la « législation » et à la pratique administrative avérée des autorités de la « RTCN ». De ce fait, les personnes lésées n’étaient pas tenues d’user des recours internes, la Commission notant qu’en tout état de cause il semblait que les Chypriotes grecs privés de leurs biens dans le nord de Chypre n’en aient pas eu à leur disposition.
182.  Quant au fond, la Commission a estimé que les atteintes alléguées aux droits de propriété des Chypriotes grecs déplacés étaient en substance de même nature que celle dont Mme Loizidou se plaignait dans sa requête. Même si celle-ci portait sur un cas particulier de la pratique administrative générale incriminée en l’espèce, il y avait lieu de considérer que le raisonnement suivi par la Cour aux paragraphes 63 et 64 de son arrêt Loizidou (fond) (pp. 2237-2238) valait également pour la pratique administrative en tant que telle.
183.  La Commission a conclu, principalement pour les motifs exposés par la Cour dans son arrêt précité, qu’il y avait eu violation continue de l’article 1 du Protocole n° 1 pendant la période considérée du fait que les Chypriotes grecs possédant des biens dans le nord de Chypre avaient été privés de l’accès, de la maîtrise, de l’usage et de la jouissance de leurs biens ainsi que de toute réparation pour l’atteinte à leurs droits de propriété.
184.  La Cour souscrit à l’analyse de la Commission. Elle note que, pour cette dernière, les preuves établissent que depuis juin 1989 au moins, les autorités de la « RTCN » ne reconnaissent plus les droits de propriété des Chypriotes grecs sur leurs biens sis dans le nord de Chypre (paragraphe 32 ci-dessus). Cette prétendue privation de propriété est inscrite dans une disposition constitutionnelle, « l’article 159 de la Constitution de la RTCN », à laquelle la « loi n° 52/1995 » donne effet. Il semblerait que la légalité des atteintes aux biens des personnes déplacées ne puisse pas être contestée devant les tribunaux de la « RTCN ». Dès lors, les personnes concernées ne sont pas tenues de se prévaloir des recours internes pour faire redresser leurs griefs.
185.  La Cour observe de plus qu’en substance le gouvernement requérant ne se plaint pas d’une expropriation formelle et illégale des personnes déplacées, mais du fait que ces personnes, en raison d’un déni continu de l’accès à leurs biens, ont perdu toute maîtrise sur leurs terres ainsi que la possibilité d’en jouir. Comme elle l’a relevé précédemment (paragraphes 172-173 ci-dessus), l’exclusion physique des Chypriotes grecs du territoire de Chypre du Nord est mise en œuvre par la « RTCN » au titre d’une politique ou d’une pratique. Dans ces conditions, l’exigence d’épuisement ne s’applique pas.
186.  La Cour rappelle avoir conclu dans l’arrêt Loizidou (fond) qu’en cette affaire la requérante ne pouvait passer pour avoir perdu son droit sur ses biens par le jeu de « l’article 159 de la Constitution de la RTCN », disposition qu’elle a considérée comme dépourvue de validité juridique aux fins de la Convention (p. 2231, § 44). L’adoption de la « loi n° 52/1995 » ne modifie en rien cette conclusion. La Cour ajoute que, bien que cette dernière loi n’ait pas été invoquée devant elle dans l’affaire Loizidou, il n’y a aucune raison de lui reconnaître plus de validité juridique qu’à « l’article 159 », auquel elle tend à donner effet.
187.  La Cour est convaincue que le raisonnement comme la conclusion qu’elle a formulés dans l’arrêt Loizidou (fond) s’appliquent avec la même force aux Chypriotes grecs déplacés qui, telle Mme Loizidou, ne peuvent avoir accès à leurs biens se trouvant dans le nord de Chypre en raison des restrictions adoptées par les autorités de la « RTCN » pour les empêcher d’accéder physiquement à ces biens. Le déni continu et total de l’accès à leurs biens constitue à l’évidence une ingérence dans le droit des Chypriotes grecs déplacés au respect de leurs biens au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole n° 1. La Cour note en outre qu’en ce qui concerne la prétendue expropriation les personnes déplacées n’ont aucunement été dédommagées pour les atteintes à leurs droits de propriété qu’elles ont subies et continuent de subir.
188.  La Cour relève que, lors de la procédure devant la Commission, le gouvernement défendeur s’est efforcé de justifier l’ingérence en invoquant les pourparlers intercommunautaires et la nécessité de reloger les réfugiés chypriotes turcs déplacés. Or dans l’affaire Loizidou il avait déjà avancé de tels arguments, que la Cour a rejetés dans son arrêt au fond (pp. 2237-2238, § 64). La Cour ne voit en l’espèce aucune raison de revenir sur ces justifications.
189.  Pour ces raisons, la Cour conclut qu’il y a eu violation continue de l’article 1 du Protocole n° 1 en ce que les Chypriotes grecs possédant des biens dans le nord de Chypre se sont vu refuser l’accès à leurs biens, la maîtrise, l’usage et la jouissance de ceux-ci ainsi que toute réparation de l’ingérence dans leur droit de propriété.
3.  Article 13 de la Convention
190.  Le gouvernement requérant affirme que le fait que l’Etat défendeur ne fournisse manifestement aucun recours effectif ni même un quelconque recours aux personnes déplacées pour redresser les violations de l’article 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1 entraîne à l’évidence une violation de l’article 13 de la Convention, qui dispose :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
191.  Il approuve dans ses grandes lignes le raisonnement qui a conduit la Commission à conclure à la violation de l’article 13.
192.  La Commission s’est appuyée sur sa conclusion selon laquelle les droits des personnes déplacées garantis par les articles 8 de la Convention et 1 du Protocole n° 1 avaient été violés, et ce au titre d’une pratique administrative. Pour autant que ces pratiques étaient inscrites dans la « législation » de la « RTCN », la Commission a noté qu’aucune disposition ne permettait aux Chypriotes grecs de contester leur exclusion physique du territoire du nord de Chypre. C’est pourquoi elle a conclu que les personnes déplacées ne disposaient d’aucun recours pour contester les ingérences dans les droits garantis par ces articles et qu’il y avait donc eu violation de l’article 13.
193.  La Cour note que le gouvernement défendeur a fait valoir devant la Commission que, tant qu’une solution politique globale au problème chypriote acceptable par tous n’aurait pas été élaborée, il ne saurait être question d’un droit pour les personnes déplacées de retourner dans le nord de Chypre pour y retrouver leurs domiciles et leurs biens, ou de réclamer leurs biens immobiliers transférés aux autorités de la « RTCN » en vertu de « l’article 159 de la Constitution de la RTCN » et attribués à des Chypriotes turcs avec des titres de propriété conformément à la « loi n° 52/1995 ». Le gouvernement défendeur n’a pas affirmé devant la Commission que les personnes déplacées pouvaient se prévaloir des recours locaux pour contester cette politique d’ingérence dans leurs droits. De fait, la Cour estime qu’il serait contradictoire avec la politique déclarée d’offrir des recours pour contester son application. A cet égard, elle rappelle en outre avoir conclu, s’agissant des violations alléguées au titre des articles 8 de la Convention et 1 du Protocole n° 1, qu’aucune question ne se pose sous l’angle de l’épuisement des recours internes, et renvoie aux motifs étayant cette conclusion (paragraphes 171-175 et 184-189 ci-dessus).
194.  Dès lors, la Cour, à l’instar de la Commission, conclut qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention du fait que l’Etat défendeur n’a fourni aux Chypriotes grecs ne résidant pas dans le nord de Chypre aucun recours pour contester les atteintes à leurs droits garantis par les articles 8 de la Convention et 1 du Protocole n° 1.
4.  Article 14 de la Convention combiné avec les articles 8 et 13 et l’article 1 du Protocole n° 1
195.  Le gouvernement requérant déclare que les pratiques administratives, la « législation » et les « dispositions constitutionnelles » en cause violent non seulement les droits garantis par les articles 8 de la Convention et 1 du Protocole n° 1 mais également l’article 14 de la Convention puisqu’elles visent exclusivement les Chypriotes grecs qui ne vivent pas dans le nord de Chypre. Cette dernière disposition est ainsi libellée :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
196.  Pour préciser son allégation, le gouvernement requérant affirme que l’Etat défendeur entend mettre les Grecs et Chypriotes grecs à l’index car seules ces catégories de personnes ne sont pas autorisées à acquérir des biens immeubles en « RTCN ». D’autres « étrangers » comme les retraités britanniques peuvent faire l’acquisition de biens immeubles en « RTCN », y compris des biens « abandonnés » par les Chypriotes grecs déplacés. De plus, les Turcs de Turquie ne résidant pas en « RTCN » ne sont pas considérés comme ayant abandonné leurs biens et sont autorisés à acheter de nouvelles exploitations ou maisons.
197.  Le gouvernement requérant fait en outre valoir qu’il y a de la part de l’Etat défendeur une pratique discriminatoire consistant à ne pas fournir de recours aux Chypriotes grecs et Grecs en matière de droit de propriété. Selon lui, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 13.
198.  La Commission a conclu que les ingérences dans les droits garantis par les articles 8 de la Convention et 1 du Protocole n° 1 touchaient exclusivement les Chypriotes grecs ne résidant pas dans le nord de Chypre, et ce précisément au motif qu’ils appartenaient à cette catégorie de personnes. Il y a donc eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 8 et 1 du Protocole n° 1. La Commission ne s’est pas prononcée sur le grief tiré de l’article 13 combiné avec l’article 14.
199.  La Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, les griefs exposés par le gouvernement requérant au titre de ces articles sont les mêmes, quoique considérés sous un autre angle, que ceux qu’elle a déjà examinés sur le terrain des articles 8 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1, et au sujet desquels elle a conclu à la violation. Elle estime qu’il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a eu en l’occurrence violation de l’article 14 combiné avec ces dispositions du fait d’un traitement discriminatoire à l’encontre des Chypriotes grecs ne résidant pas dans le nord de Chypre en ce qui concerne leurs droits au respect de leur domicile, au respect de leurs biens et à un recours effectif.
5.  Article 3 de la Convention
200.  Le gouvernement requérant affirme que le traitement auquel sont soumises les personnes déplacées s’analyse en une atteinte à l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
201.  Il plaide que la Cour doit conclure à la violation de l’article 3 car, selon lui, infliger de dures épreuves à des catégories particulières de personnes en fonction de critères raciaux et ethniques et leur dénier les droits garantis par la Convention ou porter atteinte à ceux-ci, et ce de manière ciblée et publique, constitue une atteinte à la dignité humaine d’une gravité telle qu’elle représente un traitement inhumain.
202.  La Commission a considéré qu’il n’y avait pas lieu de rechercher si la discrimination en cause était également constitutive d’un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 vu sa conclusion sur le terrain de l’article 14.
203.  Eu égard à sa propre conclusion relative aux griefs que le gouvernement requérant tire de l’article 14 de la Convention (paragraphes 195 et 199 ci-dessus) ainsi qu’à ses constats de violation des articles 8 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1, la Cour quant à elle ne juge pas nécessaire de rechercher si les faits allégués emportent également violation de l’article 3 de la Convention.
6.  Articles 17 et 18 de la Convention
204.  Le gouvernement requérant soutient que les faits de la cause révèlent une violation des articles 17 et 18 de la Convention, ainsi libellés :
Article 17
« Aucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention. »
Article 18
« Les restrictions qui, aux termes de la (…) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »
205.  Il affirme qu’il y a eu violation de l’article 17 car l’Etat défendeur a apporté aux droits et libertés de certaines personnes, principalement des Chypriotes grecs, des limitations plus amples que celles prévues dans la Convention. Selon lui, l’Etat défendeur a appliqué des restrictions aux droits dans un but autre que celui prévu, au mépris de l’article 18 de la Convention.
206.  De l’avis de la Cour, il n’y a pas lieu d’examiner séparément ces griefs, eu égard aux conclusions qu’elle a énoncées quant aux griefs du gouvernement requérant sur le terrain des articles 8 et 13 de la Convention et 1 du Protocole n° 1.
V.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DÉCOULANT DES CONDITIONS DE VIE DES CHYPRIOTES GRECS DANS LE NORD DE CHYPRE
207.  Le gouvernement requérant affirme que les conditions de vie faites aux Chypriotes grecs restés dans le Nord donnent lieu à d’importantes violations de la Convention. Il souligne que ces violations résultent d’une pratique et visent une population très réduite et désormais essentiellement âgée vivant dans la région du Karpas, dans le nord de Chypre, en application d’une politique de nettoyage ethnique. On peut d’après lui mesurer le succès de celle-ci au fait que, sur les quelque 20 000 Chypriotes grecs qui vivaient dans le Karpas en 1974, il n’en reste actuellement plus que 429. Les maronites, dont 177 résident encore dans le nord de Chypre, souffrent de restrictions similaires mais moins dures.
208.  Le gouvernement requérant invoque les articles 2, 3, 5, 6, 8, 9, 10, 11, 13 et 14 de la Convention et les articles 1 et 2 du Protocole n° 1.
A.  Quant aux faits établis par la Commission
209.  D’une manière générale, le gouvernement requérant soutient que c’est à tort et en allant contre les preuves que la Commission a conclu pour certains de ses griefs à la non-violation de la Convention. D’après lui, les constats de la Commission sur des questions comme les restrictions à l’importation de livres autres que les manuels scolaires, les ingérences dans la correspondance et le déni d’accès aux soins médicaux ne sont pas seulement contraires aux dépositions écrites et orales des témoins, mais aussi aux conclusions très claires du « rapport Karpas » (paragraphe 36 ci-dessus) et aux études sur les actions menées par les autorités de la « RTCN » pour mettre en œuvre les mesures proposées en vue d’apaiser les souffrances que causent aux populations chypriote grecque et maronite les pratiques administratives de violation de leurs droits garantis par la Convention. Le gouvernement requérant affirme en outre que les témoins, dont le nombre a malheureusement été limité, n’ont eu qu’un court temps de parole pour relater leurs expériences devant les délégués de la Commission. De plus, les avocats du gouvernement requérant n’ont disposé que d’un infime délai après les auditions pour extraire les faits pertinents.
210.  Le gouvernement requérant insiste pour que la Cour tienne compte de ces défauts, et d’autres, de la procédure d’audition des témoins lorsqu’elle se penchera sur les constats de la Commission. Selon lui, la Cour devrait se procurer l’étude humanitaire établie sur les maronites vivant dans le nord de Chypre, afin de juger des difficultés de leur situation. Il observe à cet égard que le Secrétaire général des Nations unies a proposé de communiquer cette étude au cours de la procédure devant la Commission mais que, le gouvernement défendeur s’y étant opposé, elle n’a pu être versée au dossier.
211.  La Cour précise que la Commission a établi les faits en s’appuyant notamment sur les dépositions de témoins cités par les deux parties. Elle rappelle de surcroît avoir rejeté les critiques formulées par le gouvernement requérant quant à la manière dont les délégués ont conduit les auditions de témoins et réaffirme que celles-ci ont été organisées de sorte à respecter le principe de l’égalité des armes entre les deux parties (paragraphes 110-111 ci-dessus). Il faut noter en outre que, pour établir les faits, la Commission a largement puisé dans des documents tels que le « rapport Karpas » relatif aux conditions de vie de la population chypriote grecque enclavée dans le nord de Chypre et les rapports d’activité du Secrétaire général des Nations unies sur les mesures correctives exposées dans ledit rapport.
212.  La Cour observe que le gouvernement requérant, s’il admet dans l’ensemble les faits établis par la Commission, critique certaines des conclusions qu’elle en a tirées. De son côté, et compte tenu de l’analyse large et approfondie des preuves à laquelle la Commission a procédé, la Cour n’aperçoit pas de circonstances exceptionnelles devant la conduire à s’écarter des faits établis par celle-ci. En revanche, elle recherchera avec soin si les faits corroborent tous les griefs du gouvernement requérant. Elle rappelle qu’elle se livrera à cet exercice en utilisant le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », même pour ce qui est de l’allégation ayant trait à l’existence d’une pratique administrative de violation des droits garantis par la Convention qu’invoque le gouvernement requérant (paragraphes 114-115 ci-dessus).
213.  Quant à la demande du gouvernement requérant tendant à ce qu’elle se procure l’étude humanitaire relative aux conditions de vie de la communauté maronite dans le nord de Chypre, la Cour relève que le gouvernement défendeur n’a pas fait savoir qu’il ne s’opposait plus à la communication de ce document. Quoi qu’il en soit, elle observe que des aspects majeurs de l’étude ont été rendus publics et versés au dossier.
214.  La Cour note qu’en examinant le bien-fondé des griefs du gouvernement requérant, la Commission a procédé à une évaluation d’ensemble des conditions de vie des Chypriotes grecs résidant dans le nord de Chypre sous l’angle des articles 3, 8 et 14 de la Convention. Parallèlement, elle a étudié le bien-fondé des griefs relatifs aux conditions de vie sur le terrain de chacun des articles pertinents (articles 2, 5, 6, 9, 10 et 11 de la Convention et articles 1 et 2 du Protocole n° 1), tout en traitant dans le cadre de son examen global les griefs spécifiques que le gouvernement requérant tire de l’article 8 au sujet des ingérences dans le droit des Chypriotes grecs du Karpas au respect de leur vie privée et familiale, de leur domicile et de leur correspondance. Etant donné que les arguments du gouvernement requérant sur ces derniers aspects de l’article 8 sont étroitement liés à ses observations générales relatives à la violation de cette disposition, la Cour estime qu’il convient de les aborder lorsqu’elle étudiera les conditions de vie des Chypriotes grecs du Karpas sous l’angle de l’article 8.
215.  La Cour suivra donc la même démarche que la Commission.
B.  Sur le bien-fondé des griefs du gouvernement requérant
1.  Article 2 de la Convention
216.  Le gouvernement requérant affirme que les restrictions qui frappent les Chypriotes grecs et maronites enclavés ayant besoin d’un traitement médical et le fait de ne pas leur fournir ou de ne pas les autoriser à bénéficier de soins adéquats emportent violation de l’article 2 de la Convention.
217.  Pour lui, il faut considérer que l’Etat défendeur se livre à une pratique administrative consistant à ne pas protéger le droit à la vie de ces communautés, puisqu’il n’existe pas dans le nord de Chypre de services d’urgence et spécialisés ni de soins pour les personnes âgées. A l’appui de sa thèse, il indique que les Chypriotes grecs âgés sont obligés de se rendre dans le Sud pour obtenir les soins et l’attention nécessaires.
218.  La Commission a conclu qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 2 du fait que les Chypriotes grecs et maronites vivant dans le nord de Chypre s’étaient vu dénier l’accès aux soins. Elle a considéré que, même s’il avait pu y avoir des carences dans certains cas, ces populations avaient en général accès aux soins médicaux, y compris les hôpitaux dans le Sud. Elle n’a donc pas estimé nécessaire de rechercher si les recours internes éventuellement disponibles en « RTCN » avaient été épuisés en vue de redresser ce grief.
219.  La Cour observe qu’une question peut se poser sous l’angle de l’article 2 de la Convention lorsqu’il est prouvé que les autorités d’un Etat contractant ont mis la vie d’une personne en danger en lui refusant les soins médicaux qu’elles se sont engagées à fournir à l’ensemble de la population. A cet égard, elle note que l’article 2 § 1 de la Convention astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (arrêt L.C.B. c. Royaume-Uni du 9 juin 1998, Recueil 1998-III, p. 1403, § 36). Or elle relève que la Commission n’a pas été en mesure d’établir, à partir des faits, que les autorités de la « RTCN » empêchaient délibérément la population concernée de bénéficier de soins médicaux ou avaient adopté une pratique consistant à retarder le traitement des demandes de patients souhaitant se faire soigner dans le Sud. Elle constate que, pendant la période considérée, les populations concernées se sont effectivement heurtées à des difficultés pour consulter un médecin par suite des restrictions que les autorités de la « RTCN » leur imposaient en matière de liberté de circulation et que, dans certains cas, il y a bien eu des retards. Toutefois, il n’a pas été établi que la vie de malades ait été mise en danger du fait de retards dans des cas particuliers. Il faut aussi noter que ni la population chypriote grecque ni la population maronite n’ont été empêchées de bénéficier des services médicaux existant dans le Nord, y compris les hôpitaux. Le gouvernement requérant critique la qualité des soins offerts dans le Nord. Cependant, la Cour ne juge pas nécessaire de rechercher en l’espèce dans quelle mesure l’article 2 de la Convention impose à un Etat contractant l’obligation d’offrir un certain niveau de soins médicaux.
220.  La Cour observe en outre que les difficultés que connaissent les communautés chypriote grecque et maronite dans le domaine de la santé découlent essentiellement des restrictions apportées à leur liberté de circulation, lesquelles résultent d’une pratique administrative qui ne peut être attaquée devant les tribunaux de la « RTCN » (paragraphe 41 ci-dessus). C’est pourquoi la Cour considère qu’il ne s’impose pas d’examiner la question de l’épuisement des recours internes.
221.  La Cour conclut que n’est établie aucune violation de l’article 2 de la Convention à raison d’une pratique alléguée consistant à refuser aux Chypriotes grecs et maronites vivant dans le nord de Chypre l’accès aux soins médicaux.
222.  Elle reviendra sur le grief du gouvernement requérant relatif à l’entrave alléguée à l’accès aux soins médicaux lorsqu’elle étudiera globalement la question du respect de l’article 8 de la Convention (paragraphes 281 et suivants ci-dessous).
2.  Article 5 de la Convention
223.  Invoquant l’article 5 de la Convention, le gouvernement requérant affirme que les preuves établissent manifestement que le droit des Chypriotes grecs enclavés à la sûreté a fait l’objet d’une pratique de violation. Le passage pertinent de l’article 5 est ainsi rédigé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. (…) »
224.  Selon lui, la Commission a eu tort de conclure que ce grief n’était pas corroboré par les preuves. Il soutient que les dépositions écrites et orales des témoins montrent clairement la vulnérabilité et les craintes de la population enclavée ainsi que l’impunité dont bénéficient les auteurs d’infractions contre les personnes et les biens. Sur ce dernier point, le gouvernement requérant observe que la police n’a pris aucune mesure alors qu’elle était saisie de plaintes ; or si les agresseurs et suspects ne sont pas identifiés, toute action civile est impossible même s’il existe des recours. Il souligne qu’il faut tenir compte de l’âge avancé des victimes de ces actes criminels ainsi que de la crainte de représailles éprouvée par certains des témoins qui ont été entendus par les délégués de la Commission.
225.  La Commission a relevé qu’aucun Chypriote grec enclavé n’avait réellement été détenu pendant la période à l’étude. Elle n’a pas non plus considéré comme établies les allégations de menaces pour la sûreté. Dans ces conditions, la question de l’épuisement des recours internes ne se posait pas. Elle a conclu à la non-violation de l’article 5.
226.  La Cour constate que le gouvernement requérant n’affirme pas que l’un quelconque des Chypriotes grecs enclavés a réellement été détenu pendant la période en question. Le grief qu’il exprime est lié à la vulnérabilité de cette population âgée et décroissante face à la menace d’agressions et d’actes criminels, et à son sentiment d’insécurité en général. Toutefois, la Cour estime que ces questions sortent du champ d’application de l’article 5 de la Convention et qu’il convient plutôt d’en traiter lorsqu’elle procédera à l’examen d’ensemble des conditions de vie des Chypriotes grecs du Karpas sous l’angle des exigences de l’article 8 (paragraphes 281 et suivants ci-dessous).
227.  C’est pourquoi la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 de la Convention.
3.  Article 6 de la Convention
228.  Le gouvernement requérant, rappelant ses précédents arguments concernant les recours internes soulevés dans le cadre des questions préliminaires (paragraphes 83-85 ci-dessus), affirme que les Chypriotes grecs du nord de Chypre sont privés du droit d’obtenir qu’un tribunal indépendant et impartial établi par la loi statue sur leurs droits et obligations de caractère civil. Il prie la Cour de conclure à la violation de l’article 6 de la Convention, qui dispose en ses passages pertinents :
« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
229.  Il critique le fait que la Commission n’ait pas pris en compte l’illégalité intrinsèque du régime dans le cadre duquel fonctionnent les tribunaux de la « RTCN ». Il fait valoir à ce propos que l’on ne saurait affirmer que ces tribunaux sont « établis par la loi » au sens de l’article 6 tel qu’interprété dans la jurisprudence de la Cour. Il déplore que la Commission ait commis l’erreur de considérer que les tribunaux de la « RTCN » avaient une base légale suffisante au sein du « système constitutionnel et juridique de la RTCN ». De plus, la Commission a négligé des éléments probants appuyant son point de vue selon lequel la population chypriote grecque enclavée n’avait aucune confiance en l’indépendance et l’impartialité du système judiciaire, et les décisions rendues en faveur des justiciables restaient lettre morte en raison de l’intimidation pratiquée par les colons turcs. Plusieurs faits s’ajoutent à cela : premièrement, l’absence d’aide judiciaire susceptible de faciliter l’ouverture d’actions et, deuxièmement, l’absence de mesures de la part des autorités pour empêcher les colons de se livrer à des actes d’intimidation ; en conséquence, les décisions de justice demeurent inexécutables. De surcroît, il ne faut pas oublier que la possibilité d’ester en justice est gênée de par les restrictions touchant la liberté de circulation des Chypriotes grecs enclavés et donc leur accès aux tribunaux. Selon le gouvernement requérant, le « rapport Karpas » confirme l’existence de pareilles entraves sérieuses à la justice.
230.  La Commission a conclu à partir des faits que les Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre n’étaient pas empêchés d’intenter des actions civiles devant les juridictions de la « RTCN ». Selon elle, le gouvernement requérant n’a pas prouvé son allégation selon laquelle il existait en « RTCN » une pratique consistant à dénier l’accès à la justice.
231.  Pour autant que le gouvernement requérant a soutenu que les tribunaux de la « RTCN » ne satisfaisaient pas aux critères énoncés à l’article 6, la Commission a noté, premièrement, que rien, dans le cadre institutionnel du système judiciaire de la « RTCN », ne permettait de jeter le doute sur l’indépendance et l’impartialité des tribunaux civils ou l’impartialité subjective et objective des juges et, deuxièmement, que ces tribunaux fonctionnaient sur la base de la législation interne de la « RTCN », indépendamment du fait que la « RTCN » n’était pas un Etat légitime au regard du droit international. La Commission a considéré que l’avis consultatif émis par la Cour internationale de justice dans l’affaire de la Namibie (paragraphe 86 ci-dessus) appuyait ce point de vue. De plus, il fallait selon elle tenir dûment compte de ce que les juridictions civiles de la « RTCN » s’inspiraient en substance de la tradition anglo-saxonne et ne se distinguaient pas fondamentalement de celles qui étaient en place avant les événements de 1974 ni de celles établies dans la partie sud de Chypre.
232.  Dès lors, la Commission a conclu que, pendant la période considérée, il n’y avait pas eu violation de l’article 6 de la Convention dans le chef des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre.
233.  La Cour constate que le gouvernement requérant s’est borné à présenter des arguments quant à la branche civile de l’article 6 de la Convention. Elle rappelle à cet égard que le premier paragraphe de cet article énonce le droit d’accès à un tribunal afin d’obtenir qu’il tranche les contestations sur des droits ou obligations de caractère civil que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne ; il n’assure par lui-même aux droits et obligations aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des Etats contractants (voir, entre autres, l’arrêt Lithgow et autres c. Royaume-Uni du 8 juillet 1986, série A n° 102, p. 70, § 192). De plus, un tribunal se caractérise au sens matériel par son rôle juridictionnel : trancher, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence. Il doit aussi remplir une série d’autres conditions – indépendance, notamment à l’égard de l’exécutif, impartialité, durée du mandat des membres, garanties offertes par la procédure – dont plusieurs figurent dans le texte même de l’article 6 § 1 (voir, entre autres, l’arrêt Belilos c. Suisse du 29 avril 1988, série A n° 132, p. 29, § 64).
234.  La Cour note que, selon le gouvernement requérant, la population chypriote grecque enclavée est empêchée d’intenter des actions civiles devant les tribunaux de la « RTCN », et ce au titre d’une pratique administrative. Or cette affirmation est en contradiction avec les déclarations des témoins entendus par les délégués, y compris ceux cités par le gouvernement requérant. Elle va également à l’encontre des preuves écrites soumises à la Commission. Il est manifeste que des Chypriotes grecs vivant dans le Nord ont parfois obtenu gain de cause dans des actions en défense de leur droit de propriété (paragraphe 39 ci-dessus) et que l’accès aux tribunaux locaux ne leur est pas interdit pour des raisons de race, de langue ou d’origine ethnique. Telle est la conclusion que la Commission a tirée des faits ; la Cour ne la conteste pas. Pour elle, le gouvernement requérant doit montrer que les tribunaux ont été saisis mais n’ont pas rempli leur rôle. Faute de cela, elle ne peut que spéculer sur le bien-fondé du grief. Certes, la population enclavée n’a engagé qu’un nombre limité d’actions. Toutefois, ce fait en lui-même ne suffit pas à corroborer le grief du gouvernement requérant, notamment si l’on pense que cette population est âgée et peu nombreuse et que, pour des raisons d’allégeance, elle est peut-être psychologiquement mal disposée envers les juridictions instaurées par la « RTCN » et peu encline à les saisir.
235.  La Cour estime aussi que cette conclusion ne se trouve en rien modifiée par le fait que certaines questions susceptibles de peser d’un grand poids dans la vie quotidienne des Chypriotes grecs enclavés ne peuvent être portées devant les tribunaux de la « RTCN », comme les restrictions à leur liberté de circulation ou leur droit de transmettre leurs biens à des membres de leur famille vivant dans le Sud (paragraphes 40-41 ci-dessus). La Cour considère toutefois que les mesures en cause, qu’elles relèvent d’une politique ou de la « législation », doivent être considérées sous l’angle de l’effectivité des recours au sens de l’article 13 de la Convention et de leur compatibilité avec les autres dispositions matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Leur existence ne renforce pas la thèse du gouvernement requérant concernant la pratique administrative alléguée de violation de l’article 6. Elle rappelle à cet égard que l’application de cet article présuppose un grief défendable en droit interne (arrêts Lithgow et autres précité, p. 70, § 192, et Powell et Rayner c. Royaume-Uni du 21 février 1990, série A n° 172, pp. 16-17, § 36).
236.  Quant à la mise en cause par le gouvernement requérant de la légalité même du système judiciaire de la « RTCN », la Cour observe que celui-ci a avancé des arguments similaires sur la question préliminaire de l’épuisement des voies de recours internes en ce qui concerne les griefs faisant l’objet de la présente requête (paragraphes 83-85 ci-dessus). La Cour a conclu que, indépendamment de l’illégalité de la « RTCN » au regard du droit international, on ne saurait exclure que des requérants soient tenus de porter leurs griefs entre autres devant les tribunaux locaux en vue d’un redressement. Elle a également indiqué à ce propos que sa principale préoccupation en la matière était d’assurer, du point de vue du système de la Convention, que soient utilisés des mécanismes de résolution des différends qui permettent de saisir la justice pour redresser des préjudices ou demander réparation.
237.  La Cour constate, à partir des preuves soumises à la Commission (paragraphe 39 ci-dessus), que la « RTCN » est dotée d’un système judiciaire opérationnel pour le règlement des litiges portant sur des droits et obligations de caractère civil définis en « droit interne » et dont la population chypriote grecque peut faire usage. Ainsi que la Commission l’a constaté, le fonctionnement et les procédures de ce système judiciaire reflètent la tradition judiciaire chypriote, qui est celle de la common law (paragraphe 231 ci-dessus). A son avis, sachant que le « droit interne de la RTCN » définit le contenu matériel de ces droits et obligations à l’intention de la population dans son ensemble, il s’ensuit nécessairement que les tribunaux internes établis par la « loi » de la « RTCN » sont le lieu qui convient pour en obtenir l’exécution. Selon la Cour, les tribunaux locaux peuvent passer pour « établis par la loi », ce qui renvoie à la « base constitutionnelle et juridique » sur laquelle ils fonctionnent, aux fins de statuer sur des « droits et obligations de caractère civil ».
Pour la Cour, toute autre conclusion serait contraire aux intérêts de la communauté chypriote grecque et conduirait à fermer aux membres de cette communauté la possibilité d’obtenir une décision de justice sur un grief dirigé contre un particulier ou un organisme public (paragraphe 96 ci-dessus). Il faut noter à cet égard que les éléments de preuve confirment que des Chypriotes grecs qui ont saisi la justice pour faire valoir leurs droits de caractère civil ont obtenu gain de cause.
238.  La Cour ajoute que sa conclusion sur ce point ne vaut nullement reconnaissance, implicite ou autre, de ce que la « RTCN » constitue un Etat (paragraphes 61, 90 et 92 ci-dessus).
239.  La Cour relève que le gouvernement requérant conteste l’indépendance et l’impartialité du système judiciaire de la « RTCN » en se plaçant du point de vue de la population chypriote grecque locale. Or la Commission a rejeté ce grief au vu des faits (paragraphe 231 ci-dessus). Eu égard à sa propre appréciation des preuves, la Cour souscrit à cette conclusion.
240.  Pour ces raisons, la Cour conclut que n’est établie aucune violation de l’article 6 de la Convention dans le chef des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre à raison d’une pratique alléguée de déni de leur droit d’obtenir qu’un tribunal indépendant et impartial décide équitablement de leurs droits et obligations de caractère civil.
4.  Article 9 de la Convention
241.  Le gouvernement requérant allègue que les faits révèlent une ingérence dans le droit des Chypriotes grecs enclavés à la liberté de manifester leur religion, au mépris de l’article 9 de la Convention, ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2.  La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
242.  Il affirme que l’ingérence dans le droit de la population concernée garanti par l’article 9 s’exprime dans la politique de la « RTCN » consistant à limiter la liberté de circulation et par là l’accès aux lieux de culte de celle-ci. Il condamne aussi le fait que la « RTCN » n’ait pas nommé d’autres prêtres dans la région. Il souscrit aux constats que la Commission a tirés des faits et à sa conclusion de violation de l’article 9. Il ajoute qu’il y a également lieu de conclure à la violation de cette disposition à l’égard de la population maronite vivant dans le nord de Chypre parce que celle-ci s’est aussi trouvée en butte à des restrictions à son droit de se rendre dans ses lieux saints situés dans le nord de Chypre et de les entretenir.
243.  La Commission a observé qu’un certain nombre de mesures encadrait la vie religieuse des Chypriotes grecs enclavés. A cet égard, elle a noté qu’au moins jusqu’à une période récente ils ne pouvaient se rendre comme ils le voulaient au monastère Apostolos Andreas ni sortir de leurs villages pour participer à des cérémonies religieuses. De plus, les autorités de la « RTCN » n’avaient pas approuvé la nomination d’autres prêtres dans la région, alors qu’il n’y en avait qu’un seul pour tout le Karpas. Pour la Commission, ces restrictions empêchaient l’organisation normale et régulière des cérémonies religieuses orthodoxes grecques, ce qui enfreignait l’article 9 de la Convention. Elle a estimé de plus qu’il n’existait aucun recours effectif pour faire redresser les mesures incriminées.
244.  Partant, la Commission a conclu qu’il y avait eu pendant la période considérée violation de l’article 9 de la Convention dans le chef des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre.
245.  La Cour admet les faits tels que la Commission les a établis et le gouvernement requérant ne les conteste pas. Ce dernier ne prétend pas que les autorités de la « RTCN » ont entravé en tant que tel l’exercice par les Chypriotes grecs du droit de manifester leur religion individuellement ou collectivement, pareille ingérence n’étant d’ailleurs pas corroborée par les faits. Toutefois, les restrictions touchant leur liberté de circulation pendant la période à l’étude ont considérablement réduit leur aptitude à respecter leurs convictions religieuses, notamment l’accès aux lieux de culte situés en dehors de leurs villages et leur participation à d’autres aspects de la vie religieuse.
246.  La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention dans le chef des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre.
247.  Elle rappelle que le gouvernement requérant l’a priée de formuler un constat similaire pour ce qui est de la communauté maronite vivant dans le nord de Chypre. Toutefois, elle estime que les preuves dont elle dispose ne sont pas suffisantes pour démontrer au-delà de tout doute raisonnable que les membres de cette communauté ont subi le même préjudice que la population chypriote grecque du Nord dans l’exercice de leur droit à la liberté de religion. C’est pourquoi elle conclut que n’est établie aucune violation de l’article 9 à l’égard de la population maronite vivant dans le nord de Chypre.
5.  Article 10 de la Convention
248.  Le gouvernement requérant affirme que les autorités de la « RTCN » se sont livrées à une censure excessive des ouvrages scolaires, ont restreint l’importation de journaux et livres en langue grecque et empêché la diffusion de tous les journaux ou livres dont elles désapprouvaient le contenu. A son avis, ces actes sont constitutifs d’une pratique administrative de violation du droit des Chypriotes grecs enclavés de recevoir et de communiquer des informations et des idées garanti par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
249.  Le gouvernement requérant approuve le constat de la Commission selon lequel les ouvrages scolaires destinés aux enfants chypriotes grecs du Nord ont fait l’objet d’une censure excessive. Il estime cependant que la Commission n’a pas tenu suffisamment compte des nombreuses preuves montrant que les livres et journaux en langue grecque étaient censurés et confisqués par les autorités de la « RTCN ». Selon lui, il faut être plus que crédule pour imaginer que les autorités censurent les manuels scolaires, tout innocent que soit leur contenu, mais autorisent l’importation libre d’autres catégories de livres. Il invoque les déclarations de certains témoins entendus par les délégués de la Commission selon lesquelles les livres et les journaux devaient être acheminés clandestinement vers le nord de Chypre par crainte qu’ils ne fussent confisqués.
250.  La Commission a conclu à la violation de l’article 10 dans la mesure où, pendant la période considérée, les autorités chypriotes turques avaient censuré ou interdit la distribution d’un nombre considérable de manuels scolaires au motif que leur contenu risquait de susciter l’hostilité entre les communautés ethniques vivant dans le nord de Chypre. Elle a relevé que les livres ainsi censurés ou interdits traitaient de sujets tels que la langue grecque, l’anglais, l’histoire, la géographie, la religion, l’instruction civique, les sciences, les mathématiques et la musique. Même en tenant compte de l’éventualité que ces manuels renfermaient des éléments reflétant le point de vue du gouvernement requérant sur l’histoire et la culture de Chypre, la mesure attaquée ne satisfaisait pas aux exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Selon la Commission, il n’existait aucun recours qui eût permis aux parents ou professeurs de contester les mesures en cause.
251.  En revanche, la Commission n’a pas estimé établi, au vu des faits, que les restrictions aient frappé l’importation de journaux ou de livres en langues grecque ou chypriote grecque autres que des ouvrages scolaires, pas plus que la réception de communications électroniques. Quant à l’absence de système de distribution de journaux dans la région du Karpas, la Commission a noté qu’elle n’avait pas eu connaissance de mesures administratives ayant empêché la mise en place d’un tel système.
252.  La Cour rappelle avoir accepté les faits établis par la Commission (paragraphe 212 ci-dessus). Cela posé, elle confirme le constat de celle-ci selon lequel il y a eu méconnaissance de l’article 10 en raison de la pratique des autorités de la « RTCN » consistant à passer au crible le contenu des manuels scolaires avant de les distribuer. Elle observe à cet égard que, bien que cette procédure d’agrément ait été conçue pour identifier les éléments susceptibles de menacer les relations intercommunautaires et ait été appliquée dans le cadre des mesures d’instauration de la confiance recommandées par l’UNFICYP (paragraphe 44 ci-dessus), les autorités ont en réalité unilatéralement censuré ou interdit un grand nombre d’ouvrages scolaires, aussi anodin soit leur contenu, pendant la période considérée. Il faut de plus noter que, devant la Commission, le gouvernement défendeur n’a fourni aucune justification de cette large censure. Force est donc de conclure que celle-ci est largement sortie du cadre des mesures de confiance et s’analyse en un déni du droit à la liberté d’information. Il ne semble avoir existé aucun recours pour contester les décisions des autorités de la « RTCN » à cet égard.
253.  La Cour note que, selon le gouvernement requérant, la Commission a versé dans l’erreur dans son appréciation des preuves relatives aux autres catégories de livres et journaux en langue grecque. Après avoir soigneusement étudié les questions évoquées par le gouvernement requérant, la Cour ne juge pas que les exemples isolés de confiscation au poste de contrôle de Ledra Palace, qui ont été présentés à la Commission et mis en évidence par le gouvernement requérant dans son mémoire et à l’audience, établissent cette allégation à l’aune du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ».
254.  La Cour estime donc qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention dans le chef des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre dans la mesure où les manuels destinés à leur école primaire ont été soumis à une censure excessive pendant la période considérée.
6.  Article 11 de la Convention
255.  Le gouvernement requérant précise que, sous l’angle de cette disposition, il se plaint de ce que les Chypriotes grecs du Karpas font l’objet d’ingérences dans leur droit à la liberté de réunion, au mépris de l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »
256.  Le gouvernement requérant affirme que la Commission n’a pas pris dûment en compte les preuves relatives à la politique menée de longue date par l’Etat défendeur pour empêcher la population enclavée d’exercer son droit de participer à des réunions organisées ou impromptues. Selon lui, la Commission a conclu à tort que des obstacles n’ont été mis aux réunions bicommunautaires qu’à partir de la mi-1996, raison pour laquelle ils ne feraient pas l’objet de la présente requête. Le gouvernement requérant fait valoir que la population concernée n’a en réalité cessé, depuis 1974, de se heurter à ces obstacles qui découlent de la politique générale de restrictions suivie par l’Etat défendeur en matière de liberté de circulation. Il soutient que ce grief est corroboré par les observations du Secrétaire général des Nations unies sur les mesures appliquées par les autorités chypriotes turques à l’égard des Chypriotes grecs et des maronites installés dans la partie nord de Chypre (document ONU S/1995/1020, annexe IV, 30 novembre 1995). A titre d’exemple de restrictions au droit à la liberté d’association pendant la période à l’étude, le gouvernement requérant indique que les autorités chypriotes turques ont refusé à une chanteuse grecque l’autorisation de donner un concert dans la région du Karpas le 13 novembre 1994.
257.  Le gouvernement requérant allègue en outre que la pratique administrative en cause entraîne aussi une violation de l’article 8 étant donné que les populations chypriote grecque et maronite ne peuvent se rassembler ni se réunir librement, que ce soit en dehors de leurs villages en « RTCN » ou en traversant la ligne de cessez-le-feu pour se rendre dans la zone tampon, ou encore dans la zone libre.
258.  La Commission est partie du principe que, sous l’angle de l’article 11, le gouvernement requérant se plaignait essentiellement de la violation du droit de la population concernée à la liberté d’association au sens de fonder une association ou d’y adhérer ou de participer aux activités d’une association ayant un minimum d’organisation, à l’exclusion des relations sociales. Elle a constaté d’après les faits qu’au cours de la période considérée le droit ainsi défini n’avait fait l’objet d’aucune restriction. Quant aux entraves à la participation des Chypriotes grecs enclavés à des événements bicommunautaires organisés par les Nations unies, la Commission a noté que les documents de l’ONU faisaient état d’obstacles de cette nature à partir de la mi-1996. Or ces événements étant fondés sur des faits distincts survenus après la date de la décision sur la recevabilité, les griefs qui s’y rapportaient ne pouvaient être pris en compte.
259.  Ayant conclu à la non-violation du droit des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre à la liberté d’association, la Commission a considéré qu’il n’y avait pas lieu de rechercher si les recours éventuellement disponibles avaient été épuisés s’agissant des allégations du gouvernement requérant.
260.  La Cour observe que les questions soulevées par le gouvernement requérant sont essentiellement factuelles et ont été examinées avec soin par la Commission lorsqu’elle a effectué son enquête. Elle note que, sur la base des preuves analysées, la Commission a estimé impossible de conclure que les autorités de la « RTCN » avaient mis au cours de la période considérée des obstacles aux démarches entreprises par des Chypriotes grecs pour créer leurs propres associations ou des associations communes avec des Chypriotes turcs ou encore à la participation de Chypriotes grecs aux activités de ces associations (paragraphe 258 ci-dessus). La Cour souscrit au constat de la Commission et ajoute que les preuves ne lui permettent pas de conclure, au-delà de tout doute raisonnable, à l’existence d’une pratique administrative de violation du droit des Chypriotes grecs enclavés à la liberté d’association pendant la période en question.
261.  A l’instar de la Commission, la Cour considère que cette conclusion la dispense de rechercher si les recours internes éventuellement disponibles ont été épuisés pour ce qui est des griefs en cause.
262.  Quant aux plaintes du gouvernement requérant se rapportant à une pratique qui consisterait à imposer des restrictions à la participation de Chypriotes grecs à des événements bi- ou intercommunautaires durant la période concernée, la Cour estime, étant donné l’objet des événements cités, qu’il convient plutôt d’en traiter sous l’angle de l’article 8 de la Convention. Elle s’y emploiera dans le cadre de son examen global de cet article (paragraphes 281 et suivants ci-dessous).
263.  La Cour conclut que n’est établie aucune violation de l’article 11 de la Convention à raison d’une pratique alléguée consistant à dénier aux Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre le droit à la liberté d’association.
7.  Article 1 du Protocole n° 1
264.  Le gouvernement requérant soutient que les Chypriotes grecs et maronites vivant dans le nord de Chypre ont été victimes de violations des droits garantis par l’article 1 du Protocole n° 1. A son avis, les autorités de l’Etat défendeur ont illégalement porté atteinte aux biens des Chypriotes grecs et maronites décédés ainsi qu’à ceux des personnes ayant décidé de quitter définitivement la partie septentrionale. En outre, les propriétaires fonciers se sont vu refuser l’accès à leurs terres agricoles situées à plus de cinq kilomètres de leurs villages. Le gouvernement requérant prie la Cour de confirmer la conclusion de la Commission selon laquelle il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1 à ces égards.
265.  De plus, le gouvernement requérant renvoie à son grief selon lequel, d’une part, des tiers ont porté atteinte aux biens des personnes concernées, que ce soit dans les villages ou au-delà de la zone des cinq kilomètres et, d’autre part, les autorités de la « RTCN » ont approuvé ou toléré ces atteintes. D’après lui, les éléments soumis à la Commission montrent clairement que la police locale avait pour pratique administrative de ne pas enquêter sur les intrusions illégales sur les terres d’autrui, les cambriolages et les dommages aux biens, alors que l’article 1 du Protocole n° 1 met l’Etat défendeur dans l’obligation positive de le faire. Il déplore que la Commission n’ait pas conclu à la violation en dépit de l’existence de preuves suffisantes attestant d’une pratique administrative. Le gouvernement requérant prie la Cour de s’écarter de l’avis de la Commission concernant ce grief.
266.  Ayant examiné les preuves, la Commission a constaté que rien ne montrait qu’il y avait eu au cours de la période considérée un quelconque cas d’attribution illicite à autrui de biens appartenant à des Chypriotes grecs et que les biens des Chypriotes grecs vivant dans le Nord n’avaient pas été tenus pour des « biens abandonnés » au sens de « l’article 159 de la Constitution de la RTCN » (paragraphe 184 ci-dessus). Elle a observé à cet égard que les tribunaux locaux s’étaient prononcés en faveur d’un certain nombre de Chypriotes grecs qui affirmaient que leurs biens avaient fait l’objet d’une attribution irrégulière en vertu des « dispositions » internes applicables. En revanche, elle a estimé établi que les Chypriotes grecs qui décidaient d’aller s’installer dans le Sud n’étaient plus considérés comme les propriétaires légaux des biens laissés dans le Nord. Leur situation était en cela comparable à celle des personnes déplacées (paragraphe 187 ci-dessus) et, comme pour celles-ci, il n’existait aucun recours leur permettant de dénoncer cet état de choses.
267.  La Commission n’était pas non plus persuadée que les héritiers vivant dans le sud de Chypre aient réellement eu la possibilité d’user des recours offerts par les tribunaux de la « RTCN » pour faire valoir leurs droits sur les biens situés dans le Nord et appartenant à des Chypriotes grecs décédés. Selon la Commission, le gouvernement défendeur ne lui avait pas démontré de manière convaincante que ces biens n’étaient pas considérés comme « abandonnés » en vertu des « dispositions » pertinentes. En tout état de cause, l’existence même de ces « dispositions » et l’éventualité de leur application étaient, pour la Commission, incompatibles avec l’esprit et la lettre de l’article 1 du Protocole n° 1.
268.  Quant aux actes criminels de tiers évoqués par le gouvernement requérant, la Commission a estimé que les preuves ne corroboraient pas les allégations selon lesquelles les autorités de la « RTCN » auraient incité ou participé à la commission d’infractions contre des biens. Elle a noté qu’un certain nombre d’actions civiles et pénales avaient été engagées avec succès devant les tribunaux au sujet d’incidents de ce type et qu’il y avait récemment eu une augmentation des poursuites pénales.
269.  La Cour note, à partir des faits établis par la Commission, que la pratique de la « RTCN » en matière de propriété des biens situés dans le Nord consiste à ne pas établir de distinction entre les propriétaires chypriotes grecs déplacés et les propriétaires chypriotes grecs du Karpas quittant définitivement la « RTCN », en conséquence de quoi les biens immeubles de ces derniers sont réputés « abandonnés » et peuvent être attribués à des tiers en « RTCN ».
Pour la Cour, ces faits révèlent une violation continue de l’article 1 du Protocole n° 1 dans le chef des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre en ce que, lorsqu’ils quittent définitivement cette région, leur droit au respect de leurs biens n’est pas garanti.
270.  La Cour observe en outre que les preuves recueillies au sujet de ce grief donnent elles aussi fortement à penser que les Chypriotes grecs possédant des biens dans le Nord ne peuvent les léguer à leur mort et que ceux-ci reviennent aux autorités à titre de biens « abandonnés ». Elle note que le gouvernement défendeur a affirmé devant la Commission que les héritiers pouvaient user d’un recours pour faire valoir leur droit sur les biens d’un parent chypriote grec décédé. La Cour, pas plus que la Commission, n’est convaincue que les intéressés aient quelque chance d’obtenir gain de cause, étant donné le point de vue exprimé par le gouvernement défendeur devant la Commission : les biens des Chypriotes grecs décédés reviennent aux autorités car ils sont assimilés à des biens « abandonnés ». Elle remarque en outre que les héritiers installés dans le Sud ne pourraient en réalité pas se rendre dans le Nord pour y avoir accès aux biens dont ils auraient hérité.
En conséquence, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1 à cet égard aussi, en ce que les droits successoraux des personnes vivant dans le Sud sur les biens sis dans le Nord appartenant à leurs proches chypriotes grecs décédés ne sont pas reconnus.
271.  En ce qui concerne l’allégation du gouvernement requérant relative à l’absence de mesures pour protéger les biens des Chypriotes grecs d’actes criminels, la Cour estime que les éléments fournis n’établissent pas, à en juger à l’aune du critère requis, l’existence d’une pratique administrative de la part des autorités de la « RTCN » consistant à cautionner pareils actes, à ne pas enquêter à leur sujet ou à ne rien faire pour les prévenir. Elle observe que la Commission a examiné avec soin les dépositions des témoins sans pouvoir conclure que cette allégation se trouvait établie. Ayant procédé à sa propre appréciation des éléments de preuve invoqués par le gouvernement requérant, la Cour souscrit à cette conclusion. Elle relève en outre que le « droit interne » de la « RTCN » prévoit la possibilité d’assigner au civil les auteurs de troubles de la possession et au pénal les auteurs d’actes illicites. Les tribunaux de la « RTCN » ont parfois donné gain de cause à des plaignants chypriotes grecs. Comme indiqué précédemment, les éléments de preuve ne permettent pas d’établir l’existence, pendant la période en cause, d’une pratique administrative consistant à dénier aux membres de la population enclavée l’accès à un tribunal pour faire valoir leurs droits de caractère civil (paragraphe 240 ci-dessus).
272.  Dès lors, la Cour conclut que n’est établie aucune violation de l’article 1 du Protocole n° 1 à raison d’une pratique alléguée consistant à ne pas protéger les biens des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre contre les ingérences de particuliers.
8.  Article 2 du Protocole n° 1
273.  Le gouvernement requérant affirme que les enfants des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre ne disposent pas d’un enseignement secondaire et que les parents chypriotes grecs d’enfants en âge de fréquenter le secondaire se voient en conséquence refuser le droit d’assurer à leur progéniture une éducation conforme à leurs convictions religieuses et philosophiques. Il invoque l’article 2 du Protocole n° 1, qui dispose :
« Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’Etat, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »
274.  Le gouvernement requérant approuve les raisons pour lesquelles la Commission a conclu à la violation de cette disposition. Il prie toutefois la Cour de constater que cette clause a également été méconnue du fait que l’Etat défendeur a empêché l’enseignement primaire de fonctionner correctement jusqu’à la fin de 1997 car, avant cela, la « RTCN » n’avait pas permis la nomination d’un instituteur. Selon lui, cette politique porte atteinte au droit des enfants chypriotes grecs à l’instruction primaire.
275.  La Commission, s’appuyant sur les principes dégagés dans l’Affaire relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique (fond) (arrêt du 23 juillet 1968, série A n° 6), a noté que les possibilités d’enseignement secondaire auparavant offertes aux enfants chypriotes grecs avaient été supprimées par les autorités chypriotes turques. Dès lors, il n’était plus possible de répondre au souhait légitime des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre de faire instruire leurs enfants selon leur tradition culturelle et ethnique, notamment avec un enseignement en langue grecque. La Commission a considéré en outre que l’absence totale d’enseignement secondaire pour cette population ne saurait être compensée par l’autorisation accordée par les autorités aux élèves de fréquenter des écoles dans le Sud, vu les restrictions qui frappaient leur retour dans le Nord (paragraphe 44 ci-dessus). Elle a conclu que la pratique des autorités chypriotes turques s’analysait en un déni de la substance du droit à l’instruction et en une violation de l’article 2 du Protocole n° 1.
276.  Pour ce qui est de l’enseignement primaire en langue grecque, la Commission a estimé que les autorités chypriotes turques n’avaient pas méconnu le droit à l’instruction de la population concernée et que les problèmes découlant de la vacance de postes d’enseignants avaient été résolus.
277.  La Cour relève que, lorsque les enfants de parents chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre souhaitent suivre un enseignement secondaire en langue grecque, ils sont contraints de fréquenter des établissements situés dans le Sud, car cette possibilité ne leur est pas offerte en « RTCN » depuis que les autorités chypriotes turques ont décidé de la supprimer. Les enfants qui atteignent l’âge de douze ans peuvent certes poursuivre leur scolarité dans le Nord, où l’enseignement est dispensé en turc ou en anglais. Il n’y a donc pas au sens strict du terme de refus du droit à l’instruction, qui est la principale obligation incombant aux Parties contractantes en vertu de la première phrase de l’article 2 du Protocole n° 1 (arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark du 7 décembre 1976, série A n° 23, pp. 25-26, § 52). De plus, cette disposition ne précise pas la langue dans laquelle l’enseignement doit être dispensé afin que le droit à l’instruction soit respecté (arrêt précité en l’affaire linguistique belge, pp. 30-31, § 3).
278.  Pour la Cour, toutefois, la possibilité offerte aux parents chypriotes grecs d’inscrire leurs enfants dans les établissements secondaires du Nord dans les conditions proposées n’est pas très réaliste, étant donné que ces enfants y ont déjà effectué leur scolarité primaire dans une école chypriote grecque. Les autorités ne peuvent ignorer que les parents chypriotes grecs souhaitent que leurs enfants poursuivent leur enseignement en langue grecque. Le fait que les autorités de la « RTCN », après avoir organisé un enseignement primaire en langue grecque, n’aient pas fait de même pour le secondaire ne peut que passer pour un déni de la substance du droit en cause. On ne saurait affirmer que l’existence d’établissements secondaires dans le Sud offrant un enseignement conforme à la tradition linguistique des Chypriotes grecs enclavés suffise à satisfaire à l’obligation qu’impose l’article 2 du Protocole n° 1, vu l’impact de cette option sur la vie familiale (paragraphes 277 ci-dessus et 292 ci-dessous).
279.  La Cour note que le gouvernement requérant soulève un grief supplémentaire concernant l’enseignement primaire et l’attitude des autorités de la « RTCN » en matière de nomination des professeurs. A l’instar de la Commission, elle estime que, prises globalement, les preuves ne révèlent pas l’existence d’une pratique administrative consistant à refuser le droit à l’instruction primaire.
280.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 du Protocole n° 1 dans le chef des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre dans la mesure où ils n’ont pas bénéficié d’un enseignement secondaire approprié.
C.  Examen d’ensemble des conditions de vie des Chypriotes grecs dans le nord de Chypre
1.  Article 8 de la Convention
281.  Invoquant l’article 8 de la Convention, le gouvernement requérant affirme qu’il y a de la part de l’Etat défendeur une pratique administrative de violation, à divers égards, du droit des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre au respect de leur vie privée et de leur domicile.
282.  Il invite la Cour à confirmer le constat de violation de cette disposition formulé par la Commission, premièrement du fait de la séparation des familles engendrée par les restrictions continues au droit des Chypriotes grecs de regagner leur domicile dans le Nord et, deuxièmement, à raison des conséquences de l’ensemble de ces restrictions sur la population enclavée.
283.  En outre, le gouvernement requérant avance que la Commission a omis de conclure expressément à la violation de l’article 8 du fait des conséquences que les diverses restrictions imposées à la liberté de circulation des Chypriotes grecs enclavés durant la période considérée ont eues sur le droit des intéressés au respect de leur vie privée. A cet égard, il met en évidence les mesures empêchant cette population de se réunir avec d’autres personnes de manière informelle ou occasionnelle et d’assister à des réunions bicommunautaires ou d’autres rassemblements (paragraphes 256-257 ci-dessus). Le gouvernement requérant affirme aussi qu’il y a lieu de constater une violation supplémentaire distincte du droit au respect de la vie privée, compte tenu des incidences des restrictions à la liberté de circulation sur l’accès des Chypriotes grecs enclavés aux soins médicaux (paragraphes 216-217 ci-dessus). Sur ce point, il relève que l’obligation pour les Chypriotes grecs vivant dans le Nord de demander une autorisation pour se faire soigner et l’impossibilité pour eux de recevoir la visite de médecins chypriotes grecs ou maronites de leur choix portent atteinte à leur droit au respect de leur vie privée.
284.  Le gouvernement requérant soutient encore que les éléments produits devant la Commission montrent à l’évidence qu’il y a également eu un manquement à l’article 8 à raison des ingérences des autorités de la « RTCN » dans le droit au respect de la correspondance par le biais de fouilles au poste de contrôle de Ledra Palace et la confiscation de lettres et eu égard au refus de ces mêmes autorités, pendant une longue période et de manière discriminatoire, d’installer le téléphone au domicile des Chypriotes grecs et à l’interception des communications téléphoniques une fois que celles-ci se révélaient possibles.
285.  Le gouvernement requérant réitère son point de vue selon lequel l’Etat défendeur, à travers sa politique de colonisation, a délibérement altéré l’environnement démographique et culturel du « domicile » des Chypriotes grecs (paragraphe 167 ci-dessus). Il prie la Cour de constater une violation de l’article 8 de ce fait.
286.  En conclusion, le gouvernement requérant déclare que la Cour doit, contrairement à la Commission, aborder séparément chacune des ingérences susmentionnées et dire qu’elles donnent lieu à des violations distinctes de l’article 8.
287.  La Commission a procédé à un examen global des griefs du gouvernement requérant, sans perdre de vue les divers aspects de ladite disposition (paragraphe 214 ci-dessus). Elle a estimé, au vu des faits, que les restrictions imposées par les autorités de la « RTCN », pendant la période considérée, à la liberté des Chypriotes grecs de circuler entre le Nord et le Sud constituaient une grave ingérence dans le droit des Chypriotes grecs enclavés au respect de leur vie familiale. De plus, la liberté des intéressés de se déplacer dans le Karpas, y compris de se rendre dans les villes et villages voisins, s’accompagnait d’un contrôle policier strict et omniprésent. La Commission a constaté que les visiteurs étaient escortés par des policiers qui, dans certains cas, restaient avec eux à l’intérieur du domicile de leurs hôtes. Pour la Commission, cette pratique administrative s’analysait en une ingérence manifeste dans le droit des Chypriotes grecs enclavés au respect de leur vie privée et de leur domicile.
288.  La Commission a relevé qu’il n’existait aucun recours permettant de contester les mesures appliquées à la population enclavée, lesquelles ne sauraient trouver quelque justification que ce fût au regard du second paragraphe de l’article 8.
289.  Compte tenu de ce constat, la Commission n’a pas jugé devoir examiner le bien-fondé du grief du gouvernement requérant relatif aux incidences alléguées de la politique de colonisation menée par l’Etat défendeur sur l’environnement démographique et culturel du domicile des Chypriotes grecs.
290.  Elle a estimé en outre que les éléments de preuve n’établissaient pas l’existence, au cours de la période à l’étude, d’une pratique administrative consistant à faire fi du droit des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre au respect de leur correspondance.
291.  Toutefois, la Commission a noté que, considérée dans son ensemble, la vie quotidienne des Chypriotes grecs du nord de l’île se caractérisait par une multitude de conditions défavorables qui étaient dans une large mesure la conséquence directe de la politique officielle menée par l’Etat défendeur et son administration subordonnée. Selon la Commission, ces circonstances adverses aggravaient la violation du droit des Chypriotes grecs enclavés au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile.
292.  La Cour relève en premier lieu que les faits établis par la Commission confirment que, durant la période examinée, les mesures imposées par les autorités de la « RTCN » pour limiter le regroupement des familles ont considérablement entravé l’exercice par les Chypriotes grecs enclavés du droit au respect de leur vie familiale. Ainsi, dans la procédure devant la Commission, le gouvernement défendeur n’a pas contesté que les Chypriotes grecs qui quittaient définitivement le Nord n’étaient pas autorisés à y retourner, même s’ils y laissaient de la famille (paragraphe 29 ci-dessus). Si les autorités de la « RTCN » ont pris en 1998 des dispositions destinées à faciliter dans une certaine mesure les visites familiales, la période examinée en l’espèce se caractérise néanmoins par de sévères restrictions du nombre et de la durée des visites. De plus, au cours de la période en question, les élèves du nord de Chypre fréquentant des établissements scolaires dans le Sud n’étaient pas autorisés à rentrer définitivement dans le Nord après l’âge de seize ans pour les jeunes gens et dix-huit ans pour les jeunes filles. Il y a lieu de noter également que certaines restrictions s’appliquaient aux visites de ces étudiants à leurs parents dans le Nord (paragraphe 43 ci-dessus).
293.  De l’avis de la Cour, les restrictions imposées, par principe et sans aucune base légale, pendant la période considérée se sont traduites par la séparation forcée de familles et ont privé la population chypriote grecque du Nord de toute possibilité de mener une vie familiale normale. Ces restrictions étant dépourvues de base légale, la Cour n’a pas à rechercher si les ingérences litigieuses se justifient au regard du second paragraphe de l’article 8 de la Convention. Pour la même raison, il n’y a pas lieu d’examiner si les personnes lésées auraient dû épuiser les voies de recours internes pour contester ce qui constitue en réalité une pratique administrative d’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie familiale.
294.  Quant aux atteintes alléguées au droit des Chypriotes grecs enclavés au respect de leur vie privée et de leur domicile, la Cour constate que la Commission a estimé établi par les éléments de preuve qu’au cours de la période en question les contacts et déplacements des membres de cette communauté avaient effectivement été surveillés (paragraphe 287 ci-dessus), les intéressés ayant dû rendre compte aux autorités des motifs, même les plus banals, de leurs déplacements en dehors de leur village. La Cour relève aussi que la surveillance exercée par les autorités allait jusqu’à la présence physique d’agents de l’Etat au domicile de Chypriotes grecs à l’occasion de visites sociales ou autres effectuées par des tiers, y compris des parents proches.
295.  La Cour estime que pareils actes, extrêmement importuns et généralisés, emportent violation du droit de la population chypriote grecque de la région du Karpas au respect de sa vie privée et familiale. Aucune base légale n’a été invoquée, et moins encore une justification de nature à faire jouer les dispositions du second paragraphe de l’article 8 de la Convention. Ces actes procédant d’une pratique, aucune question ne se pose en l’occurrence quant à l’épuisement des voies de recours internes.
296.  A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation du droit des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile garanti par l’article 8 de la Convention.
297.  Par ailleurs, la Cour note que le gouvernement requérant réfute la conclusion de la Commission selon laquelle l’existence durant la période examinée d’une pratique administrative consistant à intercepter ou ouvrir la correspondance des Chypriotes grecs enclavés n’est pas établie. Eu égard à sa propre appréciation des éléments de preuve, la Cour estime ne pas pouvoir retenir cette objection. Elle observe que les preuves confirment que dans certains cas des fouilles ont été pratiquées sur des personnes au poste de contrôle de Ledra Palace afin de vérifier si elles transportaient des lettres. Toutefois, les indices dont elle dispose n’étayent pas avec le niveau de preuve requis l’allégation selon laquelle ces fouilles relèvent d’une pratique administrative ; ils ne permettent pas non plus de considérer qu’il existait une pratique systématique d’écoutes téléphoniques au domicile des Chypriotes grecs.
298.  Dans ces conditions, la Cour conclut que n’est établie aucune violation de l’article 8 de la Convention à raison d’une pratique alléguée d’ingérence dans le droit des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre au respect de leur correspondance.
299.  La Cour relève que le gouvernement requérant ne conteste pas la décision de la Commission d’envisager globalement les conditions de vie des Chypriotes grecs dans le nord de Chypre sous l’angle de l’article 8. Il invite toutefois la Cour à examiner indépendamment certaines allégations d’ingérences dans le droit au respect de la vie privée et à statuer séparément sur leur bien-fondé (paragraphes 283-286 ci-dessus). De l’avis de la Cour, les faits invoqués par le gouvernement requérant à cet égard sont en réalité liés à son allégation plus générale selon laquelle l’Etat défendeur mène une politique visant à revendiquer la partie nord de Chypre pour les Chypriotes turcs et des colons en provenance de Turquie et à exclure toute influence chypriote grecque. Le gouvernement requérant affirme que cette politique se manifeste par la sévérité des restrictions imposées à la population chypriote grecque enclavée. Pour la Cour, les griefs spécifiques soulevés par le gouvernement requérant concernant les entraves à l’accès aux soins médicaux et à la participation à des manifestations bicommunautaires ou intercommunautaires (paragraphes 216-227, 257 et 283 ci-dessus) appellent un examen dans le cadre d’une analyse générale des conditions de vie de la population concernée sous l’angle de leurs conséquences sur le droit des intéressés au respect de leur vie privée et familiale.
300.  A ce propos, la Cour ne peut que faire sien le constat émis par la Commission au paragraphe 489 de son rapport selon lequel les restrictions qui accablent les Chypriotes grecs enclavés au quotidien engendrent chez les personnes concernées le sentiment « d’être contraintes de vivre dans un environnement hostile où elles ne peuvent guère mener une vie privée et familiale normale ». A l’appui de ce constat, la Commission a noté les conditions défavorables auxquelles étaient soumis les intéressés, dont l’absence de moyens de communication normaux (paragraphe 45 ci-dessus), l’impossibilité pratique de se procurer la presse chypriote grecque (paragraphe 45 ci-dessus), le nombre insuffisant de prêtres (paragraphe 47 ci-dessus), le choix difficile auquel parents et élèves se trouvaient confrontés en ce qui concerne l’enseignement secondaire (paragraphes 43-44 ci-dessus), les restrictions et les formalités imposées à la liberté de circulation, notamment – précise la Cour – pour se faire soigner et participer à des manifestations bi- ou intercommunautaires, et l’impossibilité de sauvegarder les droits patrimoniaux en cas de départ ou de décès (paragraphe 40 ci-dessus).
301.  La Cour, à l’instar de la Commission, considère que ces restrictions constituent des facteurs aggravant les violations constatées quant au droit des Chypriotes grecs enclavés au respect de leur vie privée ou familiale (paragraphe 296 ci-dessus). Eu égard à cette conclusion, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les allégations du gouvernement requérant sur le terrain de l’article 8 concernant l’installation de colons turcs dans le nord de Chypre (paragraphe 285 ci-dessus).
2.  Article 3 de la Convention
302.  Le gouvernement requérant allègue que les Chypriotes grecs de la région du Karpas, dans le nord de Chypre, subissent un traitement inhumain et dégradant, en particulier par la voie d’une discrimination s’analysant en un tel traitement, qui relève d’une pratique.
303.  Il soutient que la Cour, comme la Commission, doit conclure à la violation de l’article 3. Le gouvernement requérant souscrit pleinement au raisonnement de la Commission sur ce point.
304.  La Commission a rejeté la thèse du gouvernement défendeur selon laquelle elle ne pouvait pas examiner si la totalité des mesures dénoncées par le gouvernement requérant, y compris celles pour lesquelles elle ne concluait pas à un manquement à la Convention, attestait de la mise en œuvre d’une politique de discrimination raciale emportant violation de l’article 3 de la Convention. A ce propos, la Commission a en particulier tenu compte du rapport qu’elle avait adopté le 14 décembre 1973 au titre de l’ancien article 31 dans l’affaire des Asiatiques d’Afrique orientale c. Royaume-Uni (Décisions et rapports 78-B, p. 62). Vu ses constats de violation de la Convention à maints égards, la Commission a noté que l’ensemble des ingérences tenues pour établies visaient exclusivement les Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre et ce pour la raison même qu’ils appartenaient à ce groupe de personnes. La Commission a conclu que le traitement incriminé était manifestement discriminatoire à l’encontre des intéressés et se fondait sur leurs « origine ethnique, race et religion ». En dépit d’améliorations récentes de la situation des Chypriotes grecs enclavés, les difficultés auxquelles ceux-ci avaient été confrontés au cours de la période considérée continuaient d’affecter leur vie quotidienne et atteignaient un degré de gravité constituant une atteinte à leur dignité humaine.
305.  La Cour rappelle que, dans son arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni du 28 mai 1985 (série A n° 94), elle a adhéré à la thèse des requérantes selon laquelle, nonobstant l’applicabilité de l’article 14, un grief relatif à un traitement discriminatoire pouvait soulever une question distincte sous l’angle de l’article 3. Elle a conclu, sur le fond, que la différence de traitement litigieuse dans cette affaire ne dénotait aucun mépris ou manque de respect pour la personnalité des requérantes et ne tendait pas à les humilier ou les rabaisser, et ne l’avait pas fait (p. 42, §§ 90-92).
306.  La Cour rappelle également que, dans sa décision en l’affaire susmentionnée des Asiatiques d’Afrique orientale, la Commission avait observé, concernant une allégation de discrimination raciale, qu’une importance particulière devait être attachée à la discrimination fondée sur la race et que le fait d’imposer publiquement à un groupe de personnes un régime particulier fondé sur la race pouvait, dans certaines circonstances, constituer une forme spéciale d’atteinte à la dignité humaine. La Commission avait ajouté que le régime particulier imposé à un groupe de personnes pour des motifs raciaux pourrait constituer un traitement dégradant là où une distinction fondée sur un autre élément ne soulèverait pas de question de ce genre (loc. cit., p. 62, § 207).
307.  Avec ces considérations à l’esprit, la Cour se doit de constater que, dans son rapport d’activité du 10 décembre 1995 sur le « rapport Karpas » (paragraphe 36 ci-dessus), le Secrétaire général des Nations unies précise que l’étude menée par l’UNFICYP sur les conditions de vie des Chypriotes grecs du Karpas confirmait que cette population était soumise à des restrictions très rigoureuses, qui limitaient l’exercice de ses libertés fondamentales et qui tendaient à ce que la communauté soit inexorablement condamnée, à terme, à disparaître. Le Secrétaire général mentionne que les autorités ne permettent pas aux Chypriotes grecs du Karpas de léguer leurs biens immobiliers aux membres de leur famille, fussent-ils leurs plus proches parents, si ceux-ci n’habitent pas également dans la partie nord de l’île, qu’il n’y a pas d’établissements d’enseignement secondaire dans le Nord et que les enfants chypriotes grecs qui choisissent de fréquenter une école secondaire située dans la partie sud de l’île n’ont plus le droit d’habiter la partie nord à partir de l’âge de seize ans pour les jeunes gens et de dix-huit ans pour les jeunes filles.
308.  La Cour relève que l’étude humanitaire dont fait état le « rapport Karpas » porte sur les années 1994 et 1995, qui entrent dans la période considérée aux fins des griefs formulés dans la présente requête. Elle rappelle que les questions soulevées par le Secrétaire général des Nations unies dans son rapport d’activité l’ont amenée, dans le cadre de sa propre analyse, à conclure à des violations des droits des Chypriotes grecs enclavés au titre de la Convention. Elle constate également que les restrictions imposées à la liberté de circulation de cette communauté ont de lourdes conséquences sur la jouissance de la vie privée et familiale des membres de celle-ci (paragraphes 292-293 ci-dessus) et sur leur droit de pratiquer leur religion (paragraphe 245 ci-dessus). La Cour a conclu à un manquement aux articles 8 et 9 de la Convention à cet égard.
309.  Pour la Cour, force est de constater que les ingérences litigieuses visent les Chypriotes grecs du Karpas pour la raison même qu’ils appartiennent à ce groupe. Le traitement qu’ils ont subi durant la période considérée ne peut s’expliquer que par les caractéristiques qui les distinguent de la population chypriote turque, à savoir leurs origine ethnique, race et religion. La Cour note au surplus la politique de l’Etat défendeur consistant à poursuivre les discussions dans le cadre des pourparlers intercommunautaires sur la base de principes de bizonalité et de bicommunautarisme (paragraphe 16 ci-dessus). L’attachement de l’Etat défendeur à ces principes se reflète nécessairement dans la situation où les Chypriotes grecs du Karpas vivent et sont contraints de vivre : isolement, liberté de circulation restreinte, surveillance et aucune perspective de renouvellement ou d’élargissement de leur communauté. Les conditions dans lesquelles cette population est condamnée à vivre sont avilissantes et heurtent la notion même de respect de la dignité humaine de ses membres.
310.  De l’avis de la Cour, pendant la période examinée, la discrimination a atteint un tel degré de gravité qu’elle constituait un traitement dégradant.
311.  La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en ce que les Chypriotes grecs vivant dans la région du Karpas, dans le nord de Chypre, ont subi une discrimination s’analysant en un traitement dégradant.
3.  Article 14 de la Convention combiné avec l’article 3
312.  Le gouvernement requérant affirme que, nonobstant la conclusion de la Commission, qu’il partage, concernant le grief sur le terrain de l’article 3, la Cour doit examiner séparément sous l’angle de l’article 14 de la Convention les mesures discriminatoires visant exclusivement les Chypriotes grecs vivant dans le Nord. Il soutient que le principe fondamental qui sous-tend l’article 14 est l’objet d’une pratique de violation, les Chypriotes grecs enclavés étant victimes de différences de traitement abusives et injustifiées fondées sur la race et la religion. Il fait valoir que la discrimination se caractérise notamment par les restrictions et contraintes systématiques composant la politique de nettoyage ethnique dans le Karpas, la politique d’homogénéité démographique menée par l’Etat défendeur, les violations continues des droits de propriété des Chypriotes grecs par suite de l’implantation systématique de colons, les restrictions à la liberté de circulation des Chypriotes grecs déplacés en tant qu’aspect de l’exclusivité ethnique, le transfert aux colons turcs de la possession des biens des Chypriotes grecs déplacés contraints de quitter la région du Karpas, et le fait que les Chypriotes grecs installés dans la zone occupée par la Turquie subissent une privation continue de leurs biens.
313.  La Commission, pour sa part, n’a pas estimé nécessaire, vu sa conclusion au titre de l’article 3, d’examiner aussi ces griefs dans le cadre des obligations incombant à l’Etat défendeur aux termes de l’article 14.
314.  La Cour souscrit à la conclusion de la Commission. Eu égard au raisonnement qui sous-tend son propre constat de violation de l’article 3, elle ne juge pas nécessaire de se prononcer séparément sur ce qui s’analyse en réalité en une répétition d’un grief ayant déjà fait l’objet d’un examen approfondi.
315.  Partant, compte tenu de son constat sur le terrain de l’article 3 de la Convention, la Cour conclut qu’il n’y a pas lieu de rechercher si, pendant la période à l’étude, il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 3 dans le chef des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre.
4.  Article 14 de la Convention combiné avec les autres articles pertinents
316.  Le gouvernement requérant demande à la Cour de constater que les mesures prises par l’Etat défendeur à l’égard des Chypriotes grecs enclavés engendrent des violations de l’article 14 de la Convention combiné avec les dispositions pertinentes. Il soutient que la population concernée subit une discrimination fondée sur la race, la religion et la langue dans la jouissance des droits garantis par ces clauses.
317.  La Cour considère que, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a eu pendant la période en cause violation de l’article 14 combiné avec les autres dispositions pertinentes de la Convention.
D.  Violation alléguée de l’article 13 de la Convention
318.  Le gouvernement requérant prétend que l’Etat défendeur ne fournit aucun recours effectif devant une instance nationale répondant aux critères de l’article 6 ou à d’autres exigences qui rendent le recours conforme aux conditions de l’article 13. Selon lui, il s’agit d’une pratique qui, de surcroît, s’inscrit dans la législation.
319.  Il invoque l’article 13 à l’appui de ses allégations selon lesquelles les Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre se voient refuser toute possibilité de contester les atteintes à leurs droits, y compris celles commises par des particuliers avec le consentement ou le soutien des autorités de la « RTCN ».
320.  Il ne conteste pas le constat de violation de l’article 13 émis par la Commission en ce qui concerne les ingérences des autorités de la « RTCN » dans les droits des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre au titre des articles 3, 8, 9 et 10 de la Convention et des articles 1 et 2 du Protocole n° 1.
321.  Toutefois, pour le gouvernement requérant, la Commission a versé dans l’erreur en concluant à la non-violation de l’article 13 s’agissant des atteintes de particuliers aux droits des Chypriotes grecs enclavés au respect de leur domicile (article 8) et de leurs biens (article 1 du Protocole n° 1). Il souligne que ces conclusions ne tiennent pas compte, d’une part, de la non-conformité des juridictions de la « RTCN » aux exigences de l’article 6 de la Convention (paragraphes 83-85 ci-dessus) et, d’autre part, du critère de la preuve à appliquer pour établir l’existence d’une pratique administrative de violation des droits énoncés dans la Convention (paragraphe 114 ci-dessus). Sur ce dernier point, il affirme que la Commission s’est attachée à tort à rechercher si les personnes lésées disposaient de recours effectifs devant les juridictions de la « RTCN » au lieu d’examiner si elle possédait des « preuves suffisantes » démontrant que, systématiquement, les actes criminels dirigés contre la population concernée ne faisaient l’objet d’aucune instruction – ce qui était manifestement le cas. Le gouvernement requérant prétend que la Commission a en particulier omis de considérer que l’absence de recours effectifs, imputable à l’Etat défendeur, résulte de la tolérance par les autorités d’actes criminels répétés contre le domicile et les biens de la population chypriote grecque. Selon lui, l’on ne saurait exciper de l’hypothèse erronée que les juridictions de la « RTCN » offrent des recours pour justifier cette omission.
C’est pourquoi le gouvernement requérant invite la Cour à dire qu’il y a eu aussi un manquement à l’article 13 de la Convention à raison des troubles de la possession et des dommages aux biens occasionnés par des particuliers et des ingérences commises par ces mêmes personnes dans le droit des Chypriotes grecs au respect de leur domicile.
322.  La Commission a rappelé sa conclusion relative au grief tiré de l’article 6 de la Convention (paragraphes 230-232 ci-dessus) ainsi que sa décision d’examiner, au regard de l’ancien article 26, la question de l’existence d’un recours effectif concernant les différentes allégations du gouvernement requérant (paragraphes 86-88 ci-dessus). Elle a alors conclu qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 13 quant aux ingérences de particuliers dans les droits des Chypriotes grecs vivant dans le Nord au titre des articles 8 de la Convention et 1 du Protocole n° 1, mais qu’il y avait eu violation de cette disposition à raison des ingérences des autorités dans l’exercice des droits garantis par les articles 3, 8, 9 et 10 de la Convention et 1 et 2 du Protocole n° 1.
323.  La Cour souscrit à la conclusion de la Commission. Elle rappelle que, pour les diverses allégations formulées par le gouvernement requérant, elle a examiné si les personnes concernées avaient disposé de recours existant à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, et si des circonstances particulières dispensaient les intéressés de les épuiser (paragraphe 99 ci-dessus). Ce faisant, la Cour a tenu compte de la charge de la preuve et de sa répartition entre les parties en matière d’épuisement (paragraphe 116 ci-dessus). En l’absence du gouvernement défendeur dans la procédure devant elle, la Cour a notamment pris en considération les preuves écrites et orales présentées en l’espèce et a tenu dûment compte des observations du gouvernement requérant soulignant des points et des éléments sur lesquels il est en désaccord avec les conclusions de la Commission, en particulier l’existence de recours internes.
324.  Malgré les objections du gouvernement requérant à certaines conclusions de la Commission, les éléments du dossier amènent la Cour à réaffirmer ses conclusions précédentes, lesquelles, rappelle-t-elle, sont conformes à celles de la Commission. Elles sont résumées ci-après.
Premièrement, la Cour estime qu’aucune violation de l’article 13 de la Convention n’est établie quant aux ingérences de particuliers dans les droits des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre au titre des articles 8 de la Convention et 1 du Protocole n° 1. A cet égard, elle réitère que les éléments de preuve n’indiquent pas qu’il existait, au cours de la période à l’étude, une pratique administrative de la part des autorités de la « RTCN » consistant à tolérer les actes criminels dirigés contre le domicile et les biens de la population chypriote grecque enclavée ; il n’a pas non plus été démontré au niveau de preuve requis qu’il existait une pratique administrative consistant à refuser aux personnes lésées l’accès à un tribunal devant lequel revendiquer des droits à cet égard. Devant la Commission, le gouvernement défendeur a présenté des éléments à l’appui de son allégation selon laquelle il existait des recours et a souligné que des justiciables chypriotes grecs avaient obtenu gain de cause dans un certain nombre d’actions. Tout en relevant que ni l’article 6 ni l’article 13 de la Convention ne garantissent une issue favorable à un requérant dans une procédure judiciaire, la Cour estime que le gouvernement requérant n’a pas réfuté les éléments soumis à la Commission indiquant que les Chypriotes grecs lésés avaient accès aux juridictions locales pour y intenter des actions au civil contre les auteurs d’actes illicites.
Deuxièmement, elle conclut à la violation de l’article 13 de la Convention quant aux ingérences des autorités dans les droits des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre au titre des articles 3, 8, 9 et 10 de la Convention et 1 et 2 du Protocole n° 1. Ces ingérences relevant d’une pratique administrative de violation des droits en question, les personnes lésées ne disposent d’aucun recours ou d’aucun recours effectif.
VI.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DU DROIT DES CHYPRIOTES GRECS DÉPLACÉS À TENIR DES ÉLECTIONS
325.  Devant la Commission, le gouvernement requérant a allégué la violation de l’article 3 du Protocole n° 1 en ce que les Chypriotes grecs déplacés ne pouvaient jouir effectivement du droit d’élire librement des représentants au sein du corps législatif de Chypre pour le territoire occupé. Le gouvernement requérant n’a pas maintenu ce grief devant la Cour, que ce soit dans son mémoire ou à l’audience.
326.  Tout en constatant que la Commission n’a pas conclu, sur le fond, à la violation de la disposition en question, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner le grief, étant donné que le gouvernement requérant ne le réitère pas.
327.  Partant, la Cour conclut qu’il ne s’impose pas d’examiner d’office si les faits révèlent une violation de l’article 3 du Protocole n° 1.
VII.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES DROITS DES CHYPRIOTES TURCS, Y COMPRIS LES MEMBRES DE LA COMMUNAUTÉ TSIGANE, INSTALLÉS DANS LE NORD DE CHYPRE
328.  Le gouvernement requérant allègue que les opposants chypriotes turcs au régime de la « RTCN » et les membres de la communauté tsigane qui résident dans le nord de Chypre sont victimes de graves violations des droits protégés par la Convention. Il prétend que ces violations participent d’une pratique administrative et qu’il n’existe aucun recours effectif pour obtenir réparation à cet égard.
329.  Il invoque les articles 3, 5, 6, 8, 10, 11, 13 et 14 de la Convention et les articles 1 et 2 du Protocole n° 1, en distinguant, le cas échéant, les allégations relatives aux Chypriotes turcs de celles concernant la communauté tsigane.
A.  Objet des griefs devant la Cour
1.  Thèse du gouvernement requérant
330.  Selon le gouvernement requérant, la Commission a exclu à tort de son examen au fond plusieurs plaintes essentielles au motif qu’elles n’avaient pas été formulées expressément au stade de la recevabilité et que la substance de ces griefs n’entrait donc pas dans le cadre de sa décision sur la recevabilité. Les griefs en question portaient notamment sur la discrimination systématique et le traitement dégradant, contraires à l’article 3, que subissait la communauté tsigane ; le traitement dégradant des Chypriotes turcs, y compris l’arrestation et la détention d’opposants politiques et de personnes qui avaient demandé l’asile au Royaume-Uni en raison de violations des droits de l’homme, au mépris de l’article 3 ; l’octroi d’une large compétence aux juridictions militaires pour juger des civils, contrairement à l’article 6 ; et les violations du droit des Chypriotes turcs d’origine au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile résultant d’une politique d’installation et de colonisation massive par des Turcs de Turquie, au mépris de l’article 8.
331.  Le gouvernement requérant conteste l’interprétation par la Commission de la décision sur la recevabilité et, en particulier, le point de vue selon lequel les griefs susmentionnés n’ont été développés qu’au stade de l’examen au fond. Il affirme que l’ensemble des questions ci-dessus avaient été exposées, que ce soit explicitement ou comme conséquence logique, en tant que griefs au stade de la recevabilité. Selon lui, les éléments de preuve produits au stade de l’examen au fond ne soulevaient pas de questions nouvelles mais avaient trait aux questions ou chefs de plainte déjà présentés. A l’appui de sa thèse, il fait valoir que le gouvernement défendeur a répondu à ces griefs dans ses observations du 7 novembre 1997 et que la Commission lui a imparti un délai jusqu’au 27 août 1998 pour soumettre des observations complémentaires en réponse à celles de Chypre datées du 1er juin 1998. Le gouvernement requérant ajoute que la Commission elle-même a défini l’objet des griefs à examiner dans le mandat qu’elle avait conféré à ses délégués le 15 septembre 1997. Il soutient que l’ensemble de ses griefs entraient dans ce cadre.
2.  Réponse de la Cour
332.  La Cour constate que la Commission a déclaré recevables les griefs présentés par le gouvernement requérant sur le terrain des articles 5, 6, 10, 11 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1 s’agissant des Chypriotes turcs. Ont également été déclarés recevables les griefs tirés des articles 3, 5 et 8 de la Convention concernant le traitement des Tsiganes chypriotes turcs ayant demandé l’asile au Royaume-Uni. La Cour relève que, pour l’ensemble de ces griefs, le gouvernement requérant s’est fondé sur une série de faits spécifiques pour étayer ses allégations. Au stade du fond, il a soumis d’autres éléments qui, selon lui, devaient préciser les faits initialement invoqués à l’appui des griefs déclarés recevables. Toutefois, la Commission y a vu l’introduction de nouveaux griefs qui n’avaient pas été examinés au stade de la recevabilité. Pour cette raison, elle a estimé ne pas pouvoir connaître de questions qu’elle a considérées être des « griefs supplémentaires ». La Cour constate que les griefs désormais soulevés par le gouvernement requérant entrent dans cette catégorie.
333.  La Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de l’avis de la Commission sur l’objet de la décision sur la recevabilité. Elle constate à cet égard que la Commission a procédé à un examen approfondi des éléments soumis par le gouvernement requérant après le stade de la recevabilité et qu’elle a tenu à ne pas exclure d’autres allégations de faits pouvant raisonnablement passer pour entrer par essence dans sa décision sur la recevabilité. Aussi la Commission a-t-elle à juste titre rattaché les observations présentées par le gouvernement requérant après le stade de la recevabilité sur divers aspects du traitement que subiraient les opposants politiques au grief qu’elle avait déclaré recevable sur le terrain de l’article 5 de la Convention quant à la violation du droit à la sûreté. Dans le même esprit, la Cour considère en outre que la Commission était fondée à rejeter les griefs qu’elle a manifestement jugés nouveaux, par exemple ceux ayant trait aux conséquences de la politique de l’Etat défendeur à l’égard des colons sur le droit des Chypriotes turcs d’origine au respect de leur vie privée.
334.  La Cour rappelle qu’une décision de recevabilité rendue par la Commission fixe l’objet du litige déféré à la Cour. C’est seulement à l’intérieur du cadre ainsi tracé que celle-ci, une fois régulièrement saisie, peut connaître de toutes les questions de fait ou de droit surgissant au cours de l’instance (arrêt Irlande c. Royaume-Uni précité, p. 63, § 157, et arrêt Philis c. Grèce du 27 août 1991, série A n° 209, p. 19, § 56). Par conséquent, ce sont les faits déclarés recevables par la Commission qui déterminent la compétence de la Cour (voir, par exemple, l’arrêt Guerra et autres c. Italie du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 223, § 44). Si la Cour est habilitée à donner à ces faits une qualification juridique différente de celle attribuée dans la procédure devant la Commission, sa compétence ne saurait s’étendre à l’examen de nouveaux griefs qui n’ont pas été étayés par des faits au stade de la recevabilité (arrêt Findlay c. Royaume-Uni du 25 février 1997, Recueil 1997-I, pp. 277-278, § 63). La Cour n’est pas non plus convaincue par l’argument du gouvernement requérant selon lequel les chefs de plainte exposés dans sa requête initiale étaient étroitement liés à ceux qui ont été invoqués au stade du fond mais que la Commission a rejetés.
335.  Par ces motifs, et au égard aux faits et chefs de plainte présentés par le gouvernement requérant au stade de la recevabilité, la Cour confirme l’avis de la Commission quant à l’objet de sa décision sur la recevabilité. C’est pourquoi elle n’examinera aucun grief que cette dernière a estimé ne pas relever de cette décision.
B.  Etablissement des faits
1.  Thèse du gouvernement requérant
336.  Le gouvernement requérant affirme que la Commission a appliqué un critère juridique erroné pour se prononcer sur l’existence d’une pratique administrative de violation de la Convention. A ce propos, il rappelle les constats de la Commission selon lesquels il n’a pas été établi « au-delà de tout doute raisonnable », premièrement, qu’il y avait de la part des autorités et des tribunaux de la « RTCN » une pratique consistant à refuser toute protection juridique aux opposants politiques, deuxièmement, que le traitement discriminatoire de la communauté tsigane ou le déni de toute protection juridique à celle-ci relevaient d’une pratique et, troisièmement, qu’il existait une pratique consistant à tolérer des atteintes aux biens des Chypriotes turcs par des actes criminels ou à refuser à ces personnes toute protection juridique.
337.  A ce sujet, le gouvernement requérant soutient qu’il suffit, au regard de la Convention, d’établir l’existence d’une pratique par des « preuves suffisantes », lesquelles avaient, selon lui, manifestement été fournies quant à ces trois allégations.
338.  Quant à l’appréciation des éléments de preuve par la Commission, le gouvernement requérant prétend que la valeur de certains des constats de non-violation formulés par celle-ci se trouve affaiblie du fait des limites imposées par les délégués de la Commission au nombre de témoins pouvant être entendus et des conclusions qu’elle a tirées de la crédibilité des témoins qui ont effectivement déposé.
2.  Réponse de la Cour
339.  La Cour réitère d’emblée sa conclusion antérieure selon laquelle les limites fixées par les délégués de la Commission au nombre des témoins pouvant être entendus à l’appui de la thèse du gouvernement requérant n’ont pas porté atteinte au principe de l’égalité des armes entre les parties (paragraphe 110 ci-dessus). Selon le gouvernement requérant, en refusant d’entendre d’autres témoins, les délégués de la Commission se sont privés de la possibilité de s’informer pleinement du poids des éléments de preuve contre l’Etat défendeur. Toutefois, de l’avis de la Cour, la décision des délégués pouvait dûment se justifier eu égard à leur perception de la valeur et de la suffisance des éléments dont disposait la Commission au moment de l’audition des témoins. La Cour n’aperçoit aucune raison de douter que les délégués auraient accepté d’entendre d’autres témoins s’ils avaient estimé que des témoignages supplémentaires contribueraient à étayer les faits allégués par le gouvernement requérant. De plus, il n’apparaît pas que ce dernier ait insisté pour faire entendre d’autres témoins. Les principales critiques à l’égard des dispositions prises par les délégués pour l’audition des témoins ont été émises par le gouvernement défendeur (paragraphes 109-110 ci-dessus). Il s’agit là d’un facteur à mettre dans la balance.
340.  La Cour est bien sûr consciente de ce que, contrairement à ce qu’elle a fait dans le cadre de l’enquête conduite sur la situation des Chypriotes grecs du Karpas, la Commission n’a pas pu recourir aux études circonstanciées des Nations unies pour établir les faits à l’origine de cette catégorie de griefs. La Commission s’est largement appuyée sur les dépositions des témoins qui ont comparu devant les délégués. Pour la Cour, il n’apparaît pas que l’on puisse reprocher à la Commission de s’être montrée prudente dans l’appréciation des témoignages, vu la nature des allégations formulées par les témoins cités par le gouvernement requérant, la subjectivité dont sont inévitablement empreints le témoignage de personnes qui attaquent un régime avec lequel elles sont profondément en désaccord et celui de partisans de ce régime. La Cour estime que la Commission a décidé à juste titre de fonder son évaluation essentiellement sur les points communs qui se dégageaient des dépositions des divers témoins dans leur ensemble.
Elle ne voit aucune raison de s’écarter des faits établis par la Commission (paragraphes 52-55 ci-dessus).
341.  La Cour examinera si les faits établis révèlent une violation des droits invoqués par le gouvernement requérant. Quant au critère de la preuve, elle rejette les arguments de ce dernier et appliquera celui de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ».
C.  Sur le bien-fondé des griefs du gouvernement requérant
1.  Griefs relatifs aux opposants politiques chypriotes turcs
342.  Le gouvernement requérant allègue que les opposants politiques chypriotes turcs au régime de la « RTCN » qui résident dans le nord de Chypre font l’objet d’arrestations et de détentions arbitraires, en violation de leurs droits garantis par l’article 5 de la Convention. De plus, ils sont victimes d’agressions, de menaces et de harcèlement de la part de tiers, au mépris de l’article 8 de la Convention. Invoquant l’article 10 de la Convention, le gouvernement requérant prétend en outre que les autorités ne protègent pas le droit à la liberté d’expression en ce qu’elles tolèrent les obstacles mis par des tiers à l’exercice de ce droit. Ces obstacles se manifestent, par exemple, par le refus d’un emploi aux opposants politiques ou par les menaces ou les voies de fait que ceux-ci subissent de la part de particuliers. Le gouvernement requérant soutient aussi que la politique générale de la « RTCN » en matière de liberté de circulation emporte violation du droit des opposants politiques à la liberté d’association du fait des atteintes à leur droit de se réunir avec des Chypriotes grecs et d’autres personnes à Chypre. Enfin, vu le contexte susmentionné, il affirme qu’il y a lieu de conclure que les opposants politiques au régime de la « RTCN » sont victimes de mauvais traitements ou de traitements dégradants contraires à l’article 3 de la Convention.
343.  Le gouvernement requérant déclare qu’il existe une pratique administrative de violation des droits susmentionnés protégés par la Convention, ce que confirment les nombreux témoignages recueillis par les délégués. Il fait valoir que les dépositions orales démontrent de manière générale et concordante l’existence de pratiques administratives de la part des autorités de la « RTCN » consistant à refuser de protéger les droits des opposants politiques aux partis au pouvoir, que les ingérences soient commises par des tiers ou par les autorités elles-mêmes.
344.  Par ailleurs, le gouvernement requérant estime que la Commission a conclu à tort que les victimes d’arrestations et de détentions illégales auraient dû user de la procédure d’habeas corpus. Selon lui, ce recours ne saurait passer pour effectif dans les cas de courtes gardes à vue et détentions suivies d’une libération, ce d’autant plus que les détenus n’ont pas accès à un avocat. La possibilité de se prévaloir d’un recours ne saurait pas non plus empêcher ipso facto de constater l’existence d’une pratique administrative de violation des droits garantis par la Convention. Le gouvernement requérant soutient que la Commission aurait dû centrer son attention sur la tolérance par les autorités de violations répétées des droits des opposants politiques au titre des articles 5, 8, 10 et 11 de la Convention. D’après lui, la pratique alléguée découle de cette situation et non de l’absence de recours judiciaires.
345.  La Commission a conclu qu’il n’y avait pas eu violation des droits invoqués par le gouvernement requérant pour défaut de protection de ces droits. Elle a observé que l’on ne saurait exclure qu’il y ait eu dans tel ou tel cas des atteintes de la part des autorités aux droits des Chypriotes turcs du fait de leur opposition politique aux partis au pouvoir dans le nord de Chypre. Toutefois, elle a constaté également que les intéressés n’avaient pas tenté de faire redresser leurs griefs, par exemple en usant du recours d’habeas corpus pour contester la légalité de leur arrestation ou détention. Pour la Commission, il n’a pas été démontré au-delà de tout doute raisonnable que toutes les voies de recours auraient été inopérantes.
346.  La Cour se rallie à la conclusion de la Commission. Sa propre appréciation des éléments de preuve l’amène à croire qu’il a pu y avoir dans certains cas des ingérences dans les droits des opposants politiques. Cependant, elle ne saurait conclure sur la base de ces éléments de preuve qu’il existait, au cours de la période à l’étude, une pratique administrative consistant à juguler toute opposition dirigée contre les partis au pouvoir en « RTCN » ou une politique officielle de tolérance des atteintes commises par des sympathisants de la « RTCN » aux droits invoqués par le gouvernement requérant. La Cour doit tenir compte du fait que les griefs du gouvernement requérant s’inscrivent dans un contexte politique fragile soutenu par une forte présence militaire turque et caractérisé par des rivalités sociales entre les colons turcs et la population autochtone. Pareil climat engendre des tensions et, malheureusement, des actes de la part des agents de la « RTCN » qui, dans certains cas, portent atteinte aux droits énoncés dans la Convention. La Cour estime néanmoins que ni les éléments de preuve produits par le gouvernement requérant devant la Commission ni les critiques de celui-ci au sujet de l’appréciation par la Commission de ces éléments ne permettent de contester la conclusion selon laquelle l’existence de la pratique alléguée durant la période considérée n’a pas été établie au-delà de tout doute raisonnable.
347.  En outre, la Cour constate que, d’après la Commission, les particuliers lésés n’avaient pas éprouvé l’efficacité des recours disponibles dans le cadre du système judiciaire de la « RTCN » pour obtenir le redressement de leurs griefs. Pour sa part, la Cour estime que, dans ses observations à la Commission, le gouvernement défendeur a établi le bien-fondé de son argument selon lequel il existait des recours, notamment la procédure d’habeas corpus. Elle n’est pas convaincue, au vu des preuves en sa possession, qu’il ait été démontré que ces recours n’étaient ni adéquats ni effectifs quant aux faits dénoncés ou que des circonstances particulières dispensaient les intéressés de l’obligation de les exercer. En particulier, comme elle l’a constaté précédemment, les preuves ne démontrent pas de manière convaincante l’existence de la part des autorités de la « RTCN » d’une pratique administrative consistant à demeurer totalement passives face à des allégations sérieuses selon lesquelles des agents de l’Etat ou des particuliers jouissant de l’impunité ont commis des fautes ou causé un préjudice (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Akdivar et autres précité, p. 1211, § 68, et le paragraphe 115 ci-dessus, in fine).
348.  Eu égard aux considérations ci-dessus, la Cour ne juge pas établi qu’il existait, au cours de la période considérée, une pratique administrative de violation des droits des opposants chypriotes turcs au régime en place dans le nord de Chypre au titre des articles 3, 5, 8, 10 et 11 de la Convention, notamment à raison d’une pratique alléguée consistant à ne pas protéger les droits des intéressés consacrés par ces dispositions.
2.  Griefs relatifs à la communauté tsigane chypriote turque
349.  Le gouvernement requérant affirme que la communauté tsigane vivant dans le nord de Chypre est soumise à un traitement discriminatoire et dégradant d’une telle ampleur que de nombreux Tsiganes se voient contraints de demander l’asile politique au Royaume-Uni. Selon lui, ce traitement relève d’une pratique. Il invoque les articles 3, 5, 8 et 14 de la Convention.
350.  Il soutient que la Commission s’est trompée en concluant que les membres de la communauté tsigane en butte à des difficultés n’avaient pas épuisé les voies de recours internes. Il prétend que les témoignages recueillis par les délégués confirment que les intéressés n’ont pas les moyens d’ester en justice et qu’ils ne peuvent bénéficier de l’aide judiciaire au civil. Quoi qu’il en soit, l’allégation en question porte sur une pratique administrative continue de discrimination et de traitement dégradant visant la communauté tsigane, ce qui est étayé par de nombreuses preuves. La Commission s’est concentrée à tort sur l’accès aux recours en appliquant le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » plutôt que de s’intéresser à la question essentielle de savoir si des preuves suffisantes démontraient l’existence d’une pratique administrative de discrimination et traitement dégradant à l’encontre de cette communauté.
351.  La Commission a constaté que certains membres de la communauté tsigane avaient rencontré des difficultés pendant la période examinée. Elle a mentionné à cet égard la démolition de cabanes de la communauté tsigane près de Morphou sur les ordres des autorités locales, le refus des compagnies aériennes de transporter des Tsiganes n’ayant pas de visa et l’humiliation des enfants de cette communauté à l’école. Toutefois, elle a estimé que les personnes lésées n’avaient pas épuisé les voies de recours internes disponibles et qu’il n’avait pas été établi au-delà de tout doute raisonnable qu’il existait une pratique délibérée consistant à opérer une discrimination à l’encontre des Tsiganes ou à leur dénier toute protection contre la discrimination sociale. Partant, la Commission a conclu qu’il n’y avait pas eu violation des articles 3, 5, 8 et 14 de la Convention.
352.  La Cour observe que des membres de la communauté tsigane chypriote turque se heurtent à des difficultés avec les autorités de la « RTCN ». A ce propos, elle se réfère aux cas relevés par la Commission (paragraphe 54 ci-dessus). Toutefois, elle estime que ces cas isolés ne corroborent pas l’allégation du gouvernement requérant selon laquelle une pratique administrative de violation des droits qu’il invoque avait cours durant la période considérée. En outre, il ne semble pas que tel ou tel membre de la communauté tsigane chypriote turque prétendant avoir subi un préjudice causé par les autorités de la « RTCN » ait tenté un recours devant les tribunaux locaux, par exemple une action en dommages-intérêts pour la démolition des cabanes près de Morphou. La Cour rejette l’argument du gouvernement requérant selon lequel l’impossibilité d’obtenir l’aide judiciaire en « RTCN » pour engager une action au civil dispense les personnes lésées de l’obligation d’exercer les recours internes. A cet égard, elle note que la Convention n’impose pas aux Etats contractants l’obligation en soi de mettre en œuvre un système d’aide judiciaire en matière civile au bénéfice des justiciables indigents. Ce qui importe, c’est qu’aucune procédure judiciaire n’ait, semble-t-il, été tentée quant aux faits dénoncés par le gouvernement requérant.
353.  La Cour conclut qu’il n’est pas établi que, pendant la période à l’étude, il existait une pratique administrative de violation des droits des membres de la communauté tsigane chypriote turque au titre des articles 3, 5, 8 et 14 de la Convention, notamment à raison d’une pratique alléguée consistant à ne pas protéger les droits des intéressés garantis par ces dispositions.
3.  Violation alléguée de l’article 6 de la Convention
354.  Le gouvernement requérant dénonce une pratique administrative et législative de la part des autorités de la « RTCN » consistant à méconnaître l’article 6 de la Convention en ce qu’il est impossible de faire décider des droits et obligations de caractère civil et des accusations en matière pénale par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, au sens de cette disposition. A cet égard, il réitère son point de vue quant à l’illégalité du contexte dans lequel fonctionnent les juridictions de la « RTCN » (paragraphes 83-85 ci-dessus).
355.  En outre, le gouvernement requérant prétend que les autorités de la « RTCN » ont recours à des tribunaux militaires pour juger des civils devant répondre d’actes qualifiés d’infractions militaires. A son sens, il faut inférer de l’arrêt Incal c. Turquie rendu par la Cour le 9 juin 1998 (Recueil 1998-IV) qu’un civil jugé par une juridiction militaire est privé d’un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial. La compétence des tribunaux militaires en la matière est prévue par l’« article 156 de la Constitution de la RTCN », de sorte que leur composition ne peut être contestée. Le gouvernement requérant soutient que la Commission aurait dû constater une violation de l’article 6 du fait de l’existence d’une pratique législative de violation au lieu de s’attacher à rechercher des preuves attestant que des procédures spécifiques impliquant des civils se sont déroulées devant des juridictions militaires. A l’encontre de la conclusion de la Commission sur ce point, il souligne de surcroît que les éléments produits devant celle-ci fournissaient des exemples concrets de civils ayant été jugés et condamnés par des tribunaux militaires. Malheureusement, la Commission n’a pas tenu compte de ces éléments dans son appréciation.
356.  La Commission n’a pas estimé établi au vu des faits que des civils aient été jugés par les tribunaux militaires durant la période considérée. Dès lors, elle a conclu à la non-violation de l’article 6 de la Convention.
357.  La Cour estime qu’elle ne doit pas nécessairement être convaincue, au vu des éléments de preuve, de l’existence d’une pratique administrative consistant à traduire des civils devant les tribunaux militaires en « RTCN ». Elle relève que le gouvernement requérant dénonce une pratique législative de violation de l’article 6, eu égard aux termes explicites de l’« article 156 de la Constitution de la RTCN » et du « décret sur les zones militaires interdites » (paragraphe 355 ci-dessus). A ce propos, elle rappelle que, dans son arrêt Irlande c. Royaume-Uni, elle a estimé qu’à la différence de personnes physiques un Etat contractant avait qualité pour combattre in abstracto une législation sur le terrain de la Convention, l’ancien article 24 (article 33 actuel) habilitant chacun des Etats contractants à saisir la Commission de tout manquement à l’une quelconque des dispositions de la Convention et de ses Protocoles qu’il croira pouvoir être imputé à un autre Etat contractant (arrêt Irlande c. Royaume-Uni précité, p. 91, § 240). Dans le même arrêt, la Cour a constaté qu’une législation entraînait par sa seule existence pareil « manquement » si elle introduisait, commandait ou autorisait des mesures incompatibles avec les droits et libertés protégés. En outre, elle a déclaré qu’un manquement de ce genre ne pouvait être découvert que si la législation attaquée en vertu de l’ancien article 24 (article 33 actuel) usait de termes assez clairs et précis pour le révéler d’emblée ; dans le cas contraire, il y avait lieu de statuer en fonction de la manière dont l’Etat défendeur interprétait et appliquait in concreto le ou les textes incriminés (ibidem).
358.  L’examen in abstracto de la « disposition constitutionnelle » et du « décret sur les zones militaires interdites » litigieux amène la Cour à conclure que ces textes introduisent et autorisent manifestement les procès de civils devant les tribunaux militaires. Nul doute que ces tribunaux sont entachés du même manque d’indépendance et d’impartialité que celui qui a été mis en évidence dans l’arrêt Incal c. Turquie relativement aux cours de sûreté de l’Etat instaurées en Turquie par l’Etat défendeur (loc. cit., pp. 1572-1573, §§ 70-72), compte tenu en particulier des liens structurels étroits entre le pouvoir exécutif et les militaires siégeant au sein des juridictions militaires de la « RTCN ». Pour la Cour, les civils traduits devant ces tribunaux en « RTCN » pour des actes qualifiés d’infractions militaires pouvaient légitimement éprouver des doutes quant à l’indépendance et l’impartialité de ces tribunaux.
359.  Pour les raisons qui précèdent, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention du fait d’une pratique législative autorisant les tribunaux militaires à juger des civils.
4.  Violation alléguée de l’article 10 de la Convention
360.  Devant la Commission, le gouvernement requérant a allégué la violation du droit des Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre de recevoir des informations en raison de l’interdiction frappant la diffusion de journaux en langue grecque. Il n’a repris ce grief ni dans son mémoire ni à l’audience.
361.  A propos d’un grief analogue soulevé dans le contexte des conditions de vie des Chypriotes grecs du Karpas, la Commission a estimé que les restrictions alléguées à la diffusion de la presse en langue grecque dans le nord de Chypre n’étaient pas établies.
362.  La Cour souscrit à la conclusion de la Commission, laquelle, relève-t-elle, concorde avec celle qu’elle a formulée sur la base des éléments de preuve relatifs à l’atteinte alléguée à l’article 10 dans le chef de la population chypriote grecque enclavée (paragraphes 253-254 ci-dessus).
363.  Partant, la Cour conclut que n’est établie aucune violation de l’article 10 de la Convention à raison des restrictions alléguées du droit des Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre de recevoir des informations par la presse en langue grecque.
5.  Violation alléguée de l’article 11 de la Convention
364.  Le gouvernement requérant déclare que la politique générale de la « RTCN » en matière de liberté de circulation se traduit depuis 1974 par une pratique administrative d’ingérence dans le droit des Chypriotes turcs vivant dans le Nord de rencontrer des Chypriotes grecs et d’autres personnes vivant à Chypre ou de se réunir avec eux, en particulier dans la zone tampon des Nations unies et dans la zone contrôlée par le gouvernement.
365.  Il met en évidence plusieurs cas où des restrictions arbitraires ont été imposées à des personnes souhaitant participer à des réunions bicommunautaires, y compris à des manifestations sportives et musicales. En outre, il souligne que le gouvernement défendeur lui-même, dans ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de ce grief, a fourni à la Commission des éléments de preuve de l’existence d’une pratique administrative qui a consisté à imposer, sans discontinuer, de 1994 à 1996, des restrictions au droit des Chypriotes turcs de se rendre dans le Sud. Il rappelle qu’il s’agit de la période considérée.
366.  Le gouvernement requérant reconnaît que le grief initialement formulé devant la Commission faisait état d’une pratique administrative d’ingérence dans le droit des Chypriotes turcs vivant dans le Nord à la liberté d’association. Il invite la Cour à examiner également le grief sous l’angle décrit ci-dessus. Quant aux restrictions frappant la liberté d’association, il affirme que les dépositions recueillies par les délégués révèlent clairement une violation de ce droit. A l’appui de cette allégation, il observe en outre que les « articles 12 et 71 de la Constitution de la RTCN » interdisent la création d’associations visant à défendre les intérêts de minorités. A son sens, l’existence d’une telle interdiction doit en soi être considérée comme contraire à l’article 11 de la Convention.
367.  La Commission a constaté qu’on ne lui avait signalé aucun élément attestant de ce que les autorités aient entravé, pendant la période examinée, des tentatives faites par des Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre pour constituer des associations avec des Chypriotes grecs se trouvant dans les parties nord et sud de l’île. De ce fait, elle a estimé que ce grief n’était pas fondé.
368.  Quant aux obstacles mis à la participation de Chypriotes turcs à des manifestations bicommunautaires, la Commission a noté que les documents pertinents des Nations unies indiquaient que des restrictions avaient été apportées à la tenue de réunions intercommunautaires à partir du deuxième semestre de 1996. De l’avis de la Commission, tout grief à cet égard portait sur des faits distincts postérieurs à la date de la décision sur la recevabilité et ne pouvait donc être retenu.
369.  La Cour rappelle qu’elle a accepté les faits tels qu’ils ont été établis par la Commission (paragraphes 339-340 ci-dessus). Vu les éléments de preuve en sa possession, elle n’estime pas qu’il existait, durant la période en question, une pratique administrative consistant à entraver l’ensemble des contacts bicommunautaires entre les Chypriotes turcs vivant dans le Nord et les Chypriotes grecs installés dans le Sud. Elle constate que les autorités de la « RTCN » ont adopté une politique bien plus rigoureuse à propos de ces contacts après le deuxième semestre de 1996 et sont même allées jusqu’à les interdire. Toutefois, comme l’a relevé la Commission, les violations alléguées des droits protégés par la Convention survenues au cours de cette période échappaient à l’objet de la décision sur la recevabilité (paragraphe 368 ci-dessus).
370.  Quant à l’atteinte alléguée au droit à la liberté d’association des Chypriotes turcs vivant dans le Nord, la Cour observe que la Commission a conclu, au vu des éléments de preuve, que les autorités de la « RTCN » n’avaient pas tenté d’empêcher la création d’associations bicommunautaires dans le nord de Chypre. En l’absence de preuves concrètes du contraire, et eu égard au niveau de preuve requis pour établir l’existence d’une pratique administrative de violation d’un droit garanti par la Convention, la Cour conclut qu’il n’y a pas non plus eu violation de l’article 11 sous cet angle.
371.  Dès lors, la Cour ne juge pas établie l’existence d’une pratique administrative de violation du droit à la liberté d’association ou de réunion consacré par l’article 11 de la Convention pour ce qui concerne les Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre.
6.  Violation alléguée de l’article 1 du Protocole n° 1
372.  Devant la Commission, le gouvernement requérant a dénoncé une violation continue de l’article 1 du Protocole n° 1, premièrement, du fait que les autorités de la « RTCN » interdisaient aux Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre d’accéder à leurs biens sis dans le Sud et, deuxièmement, à raison de la tolérance manifestée par ces mêmes autorités à l’égard d’infractions perpétrées par des particuliers contre les biens des Chypriotes turcs.
373.  Devant la Cour, le gouvernement requérant affirme que la Commission a conclu à tort, quant au second grief, que l’existence d’une pratique administrative de la part des autorités de la « RTCN » consistant à tolérer systématiquement des atteintes de particuliers aux biens des Chypriotes turcs n’avait pas été démontrée. Il n’a réitéré le premier grief ni dans son mémoire ni à l’audience.
374.  La Commission a noté qu’on ne lui avait signalé aucun cas où, pendant la période considérée, des Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre aient tenté d’accéder à leurs biens dans le Sud et en aient été empêchés. Dès lors, elle a rejeté ce grief pour défaut de fondement. Pour ce qui est de l’allégation d’atteintes illégales aux biens des Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre perpétrées par des particuliers, la Commission a estimé, premièrement, que des voies de recours suffisantes permettaient d’obtenir réparation et, deuxièmement, que l’existence d’une pratique administrative consistant à tolérer pareilles atteintes n’était pas établie.
375.  La Cour fait sienne la conclusion de la Commission. En premier lieu, elle relève que le gouvernement requérant ne développe pas la thèse dont il a tenté d’établir le bien-fondé devant la Commission, à savoir que les autorités de la « RTCN » empêchaient les Chypriotes turcs de regagner leur domicile dans le Sud. Aucun autre élément n’a été produit devant la Cour indiquant que pendant la période considérée des Chypriotes turcs vivant dans le Nord aient été empêchés d’accéder à leurs biens dans le Sud du fait des restrictions imposées par la « RTCN » à la liberté de circulation.
376.  En second lieu, quant aux atteintes aux biens des Chypriotes turcs qui seraient dues à des particuliers, la Cour estime que les éléments invoqués par le gouvernement requérant ne corroborent pas son allégation selon laquelle les autorités de la « RTCN » tolèrent, encouragent ou d’une quelconque façon approuvent cette forme de criminalité. Au vu des éléments de preuve, la Cour reconnaît que l’on ne saurait exclure que de tels incidents se soient produits. Toutefois, ces éléments n’étayent pas l’existence d’une pratique administrative de violation de l’article 1 du Protocole n° 1.
377.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que n’est établie aucune violation de l’article 1 du Protocole n° 1 à raison d’une pratique administrative alléguée de violation de cette disposition, notamment faute d’assurer le respect, en ce qui concerne les Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre, de leurs biens sis dans le Sud.
7.  Violation alléguée de l’article 13 de la Convention
378.  Le gouvernement requérant réfute la conclusion de la Commission selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention en ce que les Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre ne disposeraient pas de recours effectifs. Il réitère son point de vue (paragraphes 83-85 ci-dessus) d’après lequel les recours judiciaires censés s’offrir ne satisfont pas aux exigences fondamentales de l’article 6 et, en conséquence, ne sauraient passer pour « effectifs » au sens de l’article 13.
379.  En outre, il réaffirme que, selon lui (paragraphes 336-337 ci-dessus), la Commission s’est fondée à tort sur le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » pour se prononcer sur l’existence d’une pratique administrative consistant à refuser des recours judiciaires à certaines catégories de personnes. Si la Commission avait appliqué le bon critère, c’est-à-dire celui de la « preuve suffisante », une autre conclusion se serait imposée à elle.
380.  Pour les raisons susmentionnées, le gouvernement requérant invite la Cour à s’écarter de la conclusion de la Commission et à dire que l’Etat défendeur suit une pratique administrative et législative consistant à enfreindre l’article 13 car il manque à l’obligation de fournir à la communauté tsigane et aux opposants à la politique menée par la Turquie à Chypre un recours effectif devant une instance nationale.
381.  La Commission a estimé que, de manière générale, les recours offerts par l’ordre juridique de la « RTCN » semblaient suffire pour fournir aux intéressés un redressement de toute violation alléguée des droits garantis par la Convention, et que le gouvernement requérant n’avait pas étayé son allégation relative à l’existence d’une pratique de violation de l’article 13. Elle a donc conclu à la non-violation de l’article 13 pendant la période considérée.
382.  Quant aux allégations se rapportant aux opposants politiques (paragraphes 342-344 ci-dessus) et à la communauté tsigane (paragraphes 349-350 ci-dessus), la Cour rappelle qu’elle a estimé que le gouvernement requérant n’avait pas réussi à réfuter, dans la procédure devant la Commission, les arguments du gouvernement défendeur selon lesquels l’ordre juridique de la « RTCN » offrait des recours aux personnes lésées. Elle n’a pas eu la conviction que toute tentative de se prévaloir d’un recours fût vouée à l’échec. De ce fait, la Cour ne saurait accepter l’allégation du gouvernement requérant quant à l’existence d’une pratique administrative consistant à refuser tout recours aux intéressés, au mépris de l’article 13 de la Convention. L’on ne saurait dire que les éléments de preuve dont dispose la Cour à cet égard établissent au-delà de tout doute raisonnable l’existence d’une telle pratique.
383.  Partant, la Cour conclut que n’est établie aucune violation de l’article 13 de la Convention à raison d’une pratique administrative consistant à ne pas offrir de recours effectifs aux Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre.
VIII.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 1, 17, 18 ET DE L’ANCIEN ARTICLE 32 § 4 DE LA CONVENTION
384.  Le gouvernement requérant invite la Cour à conclure à la violation des articles 1, 17, 18 et de l’ancien article 32 § 4 de la Convention. L’article 1 se lit ainsi :
« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention : »
L’ancien article 32 § 4 de la Convention énonçait :
« Les Hautes Parties Contractantes s’engagent à considérer comme obligatoire pour elles toute décision que le Comité des Ministres peut prendre en application des paragraphes précédents. »
385.  Eu égard aux violations généralisées et massives de la Convention commises par l’Etat défendeur, le gouvernement requérant soutient que la Cour doit en l’espèce conclure à la violation de l’article 1.
386.  Par ailleurs, il affirme que les faits révèlent que l’Etat défendeur a en réalité la mainmise sur les biens chypriotes grecs sis dans le Nord en application d’une politique de nettoyage ethnique. Le programme de relogement mis en œuvre par l’Etat défendeur est un autre exemple manifeste de cette politique. Cet Etat a toutefois tenté de dissimuler son véritable but en invoquant les restrictions autorisées par les articles 8 § 2 de la Convention et 1 du Protocole n° 1. Selon le gouvernement requérant, il y a lieu de considérer en l’occurrence que l’Etat défendeur a enfreint les articles 17 et 18 de la Convention.
387.  Enfin, le gouvernement requérant fait valoir que l’Etat défendeur n’a pas mis un terme aux violations de la Convention constatées par la Commission dans son rapport de 1976, ainsi que l’avait demandé le Comité des Ministres dans sa décision du 21 octobre 1977 (paragraphe 17 ci-dessus). Il déclare que la Cour doit prendre acte de toute violation continue de la Convention qu’elle constatera avoir perduré après cette décision. De plus, toujours selon lui, la Cour doit considérer comme un autre facteur aggravant le fait que les violations de la Convention se soient poursuivies pendant plus de vingt ans et que, après la décision du Comité des Ministres, la politique officielle de l’Etat défendeur ait directement donné lieu à des violations.
388.  La Cour estime qu’il ne s’impose pas en l’occurrence d’examiner ces griefs séparément. Quant aux allégations du gouvernement requérant sur le terrain des articles 17 et 18, elle rappelle en outre qu’elle est parvenue à la même conclusion s’agissant de griefs analogues relatifs aux ingérences dans les droits des Chypriotes grecs déplacés au respect de leurs biens (paragraphe 206 ci-dessus).
PAR CES MOTIFS, LA COUR
I.  QUESTIONS PRÉLIMINAIRES
1.  Dit, à l’unanimité, qu’elle a compétence pour connaître des questions préliminaires soulevées dans la procédure devant la Commission (paragraphes 56-58) ;
2.  Dit, à l’unanimité, que le gouvernement requérant a qualité pour soumettre la requête (paragraphe 62) ;
3.  Dit, à l’unanimité, que le gouvernement requérant a un intérêt juridique légitime à ce qu’elle statue sur le fond de la requête (paragraphe 68) ;
4.  Dit, par seize voix contre une, que les faits litigieux en l’espèce entrent dans la « juridiction » de la Turquie au sens de l’article 1 de la Convention et engagent donc la responsabilité de l’Etat défendeur au regard de celle-ci (paragraphe 80) ;
5.  Dit, par dix voix contre sept, qu’aux fins de l’ancien article 26 (article 35 § 1 actuel) de la Convention, les recours disponibles en « RTCN » peuvent passer pour des « recours internes » de l’Etat défendeur et qu’il y a lieu d’en évaluer le caractère effectif dans les circonstances particulières où la question se pose (paragraphe 102) ;
6.  Dit, à l’unanimité, que les situations qui ont pris fin plus de six mois avant la date d’introduction de la présente requête (le 22 mai 1994) échappent à l’examen de la Cour (paragraphe 104).
II.  VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES DROITS DES CHYPRIOTES GRECS PORTÉS DISPARUS ET DE LEUR FAMILLE
1.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention à raison de la méconnaissance alléguée d’une exigence matérielle de cette disposition dans le chef de l’une quelconque des personnes disparues (paragraphe 130) ;
2.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation continue de l’article 2 de la Convention en ce que les autorités de l’Etat défendeur n’ont pas mené d’enquête effective sur le sort des Chypriotes grecs qui ont disparu dans des circonstances mettant leur vie en danger, et sur le lieu où ils se trouvaient (paragraphe 136) ;
3.  Dit, à l’unanimité, que n’est établie aucune violation de l’article 4 de la Convention (paragraphe 141) ;
4.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation continue de l’article 5 de la Convention en ce que les autorités de l’Etat défendeur n’ont pas mené d’enquête effective sur le sort des Chypriotes grecs disparus dont on allègue de manière défendable qu’ils étaient détenus sous l’autorité de la Turquie au moment de leur disparition, et sur le lieu où ils se trouvaient (paragraphe 150) ;
5.  Dit, à l’unanimité, que n’est établie aucune violation de l’article 5 de la Convention à raison du fait que des Chypriotes grecs disparus se trouveraient réellement détenus (paragraphe 151) ;
6.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs soulevés par le gouvernement requérant sur le terrain des articles 3, 6, 8, 13, 14 et 17 de la Convention quant aux Chypriotes grecs portés disparus (paragraphe 153) ;
7.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation continue de l’article 3 de la Convention dans le chef des familles des Chypriotes grecs disparus (paragraphe 158) ;
8.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu de rechercher si les articles 8 et 10 de la Convention ont été violés dans le chef des familles des Chypriotes grecs disparus, eu égard à sa conclusion sur le terrain de l’article 3 (paragraphe 161).
III.  VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES DROITS DES PERSONNES DÉPLACÉES AU RESPECT DE LEUR DOMICILE ET AU RESPECT DE LEURS BIENS
1.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation continue de l’article 8 de la Convention en raison du refus d’autoriser les Chypriotes grecs déplacés à regagner leur domicile dans le nord de Chypre (paragraphe 175) ;
2.  Dit, à l’unanimité, qu’eu égard à son constat de violation continue de l’article 8 de la Convention, il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a également eu violation de cette disposition du fait des modifications alléguées de l’environnement démographique et culturel du domicile des Chypriotes grecs déplacés dans le nord de Chypre (paragraphe 176) ;
3.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a lieu de considérer avec les allégations du gouvernement requérant portant sur les conditions de vie des Chypriotes grecs du Karpas le grief tiré par celui-ci de l’article 8 de la Convention en ce qui concerne l’ingérence dans le droit des Chypriotes grecs déplacés au respect de leur vie familiale du fait qu’ils ne sont pas autorisés à regagner leur foyer dans le nord de Chypre (paragraphe 177) ;
4.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation continue de l’article 1 du Protocole n° 1 en ce que les Chypriotes grecs possédant des biens dans le nord de Chypre se sont vu refuser l’accès à leurs biens, la maîtrise, l’usage et la jouissance de ceux-ci ainsi que toute réparation de l’ingérence dans leur droit de propriété (paragraphe 189) ;
5.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention en ce que les Chypriotes grecs ne résidant pas dans le nord de Chypre ne disposaient d’aucun recours pour contester les atteintes à leurs droits garantis par les articles 8 de la Convention et 1 du Protocole n° 1 (paragraphe 194) ;
6.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 8 et 13 de la Convention et l’article 1 du Protocole n° 1 du fait d’un traitement discriminatoire allégué à l’encontre des Chypriotes grecs ne résidant pas dans le nord de Chypre en ce qui concerne leurs droits au respect de leur domicile, au respect de leurs biens et à un recours effectif (paragraphe 199) ;
7.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu de rechercher si la discrimination dont seraient victimes les Chypriotes grecs déplacés emporte également violation de l’article 3 de la Convention, eu égard à sa conclusion sur le terrain des articles 8, 13 et 14 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1 (paragraphe 203) ;
8.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs que le gouvernement requérant tire des articles 17 et 18 de la Convention, eu égard à ses conclusions au titre des articles 8 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1 (paragraphe 206).
IV.  VIOLATIONS ALLÉGUÉES DÉCOULANT DES CONDITIONS DE VIE DES CHYPRIOTES GRECS DANS LE NORD DE CHYPRE
1.  Dit, par seize voix contre une, que n’est établie aucune violation de l’article 2 de la Convention à raison d’une pratique alléguée consistant à refuser aux Chypriotes grecs et maronites vivant dans le nord de Chypre l’accès aux soins médicaux (paragraphe 221) ;
2.  Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 de la Convention (paragraphe 227) ;
3.  Dit, par onze voix contre six, que n’est établie aucune violation de l’article 6 de la Convention dans le chef des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre à raison d’une pratique alléguée de déni de leur droit d’obtenir qu’un tribunal indépendant et impartial décide équitablement de leurs droits et obligations de caractère civil (paragraphe 240) ;
4.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention dans le chef des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre (paragraphe 246) ;
5.  Dit, à l’unanimité, que n’est établie aucune violation de l’article 9 de la Convention pour ce qui concerne la population maronite vivant dans le nord de Chypre (paragraphe 247) ;
6.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention dans le chef des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre dans la mesure où les manuels destinés à leur école primaire ont été soumis à une censure excessive (paragraphe 254) ;
7.  Dit, à l’unanimité, que n’est établie aucune violation de l’article 11 de la Convention à raison d’une pratique alléguée consistant à dénier aux Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre le droit à la liberté d’association (paragraphe 263) ;
8.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a lieu de considérer dans le cadre de l’examen global de la question de la violation de cette disposition le grief tiré par le gouvernement requérant de l’article 8 de la Convention à raison d’une pratique alléguée de restrictions à la participation de Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre à des événements bi- ou intercommunautaires (paragraphe 262) ;
9.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation continue de l’article 1 du Protocole n° 1 dans le chef des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre en ce que, lorsqu’ils quittaient définitivement cette région, leur droit au respect de leurs biens n’était pas garanti et qu’en cas de décès les droits successoraux des parents du défunt résidant dans le Sud n’étaient pas reconnus (paragraphes 269-270) ;
10.  Dit, à l’unanimité, que n’est établie aucune violation de l’article 1 du Protocole n° 1 à raison d’une pratique alléguée consistant à ne pas protéger les biens des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre contre les ingérences de particuliers (paragraphe 272) ;
11.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 2 du Protocole n° 1 dans le chef des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre dans la mesure où ils n’ont pas bénéficié d’un enseignement secondaire approprié (paragraphe 280) ;
12.  Dit, par seize voix contre une, que, d’un point de vue global, il y a eu violation du droit des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile garanti par l’article 8 de la Convention (paragraphes 296 et 301) ;
13.  Dit, à l’unanimité, que n’est établie aucune violation de l’article 8 de la Convention à raison d’une pratique alléguée d’ingérence dans le droit des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre au respect de leur correspondance (paragraphe 298) ;
14.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief que le gouvernement requérant tire de l’article 8 de la Convention pour ce qui est des conséquences de la politique de colonisation prétendument menée par l’Etat défendeur sur l’environnement démographique et culturel du domicile des Chypriotes grecs, eu égard à l’examen d’ensemble des conditions de vie de cette population qu’elle a effectué sous l’angle de cette disposition (paragraphe 301) ;
15.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en ce que les Chypriotes grecs vivant dans la région du Karpas, dans le nord de Chypre, ont subi une discrimination s’analysant en un traitement dégradant (paragraphe 311) ;
16.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 dans le chef des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre, eu égard à sa conclusion sur le terrain de l’article 3 (paragraphe 315) ;
17.  Dit, par quatorze voix contre trois, que, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les autres dispositions pertinentes (paragraphe 317) ;
18.  Dit, par onze voix contre six, que n’est établie aucune violation de l’article 13 de la Convention à raison de l’absence alléguée de recours quant aux ingérences de particuliers dans les droits des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre au titre des articles 8 de la Convention et 1 du Protocole n° 1 (paragraphe 324) ;
19.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention du fait de l’absence, relevant d’une pratique, de recours quant aux ingérences des autorités dans les droits des Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre au titre des articles 3, 8, 9 et 10 de la Convention et 1 et 2 du Protocole n° 1 (paragraphe 324).
V.  VIOLATION ALLÉGUÉE DU DROIT DES CHYPRIOTES GRECS DÉPLACÉS À TENIR DES ÉLECTIONS
Dit, à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas d’examiner si les faits révèlent une violation du droit des Chypriotes grecs déplacés à tenir des élections libres, garanti par l’article 3 du Protocole n° 1 (paragraphe 327).
VI.  VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES DROITS DES CHYPRIOTES TURCS, Y COMPRIS LES MEMBRES DE LA COMMUNAUTÉ TSIGANE, INSTALLÉS DANS LE NORD DE CHYPRE
1.  Dit, à l’unanimité, qu’elle décline sa compétence pour examiner les aspects des griefs du gouvernement requérant sur le terrain des articles 6, 8, 10 et 11 de la Convention concernant les opposants politiques au régime en place en « RTCN » ainsi que les griefs tirés des articles 1 et 2 du Protocole n° 1 quant à la communauté tsigane chypriote turque que la Commission a estimé ne pas relever de sa décision sur la recevabilité (paragraphe 335) ;
2.  Dit, à l’unanimité, que n’est établie aucune violation des droits des opposants chypriotes turcs au régime en place dans le nord de Chypre au titre des articles 3, 5, 8, 10 et 11 de la Convention à raison d’une pratique administrative alléguée, notamment d’une pratique alléguée consistant à ne pas protéger les droits des intéressés garantis par ces dispositions (paragraphe 348) ;
3.  Dit, par seize voix contre une, que n’est établie aucune violation des droits des membres de la communauté tsigane chypriote turque au titre des articles 3, 5, 8 et 14 de la Convention à raison d’une pratique administrative alléguée, notamment d’une pratique alléguée consistant à ne pas protéger les droits des intéressés garantis par ces dispositions (paragraphe 353) ;
4.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention à raison d’une pratique législative autorisant des tribunaux militaires à juger des civils (paragraphe 359) ;
5.  Dit, à l’unanimité, que n’est établie aucune violation de l’article 10 de la Convention à raison d’une pratique alléguée consistant à imposer des restrictions au droit des Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre de recevoir des informations par la presse en langue grecque (paragraphe 363) ;
6.  Dit, à l’unanimité, que n’est établie aucune violation de l’article 11 de la Convention à raison d’une pratique alléguée d’ingérence dans le droit à la liberté d’association et de réunion des Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre (paragraphe 371) ;
7.  Dit, à l’unanimité, que n’est établie aucune violation de l’article 1 du Protocole n° 1 à raison d’une pratique administrative alléguée, notamment d’une pratique alléguée de non-respect des biens sis dans le Sud des Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre (paragraphe 377) ;
8.  Dit, par onze voix contre six, que n’est établie aucune violation de l’article 13 de la Convention à raison d’une pratique alléguée consistant à ne pas offrir de recours effectifs aux Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre (paragraphe 383).
VII.  VIOLATIONS ALLÉGUÉES D’AUTRES ARTICLES DE LA CONVENTION
Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs soulevés par le gouvernement requérant sur le terrain des articles 1, 17 et 18 et de l’ancien article 32 § 4 de la Convention (paragraphe 388).
VIII.  QUESTION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
Dit, à l’unanimité, que la question de l’éventuelle application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état et qu’elle en ajourne l’examen.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 10 mai 2001.
Luzius Wildhaber    Président   Michele de Salvia   Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion en partie dissidente de Mme Palm, à laquelle se rallient MM. Jungwiert, Levits, Panţîru, Kovler et Marcus-Helmons ;
–  opinion en partie dissidente de M. Costa ;
–  opinion en partie dissidente de M. Fuad ;
–  opinion en partie dissidente de M. Marcus-Helmons.
L.W.  M. de S.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE   DE Mme LA JUGE PALM, À LAQUELLE SE RALLIENT   MM. LES JUGES JUNGWIERT, LEVITS, PANŢÎRU   KOVLER ET MARCUS-HELMONS
(Traduction)
Tout en souscrivant à la plupart des conclusions dégagées par la Cour dans cette affaire complexe, je me sens tenue de faire part de mon désaccord au sujet d’une question fondamentale, à savoir l’importance qu’elle accorde à l’existence d’un système de recours au sein de la « RTCN ». Selon moi, la Cour fait à cet égard fausse route au point que l’ensemble de l’arrêt s’en trouve affaibli. Pour les raisons que j’expose ci-dessous, cela est d’autant plus regrettable que la Cour avait la possibilité de s’acquitter de sa tâche en évitant cette chausse-trappe tout en restant parfaitement fidèle à ses principes et à sa jurisprudence.
Dans son arrêt Loizidou c. Turquie du 18 décembre 1996 (fond) (Recueil des arrêts et décisions 1996-VI), la Cour a jugé que l’article 159 de la loi fondamentale devait passer pour dénué de validité juridique compte tenu du refus de la communauté internationale de considérer la « RTCN » comme un Etat au regard du droit international. Elle n’a pas estimé « souhaitable, encore moins nécessaire, d’énoncer (...) une théorie générale sur la légalité des actes législatifs et administratifs de la « RTCN » (p. 2231, §§ 44-45). La Cour tenait à l’évidence à limiter son raisonnement à ce qui était essentiel pour prendre sa décision dans l’affaire dont elle était saisie et à s’abstenir de s’aventurer sur le terrain particulièrement complexe et délicat de la « légalité » des actes d’un régime « hors-la-loi ». Je suis fermement convaincue qu’en l’espèce la Cour devrait tout autant veiller à ne pas élaborer une théorie générale concernant la validité et l’effectivité des recours de la « RTCN », notamment si celle-ci repose sur les remarques minimalistes formulées par la Cour internationale de justice (« CIJ ») dans son avis consultatif en l’affaire de la Namibie, que la Cour a jugé dans l’arrêt Loizidou ne pas devoir interpréter ou expliciter plus que nécessaire.
Cette attitude de retenue judiciaire en la matière s’appuie principalement sur trois considérations. Premièrement, tout examen des recours donne lieu à une difficulté évidente : l’ensemble du système judiciaire de la « RTCN » tire son autorité juridique de dispositions constitutionnelles dont la Cour ne peut admettre la validité – pour les mêmes raisons que celles qui l’empêchaient d’accepter la validité de l’article 159 dans l’affaire Loizidou – sans conférer une certaine légitimité à une entité que la communauté internationale a refusé de reconnaître. Une cour internationale ne devrait pas se considérer comme libre d’ignorer la pratique constante des Etats à cet égard ni les appels répétés de la communauté internationale en vue de ne pas permettre plus facilement à cette entité de s’affirmer comme Etat. Deuxièmement, la Cour ne saurait examiner les recours de la « RTCN » en faisant abstraction du contexte, comme s’il s’agissait d’une Partie contractante normale, pour laquelle on peut supposer que les tribunaux sont « établis par la loi » ou que les juges sont indépendants et impartiaux (en l’absence de preuve du contraire). Si elle attribue une validité juridique à des recours en justice, la Cour doit obligatoirement se prononcer sur le point de savoir si les tribunaux sont « établis par la loi » – ce qu’elle doit s’abstenir de faire si elle veut tenir compte de l’illégalité du régime de la « RTCN » et de la position déclarée de la communauté internationale. Il est vrai que la notion de tribunal « établi par la loi » est autonome. Cependant, la Cour devrait éviter de se mettre dans une situation où, pour des raisons censément louables, elle serait tentée de couvrir d’un semblant de légalité un état de choses à l’évidence illégal. Troisièmement, la Cour ne devrait jamais oublier que la Turquie elle-même ne prétend pas que les « recours » en question sont offerts par elle, puisqu’elle fait au contraire valoir dans toute cette affaire que la « RTCN » est un Etat indépendant responsable de son propre ordre juridique. La Cour se trouve donc confrontée à un paradoxe : l’Etat défendeur fait mention dans ses observations de « recours » censés appartenir à un autre ordre juridique. Le caractère artificiel de cette approche, qui traduit le fait que la « RTCN » n’a qualité ni dans la communauté internationale ni devant la Cour et n’est reconnue que par la Turquie, constitue une raison suffisante pour que la Cour se montre extrêmement prudente avant d’énoncer un principe général relatif au statut de ces « recours » au regard de la Convention.
Je reconnais naturellement que, même dans une situation d’illégalité, il est à l’évidence dans l’intérêt des habitants que soit mise en place une certaine forme de système judiciaire afin qu’une autorité puisse trancher les différends qui surgissent au quotidien. De plus, il ne faut pas exclure que les décisions de ces tribunaux, notamment en matière civile – divorce, garde, contrats, etc. – puissent être reconnues par les juridictions d’autres pays. Cela s’est d’ailleurs produit à l’occasion, surtout après que la situation d’illégalité a pris fin. Toutefois, c’est précisément en raison de l’importance de pareils arrangements pour la population locale – et si la situation permet d’y avoir recours – qu’une cour internationale ne doit procéder à l’examen de leur légalité que si cela est absolument nécessaire. Toute autre méthode risquerait au bout du compte de se révéler contraire à l’utilité de fait d’un tel système. Par exemple, un constat « d’illégalité » pourrait dissuader la population de s’adresser à de telles institutions pour le règlement des litiges. De même, en l’espèce, un constat confirmant la légalité de pareils arrangements pourrait inciter le gouvernement chypriote légitime à appeler la communauté chypriote grecque à éviter ces tribunaux afin de ne pas porter préjudice à la thèse de l’illégalité qu’il fait valoir sur le plan international. La Cour ne devrait pas supposer trop rapidement qu’elle agit au profit de la population locale lorsqu’elle se penche sur la légalité de ces arrangements.
Je tiens cependant à souligner d’emblée que ce n’est pas parce que je reconnais l’utilité d’un système judiciaire local que la Cour doit exiger des requérants de Chypre du Nord se plaignant de violations des droits de l’homme qu’ils épuisent ces voies de recours possibles – ou celles qu’elle juge effectives – avant d’être compétente pour examiner leurs griefs. La reconnaissance ponctuelle accordée par des juridictions étrangères est une chose. L’exigence d’épuisement des recours en est une autre. Demander aux personnes soumises à l’autorité de l’occupant de s’adresser aux tribunaux avant que la Cour ne puisse examiner leurs griefs de violation des droits de l’homme est à n’en pas douter irréaliste étant donné le manque de confiance, évident et compréhensible, qu’inspire un tel système d’administration de la justice.
En l’espèce, la Cour s’est imprudemment engagée sur la voie de l’élaboration d’une théorie générale sur les recours de la « RTCN » centrée sur les brèves remarques formulées par la CIJ dans son avis consultatif en l’affaire de la Namibie (paragraphes 89-102 du présent arrêt), pour dégager une conclusion générale au paragraphe 102 : « aux fins de l’ancien article 26 (...), les recours disponibles en « RTCN » doivent passer pour des « recours internes » de l’Etat défendeur ». Or cette conclusion donne lieu à deux difficultés majeures. Tout d’abord, pareille théorie n’est en l’espèce absolument pas nécessaire puisque la Cour ne rejette en fait à aucun moment un grief en vertu de l’ancien article 26 pour non-épuisement des recours internes ! Elle se borne à utiliser ces considérations indirectement lorsqu’elle évalue le caractère effectif des recours sous l’angle de l’article 13 ainsi que la question de la tolérance officielle comme un élément de la notion de pratique administrative. Le point 5 du dispositif relatif aux questions préliminaires est donc tout à la fois trop large et inutile.
Ce qui importe plus encore, une telle conclusion générale entraîne une conséquence directe : la Cour européenne des Droits de l’Homme peut reconnaître la validité juridique des décisions des tribunaux de la « RTCN » et donc, implicitement, les clauses de la Constitution instituant le système judiciaire. Pareille reconnaissance, nonobstant les affirmations constantes de la Cour en sens contraire, ne peuvent qu’affaiblir la position ferme adoptée par la communauté internationale qui, par l’intermédiaire du Conseil de sécurité des Nations unies, a déclaré que la proclamation de la « RTCN » était « juridiquement nulle » et a toujours refusé de reconnaître la « RTCN ». Elle va également à l’encontre de la position adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (paragraphe 14 de l’arrêt et paragraphes 19-23 de l’arrêt Loizidou) ainsi que des termes des diverses résolutions appelant les Etats à « ne pas encourager ni aider d’aucune manière l’entité sécessionniste susmentionnée » (voir notamment les paragraphes 20 et 23 de l’arrêt Loizidou). A mon sens, une cour internationale devrait beaucoup hésiter à adopter une position aussi contraire à la pratique internationale – surtout lorsque cela n’est absolument pas nécessaire pour trancher l’affaire dont elle est saisie. La prudence dont fait preuve la Cour au paragraphe 45 de son arrêt Loizidou montre bien la sagesse de pareille conduite.
Il reste à expliquer pourquoi il n’est pas nécessaire que la Cour se prononce sur la validité juridique des recours disponibles dans le nord de Chypre aux fins de trancher la présente affaire. Je me propose à cet égard d’examiner les griefs pour lesquels la Cour a pris en compte l’existence de recours afin de parvenir à sa conclusion, à savoir ceux tirés des articles 6 et 13 concernant la communauté chypriote grecque vivant dans le nord de Chypre (paragraphes 233-240 et 324 de l’arrêt), ceux relatifs aux opposants politiques et Tsiganes chypriotes turcs (paragraphes 342-353 de l’arrêt) et la violation alléguée de l’article 13 au sujet de ces griefs (paragraphes 378-383 de l’arrêt).
1.  Articles 6 et 13
La Cour conclut que n’est établie aucune violation de l’article 6 « à raison d’une pratique alléguée » s’agissant du grief selon lequel les Chypriotes grecs enclavés seraient privés du droit d’obtenir qu’un tribunal indépendant et impartial établi par la loi statue sur leurs droits et obligations de caractère civil (paragraphes 233-240 de l’arrêt). Ce faisant, elle se rallie à la Commission, qui conclut à partir des faits que rien, dans le cadre du système judiciaire de la « RTCN », ne permet de jeter le doute sur l’indépendance et l’impartialité des juges, et que ces tribunaux fonctionnent sur la base de la législation interne de la « RTCN ».
Sans compter les difficultés qu’entraîne la reconnaissance du cadre de la « RTCN » que j’ai déjà mentionnées, cette conclusion ne s’accorde pas avec les constats généraux de violations graves et multiples des dispositions de la Convention (articles 3, 9, 10 de la Convention et 1 et 2 du Protocole n° 1) établis par la Cour à l’égard de la communauté chypriote grecque enclavée. La Cour admet que les Chypriotes grecs enclavés sont « contrain[ts] de vivre dans un environnement hostile où [ils] ne peuvent guère mener une vie privée et familiale normale » (paragraphe 300). Elle juge aussi que cette population est victime d’un traitement discriminatoire et dégradant fondé sur l’origine ethnique, la race et la religion, et que ses membres sont contraints de vivre dans les conditions suivantes : « isolement, liberté de circulation restreinte, surveillance et aucune perspective de renouvellement ou d’élargissement de leur communauté » (paragraphe 309). Lorsqu’elle prend du recul par rapport aux détails du raisonnement juridique qui sous-tend ces conclusions, la Cour admet qu’il s’agit d’une communauté en nombre décroissant et âgée dont les membres ont subi de sérieuses atteintes à leurs droits garantis par la Convention sous couvert d’une politique de séparation ethnique. La Cour, de plus, souscrit aux observations du Secrétaire général des Nations unies selon lesquelles ces restrictions tendent à ce que la communauté soit inexorablement condamnée, à terme, à disparaître (paragraphe 307).
Dans un tel contexte, est-il réaliste de dire que les membres de cette communauté ont accès aux tribunaux pour y intenter des actions civiles ? Est-il crédible d’avancer qu’il existe un havre de justice susceptible de défendre les droits de cette population assiégée en dépit de l’existence d’une politique officielle de restriction et d’oppression ? J’aimerais beaucoup croire que les tribunaux peuvent fonctionner de cette manière, et qu’ils fonctionnent ainsi. Toutefois, en l’absence de preuves suffisantes du contraire – et non en tablant sur quelques affaires de dommages corporels ou de troubles de la possession menées avec succès devant les tribunaux3 –, l’expérience et le bons sens nous enseignent que les tribunaux sont généralement impuissants dans ce genre de situation. Il faut également se rappeler que les habitants de cette région ne peuvent s’éloigner de plus de cinq kilomètres de leur habitation – ce qui n’est guère susceptible de favoriser le désir de porter les litiges devant les tribunaux. Il est donc tout à fait naturel et prévisible que cette population ne fasse pas réellement appel au système judiciaire.
La Cour doit tenir compte du contexte juridique et politique dans lequel se situent les recours ainsi que de la situation personnelle des requérants (arrêt Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1211, § 69). Il est plus conforme à la méthode habituelle de la Cour en matière de recours de conclure que, lorsqu’il existe une pratique de non-respect des dispositions de la Convention en application d’une politique particulière de l’Etat, les recours sont par voie de conséquence consentis sans conviction, incomplets ou vains (voir, mutatis mutandis, le rapport de la Commission dans l’Affaire grecque, Annuaire 12, p. 194). Cette conclusion vaut aussi pour le grief tiré de l’article 13 relatif aux allégations d’ingérences dans les droits des Chypriotes grecs du nord de Chypre commises par des particuliers. Enfin, il est difficile de comprendre comment l’on peut dire qu’il est dans l’intérêt de la population locale – pour reprendre les termes maintes fois cités de l’avis consultatif en l’affaire de la Namibie – d’exiger des membres de ces communautés qu’ils épuisent les recours internes offerts par la « RTCN » avant que la Cour n’examine leurs griefs de violation des droits de l’homme.
En bref, la Cour aurait dû conclure à la violation de cette disposition, car pareil constat découle immanquablement de son appréciation générale de la situation difficile où se trouve cette communauté, sans se prononcer sur les questions relatives à l’ordre juridique de la « RTCN ».
2.  Griefs relatifs aux opposants politiques et Tsiganes chypriotes turcs
La Cour rejette les allégations d’existence d’une pratique administrative de violation des droits de ces deux catégories de personnes. Il est à mon sens utile de rappeler que, dans la jurisprudence de la Convention, la notion de pratique administrative suppose la présence de deux éléments distincts qui s’additionnent : la répétition des actes ou « une accumulation de manquements de nature identique ou analogue, assez nombreux et liés entre eux pour ne pas se ramener à des incidents isolés, ou à des exceptions, et pour former un ensemble ou système » (arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A n° 25, p. 64, § 159), ainsi qu’une certaine « tolérance officielle » de la part des autorités de l’Etat car « on n’imagine pas que les autorités supérieures d’un Etat ignorent, ou du moins soient en droit d’ignorer, l’existence de pareille pratique » (ibidem). En outre, ces autorités « assument au regard de la Convention la responsabilité objective de la conduite de leurs subordonnés ; elles ont le devoir de leur imposer leur volonté et ne sauraient se retrancher derrière leur impuissance à la faire respecter » (ibidem)4. La Cour se rallie à la conclusion de la Commission selon laquelle les allégations relatives à une ingérence aussi générale et étendue dans les droits des membres de ces groupes ne sont pas étayées par les faits (paragraphes 342-353). En conséquence, on ne saurait affirmer que le premier des deux éléments constitutifs d’une pratique administrative – à savoir la répétition des actes – soit présent. Dans ces conditions, il est inutile d’aller plus loin et de dire que les membres de ces groupes n’ont pas utilisé les recours, comme la Cour le fait au paragraphe 352 de l’arrêt. Il est probable, bien que cela ne soit pas expressément indiqué, que la Cour a mentionné des recours dans ce contexte afin de démontrer que l’autre élément constitutif d’une pratique administrative, c’est-à-dire la tolérance officielle, faisait défaut. Toutefois, pour conclure à l’inexistence d’une telle pratique, il suffit que l’un des deux éléments, en l’espèce l’élément factuel, manque. Là encore, la Cour va au-delà de ce qui est absolument nécessaire pour conclure, ce qui est peu sage.
3.  Article 13 pour ce qui est des griefs de la communauté chypriote turque
Quant à ce grief annexe, la Cour souscrit également à la conclusion de la Commission selon laquelle les tribunaux de la « RTCN » offrent des recours effectifs pour redresser les griefs de la communauté tsigane et des dissidents (paragraphes 378-383). A cet égard, on peut se demander si, après avoir rejeté les allégations d’existence d’une pratique administrative de violation des droits de ces groupes, il est bien nécessaire d’examiner ensuite la question de savoir s’il y avait une pratique consistant à leur refuser des recours effectifs. Selon moi, il n’y a lieu d’aborder cette question que si les preuves relatives à la pratique donnent naissance à un grief défendable quant à l’existence d’une telle pratique. Toutefois, même si tel était le cas, j’estime que c’est au gouvernement défendeur qu’il incomberait de prouver, en s’appuyant sur des affaires tranchées, que ces groupes avaient de réelles possibilités d’ester en justice et d’obtenir gain de cause. Compte tenu de la situation politique régnant en « RTCN », je suis loin d’être convaincue, pour des raisons similaires à celles exposées ci-dessus au sujet de l’article 6, que le système judiciaire soit en mesure de fournir des recours aux dissidents qui mettent en cause la politique de séparation ethnique sur laquelle repose l’entité ou aux Tsiganes indigents qui vivent aux marges de la société, ou soit autorisé à le faire.
En conséquence, la question des recours aurait pu être évitée dans ce contexte soit en concluant qu’il n’y avait pas lieu d’examiner l’article 13 soit, à titre subsidiaire, qu’il y avait aussi violation de cette disposition en raison de l’ineffectivité des recours, et ce sans se prononcer sur leur légalité.
Conclusion
La Cour a manqué de sagesse en élaborant, à l’instar de la Commission, une théorie générale relative à la validité et à l’effectivité des recours en « RTCN ».
Elle a peut-être oublié le désaccord qui avait opposé la Commission et la Cour dans l’affaire Loizidou quant à la manière de traiter des questions soulevées par l’occupation continue du nord de Chypre par la Turquie. Dans un domaine politique tel que celui-là, la Cour devrait assurément prendre appui sur l’approche suivie fermement et sans relâche jusqu’à ce jour par la communauté internationale. Comme indiqué ci-dessus, la démarche adoptée par la Cour n’était pas nécessaire pour trancher les questions qui se posaient en l’espèce. Dans une affaire interétatique soulevant des questions qui ont des conséquences pour l’ensemble de la communauté internationale, tant dans ses relations avec les deux parties qu’avec la Cour, le principe de retenue judiciaire aurait dû jouer pleinement, comme la Cour l’a laissé entendre dans les extraits de l’arrêt Loizidou cités plus haut. Je regrette vivement que pareille prudence n’ait pas été de mise en l’espèce. 
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE  DE M. LE JUGE COSTA
1.  Les deux seuls points (par rapport à un dispositif d’une cinquantaine d’articles) sur lesquels j’ai un désaccord – soit sur son raisonnement soit sur sa conclusion – avec la majorité concernent la discrimination religieuse à l’encontre des Chypriotes grecs vivant dans la zone du Karpas, et la violation des droits de la communauté tsigane au sein des Chypriotes turcs.
2.  Sur le premier point, je comprends bien que la majorité de la Cour ait jugé inutile, après avoir conclu à la violation de l’article 3 de la Convention au détriment de ces personnes, d’examiner si l’article 14, combiné avec d’autres stipulations, avait été également violé.
3.  Je suis cependant gêné que cette conclusion de la Cour s’étende à l’article 14, combiné avec l’article 9. Sur un plan général, l’interdiction de la discrimination posée par l’article 14 ne me paraît pas faire double emploi avec la simple constatation qu’un droit garanti par la Convention a été violé. Par exemple, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Chassagnou et autres c. France ([GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, CEDH 1999-III) (où j’étais d’ailleurs minoritaire, mais cela est une autre question), la Cour n’a pas hésité à trouver une violation non seulement des articles 11 de la Convention et 1 du Protocole n° 1, pris isolément, mais aussi de ces articles combinés avec l’article 14 de la Convention. Pour une communauté enclavée, au sein d’une île divisée notamment sur le plan religieux, et n’ayant pas sa liberté de mouvement (paragraphe 245 du présent arrêt), il me semble que la liberté religieuse se trouve l’une des plus importantes, et qu’elle a été en l’espèce méconnue ; je ne suis pas choqué, à titre personnel, d’en déduire une double violation, et de l’article 9 et de l’article 9 combiné avec l’article 14.
4.  On pourra certes objecter que le constat d’une discrimination atteignant le seuil de gravité des traitements inhumains et dégradants que prohibe l’article 3 est suffisant. Peut-être. Mais je ne suis pas sûr qu’il faille que cet article absorbe tout, qu’il prime sur toutes les autres violations. La Convention forme un tout, mais il ne faut pas en déduire qu’une seule violation de la Convention dispense d’examiner s’il y en a eu d’autres, sauf dans des cas exceptionnels où ce sont exactement les mêmes faits qui recouvrent en totalité des griefs différents.
5.  Quant aux Chypriotes turcs d’origine tsigane, l’arrêt, au paragraphe 352, considère qu’il n’a pas été établi qu’une pratique existait, consistant à ne pas protéger leurs droits. Pourtant, la Commission avait trouvé de nombreuses violations de ces droits, et des incidents particulièrement graves (paragraphe 54 du présent arrêt). Simplement, la Cour, sans nier ce constat, se fonde sur l’absence de tout recours des victimes devant les tribunaux locaux. Mais ne faut-il pas distinguer entre la méconnaissance des droits et libertés des intéressés, qui n’est pas contestée, et le fait que, à tort ou à raison, ceux-ci n’aient pas cru possible, ou efficace, d’intenter des actions en justice ? Et faut-il assimiler leur abstention à un défaut de preuve d’une pratique administrative, preuve de toute façon fort difficile à rapporter, et rarement admise par la jurisprudence de la Cour ?
6.  Il m’aurait paru plus simple d’admettre les faits constatés par la Commission, et de les qualifier de violation des droits garantis par la Convention et ses Protocoles. Je n’ai donc pas voté le point correspondant du dispositif.
7.  Pour le reste, et sans autosatisfaction individuelle ou collégiale, je souscris très largement aux motifs et au dispositif de cet important arrêt.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE  DE M. LE JUGE FUAD
(Traduction)
1.  J’ai voté contre le constat de la majorité de la Cour selon lequel il y a eu violation continue de l’article 1 du Protocole n° 1 de la part de l’Etat défendeur à raison du fait que les Chypriotes grecs possédant des biens dans le nord de Chypre se sont vu refuser l’accès à ces biens ainsi que la maîtrise et la jouissance de ceux-ci, sans être indemnisés de l’atteinte à leur droit de propriété. A moins que la Cour, dans sa composition actuelle, ne soit convaincue que l’arrêt rendu par la majorité dans l’affaire Loizidou procédait d’une erreur, il fallait s’attendre à pareille décision.
2.  A mon humble avis, la majorité n’a pas accordé suffisamment de poids aux causes et effets des événements regrettables et catastrophiques qui se sont produits à Chypre entre 1963 et 1974 (et ont littéralement déchiré l’île) pas plus qu’à l’évolution survenue depuis, notamment l’intervention des Nations unies. Je trouve que le raisonnement suivi dans certaines des opinions dissidentes jointes à l’arrêt Loizidou c. Turquie du 18 décembre 1996 (fond) (Recueil des arrêts et décisions 1996-VI) est extrêmement convaincant. Ces textes insistent sur le caractère unique et délicat de ce que l’on pourrait appeler le problème chypriote.
3.  M. Bernhardt (auquel M. Lopes Rocha s’est rallié) a formulé un certain nombre d’observations au sujet de la situation actuelle à Chypre et de ses conséquences sur les questions soumises à la Cour. Il déclare :
« 1.  En l’espèce, il est impossible de dissocier la situation personnelle de la victime d’une évolution historique complexe et d’une situation actuelle qui ne l’est pas moins : il s’agit là d’une caractéristique unique de l’affaire. La décision de la Cour concerne en réalité non seulement Mme Loizidou, mais des milliers, voire des centaines de milliers de Cypriotes grecs qui possèdent – ou possédaient – une propriété dans le nord de Chypre. Elle pourrait également intéresser les Cypriotes turcs qui ne peuvent visiter ou occuper leurs biens dans le sud de Chypre. Elle pourrait même toucher des ressortissants de pays tiers qui se voient refuser l’autorisation de se rendre dans des lieux où ils possèdent des maisons et des terres. La frontière de fait séparant les deux parties de Chypre a pour effet déplorable et inhumain d’empêcher l’accès d’un grand nombre d’individus à leurs terres et à leurs anciennes maisons.
A l’instar de la majorité des juges de la grande chambre, j’estime que la Turquie a une part importante de responsabilité dans la situation actuelle. Toutefois, d’autres acteurs et facteurs sont également impliqués dans ce drame. Ce dernier trouve son origine dans le coup d’Etat de 1974, suivi par l’invasion turque, le transfert de populations du nord au sud et inversement, et d’autres événements. Parmi ces derniers, il faut citer la proclamation de la « République turque de Chypre du Nord », Etat non reconnu par la communauté internationale. Le résultat de ces divers événements et influences est la mise en place du « rideau de fer » qui existe depuis plus de deux décennies et se trouve placé sous le contrôle des forces de l’ONU. A ce jour, l’ensemble des négociations et propositions de négociations visant à réunifier l’île ont avorté. Qui est responsable de cet échec ? L’une des parties seulement ? Est-il possible de donner une réponse précise à ce genre de questions et de parvenir à une conclusion claire d’un point de vue juridique ?
La situation de Mme Loizidou ne résulte pas d’une action isolée des troupes turques à l’encontre de ses biens et de sa liberté de mouvement, mais de la création et de la fermeture en 1974 et jusqu’à ce jour d’une ligne de frontière. »
4.  Après avoir expliqué pourquoi il considérait comme fondée l’exception préliminaire soulevée par le gouvernement défendeur, le juge Bernhardt ajoute :
« 3.  Même si je pouvais suivre la majorité de la Cour à cet égard, je ne pourrais conclure à la violation de l’article 1 du Protocole n° 1. Je l’ai dit ci-dessus, la présence de troupes turques dans le nord de Chypre n’est qu’un élément d’une évolution et d’une situation complexes. Ainsi qu’il a été expliqué et décidé dans l’arrêt Loizidou sur les exceptions préliminaires (23 mars 1995, série A n° 310), la Turquie peut avoir à répondre d’actes concrets perpétrés par les troupes et les fonctionnaires turcs dans le nord de Chypre. En l’espèce, toutefois, nous avons affaire à une situation particulière : c’est l’existence de fait de la frontière, gardée par les forces de l’ONU, qui empêche les Cypriotes grecs d’accéder à leurs propriétés du nord de l’île et d’y résider. La présence de troupes turques et le soutien apporté par la Turquie à la « RTCN » constituent des facteurs importants dans la situation actuelle, mais je me sens incapable de fonder une décision de la Cour européenne des Droits de l’Homme exclusivement sur l’idée que la présence turque dans le nord de Chypre est illégale et que, par conséquent, la Turquie est responsable de pratiquement tout ce qui s’y passe. »
5.  J’approuve également l’opinion dissidente de M. Pettiti. Celui-ci explique pourquoi il est d’avis d’accueillir certaines des exceptions préliminaires soulevées par la Turquie, puis observe :
« Après 1974, et alors que les Nations unies n’ont pas qualifié d’agression au sens du droit international l’intervention des forces turques en zone nord, diverses négociations ont été conduites aux fins de médiation par les Nations unies, le Conseil de l’Europe, l’Union européenne. La Cour n’a d’ailleurs pas examiné la question de la légalité de l’intervention (paragraphe 56 de l’arrêt). La décision d’installer des forces internationales à la ligne de séparation des deux communautés a entraîné l’impossibilité de libre circulation des personnes entre les deux zones, dont la responsabilité n’est pas imputable au seul gouvernement turc.
L’invocation par la Cour de l’estimation de la communauté internationale (paragraphe 42 de l’arrêt) concernant la République de Chypre et la « RTCN » n’est pas explicitée. Or peut-on en 1996 affirmer qu’il s’agit d’une estimation incontestée de cette « communauté internationale », alors que les dernières résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies ou du Conseil de sécurité remontent à plusieurs années et que la Cour n’avait pas connaissance des missions des médiateurs internationaux ? Or, pour la Cour, seule la Turquie serait « comptable » des conséquences du conflit de 1974 ! Une situation diplomatique d’une telle ampleur aurait nécessité, à mon sens, une enquête sur place, approfondie et de longue durée, par une délégation de la Commission portant sur le rôle des forces internationales, le fonctionnement des juridictions, avant de se prononcer sur les imputabilités des responsabilités au titre de la juridiction visée à l’article 1 de la Convention. »
6.  M. Pettiti conclut :
« Quelles que soient les responsabilités assumées en 1974 lors du coup d’Etat, celles se situant à l’arrivée des troupes turques la même année, quelles que soient les hésitations de la communauté internationale dans l’approche des problèmes internationaux relatifs, à partir de 1974, à Chypre, lors de la constitution de la « RTCN », comme lors de la déclaration de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe, responsabilités qui sont d’origines diverses et de natures différentes, l’ensemble du problème des deux communautés (il ne s’agit pas de minorités nationales au sens du droit international) relève plus du politique et de la diplomatie que d’un examen juridictionnel européen, à partir de la situation isolée de Mme Loizidou au regard du Protocole n° 1. Comment ne pas noter qu’aucun recours interétatique n’est intervenu depuis 1990, qui aurait conduit à la saisine de la Cour sur l’ensemble de la situation de Chypre ? Cela souligne que les Etats membres du Conseil de l’Europe ont voulu garder la prudence diplomatique face à des événements historiques chaotiques que la sagesse des nations peut faire évoluer positivement. »
7.  Je partage également l’avis qu’exprime M. Gölcüklü dans son opinion dissidente. Celui-ci souligne que la Cour était saisie d’une situation politique et qu’il ne lui semblait pas possible de distinguer les aspects politiques de l’affaire de ses aspects juridiques. Il exprime son accord avec le point de vue de M. Bernhardt et fait ensuite remarquer :
« Le conflit cypriote entre les deux communautés turque et grecque trouve son origine tout particulièrement dans le coup d’Etat de 1974, réalisé par les Cypriotes grecs, avec l’intention manifeste et dans la perspective d’une fusion avec la Grèce (enosis), que le chef de l’Etat cypriote de l’époque a sévèrement et ouvertement blâmé devant les instances internationales. A la suite de ce coup d’Etat, la Turquie est intervenue pour assurer la sauvegarde de la République cypriote en vertu d’un accord de garantie conclu auparavant entre trois Etats intéressés (Turquie, Royaume-Uni et Grèce), accord qui leur conférait le droit d’intervenir séparément ou conjointement, lorsque la situation l’exigeait, et la situation l’a finalement exigé au mois de juillet 1974, du fait du coup d’Etat susmentionné. Tout ceci, soit dit en passant, abstraction faite des événements et incidents sanglants qui se succédaient depuis 1963.
Cette mise en œuvre d’une clause de l’accord de garantie a changé la situation politique antérieure et a entériné la séparation des deux communautés, séparation qui était perceptible déjà depuis 1963.
Après l’établissement de la zone tampon sous la surveillance des forces des Nations unies, le passage du nord au sud et vice versa a été interdit, et il y a eu l’échange des populations convenu d’un commun accord avec les deux administrations turque et cypriote : 80 000 Cypriotes turcs se sont déplacés du sud au nord de l’île. »
8.  MM. Gölcüklü et Pettiti ont formulé d’autres observations au sujet de la situation actuelle à Chypre auxquelles je me permets de souscrire. Je pense qu’elles valent pour la question dont nous sommes saisis, même si elles ont été exprimées dans l’arrêt relatif à la satisfaction équitable (arrêt Loizidou c. Turquie du 28 juillet 1998 (article 50), Recueil 1998-IV).
M. Gölcüklü déclare :
« 3.  En effet dans cette affaire Loizidou il ne s’agit pas d’un cas isolé concernant seulement la requérante (l’intervention de l’administration cypriote grecque en est une preuve manifeste), mais au contraire tous les habitants de cette île, qu’ils soient d’origine turque ou grecque, qui ont été déplacés à la suite des événements de 1974, ce dont il ne faut pas s’étonner.
Au fond de l’affaire Loizidou c. Turquie se trouve le statut politique futur d’un Etat – qui a malheureusement disparu –, une question qui est devant toutes les instances politiques internationales (Nations unies, Communauté européenne, Conseil de l’Europe, etc.) en vue d’une solution. Donc une question d’une telle dimension ne saurait jamais être réduite seulement et simplement à la notion de droit de propriété et ainsi tranchée par l’application d’une disposition d’une convention qui n’a ni la vocation ni la prétention de résoudre des problèmes de cette envergure. »
De son côté, M. Pettiti fait observer :
« Or la situation politique réelle de Chypre ainsi que l’interprétation du droit international expliquaient mes premiers votes. Le fait que des forces internationales contrôlent la ligne « verte » et interdisent la libre circulation des personnes et l’accès aux biens d’une zone à l’autre, aurait dû à mon avis être pris en compte par la Cour. L’évolution politique actuelle démontre que le problème de Chypre dépasse cruellement celui d’un simple contentieux. »
9.  Selon moi, tout ce qui a été dit dans les passages des opinions dissidentes que j’ai cités s’applique, mutatis mutandis, à la question dont nous avons à traiter. Depuis l’arrêt Loizidou, il ne s’est produit aucun événement de nature à rendre ces observations indéfendables ou à les priver de pertinence.
10.  Il faut prendre les difficultés de front. La décision de la majorité de la Cour ne peut avoir qu’un sens : tant que tout Chypriote qui souhaite recouvrer ses biens ne pourra pas le faire, sur-le-champ et sans attendre qu’une solution soit trouvée au problème chypriote, en traversant si besoin est la zone tampon sous contrôle des Nations unies, il y aura violation de la Convention dans le chef de la personne qui ne peut réaliser ce souhait. La situation étant ce qu’elle est aujourd’hui (et, malheureusement, depuis un quart de siècle), une personne, munie de son seul titre de propriété, peut-elle demander à une unité de la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre de lui donner le droit de traverser la zone tampon pour reprendre possession de ses biens ? Qui surveillerait l’opération ? Quelle pourrait être l’attitude de l’occupant actuel de la propriété en question ? Ne se produirait-il pas immanquablement des atteintes graves à l’ordre public ? Qui procéderait à l’expulsion nécessaire pour que le propriétaire en titre puisse reprendre possession de ses biens ?
11.  Si des considérations de ce genre sont pertinentes (et je ne vois pas au nom de quoi les écarter), il faut à mon sens reconnaître qu’il n’est tout simplement pas réaliste de permettre actuellement à Chypre à tout propriétaire dépossédé de demander à reprendre immédiatement possession de ses biens où qu’ils se trouvent. Selon moi, ces problèmes ne se résolvent pas en réconfortant ces personnes avec une réparation et/ou des dommages-intérêts du fait que, pour des raisons pratiques, il est impossible de les réintégrer dans leurs droits de propriété. Il faut regarder en face l’impact complet de la décision de la majorité : elle va bien au-delà de questions de réparation et de condamnation.
12.  Les événements de ces quelque trente dernières années ont montré qu’en dépit des efforts assidus déployés par les Nations unies (par l’intermédiaire de ses Secrétaires généraux successifs et de leur secrétariat) et par d’autres organisations et gouvernements amis, aucune solution acceptable pour les deux parties n’a pu être trouvée. Il s’agit sûrement là d’un signe de la complexité et de la difficulté du problème chypriote. Ces efforts se poursuivent : des discussions étaient en cours à New York pendant que la Cour siégeait.
13.  Malheureusement, il se peut que la solution qui sera enfin trouvée ne satisfasse pas au souhait compréhensible de tout Chypriote de regagner son domicile et récupérer ses terres, etc. Le Secrétaire général, en pensant à l’avenir, a envisagé cette possibilité avec réalisme. Il a par exemple inclus dès 1992 ce paragraphe dans son Ensemble d’idées :
« Autres zones sous administration chypriote grecque et chypriote turque. Chaque communauté créera une agence chargée de régler toutes les questions se rapportant aux personnes déplacées. La propriété des biens des personnes déplacées, au sujet desquels ces personnes demandent une indemnisation, sera transmise à la communauté dans laquelle se trouvent ces biens. A cette fin, tous les titres de propriété seront échangés sur une base communautaire globale entre les deux agences à la valeur de 1974 additionnée de l’inflation. L’agence de leur communauté indemnisera les personnes déplacées avec des fonds provenant de la vente des biens transférés à l’agence, ou par l’échange de biens. Les sommes manquantes seront fournies par le gouvernement fédéral en puisant dans un fonds d’indemnisation constitué à partir de diverses sources possibles telles que les impôts inattendus perçus sur l’augmentation de la valeur des biens transférés par suite de l’accord global, et les économies sur les dépenses de défense. Les organisations gouvernementales et internationales seront également invitées à financer le fonds d’indemnisation. A cet égard, il y a également lieu d’envisager la possibilité de crédit-bail à long terme et autres arrangements commerciaux.
Les personnes des deux communautés qui résidaient et/ou possédaient des biens dans l’Etat fédéré administré par l’autre communauté, ou leurs héritiers, pourront présenter des demandes d’indemnisation. Les personnes déplacées appartenant à la communauté chypriote turque après décembre 1963 ou leurs héritiers peuvent également présenter de telles demandes. »
14.  Plus récemment, le Secrétaire général a prononcé une déclaration (parue dans la presse) à l’intention des deux communautés lors de la session de pourparlers indirects tenue à Genève en novembre 2000. Cette déclaration contient le passage suivant :
« Concernant la propriété, nous devons reconnaître qu’il existe des considérations de droit international auxquelles nous devons accorder de l’importance. La solution doit être juridiquement inattaquable. Les droits de propriété prévus par la loi doivent être respectés. En même temps, je pense que la solution devrait soigneusement réguler l’exercice de ces droits afin de protéger le caractère des « Etats composants ». Pour cela, il faudrait doser comme il convient réintégration, échanges et indemnisation. Pendant une durée à convenir, le nombre de Chypriotes grecs s’établissant dans le nord et celui de Chypriotes turcs s’établissant dans le sud pourraient être limités. Il vaut la peine de mentionner à cet égard que le choix du régime des biens aura également une influence sur l’ampleur de l’ajustement territorial, et réciproquement. »
15.  Je ne suis pas convaincu que le gouvernement requérant ait établi que la Turquie était responsable des violations alléguées dans le chef des Chypriotes grecs possédant des biens.
16.  Je ne puis pas non plus souscrire à la décision de la majorité de mes collègues au sujet des violations alléguées concernant les Chypriotes grecs disparus et leur famille. A l’instar de la Commission, la majorité a conclu que les faits ne révélaient pas une violation matérielle de l’article 2 étant donné que les preuves n’étaient pas suffisantes pour établir que la Turquie était responsable de la mort de l’une quelconque de ces personnes. La majorité a également accepté le constat de la Commission selon lequel aucune preuve ne venait étayer l’hypothèse voulant que l’une quelconque des personnes disparues se trouvait toujours détenue sous l’autorité de la Turquie pendant la période considérée dans des conditions contraires à l’article 4. Aucune violation de cet article n’a donc été établie.
17.  En revanche, la majorité a conclu à la violation continue de l’article 5 en ce que les autorités turques n’ont pas mené d’enquête effective sur le sort des disparus dont on allègue de manière défendable qu’ils étaient détenus sous l’autorité de la Turquie au moment de leur disparition. Elle a constaté avec la Commission que la Turquie ne s’était pas acquittée de cette obligation en participant aux travaux d’enquête du Comité des personnes disparues (le « CMP »).
18.  De plus, elle a dit que, la Turquie n’ayant pas procédé aux recherches nécessaires ni, en conséquence, fourni d’informations quant au sort des personnes disparues, les familles de ces derniers avaient subi un traitement inhumain interdit par l’article 3.
19.  De très nombreux renseignements ont été soumis à la Commission et à la Cour quant à la formation, aux responsabilités et aux travaux du CMP. Le rapport de la Commission en contient un résumé complet. L’Assemblée générale des Nations unies a appelé à la création d’un organe d’enquête chargé de résoudre le cas des personnes disparues des deux communautés. Elle a demandé au Secrétaire général de soutenir, avec la participation du Comité international de la Croix-Rouge (« CICR »), la création d’un tel organe, « qui soit en mesure de fonctionner de manière impartiale, effective et rapide afin de résoudre le problème dans un délai raisonnable ».
20.  Il a en fin de compte été décidé que le CMP se composerait de trois membres, à savoir des représentants de la communauté grecque et de la communauté turque et un représentant du Secrétaire général nommé par le CICR. Il apparaît clairement que les Nations unies, pour des raisons évidentes, envisageaient la création d’un organe qui remplirait sa triste et difficile tâche de manière objective et sans préjugé. La composition du CMP a respecté ce qui était voulu par l’ONU. Très sagement, si je puis dire, le CICR a été sollicité afin que ses ressources et sa grande expérience dans ce domaine puissent être mises à contribution.
21.  Depuis la création du CMP, je ne vois rien qui laisse entendre que le Secrétaire général, le CICR ou une autre organisation comme le groupe de travail de l’ONU sur les disparitions forcées et involontaires (Genève) ait envisagé qu’une enquête unilatérale de la Turquie, l’Etat contre lequel continuent d’être dirigées les allégations les plus graves concernant le traitement et le sort des disparus, puisse satisfaire qui que ce soit. Bien entendu, le CMP présente de plus l’avantage d’enquêter également sur le sort des Chypriotes turcs disparus, comme l’ONU l’a clairement prévu.
22.  La position de la Turquie sur la question des personnes disparues est bien connue. Je ne vois aucune preuve de ce que la Turquie ait refusé de coopérer avec le CMP ou fait obstacle à ses travaux. Si le mandat, le règlement ou les directives qui en régissent le mode de fonctionnement ne sont pas satisfaisants, ils peuvent être amendés avec de la bonne volonté et l’aide du Secrétaire général. Je ne souscris pas à l’avis de mes collègues selon lequel les procédures du CMP ne répondent pas en elles-mêmes à l’exigence d’enquête effective découlant de l’article 2. Pour accompagner l’élaboration du règlement et des directives combinés avec le mandat, et avec la coopération pleine et entière des deux parties au CMP, une équipe a été mise sur pied pour mener des enquêtes effectives. Le groupe de travail de l’ONU sur les disparitions forcées et involontaires a reconnu que le CMP était l’organe approprié pour procéder aux enquêtes nécessaires.
23.  Nonobstant la confiance, justifiée selon moi, que la Turquie a mise en la création et les responsabilités du CMP, j’estime que la majorité de la Cour n’a pas tiré les conséquences qu’il convient de la déclaration par laquelle la Turquie reconnaît la juridiction obligatoire de la Cour. Elle n’a reconnu cette juridiction que pour des « faits (...) s’étant déroulés après [le 22 juillet 1990] ».
24.  Le concept de violation continue est bien établi et facile à comprendre. Dans une affaire simple, par exemple lorsqu’une personne a été arrêtée et détenue illégalement, il n’importe pas que sa détention initiale ait eu lieu avant que le gouvernement défendeur ait signé la Convention (ou même avant l’entrée en vigueur de la Convention interdisant la violation). La Cour a compétence pour statuer sur la légalité de la détention de l’intéressé à condition qu’il soit toujours détenu à l’époque considérée.
25.  En l’espèce, la situation n’est pas simple. Les événements que la majorité a jugés donner naissance à l’obligation de mener des enquêtes effectives se sont produits en juillet et août 1974, soit quelque quinze ans avant la date à laquelle a pris effet la déclaration de la Turquie. Ni la Commission ni la Cour n’ont trouvé de preuves suffisantes pour dire que les personnes disparues étaient toujours détenues sous l’autorité de la Turquie à l’époque considérée. Selon moi, il n’est pas correct de considérer que l’obligation qui découle de la Convention dans certaines circonstances, à savoir mener une enquête rapide et effective, vaille encore quinze ans après les événements ayant exigé une enquête, de sorte que, lorsque la Turquie est devenue liée par la Convention, le fait qu’elle n’ait pas mené d’enquête appropriée, comme cela est allégué, puisse passer pour une violation de la Convention. Selon moi, le concept de violation continue ne peut être invoqué pour obtenir pareil résultat. Il me semble que cette démarche reviendrait à appliquer rétroactivement une obligation imposée par la Convention et à priver d’effet la limitation temporelle figurant dans la déclaration.
26.  Je ne suis pas convaincu qu’il ait été prouvé que l’Etat défendeur se soit rendu coupable d’une quelconque violation de la Convention s’agissant des personnes disparues ou de leur famille.
27.  J’en viens aux violations des droits de l’homme qu’auraient entraînées les conditions de vie des Chypriotes grecs qui ont choisi de vivre dans la région du Karpas. Mes collègues, suivant le raisonnement de la majorité dans l’affaire Loizidou, ont estimé que toutes les violations jugées établies étaient imputables à la Turquie parce que celle-ci est responsable au regard de la Convention des politiques et actions menées par les autorités de la « RTCN » du fait qu’elle exerce par l’intermédiaire de son armée un contrôle global sur le nord de Chypre. Ils ont conclu, à l’instar de la Commission, que « le grand nombre de soldats participant à des missions actives dans le nord de Chypre » en attestait.
28.  Je ne pense pas que l’on puisse aborder cet aspect de l’affaire sans prendre en compte les événements qui ont conduit à la division de Chypre. Ces événements ont un caractère unique. Les dispositions constitutionnelles résultant d’un équilibre délicat et approuvées par des traités solennels instituant des obligations, qui ont présidé à la création de la République de Chypre, ont été mises en échec de manière bien trop prématurée. Puis il y a eu le coup d’Etat de 1974, dont le but est notoirement connu. Il s’ensuivit une quasi-guerre, puis un cessez-le-feu et le déplacement de nombreuses personnes vers le nord ou vers le sud de la zone tampon. Les Chypriotes turcs ont commencé dès 1963 à mettre en place leur propre administration. Ils ne se sont pas contentés de se reposer sur les institutions de la République turque ou d’appliquer ses lois. Beaucoup d’éléments montrent que, si l’on faisait une enquête, on pourrait bien s’apercevoir que la « RTCN » arbore tous les attributs d’un Etat (même s’il n’est reconnu que par la Turquie) exerçant un contrôle indépendant et effectif sur le nord de Chypre. On ne saurait supposer, sans procéder à une enquête correcte, que la « RTCN » est un régime fantoche dirigé par la Turquie ou une juridiction subordonnée de celle-ci.
29.  Le fait que seule la Turquie ait reconnu la « RTCN » ne change rien à la réalité de la situation. La reconnaissance est, au fond, un acte politique. Lorsque furent irrémédiablement mises en échec les dispositions constitutionnelles complexes (assorties de tous les contrepoids conçus pour répondre aux préoccupations et inquiétudes de deux communautés méfiantes), il a dû se poser des questions difficiles en matière de reconnaissance. Les Etats étaient naturellement libres d’accorder ou non leur reconnaissance, mais on ne saurait dire que l’Etat reconnu soit la République bicommunautaire créée en 1960 en vertu de ces dispositions.
30.  Je souscris aux observations formulées par M. Gölcüklü dans son opinion dissidente jointe à l’arrêt Loizidou (fond) :
« 3)  Qu’il me soit permis de souligner par ailleurs que non seulement la partie septentrionale de l’île ne relève pas de la juridiction de la Turquie, mais qu’en outre il y existe une autorité souveraine (politiquement et socialement), indépendante et démocratique. Peu importe qu’elle soit juridiquement ou non reconnue par la communauté internationale. Nous savons que dans l’application de la Convention, c’est la situation factuelle et matérielle qui constitue l’élément décisif. La Commission et la Cour ont affirmé plus d’une fois que la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention couvre tant la « juridiction de fait » que celle de « droit ». Dans le territoire septentrional de l’île, il n’y a ni « vide » juridique ni « vide » de fait : il y a une société politiquement organisée, peu importe le nom et la qualification qu’on lui attribue, avec son propre ordre juridique et son autorité étatique. Qui nierait aujourd’hui l’existence de Taïwan ? Ainsi, dans son rapport Chrysostomos et Papachrysostomou, la Commission a examiné le droit en vigueur à Chypre-Nord en tant que tel et non pas le droit turc pour se prononcer sur la régularité de la détention des requérants (paragraphes 148, 149 et 174 dudit rapport). »
31.  Je ne pense pas que les faits sur lesquels la Cour s’est fondée justifient de conclure que toute violation, quels qu’en soient la nature et l’auteur, est automatiquement imputable à l’Etat défendeur. Tout doit dépendre de la situation factuelle telle qu’elle a évolué entre 1963 et aujourd’hui et des circonstances régnant à l’époque où chacune des violations alléguées a été commise. Avec beaucoup de respect pour ceux qui ne sont pas de mon avis, j’estime, à la lumière des événements qui se sont produits (et qui n’ont d’équivalent nulle part ailleurs), qu’il est essentiel de prendre en compte le rôle des troupes à l’époque des faits ainsi que leur comportement.
32.  Je précise que je ne suis pas impressionné par la thèse selon laquelle si la Turquie n’était pas tenue pour responsable des violations prétendument commises dans le Karpas, aucun autre Etat ne pourrait l’être, ce qui aurait comme conséquence que le système de la Convention serait privé d’effet dans cette région. Je ne pense pas que ce genre de considération doive influencer la Cour.
33.  Je ne suis pas convaincu qu’il ait été établi avec le degré de certitude nécessaire que l’une quelconque des violations invoquées à l’égard des Chypriotes grecs vivant dans la région du Karpas, au nord de Chypre, soit imputable à la Turquie.
34.  En ce qui concerne les tribunaux militaires, pour les raisons que je me suis efforcé de donner, je ne saurais admettre que la Turquie puisse être tenue pour responsable (aux fins de l’article 6) de l’une quelconque des lacunes du décret sur les zones militaires interdites promulgué par la « RTCN ».
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE   DE M. LE JUGE MARCUS-HELMONS
En ce qui concerne la plupart des décisions dans cette affaire, je partage l’opinion de la majorité des juges de la Cour. Tel n’est pas le cas cependant pour certains aspects de cet arrêt. C’est pourquoi je tiens à formuler les remarques suivantes.
Le problème essentiel réside, à mon avis, dans l’interprétation de l’article 35 de la Convention (l’ancien article 26) et dans la question de savoir si les « juridictions » établies par la « RTCN » dans le nord de Chypre peuvent être considérées comme des recours internes dont l’épuisement préalable est requis, pour autant que ces recours s’avèrent efficaces dans chaque cas d’espèce. Une majorité de juges a répondu affirmativement à cette question, en se référant notamment à la Cour internationale de justice (« CIJ ») dans son avis consultatif sur les conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (CIJ, Recueil 1971, vol. 16, p. 56, § 125).
J’estime qu’il y a là une erreur d’interprétation dans le chef de la majorité des juges de la Cour et la méconnaissance d’une grave question de principes.
L’avis consultatif sur la Namibie
1.  Cité par la Commission et repris par la Cour, le paragraphe 125 de l’avis consultatif reconnaît des effets limités à certains actes posés par des autorités illégales, comme des déclarations de naissance, de mariage ou de décès, afin de ne pas gravement perturber la vie en société des populations locales. Néanmoins, ce paragraphe 125, il convient d’abord de le replacer dans son contexte. En effet, dans les paragraphes 117 à 124, la CIJ ne cesse de rappeler à tous les Etats le caractère illégal de la présence de l’Afrique du Sud en Namibie et le danger de tirer des conséquences de cette présence. En conclusion, pour nettement atténuer et limiter les propos tenus dans le paragraphe 125, la CIJ énonce clairement dans le paragraphe 126 : « (…) la déclaration de l’illégalité de la présence sud-africaine en Namibie [est] opposable à tous les Etats en ce sens qu’elle [rend] illégale erga omnes une situation qui se prolonge en violation du droit international ; en particulier aucun Etat qui établit avec l’Afrique du Sud des relations concernant la Namibie ne peut escompter que l’Organisation des Nations unies ou ses membres reconnaîtront la validité ou les effets de ces relations ou les conséquences qui en découlent » (italique ajouté par moi).
Si la CIJ admet la validité de certains actes illégaux du gouvernement sud-africain, comme l’inscription des naissances, mariages ou décès à l’état-civil, c’est uniquement parce qu’« on ne pourrait [en] méconnaître les 
effets qu’au détriment des habitants du territoire ». Il s’agit donc, dans le chef de la Cour internationale, d’une mesure favorable aux habitants du territoire et d’un souci de ne pas aggraver la situation pour ces habitants. A contrario, jamais la CIJ n’aurait eu l’idée de reconnaître une quelconque validité à un acte illégal en vertu du droit international, si cet acte doit entraîner un désavantage pour les habitants du territoire.
Pour la CIJ, ce paragraphe 125 est bien une exception et non point la règle !
Or, en appliquant par analogie le raisonnement de la CIJ à l’article 35 de la Convention (ancien article 26), on se rend coupable d’un contre-sens. En effet, obliger les habitants de Chypre à épuiser les recours internes de la « RTCN » avant de saisir la Cour européenne des Droits de l’Homme, alors que l’on sait par ailleurs que ces recours sont inefficaces, c’est évidemment imposer un obstacle supplémentaire à ces habitants dans leur désir légitime d’obtenir la cessation de la violation d’un droit fondamental en se présentant à Strasbourg.
2.  Se référer à l’avis consultatif sur la Namibie pour interpréter l’ancien article 26 de la Convention manque de justification, par ailleurs. En effet, cet avis ne se prononce en aucune façon ni sur une question d’épuisement des recours internes, ni sur la validité des juridictions établies par un gouvernement illégal. Il se contente, dans une situation d’absolue illégalité, d’établir une mesure conservatoire pour les habitants dans la stricte mesure où cela s’avère nécessaire.
3.  La situation de la Namibie et celle du nord de Chypre sont entièrement différentes. Les autorités exerçant le pouvoir sur le territoire du Sud-Ouest africain étaient initialement légales en vertu d’un statut de mandat octroyé à l’Afrique du Sud par la SDN, puis modifié en régime de « tutelle » par l’ONU. Ces autorités ne sont devenues illégales que par la suite, lors de la proclamation de l’indépendance de la Namibie. Dans le cas du nord de Chypre, il y avait, avant l’invasion turque de 1974, des juridictions établies selon la loi. C’est seulement à la suite de cette invasion que de nouvelles juridictions évidemment illégales ont été établies.
4.  D’ailleurs, dans l’arrêt Loizidou c. Turquie du 18 décembre 1996 (fond), Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, la Cour européenne des Droits de l’Homme ne s’est pas référée à l’avis sur la Namibie dans la perspective de l’épuisement des recours internes selon l’ancien article 26 de la Convention. La Cour s’est uniquement référée à cet avis en tant que possibilité générale de reconnaître une certaine validité à des opérations affectant des individus dans un régime de facto.
5.  En se référant à l’avis sur la Namibie dans la perspective de l’ancien article 26 de la Convention, on donnerait une interprétation extensive et dénuée de fondement à cet avis, interprétation qui n’a jamais été voulue par la CIJ. En effet, cette interprétation extensive aurait comme conséquence de décider a)  que la Cour européenne des Droits de l’Homme ne pourrait pas méconnaître les juridictions établies par la « RTCN », b)  qu’il est dans l’intérêt de tous les habitants du nord de Chypre, y compris les Chypriotes grecs, de rechercher la protection de ces juridictions, c)  que si la « RTCN » n’avait pas établi ces juridictions, elle aurait violé la Convention européenne, et d)  qu’en conséquence les habitants de la « RTCN » avaient l’obligation d’épuiser les recours offerts par ces juridictions.
6. Les paragraphes 95 et 96 de l’arrêt me paraissent inopportuns. En effet, dans l’avis sur la Namibie, la CIJ a été claire et volontairement succincte ; il ne paraît pas nécessaire « d’ajouter » au texte de la majorité de la CIJ en recourant aux opinions individuelles exprimées par certains juges et aux arguments avancés au cours des plaidoiries, surtout pour donner au paragraphe 125 de l’avis une portée plus large que celle voulue par la majorité des juges de la CIJ.
7.  Enfin le paragraphe 97 de l’arrêt me semble tomber dans des conclusions hâtives et erronées en estimant qu’il s’agit d’une opinion généralisée en cette matière. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un regard notamment sur la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis lorsqu’il s’agit d’apprécier la validité des actes accomplis par les autorités confédérées du Sud, pendant la guerre de Sécession. Or, il convient de souligner que ces autorités du Sud étaient légales jusqu’au moment de leur sécession (on se trouve donc dans une situation toute différente de celle où des juridictions sont illégalement établies après une invasion militaire par un Etat voisin). Au lendemain de cette guerre, dans les affaires Texas v. White, 74 U.S. 227 ; 7 Wall. 700 (1868) ; Horn v. Lockhart, 21 L.ed. 658 ; 17 Wall. 570 (1873), et Williams v. Bruffy, 96 U.S. 178 (1878), la Cour suprême a reconnu, dans des limites très strictes, une certaine validité aux actes administratifs et aux jugements des instances confédérées, pour autant que leur but et leur exécution ne soient pas en opposition avec l’autorité du gouvernement national et pour autant qu’ils ne portent pas atteinte aux droits constitutionnels des citoyens. Ces effets limités accordés rétroactivement étaient strictement réservés à des actes usuels, nécessaires pour le bon fonctionnement de la vie en société. Dans un cas plus récent, Adams v. Adams, Weekly Law Reports 1970, vol. 3, p. 934, la High Court anglaise a refusé catégoriquement de reconnaître le moindre effet aux actes pris par le gouvernement sécessionniste en cause (l’ancien gouvernement rhodésien, à la suite de l’adoption d’une déclaration d’indépendance unilatérale).
La Convention européenne des Droits de l’Homme
1.  Je tiens à rappeler que nous sommes ici dans une situation spéciale. La Convention est une lex specialis qui exige le respect de sa spécificité et qui ne peut tolérer des raisonnements par analogie que pour autant que l’on se trouve dans une situation rigoureusement semblable (ce qui n’est évidemment pas le cas pour l’avis consultatif sur la Namibie).
2.  Quand on analyse les travaux préparatoires de la Convention européenne (Doc. Conseil de l’Europe, confidentiel H (61) 4), on remarque que, si l’idée de l’épuisement des recours internes fut naturellement exigée préalablement à l’envoi des requêtes à Strasbourg, cette condition fut rapidement complétée et nuancée par le principe « tel qu’il est entendu en droit international généralement reconnu » (ibidem, notamment p. 462 et surtout p. 497). Cette formulation est devenue en définitive « tel qu’il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus ».
Pourquoi cette condition d’épuisement des recours internes et surtout cette référence aux principes de droit international généralement reconnus ? S’il est naturel qu’il faut donner d’abord la possibilité aux juridictions internes de faire cesser la violation d’un droit fondamental, là où cette possibilité existe avec efficacité, il est tout aussi évident que les auteurs de la Convention n’ont pas voulu tomber dans un formalisme excessif et susciter des obstacles supplémentaires pour les requérants désireux de se présenter à Strasbourg. Ces auteurs se voulaient rationnels, mais surtout efficaces et désireux d’offrir un recours rapide à Strasbourg quand aucune autre solution pratique n’est réalisable. Leur souci d’efficacité et d’équité s’est trouvé renforcé par le fait qu’il existe précisément en droit international des principes généralement reconnus en cette matière.
3.  La Cour européenne des Droits de l’Homme a d’ailleurs procédé à plusieurs reprises à une interprétation de l’ancien article 26 de la Convention, interprétation qui est conforme à ces principes généralement reconnus en droit international : par exemple dans l’arrêt Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande du 29 octobre 1992, série A n° 246-A, p. 23, §§ 48 et 50, ou encore l’arrêt Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1212, § 72.
Le droit international public
Quels sont les principes de droit international généralement reconnus en cette matière ?
La doctrine est unanime à ce sujet.
L’épuisement des recours internes ne doit jamais devenir un obstacle théorique à une solution internationale (protection diplomatique ou instance internationale). Le droit international précise bien que, si l’épuisement des recours internes est la règle normale avant une solution internationale, cette condition ne doit jamais être respectée si ces recours internes sont fallacieux, inefficaces, théoriques, inexistants ou tout simplement s’il existe une jurisprudence constante rendant le recours interne inutile.
1.  Ch. Rousseau, Droit international public, Sirey, Paris, 1953, pp. 366-367.
2.  D.P. O’Connell, International Law, Stevens, London, 1965, vol. II, pp. 1143-1144.
3.  M. Sorensen ed., Manual of Public International Law, Macmillan, London, 1968, pp. 588-590.
4.  N. Quoc Dinh, Droit international public, LGDJ, Paris, 1975, p. 644.
5.  G. Schwarzenberger and E. Brown, A Manual of International Law, 6th ed., Professional Books Limited, Oxon, 1976, p. 144: “If a State lacks effective local remedies, this amounts to a breach of the minimum standard. This omission itself constitutes an international tort and, in good faith, precludes the tortfeasor from invoking the local remedies rule.” (italique ajouté par moi)
6.  O. Schachter, International Law in Theory and Practice, M. Nijhoff Publishers, Dordrecht, 1991, p. 213: “Of course the requirement [of exhaustion of local remedies] cannot be imposed where domestic remedies are manifestly ineffective or where they do not exist…”. “But it is not necessary to resort to local courts ‘if the result must be a repetition of a decision already given’. An important exception in todays world is that the necessity to resort to local courts does not apply if the courts are completely subservient to the government.”
7.  E.J. de Aréchaga and A. Tanzi, “International State Responsibility”, in M. Bedjaoui ed., International Law: Achievements and Prospects, Unesco, Paris, 1991, p. 375: “But even if there are remedies existing and available, the rule does not apply if theses remedies are ‘obviously futile’ or ‘manifestly ineffective’.”
8.  J.M. Arbour, Droit international public, 2e édition, Yvon Blaise, Québec, 1992, pp. 301-302.
9.  J. Combacau et S. Sur, Droit international public, 4e édition, Montchrestien, 1999, p. 547 : l’épuisement des voies de recours internes « ne joue pas non plus quand le recours est « manifestement inutile » c’est-à-dire quand l’organe saisissable n’a pas effectivement le pouvoir de réparer le dommage subi ; aussi quand une pratique judiciaire (…) exclut tout succès au fond parce que les tribunaux s’estiment liés par les « décisions de l’exécutif » ou quand une jurisprudence constante décourage le recours ».
10.  Après avoir déclaré que les juridictions du nord de Chypre sont des recours internes dans le sens de l’ancien article 26 de la Convention, le paragraphe 98 de l’arrêt précise que la question de leur efficacité doit être appréciée dans chaque cas d’espèce. Et puis, lors de l’analyse de chaque cas d’espèce, l’arrêt constate d’une manière ou d’une autre que le recours interne n’existait point ou s’avérait inefficace.
On pourrait donc estimer que le résultat est identique à ce qu’il aurait été si l’on avait interprété rigoureusement l’ancien article 26 selon « les principes de droit international généralement reconnus ». J’estime cependant que, malgré ce résultat identique, la Cour devait faire l’économie d’un raisonnement hasardeux, comme il résulte de tous les arguments ci-dessus. D’autant plus qu’en agissant de la sorte la Cour européenne des Droits de l’Homme s’avance dangereusement dans une appréciation de la validité des actes accomplis par un gouvernement de fait alors que se multiplient des mouvements autonomistes, voire sécessionnistes, au sein de certains Etats membres du Conseil de l’Europe.
Au sujet du paragraphe 101 de l’arrêt
Ce paragraphe qui croit voir une contradiction, me paraît particulièrement inopportun, voire fâcheux : il donne l’impression que la Cour ne perçoit pas la différence entre les deux violations que Chypre reproche à la Turquie. Car il s’agit en effet de deux cas bien différents, même s’il y a un seul événement à l’origine des deux violations.
Le droit pénal de tous les pays démocratiques connaît des situations identiques où une seule infraction peut entraîner plusieurs conséquences dont chacune prise isolément est condamnable. En envahissant Chypre et en créant des juridictions illégales, la Turquie a évidemment violé l’article 6 de la Convention européenne. C’est pourquoi, il n’y a pas lieu d’épuiser ces recours internes là, avant de présenter une requête à Strasbourg. Je ne vois là aucune contradiction !
Ce qui aurait été une contradiction de la part du gouvernement demandeur, c’est précisément l’inverse, c’est-à-dire, d’une part, reprocher à l’Etat défendeur d’être à l’origine de nombreuses violations des droits de l’homme par son occupation illégale du nord de Chypre et d’avoir notamment établi un régime illégal dans cette partie du pays, et, d’autre part, admettre que les tribunaux illégaux établis par la force militaire dans cette partie de Chypre peuvent apporter une solution juridiquement valable aux violations reprochées.
Ce raisonnement me paraît cartésien.
Par ailleurs, cette prétendue « contradiction » est d’autant plus erronée qu’il convient de se rappeler que la Turquie a toujours fait valoir que la « RTCN » est une entité différente et que les tribunaux de la « RTCN » n’appartiennent pas aux juridictions turques. Dès lors, par un simple raisonnement ad hominem, comment pourrait-on concevoir que les juridictions de la « RTCN » puissent servir de recours effectif pour faire cesser des violations reprochées à la Turquie ?
Il n’y a donc aucune contradiction de la part du gouvernement demandeur dans ce cas-là.
C’est pourquoi, j’estime personnellement mutatis mutandis que des juridictions établies illégalement dans le nord de Chypre ne répondent pas aux conditions de l’article 6 de la Convention, qui exige notamment « (…) un tribunal (…) établi par la loi (…) ». Et, pour identité de motif, je suis d’avis qu’il n’existe point dans le nord de Chypre de « recours effectif devant une instance nationale », selon les exigences de l’article 13 de la Convention (voir notamment les paragraphes 324, premier alinéa, et 383).
Paragraphe 221 de l’arrêt
Dans ce paragraphe, la Cour estime qu’il n’y a aucune violation de l’article 2 de la Convention en raison du refus des autorités de la « RTCN » de permettre aux Chypriotes grecs et maronites vivant dans le nord de Chypre d’accéder aux soins médicaux dans une autre partie de l’île.
Je suis d’avis qu’à une époque où la liberté de circulation est considérée comme essentielle, surtout quand il s’agit d’obtenir les meilleurs soins, refuser cette liberté est, dans le chef de l’Etat, un manquement grave à ses obligations vis-à-vis de personnes relevant de sa juridiction. Je considère que cela peut s’apprécier comme une violation de l’article 2 de la Convention selon lequel l’Etat s’engage à protéger, par la loi, le droit de toute personne à la vie.
Nous vivons à une époque de rapide évolution scientifique et, d’un pays à l’autre ou dans un même pays, de grandes différences entre établissements peuvent exister en matière de traitement médical. Si un Etat empêche par la force une personne d’aller vers l’établissement où elle estime avoir les meilleures chances de guérir, cet acte me paraît hautement condamnable.
Par ailleurs, je regrette que la Cour européenne des Droits de l’Homme n’ait pas saisi cette occasion pour donner à l’article 2 une interprétation téléologique, comme elle le fit naguère pour d’autres articles (notamment dans l’affaire Golder c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1975, série A n° 18, ou dans l’affaire Young, James et Webster c. Royaume-Uni, arrêt du 13 août 1981, série A n° 44).
En effet, avec la rapide évolution des techniques biomédicales, de nouveaux dangers peuvent naître pour la dignité humaine. La Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, signée à Oviedo en 1997, a pour but de tenir compte de certains de ces dangers. Mais seulement quelques Etats l’ont ratifiée à ce jour. De plus, cette convention n’accorde qu’une compétence consultative à la Cour européenne des Droits de l’Homme. Pour tenir compte de cette « quatrième génération de droits de l’homme », c’est-à-dire pour protéger la dignité humaine contre d’éventuels abus du développement scientifique, la Cour pourrait rappeler que, par l’article 2 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, les Etats se sont engagés à protéger par la loi le droit de toute personne à la vie.
Le droit à la vie peut évidemment s’interpréter de bien des manières, mais il englobe certainement la faculté de rechercher à bénéficier du meilleur traitement médical matériellement disponible.
Paragraphe 231 et paragraphes 235 à 240 de l’arrêt
Pour les motifs déjà longuement développés ci-dessus, je ne partage pas l’avis exprimé dans ces paragraphes relatifs aux articles 6 et 13.
Outre les arguments déjà avancés quant au caractère illégal de ces juridictions, il me semble qu’il y a encore un motif de bon sens. Concevoir que les juridictions établies dans les territoires occupés par les forces turques au nord de Chypre pourraient exercer une justice indépendante et impartiale, surtout envers des Chypriotes grecs et même à l’égard de Chypriotes turcs dans des domaines manifestement contraires aux principes découlant de l’occupation militaire turque, relève de la théorie pure.
Même si ces juridictions peuvent dire le droit d’une manière objective dans des conflits opposant des membres de la population locale, jamais ces juridictions n’oseraient prendre une décision impartiale dans un procès relatif à un événement trouvant son origine dans le fait de l’occupation militaire.
Paragraphe 317 de l’arrêt
Je ne partage pas l’avis de la majorité de la Cour à ce sujet. En effet, selon une jurisprudence fréquemment établie par la Cour, le fait de combiner l’article 14 de la Convention avec un autre article a toujours été écarté si cela faisait double emploi avec la constatation de la simple violation de cet autre article. En revanche, si la conjonction de l’article 14 avec cet autre article aboutissait à une violation supplémentaire ou à une violation plus grave de cet autre article, la jurisprudence de la Cour a toujours admis qu’il y avait aussi violation de cet autre article combiné avec l’article 14.
C’est exactement la situation dans ce cas-ci. Ne pas permettre la plénitude de l’exercice de la religion est déjà une violation, mais de surcroît imposer des restrictions supplémentaires en raison précisément de la religion, transforme cette mesure en une violation distincte.
Certains documents produits aux Nations unies
Je tiens à souligner que la Cour et la Commission ont fait preuve d’une grande prudence, que d’aucuns pourraient trouver excessive, quant aux preuves apportées par le gouvernement demandeur pour appuyer ses allégations : par exemple le rapport du Secrétaire général des Nations unies (S/1995/1020, du 10 décembre 1995) fait clairement état d’atteintes à la liberté d’association des Chypriotes turcs vivant dans le nord et désireux de participer à la création d’associations bicommunautaires dans le nord de Chypre ; ou encore un document du Conseil de sécurité du 23 mai 2000 (A/54/878-S/2000/462) faisant état d’une lettre du Représentant permanent de la Turquie aux Nations unies dont une annexe établit de manière indiscutable que, pour les autorités de la « RTCN », les Chypriotes grecs et les maronites résidant au nord de Chypre sont des étrangers.
1.  Note du greffe : le Protocole n° 11 est entré en vigueur le 1er novembre 1998.
1.  Note du greffe : le texte intégral de l’avis de la Commission et des cinq opinions en partie dissidentes dont il s’accompagne sera reproduit en annexe à la version imprimée définitive de l’arrêt (dans le Recueil des arrêts et décisions), mais dans l’intervalle une copie du rapport de la Commission peut être obtenue auprès du greffe.
1.  La Cour a eu connaissance de plusieurs actions en justice menées avec succès mais n’a reçu aucune information quant à l’exécution ou non des jugements rendus. D’après le gouvernement requérant, la question de l’exécution est également liée aux actes d’intimidation auxquels se livreraient les colons turcs (paragraphe 229 de l’arrêt).
1.  La Commission a défini la notion de tolérance officielle en ces termes : « Par tolérance officielle, il faut entendre que les supérieurs connaissent ces actes de mauvais traitements mais ne font rien pour en punir les auteurs ou empêcher leur répétition ; ou que l’autorité supérieure se montre indifférente en refusant toute enquête sérieuse sur leur vérité ou leur fausseté, ou que le juge refuse d’entendre équitablement ces plaintes. Sur ce dernier point, la Commission ajoute que toute mesure prise par l’autorité supérieure doit être d’ampleur suffisante pour mettre fin à la répétition des actes ou provoquer une rupture dans l’ensemble ou dans le système. » (France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie, décision du 6 décembre 1983, Décisions et rapports 35, p. 191 ; voir également l’Affaire grecque, Annuaire 12, pp. 195-196.)
ARRÊT CHYPRE c. TURQUIE
ARRÊT CHYPRE c. TURQUIE 
ARRÊT CHYPRE c. TURQUIE – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
ARRÊT CHYPRE c. TURQUIE – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE  
ARRÊT CHYPRE c. TURQUIE 
 ARRÊT CHYPRE c. TURQUIE
ARRÊT CHYPRE c. TURQUIE– OPINION EN PARTIE DISSIDENTE    DE M. LE JUGE COSTA
ARRÊT CHYPRE c. TURQUIE – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE M. LE JUGE FUAD
ARRÊT CHYPRE c. TURQUIE – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE 
DE M. LE JUGE FUAD
ARRÊT CHYPRE c. TURQUIE 
ARRÊT CHYPRE c. TURQUIE – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE   DE M. LE JUGE MARCUS-HELMONS
ARRÊT CHYPRE c. TURQUIE – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE 
DE M. LE JUGE MARCUS-HELMONS


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 25781/94
Date de la décision : 10/05/2001
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Non-violation de l'art. 2 (personnes disparues) ; Non-violation de l'art. 4 ; Violation des art. 2 et 5 du fait de l'absence d'enquête effective ; Non-violation de l'art. 5 du fait de la détention alléguée ; Non-lieu à examiner les art. 3, 6, 8, 13, 14 et 17 s'agissant des personnes disparues ; Violation de l'art. 3 à l'égard des proches ; Non-lieu à examiner les art. 8 et 10 s'agissant des proches ; Personnes déplacées : Violation des art. 8, 13 et P1-1 ; Non-lieu à examiner les art. 14+8, 14+13 et P1-1, 3, 17 et 18 ; Non-violation de l'art. 2 s'agissant de l'accès aux services médicaux ; Chypriotes grecs dans le nord de Chypre : Non-violation des arts 5, 6 et 11 ; Violation de l'art. 9, P1-1 et P1-2 ; Non-violation de l'art. 9 à l'égard de la population maronite ; Violation de l'art. 10 du fait de la censure frappant les manuels scolaires ; Non-violation de P1-1 du fait de l'absence alléguée de protection des biens contre les ingérences de particuliers

Analyses

(Art. 1) JURIDICTION DES ETATS, (Art. 1) RESPONSABILITE DES ETATS, (Art. 10-1) LIBERTE DE RECEVOIR DES INFORMATIONS, (Art. 11-1) LIBERTE D'ASSOCIATION, (Art. 13) DROIT A UN RECOURS EFFECTIF, (Art. 2-1) VIE, (Art. 3) TRAITEMENT DEGRADANT, (Art. 3) TRAITEMENT INHUMAIN, (Art. 33) REQUETE INTERETATIQUE, (Art. 34) VICTIME, (Art. 35-1) DELAI DE SIX MOIS, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 35-1) RECOURS INTERNE EFFICACE, (Art. 35-1) SITUATION CONTINUE, (Art. 4-1) SERVITUDE, (Art. 5-1) SURETE, (Art. 6) PROCEDURE CIVILE, (Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) ACCES A UN TRIBUNAL, (Art. 6-1) TRIBUNAL IMPARTIAL, (Art. 6-1) TRIBUNAL INDEPENDANT, (Art. 8-1) RESPECT DE LA CORRESPONDANCE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE FAMILIALE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE, (Art. 8-1) RESPECT DU DOMICILE, (Art. 8-2) INGERENCE, (Art. 8-2) PREVUE PAR LA LOI, (P1-1-1) PRIVATION DE PROPRIETE, (P1-1-1) RESPECT DES BIENS


Parties
Demandeurs : CHYPRE
Défendeurs : TURQUIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2001-05-10;25781.94 ?
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