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10/05/2001 | CEDH | N°29392/95

CEDH | AFFAIRE Z. ET AUTRES c. ROYAUME-UNI


AFFAIRE Z ET AUTRES c. ROYAUME-UNI
(Requête no 29392/95)
ARRÊT
STRASBOURG
10 mai 2001
En l’affaire Z et autres c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,   Mme E. Palm,   MM. C.L. Rozakis,    J.-P. Costa,    L. Ferrari Bravo,    L. Caflisch,    P. Kūris,    J. Casadevall,    B. Zupančič,   Mme N. Vajić,   M. J. Hedigan,   Mmes W. Thomassen,    M. Tsatsa-Nikolovska,   MM. E.

Levits,    K. Traja,    A. Kovler,   Lady Justice Arden, juge ad hoc,
ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier adjoi...

AFFAIRE Z ET AUTRES c. ROYAUME-UNI
(Requête no 29392/95)
ARRÊT
STRASBOURG
10 mai 2001
En l’affaire Z et autres c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,   Mme E. Palm,   MM. C.L. Rozakis,    J.-P. Costa,    L. Ferrari Bravo,    L. Caflisch,    P. Kūris,    J. Casadevall,    B. Zupančič,   Mme N. Vajić,   M. J. Hedigan,   Mmes W. Thomassen,    M. Tsatsa-Nikolovska,   MM. E. Levits,    K. Traja,    A. Kovler,   Lady Justice Arden, juge ad hoc,
ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 juin et 11 octobre 2000, et le 4 avril 2001,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  L’affaire a été déférée à la Cour, conformément aux dispositions qui s’appliquaient avant l’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 25 octobre 1999 (article 5 § 4 du Protocole no 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention).
2.  A son origine se trouve une requête (no 29392/95) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, et dont cinq ressortissants de cet Etat, Z, A, B, C et D, avaient saisi la Commission le 9 octobre 1995 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention.
3.  Les requérants alléguaient que l’autorité locale n’avait pas pris les mesures adéquates pour les protéger de la négligence et des abus graves   dont on savait qu’ils étaient victimes du fait des mauvais traitements que leur infligeaient leurs parents ; ils prétendaient également ne pas avoir eu accès à un tribunal ou disposé d’un recours effectif à cet égard. Ils invoquaient les articles 3, 6, 8 et 13 de la Convention.
4.  La Commission a déclaré la requête recevable le 26 mai 1998. Le 6 septembre 1999, conformément au souhait exprès des parents adoptifs de D, elle a décidé de considérer que celle-ci ne figurait plus au nombre des requérants. Dans son rapport du 10 septembre 1999 (ancien article 31 de la Convention) [Note du greffe : le rapport est disponible au greffe], elle formule l’avis unanime qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention, qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 8, qu’il y a eu violation de l’article 6 et qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13.
5.  Devant la Cour, les requérants ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire. Le président de la Cour a accédé à leur demande de non-divulgation de leur identité (article 47 § 3 du règlement de la Cour).
6.  Le 6 décembre 1999, un collège de la Grande Chambre a décidé que l’affaire devait être examinée par celle-ci (article 100 § 1 du règlement). La composition de la Grande Chambre a été fixée conformément aux dispositions des articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement. Le président de la Cour a décidé que, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice (articles 24, 43 § 2 et 71 du règlement), l’affaire devait être attribuée à la même Grande Chambre que l’affaire T.P. et K.M. c. Royaume-Uni ([GC], no 28945/95, CEDH 2001-V). A la suite du déport de Sir Nicolas Bratza, juge élu au titre du Royaume-Uni, qui avait pris part à l’examen de la cause au sein de la Commission (article 28), le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») a désigné Lady Justice Arden pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
7.  Les requérants comme le Gouvernement ont déposé un mémoire. Des observations ont également été reçues de Mme Géraldine Van Bueren, directrice du programme sur les droits internationaux de l’enfant (université de Londres), que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement).
8.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 28 juin 2000 (article 59 § 2 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  Mme S. McGrory, ministère des Affaires étrangères    et du Commonwealth, agente,  M. D. Anderson QC, ministère des Affaires étrangères    et du Commonwealth,  Mme J. Stratford, ministère des Affaires étrangères    et du Commonwealth, conseils,  Mmes S. Ryan, ministère des Affaires étrangères    et du Commonwealth,   J. Gray, ministère des Affaires étrangères    et du Commonwealth,  M. M. Murmane, ministère des Affaires étrangères    et du Commonwealth, conseillers ;
–  pour les requérants  M. B. Emmerson QC, conseil,  Mmes P. Wood, solicitor,   M. Maughan, solicitor,   E. Gumbel QC,   N. Mole, centre AIRE, conseillères.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Emmerson et Anderson.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9.  Les requérants sont quatre frères et sœurs :
–  Z, née en 1982 ;
–  A, né en 1984 ;
–  B, né en 1986 ;
–  C, née en 1988.
10.  Leurs parents se marièrent en novembre 1981.
11.  La famille fut signalée pour la première fois aux services sociaux en octobre 1987 par leur visiteuse sanitaire, préoccupée par la situation des enfants et par des problèmes conjugaux. Aux dires de celle-ci, Z allait voler de la nourriture la nuit. A la suite de ce signalement, une réunion impliquant les diverses administrations concernées se tint le 24 novembre 1987 ; il fut décidé qu’un travailleur social et une visiteuse sanitaire devaient se rendre au domicile de la famille. La situation de celle-ci fut évoquée lors d’une réunion ultérieure, en mars 1988. Comme elle semblait moins préoccupante, le dossier fut clos.
12.  En septembre 1988, un voisin rapporta que les enfants passaient la majeure partie de la journée dehors, la maison étant fermée à clé.
13.  En avril 1989, la police indiqua que les chambres des enfants étaient sales. Leur médecin généraliste fit la même remarque et observa que les portes des chambres étaient fermées à clé. La directrice de l’école des enfants, Mme Armstrong, se déclara préoccupée en mai 1989 et demanda une réunion ad hoc. En juin 1989, la NSPCC (National Society for the Prevention of Cruelty to Children – Association pour la prévention de la cruauté envers les enfants) et le service des urgences firent aussi un signalement à la suite de plaintes des voisins qui affirmaient que la maison était sale, que les enfants passaient la plus grande partie de la journée enfermés dans leurs chambres, qu’ils étaient rarement autorisés à sortir pour jouer et qu’ils pleuraient souvent. En août 1989, la grand-mère maternelle des enfants se plaignit aux services sociaux de la façon dont leur mère s’occupait d’eux et les corrigeait.
14.  Lors d’une réunion interprofessionnelle du 4 octobre 1989 entre les services sociaux, la directrice de l’école, le médecin généraliste et la visiteuse sanitaire des enfants, il fut décidé qu’aucun travailleur social ne serait assigné à la famille. Le poids des aînés serait contrôlé à l’école et la visiteuse sanitaire devait poursuivre ses visites régulières à la famille. Il se dégagea de la réunion que le problème tenait moins à un risque d’abus physiques qu’aux carences et à la négligence des parents, et qu’il fallait aider ceux-ci à mieux assumer leur rôle.
15.  En octobre 1989, alors que les requérants étaient en vacances, leur maison fut cambriolée. En entrant, la police constata qu’elle était très mal tenue. Des serviettes hygiéniques et des couches souillées traînaient dans un placard et les matelas des lits des enfants étaient imprégnés d’urine. Lors d’une réunion interprofessionnelle tenue le 13 décembre 1989, la visiteuse sanitaire demanda l’inscription des quatre aînés sur la liste des enfants à risque, car elle pensait que leur mère n’était pas capable de s’occuper d’eux de façon suivie. La suggestion ne fut pas retenue. Toutefois, une assistante sociale, Mme M., fut affectée à la famille. On considéra qu’il n’était pas approprié de convoquer une réunion ad hoc à ce stade. Avant la réunion, Z et A avaient dit à la directrice de l’école que A avait été frappé avec un tisonnier. Il fut décidé que cette déclaration serait vérifiée.
16.  Le 23 mars 1990, lors d’une réunion interprofessionnelle, une amélioration fut relevée quant à l’état de la maison ; les visites avaient en effet permis de constater que les lits des enfants étaient propres, sauf en deux occasions. En revanche, Z et A avaient été vus en train de fouiller les poubelles de l’école à la recherche de nourriture. Il y avait donc toujours matière à préoccupation, d’autant qu’une autre naissance était attendue.
17.  Lors d’une réunion interprofessionnelle tenue le 11 juillet 1990, la directrice de l’école fit état d’une détérioration de la situation des enfants ; Z et A cherchaient toujours de la nourriture dans les poubelles et A n’était pas propre. Mme M. déclara qu’elle se rendait toutes les semaines au domicile de la famille et qu’elle vérifiait l’état des chambres des enfants. Elle avait remarqué que les enfants dînaient vers 16 heures-16 h 30 et ne mangeaient plus rien jusqu’au lendemain matin. Ils étaient en outre envoyés au lit à 18 heures. La fourniture d’une aide supplémentaire à la mère par l’intermédiaire d’une association de bénévoles fut envisagée.
18.  Vers septembre 1990, on rapporta que A et B avaient des ecchymoses sur le visage. Avertie par des voisins qui affirmaient avoir entendu des cris en provenance de la maison des requérants, la police fit une enquête mais ne constata aucune trace de coups. Les policiers alertèrent les services sociaux, précisant que « la maison était dans un état épouvantable qui ne convenait pas [aux] enfants ».
19.  Lors d’une autre réunion interprofessionnelle, tenue le 3 octobre 1990, l’assistante sociale, Mme M., se dit préoccupée par l’état de saleté des requérants et le désintérêt de la mère. Apparemment, les enfants déféquaient dans leurs chambres et étalaient les excréments sur les vitres des fenêtres. La directrice de l’école exprima elle aussi son inquiétude, en particulier au sujet des garçons, A et B, qui lui avaient confié que des blocs de bois étaient placés derrière les portes de leurs chambres. On décida de continuer à surveiller leur situation.
20.  Le 5 décembre 1990 se tint une nouvelle réunion interprofessionnelle au cours de laquelle les participants décidèrent d’organiser une réunion ad hoc en janvier 1991 en raison des inquiétudes concernant les soins prodigués aux enfants et l’état de leurs chambres. Mme M. estima que l’état de la chambre des garçons s’était énormément détérioré. Elle avait constaté que la pièce était humide et malodorante. Le lit de A était cassé et une barre de métal faisait saillie. Les draps étaient humides et tachés.
21.  Dans un rapport du 24 janvier 1991, la directrice de l’école déclara que A était mal habillé, hirsute et souvent sale, et qu’il fouillait les poubelles de la cour de l’école à la recherche de trognons de pommes. Z faisait peine à voir, manquait de vitalité et fondait en larmes souvent et sans raison apparente ; elle était de plus en plus isolée au sein de ses camarades de classe, et il y avait eu des incidents fâcheux au cours desquels des remarques désobligeantes avaient été faites sur son apparence. B était un garçon renfermé, d’aspect misérable et dépenaillé. Il arrivait souvent en se plaignant d’avoir froid, pleurait fréquemment et recherchait le contact physique des adultes qui s’occupaient de lui. Il semblait également affamé. La directrice conclut que les besoins des enfants n’étaient pas satisfaits de façon adéquate et que les conditions de vie dans leur foyer et la dynamique familiale étaient source de préoccupation.
22.  Lors d’une réunion ad hoc tenue le 28 janvier 1991, Mme M. déclara que la chambre des garçons ne comportait pas de lampe, de tapis ou de jouets, et que les draps étaient humides, malodorants et souillés, faute d’être changés par la mère. La directrice de l’école déclara que Z était repliée sur elle-même et pleurait souvent, que A fouillait les poubelles de l’école et était souvent sale, et que B était très renfermé, recherchait l’attention des autres et était constamment affamé. Le président de la réunion conclut que malgré les inquiétudes suscitées par la conduite des parents et les conditions de vie au sein du foyer, il y avait peu d’éléments permettant d’envisager une action en justice. En réalité, les parents ne négligeaient pas leurs enfants volontairement et, eu égard à l’éducation lacunaire qu’ils avaient eux-mêmes reçue, ils faisaient leur possible ; il fallait donc continuer à les assister pour tenter d’améliorer la situation. La décision fut prise de ne pas inscrire les enfants sur la liste des enfants à risque.
23.  Le 5 mars 1991, on releva la présence sur le dos de B de contusions « inhabituelles ».
24.  Aucun changement dans les conditions de vie des enfants ne fut constaté lors d’une réunion ultérieure des services sociaux qui eut lieu en avril 1991. La directrice de l’école déclara que Z et A allaient toujours chercher de la nourriture dans les poubelles et que A se repliait de plus en plus sur lui-même. Mme M. rapporta qu’aux dires de la mère les enfants fouillaient les poubelles du parc à la recherche de nourriture lorsqu’ils se rendaient à l’école.
25.  En juillet 1991, la mère des requérants déclara aux services sociaux que les enfants gagneraient à être pris en charge. Le 12 août 1991, les services sociaux reçurent un appel téléphonique d’un voisin, qui affirma que les enfants étaient fréquemment cloîtrés dans une cour très sale derrière la maison, qu’ils criaient constamment et qu’on les tenait enfermés pendant de longues périodes dans leurs chambres, où ils étalaient des excréments sur les vitres des fenêtres. Les grands-parents maternels déclarèrent ultérieurement à la tutrice ad litem des enfants que Z, que sa mère traitait comme une domestique, devait nettoyer les excréments étalés sur les vitres.
26.  Du 19 au 28 août 1991, les trois aînés passèrent quelque temps auprès d’une famille d’accueil dans le cadre d’un placement temporaire. Les parents nourriciers rapportèrent qu’à son arrivée A ne savait pas faire sa toilette, prendre un bain ou se laver les dents. Il mouillait son lit toutes les nuits et volait de la nourriture à son frère. B fut décrit comme étant « très effrayé (...) Il ne comprenait pas qu’il pouvait jouer dans le jardin et que la porte restait ouverte pour qu’il puisse rentrer ; il s’attendait à ce qu’elle soit verrouillée ». Il fallut aussi lui apprendre à utiliser les toilettes correctement et à s’essuyer.
27.  Lors d’une réunion interprofessionnelle qui se tint le 18 septembre 1991, Mme M. déclara que l’état de la chambre des garçons se détériorait. Leurs matelas étaient déchirés et les ressorts étaient apparents. Les garçons volaient de la nourriture, et l’on avait également vu C en faire autant. Leur mère prétendait ne pas pouvoir les contrôler. On décida de ne pas envisager de réunion pour enfants à risque, mais de contrôler le poids des trois aînés à l’école une fois par mois, et de charger la visiteuse sanitaire de vérifier le poids des deux plus jeunes. Il fut également prévu d’organiser un placement temporaire pour Z, A et B pendant les vacances et un week-end sur quatre.
28.  En novembre et décembre 1991, on constata un strabisme chez C. Pendant les mois suivants, la mère ne se rendit pas aux rendez-vous chez l’ophtalmologiste.
29.  Lors d’une réunion interprofessionnelle qui eut lieu le 21 novembre 1991, on rapporta que la mère des enfants s’était déclarée incapable de contrôler le comportement des requérants, qui refusaient d’aller au lit lorsqu’on le leur demandait et qui volaient de la nourriture. L’état de la maison fut jugé acceptable, bien qu’il fallût toujours faire attention à la chambre des garçons. Le poids des enfants avait été contrôlé. On releva que Z avait pris près d’un kilo au cours des deux mois précédents, alors qu’elle n’avait pris en tout qu’un peu plus d’un kilo au cours des deux années précédentes. A avait pris moins d’un kilo et demi en un an. B avait pris moins de 300 g en un an et sa croissance était en deçà de la médiane. C se situait dans le premier quartile quant au poids. On évoqua la possibilité d’une prise en charge des trois aînés par l’autorité locale afin de permettre à la mère de « reprendre pied ». Les services sociaux envisagèrent une période de six semaines, le médecin généraliste estimant pour sa part que dix-huit à vingt-quatre mois étaient nécessaires.
30.  En décembre 1991, on présenta à la mère des requérants une assistante sociale chargée de l’aider à faire les courses, tenir son budget et cuisiner.
31.  Z, A et B furent placés chez des bénévoles entre janvier et mars 1992, période pendant laquelle ils prirent du poids. En mars, puis en avril, leur mère demanda si les garçons, A et B, pouvaient être placés en vue d’une adoption.
32.  Le 14 janvier 1992, C commença à aller au jardin d’enfants d’un centre familial. On releva qu’elle était peu socialisée, manquait de confiance en elle, était incapable de partager et avait un vocabulaire limité.
33.  Lors d’une autre réunion interprofessionnelle tenue le 9 mars 1992, on décida de prévoir une autre période de placement temporaire. Les relevés de poids des enfants furent examinés, une augmentation étant constatée pour Z, A et B.
34.  Les parents des enfants divorcèrent en avril 1992.
35.  Lors d’une autre réunion interprofessionnelle, qui eut lieu le 30 avril 1992, on décida de donner suite au souhait exprimé par la mère des requérants concernant le placement de A et B en vue d’une adoption. La directrice de l’école se déclara préoccupée par la conception qu’avait la mère de ses fonctions parentales, eu égard notamment à la place de Z dans le foyer et au rôle maternel qu’elle y jouait. Mme M. fit état d’une détérioration des conditions de vie de A et B.
36.  Le 10 juin 1992, la mère des requérants sollicita la prise en charge de ses enfants car elle n’en venait pas à bout. Elle déclara que si on ne les lui retirait pas, elle finirait par les maltraiter. La décision fut prise de placer les enfants dans des foyers d’accueil d’urgence. Le 22 juin 1992, à l’issue d’une réunion de protection de l’enfance, ils furent inscrits sur la liste des enfants à risque, dans la catégorie des enfants victimes de négligence et d’abus affectifs.
37.  Les requérants furent tous placés dans des foyers différents. A son arrivée, il fut constaté que les vêtements de Z étaient sales et ne lui allaient pas. La fillette déclara qu’elle ne voulait pas vivre avec ses frères et sœurs car elle n’appréciait pas d’avoir à s’en occuper constamment. A mouillait son lit toutes les nuits, évitait tout contact physique et faisait des cauchemars. B ne savait pas utiliser les toilettes ou le papier hygiénique. C s’attacha très vite à sa famille d’accueil.
38.  L’autorité locale décida le 8 octobre 1992 de solliciter des ordonnances de prise en charge concernant les enfants. Des ordonnances de prise en charge provisoire furent rendues le 7 décembre 1992.
39.  Une tutrice ad litem fut désignée le 18 janvier 1993 et recommanda l’émission d’ordonnances de prise en charge afin d’éviter que les enfants ne subissent d’autres préjudices. Elle déclara qu’il y avait « des preuves en abondance que les enfants [avaient] été victimes de mauvais traitements physiques et psychologiques ». Elle releva que leur santé avait également été négligée par leurs parents, qui avaient souvent omis d’aller aux rendez-vous chez les opticiens et les médecins.
40.  Tous les requérants furent examinés par le docteur Dora Black, pédopsychiatre consultante, en janvier 1993. Le docteur Black déclara que les trois aînés présentaient tous des signes de troubles psychologiques. Z manifestait des symptômes de grave dépression et se sentait responsable de sa famille et de l’éclatement de celle-ci. Selon le médecin, le comportement qu’avait eu sa mère envers elle se caractérisait par la cruauté et les abus affectifs. On pouvait déceler chez A et B, qui faisaient des cauchemars, des troubles psychiques post-traumatiques, et A souffrait de troubles relationnels chroniques. Le docteur Black remarqua que tous les enfants avaient été privés d’affection et de soins physiques. Elle déclara que ce qu’ils avaient vécu était « pour dire les choses carrément, une expérience horrible » et ajouta qu’il s’agissait de la pire affaire de négligence et d’abus affectifs qu’il lui avait été donné de voir dans sa carrière. A son avis, les services sociaux avaient « tout fait pour éviter d’inscrire ces enfants sur la liste des enfants à risque et [avaient] trop tergiversé, ce qui a[vait] eu pour effet que trois des enfants au moins présent[aient] des troubles psychologiques graves ».
41.  Le juge Tyrer, siégeant au County Court de Milton Keynes, émit le 14 avril 1993 des ordonnances de prise en charge permanente à l’égard des requérants.
42.  En juin 1993, l’Official Solicitor, agissant en qualité de curateur ad litem des requérants, attaqua l’autorité locale en dommages-intérêts pour négligence et/ou manquement à une obligation légale au motif qu’elle avait omis de tenir compte du bien-être des enfants comme la loi l’exigeait, et aurait dû agir plus rapidement et plus efficacement lorsqu’elle avait été mise au courant de leur situation. Il soutenait que l’inertie de l’autorité locale avait entraîné des dommages psychologiques. Le 12 novembre 1993, le juge Turner raya la demande du rôle pour défaut de motif d’agir en justice.
43.  Les requérants saisirent la Cour d’appel (Court of Appeal), qui confirma la décision du juge Turner le 28 février 1994.
44.  Les requérants se pourvurent devant la Chambre des lords. Le 29 juin 1995, celle-ci les débouta, estimant qu’aucune action pour négligence ou manquement à une obligation légale ne pouvait être engagée à l’encontre de l’autorité locale dans le cadre de l’accomplissement de ses devoirs en matière de protection de l’enfance au sens de la loi de 1989 sur les enfants (Children Act 1989). L’affaire est connue sous la référence X and Others v. Bedfordshire County Council (All England Law Reports 1995, vol. 3, p. 353).
45.  Lord Browne-Wilkinson prononça la décision principale (leading judgment). Quant aux moyens concernant le manquement à une obligation légale, il déclara notamment :
« (...) Je pars du principe que les lois en question ont toutes pour objet d’établir un système administratif destiné à améliorer les conditions sociales. Le secteur social en cause est particulièrement sensible, et implique des choix très délicats concernant l’équilibre à ménager entre la protection de l’enfant contre une menace immédiate et la mise à mal de sa relation avec ses parents. Dans ces conditions, j’estime que seule une loi libellée avec une exceptionnelle clarté pourrait faire conclure que les parlementaires ont entendu permettre l’engagement de la responsabilité des personnes chargées de cette difficile mission dans les cas où des investigations menées a posteriori font apparaître qu’elles ont pris des décisions erronées, manquant ainsi à leurs obligations légales. (...)
Lorsque l’on se penche sur les termes employés dans la loi pour définir les devoirs invoqués, l’on s’aperçoit, à mon sens, qu’ils ne dénotent aucune intention de créer un droit d’agir devant les tribunaux civils. »
46.  Quant à la prétention selon laquelle l’autorité locale avait un devoir de vigilance envers les requérants en vertu du droit de la responsabilité pour négligence, Lord Browne-Wilkinson fit notamment les observations suivantes :
« J’en viens à présent à examiner si, conformément aux principes ordinaires exposés dans l’affaire Caparo (Appeal Cases 1990, vol. 2, p. 605), l’autorité locale (...) a un devoir direct de vigilance envers les demandeurs. L’autorité locale admet qu’elle aurait pu prévoir que les demandeurs subiraient un préjudice si elle accomplissait ses obligations légales avec négligence, et reconnaît que la relation entre elle-même et les demandeurs était suffisamment étroite. Le troisième critère fixé dans l’affaire Caparo consiste à vérifier qu’il est juste et raisonnable, au vu de l’ensemble des circonstances, d’imposer un devoir de vigilance au titre de la common law (...)
Le Master of the Rolls a exprimé l’avis, auquel je souscris, que le premier des impératifs à prendre en compte par le droit est que les dommages causés doivent être réparés et qu’il faut des considérations très puissantes pour que ce principe cède le pas (All England Law Reports 1994, vol. 4, pp. 602-619). Or, selon moi, il est de pareilles considérations en l’espèce.
Premièrement, à mon sens, un devoir de vigilance au titre de la common law ébranlerait l’ensemble du système légal de protection des enfants à risque. Il ressort des instructions ministérielles exposées dans le document intitulé « Travailler ensemble » que la protection de ces enfants n’est pas le domaine exclusif des services sociaux de l’autorité locale. Le système est interdisciplinaire et implique la participation de la police, des organismes de formation, des médecins et d’autres personnes. A tous les stades, il requiert des discussions, recommandations et décisions communes. L’organisation centrale est la Conférence pour la protection de l’enfance, organe multidisciplinaire qui décide s’il convient ou non d’inscrire l’enfant sur la liste des enfants à risque. Ce processus d’action commune est en vigueur non seulement parce qu’il s’agit d’une bonne pratique, mais également parce qu’il est prévu par des directives qui ont force obligatoire pour l’autorité locale et qui sont extrêmement détaillées et complètes : la version actuelle de « Travailler ensemble » comporte 126 pages. Introduire dans un tel système un devoir de vigilance fondé sur la common law que l’on ne pourrait faire jouer que contre l’une des parties prenantes serait manifestement injuste. Imposer une telle responsabilité à tous les organes participant au système entraînerait des problèmes presque insurmontables quant à la détermination de la responsabilité, principale ou concurrente, de chacun des organismes dans la prise d’une décision jugée fautive.
Deuxièmement, le travail de l’autorité locale et de ses fonctionnaires concernant les enfants à risque est extraordinairement délicat. La loi commande à l’autorité locale de prendre en compte non seulement le bien-être physique de l’enfant, mais également les avantages qu’il y a à préserver son environnement familial. (...) Dans l’une des affaires d’enfants victimes d’abus, on reproche à l’autorité locale d’avoir pris l’enfant en charge trop précipitamment ; dans l’autre, on lui fait grief de ne pas avoir retiré les enfants à leur mère. Comme on peut le lire à la page 244 du rapport de 1987 sur l’enquête concernant les enfants victimes d’abus à Cleveland (ci-après le « rapport Cleveland de 1987 ») :
« (...) C’est une tâche délicate et difficile que de trouver le juste milieu entre agir trop tôt et agir trop tard. Tout en privilégiant l’intérêt de l’enfant, les services sociaux doivent respecter les droits des parents ; ils doivent aussi travailler si possible en collaboration avec les parents pour le bien des enfants. Les parents eux-mêmes ont fréquemment besoin d’aide. Ces deux objectifs entrent inévitablement en conflit. »
Ensuite, si une responsabilité délictuelle devait être imposée, les autorités locales pourraient très bien adopter une attitude plus prudente et plus défensive dans l’accomplissement de leurs devoirs. Par exemple, ainsi qu’il ressort clairement du rapport de Cleveland, il est quelquefois vital de décider rapidement de retirer un enfant à ses parents. Si l’on décide que la responsabilité de l’autorité doit pouvoir être engagée pour négligence dans la décision de prise en charge (la négligence tenant à l’insuffisance de l’enquête préalable sur les allégations), la tentation sera grande de repousser la prise d’une telle décision jusqu’à ce que des investigations supplémentaires soient conduites, dans l’espoir de trouver des faits plus concrets. Non seulement ce retard sera préjudiciable à l’enfant qui subit effectivement des abus, mais le surcroît de travail engendré par ces investigations supplémentaires réduira le temps consacré à d’autres affaires et d’autres enfants.
La relation entre le travailleur social et les parents de l’enfant est souvent conflictuelle, les parents souhaitant continuer à s’occuper de l’enfant et le travailleur social étant amené à envisager de le retirer du foyer familial. Cette situation crée un terrain propice à la prolifération de sentiments hostiles et de conflits en justice souvent stériles, dont le coût financier et humain sera pris sur les ressources destinées au fonctionnement du service social. Le spectre de procès futiles et coûteux est fréquemment agité pour justifier de ne pas imposer d’obligation légale. Mais les circonstances entourant les affaires d’enfants victimes d’abus font que le risque est grand et ne peut être ignoré.
S’il n’y avait pas d’autre moyen de porter remède aux dysfonctionnements du système légal de protection de l’enfance, cela constituerait un argument de poids pour imposer un devoir de vigilance. Mais les procédures contentieuses prévues à l’article 76 de la loi de 1980 et celles, beaucoup plus complètes, à présent fixées dans la loi de 1989 fournissent au justiciable un moyen de faire enquêter sur ses plaintes, sans toutefois lui donner la possibilité d’obtenir réparation. En outre, on a fait valoir (sans que cela soit contesté) que le médiateur auprès des autorités locales aurait le pouvoir d’enquêter sur ce type de cas.
Enfin, l’arrêt de cette chambre dans l’affaire Caparo (Appeal Cases 1990, vol. 2, p. 605) précise que pour décider s’il convient de développer de nouvelles catégories d’actions pour négligence, une juridiction doit adopter une démarche progressive et raisonner par analogie avec les catégories déjà définies. Nous n’avons été renvoyés à aucune catégorie d’affaires pour lesquelles l’existence d’un devoir de vigilance aurait été établie et qui présenterait une analogie quelconque avec les présentes affaires. En l’espèce, pour la première fois, les demandeurs visent à faire reconnaître un devoir de vigilance fondé sur la common law dans le cadre de la gestion d’un système légal de protection sociale. Ce système a pour objet de protéger les membres les plus faibles de la société (les enfants) contre le mal que leur font d’autres personnes. Il amène ses administrateurs à exercer des pouvoirs discrétionnaires qui ne peuvent exister dans le secteur privé et qui, dans de nombreux cas, les font entrer en conflit avec ceux qui, selon le droit commun, sont responsables du bien-être de l’enfant. A mon sens, les éléments de comparaison les plus proches sont les affaires dans lesquelles on a cherché à imposer un devoir de vigilance à la police (dans le cadre de sa fonction de protection des membres vulnérables de la société contre les délits commis par autrui) ou les dispositions légales réglementant les transactions financières qui visent à protéger les investisseurs des pratiques malhonnêtes. Dans aucun de ces cas on n’a jugé approprié d’ajouter au système légal un devoir de vigilance fondé sur la common law permettant de demander réparation d’un défaut de protection du faible contre le délinquant. (...) J’estime que les tribunaux devraient y regarder à deux fois avant de retenir la responsabilité délictuelle de ceux que le Parlement a investis de la mission de protéger la société contre les méfaits d’autrui. »
47.  Z et C, les deux filles, ont dans l’intervalle été adoptées. Les garçons, A et B, furent à l’origine placés dans des familles d’accueil. A la suite de l’échec de la procédure engagée en vue de son adoption, B fut placé dans une maison d’accueil thérapeutique en juillet 1995. Deux ans plus tard, il fut de nouveau confié à une famille d’accueil, auprès de laquelle il demeura tout en fréquentant un établissement d’éducation spéciale. En janvier 1996, A fut placé dans un foyer thérapeutique, où il séjourna pendant deux ans. Apparemment, plusieurs tentatives de placement dans des familles d’accueil se soldèrent par un échec. Son dossier indique qu’il a fait l’objet de douze placements en huit ans. Il se trouve actuellement dans un foyer pour enfants.
48.  En mai 1996, un service d’adoption auquel l’autorité locale avait délégué certaines responsabilités saisit au nom des enfants le Fonds d’indemnisation des dommages résultant d’infractions pénales (Criminal Injuries Compensation Board – le CICB). Il motiva sa demande pour chaque enfant séparément : Z avait souffert de négligence grave et de privations chroniques, ce qui entraînerait probablement le besoin d’un traitement spécialisé à l’adolescence, lorsque les séquelles affectives des abus pourraient se manifester ; A avait souffert de privations physiques, d’abus affectifs, de sévices corporels, et peut-être d’abus sexuels – il présentait en outre des cicatrices permanentes et était toujours suivi par un pédopsychiatre ; B avait subi des privations physiques et affectives extrêmes et certains éléments indiquaient qu’il avait été victime de sévices sexuels – lui aussi avait des cicatrices physiques permanentes et suivait une thérapie ; enfin, C avait subi des privations physiques et affectives extrêmes et, en outre, ses parents avaient négligé de lui faire suivre le traitement ophtalmologique nécessaire.
49.  En février 1997, le CICB octroya 1 000 livres sterling (GBP) à Z, 3 000 GBP à A et 3 000 GBP à B pour les dommages dont ils avaient été victimes entre 1987 et 1992, et 2 000 GBP à C pour le préjudice subi entre 1988 et 1992. Dans une lettre du 20 mai 1998 adressée à l’Official Solicitor, le CICB précisait :
« Le membre du fonds qui a examiné ces cas a conclu que les enfants se sont trouvés en butte à une négligence extrême sur une longue période, mais a expliqué à leurs conseillers que le fonds ne peut allouer une indemnité que s’il est convaincu, sur la base de l’ensemble des éléments mis à sa disposition, que le demandeur a subi un préjudice – corporel ou psychologique – directement imputable à un acte de violence (...) Il a toutefois la conviction qu’outre la « négligence » ces enfants ont subi des dommages corporels et psychologiques tels qu’il est en mesure d’accorder une indemnité à chacun d’entre eux (...) »
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A.  Les devoirs des autorités locales en matière de protection de l’enfance
50.  Avant l’entrée en vigueur, le 14 octobre 1991, de la législation actuelle, à savoir la loi de 1989 sur les enfants (Children Act 1989), les devoirs de l’autorité locale en matière d’assistance à l’enfance étaient régis par la loi de 1980 sur la protection de l’enfance (Child Care Act 1980).
Les articles 1 et 2 de la loi de 1980 sur la protection de l’enfance se lisaient ainsi :
« 1.  Toute autorité locale a le devoir de fournir avis, conseils et assistance de nature à favoriser le bien-être des enfants en réduisant la nécessité de les prendre en charge ou de maintenir leur prise en charge.
2.1)  Lorsque l’autorité locale constate, à propos d’un enfant de son ressort qui semble avoir moins de dix-sept ans,
a)  qu’il n’a ni parents ni tuteur, qu’il a été et continue d’être abandonné par ses parents ou son tuteur, ou qu’il s’est égaré ;
b)  que ses parents ou son tuteur sont dans l’impossibilité, temporairement ou durablement, en raison d’une maladie ou d’une infirmité physique ou mentale, d’une incapacité d’un autre ordre ou de toutes autres circonstances, d’assurer son logement, son entretien et son éducation ;
c)  et, dans un cas comme dans l’autre, que son intervention est nécessaire au titre du présent article pour le bien-être de l’enfant, elle a le devoir de le prendre en charge. »
51.  Depuis lors a été adoptée la loi de 1989 sur les enfants, dont l’article 17 prévoit notamment les dispositions suivantes :
« 17.  Services aux enfants nécessiteux, à leurs familles et à d’autres personnes
1)  Outre les devoirs que lui impose le présent chapitre, toute autorité locale a l’obligation générale
a)  de préserver et favoriser le bien-être des enfants nécessiteux de son ressort ; et
b)  dans la mesure où cela est compatible avec l’obligation ci-dessus, de favoriser l’éducation de ces enfants par leurs familles,
en mettant à leur disposition un éventail et un niveau de services correspondant aux besoins des enfants concernés.
2)  Aux fins principalement de faciliter l’accomplissement de l’obligation générale que lui impose le présent article, toute autorité locale a les devoirs et pouvoirs particuliers exposés dans le chapitre 1 de l’annexe 2.
10)  Aux fins du présent chapitre, un enfant est considéré comme nécessiteux dans les cas suivants :
a)  s’il est improbable qu’il parvienne ou se maintienne, ou qu’il ait la possibilité de parvenir ou de se maintenir, à un niveau raisonnable de santé ou de développement sans qu’une autorité locale lui prodigue certains services au titre du présent chapitre ;
b)  s’il est probable que son état de santé ou son développement sera notablement altéré ou se détériorera notablement s’il ne bénéficie pas de ces services ; ou
c)  s’il est handicapé (...)
11)  (...) dans le cadre du présent chapitre
le terme « développement » recouvre le développement physique, intellectuel, affectif, social ou comportemental ; et
le terme « santé » désigne la santé physique ou mentale. »
52.  Le chapitre III de la loi de 1989 sur les enfants porte sur l’aide aux enfants et aux familles par les autorités locales. La philosophie générale de la loi est précisée au paragraphe 7 du chapitre I de l’annexe 2, qui exige des autorités locales qu’elles prennent des mesures raisonnables en vue de réduire la nécessité d’engager des actions en justice concernant des enfants.
53.  L’article 20 comporte les dispositions suivantes :
« 20-1)  L’autorité locale doit fournir un logement à tout enfant nécessiteux de son ressort qui lui semblera en avoir besoin pour l’une des raisons suivantes :
a)  personne n’exerce l’autorité parentale à son égard ;
b)  il s’est égaré ou a été abandonné ; ou
c)  la personne qui s’occupe de lui n’est pas en mesure (que ce soit de façon permanente ou temporaire, et pour quelque raison que ce soit) de le loger ou de le prendre en charge de manière convenable.
4)  Une autorité locale peut fournir un logement à tout enfant de son ressort (même si une personne qui exerce l’autorité parentale à son égard peut le loger) si elle estime que cela est nécessaire pour préserver ou favoriser son bien-être. »
54.  Le chapitre V de la loi de 1989 sur les enfants traite de la protection de l’enfance. L’article 47 prévoit notamment :
« 47-1)  Lorsqu’une autorité locale
b)  a des motifs raisonnables de supposer qu’un enfant qui réside ou a été trouvé dans son ressort est ou pourrait être victime d’un préjudice important,
elle doit procéder ou faire procéder à toute enquête qu’elle jugera nécessaire pour lui permettre de décider si elle doit prendre des mesures pour préserver ou favoriser le bien-être de l’enfant.
8)  Lorsqu’une autorité locale, en vue de se conformer au présent article, conclut que des mesures sont nécessaires pour préserver ou favoriser le bien-être d’un enfant, elle adopte ces mesures (sous réserve qu’elle en ait le pouvoir et la possibilité raisonnable). »
B.  Procédure contentieuse
55.  Une procédure contentieuse est prévue par l’article 26 de la loi de 1989 sur les enfants, dont la partie pertinente en l’espèce est ainsi libellée :
« Contrôle des affaires et enquête sur les déclarations reçues
3)  Toute autorité locale doit mettre en place une procédure aux fins d’examiner les déclarations (y compris les plaintes) qui lui sont adressées par
a)  un enfant (...) nécessiteux, même si elle ne l’a pas pris en charge ;
b)  un parent d’un tel enfant ;
e)  toute autre personne qui, du point de vue de l’autorité locale, a un intérêt suffisant au bien-être de l’enfant pour qu’elle examine ses déclarations,
concernant l’accomplissement à l’égard de l’enfant de l’une quelconque des fonctions exercées par l’autorité en vertu du présent chapitre.
4)  Dans la mise en place de cette procédure, il faut veiller à ce qu’une personne au moins qui ne dépende pas de l’autorité participe :
a)  à l’examen de l’affaire ; et
b)  à tout débat organisé par l’autorité locale sur les mesures qui, à la lumière de l’examen de l’affaire, paraissent devoir être prises concernant l’enfant.
7)  Lorsque toutes les déclarations ont été examinées selon la procédure établie par l’autorité locale en application du présent article, l’autorité doit
a)  tenir dûment compte des conclusions des personnes ayant examiné les déclarations ; et
b)  prendre toute disposition pouvant être raisonnablement envisagée pour notifier (par écrit)
i)  à l’auteur des déclarations,
ii)  à l’enfant (si l’autorité estime qu’il est en mesure de comprendre), et
iii)  à toute autre personne éventuelle dont l’autorité locale pense qu’elle pourrait être concernée,
sa décision sur l’affaire, les motifs qui la sous-tendent et toute mesure qu’elle a prise ou se propose de prendre.
8)  Chaque autorité locale rend publique de la manière qu’elle juge appropriée sa procédure d’examen des déclarations prévue par le présent article. »
56.  Les pouvoirs de contrôle du ministre sur les actes des autorités locales sont précisés aux articles 81 et 84 de la loi de 1989 :
« 81-1)  Le ministre peut faire procéder à une enquête sur toute question relative
a)  aux fonctions de la commission des services sociaux d’une autorité locale, pour autant que ces fonctions concernent des enfants ;
84.  Non-respect par l’autorité locale de ses obligations légales : pouvoir du ministre de dénoncer le manquement en question
1)  Si le ministre a la conviction que l’autorité locale a manqué, sans motif valable, à l’une quelconque des obligations qui lui sont imposées par ou en vertu de la présente loi, il peut édicter une ordonnance déclarant que l’autorité concernée a failli à l’obligation en question.
3)  Toute ordonnance édictée en vertu du paragraphe 1 ci-dessus peut renfermer, si le ministre le juge nécessaire, des instructions visant à garantir le respect de l’obligation, dans un délai pouvant être précisé dans l’ordonnance.
4)  L’exécution de ces instructions peut être obtenue en justice sur ordonnance de mandamus délivrée à la demande du ministre. »
C.  Procédures en dommages-intérêts contre l’autorité locale
57.  En Angleterre et au pays de Galles, il n’existe pas un régime unique de la responsabilité délictuelle obligeant tout auteur d’un dommage à verser une réparation. On distingue au contraire selon le délit : violation de propriété (trespass), malversation (conversion), association de malfaiteurs (conspiracy), négligence, diffamation, etc.
58.  La négligence survient dans des catégories précises de situations, qui sont susceptibles d’être étendues. Le délit de négligence comprend trois éléments constitutifs : un devoir de vigilance, un manquement à ce devoir et un préjudice. Le devoir de vigilance peut être décrit comme le concept définissant les catégories de relations pour lesquelles un défendeur peut être légalement tenu à réparation s’il s’avère qu’il a agi imprudemment. Pour prouver l’existence d’un devoir de vigilance, le demandeur doit démontrer que la situation entre dans une catégorie établie et existante d’affaires où l’on a conclu à l’existence d’un tel devoir. Dans des situations nouvelles, pour démontrer un devoir de vigilance, le demandeur doit satisfaire à un triple critère : il doit établir
–  que le préjudice qu’il a subi était prévisible ;
–  qu’il existait entre lui-même et le défendeur un lien de proximité suffisant ;
–  qu’il est équitable, juste et raisonnable d’engager la responsabilité du défendeur.
Ces critères s’appliquent aussi bien aux actions dirigées contre des particuliers qu’à celles impliquant des organismes publics. L’arrêt de principe est celui qui fut rendu dans l’affaire Caparo Industries plc v. Dickman (Appeal Cases 1990, vol. 2, p. 605).
59.  Si les tribunaux décident qu’il n’existe pas, sur le plan juridique, de devoir de vigilance dans une situation donnée, cette décision s’appliquera par la suite (sous réserve de la doctrine du précédent) aux affaires où les parties se trouveront dans la même relation.
60.  Au Royaume-Uni, l’arrêt de principe dans le domaine de la protection de l’enfance est celui qui fut rendu dans l’affaire X and Others v. Bedfordshire County Council (All England Law Reports 1995, vol. 3, p. 353). Selon cette décision, les autorités locales ne peuvent être poursuivies pour négligence ou pour manquement à une obligation légale dans l’exercice de leurs fonctions concernant le bien-être des enfants. Cet arrêt est rapporté en détail aux paragraphes 45-46 ci-dessus.
61.  Depuis l’affaire X and Others, deux autres arrêts importants ont été rendus sur l’étendue de la responsabilité des autorités locales en matière d’assistance à l’enfance.
62.  Le premier, relatif à l’affaire W. and Others v. Essex County Council (All England Law Reports 1998, vol. 3, p. 111), émane de la Cour d’appel. Il s’agissait des griefs d’une mère et d’un père (premier et deuxième demandeurs) qui avaient accepté d’être parents nourriciers, et qui se plaignaient que l’autorité locale défenderesse eût placé G., un garçon de quinze ans, dans leur foyer alors qu’elle savait que l’intéressé était soupçonné ou convaincu d’avoir commis des abus sexuels. Pendant le séjour de G. chez eux, les trois enfants du couple (quatrième, cinquième et sixième demandeurs) avaient tous été victimes d’abus sexuels et souffert de troubles psychiatriques. Les demandeurs engagèrent une action contre l’autorité locale et le travailleur social concerné, réclamant des dommages-intérêts pour négligence et fausses déclarations. Saisi par les défendeurs d’une demande de radiation pour défaut de motif raisonnable d’agir en justice, le juge rendit une décision de radiation quant aux griefs des parents, mais refusa de rayer l’affaire du rôle pour autant qu’il s’agissait des griefs des enfants. La Cour d’appel confirma la décision. Ses conclusions se trouvent résumées comme suit dans le sommaire de l’arrêt :
« 1)  Si une autorité locale ne peut voir sa responsabilité engagée pour les décisions qu’elle prend dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire qu’elle tient de la loi, il n’existe a priori aucune raison d’exclure une responsabilité fondée sur la common law lorsque la décision litigieuse est si déraisonnable qu’elle sort du champ du pouvoir en question. En l’espèce, la communication d’informations aux parents relevait de l’exercice par les défendeurs de leurs droits et devoirs légaux, et il avait été admis que l’on pouvait prétendre de manière défendable que les décisions prises par les défendeurs sortaient du champ de leur pouvoir discrétionnaire. Dès lors, puisqu’il avait également été reconnu que les dommages causés aux enfants étaient raisonnablement prévisibles et que le lien de proximité était suffisant, la question pour la Cour d’appel était de déterminer s’il était juste et raisonnable d’imposer un devoir de vigilance au conseil ou au travailleur social. Elle a jugé que tel n’était pas le cas, considérant qu’un devoir de vigilance au titre de la common law ébranlerait tout l’édifice légal mis en place pour la protection des enfants à risque, que la tâche de l’autorité locale et de ses fonctionnaires à cet égard est extraordinairement difficile et délicate, que les autorités locales pourraient adopter une attitude plus défensive vis-à-vis de leurs devoirs si l’on venait à décider que leur responsabilité délictuelle peut être recherchée, que les relations entre les parents et les travailleurs sociaux sont souvent conflictuelles et que les préjudices subis par les enfants en l’espèce pouvaient être réparés en vertu du régime d’indemnisation des dommages résultant d’infractions pénales. Dès lors, l’autorité concernée n’avait aucun devoir de vigilance envers les parents, qui n’étaient de toute façon que des victimes par ricochet s’agissant du grief relatif aux troubles psychiatriques des enfants (...)
2)  (Opinion dissidente du juge Stuart-Smith) On peut défendre l’idée que les considérations d’ordre public qui militent contre l’imposition d’un devoir de vigilance fondé sur la common law à une autorité locale relativement à l’exercice de ses obligations légales en matière de protection de l’enfance ne s’appliquent pas lorsque l’autorité en question n’a pas d’obligation légale vis-à-vis des enfants dont la sécurité est en jeu. Dès lors, considérant qu’en l’espèce les enfants concernés n’étaient pas des enfants dont le conseil avait la responsabilité dans le cadre du système de protection de l’enfance, mais vivaient avec leurs parents, et que ceux-ci avaient reçu l’assurance expresse qu’aucun individu auteur d’abus sexuels ne serait placé chez eux, leur grief devrait être accueilli (...) »
63.  Saisie par les parents, la Chambre des lords déclara le 16 mars 2000 qu’il était impossible de conclure que les troubles psychiatriques dont les parents prétendaient souffrir (sensation d’avoir mis leurs enfants en contact avec l’auteur des abus ou sentiment de culpabilité pour ne pas s’être rendu compte plus tôt des abus) échappaient à la catégorie des troubles psychiatriques reconnus par la loi ; de même, la prétention selon laquelle l’autorité locale avait un devoir de vigilance envers les parents était recevable. On ne pouvait donc affirmer que le grief des parents était si sûrement ou manifestement mal fondé qu’il fallût les empêcher de le présenter au cours d’un procès. Aussi la Chambre des lords accueillit-elle le recours.
64.  Le second arrêt important en la matière est celui que rendit la Chambre des lords le 17 juin 1999 dans l’affaire Barrett v. London Borough of Enfield (Weekly Law Reports 1999, vol. 3, p. 79). Celle-ci concernait un plaignant qui avait fait l’objet d’une prise en charge entre l’âge de dix mois et celui de dix-sept ans. L’intéressé reprochait à l’autorité locale de s’être montrée négligente et d’avoir ainsi failli à son devoir de protection à son égard, ce qui avait entraîné chez lui de profonds troubles psychiatriques. L’autorité locale avait présenté une demande de radiation pour défaut de motif d’agir en justice. La Chambre des lords accueillit le recours du plaignant. Elle estima à l’unanimité que l’affaire X and Others v. Bedfordshire County Council ne faisait pas obstacle, dans les circonstances de l’espèce, à une action en responsabilité pour négligence intentée par un enfant contre une autorité locale qui l’avait autrefois pris en charge.
65.  Dans l’arrêt qu’il prononça dans cette affaire, Lord Browne-Wilkinson fit les observations suivantes sur la mise en œuvre du devoir de vigilance :
« 1)  Bien que le terme « immunité » soit parfois employé à mauvais escient, la décision qu’il n’est pas équitable, juste et raisonnable de faire peser une responsabilité sur une catégorie particulière de défendeurs, que ce soit de manière générale ou à propos d’un type particulier d’activités, ne revient pas à relever ce groupe d’une responsabilité qui pèse sur le reste du monde. Pour que l’on puisse engager une responsabilité pour négligence, il faut d’abord que l’on estime que, d’une manière générale, il est équitable, juste et raisonnable dans les circonstances de rechercher pareille responsabilité. 2) Dans un grand nombre d’affaires, des considérations d’ordre public ont conduit à la décision qu’il ne serait pas équitable et raisonnable dans les circonstances d’imposer une responsabilité, par exemple pour certaines activités des inspecteurs financiers, des inspecteurs de chantiers, des contrôleurs de la sécurité des navires, des travailleurs sociaux ayant à s’occuper d’affaires d’abus sexuels. Dans toutes ces affaires et dans bien d’autres, les tribunaux ont considéré que les défendeurs ne pourraient mener à bien leurs fonctions essentielles pour la société dans son ensemble s’ils devaient faire preuve de circonspection pour éviter une responsabilité pour négligence. En droit anglais, pour décider s’il est équitable, juste et raisonnable de faire peser sur une catégorie particulière de défendeurs potentiels une responsabilité pour négligence, il faut mettre en balance, d’une part, le préjudice que l’on ferait subir à l’intérêt public en recherchant systématiquement la responsabilité de cette catégorie de personnes, et, d’autre part, la perte globale que l’on causerait à des demandeurs potentiels en estimant qu’ils ne sont pas recevables à intenter une action pour  la perte subie par eux à titre individuel. 3) En droit anglais, les questions d’ordre public et la question de savoir s’il est équitable et raisonnable d’imposer une responsabilité pour négligence sont tranchées comme des questions de droit. Une fois la décision prise que, disons, les commissaires aux comptes, tout en étant responsables envers les actionnaires en cas de négligence dans l’exercice de leurs fonctions, ne peuvent voir leur responsabilité engagée à l’égard de ceux qui avaient l’intention d’investir dans la société (voir Caparo Industries plc v. Dickman, All England Law Reports, vol. 1, p. 568 ; Appeal Cases 1990, vol. 2, p. 605), cette décision s’appliquera ultérieurement à toutes les affaires du même genre. La décision ne sera pas subordonnée à une mise en balance, dans chaque cas particulier, de l’ampleur du préjudice pour le plaignant, d’une part, et du préjudice pour le public, d’autre part. »
D.  Procédure de radiation du rôle
66.  A l’époque des faits, l’article 19 de l’ordonnance no 18 du règlement de la Cour suprême disposait qu’une affaire pouvait être rayée du rôle pour défaut de motif raisonnable d’agir en justice. Il était précisé que cette procédure était réservée aux « cas simples et évidents », dans lesquels un grief était « manifestement indéfendable ».
67.  Dans le cadre des demandes de radiation, les tribunaux présumaient avérés l’ensemble des faits allégués par le demandeur dans ses conclusions. Il s’agissait pour eux d’examiner si, à supposer que le demandeur pût établir au cours d’un procès tous les faits qu’il alléguait, ses griefs révélaient un motif raisonnable d’agir en justice.
68.  La procédure de radiation du rôle, décrite à présent dans le chapitre 3.4.2) du code de procédure civile en vigueur depuis 1999, est considérée comme une particularité importante de la procédure civile anglaise, permettant d’assurer une justice prompte et efficace, notamment en donnant aux juges la possibilité de décider rapidement quelles questions nécessitent une instruction et un procès exhaustifs, et de régler les autres dans le cadre d’une procédure sommaire. Cette instance permet d’établir à un stade précoce, avec un coût minimal pour les parties, si les faits tels qu’ils sont exposés peuvent être rattachés à une action prévue par le droit existant.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
69.  Les requérants allèguent que l’autorité locale est restée en défaut de les protéger d’un traitement inhumain et dégradant. Ils y voient une violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
70.  Dans son rapport, la Commission conclut à l’unanimité qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention. Selon elle, les autorités avaient l’obligation positive de protéger les enfants de tout traitement contraire à cette disposition. Elles étaient informées des mauvais traitements et de la grave négligence auxquels les quatre enfants étaient exposés depuis des années dans leur famille, et elles n’ont pris aucune mesure effective pour mettre un terme à cette situation, malgré les moyens dont elles pouvaient raisonnablement disposer.
71.  Les requérants invitent la Cour à entériner ce constat de violation.
72.  Le Gouvernement ne conteste pas l’opinion de la Commission que le traitement subi par les quatre requérants a atteint le degré de gravité prohibé par l’article 3 et que l’Etat a failli à l’obligation positive que lui faisait l’article 3 de la Convention d’assurer aux intéressés une protection suffisante contre tout traitement inhumain et dégradant.
73.  La Cour rappelle que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. Combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume-Uni, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, p. 2699, § 22). Ces dispositions doivent permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (voir, mutatis mutandis, Osman c. Royaume-Uni, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, pp. 3159-3160, § 116).
74.  Nul ne conteste en l’espèce que la négligence et les abus (tels qu’ils sont exposés aux paragraphes 11 à 36 ci-dessus) dont ont souffert les quatre enfants requérants atteignent le seuil requis pour être qualifiés de traitement inhumain et dégradant. Ce traitement fut porté à l’attention de l’autorité locale dès le mois d’octobre 1987. Celle-ci avait l’obligation légale de protéger les enfants et avait à sa disposition un éventail de moyens, dont le pouvoir de retirer les requérants de leur foyer. Toutefois, ce n’est que le 30 avril 1992 que ceux-ci firent l’objet d’un placement d’urgence, sur l’insistance de la mère. Pendant la période de quatre ans et demi qui s’était écoulée dans l’intervalle, ils avaient vécu au sein de leur famille, ce que la pédopsychiatre consultante qui les examina décrivit comme une expérience horrible (paragraphe 40 ci-dessus). Le Fonds d’indemnisation des dommages résultant d’infractions pénales (CICB) avait également constaté que les enfants s’étaient trouvés en butte à une négligence extrême et avaient subi des dommages corporels et psychologiques directement imputables à des actes de violence (paragraphe 49 ci-dessus). La Cour reconnaît que les services sociaux doivent faire face à des décisions difficiles et sensibles et admet l’importance du principe selon lequel il y a lieu de respecter et préserver la vie familiale. En l’espèce, toutefois, il ne fait aucun doute que le système a failli à protéger les enfants requérants de la négligence et des abus graves qu’ils ont subis sur une longue période.
75.  Dès lors, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
76.  Subsidiairement à leurs griefs fondés sur l’article 3 de la Convention, les requérants allèguent que les circonstances dans lesquelles ils ont été victimes de mauvais traitements, qui leur ont causé des dommages corporels et psychologiques, révèlent un manquement à l’article 8 de la Convention qui, au titre du principe du respect de la vie privée, protège l’intégrité physique et morale.
77.  Eu égard à son constat de violation de l’article 3 de la Convention, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
78.  Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants se plaignent de ne pas avoir eu accès à un tribunal pour faire statuer sur leurs allégations de négligence à l’encontre de l’autorité locale.
79.  L’article 6 § 1, première phrase, se lit ainsi :
« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
80.  Le Gouvernement affirme qu’il n’y avait en l’espèce aucun droit de caractère civil en jeu et que l’accès à un tribunal n’a nullement été restreint. En revanche, la Commission conclut à l’unanimité qu’il y a eu violation de l’article 6, en ce que la Chambre des lords a appliqué une règle exonérant les autorités locales de toute responsabilité en matière de protection de l’enfance, ce qui, dans les circonstances de l’espèce, s’analyserait en une restriction disproportionnée à l’accès des requérants à un tribunal.
A.  Arguments des parties
1.  Les requérants
81.  Invoquant notamment l’affaire Osman (précitée), les requérants soutiennent que leur allégation de négligence était tout à fait défendable en droit interne. Le droit d’intenter une action pour négligence, délit conçu en termes généraux, est un droit de caractère civil établi en droit interne. L’autorité locale a admis qu’elle aurait pu prévoir que les requérants subiraient un préjudice si elle accomplissait ses obligations avec négligence, et elle a reconnu l’existence d’un lien de proximité, ce qui satisfait aux deux premières branches du critère permettant de conclure à l’existence d’un devoir de vigilance. Il y a abondamment matière à soutenir que des considérations d’ordre public exigeaient d’imposer un devoir de vigilance, et aucun précédent n’imposait une exonération de responsabilité. Les requérants soulignent également que le juge qui émit les ordonnances de prise en charge communiqua tout spécialement le dossier de l’affaire à l’Official Solicitor afin de permettre à celui-ci de mener une enquête et, le cas échéant, d’engager des poursuites pour négligence ; que l’Official Solicitor estima que les allégations de négligence étaient défendables ; que la Commission d’aide judiciaire accorda l’aide judiciaire aux requérants pour leur permettre de saisir la Chambre des lords ; que la Cour d’appel, qui rejeta les allégations à la majorité, autorisa les intéressés à se pourvoir devant la Chambre des lords, étant précisé qu’une telle autorisation ne peut être donnée que si le grief énoncé est jugé défendable ; que, devant la Cour d’appel, le Master of the Rolls conclut à l’existence d’un devoir de vigilance, qualifiant l’affirmation contraire « d’affront au bon sens » ; et que, dans des affaires précédentes, des autorités locales avaient préféré régler à l’amiable des affaires de négligence parce que leur responsabilité risquait d’être engagée. Il y avait donc et il y a toujours en droit interne une contestation sérieuse sur l’existence d’un principe d’exonération, ce qui plaide en faveur de l’applicabilité de l’article 6.
82.  La règle d’exonération édictée par la Chambre des lords a permis la radiation de l’affaire des requérants sans établissement des faits et sans procès. Elle s’applique en effet indépendamment du bien-fondé des allégations et de la gravité du préjudice subi. Conçue pour éviter aux autorités locales de gaspiller des ressources dans les procès qu’on pourrait leur faire, elle a en pratique l’effet d’une immunité et s’analyse en une restriction à l’accès à un tribunal.
83.  L’application d’une règle générale, qui a eu pour effet d’exclure toute décision judiciaire sur les griefs des requérants, indépendamment de la gravité du tort subi, de la nature et de la portée de la négligence dénoncée, ou des droits fondamentaux en jeu, a constitué une restriction disproportionnée au droit d’accès à un tribunal garanti aux intéressés. Ceux-ci soulignent la gravité du préjudice dont ils ont été victimes du fait de l’exposition prolongée à la négligence et aux abus. Face à cela, les arguments d’ordre public militant contre l’imposition d’une responsabilité, à savoir le risque de procès futiles, le surcroît de prudence avec lequel les services sociaux rempliraient leurs fonctions ou la difficulté ou la sensibilité des questions en jeu, ne pèsent pas lourd. De fait, l’obligation de mener une enquête effective sur les cas de mauvais traitements que prescrit l’article 3 paraît bien impliquer un droit d’accès à un tribunal dans les cas où la responsabilité de l’Etat est mise en cause pour des traitements inhumains ou dégradants infligés à des enfants vulnérables. Les requérants invoquent l’affaire Osman, dans laquelle la Cour a jugé que les juridictions internes doivent pouvoir distinguer selon le degré de gravité de la faute commise et du préjudice subi et tenir compte du bien-fondé d’une affaire donnée (arrêt précité, p. 3170, § 151). Une règle d’exonération de responsabilité fondée sur ces principes devrait pouvoir s’effacer devant des considérations tenant aux droits de l’homme, lorsque les circonstances de l’affaire l’exigent.
2.  Le Gouvernement
84.  Le Gouvernement fait valoir que l’article 6 garantit un procès équitable uniquement lorsqu’il s’agit de contestations sur des droits et obligations de caractère civil dont on peut prétendre (au moins de manière défendable) qu’ils sont reconnus en droit interne. Cette disposition ne touche pas à la question matérielle de savoir si un droit à réparation existe dans une situation donnée. La procédure engagée par les requérants a permis d’établir que pareil droit n’existait pas. La décision de radiation dont ils se plaignent précisait la portée du droit interne. En concluant à l’absence d’un droit d’action dans des circonstances données, les tribunaux ont appliqué des limites matérielles à la responsabilité délictuelle, à l’instar de ce que pourrait faire le législateur dans une loi (voir, par exemple, Powell et Rayner c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1990, série A no 172, pp. 16-17, § 36). Il n’existe aucun droit d’action établi auquel on aurait apporté des restrictions. Dès lors, l’article 6 § 1 n’est pas applicable.
85.  A titre subsidiaire, le Gouvernement plaide que n’a été appliquée aucune immunité pouvant être considérée comme une restriction à l’accès à un tribunal. A supposer même que les allégations fussent défendables, il ne peut selon lui y avoir aucun doute que le litige a fait l’objet d’un procès équitable et public, conforme aux exigences de l’article 6. La procédure de radiation du rôle est un moyen important d’assurer une décision rapide et économique dans les affaires dénuées de fondement juridique. Elle permet de réaliser lesdits objectifs sans léser le droit que possède tout justiciable de présenter à un tribunal les arguments qu’il juge lui être favorables. Ainsi, dès lors que les faits exposés par eux ont été présumés avérés, les demandeurs n’ont subi aucun préjudice du fait de l’absence de toute possibilité de produire des preuves ; ils ont par ailleurs pu présenter tous les arguments en leur faveur pour convaincre le tribunal que leurs prétentions étaient défendables en droit.
86.  A titre encore plus subsidiaire, le Gouvernement soutient que toute restriction à l’accès à un tribunal poursuivait un but légitime et était proportionnée. Elle visait à préserver l’efficacité d’un secteur vital du service public. L’exonération de responsabilité a une portée strictement limitée à la catégorie des affaires pour lesquelles on l’a prévue, à savoir les actions pour faute de service, et ne concerne en rien la responsabilité de l’employeur du fait de ses employés. Les juridictions internes ont elles-mêmes pesé les considérations d’ordre public militant pour et contre l’imposition d’une responsabilité à la lumière des principes du droit anglais de la responsabilité délictuelle et de la philosophie sociale et politique qui les sous-tendent. Dès lors, toute décision d’une instance internationale en la matière devrait leur reconnaître une très ample marge d’appréciation.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Applicabilité de l’article 6 de la Convention
87.  La Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante « l’article 6 § 1 ne vaut que pour les « contestations » relatives à des « droits et obligations » – de caractère civil – que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne ; il n’assure par lui-même aux « droits et obligations » (de caractère civil) aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des Etats contractants (arrêts James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, série A no 98, pp. 46-47, § 81 ; Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, série A no 102, p. 70, § 192 ; et Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, série A no 301-A, pp. 36-37, § 80). Toutefois, il ne s’applique qu’à des contestations « réelles et sérieuses » portant aussi bien sur l’existence même d’un droit que sur son étendue ou ses modalités d’exercice (Benthem c. Pays-Bas, arrêt du 23 octobre 1985, série A no 97, pp. 14-15, § 32).
88.  En l’espèce, les requérants réclamaient des dommages-intérêts pour négligence, délit civil en droit anglais qui a été pour une large part défini par la jurisprudence des tribunaux internes. Les parties conviennent qu’il n’existait aucune décision de justice antérieure dans laquelle une autorité locale aurait vu sa responsabilité retenue du fait d’un préjudice causé par sa négligence dans l’exercice de ses obligations en matière de protection de l’enfance. C’est dans l’affaire des requérants que les tribunaux internes ont été appelés à décider si cette situation relevait de l’une des catégories existantes de responsabilité pour négligence, ou si l’une de ces catégories devait être étendue à cette situation (paragraphes 57 à 65 ci-dessus).
89.  La Cour considère qu’il y avait dès le début de la procédure une contestation réelle et sérieuse sur l’existence du droit que les requérants affirmaient tirer du régime de la responsabilité pour négligence, ce que semblent attester notamment l’octroi de l’aide judiciaire aux intéressés et la décision de la Cour d’appel de les autoriser à soumettre leurs griefs à la Chambre des lords. L’argument du Gouvernement selon lequel il n’y avait pas de « droit » défendable (de caractère civil) aux fins de l’article 6 dès lors que la haute juridiction avait conclu à l’inexistence d’un devoir de vigilance ne peut être pertinent que pour les allégations éventuellement présentées ultérieurement par d’autres plaignants. L’arrêt de la Chambre des lords n’a pas ôté rétroactivement aux griefs des requérants leur caractère défendable (Le Calvez c. France, arrêt du 29 juillet 1998, Recueil 1998-V, pp. 1899-1900, § 56). Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants pouvaient prétendre, au moins de manière défendable, avoir un droit reconnu en droit interne.
90.  Dès lors, l’article 6 est applicable à l’action en responsabilité pour négligence qu’ils ont intentée à l’encontre de l’autorité locale. La Cour doit donc examiner si les exigences de cette disposition ont été respectées dans le cadre de la procédure en cause.
2.  Observation de l’article 6 de la Convention
91.  Dans l’affaire Golder, la Cour a estimé que les garanties procédurales énoncées à l’article 6 concernant l’équité, la publicité et la célérité de la procédure n’auraient aucun sens si l’accès à un tribunal, condition préalable à la jouissance de ces garanties, n’était pas protégé. Se référant aux principes de la prééminence du droit et de l’interdiction de tout pouvoir arbitraire qui sous-tendent pour une bonne part la Convention, elle a conclu qu’il s’agissait là d’un élément inhérent aux garanties consacrées par l’article 6 (Golder c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1975, série A no 18, pp. 13-18, §§ 28-36).
92.  L’article 6 § 1 peut aussi être invoqué par « quiconque, estimant illégale une ingérence dans l’exercice de l’un de ses droits (de caractère civil), se plaint de n’avoir pas eu l’occasion de soumettre pareille contestation à un tribunal répondant aux exigences de l’article 6 § 1 » (Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, arrêt du 23 juin 1981, série A no 43, p. 20, § 44). Lorsqu’il y a, au sujet de la légalité d’une telle ingérence, une contestation réelle et sérieuse, qu’elle soit relative à l’existence même ou à la portée du droit de caractère civil revendiqué, le justiciable a droit, en vertu de l’article 6 § 1, « à ce qu’un tribunal tranch[e] cette question de droit interne » (Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 30, § 81 ; voir également Tre Traktörer AB c. Suède, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 159, p. 18, § 40).
93.  Toutefois, ce droit n’est pas absolu. Il peut être soumis à des restrictions légitimes, tels des délais légaux de prescription, des ordonnances prescrivant le versement d’une caution judicatum solvi, des réglementations concernant les mineurs ou les handicapés mentaux (arrêts Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, Recueil 1996-IV, pp. 1502-1503, §§ 51-52 ; Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, série A no 316-B, pp. 80-81, §§ 62-67 ; Golder précité, p. 19, § 39). Lorsque l’accès de l’individu au juge est restreint par la loi ou dans les faits, la Cour examine si la restriction touche à la substance du droit et, en particulier, si elle poursuit un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Ashingdane c. Royaume-Uni, arrêt du 28 mai 1985, série A no 93, pp. 24-25, § 57). Si la restriction est compatible avec ces principes, il n’y a pas violation de l’article 6.
94.  En l’espèce, les requérants allèguent que la décision de la Chambre des lords concluant qu’aucun devoir de vigilance ne s’imposait à l’autorité locale les a empêchés d’accéder à un tribunal. Ils estiment que, concrètement, il s’agissait d’une règle d’exonération de responsabilité, ou d’une immunité de poursuites, qui a fait obstacle à toute décision sur leurs griefs à partir des faits.
95.  La Cour observe tout d’abord que, sur le plan pratique, les requérants n’ont pas été empêchés de porter leurs griefs devant les tribunaux internes. De fait, la cause a été vigoureusement débattue en justice jusque devant la Chambre des lords, les requérants ayant au demeurant bénéficié pour ce faire de l’aide judiciaire. Aucun obstacle procédural ou délai de prescription n’a par ailleurs été invoqué. Les juridictions internes ont eu à se prononcer sur la demande de radiation pour défaut de motif raisonnable d’agir présentée par les défendeurs. Elles ne pouvaient le faire sans statuer au préalable, et en présumant exacts les faits exposés par les requérants, sur l’existence d’une prétention défendable en droit. Les débats devant les tribunaux se sont donc concentrés sur les questions de droit, et principalement sur le point de savoir si l’autorité locale avait, au regard du droit de la responsabilité pour négligence, un devoir de vigilance envers les requérants.
96.  De plus, la Cour n’est pas convaincue que la décision de la Chambre des lords selon laquelle l’application du droit ne permettait pas de conclure à l’existence d’un devoir de vigilance dans l’affaire des requérants puisse passer pour avoir dégagé une règle d’exonération de responsabilité ou une immunité de poursuites qui aurait empêché les intéressés d’avoir accès à un tribunal. Ainsi que Lord Browne-Wilkinson l’a expliqué dans sa décision, la Chambre des lords devait se prononcer sur la question de savoir s’il y avait lieu pour les tribunaux, dans l’exercice de la fonction normative que leur reconnaît la common law, de consacrer une nouvelle catégorie de cas auxquels pourrait s’appliquer la responsabilité pour négligence, c’est-à-dire une catégorie de cas dans lesquels on n’avait encore jamais conclu à l’existence d’un devoir de vigilance (paragraphe 46 ci-dessus). Après avoir mis dans la balance les arguments d’ordre public militant contre pareille évolution, la Chambre des lords a décidé de ne pas étendre la responsabilité pour négligence à un nouveau domaine. Elle a ainsi précisé les contours de la responsabilité délictuelle.
97.  Son arrêt a mis un terme à l’affaire, sans que les faits aient été établis à partir des preuves. Cela dit, si la prétention n’était pas fondée en droit, l’administration des preuves aurait entraîné un gaspillage de temps et d’argent sans pour cela fournir en définitive un remède aux requérants. Il n’y a aucune raison de considérer que la procédure de radiation du rôle, qui permet de statuer sur l’existence d’un motif défendable d’agir en justice, enfreint en soi le principe de l’accès à un tribunal. Dans une telle procédure, le demandeur est généralement en mesure de présenter au tribunal les arguments de droit étayant ses prétentions, et le tribunal se prononce à l’issue d’une procédure contradictoire (paragraphes 66 à 68 ci-dessus).
98.  De même, et indépendamment de ce qu’était l’état du droit interne, la Cour n’est pas convaincue que la décision litigieuse ait consacré une immunité, en fait ou en pratique, en raison de son caractère prétendument absolu ou général. Cette décision ne portait que sur un aspect de l’exercice des pouvoirs et devoirs des autorités et ne saurait être considérée comme ayant eu pour effet de soustraire arbitrairement à la compétence des tribunaux toute une série d’actions civiles (Fayed c. Royaume-Uni, arrêt du 21 septembre 1994, série A no 294-B, pp. 49-50, § 65). Comme la Cour l’a observé au paragraphe 87 ci-dessus, il se dégage de la jurisprudence des organes de la Convention un principe selon lequel l’article 6 n’assure par lui-même aux droits et obligations de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans les ordres juridiques nationaux, à la différence d’autres dispositions, comme celles qui protègent le droit au respect de la vie familiale (article 8) et le droit de propriété (article 1 du Protocole no 1). Pour que l’article 6 entre en jeu, il ne suffit pas que l’inexistence en droit interne d’un motif d’agir puisse passer pour avoir le même effet qu’une immunité, en ce sens qu’elle empêche l’intéressé de réclamer en justice réparation pour une catégorie donnée de préjudices.
99.  Par ailleurs, l’on ne saurait dire que la Chambre des lords soit parvenue à sa conclusion sans peser soigneusement les considérations d’ordre public militant pour et contre l’engagement de la responsabilité de l’autorité locale dans les circonstances de la cause des requérants. Lord Browne-Wilkinson, dans sa décision, a reconnu qu’il fallait des considérations très puissantes pour que cède le pas le principe d’intérêt général selon lequel les dommages causés doivent être réparés (paragraphe 46 ci-dessus). Il a mis en balance ce principe et les autres arguments d’ordre public pour aboutir à la conclusion qu’il n’était pas équitable, juste ou raisonnable d’imposer un devoir de vigilance à l’autorité locale dans l’affaire des requérants. On peut noter que, dans des affaires ultérieures, les juridictions internes ont précisé cette question juridique de la responsabilité des autorités locales en matière de protection de l’enfance, en estimant qu’un devoir de vigilance peut exister dans d’autres situations factuelles, par exemple lorsqu’un enfant a été victime de dommages après avoir été pris en charge par l’autorité locale, ou lorsqu’une famille d’accueil a subi un préjudice du fait du placement en son sein par l’autorité locale d’un adolescent qui avait des antécédents d’abus sexuels commis sur des enfants plus jeunes (affaires W. and Others v. Essex County Council et Barrett v. London Borough of Enfield, précitées, paragraphes 62 à 65 ci-dessus).
100.  Les requérants, ainsi que la Commission dans son rapport, invoquent l’arrêt Osman (précité), dont il ressort d’après eux que l’exonération de responsabilité pour négligence, qui portait dans ladite affaire sur les actions ou omissions de la police dans le cadre de ses fonctions d’enquête et de prévention des infractions, s’analyse en une restriction à l’accès à un tribunal. La Cour considère que son raisonnement dans l’arrêt Osman se fondait sur une compréhension du droit de la responsabilité pour négligence (voir, en particulier, Osman précité, pp. 3166-3167, §§ 138-139) qui doit être revue à la lumière des clarifications apportées ultérieurement par les juridictions internes, notamment par la Chambre des lords. Il lui paraît que, tel qu’il a été précisé par les juridictions internes depuis l’affaire Caparo (précitée, paragraphe 58 ci-dessus) et tel qu’il a récemment été analysé dans l’affaire Barrett (précitée), le droit de la responsabilité pour négligence inclut le critère « équitable, juste et raisonnable » comme un élément intrinsèque du devoir de vigilance, et que l’appréciation juridique donnée en l’espèce concernant cet élément n’emporte pas consécration d’une immunité. En l’espèce, la Cour est amenée à conclure que l’impossibilité pour les requérants de poursuivre l’autorité locale découlait non pas d’une immunité mais des principes applicables régissant le droit d’action matériel en droit interne. Il n’y a pas eu de limitation à l’accès à un tribunal de l’ordre de celle qui fut incriminée dans l’affaire Ashingdane (arrêt précité, loc. cit.).
101.  En conséquence, les requérants ne sauraient affirmer avoir été privés du droit d’obtenir une décision sur le bien-fondé de leurs allégations de négligence. Leurs prétentions ont fait l’objet d’un examen suffisant et équitable à la lumière des principes applicables du droit interne concernant le droit de la responsabilité pour négligence. Dès lors que la Chambre des lords avait statué sur les arguments juridiques défendables ayant mis en jeu l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphes 87 à 89 ci-dessus), les requérants ne pouvaient plus revendiquer, au titre de l’article 6 § 1, un droit à un débat sur les faits. Comme il a été souligné ci-dessus, pareil débat n’aurait été utile que si le tribunal avait admis l’existence en l’espèce d’un devoir de vigilance. Il n’appartient pas à la Cour de conclure que telle aurait dû être l’issue de la procédure de radiation du rôle, car cela reviendrait pour elle à substituer à l’appréciation des juridictions nationales ses propres vues sur l’interprétation et le contenu à donner au droit interne.
102.  Il demeure que l’interprétation du droit interne par la Chambre des lords a entraîné la radiation de l’affaire des requérants. La haute juridiction a considéré que le droit de la responsabilité pour négligence n’imposait pas un devoir de vigilance à l’autorité locale dans l’exercice de ses prérogatives légales. Les requérants ont vécu une expérience qualifiée d’« horrible » par une psychiatre (paragraphe 40 ci-dessus), et la Cour a estimé qu’ils ont été victimes d’une violation de l’article 3 (paragraphe 74 ci-dessus). Or la procédure engagée par eux dans leur pays a produit comme résultat que ni eux ni aucun enfant ayant des griefs analogues aux leurs ne peuvent actionner l’autorité locale en réparation pour négligence, quelque prévisible – et grave – qu’ait été le préjudice subi, et quelque déraisonnable que se soit montrée l’autorité locale en s’abstenant de prendre des mesures pour prévenir ce dommage. Les requérants ont raison d’affirmer que la lacune qu’ils ont décelée dans le droit interne est de nature à soulever une question sur le terrain de la Convention. La Cour estime toutefois qu’il s’agit là d’un point à examiner au regard de l’article 13, et non de l’article 6 § 1.
103.  La Cour souligne que, conformément à l’objet et au but sous-jacents à la Convention, tels qu’ils se dégagent de l’article 1 de celle-ci, chaque Etat contractant doit assurer dans son ordre juridique interne la jouissance des droits et libertés garantis. Il est fondamental pour le mécanisme de protection établi par la Convention que les systèmes nationaux eux-mêmes permettent de redresser les violations commises, la Cour exerçant son contrôle dans le respect du principe de subsidiarité. A cet égard, l’article 13, qui exige un recours effectif pour dénoncer les manquements à la Convention, joue un rôle crucial. En l’espèce, les requérants se plaignent essentiellement de ne pas avoir bénéficié d’un recours devant les tribunaux pour critiquer le fait qu’on ne leur eût pas garanti le degré de protection contre les abus auquel ils avaient droit en vertu de l’article 3 de la Convention. Les juridictions internes ont considéré que « le premier des impératifs d’intérêt général à prendre en compte par le droit » est que « les torts causés doivent être réparés » (paragraphe 46 ci-dessus). En ce qui concerne les torts relevant du domaine de la Convention, ce principe est consacré par l’article 13 (voir, notamment, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI). C’est sur le terrain de cette disposition qu’il convient d’examiner et, le cas échéant, d’accueillir ledit grief des requérants.
104.  Dès lors, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 de la Convention.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
105.  Les requérants allèguent n’avoir disposé d’aucun recours quant au préjudice que le défaut de protection de l’autorité locale leur a valu ; ils invoquent l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
106.  Selon les requérants, la règle d’exonération édictée par la Chambre des lords dans leur affaire les a privés de tout recours effectif au sein de leur ordre juridique national pour faire redresser la violation de l’article 3 dont ils ont été victimes. Si le recours exigé par l’article 13 ne doit pas toujours nécessairement avoir un caractère juridictionnel, une décision judiciaire était indispensable dans leur affaire. En effet, l’action en responsabilité pour négligence était la seule voie de droit interne propre à conduire à une décision sur la substance de leur grief tout en respectant (abstraction faite de l’immunité alléguée) les exigences de la Convention. De plus, l’obligation de rendre compte qui pèse sur les fonctionnaires, et qui est cruciale pour les articles 3 et 13, implique que chaque particulier jouisse d’un droit d’accès à un tribunal qui lui donne la possibilité de mettre en cause les fonctionnaires responsables dans le cadre d’une procédure contradictoire et d’obtenir une ordonnance d’indemnisation exécutoire si son grief est accueilli. Le libellé de l’article 13 interdit également la mise en place d’immunités au profit de fonctionnaires, et toute immunité de la sorte doit être tenue pour contraire à l’objet et au but de la Convention.
107.  Le Gouvernement souligne que les requérants disposaient d’un certain nombre de voies de recours susceptibles, dans une certaine mesure, d’aboutir à une réparation effective. Il cite le versement d’une indemnité par le Fonds d’indemnisation des dommages résultant d’infractions pénales (CICB), la possibilité de saisir le médiateur local et la procédure contentieuse prévue par la loi de 1989 sur les enfants (Children Act 1989). Le Gouvernement concède toutefois que, dans les circonstances particulières de la cause, ces voies de recours, seules ou cumulées, ne suffisaient pas à satisfaire aux exigences de l’article 13. Il admet qu’il y a eu une violation grave de l’un des droits les plus importants consacrés par la Convention, que le CICB ne pouvait accorder d’indemnisation que pour les actes de nature pénale, et non pour les conséquences d’actes de négligence, et qu’une recommandation du médiateur n’aurait pas été juridiquement exécutoire. Il reconnaît qu’il avait en l’espèce l’obligation d’assurer aux requérants une forme d’indemnisation pour les torts subis du fait du manquement à l’article 3, que ce soit par une extension du programme d’indemnisation légale, par l’attribution de la force exécutoire aux décisions d’indemnisation du médiateur ou par l’intermédiaire des tribunaux. Il souligne que depuis octobre 2000, c’est-à-dire depuis l’entrée en vigueur de la loi de 1998 sur les droits de l’homme (Human Rights Act 1998), toute victime peut attraire une autorité publique en justice pour violation d’un droit matériel, et les tribunaux ont le pouvoir d’octroyer des dommages-intérêts.
108.  Ainsi que la Cour l’a affirmé à plusieurs reprises, l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition exige donc un recours interne permettant de connaître du contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et d’offrir le redressement approprié, même si les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie également en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (voir, parmi d’autres, l’arrêt Aydın c. Turquie, 25 septembre 1997, Recueil 1997-VI, pp. 1895-1896, § 103).
109.  La Cour a précédemment affirmé que, lorsqu’un droit d’une importance aussi fondamentale que le droit à la vie ou l’interdiction de la torture ou des traitements inhumains ou dégradants est en jeu, l’article 13 exige, outre le versement d’une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables et comportant un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête (Kaya c. Turquie, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, pp. 330-331, § 107). Toutefois, les précédents concernaient des meurtres ou des traitements contraires à l’article 3 de nature à engager la responsabilité pénale d’agents des forces de l’ordre. Dans les cas où l’on reproche aux autorités de n’avoir pas protégé des personnes contre les actes de simples particuliers, l’article 13 peut ne pas toujours impliquer pour les autorités l’obligation d’assumer la responsabilité d’enquêter sur les allégations. En revanche, la victime ou sa famille doit disposer d’un mécanisme permettant d’établir, le cas échéant, la responsabilité d’agents ou organes de l’Etat pour des actes ou omissions emportant violation des droits consacrés par la Convention. Par ailleurs, lorsque la violation concerne les articles 2 ou 3, qui sont les dispositions les plus fondamentales de la Convention, une indemnisation du dommage moral découlant de la violation doit en principe être possible et faire partie du régime de réparation mis en place.
110.  Les requérants affirment que seule pouvait offrir un recours effectif dans leur affaire une procédure juridictionnelle contradictoire contre l’organe public responsable du manquement. La Cour relève que le Gouvernement reconnaît que l’ensemble des recours dont disposaient les requérants ne revêtait pas un caractère suffisamment effectif. Il souligne que désormais les victimes d’atteintes aux droits de l’homme peuvent, en vertu de la loi de 1998 sur les droits de l’homme, engager des procédures devant les tribunaux, qui ont le pouvoir d’accorder des dommages-intérêts. La Cour estime qu’il n’y a pas lieu en l’espèce de se prononcer sur le point de savoir si seule une procédure juridictionnelle aurait pu aboutir à une réparation effective, même s’il est vrai que les recours judiciaires offrent de solides garanties d’indépendance, d’accès à la procédure pour la victime et sa famille et d’exécution des décisions d’indemnisation, conformes à ce qu’exige l’article 13 (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, série A no 28, p. 30, § 67).
111.  La Cour estime qu’en l’espèce les requérants n’ont disposé ni d’un moyen approprié de faire examiner leurs allégations selon lesquelles l’autorité locale avait failli à les protéger d’un traitement inhumain et dégradant, ni d’une possibilité d’obtenir une décision exécutoire leur allouant une indemnité pour le dommage subi de ce fait. Par conséquent, ils ne se sont pas vu offrir un recours effectif pour dénoncer le manquement à l’article 3 ; dès lors, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.
V.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
112.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage matériel
1.  Les requérants
113.  Les requérants réclament une indemnisation pour manque à gagner et pour leurs dépenses médicales futures. L’expérience qu’ils ont vécue a brisé leur vie, de différentes manières et à des degrés divers. Une indemnité substantielle doit leur être accordée pour leur permettre de commencer à vivre en bénéficiant d’une sécurité financière minimum, de la possibilité de construire une existence indépendante et des moyens de s’offrir un traitement et un soutien thérapeutiques.
114.  Les intéressés ont fourni des rapports médicaux actualisés, établis par le docteur Jean Harris-Hendriks en date du 16 mai 2000, concernant leurs progrès et l’évolution pouvant être pronostiquée.
i)  Selon le rapport la concernant, Z s’est remise de la grave dépression dont elle souffrait au moment de sa prise en charge. Si elle ne présente plus aucun trouble psychiatrique, elle a des difficultés sur les plans affectif, social et pratique qui vont bien au-delà de celles que connaissent normalement les filles de son âge, et le risque statistique qu’elle passe par des phases d’anxiété, voire de dépression, pendant sa vie adulte est plus élevé que la moyenne. D’après le médecin, ses problèmes sont d’une gravité modérée. Pour surmonter sa fragilité, particulièrement pendant les périodes de transition, elle aura vraisemblablement besoin d’une psychothérapie. Celle-ci devra être assurée en dehors du Service national de santé (National Health Service ; ci-après « le NHS ») et pourrait nécessiter entre soixante et cent séances d’un montant de 70 à 90 livres sterling (GBP) chacune. Il est probable qu’elle conservera un désavantage sur le marché du travail, même si, selon le médecin, elle est en mesure de continuer ses études, de conserver une bonne santé mentale et d’entrer dans la vie active. Ses avocats réclament pour son compte 9 000 GBP pour couvrir les frais de son futur traitement psychiatrique, plus 40 000 GBP au titre de son handicap sur le marché du travail, soit au total 49 000 GBP.
ii)  A ne s’est pas présenté au rendez-vous que lui avait fixé Mme Harris- Hendriks. Celle-ci souligne par ailleurs le manque d’informations précises sur les périodes où il a été pris en charge. Elle s’est toutefois entretenue avec l’intéressé pour le compte de l’autorité locale en mai 1993 et dispose de quelques comptes rendus concernant ses traitements et problèmes passés. Sur cette base, elle conclut qu’il souffre de troubles psychiatriques durables et qu’il a peu de chances de se rétablir. Son aptitude à effectuer une scolarité demeure très faible. Il est enclin à l’agressivité et a des difficultés à assumer les tâches de la vie courante. Il présente actuellement des troubles affectifs réactionnels, qui résultent directement de la négligence et des abus graves dont il a eu à souffrir de la part de ses parents. Ses perspectives d’avenir sont extrêmement sombres et il aura vraisemblablement besoin d’être hospitalisé par intermittence. Fortement handicapé sur le marché du travail, il est peu probable qu’il puisse jamais occuper un emploi. Postulant qu’en d’autres circonstances il aurait pu obtenir un emploi manuel peu qualifié, payé 15 000 GBP par an, et mener une vie professionnelle normale jusqu’à l’âge de soixante-cinq ans, et tenant compte des incertitudes et du caractère anticipé de l’indemnisation, il réclame 150 000 GBP pour manque à gagner. Comme un traitement psychiatrique lourd et continu, assuré en dehors du NHS, lui sera nécessaire, il sollicite en outre une somme de 50 000 GBP représentant une estimation minimum du coût de sa thérapie future. Sa demande se chiffre donc au total à 200 000 GBP.
iii)  B souffre toujours de troubles psychiques post-traumatiques non traités et d’une anxiété généralisée chronique. Il fait d’épouvantables cauchemars et demeurerait probablement dans cet état émotionnel perturbé s’il n’était pas traité. Il aura besoin, au moins jusqu’à l’âge adulte, d’un traitement psychiatrique qui devra être assuré en dehors de l’offre limitée du NHS. Le coût de ce traitement est estimé à 50 000 GBP minimum. B est en situation de faiblesse sur le plan scolaire et sur le marché du travail, en raison de troubles psychiatriques chroniques et d’aptitudes sociales limitées. Il a plus de chances que son frère de pouvoir un jour exercer une activité professionnelle, mais celle-ci risque d’être marquée par de fréquentes interruptions. Se fondant sur l’hypothèse de six interruptions d’un an et d’un salaire annuel moyen de 15 000 GBP pour un emploi manuel, il réclame 90 000 GBP. Le total de ses prétentions s’élève donc à 140 000 GBP.
iv)  Les rapports précisent que C est heureuse dans sa famille adoptive, malgré le fardeau considérable que représentent ses origines et les souvenirs qu’elle en garde. Elle éprouve de façon récurrente de la colère et de l’anxiété à l’égard de sa mère naturelle. Elle présente encore certains problèmes de comportement, qui peuvent toutefois être surmontés avec une bonne autorité parentale de substitution. Toutefois, elle est plus encline que d’autres enfants à l’anxiété et présente un risque statistique de dépression à l’âge adulte. Elle n’a à l’heure actuelle pas besoin d’un traitement psychiatrique, mais il y a lieu de prévoir un tel traitement à l’adolescence et à l’âge adulte. Partant de l’hypothèse que trente à cinquante séances d’un montant de 70 à 90 GBP la séance pourraient être nécessaires, ses avocats réclament 4 500 GBP à ce titre. Ils sollicitent également une somme de 10 000 GBP pour manque à gagner, ce qui porte le total des prétentions à 14 500 GBP.
Selon les rapports, une indemnisation des requérants en 1994 aurait été bénéfique pour chacun d’eux, dans la mesure où elle aurait permis de leur apporter un soutien psychothérapeutique supplémentaire et d’améliorer ainsi leurs perspectives. Les difficultés de A ont été exacerbées par ce manque d’aide, alors qu’un soutien psychiatrique et scolaire et un environnement favorable auraient pu améliorer considérablement ses chances. Quant à B, une meilleure assistance psychothérapeutique aurait pu atténuer sa présente fragilité et entraîner un pronostic moins sombre. Mme Harris-Hendriks déplore par ailleurs dans ses rapports que l’autorité locale n’ait pas cru bon de faire effectuer le travail psychothérapeutique préconisé pour A et B en 1993 (pour les deux enfants) et en 1998 (pour B) ; elle relève que l’un des travailleurs sociaux s’est vu opposer le manque de temps et d’argent pour ce faire.
2.  Le Gouvernement
115.  Le Gouvernement juge inappropriée la référence à la jurisprudence et aux barèmes internes pour l’établissement des prétentions au titre de l’article 41, la Cour procédant en effet à sa propre appréciation conformément aux principes développés dans sa jurisprudence. Il souligne qu’il convient également de garder à l’esprit que les mauvais traitements et la négligence dont ont souffert les requérants sont le fait non pas de l’autorité locale mais de leurs parents. Il faut aussi noter qu’il n’y a eu manquement à l’article 3 qu’à partir du moment où l’on peut reprocher aux autorités compétentes de n’avoir pris aucune mesure effective alors que la situation au sein de la famille ne s’améliorait pas de façon notable : rien ne permet de supposer que les enfants auraient dû être retirés de leur foyer immédiatement. Par ailleurs, il ne peut y avoir matière à allouer une somme au titre d’une violation de l’article 13, puisque le dommage sera réparé par l’octroi d’une indemnité au titre de l’article 3. Pour déterminer le montant d’une indemnisation équitable, il faut également prendre en compte le fait que les requérants disposaient de plusieurs recours susceptibles d’aboutir à une réparation ; ils ont en particulier reçu des indemnités du CICB.
116.  Quant aux récents rapports médicaux, le Gouvernement estime qu’ils sont rédigés en des termes dans une large mesure identiques, sans qu’aucune distinction ne soit établie entre les enfants en fonction de leur âge à l’époque de la violation, de leur sexe et de la durée du traitement. En outre, leur auteur n’a pas cherché à préciser ce qui est imputable au tempérament des requérants et ce qui doit être plutôt attribué à certains facteurs environnementaux, y compris ceux résultant de la prise en charge dont les enfants ont fait l’objet depuis 1992. De même, il n’a tenu aucun compte des dommages que les intéressés auraient pu éventuellement subir depuis cette prise en charge.
117.  S’agissant des prétentions individuelles, le Gouvernement relève que Z s’est remise de sa dépression et que sa scolarité se passe remarquablement bien, sans problème notable. Rien ne fonde l’affirmation que soixante à cent séances de psychothérapie lui seront nécessaires. Compte tenu de son évolution positive, le prétendu risque statistique qu’elle passe dans le futur par des phases d’anxiété et de dépression paraît également infondé.
Selon le Gouvernement, le rapport concernant A est particulièrement peu convaincant, puisque son auteur l’a rédigé sans interroger l’intéressé et sans être pleinement informé des antécédents de celui-ci. Si A n’a pas été confié à une clinique spécialisée comme on l’avait suggéré, il a bénéficié d’un travail thérapeutique au sein du foyer dans lequel il a vécu entre 1996 et 1998. L’affirmation que ses difficultés ont été exacerbées par l’échec de la première procédure en réparation est complètement ou largement infondée.
De même, le rapport concernant B contient un grand nombre de spéculations et d’affirmations non étayées quant aux conséquences néfastes qu’aurait eues le défaut d’indemnisation. Les commentaires sur les difficultés scolaires de l’intéressé sont incohérents.
Le rapport concernant C indique qu’elle ne souffre d’aucun trouble psychiatrique et qu’elle s’en sort bien, ce qui rend d’autant plus difficile à comprendre la conclusion selon laquelle elle connaît des difficultés émotionnelles et pratiques plus importantes que les autres filles de son âge. Les déclarations relatives à un probable besoin futur de traitement et à l’effet allégué du défaut d’indemnisation ne s’appuient sur aucune preuve.
118.  A la lumière de ces éléments, le Gouvernement chiffre à 20 000 GBP pour Z, 40 000 GBP pour A, 30 000 GBP pour B et 10 000 GBP pour C les montants qu’il serait raisonnable d’octroyer à titre de satisfaction équitable pour les préjudices, tant matériel que moral, subis par les intéressés.
3.  Appréciation de la Cour
119.  En ce qui concerne la demande des requérants pour perte matérielle, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué par le requérant et la violation de la Convention et que la réparation peut, le cas échéant, inclure une indemnité pour perte de revenus (voir, entre autres, les arrêts Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (article 50), 13 juin 1994, série A no 285-C, pp. 57-58, §§ 16-20, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 127, CEDH 1999-IV).
120.  Un calcul précis des sommes nécessaires à une réparation intégrale (restitutio in integrum) des pertes matérielles subies par les requérants peut se heurter au caractère intrinsèquement aléatoire du dommage découlant de la violation (Young, James et Webster c. Royaume-Uni (article 50), arrêt du 18 octobre 1982, série A no 55, pp. 6-7, § 11). Une indemnité peut être octroyée malgré le nombre élevé d’impondérables qui peuvent compliquer l’appréciation de pertes futures, mais plus le temps passe et plus le lien entre la violation et le dommage devient incertain. Ce qu’il faut déterminer en pareil cas, c’est le niveau de la satisfaction équitable qu’il est nécessaire d’allouer à chaque requérant pour ses pertes matérielles, tant passées que futures, la Cour jouissant en la matière d’un pouvoir d’appréciation dont elle use en fonction de ce qu’elle estime équitable (arrêts Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) (article 50), 6 novembre 1980, série A no 38, p. 9, § 15 ; Smith et Grady c. Royaume-Uni (satisfaction équitable), nos 33985/96 et 33986/96, §§ 18-19, CEDH 2000-IX). A cet égard, les indemnités octroyées dans les affaires internes comparables représentent un élément pertinent, mais non déterminant.
121.  En l’espèce, la Cour rappelle que les quatre enfants ont subi des dommages psychologiques et corporels résultant de la négligence et des abus auxquels leurs parents les ont exposés pendant plus de quatre ans (paragraphes 11 à 40 ci-dessus). La violation de l’article 3 tient au fait que l’autorité locale n’a pas adopté les mesures qu’elle pouvait raisonnablement prendre pour prémunir les intéressés contre ces dommages. Il existe donc un lien de causalité direct entre la violation et le préjudice dont les enfants ont été victimes. Certes, comme le soutient le Gouvernement, rien ne permet d’affirmer que les requérants auraient dû immédiatement être pris en charge, et ils auraient pu être victimes de dommages même si des mesures effectives avaient été prises plus tôt. La Cour relève toutefois que la gravité des torts subis est inextricablement liée à la longue période sur laquelle les abus ont été commis, facteur qui est également au cœur de la violation de l’article 3 en l’espèce.
122.  La Cour a pris en compte les arguments du Gouvernement concernant les rapports médicaux fournis par les requérants, notamment l’absence de comparaison entre les enfants du point de vue des perspectives qui étaient les leurs en matière de scolarité et d’emploi avant leur prise en charge. On ne saurait exclure, par exemple, que A et B, pour lesquels on a constaté des problèmes scolaires, auraient de toute façon rencontré certaines difficultés. Toutefois, pareille appréciation serait inévitablement imprécise et fondée sur un certain degré de spéculation, comme l’est le point de vue exprimé par le docteur Harris-Hendriks quant à l’évolution future de la situation des intéressés et quant aux effets de la violation sur leurs perspectives scolaires et professionnelles. On peut aussi relever que les rapports médicaux n’ont pas fait l’objet d’un débat contradictoire.
123.  Il est néanmoins possible, sur la base des informations dont la Cour dispose, de conclure que les quatre enfants resteront selon toute probabilité marqués à vie. Leur capacité à surmonter le traumatisme dont ils ont été victimes dépendra de leurs aptitudes personnelles et du soutien auquel ils pourront avoir accès.
124.  Manifestement, Z s’est très bien remise de sa dépression et, avec l’aide de sa nouvelle famille, devrait bien s’en sortir à l’école et dans la vie. C, qui fut moins marquée par les événements du fait de son jeune âge, s’est également intégrée avec succès dans une nouvelle famille et suit une scolarité sans problème. Dans leur cas, la Cour estime qu’il n’est pas possible d’évaluer avec certitude les difficultés qu’elles risquent de rencontrer sur le marché du travail. Malgré leur évolution actuellement favorable, elle considère que l’on peut tenir pour raisonnablement possible qu’elles auront besoin à l’avenir d’une aide professionnelle pour faire face à des problèmes pouvant survenir avec le temps et pour surmonter l’expérience qu’elles ont vécue dans leur enfance. Une indemnité destinée à couvrir une psychothérapie future permettra de leur offrir le soutien nécessaire à ce titre.
125.  Des quatre enfants, c’est A qui a subi le préjudice le plus grave ; il souffre de troubles psychiatriques permanents. Une thérapie l’aiderait actuellement et lui sera nécessaire à l’avenir. La Cour estime que l’on peut se fonder à cet égard sur le rapport médical, le docteur Harris-Hendriks ayant précédemment examiné A et ayant eu accès à des informations suffisantes pour étayer son avis. Considérant que l’intéressé n’a pu s’intégrer ni dans une famille ni dans le système scolaire, on peut raisonnablement penser qu’il a devant lui un avenir sombre. Dans son cas, on peut affirmer que les dommages consécutifs aux abus auront selon toute probabilité des effets sur ses perspectives d’emploi rémunéré. Il convient de lui octroyer une indemnité compensant cette perte.
126.  B souffre et souffrira encore probablement pendant un certain temps de troubles psychiques post-traumatiques et d’anxiété. Il a et aura besoin d’un traitement psychiatrique. Il suit une scolarité dans un établissement d’éducation spéciale. Il est également probable qu’il aura des difficultés à trouver et conserver un emploi dans le futur, quoique dans une moindre mesure que son frère. Il y a lieu de lui allouer une indemnité reflétant cet état de choses.
127.  Tenant compte des incertitudes qui caractérisent la situation des requérants et statuant en équité, la Cour octroie à Z 8 000 GBP pour ses dépenses médicales futures ; à A 50 000 GBP pour ses dépenses médicales futures, plus 50 000 GBP au titre de la perte de perspectives d’emploi ; à B 50 000 GBP pour ses dépenses médicales futures, plus 30 000 GBP pour perte de perspectives d’emploi ; et à C 4 000 GBP pour ses dépenses médicales futures.
B.  Dommage moral
1.  Les requérants
128.  Les requérants réclament des dommages-intérêts pour le préjudice corporel et psychiatrique dont ils ont été victimes. Z se remet d’une grave dépression et d’une malnutrition sévère, et les médecins ont pronostiqué qu’elle aurait besoin d’un traitement psychiatrique pendant des années, probablement jusqu’à l’âge adulte. A souffre de troubles psychiques post-traumatiques et de troubles relationnels chroniques. Certains éléments indiquent que son père l’a frappé avec un tisonnier et qu’il a subi des abus sexuels. Il présente des cicatrices durables et l’on s’attend à ce qu’il ait besoin d’un traitement psychiatrique pendant de longues années. B souffre également de troubles psychiques post-traumatiques, et certains éléments suggèrent qu’il a été frappé avec un tisonnier et qu’il a été victime d’abus sexuels. Il fait de terribles cauchemars et se réveille souvent en hurlant. Un traitement psychiatrique de longue durée lui sera probablement nécessaire. C a subi un préjudice moins important, mais on prévoit qu’elle aussi aura besoin d’être suivie par un psychiatre. Sa santé a été négligée par sa mère, ce qui lui a valu un strabisme.
Selon l’appréciation du docteur Black, Z, A et B ont subi des dommages psychiatriques dont le degré de gravité est élevé. Ils présentent « des problèmes notables » quant à leur aptitude à faire face à la vie et à leurs relations avec leur famille, leurs amis et ceux avec lesquels ils entrent en contact. Le pronostic est particulièrement sombre pour A et B, qui resteront probablement vulnérables à l’avenir. C a subi des dommages « d’une gravité modérée ». Si elle présente elle aussi des troubles significatifs dans les domaines évoqués ci-dessus, le pronostic est malgré tout plus favorable pour elle.
Eu égard aux montants octroyés dans de telles affaires par les tribunaux internes, les requérants estiment que des sommes de 35 000 GBP pour Z, 45 000 GBP pour A, 40 000 GBP pour B et 25 000 GBP pour C constitueraient des indemnités raisonnables.
2.  Le Gouvernement
129.  Comme il l’a déclaré ci-dessus, le Gouvernement considère que des sommes de 20 000 GBP pour Z, 40 000 GBP pour A, 30 000 GBP pour B et 10 000 GBP pour C représenteraient pour les requérants une satisfaction équitable, tous chefs de préjudice confondus.
3.  Appréciation de la Cour
130.  Les enfants requérants ont été exposés pendant plus de quatre ans à des abus et à une négligence très graves. Z, A et B ont souffert et, s’agissant des deux garçons, souffrent toujours, de troubles psychiatriques de ce fait. A et B ont également été victimes de dommages corporels, et C de négligence sur le plan ophtalmologique. Devant la description de ce que ces enfants ont enduré et des effets traumatisants que cette situation a eus sur eux, la Cour juge devoir leur accorder une indemnité substantielle à titre de réparation pour leurs souffrances.
131.  La Cour rappelle que, lorsqu’il s’agit de chiffrer pareille indemnité, les barèmes appliqués dans les affaires internes représentent un élément pertinent, mais non déterminant. Elle estime qu’il n’est ni approprié ni souhaitable de chercher à établir une distinction entre les enfants à cet égard. Statuant en équité, elle octroie une indemnité de 32 000 GBP à chacun des enfants.
C.  Frais et dépens
132.  Les requérants réclament pour frais et dépens une somme de 52 781,28 GBP, taxe sur la valeur ajoutée (TVA) incluse, qui couvre les honoraires afférents à la comparution aux audiences devant la Commission et la Cour, ceux du docteur Harris-Hendriks et ceux liés à la présentation des demandes au titre de l’article 41 de la Convention.
133.  Le Gouvernement ne récuse ni le taux horaire ni le nombre d’heures indiqués par les conseillers juridiques principaux des requérants. Il conteste en revanche la nécessité de l’intervention d’un avocat confirmé spécialiste du droit de la responsabilité pour négligence en plus d’un autre avocat confirmé ayant une expertise dans le domaine des droits de l’homme. Il critique également le recours au centre AIRE, censé être venu renforcer l’équipe expérimentée formée par les conseils et le solicitor des requérants, et relève que les honoraires dudit centre relatifs à l’audience ont également été facturés en entier dans l’affaire T.P. et K.M. c. Royaume-Uni ([GC], no 28945/95, CEDH 2001-V) entendue par la Cour le même jour. Compte tenu de ces réserves, il lui paraît qu’il serait raisonnable de rembourser aux requérants la somme de 43 000 GBP. Pour le cas toutefois où la Cour conclurait à l’absence de violation des articles 6 et 8 de la Convention, il conteste la nécessité de l’ensemble des honoraires afférents à la période postérieure à avril 2000, moment où le Gouvernement a admis la violation des articles 3 et 13 de la Convention. Dans ces conditions, une somme de 36 000 GBP lui semblerait raisonnable.
134.  La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention elle rembourse les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont d’un montant raisonnable (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). Elle observe que l’affaire soulevait des questions importantes et complexes, tant pour ce qui est des faits établis par la Commission qu’en ce qui concerne les aspects juridiques. Elle estime que les frais exposés après avril 2000 ne doivent pas être écartés en tant que tels, puisqu’il restait certaines questions à trancher, notamment celle des prétentions au titre des préjudices matériel et moral qui sont résultés des violations admises par le Gouvernement. Toutefois, vu que le grief tiré de l’article 6, qui constituait une partie importante de la requête, n’a pas été accueilli, les frais et dépens accordés doivent être réduits en proportion. La Cour a tenu compte du fait que ce grief était dans une certaine mesure lié à celui relatif à l’insuffisance des recours au regard de l’article 13.
135.  A la lumière de ces éléments, la Cour accorde la somme globale de 39 000 GBP au titre des frais et dépens, TVA incluse.
D.  Intérêts moratoires
136.  Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d’intérêt légal applicable au Royaume-Uni à la date d’adoption du présent arrêt est de 7,5 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
2.  Dit, à l’unanimité, qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 8 de la Convention ;
3.  Dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 de la Convention ;
4.  Dit, par quinze voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;
5.  Dit, à l’unanimité,
a)  que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes :
i.  8 000 GBP (huit mille livres sterling) à Z, 100 000 GBP (cent mille livres sterling) à A, 80 000 GBP (quatre-vingt mille livres sterling) à B et 4 000 GBP (quatre mille livres sterling) à C pour dommage matériel ;
ii.  32 000 GBP (trente-deux mille livres sterling) à chacun des requérants pour dommage moral ;
iii.  39 000 GBP (trente-neuf mille livres sterling), TVA incluse, pour frais et dépens ;
b)  que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 7,5 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
6.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 10 mai 2001.
Luzius Wildhaber    Président  Paul Mahoney  Greffier adjoint
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion concordante de Lady Justice Arden quant à l’article 6 ;
–  opinion concordante de Lady Justice Arden quant à l’article 41, à laquelle se rallie M. Kovler ;
–  opinion en partie dissidente de M. Rozakis, à laquelle se rallie Mme Palm ;
–  opinion en partie dissidente de Mme Thomassen, à laquelle se rallient M. Casadevall et M. Kovler.
L.W.  P.J.M.
OPINION CONCORDANTE DE LADY JUSTICE ARDEN  QUANT À L’ARTICLE 6
(Traduction)
Souscrivant aux motifs exposés par la majorité de la Cour, j’admets que l’article 6 de la Convention est applicable en l’espèce et qu’il n’a pas été violé. J’attache une importance toute particulière à l’affirmation par la majorité du principe consacré par la jurisprudence des organes de la Convention selon lequel l’article 6 n’assure aux droits et obligations de caractère civil aucun contenu déterminé (paragraphes 87, 98, 100 et 101 de l’arrêt). En l’espèce, les requérants n’ont pu obtenir aucun redressement au plan interne, les juridictions nationales ayant estimé qu’en droit anglais ils n’avaient aucun motif pour agir en justice (X v. Bedfordshire County Council, Appeal Cases 1995, vol. 2, p. 633).
Se fondant sur le postulat erroné selon lequel le droit interne leur reconnaissait un droit général d’agir en négligence dès lors que l’autorité défenderesse, par ses actes, avait causé un préjudice et qu’il existait un lien de proximité suffisant, les requérants ont cherché à faire admettre que la décision des tribunaux anglais revenait à créer une immunité de nature absolue et générale. Je partage la conclusion figurant au paragraphe 98 de l’arrêt selon laquelle rien dans les faits de la cause ne vient étayer cet argument. A mon sens, il n’est pas exact de considérer que les juridictions anglaises créent une « immunité » – qu’elle soit générale ou restreinte – lorsqu’elles décident, en suivant la démarche progressive caractérisant la jurisprudence dans les systèmes de common law, qu’une catégorie de dommages dont elles n’ont jusque-là pas eu à connaître ne relève pas du droit de la responsabilité pour négligence (voir la décision de Lord Browne-Wilkinson dans l’affaire Barrett v. London Borough of Enfield, Weekly Law Reports 1999, vol. 3, p. 79, citée au paragraphe 65 de l’arrêt). En statuant sur la présente affaire, la Chambre des lords n’a fait que se prononcer sur la question juridique de la délimitation du contenu matériel d’un « droit de caractère civil » interne. En tout cas, sa décision était abondamment et soigneusement motivée. Non susceptible d’être taxée d’arbitraire, elle ne s’appliquait qu’à des circonstances étroitement définies (paragraphes 98 et 99 de l’arrêt).
Au paragraphe 98, la Cour renvoie à son arrêt Fayed c. Royaume-Uni (21 septembre 1994, série A no 294-B), dans lequel elle avait estimé qu’il pouvait y avoir violation du droit d’accès à un tribunal si, par exemple, un Etat pouvait soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions civiles ou exonérer de toute responsabilité civile de larges groupes ou catégories de personnes (Fayed précité, pp. 49-50, § 65). Elle y avait toutefois également précisé que les organes de la Convention ne sauraient créer, par voie d’interprétation de l’article 6, un droit matériel de caractère civil n’ayant aucune base légale dans l’Etat concerné. Or c’est exactement ce que les requérants invitaient la Cour à faire en l’espèce. Une fois admis que le droit dont les requérants cherchent à se prévaloir n’a pas de base légale en droit interne, la question de l’existence d’une « immunité » d’une nature telle que l’on pourrait invoquer le principe posé dans l’affaire Fayed ne peut être soulevée.
Dans l’affaire Fayed, la Cour n’a pas statué sur le point de savoir si la mise en œuvre d’une exception d’immunité que le droit anglais permettait à un fonctionnaire d’opposer à une action en diffamation se rattachait plutôt au droit d’accès à un tribunal, au sens de l’article 6 § 1, ou au droit matériel au respect de la vie privée, au sens de l’article 8. Elle a préféré « partir de l’hypothèse que l’article 6 § 1 s’appliqu[ait] aux faits de la cause » (Fayed précité, pp. 50-51, § 67), expliquant qu’il s’agissait là d’une convenance procédurale, dès lors que les mêmes questions essentielles du but légitime et de la proportionnalité auraient également été soulevées sur le terrain de l’article 8, et que l’argumentation développée par les parties n’avait porté que sur l’article 6 § 1. Par conséquent, la décision dans l’affaire Fayed ne constitue pas un précédent quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1 et ne dévie pas du principe selon lequel l’article 6 n’assure aux droits et obligations de caractère civil aucun contenu déterminé (paragraphes 87, 98, 100 et 101 du présent arrêt), principe auquel, je l’ai dit plus haut, je suis tout particulièrement attachée.
OPINION CONCORDANTE DE LADY JUSTICE ARDEN  QUANT À L’ARTICLE 41, À LAQUELLE SE RALLIE  M. LE JUGE KOVLER
(Traduction)
L’article 41 de la Convention permet à la Cour d’accorder « à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable ». En l’espèce, chacun des requérants se voit allouer deux indemnités à ce titre : l’une pour dommage matériel, l’autre pour dommage moral. Si les sommes octroyées pour dommage matériel varient d’un requérant à l’autre, celles accordées pour préjudice moral sont en revanche toutes identiques. La Cour ne s’est donc pas livrée à une appréciation au cas par cas du dommage moral subi par les intéressés, qu’elle a traités comme s’ils avaient éprouvé une égale détresse. Elle n’a par ailleurs établi aucune distinction entre leurs souffrances, malgré la disparité des situations.
J’admets que la satisfaction équitable allouée par la Cour aux requérants pour la violation de l’article 13 doit couvrir non seulement le dommage matériel, mais aussi le dommage moral. L’octroi d’une indemnité pour préjudice moral me paraît tout à fait justifié. A mon sens, toutefois, la Cour a eu tort d’accorder la même somme à tous les requérants ; elle aurait dû plutôt allouer à chacun d’eux une indemnité reflétant sa souffrance propre.
Comme l’indique le paragraphe 128 de l’arrêt, les requérants eux-mêmes réclamaient des montants différents pour chacun d’entre eux : 35 000 livres sterling (GBP) pour Z, 45 000 GBP pour A, 40 000 GBP pour B et 25 000 GBP pour C.
Tous les requérants ont souffert avant leur prise en charge. Par la suite, ils ont été examinés par des pédopsychiatres consultants : en 1993 par le docteur Black et en 2000 par le docteur Harris-Hendriks. Il ressort du dossier médical de A que c’est le cas de ce dernier qui est le plus grave. En 1993, on a diagnostiqué chez lui des troubles psychiques post-traumatiques et, en 2000, il a été établi qu’il souffrait d’un trouble de la personnalité, pour lequel on prévoyait une évolution défavorable. D’après les médecins, B présentait des troubles psychiques post-traumatiques et connaissait des difficultés sociales tant en 1993 qu’en 2000 ; en 2000, on a de plus décelé chez lui une anxiété généralisée, mais le pronostic dans son cas était incertain plutôt que défavorable. En revanche, Z s’est remise de la grave dépression initialement diagnostiquée chez elle, même si les médecins estiment qu’elle pourrait ultérieurement passer par des phases d’anxiété, voire de dépression. En 2000, les difficultés de C étaient considérées comme étant de gravité modérée ; on estimait qu’elle était prédisposée à l’anxiété et qu’elle pourrait à l’avenir avoir besoin d’une psychothérapie, mais elle ne souffrait d’aucun trouble psychiatrique.
Dans ces conditions, j’aurais préféré que l’on procédât à une appréciation personnalisée des montants à allouer à chacun des requérants pour dommage moral. Sur la base des éléments de preuve présentés dans le cadre de l’article 41, j’estime qu’il eût été plus approprié d’accorder 25 000 GBP à Z, 40 000 GBP à A, 35 000 GBP à B et 15 000 GBP à C.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE  DE M. LE JUGE ROZAKIS,  À LAQUELLE SE RALLIE Mme LA JUGE PALM
(Traduction)
A mon grand regret, je ne puis adhérer à l’appréciation et aux conclusions de la majorité de la Cour selon lesquelles il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 6 § 1 de la Convention pour ce qui est de l’accès des requérants à un tribunal. Les raisons qui me conduisent à me démarquer de la majorité sont les suivantes.
1.  Pour la majorité, la procédure devant les juridictions nationales, qui s’est achevée avec la décision de la Chambre des lords, était conforme aux exigences de l’article 6 § 1 quant au droit des requérants à accéder à un tribunal pour obtenir une décision sur la contestation relative aux droits de caractère civil qu’ils revendiquaient. Comme la Cour l’observe au paragraphe 101 de l’arrêt, les requérants ne sauraient « affirmer avoir été privés du droit d’obtenir une décision sur le bien-fondé de leurs allégations de négligence. Leurs prétentions ont fait l’objet d’un examen suffisant et équitable à la lumière des principes applicables du droit interne concernant le droit de la responsabilité pour négligence ». En outre, ainsi qu’elle le déclare au paragraphe 95, « [l]es débats devant les tribunaux se sont donc concentrés sur les questions de droit, et principalement sur le point de savoir si l’autorité locale avait, au regard du droit de la responsabilité pour négligence, un devoir de vigilance envers les requérants ». Il m’est difficile de souscrire à ce raisonnement. Les griefs présentés par les requérants devant les juridictions nationales ne portaient évidemment pas sur cette question préliminaire. Les intéressés reprochaient aux autorités locales d’avoir fait preuve d’une négligence flagrante dans une situation où s’imposait, d’après eux, un devoir légal de vigilance, et ils alléguaient un droit à réparation des dommages subis par eux du fait que les autorités ne s’étaient pas acquittées convenablement de leurs responsabilités. Ils ont fait valoir ce droit civil devant les tribunaux, nourrissant l’espoir légitime que ceux-ci se prononceraient sur la question après un examen au fond mené dans le cadre d’une procédure contradictoire au cours de laquelle il leur aurait été possible de prouver la véracité de leurs allégations. Si l’on part de l’idée qu’en règle générale c’est l’objet des prétentions soumises aux juridictions nationales qui régit la question de l’accès à un tribunal, alors les requérants n’ont jamais bénéficié de pareil accès : à tous les stades de l’examen de l’affaire, les tribunaux internes se sont uniquement prononcés sur le point de savoir s’ils pouvaient connaître du fond ; ils ne sont donc pas allés au-delà de la question préliminaire de l’existence d’une règle d’exonération de responsabilité les empêchant d’examiner le fond. Règle  
d’exonération de responsabilité qu’ils ont en définitive eux-mêmes posée, en se fondant non pas sur des obligations légales ou sur des précédents jurisprudentiels qu’ils auraient été tenus de suivre, mais sur l’interprétation particulière des exigences du droit anglais qu’ils ont donnée à la lumière des circonstances de la cause dont ils se trouvaient saisis.
2.  C’est une chose, bien sûr, de reconnaître que les requérants n’ont pas eu accès à un tribunal – ce que, malheureusement, la majorité de la Cour n’a pas clairement affirmé – et c’en est une autre de dire que, dans les circonstances d’une affaire donnée, le défaut d’accès se justifie parce qu’il sert un but particulier proportionné au dommage causé à un individu, ainsi privé de la protection normalement garantie par l’article 6 de la Convention.
Je suis prêt à souscrire à ce deuxième raisonnement, que la majorité de la Cour a également commencé à suivre – sans toutefois distinguer clairement entre le défaut d’accès à un tribunal et les circonstances justifiant une décision proportionnée de refuser cet accès. Je ne suis pas prêt, en revanche, à admettre que les faits de la cause autorisent à conclure que c’est à bon droit et de manière proportionnée que les juridictions internes ont privé les requérants de leur droit d’accès à un tribunal en faisant prévaloir les considérations d'ordre public sur l'espérance légitime qu'avaient les intéressés de faire examiner leurs griefs au fond.
Tout d’abord, il ressort clairement des faits de la cause que le droit d’intenter une action pour négligence était un droit de caractère civil établi en droit interne, que les services de l’assistance publique ont reconnu avoir fait preuve de négligence dans leur comportement et que, conformément aux critères définis par le droit interne, il existait un lien de proximité. En outre, la façon dont les autorités judiciaires ont traité l’affaire montre que celle-ci soulevait des questions importantes méritant un examen approfondi : comme le soulignent les requérants, le juge qui émit les ordonnances de prise en charge communiqua tout spécialement le dossier de l’affaire à l’Official Solicitor afin de permettre à celui-ci de mener une enquête et, le cas échéant, d’engager des poursuites pour négligence ; l’Official Solicitor estima que les allégations de négligence étaient défendables ; la Commission d’aide judiciaire accorda l’aide judiciaire aux requérants pour leur permettre de saisir la Chambre des lords ; la Cour d’appel, qui rejeta les allégations à la majorité, autorisa les intéressés à se pourvoir devant la Chambre des lords, étant précisé qu’une telle autorisation ne peut être donnée que si le grief énoncé est jugé défendable ; devant la Cour d’appel, le Master of the Rolls conclut à l’existence d’un devoir de vigilance, qualifiant l’affirmation contraire « d’affront au bon sens » ; enfin, dans des affaires précédentes, des autorités locales avaient préféré régler à l’amiable des affaires de négligence parce que leur responsabilité risquait d’être engagée.
Ainsi, la seule raison qui, en définitive, motiva la radiation de cette affaire fut une interprétation des juridictions nationales, en particulier de la Chambre des lords, fondée sur des arguments d’efficacité et d’ordre public. De fait, dans son application du troisième critère du droit anglais de la responsabilité pour négligence, c’est-à-dire dans son appréciation du point de savoir s’il serait équitable, juste et raisonnable de faire peser une responsabilité sur les services de l’assistance publique dans les circonstances de la cause, la Chambre des lords a estimé que ce serait nuire à l’exercice de la mission de l’organisme concerné que d’imposer à celui-ci la charge excessive d’une responsabilité délictuelle pour les actions ou omissions commises dans le cadre de ses fonctions. La position prise par la Chambre des lords à cet égard était nouvelle et traduisait un refus d’étendre les limites de la responsabilité délictuelle à des délits civils procédant d’un devoir de vigilance des autorités locales en matière de protection de l’enfance.
Il n’appartient pas à la Cour de revenir sur les considérations sociales qui ont amené les tribunaux internes à interpréter en ce sens ledit critère. Il lui incombe en revanche, lorsqu’elle en vient à appliquer son propre critère de proportionnalité, d’examiner les circonstances entourant les décisions qui ont été prises et d’apprécier leur portée ; or il me semble difficile d’admettre, eu égard à l’importance attachée aux faits de la cause par les divers organes – juridictionnels et autres – ainsi qu’au caractère nouveau de la décision de la Chambre des lords, que l’établissement de règles jurisprudentielles nouvelles empêchant tout examen du fond de l’affaire était proportionné à la nécessité de protéger de façon adéquate des individus (et la société en général) contre la négligence des autorités publiques.
Ensuite, et surtout, la Cour conclut à la violation de l’article 3 de la Convention au motif que « la négligence et les abus (…) dont ont souffert les quatre enfants requérants atteignent le seuil requis pour être qualifiés de traitement inhumain et dégradant » (paragraphe 74 de l’arrêt). Là encore, j’ai des difficultés à admettre que des questions graves d’ordre public – comme le sont toutes celles concernant des violations de l’article 3 de la Convention – puissent être exclues de la sphère de protection de tribunaux indépendants et impartiaux établis par la loi et offrant toutes les garanties prévues par l’article 6 de la Convention. Tel n’est toutefois pas l’avis de la majorité de la Cour, qui considère que, même dans des circonstances où il y a violation de la substance de l’article 3, les Etats contractants « jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait la Convention », sous réserve qu’il existe un recours effectif permettant aux justiciables de se plaindre de traitements inhumains ou dégradants. La majorité conclut ainsi qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 13, mais non de l’article 6.
Il me semble que la présente affaire peut être considérée comme un cas typique du caractère limité de la marge d’appréciation laissée aux Etats par la Convention pour ce qui est de la définition des modalités d’accès aux juridictions internes. La Cour a souligné de façon répétée – et à bon droit – dans sa jurisprudence que le droit à un tribunal n’est pas illimité. Cela dit, rien ne l’empêche de déterminer les cas dans lesquels un Etat contractant excède sa liberté de choix et engage sa responsabilité sur le terrain de l’article 6 ; à cet égard, la gravité du grief présenté aux autorités nationales constitue un critère évident pour l’aider à tracer la limite entre les cas où un Etat conserve sa latitude et ceux où il est dans l’obligation d’offrir des garanties judiciaires aux personnes relevant de sa juridiction. Si ce grief révèle une violation possible des droits les plus fondamentaux protégés par la Convention – tels ceux, notamment, qui sont consacrés par les articles 2 et 3 – la Cour se doit, à mon avis, de conclure que les Etats sont tenus d’offrir non pas simplement un recours effectif (au sens de l’article 13), mais un recours juridictionnel satisfaisant à toutes les exigences de l’article 6.
3.  La majeure partie des idées exposées ci-dessus s’inspirent de l’arrêt Osman c. Royaume-Uni (28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII), dont la majorité de la Cour s’est écartée en l’espèce. La principale raison qui l’a conduite à se démarquer de la jurisprudence établie est exposée au paragraphe 100 du présent arrêt :
« La Cour considère que son raisonnement dans l’affaire Osman se fondait sur une compréhension du droit de la responsabilité pour négligence (…) qui doit être revue à la lumière des clarifications apportées ultérieurement par les juridictions internes, notamment par la Chambre des lords. Il lui paraît que, tel qu’il a été précisé par les juridictions internes depuis l’affaire Caparo (...) et tel qu’il a récemment été analysé dans l’affaire Barrett (...), le droit de la responsabilité pour négligence inclut le critère « équitable, juste et raisonnable » comme un élément intrinsèque du devoir de vigilance, et que l’appréciation juridique donnée en l’espèce concernant cet élément n’emporte pas consécration d’une immunité. En l’espèce, la Cour est amenée à conclure que l’impossibilité pour les requérants de poursuivre l’autorité locale découlait non pas d’une immunité mais des principes applicables régissant le droit d’action matériel en droit interne. (...) »
Je ne pense pas que la Cour se soit beaucoup préoccupée, dans l’affaire Osman, de la question subtile soulevée par le présent arrêt au paragraphe susmentionné. La Cour n’a jamais dit dans l’arrêt Osman que la règle invoquée pour exclure un examen au fond de la plainte déposée s’analysait en une immunité devant être distinguée des principes applicables régissant le droit d’action matériel en droit interne. Elle a simplement estimé que « cette manière d’appliquer la règle [d’exonération], sans rechercher plus avant l’existence de considérations d’intérêt général concurrentes, ne sert qu’à accorder une immunité générale à la police pour ses actes et omissions dans l’exercice de ses fonctions de recherche et de répression des infractions, et constitue une restriction injustifiable au droit pour un requérant d’obtenir une décision sur le bien-fondé de sa plainte contre la police dans des affaires qui le méritent » (Osman précité, p. 3170, § 151, souligné par moi). Et la Cour de poursuivre en exprimant l’avis que, dans des affaires où le dommage subi par un plaignant est de nature gravissime, un examen au fond ne peut être automatiquement écarté par l’application d’une règle qui « équivaut à accorder une immunité à la police ». En conclusion, la Cour était avant tout préoccupée, dans l’affaire Osman, par le fait que les requérants, dans une affaire très grave où il apparaissait que des violations de droits matériels fondamentaux pouvaient avoir été commises, n’avaient pas eu la possibilité d’exprimer leurs doléances devant un tribunal ; il ne s’agissait pas pour elle de rechercher si la raison faisant obstacle à tout examen du fond de l’affaire résultait ou non d’une immunité prévue par le droit interne, agissant comme une barrière procédurale ayant pareil effet. Elle s’est bornée à constater que ladite impossibilité équivalait à l’octroi d’une immunité. Dans ces conditions, comment établir une distinction entre l’affaire Osman et la présente espèce ?
Pour toutes les raisons exposées ci-dessus, j’estime que l’article 6 (accès à un tribunal) a été violé. Je considère en conséquence qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 13, l’article 6 étant la lex specialis en l’espèce.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE   DE Mme LA JUGE THOMASSEN,   À LAQUELLE SE RALLIENT   MM. LES JUGES CASADEVALL ET KOVLER
(Traduction)
Je ne peux suivre la majorité lorsqu’elle conclut à la non-violation de l’article 6 de la Convention en l’espèce.
La Cour est unanime à reconnaître que les autorités n’ont pas réussi à préserver les requérants, qui à l’époque étaient de jeunes enfants, d’un traitement inhumain et dégradant, la majorité observant qu’ils « n’ont disposé ni d’un moyen approprié de faire examiner leurs allégations selon lesquelles l’autorité locale avait failli à les protéger d’un traitement inhumain et dégradant, ni d’une possibilité d’obtenir une décision exécutoire leur allouant une indemnité pour le dommage subi de ce fait » (paragraphe 111 de l’arrêt).
Alors que les autorités ont fait preuve d’une négligence grave, qui a rendu possible la poursuite pendant tant d’années des mauvais traitements subis par les requérants, leur causant ainsi des dommages physiques et psychologiques emportant violation de l’article 3, les intéressés se sont trouvés dans l’impossibilité d’engager la responsabilité desdites autorités devant les tribunaux internes. Invoquant des considérations d’ordre public (par exemple les difficultés pour déterminer la part de responsabilité des différentes administrations, le caractère sensible des décisions, le risque d’amener les autorités locales à adopter une approche prudente et défensive dans l’exercice de leurs devoirs, le spectre de procès coûteux et stériles), les juridictions nationales ont décidé que l’autorité locale ne pouvait se voir imposer une responsabilité pour négligence dans le cadre de ses pouvoirs légaux en matière de protection de l’enfance. De facto, l’autorité locale a donc bénéficié d’une immunité de poursuites parce qu’elle avait agi dans les limites de ses prérogatives légales en matière de protection de l’enfance.
A mon sens, les droits garantis aux requérants par l’article 6 ont été de ce fait violés puisqu’ils n’ont pas eu accès à un tribunal compétent pour statuer sur leurs griefs, qui étaient défendables au regard du droit interne. Les faits de l’espèce et la mise en œuvre du droit interne présentent une forte analogie avec l’affaire Osman (Osman c. Royaume-Uni, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII), dans laquelle l’action pour négligence engagée par les requérants contre la police avait été rayée du rôle pour des motifs d’ordre public, touchant à l’intérêt qu’il y avait, selon les tribunaux, à empêcher que de trop nombreux litiges ne portent atteinte à l’efficacité des services de police. Dans l’affaire Osman, la Cour a estimé que l’application d’une règle exonérant la police de toute responsabilité pour négligence dans l’exercice de ses fonctions d’enquête et de lutte contre la criminalité constituait une restriction disproportionnée à l’accès des requérants à un tribunal. Les raisons avancées par la majorité pour s’écarter de l’affaire Osman (paragraphe 100 du présent arrêt) me paraissent peu convaincantes. Le droit de la responsabilité pour négligence ne semble pas avoir fait l’objet depuis lors de modifications marquantes ou notables, et toutes les questions pertinentes concernant la teneur du droit interne avaient été portées à l’attention de la Cour par les parties dans l’affaire Osman. A mon avis, les griefs tirés de l’article 6 en l’espèce appelaient la même conclusion.
Certes, comme la majorité le relève au paragraphe 95 de l’arrêt, les requérants n’ont pas été empêchés sur le plan pratique de porter leurs griefs devant les tribunaux internes. La cause a été débattue en justice jusque devant la Chambre des lords, les requérants ayant bénéficié pour ce faire de l’aide judiciaire. Aucun obstacle procédural ou délai de prescription n’a par ailleurs été invoqué. Toutefois, non seulement la notion d’accès à un tribunal, au sens de l’article 6, garantit à tout justiciable la possibilité de saisir un juge d’une prétention, mais elle implique le droit de faire examiner celle-ci sur la base des faits exposés devant le juge et d’obtenir une décision sur son bien-fondé.
La majorité a raison de rappeler, au paragraphe 98, que l’article 6 n’assure par lui-même aux droits et obligations de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans les ordres juridiques nationaux. Mais lorsque, comme en l’espèce, il existe un grief défendable au regard du droit interne de la responsabilité délictuelle (paragraphe 89), on ne saurait dire, à mon sens, que le fait de considérer que les requérants auraient dû pouvoir obtenir une décision juridictionnelle sur la responsabilité de ceux qui ont laissé se poursuivre pendant de nombreuses années les mauvais traitements dont ils ont été victimes revient à déterminer le contenu du droit interne.
Il me semble qu’en ce qui concerne la définition des notions d’« accès » ou de « responsabilité » le contrôle exercé par la Cour sur l’action des juridictions nationales va plus loin. Dans l’affaire Fayed c. Royaume-Uni (arrêt du 21 septembre 1994, série A no 294-B, pp. 49-50, § 65), la Cour a déclaré :
« Certes, les organes de la Convention ne sauraient créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel de caractère civil n’ayant aucune base légale dans l’Etat concerné. Toutefois, par exemple, qu’un Etat puisse sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions civiles ou exonérer de toute responsabilité civile de larges groupes ou catégories de personnes ne se concilierait pas avec la prééminence du droit dans une société démocratique ni avec le principe fondamental qui sous-tend l’article 6 § 1 – les revendications civiles doivent pouvoir être portées devant un juge (...) »
Pour conclure que la décision de la Chambre des lords ne s’analyse pas en l’octroi d’une immunité, la majorité de la Cour relève, au paragraphe 99 du présent arrêt, que, dans des affaires postérieures à celles des requérants et où la responsabilité des autorités locales en matière de protection de l’enfance était mise en cause, les juridictions internes ont estimé qu’un devoir de vigilance pouvait être retenu. Il n’en demeure pas moins qu’en l’espèce une immunité a été octroyée aux autorités. Apparemment, il a été jugé dans des affaires ultérieures que cette immunité n’était plus appropriée, les tribunaux internes ayant pris en compte, parmi d’autres facteurs, le raisonnement suivi par la Cour dans l’affaire Osman.
Le Gouvernement a plaidé que le fait de conclure en l’espèce à l’existence d’une violation porterait atteinte à la procédure de radiation du rôle, utilisée pour éviter de vains procès sur des prétentions dénuées de tout fondement juridique. J’estime toutefois que cet argument n’est pas étayé par les éléments produits devant la Cour. Les juridictions internes ont continué à rayer des affaires du rôle après l’arrêt Osman. Un constat de violation en l’espèce aurait seulement signifié que les griefs des requérants, relatifs à des mauvais traitements graves portant atteinte à un droit fondamental, n’auraient pas dû faire l’objet d’une radiation pour des raisons d’ordre public. La Cour a considéré qu’il n’y avait pas eu déni d’accès à un tribunal dans des affaires où des juges avaient pris des décisions de radiation fondées sur le défaut de proximité ou de prévisibilité (voir, par exemple, Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000-V, et Bromiley c. Royaume-Uni (déc.), no 33747/96, 23 novembre 1999, non publiée).
La majorité de la Cour estime que les requérants n’ont pas disposé d’un recours effectif pour dénoncer le manquement à l’article 3, et conclut que c’est l’article 13, et non l’article 6, qui a été enfreint.
Je considère pour ma part que le « recours » dont les requérants ont été privés est l’accès à un tribunal qui eût pu leur assurer une réparation des dommages qu’ils avaient subis. Des restrictions à l’accès à un tribunal motivées par le souci de protéger les intérêts d’une autorité locale exerçant ses prérogatives en matière de protection de l’enfance peuvent être nécessaires et se justifier sous l’angle de l’article 6. J’estime toutefois que dans cette affaire, où il est admis que les enfants requérants ont été victimes de l’incapacité du système à les protéger des graves négligence et abus auxquels ils ont été longtemps exposés, l’immunité conférée à l’autorité locale pour des motifs d’ordre public ne peut passer pour proportionnée.
Dès lors, je considère qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention.
J’ai voté en faveur du constat de violation de l’article 13 car j’estime, à l’instar de la majorité, que les requérants n’ont pas disposé d’un recours effectif devant une instance nationale pour faire valoir le manquement aux droits garantis par l’article 3.
ARRÊT Z ET AUTRES c. ROYAUME-UNI
ARRÊT Z ET AUTRES c. ROYAUME-UNI 
ARRÊT Z. ET AUTRES c. ROYAUME-UNI
ARRÊT Z ET AUTRES c. ROYAUME-UNI 
ARRÊT Z ET AUTRES c. ROYAUME-UNI – OPINION CONCORDANTE   DE LADY JUSTICE ARDEN QUANT À L’ARTICLE 6
ARRÊT Z ET AUTRES c. ROYAUME-UNI –   OPINION CONCORDANTE QUANT À L’ARTICLE 41
 ARRÊT Z ET AUTRES c. ROYAUME-UNI – OPINION EN PARTIE  DISSIDENTE   DE M. LE JUGE ROZAKIS, À LAQUELLE SE RALLIE Mme LA JUGE PALM
ARRÊT Z ET AUTRES c. ROYAUME-UNI 
ARRÊT Z ET AUTRES c. ROYAUME-UNI – OPINION EN PARTIE  DISSIDENTE    DE M. LE JUGE ROZAKIS, À LAQUELLE SE RALLIE Mme LA JUGE PALM 
ARRÊT Z ET AUTRES c. ROYAUME-UNI
ARRÊT Z ET AUTRES c. ROYAUME-UNI –    OPINION EN PARTIE DISSIDENTE 
ARRÊT Z ET AUTRES c. ROYAUME-UNI –    OPINION EN PARTIE DISSIDENTE


Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 3 ; Aucune question distincte au regard de l'art. 8 ; Non-violation de l'art. 6 ; Violation de l'art. 13 ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Préjudice moral - réparation pécuniaire

Analyses

(Art. 13) DROIT A UN RECOURS EFFECTIF, (Art. 3) TRAITEMENT DEGRADANT, (Art. 3) TRAITEMENT INHUMAIN, (Art. 6-1) ACCES A UN TRIBUNAL, (Art. 6-1) CONTESTATION


Parties
Demandeurs : Z. ET AUTRES
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (grande chambre)
Date de la décision : 10/05/2001
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 29392/95
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2001-05-10;29392.95 ?
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