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26/07/2001 | CEDH | N°51585/99

CEDH | AFFAIRE HORVAT c. CROATIE


quatrième SECTION
AFFAIRE HORVAT c. CROATIE
(Requête no 51585/99)
ARRÊT
STRASBOURG
26 juillet 2001
DÉFINITIF
26/10/2001
En l’affaire Horvat c. Croatie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,    A. Pastor Ridruejo,    I. Cabral Barreto,    V. Butkevych,   Mme N. Vajić,   MM. J. Hedigan,    M. Pellonpää, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil l

es 16 novembre 2000 et 10 juillet 2001,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l’...

quatrième SECTION
AFFAIRE HORVAT c. CROATIE
(Requête no 51585/99)
ARRÊT
STRASBOURG
26 juillet 2001
DÉFINITIF
26/10/2001
En l’affaire Horvat c. Croatie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,    A. Pastor Ridruejo,    I. Cabral Barreto,    V. Butkevych,   Mme N. Vajić,   MM. J. Hedigan,    M. Pellonpää, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 16 novembre 2000 et 10 juillet 2001,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 51585/99) dirigée contre la République de Croatie et dont une ressortissante de cet Etat, Ankica Horvat (« la requérante »), a saisi la Cour le 20 avril 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante, qui a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire, est représentée devant la Cour par Me Z. Nogolica, avocat à Zagreb. Le gouvernement croate (« le Gouvernement ») est représenté par son agente, Mme L. Lukina Karajković.
3.  La requérante alléguait qu’au mépris de l’article 6 § 1 de la Convention sa cause n’avait pas été entendue dans un délai raisonnable dans le cadre des procédures civiles qu’elle avait engagées, et soutenait ne pas avoir disposé d’un recours effectif, en violation de l’article 13 de la Convention, pour se plaindre de la durée de ces procédures.
4.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5.  Le 16 novembre 2000, la chambre a déclaré la requête recevable [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe] et a décidé, après consultation des parties, qu’une audience sur le fond n’était pas nécessaire (article 59 § 2 in fine du règlement).
6.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire et les parties ont toutes deux répondu par écrit aux observations de l’autre.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7.  Le 19 octobre 1992, la requérante prêta à MJB, une société ayant son siège à Zagreb, une somme de 10 000 marks allemands (DEM) à un taux d’intérêt de 27 %, pour une période de trois mois. Le 23 novembre 1992, elle prêta à ZIP, une société sise à Zagreb, une somme de 20 390 DEM à un taux d’intérêt de 20 %, pour une période d’un mois.
8.  Les deux sociétés n’ayant pas remboursé les sommes empruntées, la requérante engagea à leur encontre des procédures devant le tribunal municipal de Zagreb (Općinski sud u Zagrebu).
1.  Procédure contre la société ZIP et Ž.M.
9.  La procédure contre la société ZIP et son propriétaire allégué, Ž.M., débuta le 29 mars 1995, lorsque la requérante et trente-neuf autres plaignants engagèrent une action en remboursement des prêts consentis aux défendeurs.
10.  Le 17 mai 1995, le tribunal s’enquit auprès de l’avocat de la requérante de l’adresse du deuxième défendeur. Le conseil de la requérante communiqua le renseignement demandé le 23 mai 1995.
11.  Une audience fut fixée au 4 octobre 1995 mais fut ajournée en raison de la non-comparution des défendeurs. Il s’avéra qu’ils n’avaient pas reçu notification de la date de l’audience, car l’adresse indiquée n’était pas la bonne. Le tribunal demanda à l’avocat de la requérante de fournir l’adresse exacte des défendeurs dans un délai de trente jours.
12.  L’audience suivante fut fixée au 24 janvier 1996. Toutefois, il apparaît que dans l’intervalle la société ZIP avait cessé d’exister et, l’adresse de Ž.M. étant inconnue, le tribunal ordonna à l’avocat de la requérante de demander au centre d’aide sociale (Centar za socijalnu skrb) de désigner un représentant légal pour Ž.M.
13.  Le 20 juin 1996, l’avocat de la requérante informa le tribunal que le centre d’aide sociale de Zagreb, par une décision du 11 mars 1996, avait désigné un représentant légal pour Ž.M.
14.  Le 13 septembre 1996, le tribunal demanda au conseil de la requérante de présenter dans les trente jours une attestation du greffe du tribunal de commerce de Zagreb (Trgovački sud u Zagrebu) concernant la situation juridique de la société ZIP.
15.  L’audience suivante, prévue le 2 décembre 1999, fut également ajournée en raison de l’absence des défendeurs. Il s’avéra de nouveau que ZIP et Ž.M. n’avaient pas reçu notification de la date de l’audience, l’adresse indiquée étant incorrecte. Le tribunal invita le conseil de la requérante à lui faire savoir dans un délai de trente jours si la société ZIP avait ou non cessé d’exister.
16.  Selon le Gouvernement, pendant l’audience suivante tenue le 7 juin 2000, le tribunal décida, à la demande des parties, de revenir à la phase procédurale antérieure (zahtjev za povrat u prijašnje stanje). L’audience fut ajournée au 17 octobre 2000 en raison de l’absence de ZIP La procédure est, semble-t-il, toujours pendante devant le tribunal municipal de Zagreb.
2.  Procédure contre la société MJB et B.J.
17.  La procédure contre la société MJB et sa propriétaire alléguée B.J. débuta le 30 mars 1995, lorsque la requérante, avec trente autres plaignants, engagea devant le tribunal municipal de Zagreb une action en remboursement des prêts consentis aux défenderesses.
18.  Le tribunal demanda à l’avocat de la requérante de fournir l’adresse de B.J. Le 25 août 1995, le conseil de la requérante communiqua l’adresse demandée au tribunal.
19.  L’audience fixée au 2 octobre 1995 fut ajournée en raison de l’absence des défenderesses. Il s’avéra que la société MJB était introuvable à son ancienne adresse et que B.J. était en détention provisoire. L’avocat de la requérante informa le tribunal que B.J. avait été libérée et demanda à ce que la date de l’audience suivante fût notifiée aux défenderesses aux mêmes adresses qu’auparavant.
20.  L’audience du 27 novembre 1995 fut de nouveau ajournée en raison de l’absence des défenderesses. Il apparaît que la société MJB avait dans l’intervalle disparu et que B.J. avait changé d’adresse. Le tribunal invita l’avocat de la requérante à lui faire savoir dans un délai de trente jours si MJB avait réellement cessé d’exister et à lui communiquer l’adresse exacte de B.J.
21.  Le 7 décembre 1995, l’avocat de la requérante communiqua les adresses des défenderesses au tribunal.
22.  L’audience suivante, prévue le 14 février 1996, fut également reportée du fait de l’absence des défenderesses pour les mêmes raisons qu’auparavant, c’est-à-dire que la société MJB n’existait plus et que B.J. avait changé d’adresse. Le tribunal décida de consulter le dossier pénal KO-1574/93 concernant une procédure à l’encontre de B.J., pendante devant le même tribunal, en vue de trouver l’adresse exacte de celle-ci. Le tribunal trouva l’adresse recherchée par ce moyen.
23.  Par une ordonnance du 11 septembre 1996, le tribunal invita l’avocat de la requérante à lui fournir une attestation du greffe du tribunal de commerce de Zagreb concernant la situation juridique de la société MJB
24.  Le 20 septembre 1996, l’avocat de la requérante présenta le document demandé.
25.  L’audience suivante, fixée au 7 novembre 1997, fut ajournée en raison de l’absence des défenderesses. Selon les documents d’audience, celles-ci n’avaient pas reçu notification de la date d’audience.
26.  L’audience suivante, fixée au 26 janvier 1998, fut ajournée pour la même raison. Le tribunal invita l’avocat de la requérante à soumettre l’adresse exacte de B.J. dans un délai de soixante jours.
27.  Le 6 février 1998, l’avocat de la requérante informa le tribunal que l’adresse de B.J. figurant dans le registre de police était toujours la même. Il proposa la désignation d’un représentant légal pour B.J.
28.  Le 13 février 1998, le tribunal ordonna à l’avocat de la requérante de demander au centre d’aide sociale de désigner un représentant légal pour B.J.
29.  Le 2 avril 1998, l’avocat de la requérante informa le tribunal que le centre d’aide sociale de Zagreb, par une décision du 26 mars 1998, avait désigné un représentant légal pour B.J.
30.  Selon le Gouvernement, au cours de l’audience suivante qui se déroula le 2 juillet 1998, le tribunal rendit un jugement par défaut (presuda zbog izostanka) défavorable à B.J. Les documents produits montrent que MJB avait cessé d’exister.
31.  Le 22 juillet 1998, le tribunal demanda par écrit au tribunal de commerce de Zagreb une attestation relative à la situation juridique de la société MJB. Le 24 septembre 1998, le tribunal reçut une lettre du tribunal de commerce de Zagreb à laquelle était jointe par erreur une attestation renfermant des informations concernant non pas MJB, mais une autre société.
32.  Le 13 avril 2000, le tribunal écrivit de nouveau au tribunal de commerce de Zagreb pour lui demander si MJB existait toujours. Le même jour, le tribunal invita également l’avocat de la requérante à lui transmettre les mêmes informations. Il apparaît que l’affaire est toujours pendante devant le tribunal municipal de Zagreb.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
33.  Les passages pertinents de la loi sur la Cour constitutionnelle (Ustavni zakon o Ustavnom sudu), entrée en vigueur le 24 septembre 1999, se lisent ainsi :
Article 59 § 4
« La Cour constitutionnelle peut, à titre exceptionnel, examiner un recours constitutionnel avant que les autres recours possibles ne soient épuisés si elle estime qu’une action, ou l’absence de toute action entreprise dans un délai raisonnable, enfreint manifestement les droits et libertés constitutionnels d’une des parties et que, sans intervention de sa part, cette partie serait exposée à des conséquences graves et irréparables. »
EN DROIT
I.  SUR L’EXCEPTION DE NON-ÉPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES SOULEVÉE PAR LE GOUVERNEMENT
34.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête au motif que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes. A cet égard, il allègue que l’intéressée a omis de présenter un recours constitutionnel en vertu de l’article 59 § 4 de la loi récemment révisée sur la Cour constitutionnelle. Selon cette loi, la Cour constitutionnelle peut, à titre exceptionnel, examiner un recours constitutionnel avant que les autres recours possibles ne soient épuisés dans des affaires où, manifestement, il existe un risque important que les droits et libertés constitutionnels d’une partie soient enfreints et que des conséquences graves et irréparables découlent de l’inaction des autorités compétentes.
35.  Par ailleurs, le Gouvernement allègue que la requérante, outre le recours constitutionnel prévu par l’article 59 § 4 de la loi sur la Cour constitutionnelle, aurait pu présenter au président du tribunal municipal de Zagreb et au ministère de la Justice une demande en vue d’accélérer la procédure.
36.  La requérante conteste les affirmations du Gouvernement.
37.  La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 de la Convention impose aux personnes désireuses d’intenter contre l’Etat une action devant un organe judiciaire international l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de leur pays. Les Etats n’ont donc pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – avec lequel elle présente d’étroites affinités –, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée, que les dispositions de la Convention fassent ou non partie intégrante du système interne. De la sorte, elle constitue un aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (voir, notamment, arrêts Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, série A no 24, p. 22, § 48, et Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, pp. 2275-2276, § 51).
38.  Dans le cadre de l’article 35 de la Convention, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (voir, entre autres, arrêts Vernillo c. France, 20 février 1991, série A no 198, pp. 11-12, § 27, et Dalia c. France, 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 87, § 38).
39.  En outre, quant à la question de l’épuisement des voies de recours internes, l’article 35 prévoit une répartition de la charge de la preuve. Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs, et présentait des perspectives raisonnables de succès. Cependant, une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien, pour une raison quelconque, n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause, ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de cette obligation.
40.  La Cour souligne qu’elle doit appliquer cette règle en tenant dûment compte du contexte : le mécanisme de sauvegarde des droits de l’homme que les Parties contractantes sont convenues d’instaurer. Elle a ainsi reconnu que la règle de l’épuisement des voies de recours internes doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Cardot c. France, arrêt du 19 mars 1991, série A no 200, p. 18, § 34). Elle a de plus admis que cette règle ne revêt pas un caractère absolu et ne s’accommode pas d’une application automatique ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Van Oosterwijck c. Belgique, arrêt du 6 novembre 1980, série A no 40, p. 18, § 35). Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte juridique et politique dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle des requérants (Akdivar et autres c. Turquie, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, pp. 1210-1211, §§ 65-68).
41.  En l’espèce, la Cour relève que la procédure prévue par l’article 59 § 4 de la loi sur la Cour constitutionnelle ne peut être instituée que si la Cour constitutionnelle, après un examen préliminaire du grief, décide de le retenir. Dès lors, s’il est vrai que la personne concernée peut saisir directement la Cour constitutionnelle, l’ouverture formelle de la procédure est laissée à la discrétion de cette juridiction.
42.  En outre, pour qu’une partie puisse présenter un recours constitutionnel en vertu de cette disposition, deux conditions cumulatives doivent être remplies. Premièrement, les droits constitutionnels du demandeur doivent être manifestement enfreints du fait qu’aucune mesure n’a été prise dans un délai raisonnable et, deuxièmement, il faut que le demandeur soit exposé à des conséquences graves et irréparables.
43.  La Cour constate que des termes tels que « enfreint manifestement » et « conséquences graves et irréparables » sont susceptibles d’être interprétés largement et de différentes manières. En l’espèce, il reste à déterminer dans quelle mesure la requérante risque des conséquences irréparables en tant que son affaire porte sur son droit civil à être remboursée.
44.  La Cour constate en outre que le libellé de bien des lois ne présente pas une précision absolue. Beaucoup d’entre elles, en raison de la nécessité d’éviter une rigidité excessive et de s’adapter aux changements de situation, se servent par la force des choses de formules plus ou moins floues (voir, par exemple, mutatis mutandis, arrêts Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, série A no 133, p. 20, § 29, et Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, série A no 260-A, p. 19, § 40). L’interprétation et l’application de pareils textes dépendent de la pratique (voir, mutatis mutandis, Kokkinakis, ibidem, et Mangualde Pinto c. France (déc.), no 43491/98, 5 décembre 2000, non publiée). En l’espèce, le Gouvernement, à l’appui de son argument concernant le caractère adéquat et effectif du recours, n’a produit devant la Cour qu’une seule affaire dans laquelle la Cour constitutionnelle s’est prononcée en vertu de l’article 59 § 4 de la loi sur la Cour constitutionnelle. Il n’appartient pas à la Cour de trancher une question de droit croate encore indécise (voir, mutatis mutandis, De Jong, Baljet et Van den Brink c. Pays-Bas, arrêt du 22 mai 1984, série A no 77, p. 19, § 39), mais l’absence de jurisprudence révèle l’incertitude actuelle dudit recours en pratique. De l’avis de la Cour, l’unique affaire invoquée par le Gouvernement ne suffit pas à elle seule à démontrer l’existence d’une jurisprudence interne établie prouvant l’effectivité de ce recours.
45.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’une demande fondée sur l’article 59 § 4 de la loi sur la Cour constitutionnelle ne saurait être considérée avec un degré suffisant de certitude comme un recours effectif dans les circonstances de l’affaire de la requérante.
46.  Quant à l’affirmation du Gouvernement selon laquelle la requérante n’a effectué aucune démarche en vue d’accélérer la procédure, la Cour rappelle qu’en ce qui concerne la durée des procédures civiles, l’argument tiré des moyens qu’un requérant aurait pu utiliser pour faire accélérer une procédure ressortit au fond de la requête (X c. Allemagne, no 8961/80, décision de la Commission du 8 décembre 1981, Décisions et rapports (DR) 26, p. 200, et D. c. Belgique, no 12686/87, décision de la Commission du 3 octobre 1990, DR 66, p. 105).
47.  Il convient également de relever que les autres recours cités par le Gouvernement, c’est-à-dire des demandes au président du tribunal municipal de Zagreb ou au ministère de la Justice en vue de faire accélérer la procédure, constituent des recours hiérarchiques qui reviennent en fait à communiquer des informations à l’organe de contrôle en lui suggérant qu’il fasse usage de ses pouvoirs s’il l’estime indiqué. Si une telle demande est présentée, l’organe de contrôle peut aborder ou ne pas aborder l’affaire avec le magistrat concerné, s’il juge que la demande en question n’est pas manifestement mal fondée. Dans le cas contraire, il ne prendra de toute façon aucune mesure. Si une procédure est engagée, elle implique exclusivement l’organe de contrôle et les magistrats visés. La requérante ne serait pas partie à une telle procédure ; tout au plus pourra-t-elle être informée des suites que l’organe de contrôle aura données à son recours (voir, mutatis mutandis, Karrer et autres c. Autriche, no 7464/76, décision de la Commission du 5 décembre 1978, DR 14, p. 51).
48.  Dans le contexte décrit ci-dessus, la Cour estime qu’il n’existe pas de véritable voie de droit permettant à une personne de se plaindre de la durée excessive d’une procédure en Croatie (voir, mutatis mutandis, Tomé Mota c. Portugal (déc.), no 32082/96, CEDH 1999-IX). La requérante était donc fondée à considérer qu’aucun autre recours juridique au niveau national ne lui permettrait de faire valoir effectivement son grief. Dès lors, la Cour conclut à l’absence de recours adéquat et effectif que la requérante aurait dû épuiser aux fins de l’article 35 de la Convention. Partant, elle rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
49.  La requérante se plaint que les actions en remboursement de prêts qu’elle avait engagées n’ont pas abouti dans un délai raisonnable, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention qui, en ses passages pertinents, se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A.  Période à considérer
50.  La Cour observe tout d’abord que les procédures ont été ouvertes respectivement les 29 et 30 mars 1995, dates auxquelles la requérante a engagé des actions civiles en remboursement de ses prêts devant le tribunal municipal de Zagreb. Toutefois, ce n’est pas à ces dates qu’a débuté la période relevant de la compétence de la Cour, mais le 5 novembre 1997, lorsque la Convention est entrée en vigueur à l’égard de la Croatie (Foti et autres c. Italie, arrêt du 10 décembre 1982, série A no 56, p. 18, § 53). Les procédures sont actuellement pendantes devant le tribunal de première instance. Elles durent donc à l’heure actuelle depuis plus de six ans, dont une période de trois ans et huit mois relève de l’examen de la Cour.
51.  La Cour rappelle de surcroît que, toutefois, pour juger du caractère raisonnable ou non du laps de temps concerné, il y a lieu de tenir compte de l’état où la cause se trouvait au 5 novembre 1997 (voir, parmi d’autres, Styranowski c. Pologne, arrêt du 30 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3376, § 46). A cet égard, la Cour relève qu’au moment de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Croatie, les deux procédures duraient déjà depuis deux ans et demi environ.
B.  Critères applicables
52.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable ou non de la durée de la procédure doit s’apprécier à la lumière des circonstances particulières de l’affaire et eu égard aux critères qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et des autorités concernées et l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir les arrêts récents Humen c. Pologne [GC], no 26614/95, § 60, 15 octobre 1999, non publié, et Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, CEDH 2000-IV).
C.  Appréciation de la Cour
53.  Le Gouvernement allègue que les deux affaires révèlent un certain degré de complexité puisque ni les plaignants ni le tribunal municipal de Zagreb n’ont été en mesure de trouver les adresses exactes des défendeurs.
54.  La requérante fait valoir qu’il était du devoir de la police de découvrir ces adresses.
55.  La Cour reconnaît que cette question a présenté des difficultés. Toutefois, en droit croate, lorsque l’adresse du défendeur est inconnue, il est possible de demander au centre d’aide sociale de lui désigner un représentant légal. Alors que la requérante a engagé les procédures fin mars 1995, la désignation d’un représentant légal n’a été ordonnée qu’un an après dans la procédure contre Ž.M. et trois ans après dans la procédure contre B.J. La Cour estime que les affaires ne révèlent par ailleurs aucune circonstance permettant de les qualifier de complexes.
56.  Quant au comportement de la requérante, le Gouvernement allègue que l’intéressée a contribué à la durée de l’instance puisqu’elle n’a pas fourni les adresses exactes des défendeurs. En outre, elle n’a pas présenté de demande au président du tribunal municipal de Zagreb ou au ministère de la Justice en vue de faire accélérer la procédure.
57.  Sur ce point, il convient de relever que le Gouvernement n’a pas démontré que la requérante disposait d’une réelle possibilité de faire accélérer la procédure. Malgré les informations fournies par le Gouvernement, la Cour estime qu’il n’est pas établi qu’une telle démarche aurait eu des chances de succès, eu égard en outre au pouvoir discrétionnaire de l’autorité judiciaire compétente. Dans ces conditions, il n’apparaît pas que la passivité alléguée de la requérante ait contribué à ralentir les procédures.
58.  Concernant le comportement des autorités, le Gouvernement soutient que les juridictions nationales ont fait preuve de diligence dans la conduite des instances. Selon lui, le tribunal municipal de Zagreb doit composer en permanence avec une charge de travail excessive, puisque chacun des juges relevant de la section civile de ce tribunal est saisi de plus de mille affaires.
59.  La Cour relève que, dans la période à considérer, l’affaire impliquant la société ZIP et Ž.M. est restée au point mort entre le 5 novembre 1997 et le 2 décembre 1999, soit plus de deux ans. L’affaire contre la société MJB et B.J. est demeurée en sommeil entre le 22 juillet 1998 et le 13 avril 2000, soit un an, huit mois et vingt et un jours. La Cour n’est donc pas convaincue par les explications du Gouvernement pour ces retards. Elle rappelle qu’il incombe aux Etats contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit à obtenir, dans un délai raisonnable, une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil (voir, parmi d’autres, G.H. c. Autriche, no 31266/96, § 20, 3 octobre 2000, non publié).
60.  A la lumière des critères énoncés dans sa jurisprudence et eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause, la Cour estime que la durée de la procédure litigieuse, qui est toujours pendante devant le tribunal de première instance, ne répondait pas à l’exigence du délai raisonnable. Dès lors, elle conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant aux deux procédures.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
61.  La requérante prétend également ne pas avoir disposé d’un recours effectif qui lui aurait permis de contester la durée excessive des procédures relatives à ses affaires. De son point de vue, il y a donc eu violation de l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
62.  Le Gouvernement invite la Cour à déclarer cette partie de la requête manifestement mal fondée. Il soutient que la requérante dispose de la possibilité de présenter une demande au président du tribunal municipal de Zagreb ou au ministère de la Justice en vue de faire accélérer la procédure, ainsi que d’un recours fondé sur l’article 59 § 4 de la loi sur la Cour constitutionnelle. De l’avis du Gouvernement, ces options représentent des recours effectifs pour contester la durée des procédures concernant les affaires de la requérante.
63.  La Cour rappelle tout d’abord que l’interprétation correcte de l’article 13 est que cette disposition garantit un recours effectif devant une instance nationale permettant de se plaindre d’une méconnaissance de l’obligation, imposée par l’article 6 § 1, d’entendre les causes dans un délai raisonnable (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 156, CEDH 2000-XI).
64.  Quant à la demande à présenter soit au président du tribunal municipal de Zagreb soit au ministère de la Justice en vue de faire accélérer la procédure, la Cour réitère que de telles demandes constituent des recours hiérarchiques qui ne peuvent passer pour des voies de droit permettant de contester la durée de procédures civiles (paragraphe 47 ci-dessus).
65.  Concernant la demande fondée sur l’article 59 § 4 de la loi sur la Cour constitutionnelle, la Cour réaffirme que celle-ci ne représente pas un recours effectif relativement à la durée de procédures civiles, comme elle l’a expliqué ci-dessus (paragraphes 41-45 ci-dessus).
66.  En conséquence, la Cour conclut en l’espèce à la violation de l’article 13 de la Convention en ce que la requérante ne dispose d’aucun recours interne lui permettant de faire valoir son droit, tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, à ce que sa cause soit « entendue dans un délai raisonnable » dans le cadre de l’une ou l’autre de ses affaires.
IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
67.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
68.  Quant au dommage moral, la requérante réclame la somme de 70 000 kunas croates (HRK).
69.  Le Gouvernement invite la Cour à chiffrer l’éventuelle satisfaction équitable sur la base de sa jurisprudence relative aux affaires civiles où une diligence normale est requise.
70.  La Cour admet que la requérante a subi un dommage de nature morale en raison de la durée des procédures civiles qu’elle a engagées. Statuant en équité et eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause   – en particulier au fait qu’elle concerne deux instances, à la durée globale de ces procédures et à la situation personnelle de la requérante –, la Cour alloue à l’intéressée une somme de 20 000 HRK en réparation du dommage moral.
B.  Frais et dépens
71.  La requérante, qui a perçu une indemnité du Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire dans le cadre de la présente affaire, n’a réclamé aucun remboursement des frais et dépens. Par conséquent, la Cour ne lui accorde aucun montant à ce titre.
C.  Intérêts moratoires
72.  Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d’intérêt légal applicable en Croatie à la date d’adoption du présent arrêt est de 18 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1.  Rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ;
2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention relativement aux deux procédures ;
3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;
4.  Dit
a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 20 000 HRK (vingt mille kunas) au titre du dommage moral ;
b)  que ce montant sera à majorer d’un intérêt simple de 18 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 26 juillet 2001, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Georg Ress   Greffier   Président
ARRÊT HORVAT c. CROATIE
ARRÊT HORVAT c. CROATIE 


Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (non-épuisement) ; Violation de l'art. 6-1 ; Violation de l'art. 13 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire

Analyses

(Art. 13) DROIT A UN RECOURS EFFECTIF, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 35-1) RECOURS INTERNE EFFICACE, (Art. 6) PROCEDURE CIVILE


Parties
Demandeurs : HORVAT
Défendeurs : CROATIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (quatrième section)
Date de la décision : 26/07/2001
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 51585/99
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2001-07-26;51585.99 ?
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