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02/08/2001 | CEDH | N°35972/97

CEDH | AFFAIRE GRANDE ORIENTE D'ITALIA DI PALAZZO GIUSTINIANI c. ITALIE


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE GRANDE ORIENTE D’ITALIA DI PALAZZO GIUSTINIANI c. ITALIE
(Requête no 35972/97)
ARRÊT
STRASBOURG
2 août 2001
DÉFINITIF
12/12/2001
En l’affaire Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,    A. Pastor Ridruejo,    B. Conforti,    L. Caflisch,    J. Makarczyk,    V. Butkevych,    M. Pellonpää, juges,  et de M. V. Berger, gref

fier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 juillet 2001,
Rend l’arrêt que voici, adopté ...

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE GRANDE ORIENTE D’ITALIA DI PALAZZO GIUSTINIANI c. ITALIE
(Requête no 35972/97)
ARRÊT
STRASBOURG
2 août 2001
DÉFINITIF
12/12/2001
En l’affaire Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,    A. Pastor Ridruejo,    B. Conforti,    L. Caflisch,    J. Makarczyk,    V. Butkevych,    M. Pellonpää, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 juillet 2001,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 35972/97) dirigée contre la République italienne et dont une association de droit italien, dénommée Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 31 janvier 1997 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante est représentée par Me A.G. Lana, avocat à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. U. Leanza, et par son coagent, M. V. Esposito.
3.  La requérante alléguait la violation des articles 11, 8, 9, 10, 14 et 13 de la Convention du fait de l’adoption par la région des Marches d’une loi obligeant les candidats à des charges publiques à déclarer leur non-appartenance à la maçonnerie.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
5.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
6.  Par une décision du 21 octobre 1999, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe].
7.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations complémentaires sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). Toutefois, le président de la chambre a décidé de ne pas accepter celles du Gouvernement, car celui-ci les avait déposées en dehors du délai fixé sans solliciter avant son expiration aucune prorogation (article 38 § 1 du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8.  La requérante est une association italienne d’obédience maçonnique qui regroupe plusieurs loges. Elle existe depuis 1805 et est affiliée à la maçonnerie universelle.
En droit italien, la requérante a un statut d’association de droit privé non reconnue au sens de l’article 36 du code civil. Elle ne dispose donc pas de la personnalité juridique. Ses statuts, déposés auprès d’un notaire, sont accessibles à chacun.
Par la loi régionale no 34 du 5 août 1996 (« la loi de 1996 »), publiée au Journal officiel du 14 août de la même année, la région des Marches (« la région ») adopta les règles à suivre pour les nominations et désignations à des charges publiques du ressort de la région (Norme per le nomine e designazioni di spettanza della Regione).
Devant la Cour, la requérante se plaint du préjudice qu’elle subirait en raison du contenu de l’article 5 de la loi de 1996.
Dans son article premier, la loi précise que ces règles s’appliquent à toutes les nominations et désignations effectuées par les organes statutaires de la région en application de lois, règlements, statuts et conventions, dans les « services d’organismes et de sujets de droit public et de droit privé autres que la région ». Cette disposition indique que ces règles s’appliquent également aux nominations dans quinze organismes à caractère régional (cités dans l’annexe A à la loi de 1996) ainsi que, dans certains cas, dans les autres organismes à caractère régional dont la nomination ou la désignation est du ressort du conseil régional (annexe B à la loi de 1996).
L’article 5 de la loi fixe les modalités et les conditions de présentation des candidatures aux nominations et désignations. Il prévoit, entre autres, que les candidats ne doivent pas appartenir à la maçonnerie. Il est ainsi libellé :
Article 5  Candidatures
« 1.  Jusqu’à trente jours avant l’expiration du délai fixé pour une nomination ou une désignation, peuvent être adressées respectivement au président du conseil régional et au président du gouvernement régional les candidatures présentées par des conseillers régionaux et groupes du conseil, et par des ordres professionnels, organismes et associations actifs dans les domaines concernés.
2.  La candidature doit être accompagnée d’une lettre de motivation ainsi que d’un rapport contenant les renseignements suivants :
a)  commune de résidence, date et lieu de naissance ;
b)  diplômes ;
c)  curriculum professionnel, activité habituelle, liste des charges publiques et des postes occupés, actuellement ou antérieurement, dans des sociétés à participation publique, ainsi que dans des sociétés privées inscrites au registre public ;
d)  absence de conflit d’intérêt avec la charge proposée ;
e)  déclaration de non-appartenance à une loge maçonnique ;
f)  déclaration, signée par le candidat, par laquelle il accepte la charge et atteste l’absence de causes qui l’en empêcheraient en raison de faits d’ordre pénal, civil ou administratif.
3.  La déclaration d’acceptation de la candidature doit être authentifiée et doit également contenir la déclaration du candidat relative à l’existence d’éventuels motifs d’incompatibilité, à l’absence de cause d’empêchement et d’impossibilité de se porter candidat, eu égard également au contenu de l’article 15 de la loi no 55 du 19 mars 1990 tel que modifié par la suite. »
9.  En juin 1999, la première commission du conseil régional des Marches a rejeté un projet de loi régionale (no 352/98) portant sur des modifications et ajouts à la loi no 34 de 1996. Ce projet visait entre autres à supprimer la déclaration prévue à l’article 5 de la loi de 1996.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
10.  L’article 18 de la Constitution est ainsi libellé :
« Les citoyens ont le droit de s’associer librement, sans autorisation, à des fins que la loi pénale n’interdit pas.
Sont interdites les associations secrètes et celles qui poursuivent, même indirectement, des buts politiques au moyen d’organisations de caractère militaire. »
La loi no 17 du 25 janvier 1982 porte sur les dispositions d’application de l’article 18 de la Constitution en matière d’associations secrètes et sur la dissolution de l’association dénommée « Loge P2 ». L’article premier fixe les critères retenus pour considérer une association comme secrète.
En son article 4, la loi précise les mesures à prendre à l’égard des personnes – employées dans la fonction publique ou nommées à une charge publique – qui sont soupçonnées d’appartenir à une association secrète.
Cette disposition indique également que les régions adoptent des lois régionales pour leurs agents et les personnes nommées ou désignées par une région à une charge publique. Ces lois régionales doivent respecter les principes fixés dans cette même disposition.
Selon les renseignements fournis à la Cour par la requérante, de telles lois ont été adoptées par les régions suivantes : la Toscane (loi no 68 du 29 août 1983), l’Emilie-Romagne (loi no 34 du 16 juin 1984), la Ligurie (loi no 4 du 22 août 1984), le Piémont (loi no 65 du 24 décembre 1984) et le Latium (loi no 23 du 28 février 1985).
D’après les dispositions de deux de ces lois régionales, les personnes nommées ou désignées à des charges publiques doivent indiquer les associations auxquelles elles appartiennent (articles 12 de la loi adoptée en Toscane et 8 de la loi adoptée dans le Latium). Les autres lois prévoient les sanctions à infliger aux personnes nommées ou désignées qui s’avèrent être membres d’une association secrète (articles 7 de la loi de l’Emilie-Romagne, 8 de la loi de la Ligurie, et 8 de la loi du Piémont). Par ailleurs la loi de l’Emilie-Romagne pose l’interdiction de nommer ou désigner des personnes affiliées à des associations secrètes (article 7 de la loi de l’Emilie-Romagne).
EN DROIT
I.  SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
11.  Lors de l’examen de la recevabilité de la requête, le Gouvernement a soutenu que la requérante ne pouvait se prétendre victime des violations qu’elle alléguait (paragraphe 3 ci-dessus). L’article 5 de la loi de 1996 ne compromettrait ni l’existence de la requérante ni son activité. Le manquement allégué ne s’appliquerait qu’à des personnes physiques et ne toucherait un membre de l’association que s’il s’est porté candidat à une charge publique. Il ne pourrait concerner une association.
Dans sa décision du 21 octobre 1999 (paragraphe 6 ci-dessus), la Cour a accueilli l’exception du Gouvernement quant aux griefs tirés des articles 8, 9 et 10 de la Convention et les a déclarés irrecevables. En revanche, au sujet du grief formulé sur le terrain de l’article 11, elle a estimé que « le contrôle de la condition de victime [était] en l’espèce étroitement lié à l’examen du bien-fondé du grief et en particulier à la question de l’existence d’une ingérence dans le droit de la requérante ». Elle reviendra donc plus loin sur cette question (paragraphe 16 ci-dessous).
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
12.  La requérante affirme que l’article 5 de la loi de 1996 méconnaît son droit à la liberté d’association, garanti par l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »
Selon la requérante, l’article 5 de la loi de 1996 place ses membres devant une alternative : soit renoncer à être membre, soit renoncer à occuper une charge au sein d’un organe régional. De ce fait, elle limite non seulement la liberté d’association de chaque membre mais aussi celle de l’association elle-même.
A.  Sur l’existence d’une ingérence
13.  Selon la requérante, l’obligation de déclarer la non-appartenance à une loge maçonnique constitue une double ingérence.
Tout d’abord, il y aurait ingérence dans le droit de s’associer librement considéré comme le droit de tout groupe social d’exister et d’agir sans que ni celui-ci ni ses membres aient à subir de restrictions injustifiées de la part des autorités. Le fait de demander à ses membres de déclarer qu’ils n’appartiennent pas à la maçonnerie empêche ces derniers d’accéder à de multiples charges au niveau régional. Or cette demande constitue une ingérence dans l’activité de la requérante qui soit perd une partie de ses membres – lorsque ceux-ci décident de quitter l’association, non par conviction mais à cause d’une condition imposée par la loi, pour se porter candidats à des charges au sein de la région des Marches –, soit impose à ses membres un sacrifice injustifié lorsque ces derniers décident de rester au sein de l’association requérante plutôt que de postuler.
Ensuite, l’obligation litigieuse donnerait une image négative de l’association. En effet, l’article 5 de la loi de 1996 laisserait entendre que la maçonnerie est une association délictueuse ou du moins non conforme à la législation italienne. Or non seulement la maçonnerie a été reconnue comme une association légitime par les tribunaux et par une commission d’enquête parlementaire, mais de surcroît elle bénéficie des garanties découlant des articles 2 et 18 de la Constitution.
De ces éléments, la requérante déduit qu’elle subit directement les effets préjudiciables de l’article 5 de la loi de 1996.
14.  De son côté, le Gouvernement conteste qu’il y ait ingérence. Il estime que le droit à la liberté d’association peut être invoqué par l’individu qui veut s’associer, mais non par l’association qui est, elle, le résultat de l’exercice de cette liberté. D’autre part, à supposer que les garanties consacrées par l’article 11 s’appliquent aux associations, les incompatibilités qui touchent leurs membres en raison de leur affiliation ne sauraient être contestées par lesdites associations, qui ne sont pas concernées.
15.  La Cour rappelle que l’article 11 s’applique aux associations, y compris aux partis politiques (arrêts Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, et Parti socialiste et autres c. Turquie, 25 mai 1998, Recueil 1998-III). Elle a, d’une manière générale, indiqué « qu’une association, fût-ce un parti politique, ne se trouve pas soustraite à l’empire de la Convention par cela seul que ses activités passent aux yeux des autorités nationales pour porter atteinte aux structures constitutionnelles d’un Etat et appeler des mesures restrictives » (Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, p. 17, § 27). La Cour est d’avis que ce raisonnement vaut d’autant plus pour une association qui, comme la requérante, n’était pas soupçonnée de porter atteinte aux structures constitutionnelles. En outre et surtout, la Cour reconnaît que la mesure litigieuse peut, comme la requérante l’affirme, lui causer un préjudice, à savoir le départ d’un certain nombre de membres et une perte de prestige.
16.  La Cour estime en conclusion qu’il y a eu ingérence. Il s’ensuit que la requérante peut se prétendre victime de la violation alléguée et que, dès lors, l’exception du Gouvernement doit être rejetée.
B.  Sur la justification de l’ingérence
1.  Au regard de la première phrase du paragraphe 2 de l’article 11
17.  Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle était « prévue par la loi », si elle poursuivait un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et si elle était « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.
a)  « Prévue par la loi »
18.  La requérante ne conteste pas que l’ingérence en question était « prévue par la loi », la mesure litigieuse reposant sur une loi régionale (paragraphes 16 et 17 ci-dessus).
b)  But légitime
19.  Le Gouvernement n’indique pas quel but, parmi ceux que mentionne le paragraphe 2, était poursuivi par la mesure litigieuse. Cependant, après avoir affirmé que le système d’attribution des charges publiques nécessite crédibilité et confiance dans les personnes choisies, il évoque les soupçons des citoyens selon lesquels certains candidats pourraient avoir été retenus parce qu’ils étaient francs-maçons. Pareil doute causerait un préjudice qu’il faut absolument éviter, et cela en ayant à l’esprit le rôle que certains membres de la franc-maçonnerie ont joué dans la vie démocratique de l’Italie, contribuant à ternir l’image de la vie publique italienne, comme l’ont démontré des enquêtes du parlement et de la magistrature.
20.  Selon la requérante, l’ingérence ne visait aucun des buts légitimes mentionnés dans la première phrase du paragraphe 2. En particulier, le Gouvernement ne saurait avancer comme justifications la défense de l’ordre ou la prévention du crime, car la requérante n’est pas une association secrète ou délictueuse contre laquelle il serait nécessaire de prendre des mesures d’interdiction à but préventif ou répressif.
21.  La Cour note que, selon le Gouvernement, l’article 5 de la loi de 1996 a été introduit pour « rassurer » l’opinion publique à un moment où il était fortement question du rôle que certains membres de la franc-maçonnerie avaient eu dans la vie du pays. La Cour admet donc que l’ingérence litigieuse tendait à la protection de la sécurité nationale et à la défense de l’ordre.
c)  « Nécessaire dans une société démocratique »
i.  Thèses des parties
22.  La requérante affirme que la limitation de la liberté d’association n’était pas raisonnable et proportionnée, et qu’en conséquence l’ingérence litigieuse n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Elle en veut pour preuve le fait que la région des Marches soit la seule région à avoir utilisé la délégation conférée par l’article 4 de la loi no 17 de 1982, qui visait à écarter les membres d’associations secrètes (paragraphe 10 ci-dessus) par l’introduction de l’obligation de déclarer l’appartenance à la franc-maçonnerie. De surcroît, cette obligation n’existe même pas au niveau de l’administration centrale, de sorte que rien n’empêche un président du Conseil des ministres, un ministre, un haut fonctionnaire ni même le président de la République d’être francs-maçons. D’autre part, la requérante rappelle que selon la jurisprudence de la Cour un juge peut appartenir à la franc-maçonnerie sans que son impartialité objective soit mise en doute (Kiiskinen c. Finlande (déc.), no 26323/95, CEDH 1999-V). En outre, le débat qui a eu lieu au parlement après l’adoption de la loi de 1996 aurait donné la mesure du caractère déraisonnable de la disposition litigieuse. Enfin, la requérante rappelle qu’elle est une association de droit privé depuis 1805, qu’elle agit depuis lors dans la légalité et que, même si certains s’emploient en Italie à « délégitimer » la franc-maçonnerie, celle-ci demeure une association qui poursuit un but moral, qui est protégée par l’article 18 de la Constitution et qui ne doit pas être confondue avec une association secrète ou délictueuse. En effet, même s’il y a eu au sein de la franc-maçonnerie des activités déviantes, celles-ci ne concernaient pas la requérante et ne suffisent pas à diaboliser l’ensemble de la franc-maçonnerie.
23.  Le Gouvernement fait remarquer qu’il n’y a aucune restriction à la liberté d’association, mais seulement une hypothèse d’empêchement. D’autre part, la mesure litigieuse a été introduite par une loi qui porte sur l’organisation de la région, et elle relève donc des compétences que l’article 117 de la Constitution a dévolues aux régions.
ii.  Décision de la Cour
24.  La Cour a examiné la mesure litigieuse à la lumière de l’ensemble du dossier, pour déterminer en particulier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi.
25.  La proportionnalité appelle à mettre en balance les impératifs des objectifs énumérés à l’article 11 § 2 de la Convention et ceux d’un libre exercice de la liberté d’association. La recherche d’un juste équilibre ne doit pas conduire à décourager les individus d’exercer leur droit d’association en pareille circonstance, par peur de voir leur candidature écartée.
26.  En regard de l’effectif total de l’association requérante, le nombre de membres réels ou potentiels pouvant être confrontés au dilemme qu’est le choix entre l’appartenance à la maçonnerie et la participation à une compétition pour une charge visée par l’article 5 de la loi de 1996 n’est guère élevé. Par conséquent, le préjudice dont la requérante peut pâtir est également limité. La Cour estime cependant que la liberté d’association revêt une importance telle que l’on ne saurait l’assortir d’une quelconque limitation, pas même s’agissant d’une personne candidate à une charge publique, dès lors que celle-ci ne commet elle-même aucun acte répréhensible du fait de son appartenance à l’association en question. D’autre part, il est évident que l’association subit le contrecoup des décisions de ses membres. En résumé, l’interdiction incriminée, si minime qu’elle puisse être pour la requérante, n’apparaît pas « nécessaire dans une société démocratique ».
2.  Au regard de la dernière phrase du paragraphe 2 de l’article 11
27.  Etant parvenue à cette conclusion, la Cour doit vérifier si l’interdiction incriminée était justifiée par la dernière phrase de l’article 11 § 2, car celle-ci habilite les Etats à imposer aux membres de certaines catégories, y compris « l’administration de l’Etat », des « restrictions légitimes » à l’exercice du droit à la liberté d’association.
28.  La requérante soutient que l’ingérence n’était pas justifiée au regard de la dernière phrase de l’article 11 § 2, car elle n’était pas « légitime ». L’article 5 de la loi de 1996 serait contraire aux articles 2, 3 et 18 de la Constitution, violerait l’article 117 de la même Constitution et dépasserait les limites fixées par la loi-cadre no 17 de 1982, dont l’article 4 indique que des règles d’empêchement peuvent être fixées au sujet des fonctionnaires membres d’associations secrètes ; enfin, l’article 5 serait contraire aux articles 8, 11 et 14 de la Convention, qui fait partie intégrante du droit interne italien.
En outre, la requérante conteste que les charges faisant l’objet d’une nomination ou d’une désignation et pour lesquelles il y a lieu de faire la déclaration prévue à l’article 5 fassent partie de « l’administration de l’Etat » proprement dite. En effet, il s’agirait de charges relevant de différentes catégories, y compris des ordres professionnels et des associations agissant dans leurs domaines respectifs. Les charges concernent également des associations de droit privé ou en tout cas dotées d’une large autonomie (universités, associations de loisirs, culturelles, sportives, etc.) vis-à-vis des organes de la région.
29.  Pour sa part, le Gouvernement estime que l’expression « administration de l’Etat » doit être comprise dans un sens large et s’entendre de l’administration dans son ensemble.
30.  La Cour rappelle que le terme « légitime » figurant dans la dernière phrase de l’article 11 § 2 fait référence exactement à la même notion de légitimité que celle à laquelle la Convention renvoie ailleurs, dans des termes identiques ou similaires, notamment dans l’expression « prévues par la loi » qui figure au second paragraphe des articles 9 à 11. La notion de légitimité utilisée dans la Convention, outre la conformité avec le droit interne, implique également des exigences qualitatives en droit interne telles que la prévisibilité et, de manière générale, l’absence d’arbitraire (Rekvényi c. Hongrie [GC], 25390/94, § 59, CEDH 1999-III).
Pour autant que la requérante critique le fondement en droit interne de la restriction litigieuse, la Cour rappelle qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne, en particulier quand il faut élucider des points douteux (S.W. c. Royaume-Uni, arrêt du 22 novembre 1995, série A no 335-B, p. 42, § 36). En l’espèce, toutefois, la requérante n’avait pas la possibilité de mettre en doute devant les tribunaux la constitutionnalité de la disposition litigieuse, ce que le Gouvernement ne conteste pas. Dès lors, la Cour conclut que la situation juridique était suffisamment claire pour permettre à la requérante de régler sa conduite et que, par conséquent, la condition de prévisibilité était remplie. La restriction incriminée était donc « légitime » au sens de l’article 11 § 2.
31.  Quant à la question de savoir si les postes visés par l’article 5 de la loi de 1996 entrent dans le cadre de « l’administration de l’Etat », la Cour note que les postes visés dans les annexes A et B à la loi de 1996 ne faisaient pas partie de l’organigramme régional mais appartenaient à deux autres catégories : celle des organisations régionales et celle indiquant les nominations et désignations qui reviennent au conseil régional. Or « la notion d’« administration de l’Etat » appelle une interprétation étroite, tenant compte du poste occupé par le fonctionnaire concerné » (Vogt c. Allemagne, arrêt du 26 septembre 1995, série A no 323, p. 31, § 67). La Cour rappelle qu’elle s’était abstenue, dans l’arrêt Vogt, de trancher la question de savoir si une enseignante – par ailleurs fonctionnaire titulaire – faisait partie de l’administration de l’Etat (ibidem, p. 31, § 68). Dans la présente affaire, elle note sur la base des éléments dont elle dispose que le lien entre les postes cités dans les annexes A et B à la loi de 1996 et la région des Marches est sans doute moins étroit que le lien qui existait entre Mme Vogt, enseignante titulaire, et son employeur.
32.  De ce fait, l’ingérence litigieuse ne trouve pas non plus sa justification dans la dernière phrase de l’article 11 § 2.
33.  En conclusion, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 13 ET 14 DE LA CONVENTION COMBINÉS AVEC L’ARTICLE 11
34.  La requérante allègue également une violation des articles 13 et 14 de la Convention combinés avec l’article 11. Ses griefs portant sur les mêmes faits que ceux examinés sur le terrain de l’article 11, la Cour n’estime pas nécessaire de les examiner séparément.
IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
35.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
36.  La requérante demande 125 080 euros au titre du préjudice moral. Elle obtient ce chiffre en multipliant la somme symbolique de dix euros par le nombre de ses membres (12 508).
37.  Le Gouvernement estime qu’un constat de violation suffit en l’espèce. Il ajoute que, d’après la jurisprudence de la Cour, les associations n’ont droit à aucune indemnisation pour dommage moral.
38.  La Cour rappelle que selon sa jurisprudence, une personne morale, même une société commerciale, peut subir un dommage autre que matériel appelant une réparation pécuniaire (Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, §§ 31-37, CEDH 2000-IV). Toutefois, en l’espèce, compte tenu des circonstances de la cause, la Cour considère que le constat de violation de l’article 11 suffit à réparer le dommage allégué.
B.  Frais et dépens
39.  La requérante sollicite le remboursement d’une somme de 38 291 408 lires italiennes (ITL) pour les frais exposés devant les organes de la Convention.
40.  Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.
41.  Statuant en équité, la Cour octroie à la requérante 10 000 000 d’ITL.
C.  Intérêts moratoires
42.  Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d’intérêt légal applicable en Italie à la date d’adoption du présent arrêt est de 3,5 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1.  Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement ;
2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
3.  Dit qu’il ne s’impose pas d’examiner l’affaire sur le terrain des articles 13 et 14 de la Convention combinés avec l’article 11 ;
4.  Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage subi par la requérante ;
5.  Dit
a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 000 d’ITL (dix millions de lires italiennes) pour frais et dépens ;
b)  que ce montant sera à majorer d’un intérêt simple de 3,5 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 août 2001, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Georg Ress   Greffier Président
ARRÊT GRANDE ORIENTE D’ITALIA DI PALAZZO GIUSTINIANI c. ITALIE
ARRÊT GRANDE ORIENTE D’ITALIA DI PALAZZO GIUSTINIANI c. ITALIE  


Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (victime) ; Violation de l'art. 11 ; Non-lieu à examiner l'art. 13 ; Non-lieu à examiner l'art. 14+11 ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 10-2) PREVISIBILITE, (Art. 11-1) LIBERTE D'ASSOCIATION, (Art. 11-2) DEFENSE DE L'ORDRE, (Art. 11-2) INGERENCE, (Art. 11-2) MEMBRES DE L'ADMINISTRATION, (Art. 11-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 11-2) SECURITE NATIONALE, (Art. 34) VICTIME


Parties
Demandeurs : GRANDE ORIENTE D'ITALIA DI PALAZZO GIUSTINIANI
Défendeurs : ITALIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (quatrième section)
Date de la décision : 02/08/2001
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 35972/97
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2001-08-02;35972.97 ?
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