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07/02/2002 | CEDH | N°53176/99

CEDH | AFFAIRE MIKULIC c. CROATIE


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MIKULIĆ c. CROATIE
(Requête no 53176/99)
ARRÊT
STRASBOURG
7 février 2002
DÉFINITIF
04/09/2002
En l'affaire Mikulić c. Croatie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
M. C.L. Rozakis, président,   Mme F. Tulkens,   M. P. Lorenzen,   Mme N. Vajić,   MM. E. Levits,    A. Kovler,    V. Zagrebelsky, juges,  et de M. E. Fribergh, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 janv

ier 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une req...

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MIKULIĆ c. CROATIE
(Requête no 53176/99)
ARRÊT
STRASBOURG
7 février 2002
DÉFINITIF
04/09/2002
En l'affaire Mikulić c. Croatie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
M. C.L. Rozakis, président,   Mme F. Tulkens,   M. P. Lorenzen,   Mme N. Vajić,   MM. E. Levits,    A. Kovler,    V. Zagrebelsky, juges,  et de M. E. Fribergh, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 janvier 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 53176/99) dirigée contre la République de Croatie et dont une ressortissante de cet Etat, Mlle Montana Lorena Mikulić (« la requérante »), a saisi la Cour le 9 octobre 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante est représentée devant la Cour par Me Hanžeković et Me Radaković, avocats à Zagreb. Le gouvernement croate (« le Gouvernement ») est représenté par son agente, Mme L. Lukina-Karajković.
3.  La requérante alléguait en particulier que son action en recherche de paternité n'avait pas satisfait à l'exigence d'un « délai raisonnable », que son droit au respect de sa vie privée et familiale avait été violé du fait de la durée excessive de la procédure en question, et qu'elle n'avait disposé d'aucun recours effectif pour accélérer cette procédure ou obtenir la comparution du défendeur.
4.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
5.  Par une décision du 7 décembre 2000, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe] (article 54 § 4 du règlement).
6.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). La Cour ayant décidé après consultation des parties qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire (article 59 § 2 in fine du règlement), les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l'autre.
7.  Le 7 novembre 2001, la requête a été attribuée à la première section de la Cour. Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8.  La requérante est une enfant née hors mariage le 25 novembre 1996. Le 30 janvier 1997, sa mère et elle engagèrent devant le tribunal municipal de Zagreb (Općinski sud u Zagrebu) une action civile contre H.P. en vue de faire établir sa paternité.
9.  A l'audience du 17 juin 1997, le tribunal municipal rendit contre le défendeur un jugement par défaut. Or la loi sur le mariage et la famille (Zakon o braku i porodičnim odnosima – 1977, 1980, 1982, 1984, 1987, 1989, 1990, 1992 et 1999) interdit expressément le prononcé d'un tel jugement dans une « affaire ayant trait à l'état civil » (statusni sporovi). Le 1er juillet 1997, le défendeur interjeta appel de la décision en question.
10.  A l'audience du 6 octobre 1997, le tribunal municipal de Zagreb infirma son propre jugement. L'audience suivante fut fixée au 9 décembre 1997.
11.  Dans l'intervalle, H.P. forma une demande par laquelle il contestait l'impartialité du président du tribunal municipal de Zagreb. Celui-ci ayant acquiescé le 27 janvier 1998, l'affaire fut confiée à un autre juge le 23 février 1998.
12.  L'audience programmée pour le 18 juin 1998 fut reportée en raison de l'absence de l'avocat de H.P.
13.  L'audience fixée au 14 juillet 1998 fut ajournée en raison du décès de l'avocat de H.P.
14.  A l'audience du 14 octobre 1998, le nouvel avocat de H.P. affirma que la mère de la requérante avait eu à l'époque considérée des relations avec d'autres hommes que H.P. (exception d'amants multiples) et invita le tribunal à faire comparaître divers témoins.
15.  A l'audience du 21 janvier 1999, seuls deux témoins furent entendus, les autres ne s'étant pas présentés.
16.  A l'audience suivante, le 18 mars 1999, le tribunal ordonna un test ADN à partir du sang. Un rendez-vous dans une clinique compétente fut fixé au 21 mai 1999, mais H.P. ne s'y rendit pas.
17.  Le rendez-vous suivant fut fixé au 18 juin 1999, mais H.P. informa le tribunal qu'il serait absent du 1er juin au 15 septembre 1999.
18.  Le 19 juillet 1999, le tribunal demanda que fût pris un nouveau rendez-vous pour l'analyse de sang. Celui-ci fut fixé au 27 septembre 1999, mais H.P. négligea à nouveau de s'y rendre.
19.  Le 13 octobre 1999, le tribunal ordonna un quatrième rendez-vous, fixé au 22 octobre 1999, mais H.P. informa le tribunal qu'il serait absent ce jour-là.
20.  Le 28 novembre 1999, le tribunal ordonna un cinquième rendez-vous, fixé au 6 décembre 1999 ; H.P. omit à nouveau de s'y présenter.
21.  L'audience suivante, qui devait se tenir le 17 février 2000, fut reportée en raison de la non-comparution de H.P.
22.  Lors de l'audience du 29 février 2000, le tribunal entendit les témoignages des parties et fixa au 25 avril 2000 le sixième rendez-vous pour les tests ADN. H.P. ne s'y rendit pas.
23.  L'audience suivante, programmée pour le 5 juin 2000, fut reportée, car H.P. ne s'y présenta pas.
24.  Le 12 juillet 2000, le tribunal décida de clore la procédure.
25.  Le 3 octobre 2000, l'avocat de la requérante reçut le jugement du tribunal municipal du 12 juillet 2000, qui établissait la paternité du défendeur et allouait une pension alimentaire à l'enfant. La juridiction de première instance estimait que le fait que le défendeur se fût soustrait aux tests ADN venait à l'appui de la demande de la requérante. Le 27 novembre 2000, H.P. interjeta appel de cette décision.
26.  Le 3 avril 2001, le tribunal de comté de Zagreb (Županijski sud u Zagrebu) infirma la décision de première instance et renvoya l'affaire en jugement. La juridiction d'appel estima que la juridiction de première instance n'avait pas recueilli tous les éléments pertinents et que l'on ne pouvait établir la paternité de H.P. en se fondant essentiellement sur le fait qu'il s'était soustrait aux tests ADN. La juridiction d'appel invita la juridiction de première instance à entendre divers témoins qui, selon les dires de H.P., avaient eu des relations intimes avec la mère de la requérante durant la période à considérer.
27.  Le 15 mai et le 13 juillet 2001, la requérante pria le président de la Cour suprême d'accélérer la procédure.
28.  Les audiences du tribunal municipal de Zagreb fixées au 26 juillet et au 30 août 2001 furent reportées, H.P. et son avocat n'ayant pas comparu.
29.  A l'audience du 27 septembre 2001, l'avocat de H.P. contesta l'impartialité du président de cette juridiction.
30.  Le 19 novembre 2001, la juridiction de première instance conclut la procédure et rendit son jugement établissant la paternité du défendeur et allouant une pension alimentaire à l'enfant. Le tribunal considérait que le fait que H.P. se fût soustrait aux tests ADN corroborait le témoignage de la mère de la requérante selon lequel H.P. était bien le père de la fillette.
31.  Le 7 décembre 2001, la requérante fit appel du jugement de première instance au motif que le montant de la pension alimentaire que H.P. devait lui verser était insuffisant. Ce dernier fit également appel.
32.  Il semble que la procédure soit toujours pendante devant la juridiction d'appel.
II.  LE DROIT INTERNE pertinent
33.  Selon l'article 8 de la loi sur la procédure civile (Zakon a građanskom postupku, Journal officiel nos 53/1991, 91/1992 et 112/1999), les tribunaux tranchent les litiges civils en exerçant leur pouvoir discrétionnaire, après avoir apprécié avec soin, individuellement et globalement, tous les moyens de preuve présentés et avoir pris en compte les résultats de l'ensemble de la procédure.
34.  L'article 59 § 4 de la loi constitutionnelle sur la Cour constitutionnelle (entrée en vigueur le 24 septembre 1999 – ci-après « la loi sur la Cour constitutionnelle » (Ustavni zakon o Ustavnom sudu)) est ainsi libellé :
« La Cour constitutionnelle peut, à titre exceptionnel, examiner un recours constitutionnel avant que les autres recours possibles ne soient épuisés si elle estime qu'une action, ou l'absence de toute action entreprise dans un délai raisonnable, enfreint manifestement les droits et libertés constitutionnels d'une des parties et que, sans intervention de sa part, cette partie serait exposée à des conséquences graves et irréparables. »
EN DROIT
I.  SUR La violation alléguée de l'article 6 § 1 de la COnvention
35.  La requérante se plaint que la procédure visant à faire établir la paternité de H.P. n'ait pas abouti dans un délai raisonnable, en violation de l'article 6 § 1 de la Convention, dont le passage pertinent est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A.  Période à considérer
36.  La Cour observe que la procédure a été ouverte le 30 janvier 1997, date à laquelle la requérante a engagé une action civile pour faire établir la paternité de H.P. par le tribunal municipal de Zagreb. Toutefois, ce n'est pas à cette date qu'a débuté la période relevant de la compétence de la Cour, mais le 6 novembre 1997, après l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de la Croatie (Foti et autres c. Italie, arrêt du 10 décembre 1982, série A no 56, pp. 18-19, § 53). La procédure est actuellement pendante devant la juridiction d'appel. Elle a donc duré à ce jour quelque cinq ans, dont une période d'environ quatre ans et deux mois relève de l'examen de la Cour.
37.  La Cour rappelle de surcroît que, pour juger du caractère raisonnable ou non du laps de temps concerné, il y a lieu de tenir compte également de l'état où la cause se trouvait au 5 novembre 1997 (voir, parmi d'autres, Styranowski c. Pologne, arrêt du 30 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII). Sur ce point, la Cour observe qu'au moment où la Convention est entrée en vigueur à l'égard de la Croatie, la procédure durait déjà depuis neuf mois.
B.  Critères applicables
38.  La Cour réitère que le caractère raisonnable ou non de la durée de la procédure doit s'apprécier à la lumière des circonstances de la cause et eu égard aux critères qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et des autorités concernées et l'enjeu du litige pour l'intéressé (voir les arrêts récents Humen c. Pologne [GC], no 26614/95, § 60, 15 octobre 1999, et Horvat c. Croatie, no 51585/99, § 52, CEDH 2001-VIII).
C.  Arguments des parties
39.  Le Gouvernement fait valoir qu'une urgence particulière s'attache aux procédures relatives aux affaires familiales. Toutefois, de telles procédures sont délicates eu égard aux relations entre les parties concernées. L'un des principes de la procédure civile veut que les tribunaux jouissent d'une certaine latitude pour apprécier tous les éléments de preuve pertinents et se prononcer sur les faits de la cause. A cet égard, le Gouvernement affirme qu'en l'espèce le tribunal a apprécié les faits en se fondant sur les moyens de preuve présentés par les parties.
40.  Quant au comportement de la requérante, le Gouvernement soutient que celle-ci a contribué à l'allongement de la durée de la procédure car, même si elle a prié le tribunal d'ordonner un examen médical et une analyse de sang dans sa demande initiale, elle n'a sollicité spécifiquement des tests ADN que dix mois après le début de la procédure. De plus, elle n'a soumis de nouveaux éléments qu'en février 2000.
41.  La requérante rejette les arguments du Gouvernement ; elle affirme avoir proposé dans sa demande initiale qu'une analyse de sang soit effectuée et considère que les tests ADN faisaient partie intégrante d'une telle analyse.
42.  Concernant l'attitude des tribunaux, le Gouvernement explique que la juridiction concernée n'a pas pu traiter cette affaire rapidement en raison du comportement du défendeur, qui à plusieurs reprises a ignoré les rendez-vous fixés en vue des tests ADN et a négligé de comparaître lors des audiences.
43.  La requérante affirme qu'il incombait au tribunal de veiller à ce que le défendeur se conformât à ses injonctions. Elle ajoute que la juridiction en question a rendu un jugement par défaut, en méconnaissance des dispositions qui régissent les différends en matière de paternité, ce qui a entraîné un retard dans la procédure et permis au défendeur de demander la récusation du président du tribunal. Huit mois se sont écoulés entre l'adoption du jugement et le jour où celui-ci a été infirmé et où l'affaire a été confiée à un autre juge.
D.  Appréciation de la Cour
44.  La Cour rappelle qu'une diligence spéciale s'impose en matière d'état et de capacité des personnes (Bock c. Allemagne, arrêt du 29 mars 1989, série A no 150, p. 23, § 49). Eu égard à l'enjeu de cette affaire pour la requérante, à savoir son droit de voir établir ou réfuter la paternité du défendeur et donc de mettre un terme à son incertitude quant à l'identité de son géniteur, la Cour estime que l'article 6 § 1 faisait obligation aux autorités internes compétentes d'agir avec une diligence particulière afin de garantir un déroulement rapide de la procédure.
45.  La Cour observe qu'au total, pendant la période à considérer, la procédure a été pendante devant la juridiction de première instance durant quelque quatre ans et en appel environ quatre mois. La juridiction de première instance a programmé quinze audiences, dont six ont été reportées en raison de l'absence du défendeur. Aucune audience n'a été différée du fait du comportement de la requérante. Cette juridiction a fixé six rendez-vous pour des tests ADN et le défendeur ne s'est rendu à aucun d'entre eux. Quant à l'argument du Gouvernement selon lequel la juridiction de première instance n'a pas pu faire avancer la procédure parce que le défendeur ne se pliait pas à ses injonctions de se présenter aux audiences et de se soumettre aux tests ADN, la Cour rappelle qu'il incombe aux Etats contractants d'organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d'obtenir, dans un délai raisonnable, une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil (voir, parmi d'autres, G.H. c. Autriche, no 31266/96, § 20, 3 octobre 2000).
46.  A la lumière des critères énoncés dans sa jurisprudence et eu égard à l'ensemble des circonstances de la cause, la Cour estime que la durée de la procédure litigieuse, qui est toujours pendante, n'a pas répondu à l'exigence du délai raisonnable. Dès lors, elle conclut à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II.  SUR LA violation alléguée de l'article 8 de la COnvention
47.  Par ailleurs, la requérante affirme que son droit au respect de sa vie privée et familiale a été violé du fait que les tribunaux internes se sont montrés incapables de statuer sur son action en recherche de paternité et l'ont donc laissée dans l'incertitude quant à son identité personnelle. Elle invoque l'article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
A.  Applicabilité de l'article 8
48.  Le Gouvernement arguë que la durée de l'action en recherche de paternité n'entre pas dans le cadre de l'article 8 de la Convention. Il estime qu'en l'espèce H.P. n'a pas exprimé la volonté d'établir un quelconque lien familial avec la requérante.
49.  La requérante explique qu'elle a été maintenue dans un état d'incertitude prolongée quant à son identité personnelle en raison de l'inefficacité des juridictions internes. Si le tribunal avait statué rapidement sur sa cause, son lien familial avec son père aurait pu être établi à un stade plus précoce de son existence.
50.  La Cour doit déterminer si le droit que fait valoir la requérante entre dans le cadre de la notion de « respect » de la « vie privée et familiale » contenue à l'article 8 de la Convention.
51.  La Cour a dit à maintes reprises que les procédures ayant trait à la paternité tombent sous l'empire de l'article 8 (voir, par exemple, les arrêts Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, série A no 87, p. 13, § 33, et Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, série A no 290, p. 18, § 45). A cet égard, la Cour a indiqué que la notion de « vie familiale » visée par l'article 8 ne se borne pas aux seules relations fondées sur le mariage mais peut englober d'autres « liens familiaux » de facto lorsqu'une relation a suffisamment de constance (voir, par exemple, Kroon et autres c. Pays-Bas, arrêt du 27 octobre 1994, série A no 297-C, pp. 55-56, § 30).
52.  Le cas d'espèce se distingue des autres affaires de paternité susmentionnées, dans la mesure où aucun lien familial n'a été établi entre la requérante et son père prétendu. La Cour rappelle toutefois que l'article 8, pour sa part, protège non seulement la vie « familiale » mais aussi la vie « privée ».
53.  La Cour estime que la vie privée inclut l'intégrité physique et psychologique d'une personne et englobe quelquefois des aspects de l'identité physique et sociale d'un individu. Le respect de la « vie privée » doit aussi comprendre, dans une certaine mesure, le droit pour l'individu de nouer des relations avec ses semblables (voir, mutatis mutandis, Niemietz c. Allemagne, arrêt du 16 décembre 1992, série A no 251-B, pp. 33-34, § 29).
Il paraît d'ailleurs n'y avoir aucune raison de principe de considérer la notion de « vie privée » comme excluant l'établissement d'un lien juridique entre un enfant né hors mariage et son géniteur.
54.  La Cour a déjà déclaré que le respect de la vie privée exige que chacun puisse établir les détails de son identité d'être humain et que le droit d'un individu à de telles informations est essentiel du fait de leurs incidences sur la formation de la personnalité (Gaskin c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 160, p. 16, § 39).
55.  En l'espèce, la requérante est une enfant née hors mariage qui cherche, par la voie judiciaire, à établir qui est son géniteur. En quête de la vérité biologique, son action en recherche de paternité vise à déterminer ses liens juridiques avec H.P. En conséquence, il existe une relation directe entre l'établissement de la filiation et la vie privée de la requérante.
Il s'ensuit que les faits de la cause tombent sous l'empire de l'article 8 de la Convention.
B.  Observation de l'article 8
56.  La requérante fait valoir non pas que l'Etat doit s'abstenir d'agir, mais qu'il doit s'employer à ce que, dans le cadre de ce différend en matière de paternité, des mesures adéquates soient adoptées pour dissiper de manière effective l'incertitude de l'intéressée quant à son identité personnelle. Ainsi, la requérante se plaint en réalité non pas de l'action mais de l'inaction de l'Etat.
57.  La Cour rappelle que si l'article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l'individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l'Etat de s'abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s'ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent impliquer l'adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (arrêts X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, série A no 91, p. 11, § 23, et Botta c. Italie, 24 février 1998, Recueil 1998-I, p. 422, § 33).
58.  La frontière entre les obligations positives et négatives de l'Etat au titre de l'article 8 ne se prête toutefois pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Pour déterminer si une telle obligation existe, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l'intérêt général et les intérêts de l'individu ; de même, dans les deux hypothèses, l'Etat jouit d'une certaine marge d'appréciation (voir, par exemple, Keegan, arrêt précité, série A no 290, p. 19, § 49, et M.B. c. Royaume-Uni, no 22920/93, décision de la Commission du 6 avril 1994, Décisions et rapports 77-B, p. 116).
59.  La Cour rappelle qu'elle n'a point pour tâche de se substituer aux autorités croates compétentes pour déterminer quelles sont en Croatie les méthodes les plus appropriées pour établir la paternité par la voie judiciaire, mais d'examiner sous l'angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire. La Cour appréciera donc si la Croatie, en traitant l'action en recherche de paternité de la requérante, a agi en méconnaissance de son obligation positive découlant de l'article 8 de la Convention (voir, par exemple, les arrêts Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, série A no 299-A, p. 20, § 55 ; et, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49).
60.  En l'espèce, la seule voie qui s'offre à la requérante pour établir si H.P. est son géniteur est une procédure devant une juridiction civile, puisque l'intéressé nie être son père.
61.  A cet égard, la Cour observe que le droit interne ne prévoit aucune mesure qui permettrait d'obliger H.P. à obtempérer à l'injonction de la juridiction de première instance en acceptant de subir des tests ADN. De même, il n'existe aucune disposition régissant directement les conséquences d'une telle résistance. Toutefois, il est vrai que selon l'article 8 de la loi sur la procédure civile les juridictions se prononcent en matière civile en exerçant leur pouvoir discrétionnaire, après avoir apprécié individuellement et globalement les moyens de preuve présentés. Ainsi, les tribunaux peuvent fort bien prendre leur décision en tenant compte de ce qu'une partie a empêché l'établissement de certains faits.
62.  Après trois ans et demi, période pendant laquelle H.P. ignora six rendez-vous fixés pour des tests ADN, la juridiction de première instance conclut que celui-ci était effectivement le père de la requérante. La juridiction se fonda sur le témoignage de la mère de la fillette et sur le fait que H.P. s'était soustrait aux tests. En revanche, la juridiction d'appel estima que ces éléments étaient insuffisants pour établir la paternité de celui-ci. A cet égard, la Cour observe qu'une disposition procédurale de caractère général qui confère aux tribunaux un pouvoir discrétionnaire dans l'appréciation des preuves n'est pas en soi un moyen suffisant et adéquat pour établir la paternité dans l'hypothèse où le père présumé fait fi d'une décision judiciaire lui enjoignant de passer des tests ADN.
63.  Par ailleurs, la juridiction de première instance n'a pas réussi à résoudre la question de la paternité par l'appréciation d'autres éléments pertinents. Le Gouvernement soutient que cela s'explique par le refus de H.P. de coopérer à la procédure. Toutefois, il apparaît que le tribunal s'est montré incapable de recourir à des moyens procéduraux adéquats pour empêcher H.P. d'entraver la procédure.
64.  Selon la Cour, les personnes qui se trouvent dans la situation de la requérante ont un intérêt vital, défendu par la Convention, à obtenir les informations qui leur sont indispensables pour découvrir la vérité sur un aspect important de leur identité personnelle. D'un autre côté, il faut garder à l'esprit que la nécessité de protéger les tiers peut exclure la possibilité de les contraindre à se soumettre à quelque analyse médicale que ce soit, notamment à des tests ADN.
Les Etats parties à la Convention ont retenu des solutions différentes face au problème qui se pose lorsqu'un père présumé refuse d'obtempérer à la décision d'un tribunal lui enjoignant de subir les tests voulus pour établir les faits. Dans certains Etats, les tribunaux peuvent condamner l'intéressé à une amende ou à une peine d'emprisonnement. Dans d'autres pays, la résistance à une telle injonction peut faire naître une présomption de paternité ou constituer une atteinte à l'autorité de la justice passible de poursuites pénales.
Un système tel que celui de la Croatie, qui ne prévoit pas de moyens de contraindre le père prétendu à se conformer à un ordre du tribunal lui enjoignant de se soumettre à des tests ADN, peut en principe être jugé compatible avec les obligations découlant de l'article 8, eu égard à la marge d'appréciation de l'Etat. La Cour estime toutefois que, dans le cadre d'un tel système, les intérêts de la personne qui cherche à déterminer sa filiation doivent être défendus lorsque la paternité ne peut être établie au moyen de tests ADN. L'absence de toute mesure procédurale de nature à contraindre le père prétendu à se plier à l'injonction d'un tribunal n'est conforme au principe de proportionnalité que si le système en question offre d'autres moyens grâce auxquels une autorité indépendante peut statuer rapidement sur l'action en recherche de paternité. Or aucune procédure de ce type n'était prévue en l'espèce (voir, mutatis mutandis, Gaskin précité, p. 20, § 49).
65.  En outre, pour trancher une action tendant à faire établir la paternité, les tribunaux doivent tenir compte de l'intérêt supérieur de l'enfant. La Cour estime que la procédure existante ne ménage pas un juste équilibre entre le droit de la requérante de voir dissiper sans retard inutile son incertitude quant à son identité personnelle et le droit de son père présumé de ne pas subir de tests ADN ; elle considère que la protection des intérêts en jeu n'est pas proportionnée.
66.  En conséquence, l'inefficacité des tribunaux a maintenu la requérante dans un état d'incertitude prolongée quant à son identité personnelle. Les autorités croates ont donc failli à garantir à l'intéressée le « respect » de sa vie privée auquel elle a droit en vertu de la Convention.
Il s'ensuit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention.
III.  SUR la violation alléguée DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
67.  La requérante affirme également ne pas avoir disposé d'un recours effectif qui lui aurait permis de faire état de la durée excessive de la procédure relative à son affaire. De plus, elle se plaint que l'ordre judiciaire interne ne prévoit aucune mesure permettant de contraindre un défendeur à une action en recherche de paternité à subir des tests ADN sur injonction d'un tribunal. De son point de vue, il y a donc eu violation de l'article 13 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
68.  Le Gouvernement invite la Cour à déclarer cette partie de la requête manifestement mal fondée. Il soutient que la requérante avait la possibilité de former un recours fondé sur l'article 59 § 4 de la loi sur la Cour constitutionnelle. De l'avis du Gouvernement, cette option constituait un recours effectif pour se plaindre de la durée de la procédure dans le cas de la requérante.
69.  La Cour observe que le grief de la requérante tiré de l'article 13 de la Convention est double. Tout d'abord, l'intéressée se plaint de n'avoir disposé d'aucun recours effectif concernant la durée de la procédure.
70.  A cet égard, la Cour relève que dans l'affaire Horvat elle a estimé que l'article 59 § 4 de la loi sur la Cour constitutionnelle ne représentait pas un recours effectif relativement à la durée de procédures civiles (arrêt précité, § 65).
71.  De même, la Cour estime qu'il y a eu en l'espèce violation de l'article 13 de la Convention en ce que la requérante ne dispose d'aucun recours interne lui permettant de faire respecter son droit, tel que garanti par l'article 6 § 1 de la Convention, à ce que sa cause soit « entendue dans un délai raisonnable ».
72.  Dans le cadre de son second grief tiré de l'article 13, la requérante affirme que le droit interne ne prévoit aucune mesure permettant d'assurer la comparution du défendeur devant un tribunal dans le cadre d'une action en recherche de paternité.
73.  La Cour a déjà tenu compte de cet aspect dans l'examen auquel elle s'est livrée sous l'angle de l'article 8 de la Convention. Eu égard à ses conclusions concernant cette disposition (paragraphes 57-66 ci-dessus), elle estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner la même question sur le terrain de l'article 13 de la Convention.
IV.  SUR l'application de l'article 41 DE LA CONVENTION
74.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
75.  La requérante demande 3 000 000 de marks allemands en réparation de la détresse endurée du fait des violations de la Convention.
76.  Le Gouvernement invite la Cour à chiffrer l'éventuelle satisfaction équitable sur la base de sa jurisprudence relative aux affaires civiles où une diligence normale est requise.
77.  La Cour admet que la requérante a subi un dommage de nature morale en raison de la durée de la procédure. De plus, elle a constaté que l'intéressée avait été lésée par les carences de la procédure en question ; or cet aspect est étroitement lié au manquement de l'Etat à ses obligations positives concernant le droit au respect de la vie privée.
78.  La Cour conclut donc que la requérante a subi un dommage moral que le simple constat de violation de la Convention ne suffit pas à compenser. Statuant en équité comme le requiert l'article 41, elle alloue à l'intéressée 7 000 euros.
B.  Frais et dépens
79.  La requérante, qui a perçu une indemnité du Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire dans le cadre de la présente affaire, n'a réclamé aucun remboursement de ses frais et dépens. En conséquence, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de lui accorder un montant à ce titre.
C.  Intérêts moratoires
80.  Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d'intérêt légal applicable en Croatie à la date d'adoption du présent arrêt est de 18 % l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;
3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention en ce qui concerne le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention ;
4.  Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner le grief tiré de l'article 13 de la Convention relativement à l'article 8 de la Convention ;
5.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 7 000 EUR (sept mille euros) pour dommage moral, à convertir en kunas croates au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b)  que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 18 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;
6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 7 février 2002, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Erik Fribergh Christos Rozakis   Greffier Président
ARRÊT MIKULIĆ c. CROATIE
ARRÊT MIKULIĆ c. CROATIE 


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 53176/99
Date de la décision : 07/02/2002
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 6-1 ; Violation de l'art. 8 ; Violation de l'art. 13 quant au grief tiré de l'art. 6-1 ; Non-lieu à examiner l'art. 13 quant au grief tiré de l'art. 8 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire

Analyses

(Art. 13) DROIT A UN RECOURS EFFECTIF, (Art. 6) PROCEDURE CIVILE, (Art. 6-1) DELAI RAISONNABLE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE FAMILIALE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE, OBLIGATIONS POSITIVES


Parties
Demandeurs : MIKULIC
Défendeurs : CROATIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2002-02-07;53176.99 ?

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