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21/03/2002 | CEDH | N°31611/96

CEDH | AFFAIRE NIKULA c. FINLANDE


ANCIENNE QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE NIKULA c. FINLANDE
(Requête no 31611/96)
ARRÊT
STRASBOURG
21 mars 2002
DÉFINITIF
21/06/2002
En l'affaire Nikula c. Finlande,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,    A. Pastor Ridruejo,    L. Caflisch,    I. Cabral Barreto,    V. Butkevych,   Mme N. Vajić,   M. M. Pellonpää, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil

les 20 septembre 2001 et 28 février 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
...

ANCIENNE QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE NIKULA c. FINLANDE
(Requête no 31611/96)
ARRÊT
STRASBOURG
21 mars 2002
DÉFINITIF
21/06/2002
En l'affaire Nikula c. Finlande,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,    A. Pastor Ridruejo,    L. Caflisch,    I. Cabral Barreto,    V. Butkevych,   Mme N. Vajić,   M. M. Pellonpää, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 20 septembre 2001 et 28 février 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 31611/96) dirigée contre la République de Finlande et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Anne Nikula (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 20 mai 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante alléguait une violation de son droit à la liberté d'expression en raison de sa condamnation pour diffamation au motif qu'elle avait critiqué, en sa qualité d'avocate de la défense, les décisions du procureur d'inculper une certaine personne (ce qui avait empêché son client de l'interroger comme témoin) et de ne pas en inculper une autre (qui avait ainsi pu témoigner contre son client).
3.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole). La requête a été attribuée à la quatrième section (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
4.  Par une décision du 30 novembre 2000, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe]. Tant le requérant que le gouvernement finlandais (« le Gouvernement ») ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). En outre, Interights (The International Centre for the Legal Protection of Human Rights), organisation que le président avait autorisée à prendre part à la procédure écrite, a également soumis une tierce intervention (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement). Les parties ont répondu à ces observations (article 61 § 5 du règlement).
5.  Une audience sur le fond s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 20 septembre 2001 (article 59 § 2 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  MM. A. Kosonen, directeur,   ministère des Affaires étrangères,          agent,   A. Välimaa, conseiller juridique,    ministère de la Justice,  conseiller ;
–  pour la requérante  MM. Z. Sundström, avocat au barreau finlandais, docteur en droit,    M. Kauppi, avocat au barreau finlandais, conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Kosonen, M. Sundström et M. Välimaa.
6.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a cependant continué à être examinée par la chambre de l'ancienne quatrième section, telle qu'elle existait avant cette date.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A.  La procédure pénale dirigée contre le client de la requérante
7.  En 1992-1993, la requérante défendit son client I.S. et d'autres personnes dans deux procédures pénales menées devant le tribunal (raastuvanoikeus, rådstuvurätt) de Kokkola. Elle agissait en qualité d'avocate en vertu de la loi de 1973 sur la gratuité de la procédure (laki maksuttomasta oikeudenkäynnistä, lag om fri rättegång 87/1973), avec l'accord du tribunal.
8.  Au cours du procès de 1992, le procureur général, T., demanda qu'il fût temporairement interdit à I.S., au frère de celui-ci, S.S., et à L.O. d'exercer une activité commerciale (liiketoimintakielto, näringsförbud). Cette demande faisait suite à la liquidation de diverses sociétés dont les défendeurs étaient propriétaires ou dans lesquelles ils occupaient des postes de confiance. Lors d'une audience tenue le 4 mars 1992, T. argua notamment que, indépendamment du fait que S.S. avait réellement pris part à l'administration des sociétés, il devait se voir interdire d'exercer des activités commerciales étant donné son appartenance officielle au conseil de direction des sociétés. M.H., le comptable des sociétés, fut entendu comme témoin. Une décision rendue le 9 février 1993 par la Cour suprême (korkein oikeus, högsta domstolen) clôtura cette procédure.
9.  Entre-temps, I.S., S.S., L.O. et M.H. avaient été interrogés comme suspects, M.S. (la femme de S.S.) ayant déposé une plainte où elle alléguait que ces personnes avaient notamment abusé des postes de confiance qu'elles occupaient dans l'une des sociétés. Le 7 décembre 1992, T. décida de ne pas inculper S.S., car il n'avait trouvé aucune preuve de ce que celui-ci eût pris part à l'une quelconque des réunions du conseil de direction de la société au cours desquelles il avait été décidé d'employer des fonds investis par la plaignante à des fins qu'elle désapprouvait, ou de ce que S.S. eût autrement consenti à un tel emploi.
10.  Le 2 février 1993, I.S. fut accusé de complicité d'escroquerie et d'abus de poste de confiance. L.O. fut notamment accusé d'escroquerie qualifiée et d'escroquerie, tandis que M.H. fut accusé d'abus de poste de confiance. Le procureur général, T., avait cité S.S. à comparaître comme témoin, mais la requérante et les autres avocats de la défense s'y opposèrent au nom de leurs clients. La requérante lut devant le tribunal, et remit à celui-ci, un mémoire intitulé « Manipulation et présentation illégale de preuves » (en finlandais « Roolimanipulointi ja kiellonvastainen todistelu ») où elle faisait notamment valoir ce qui suit :
« (...) l'accusation cherche à dissimuler le fait que S.S. (...) était (...) président du conseil de direction de la société en question. (...)
L'abus flagrant commis dans la présentation des preuves doit conduire le tribunal à rejeter ces preuves. (...)
Les dispositions prises par le procureur montrent que, par le biais d'une tactique procédurale, il s'efforce de transformer un coaccusé en témoin afin d'étayer l'inculpation. Afin d'empêcher l'inculpé de soumettre des éléments de preuve sur ces points, le procureur, dans la même affaire, a inventé des chefs d'accusation à l'encontre d'une personne qui remplirait les conditions pour être témoin. (...) Pareil abus de pouvoir délibéré de la part d'un représentant de l'autorité est un phénomène tout à fait inhabituel dans un pays régi par l'état de droit.
En ce qui concerne notamment la tactique procédurale adoptée par le procureur en l'espèce, c'est-à-dire deux cas de manipulation dans une seule et même affaire, je soutiens que la Cour suprême de Norvège a condamné une forme atténuée de manipulation de cette sorte. Ce précédent concernait un comportement illégal comparable à celui adopté par le procureur en l'espèce (...)
En l'occurrence, le procureur s'est livré à des manipulations, méconnaissant ainsi les devoirs de sa charge et mettant en péril la sécurité juridique (...) »
11.  T. ayant nié les allégations ci-dessus et maintenu sa demande, le tribunal rejeta l'objection de la défense et autorisa S.S. à témoigner. Les accusés furent condamnés le 23 février 1993. I.S. et L.O. se virent infliger des peines d'emprisonnement avec sursis et des amendes, M.S. des amendes, et ils furent tous condamnés aux dépens. Ils interjetèrent tous trois appel, I.S. et L.O. faisant notamment valoir que S.S. n'aurait pas dû être entendu comme témoin.
12.  Par un arrêt du 20 décembre 1993, la cour d'appel (hovioikeus, hovrätt) de Vaasa confirma la décision d'entendre S.S. comme témoin mais acquitta I.S. et M.H. sur les chefs d'abus de poste de confiance. Ces accusés furent néanmoins condamnés à verser des dommages-intérêts à la plaignante.
13.  M.H. et T. sollicitèrent l'autorisation de se pourvoir devant la Cour suprême. Invitée à commenter la demande de T., la requérante confirma pour le compte de I.S. que S.S. n'aurait pas dû être entendu à la barre des témoins. Seul M.H. fut autorisé à former un pourvoi. Dans sa décision du 9 mars 1995, la Cour suprême annula l'injonction faite à M.H. de payer des dommages-intérêts.
B.  La procédure en diffamation dirigée contre la requérante
14.  T. rapporta les déclarations prononcées le 2 février 1993 par la requérante à l'avocat général (kanneviskaali, hovrättsfiskalen) près la cour d'appel en vue d'une éventuelle inculpation pour diffamation. Le 27 décembre 1993, l'avocat général en exercice considéra que la requérante était coupable de diffamation, mais décida de ne pas l'inculper de ce chef au motif que l'infraction était mineure. Il motiva sa décision notamment comme suit :
« La diffamation maintenant en cause ne saurait être punie d'une sanction plus sévère qu'une amende.
[La requérante] a formulé les observations (...) précitées afin d'empêcher que [S.S.] ne fût entendu comme témoin. En agissant ainsi, [la requérante] a tenté de défendre les intérêts de son client au cours du procès. (...) [Elle] s'efforçait par là, peut-être en partie en raison de son inexpérience, de situer (...) l'affaire soumise au tribunal dans le prolongement du (...) précédent norvégien et de la manière dont il était traité. Ses observations étaient ainsi libellées en termes assez virulents, qui ont eu pour effet d'offenser T. (...), alors que [la requérante] n'a pas été en mesure d'indiquer comme il se doit les motifs factuels étayant les allégations concernant [T.].
Lors de la même audience (...) le tribunal a considéré que rien ne s'opposait à ce que [S.S.] fût entendu comme témoin. Dans ses motifs, il a relevé qu'il ne ressortait nullement du dossier de l'instruction ou d'autres éléments que le procureur pouvait passer pour avoir délibérément décidé d'accuser certaines personnes plutôt que d'autres dans cette affaire. La (...) cour d'appel n'a pas infirmé [cette] décision du tribunal de Kokkola. Dans ces conditions, l'[infraction commise par la requérante] n'a pas causé à [T.] de dommage particulier (...) »
15.  Usant de son droit d'intenter des poursuites à titre privé, T. engagea néanmoins une procédure pénale contre la requérante auprès de la cour d'appel. Devant celle-ci, la requérante fit valoir qu'en tant qu'avocate de la défense elle devait bénéficier d'une grande liberté d'expression. Selon elle, les procureurs et conseils juridiques étaient tenus de tolérer la critique dans une bien plus grande mesure que les simples particuliers. Ses déclarations s'adressaient exclusivement au tribunal et se bornaient à critiquer la procédure adoptée par T., procureur, dans l'affaire de son client. Le tribunal ayant rejeté l'objection de la requérante, qui s'opposait à ce que S.S. fût entendu comme témoin, les déclarations ne pouvaient être qualifiées de diffamatoires au sens de l'article 2 du chapitre 27 du code pénal (rikoslaki, strafflag).
16.  T. argua que les déclarations prononcées par la requérante devant le tribunal le 2 février 1993 étaient susceptibles de lui valoir du mépris et de l'entraver dans l'exercice de ses tâches professionnelles et dans sa carrière. Il évoqua ses longs états de service en tant que procureur, son poste de confiance à la municipalité et le fait qu'il présidait l'antenne locale d'un parti politique.
17.  Le 22 août 1994, la cour d'appel reconnut la requérante coupable de diffamation publique « simple » (julkinen ei vastoin parempaa tietoa tehty herjaus, offentlig smädelse dock inte emot bättre vetande), c'est-à-dire de diffamation par négligence, à ne pas confondre avec une action diffamatoire publique qui aurait consisté à imputer intentionnellement à T. une infraction en sachant qu'il ne l'avait pas commise (au lieu de faire état de soupçons à cet égard). La requérante se vit infliger une amende de 4 260 marks finlandais (FIM) (716 euros (EUR)). Elle fut également condamnée à payer 3 000 FIM (505 EUR) de dommages-intérêts à T. et 8 000 FIM (1 345 EUR) en remboursement des frais encourus par lui (ces deux sommes étant majorées d'un intérêt de 16 %), ainsi que 300 FIM (50 EUR) en remboursement des frais exposés par l'Etat. Les motifs de la cour d'appel furent entre autres ceux-ci :
« Un avocat a pour obligation de protéger les intérêts de son client dans le respect de la loi et de la déontologie professionnelle. Les exigences relatives aux activités d'un avocat figurent dans des dispositions et règles assez générales. Selon des principes généralement reconnus, un accusé doit bénéficier de toutes les garanties nécessaires à sa défense. De la même manière, un avocat peut exiger que chaque aspect de l'affaire de son client soit traité convenablement par le tribunal. [Le conseil] a le devoir de signaler les erreurs et lacunes qu'il remarque. A cette fin, un avocat est libre de critiquer tout ce qui a trait à l'affaire. Ces critiques doivent cependant être appropriées et fondées sur les faits, et leur motivation doit être examinée attentivement. (...) La manière dont un avocat procède fait également l'objet de limites énoncées dans les dispositions du chapitre 27 du code pénal.
En l'espèce, il est établi que [la requérante] a allégué, dans ses observations écrites précitées, que [T.], en décidant qui serait inculpé en cette affaire, avait commis un abus de pouvoir délibéré et donc manqué aux devoirs de sa charge.
T. était donc accusé d'une faute intentionnelle commise dans l'exercice de ses fonctions, au sens du chapitre 40, article 10, du code pénal. Le comportement [de la requérante] (...) constituerait une infraction pénale si ses déclarations étaient susceptibles de valoir à [T.] du mépris ou de l'entraver dans l'exercice de ses fonctions ou dans sa carrière. A cet égard, la cour d'appel relève que la déclaration en cause a été prononcée par un praticien du droit ayant suivi une formation de juge (varatuomari, vicehäradshövding), et ce lors d'une audience publique devant le tribunal de Kokkola ; elle a ainsi pu tomber dans le domaine public. La mention d'un (...) abus de pouvoir contraire aux devoirs de sa charge a donc pu valoir à [T.] un certain mépris ou l'entraver dans l'exercice de ses fonctions ou dans sa carrière.
[T.] avait décidé de ne pas porter d'accusation contre [S.S.] en l'absence de preuves suffisantes pour l'inculper. La cour d'appel ne relève aucun élément [la] conduisant à penser que cette décision [de T.] ne se fondait pas sur les raisons appropriées invoquées. Dans sa décision prise lors de la même audience (...), le tribunal de Kokkola a jugé que rien ne s'opposait à ce que [S.S.] fût entendu comme témoin. Dans son arrêt du 20 décembre 1993, la (...) cour d'appel n'a pas infirmé la décision du tribunal de Kokkola.
Se fondant sur les chefs d'accusation retenus par [T.] contre [M.H.], le tribunal de Kokkola a condamné [ce dernier] pour abus d'un poste de confiance. Dans son arrêt précité, la cour d'appel (...) a acquitté [M.H.] mais confirmé qu'il devait verser des dommages-intérêts. La cour d'appel ne relève à cet égard aucun élément [la] portant à croire que [T.] avait décidé d'inculper [M.H.] afin d'empêcher sa comparution à la barre des témoins.
[Le comportement imputé à T.] n'a pas été prouvé.
Il n'y a aucune raison de penser que [la requérante] ait agi intentionnellement (...) bien qu'elle ait formulé ses critiques d'une manière diffamant T. Afin de défendre les intérêts de son client, [la requérante] s'est efforcée d'empêcher [S.S.] d'être entendu comme témoin et de présenter des éléments relatifs à la crédibilité de son client. [La requérante] était en principe habilitée à critiquer le procureur et à dire qu'elle soupçonnait celui-ci d'avoir mal agi. Dans l'appréciation de la culpabilité [de la requérante], aucune raison n'a été donnée pour étayer une autre conclusion que celle voulant qu'elle n'ait pas suffisamment pesé les motifs de sa critique. La cour d'appel en conclut que [la requérante] n'a pas agi de mauvaise foi. [Elle] n'a toutefois pas pu manquer de se rendre compte que ses déclarations étaient diffamatoires et susceptibles de valoir du mépris à [T.] ou de l'entraver dans l'exercice des devoirs de sa charge ou dans sa carrière. (...) »
18.  Tant T. que la requérante saisirent la Cour suprême. Le 15 février 1996 (Korkein Oikeus 1996:17), cette juridiction, siégeant en une chambre de cinq juges, la voix du juge Tulenheimo-Takki étant prépondérante, confirma la motivation de la cour d'appel mais annula la condamnation de la requérante, estimant que l'infraction revêtait un caractère mineur. En conséquence, elle supprima l'amende mais confirma l'obligation pour la requérante de verser des dommages-intérêts. Les juges Krook et Vuori se prononcèrent pour la confirmation de l'arrêt de la cour d'appel dans son ensemble, tandis que les juges Lehtimaja et Portin estimèrent que la requérante devait être acquittée et relevée de l'obligation de verser des dommages-intérêts. D'après la procédure relative au vote prévue au chapitre 23, article 4, du code de procédure judiciaire (Oikeudenkäymiskaari, Rättegångs Balk), il fut considéré que les juges qui s'étaient prononcés pour la sanction de la requérante constituaient la majorité et que le plus indulgent des deux points de vue représentés au sein de celle-ci l'emportait. Le juge Lehtimaja, auquel le juge Portin se rallia, suivit le raisonnement ci-dessous :
« Cette affaire porte, d'une part, sur la liberté d'expression de l'avocat défendant un accusé dans une procédure pénale et, d'autre part, sur le seuil à partir duquel la critique des actes officiels d'un procureur constitue une infraction pénale.
Dans un procès équitable, il est naturel que l'avocat de la défense puisse librement critiquer les actes officiels du procureur, si l'intérêt de son client l'exige, sans être menacé de sanction. Il s'agit là d'un principe fondamental des droits de l'homme dans les pays occidentaux régis par l'état de droit. Le (...) principe [est vidé de son sens] si la liberté d'expression de l'avocat de la défense est soumise en pareil cas à des restrictions excessives. Les dispositions juridiques restreignant cette liberté d'expression doivent donc être interprétées de manière étroite. De même, on peut attendre d'un procureur qu'il tolère une critique même virulente à l'égard de ses actes officiels pendant une audience. Cela tient à la nature spécifique des fonctions de procureur.
L'acte imputé [à la requérante]
Sur le fondement du raisonnement de la cour d'appel, j'estime que [la requérante] n'avait aucune intention d'offenser [T.] ni d'agir de mauvaise foi. La question (...) est donc de savoir si [elle] est coupable de diffamation comme la cour d'appel en a jugé.
Dans le procès en cause, [la requérante] a considéré que les intérêts de son client exigeaient que le [témoin à charge] ne puisse témoigner contre son frère. Dans ce but, [la requérante] a déclaré soupçonner [T.] d'avoir commis des (...) manipulations lorsqu'il a procédé à l'inculpation. [La requérante] a notamment jugé nécessaire de souligner que pareils actes étaient à son avis incompatibles avec la loi finlandaise et donc contraires aux (...) devoirs d'un procureur. Comme défenseur de son client, [la requérante] était en droit d'exprimer pareil avis et, en sa qualité de procureur, [T.] était tenu de tolérer ces critiques. En tant que partie à la procédure, [T.] avait l'occasion de répondre aux déclarations de [la requérante] et de rejeter les soupçons exprimés par la partie adverse s'il les estimait dénués de fondement.
En revanche, il n'était pas nécessaire que [la requérante], en sa qualité d'avocat de la défense, donnât son avis sur le point de savoir si [T.] avait pu commettre une infraction dans l'exercice de ses fonctions en agissant de la manière alléguée. (...) A cet égard, je considère que les déclarations de [la requérante] sont déplacées.
Eléments constitutifs de la diffamation
Or [la requérante] a-t-elle commis une diffamation ? Suffit-il, pour répondre aux critères énoncés au chapitre 27, article 2, du code pénal, d'alléguer qu'une personne est « coupable d'une infraction spécifique » dans les conditions qui y sont mentionnées, ou faut-il encore que l'infraction alléguée soit susceptible de valoir à ladite personne « du mépris ou de nuire à sa vie professionnelle ou à sa carrière » ? Le libellé de cette disposition prête à plusieurs interprétations. La cour d'appel l'a comprise de la manière la plus favorable à l'accusée en considérant que le comportement [de celle-ci] ne constituerait une infraction pénale [que] si ses déclarations étaient susceptibles de valoir à [T.] du mépris ou de nuire à sa vie professionnelle ou à sa carrière. Je souscris à cette interprétation.
Considérant la définition large de cette infraction, il n'est pas raisonnable de considérer qu'une quelconque allégation d'infraction suffirait à provoquer (...) les conséquences néfastes mentionnées dans cette disposition. Pour satisfaire à la définition de la diffamation, il faut donc également prouver que (...) l'allégation (...) d'infraction a bien provoqué des conséquences néfastes.
Evaluation du caractère néfaste de l'allégation d'infraction
Chacun sait qu'il entre dans les attributions de l'avocat d'un accusé de critiquer la décision du procureur d'inculper (...). Il s'agit là quasiment d'une règle, notamment lorsque les chefs d'inculpation dirigés contre le client de l'avocat sont niés. Chacun sait également que l'avocat peut utiliser un langage virulent et adopter un point de vue tout à fait subjectif. Les personnes présentes au procès sont donc en général en mesure d'adopter une attitude de prudence envers les critiques que les parties s'adressent l'une à l'autre. Il ne convient pas non plus de prendre toutes les critiques au pied de la lettre mêmes si leurs auteurs ont une formation juridique.
Quant aux manipulations prétendument commises par [T.], [la requérante] n'a pas imputé à [T.] des actes qu'il n'avait pas commis, mais elle a contesté le caractère approprié de [ses] décisions (...). [La requérante] a allégué que le but réel des actes de [T.] ne correspondait pas à l'objectif annoncé. [La requérante] a alors fait savoir qu'elle considérait les actes officiels de [T.] comme illégaux et délibérément préjudiciables à son client. En dépit de leur ton et de leur formulation catégoriques, les déclarations [de la requérante] pouvaient peu ou prou être comprises comme reflétant [ses] propres doutes quant aux raisons ayant poussé [T.] à agir comme il l'a fait.
Conclusion
A la lumière des considérations qui précèdent, je ne pense pas que l'allégation [de la requérante] selon laquelle [T.] aurait commis une faute dans l'exercice de ses fonctions était susceptible de valoir à [celui-ci] du mépris ou de nuire à sa vie professionnelle ou à sa carrière au sens du chapitre 27, article 2, paragraphe 1, du code pénal. C'est pourquoi je ne considère pas qu'il soit prouvé que [la requérante] ait commis une diffamation (...). Dès lors, je casserais l'arrêt de la cour d'appel et rejette les chefs d'inculpation et demandes d'indemnité dirigés contre [la requérante].
Frais
S'agissant des frais de justice, j'estime, en dépit de l'issue de l'affaire, que [la requérante], eu égard au ton déplacé de ses remarques, a donné à [T.] des motifs d'intenter une procédure contre elle. Considérant les faits, je pense cependant (...) que chacune des parties devrait payer ses propres frais. »
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
19.  Conformément au chapitre 27, article 2, du code pénal, dans sa version en vigueur à l'époque des faits, une personne qui alléguait de bonne foi que quelqu'un avait commis une infraction devait être reconnue coupable de diffamation sauf si elle pouvait indiquer des motifs plausibles à l'appui de son allégation.
20.  Le chapitre 24, article 9 § 2, du code pénal, tel qu'amendé par la loi no 531/2000, dispose que, lorsque la critique porte sur le comportement d'une personne dans le cadre de ses activités politiques ou professionnelles, fonction ou poste publics, activités scientifiques, artistiques ou autres activités publiques comparables, et lorsque cette critique ne dépasse manifestement pas les limites acceptables, elle ne sera pas considérée comme diffamatoire au sens du paragraphe 1 dudit article.
21.  Aux termes du chapitre 15, article 10 a, du code de procédure judiciaire, le tribunal peut ordonner qu'un représentant en justice n'ayant pas un comportement convenable cesse de plaider l'affaire devant lui. Le tribunal peut aussi, pour des motifs similaires, annuler la nomination d'un avocat commis en vertu des dispositions sur l'assistance judiciaire (article 14 de la loi sur la gratuité de la procédure).
III.  LE DROIT ET LA PRATIQUE COMPARÉS
A.  Observations d'Interights
22.  Interights a étudié la situation dans un certain nombre d'Etats membres du Conseil de l'Europe (Belgique, Danemark, France, Italie, Pays-Bas, Espagne, Suède et Royaume-Uni) et d'autres Etats (Australie, Canada et Afrique du Sud). Il en ressort que la grande majorité d'entre eux accorde aux avocats une immunité s'agissant des déclarations qu'ils prononcent lorsqu'ils représentent leurs clients devant un tribunal. Bien que la portée et l'application de pareille immunité diffèrent d'un système à l'autre, chacun des Etats en question reconnaît que la faculté pour un avocat de s'exprimer est étroitement liée à l'obligation où il se trouve de défendre son client. L'immunité relative aux déclarations prétendument diffamatoires permet à l'avocat de plaider de la manière la plus efficace possible, en s'appuyant même sur des faits dont il ne peut vérifier la véracité. Aux Pays-Bas, par exemple, les avocats de la défense affirment régulièrement que le procureur a commis un abus de pouvoir. Les allégations pouvant être pertinentes mais entièrement dénuées de fondement sont tout bonnement ignorées.
23.  Pour autant qu'il est permis d'appliquer des restrictions aux déclarations formulées par un avocat devant un tribunal, la plupart des systèmes étudiés par Interights tendent à préférer les mesures disciplinaires aux sanctions pénales. Pour Interights, cela pourrait correspondre à la position adoptée par la Cour dans le cadre de l'article 10, à savoir qu'une sanction pénale relativement légère peut déjà avoir pour effet de décourager des critiques même appropriées et mesurées (voir, par exemple, Thorgeir Thorgeirson c. Islande, arrêt du 25 juin 1992, série A no 239).
24.  Lorsque des sanctions pénales sont en théorie permises, dans la plupart des systèmes étudiés elles sont rarement utilisées, ou alors en général seulement dans des circonstances extrêmes et à condition que l'on puisse prouver qu'il y avait une intention et non pas une simple négligence. Même lorsque les déclarations d'un avocat peuvent en principe faire l'objet de restrictions, on ne recourt d'ordinaire à de telles mesures que lorsque les propos sont non seulement diffamatoires mais aussi totalement dénués de rapport avec la procédure ou les parties.
25.  De plus, presque tous les systèmes étudiés par Interights reconnaissent la différence fondamentale qui existe entre le rôle du procureur, c'est-à-dire l'adversaire de l'accusé, et celui du juge. Cette distinction confère de manière générale une meilleure protection aux déclarations critiques envers le procureur.
26.  Interights conclut que, dans la plupart des Etats étudiés, il serait peu vraisemblable qu'un avocat de la défense fasse l'objet de poursuites pénales pour avoir critiqué la manière dont le procureur a traité une affaire ou déclaré que le procureur a commis un abus de pouvoir. Le recours à une procédure pénale ne serait pas jugé nécessaire en pareil cas.
B.  Principes adoptés par les organisations internationales
27.  Aux termes du paragraphe 20 des principes de base relatifs au rôle du barreau (adoptés en 1990 par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants), les avocats doivent bénéficier « de l'immunité civile et pénale pour toute déclaration pertinente faite de bonne foi dans des plaidoiries écrites ou orales ou lors de leur parution ès qualités devant un tribunal ou une autre autorité juridique ou administrative ».
28.  Dans sa Recommandation (2000) 21, le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe recommande aux gouvernements des Etats membres de prendre ou de renforcer, selon le cas, toutes les mesures qu'ils jugent nécessaires pour mettre en œuvre la liberté d'exercice de la profession d'avocat. Par exemple, « les avocats ne devraient pas subir ou être menacés de subir des sanctions ou faire l'objet de pression d'aucune sorte lorsqu'ils agissent en conformité avec la déontologie de leur profession ». Néanmoins, les avocats devraient « respecter l'autorité judiciaire et exercer leurs fonctions devant les tribunaux en conformité avec la législation et les autres règles nationales et la déontologie de leur profession » (principes I.4 et III.4).
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
29.  La requérante dénonce une violation de son droit à s'exprimer librement en sa qualité d'avocate de la défense au motif qu'elle a été condamnée pour diffamation à l'encontre du procureur T. Elle invoque l'article 10 de la Convention, dont les passages pertinents disposent :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté (...) de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques (...)
2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
A.  Existence d'une ingérence
30.  Les parties à la procédure sont d'accord pour dire que la condamnation de la requérante s'analyse en une ingérence dans l'exercice de son droit à la liberté d'expression. La Cour n'aperçoit aucune raison de conclure autrement.
B.  Justification de l'ingérence
31.  Une ingérence est contraire à l'article 10 sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l'article 10 et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.
1.  « Prévue par la loi »
32.  La requérante conteste la manière dont les tribunaux internes ont interprété le code pénal, en considérant qu'il pouvait aussi s'appliquer aux arguments présentés par un avocat pour défendre son client devant le tribunal appelé à juger celui-ci.
33.  Le Gouvernement fait valoir que la requérante a été condamnée pour diffamation sur le fondement du chapitre 27, article 2, du code pénal, dans sa version en vigueur à l'époque des faits. L'interprétation donnée de cette clause en l'espèce n'était en rien arbitraire, raison pour laquelle l'ingérence était « prévue par la loi ».
34.  La Cour admet que l'ingérence se basait sur une interprétation raisonnable du chapitre 27, article 2, du code pénal, dans sa version en vigueur à l'époque considérée, et était donc « prévue par la loi ».
2.  But légitime
35.  Selon la requérante, l'ingérence ne visait aucun des buts légitimes cités à l'article 10 § 2.
36.  Pour le Gouvernement, l'ingérence visait le but légitime que constitue la protection de la réputation et des droits du procureur T. et tendait à garantir l'autorité du pouvoir judiciaire et de la justice en général.
37.  La Cour relève que, dans son mémoire rédigé en qualité d'avocate de la défense, la requérante a critiqué la décision du procureur T. d'inculper une certaine personne, ce qui a empêché son client d'interroger cette dernière comme témoin. L'intéressée a également désapprouvé la décision du procureur de ne pas inculper une autre personne, qui a donc pu témoigner contre son client. Elle a estimé que ces deux décisions relevaient d'une stratégie d'accusation qu'elle a qualifiée de « manipulation », terme repris d'un précédent norvégien auquel elle s'est référée.
38.  La Cour n'a pas à rechercher si la procédure engagée par T. à titre privé visait le but légitime que constitue la protection du pouvoir judiciaire car elle admet qu'en tout état de cause l'ingérence visait un autre but légitime, à savoir la protection de la réputation et des droits de T.
3.  « Nécessaire dans une société démocratique »
a)  Arguments des parties
39.  La requérante affirme que l'ingérence en cause n'a pas satisfait à l'exigence de « nécessité ». La critique qui lui a valu d'être condamnée pour diffamation était appropriée et fondée sur des faits non contestés. Un avocat qui défend son client doit être libre d'exprimer des déclarations véridiques que la partie adverse n'a pas envie d'entendre. L'article 10 doit se comprendre comme interdisant toute ingérence d'une autorité publique, ainsi que toute menace de pareille ingérence, dans la manière dont est menée la défense d'un accusé.
40.  Le Gouvernement estime que l'ingérence peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique » aux buts précités. Il ne souscrit pas aux conclusions du tiers intervenant, car elles ne se fondent selon lui que sur un petit échantillon de systèmes juridiques, dont certains extra-européens. L'exercice de la liberté d'expression comporte certains devoirs et responsabilités, comme le souligne aussi la Recommandation (2000) 21 adressée aux Etats membres du Conseil de l'Europe. La requérante a prononcé ses déclarations en sa qualité d'avocate de la défense et non dans le but de communiquer de manière générale des informations et des idées. N'étant pas inscrite au barreau, elle n'était pas susceptible de faire l'objet des procédures disciplinaires prévues par cette institution. Ne pas lui appliquer le code pénal lui aurait donc conféré un avantage par rapport aux membres du barreau.
41.  Le Gouvernement fait valoir que les procureurs sont un élément du mécanisme judiciaire au sens large et doivent donc, comme les tribunaux, inspirer confiance. Etant donné le rôle clé que jouent les gens de loi, il est légitime d'attendre d'eux qu'ils contribuent au bon fonctionnement de la justice, et donc au maintien de la confiance du public dans celle-ci. Bien que les limites de la critique admissible soient plus larges à l'égard des fonctionnaires qu'à celui des simples particuliers, les tribunaux internes sont à son avis mieux placés pour établir un équilibre entre les divers intérêts en jeu, dont la dignité de la profession d'homme de loi.
42.  Le Gouvernement rappelle que la requérante a été condamnée pour avoir allégué que T. n'avait pas agi conformément à ses devoirs de procureur, commettant ainsi une faute dans l'exercice de ses fonctions. Or pareille allégation n'était ni nécessaire ni même utile à la défense du client de la requérante. Les avocats des coaccusés s'étaient également opposés à l'audition comme témoin du frère du client de la requérante, mais sans alléguer que le procureur T. avait commis une faute dans l'exercice de ses fonctions et sans qualifier son comportement « d'abus de pouvoir flagrant » ou « délibéré » ni l'accuser d'avoir « inventé des chefs d'accusation », pour ne citer que quelques-unes des déclarations virulentes que la requérante avait préparées avant l'audience, et qui ne pouvaient donc être mises sur le même plan que des paroles prononcées au cours d'un débat animé. Si la requérante était parvenue à prouver la véracité de ses allégations, T. aurait pu être condamné à une peine d'emprisonnement et démis de ses fonctions.
43.  Le Gouvernement concède que la menace d'une action en diffamation, que ce soit sous la forme de poursuites intentées par un fonctionnaire à titre privé ou au nom de la société, est susceptible d'avoir un effet inhibiteur sur la liberté d'expression de l'avocat, qui peut se trouver dissuadé d'exprimer des critiques même appropriées. Dans les circonstances particulières de la cause, toutefois, l'ingérence en question n'était pas disproportionnée au but légitime poursuivi, puisqu'elle a en fin de compte revêtu la forme d'une simple reconnaissance de culpabilité non suivie de sanction pénale. Les juridictions internes n'auraient donc pas outrepassé leur marge d'appréciation.
b)  Appréciation de la Cour
i.  Principes généraux
44.  Lorsqu'elle exerce son contrôle, la Cour doit considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire, y compris en l'espèce la teneur des remarques reprochées à la requérante et le contexte dans lequel celle-ci les a formulées. Elle doit notamment déterminer si l'ingérence en question était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit être convaincue que les autorités nationales ont appliqué des normes respectant les principes énoncés à l'article 10 et qu'elles se sont en outre fondées sur une évaluation acceptable des faits pertinents.
45.  La Cour rappelle que le statut spécifique des avocats les place dans une situation centrale dans l'administration de la justice, comme intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, ce qui explique les normes de conduite imposées en général aux membres du barreau. En outre, l'action des tribunaux, qui sont garants de la justice et dont la mission est fondamentale dans un Etat de droit, a besoin de la confiance du public. Eu égard au rôle clé des avocats dans ce domaine, on peut attendre d'eux qu'ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci (Schöpfer c. Suisse, arrêt du 20 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, pp. 1052-1053, §§ 29-30, et autres références).
46.  De plus, la Cour réaffirme que, outre la substance des idées et informations exprimées, l'article 10 protège aussi leur mode d'expression. Si les avocats ont certes aussi le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, leurs critiques ne sauraient franchir certaines limites. A cet égard, il convient de tenir compte du juste équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu, parmi lesquels figurent le droit du public d'être informé sur les questions qui touchent au fonctionnement du pouvoir judiciaire, les impératifs d'une bonne administration de la justice et la dignité de la profession d'homme de loi. Les autorités nationales jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de la nécessité d'une ingérence en la matière, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur les normes pertinentes et sur les décisions les appliquant (arrêt Schöpfer précité, pp. 1053-1054, § 33). Toutefois, dans le domaine à l'étude en l'espèce, il n'existe pas de circonstances particulières – telles qu'une absence évidente de concordance de vues au sein des Etats membres quant aux principes en cause ou à la nécessité de tenir compte de la diversité des conceptions morales – qui justifieraient d'accorder aux autorités nationales une large marge d'appréciation (voir, par exemple, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), arrêt du 26 avril 1979, série A no 30, pp. 35-37, § 59, qui renvoie à Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24).
ii.  Application des principes précités à l'espèce
47.  Pour en venir aux faits de la cause, la Cour a pour tâche de déterminer, eu égard à l'ensemble des circonstances, si la restriction qui a touché la liberté d'expression de Mme Nikula répondait à un « besoin social impérieux » et était « proportionnée au but légitime visé », et si les motifs avancés par les tribunaux internes pour la justifier étaient « pertinents et suffisants ».
48.  Les limites de la critique admissible peuvent dans certains cas être plus larges pour les fonctionnaires agissant dans l'exercice de leurs pouvoirs que pour les simples particuliers. Cependant, on ne saurait dire que des fonctionnaires s'exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes exactement comme c'est le cas des hommes politiques et devraient dès lors être traités sur un pied d'égalité avec ces derniers lorsqu'il s'agit de critiques de leur comportement. Les fonctionnaires doivent, pour s'acquitter de leurs fonctions, bénéficier de la confiance du public sans être indûment perturbés et il peut dès lors s'avérer nécessaire de les protéger contre des attaques verbales offensantes lorsqu'ils sont en service (Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 33, CEDH 1999-I, et autres références). En l'espèce, les impératifs de cette protection n'ont pas à être mis en balance avec les intérêts de la liberté de la presse ou de la libre discussion de questions d'intérêt général puisque les observations de la requérante n'ont pas été formulées dans un tel contexte.
49.  La Cour n'exclut pas la possibilité que, dans certaines circonstances, une ingérence dans la liberté d'expression d'un avocat au cours d'un procès puisse aussi soulever une question au titre de l'article 6 de la Convention sous l'angle du droit de l'accusé, son client, à bénéficier d'un procès équitable. L'« égalité des armes » et d'autres considérations d'équité militent donc également en faveur d'un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties. La Cour rejette néanmoins l'argument de la requérante selon lequel la liberté d'expression de l'avocat de la défense doit être illimitée.
50.  En l'occurrence, la requérante a été condamnée pour avoir critiqué les décisions prises par un procureur en sa qualité de partie à une procédure pénale au cours de laquelle elle défendait l'un des accusés. La Cour rappelle la distinction qui est établie dans divers Etats contractants entre le rôle du procureur, c'est-à-dire l'adversaire de l'accusé, et celui du juge (paragraphe 25 ci-dessus). De manière générale, cette différence confère une meilleure protection aux déclarations par lesquelles un accusé critique un procureur, par opposition à celles contenant des propos agressifs envers le juge ou le tribunal dans son ensemble.
51.  La requérante a certes accusé le procureur T. de comportement illégal, mais cette critique portait sur la stratégie que T. avait choisie pour mener l'accusation, à savoir les deux décisions prises par lui avant le procès et qui, selon elle, constituaient des « manipulations méconnaissant (...) les devoirs de sa charge ». Même si certains des termes employés étaient déplacés, les critiques de l'intéressée portaient uniquement sur la manière dont T. s'était acquitté de ses fonctions de procureur dans l'affaire dirigée contre le client de l'avocate, et non sur les qualités professionnelles ou autres de T. en général. Dans ce contexte procédural, T. devait tolérer des critiques très larges de la part de la requérante en sa qualité d'avocate de la défense.
52.  La Cour relève en outre que les arguments de la requérante ne sont pas sortis de la salle d'audience ; il ne s'agissait pas de critiques adressées à un juge ou à un procureur parues, par exemple, dans la presse (Schöpfer précité, p. 1054, § 34, et Prince c. Royaume-Uni, no 11456/85, décision de la Commission du 13 mars 1986, Décisions et rapports 46, p. 222). La Cour ne saurait non plus conclure que les critiques formulées par la requérante à l'égard du procureur constituaient une insulte personnelle, étant donné qu'elles revêtaient un caractère procédural (W.R. c. Autriche, no 26602/95, décision de la Commission du 30 juin 1997, non publiée, où l'avocat avait qualifié l'avis d'un juge de « ridicule », et Mahler c. Allemagne, no 29045/95, décision de la Commission du 14 janvier 1998, non publiée, où l'avocat avait affirmé que le procureur avait rédigé l'acte d'accusation « alors qu'il était totalement ivre ».
53.  La Cour réaffirme en outre que, même si la requérante ne pouvait faire l'objet des procédures disciplinaires prévues par le barreau puisqu'elle n'en était pas membre, elle restait toutefois soumise au contrôle et aux instructions du tribunal saisi de l'affaire. Rien n'indique que le procureur T. ait demandé au juge qui présidait le tribunal de réagir aux critiques émanant de la requérante autrement qu'en se prononçant sur l'objection d'ordre procédural élevée par la défense à l'encontre de l'audition du témoin à charge en question. Le tribunal s'est de fait borné à rejeter cette objection, alors que le président aurait pu interrompre la plaidoirie de la requérante et la réprimander sans même que le procureur l'eût demandé. Le tribunal aurait pu aller jusqu'à annuler sa désignation en vertu des dispositions sur l'assistance judiciaire ou lui interdire de plaider au procès. Dans ce contexte, la Cour souligne le devoir qu'ont les tribunaux et le juge qui les préside de diriger la procédure en sorte que les parties se comportent bien et, par-dessus tout, de garantir l'équité du procès, au lieu d'examiner au cours d'un procès ultérieur le caractère approprié des déclarations formulées par une partie dans le prétoire.
54.  Certes, à la suite des poursuites intentées à titre privé par le procureur T., la requérante n'a été condamnée que pour diffamation simple. Il faut également rappeler que la Cour suprême a infirmé sa condamnation parce qu'elle a considéré que l'infraction revêtait un caractère mineur. Même si son amende a été annulée, la requérante est restée soumise à l'obligation de payer des dommages-intérêts. Même dans ce cas, la menace d'un contrôle exercé a posteriori sur les critiques exprimées par l'avocat de la défense à l'égard d'une autre partie à une procédure pénale – ce qu'est le procureur à n'en pas douter – se concilie difficilement avec le devoir de cet avocat, qui consiste à défendre avec zèle les intérêts de ses clients. Il s'ensuit qu'il appartient en premier lieu aux avocats eux-mêmes, sous réserve du contrôle du juge, d'apprécier la pertinence et l'utilité d'un argument présenté en défense sans se laisser influencer par « l'effet dissuasif » que pourraient revêtir une sanction pénale même relativement légère, ou l'obligation de verser des dommages-intérêts en réparation du préjudice causé ou de payer les frais.
55.  Ce n'est donc qu'exceptionnellement qu'une limite touchant la liberté d'expression de l'avocat de la défense – même au moyen d'une sanction pénale légère – peut passer pour nécessaire dans une société démocratique. Tant la décision de l'avocat général en exercice de ne pas inculper la requérante que l'avis de la minorité de la Cour suprême donnent à penser que les autorités nationales étaient elles aussi loin d'être unanimes quant à l'existence de raisons suffisantes de procéder à l'ingérence ici en cause. De l'avis de la Cour, il n'a pas été démontré qu'il y avait de telles raisons ; la restriction qui a entravé la liberté d'expression de Mme Nikula ne répondait donc à aucun « besoin social impérieux ».
56.  Dans ces conditions, la Cour conclut à la violation de l'article 10 de la Convention au motif que l'arrêt de la Cour suprême confirmant qu'il y avait eu infraction de la part de la requérante et ordonnant à celle-ci de verser des dommages-intérêts et de payer les dépens n'était pas proportionné au but légitime poursuivi.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 17 ET 18 DE LA CONVENTION
57.  La requérante n'a pas maintenu son grief tiré des articles 17 et 18 de la Convention après que la requête eut été déclarée recevable, et la Cour juge qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'une ou l'autre de ces dispositions.
III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
58.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
59.  La requérante demande réparation du dommage matériel découlant de l'obligation où elle s'est trouvée de verser à T. 4 464 marks finlandais (FIM) (750,80 euros (EUR)) de dommages-intérêts ainsi que 8 000 FIM (1 345 EUR) en remboursement de ses frais, avec 13 % d'intérêts sur le montant total de 14 480 FIM (2 345 EUR) à compter du 27 février 1996.
60.  Elle réclame en outre 800 000 FIM (134 550 EUR), somme à majorer de 13 % d'intérêts à compter du 15 février 1996, en réparation des désagréments qu'elle a subis et de la perte de ses possibilités d'emploi. L'arrêt rendu par la Cour suprême a été publié et donc porté à la connaissance de la profession ainsi que des clients potentiels de l'intéressée. Les médias et les milieux universitaires ont également consacré à son affaire de très nombreux articles et travaux. En conséquence, la requérante affirme avoir été gênée dans l'exercice de sa profession et pour obtenir son inscription au barreau. Elle aurait aussi été privée de toute chance d'obtenir un poste de fonctionnaire. Elle affirme que sa condamnation pour diffamation lui a causé un préjudice professionnel qui a duré plus de sept ans.
61.  Le Gouvernement considère que, dans le cas où la Cour conclurait à la violation de l'article 10 de la Convention, les sommes réclamées sont excessives. S'il convient de rembourser à la requérante les sommes que l'arrêt de la Cour suprême lui a ordonné de payer, il n'y aurait aucun lien de causalité entre le surplus du dommage matériel allégué et la violation éventuelle de l'article 10.
62.  Si la Cour devait conclure à la violation de cette disposition, le Gouvernement serait également disposé à verser la somme de 30 000 FIM (5 042 EUR) en réparation du dommage moral.
63.  La Cour constate qu'il existe un lien de causalité entre la violation de l'article 10 et l'obligation faite à la requérante de payer 3 000 FIM (505 EUR) en dédommagement du préjudice subi par le procureur T. ainsi que 8 000 FIM (1 345 EUR) au titre des frais encourus par lui. L'intéressée a de surcroît été condamnée à verser 300 FIM (50 EUR) à l'Etat en remboursement de ses frais. Elle n'a pas expliqué les motifs pour lesquels elle réclame une somme supérieure au total à celles citées dans l'arrêt de la cour d'appel du 22 août 1994, tel que confirmé par la Cour suprême (paragraphes 17 et 59 ci-dessus). La Cour lui octroie donc ces derniers montants (1 900 EUR).
64.  Considérant qu'il n'existe pas de lien de causalité entre le surplus du dommage matériel allégué et la violation constatée, la Cour rejette cette partie de la demande.
65.  La Cour admet que la violation du droit de la requérante à la liberté d'expression lui a causé un préjudice moral qui ne saurait être réparé par un simple constat de violation. Statuant en équité, elle lui alloue donc 5 042 EUR à ce titre.
B.  Frais et dépens
66.  La requérante réclame le remboursement des frais encourus par elle dans la procédure interne : 22 000 FIM (3 700 EUR), avec 16 % d'intérêts sur la somme de 15 000 FIM (2 523 EUR) à compter du 22 septembre 1994 et 13 % d'intérêts sur le montant de 7 000 FIM (1 177 EUR) à compter du 15 mars 1996. Elle demande en outre 300 FIM (50,46 EUR) en dédommagement des frais que la cour d'appel lui a enjoint de payer à l'Etat.
67.  La requérante sollicite également le remboursement des frais exposés devant les institutions de la Convention, soit 124 869,42 FIM (21 001,53 EUR), dûment majorés d'intérêts.
68.  Le Gouvernement observe que seul l'un des sept griefs de la requérante a été déclaré recevable et que la réparation qui pourrait être octroyée à l'intéressée au titre des frais et dépens doit être calculée en conséquence. Tout en admettant que la requérante a certainement exposé des frais et dépens tant devant les juridictions nationales que devant les institutions de Strasbourg, il laisse à la Cour le soin d'apprécier si ses prétentions sont suffisamment établies.
69.  La Cour ne peut octroyer une somme à ce titre que si les frais et dépens ont été réellement et nécessairement exposés pour prévenir ou faire corriger la violation de l'article 10 (voir, parmi d'autres, Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, Recueil 1998-VI, p. 2334, § 63), que ce soit devant les institutions de Strasbourg ou les juridictions nationales. Cependant, seules les sommes se rapportant à un grief déclaré recevable peuvent être remboursées (voir, par exemple, Mats Jacobsson c. Suède, arrêt du 28 juin 1990, série A no 180-A, p. 16, § 46).
70.  La Cour a déjà accordé à la requérante une réparation pour les frais qu'elle a dû rembourser à l'Etat, jugeant qu'ils faisaient partie du dommage matériel subi. L'intéressée n'a soumis aucune facture à l'appui du surplus de sa demande s'agissant des frais et dépens exposés devant les juridictions internes et les institutions de la Convention. Pour la procédure interne, elle n'a été assistée d'un avocat que lors de l'audience devant la cour d'appel. A Strasbourg, elle a décidé de se défendre elle-même jusqu'à la décision de la Cour de déclarer recevable son grief tiré de l'article 10 et irrecevables ses six griefs tirés des articles 6 et 13.
71.  Dans ces conditions, et statuant en équité, la Cour octroie à la requérante, pour frais et dépens, la somme de 6 500 EUR plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée.
C.  Intérêts moratoires
72.  Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d'intérêt légal applicable en Finlande à la date d'adoption du présent arrêt est de 11 % l'an. Ce taux d'intérêt est à appliquer à toute somme allouée, à l'exception des dommages-intérêts et frais que la requérante a dû payer à T. (paragraphes 59 et 63 ci-dessus), qu'il convient de majorer de 13 % à compter du 27 février 1996.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Dit, par cinq voix contre deux, qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;
2.  Dit, à l'unanimité, qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle des articles 17 ou 18 de la Convention ;
3.  Dit, par cinq voix contre deux, que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 5 042 EUR (cinq mille quarante-deux euros) pour dommage moral ;
4.  Dit, à l'unanimité, que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
a)  1 900 EUR (mille neuf cents euros) pour dommage matériel ;
b)  6 500 EUR (six mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ;
5.  Dit, à l'unanimité,
a)  que le montant de 1 900 EUR sera à majorer d'un intérêt simple de 13 % l'an à compter du 27 février 1996 ;
b)  que les autres sommes allouées seront à majorer d'un intérêt simple de 11 % l'an à compter de l'expiration du délai de trois mois et jusqu'au versement ;
6.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 21 mars 2002.
Vincent Berger Georg Ress Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente de M. Caflisch et M. Pastor Ridruejo.
G.R.  V.B.
OPINION DISSIDENTE  DE MM. LES JUGES CAFLISCH ET PASTOR RIDRUEJO
(Traduction)
1.  En l'espèce, la requérante est une avocate qui, lors d'une audience publique devant un tribunal finlandais où elle défendait un client, accusa le procureur T. d'« abus flagrant commis dans la présentation des preuves », d'avoir utilisé une tactique procédurale pour « transformer un coaccusé en témoin afin d'étayer l'accusation », d'avoir « inventé des chefs d'accusation » et commis un « abus de pouvoir délibéré » et des « manipulations », en « méconnaissant ainsi les devoirs de sa charge et mettant en péril la sécurité juridique » (paragraphe 10 de l'arrêt). Cela revenait à accuser le procureur T. de faute professionnelle, voire de malhonnêteté. Or, au terme d'un long parcours devant les juridictions internes, la principale sanction – une amende – a été annulée, et la requérante n'a été condamnée qu'à payer des dommages-intérêts au procureur et à lui rembourser ses frais.
2.  La majorité de la Cour conclut que la Finlande a violé l'article 10 de la Convention, faisant notamment remarquer que la marge d'appréciation de l'Etat dans les questions relevant de cette disposition est étroite, ainsi que dans les affaires mettant en cause le comportement de l'avocat devant le tribunal (paragraphe 46 de l'arrêt), et qu'il appartient en premier lieu aux avocats eux-mêmes de décider ce qu'il convient de dire, afin de ne pas les inhiber en brandissant la menace de sanctions éventuelles (paragraphes 54-55 de l'arrêt).
3.  L'article 10 de la Convention protège la liberté d'expression. Il précise en son paragraphe 2 que l'exercice de cette liberté comporte des devoirs et des responsabilités et peut être soumis à certaines limites qui doivent être prévues par la loi et « nécessaires dans une société démocratique » pour remplir certains objectifs – par exemple, pour « la protection de la réputation ou des droits d'autrui » ou pour « garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire » – auxquels les avocats de la défense sont censés contribuer (Schöpfer c. Suisse, arrêt du 20 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, pp. 1052-1053, § 29). En d'autres termes, il est possible d'appliquer des restrictions à l'exercice par un avocat de sa liberté d'expression à l'intérieur et à l'extérieur d'un tribunal, mais ces restrictions doivent être proportionnées et appropriées à l'objectif qu'elles visent, c'est-à-dire la protection des droits d'autrui et du pouvoir judiciaire – ce dernier englobant la dignité de la procédure judiciaire – sans porter atteinte à la liberté garantie par l'article 10.
4.  Pour en venir à l'affaire à l'étude, il y a donc lieu de peser, d'une part, les intérêts protégés par les mesures dénoncées et, d'autre part, ceux de la requérante. 
5.  Les accusations portées par la requérante en plein prétoire revêtaient à l'évidence une certaine gravité. Elles revenaient à affirmer non seulement que le procureur T. avait mal agi – ce qui, en soi, était légitime – mais aussi qu'il avait commis un abus de pouvoir et agi de façon malhonnête. C'est là une des pires choses à dire d'un fonctionnaire, qu'il soit ou non magistrat. Non seulement ces propos signifient que le magistrat n'est pas apte à s'acquitter de ses fonctions ni même, peut-être, d'autres fonctions, mais ils portent également atteinte à la réputation du pouvoir judiciaire. En d'autres termes, les intérêts protégés par la mesure étaient d'une importance considérable.
6.  Il est cependant tout aussi évident qu'un avocat doit jouir d'une très grande latitude pour critiquer les stratégies suivies par l'accusation et élaborer les siennes. Toutefois, cette latitude ne doit pas s'entendre comme autorisant toutes les attaques personnelles qui mettent en cause la probité d'un procureur ou autre fonctionnaire. Les critiques de la requérante paraissent beaucoup plus extrêmes que celles dont il était question dans l'affaire Schöpfer précitée, où la Cour a conclu à la non-violation, constat qui ne saurait s'expliquer par le simple fait que les attaques ont été proférées en public et non, comme en l'espèce, lors d'une audience publique (paragraphe 52 de l'arrêt). Elles étaient certainement préjudiciables à l'individu concerné ainsi qu'à la dignité de la procédure judiciaire.
7.  Les deux séries d'intérêts cités doivent maintenant être comparées avec les mesures attaquées qui, au fil de la procédure judiciaire interne, se sont réduites au simple paiement de dommages-intérêts et de frais (paragraphe 18 de l'arrêt). Aucune mention n'a été portée au casier judiciaire. On ne peut donc guère faire valoir que la décision attaquée était de nature à compromettre la carrière ultérieure de la requérante.
8.  On peut approuver ou non l'issue de la procédure interne, mais la mesure prise, telle qu'elle ressort en fin de compte de la décision de la Cour suprême finlandaise, nous semble justifiée lorsque l'on met en balance les intérêts du procureur T. et du pouvoir judiciaire avec ceux de la requérante, considérant notamment que celle-ci aurait pu faire valoir les mêmes arguments pour défendre son client sans recourir à des propos exagérés.
9.  C'est pourquoi nous concluons que, dans l'affaire à l'étude, il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les intérêts en jeu et les mesures prises. Dès lors, il n'y a pas eu selon nous violation de l'article 10 de la Convention.
ARRÊT NIKULA c. FINLANDE
ARRÊT NIKULA c. FINLANDE 
ARRÊT NIKULA c. FINLANDE – OPINION DISSIDENTE 
DE MM. LES JUGES CAFLISCH ET PASTOR RIDRUEJO


Synthèse
Formation : Cour (quatrième section)
Numéro d'arrêt : 31611/96
Date de la décision : 21/03/2002
Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 10 ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PREVUE PAR LA LOI, (Art. 10-2) PROTECTION DE LA REPUTATION D'AUTRUI


Parties
Demandeurs : NIKULA
Défendeurs : FINLANDE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2002-03-21;31611.96 ?

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