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04/06/2002 | CEDH | N°34462/97

CEDH | AFFAIRE WESSELS-BERGERVOET c. PAYS-BAS


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE WESSELS-BERGERVOET c. PAYS-BAS
(Requête no 34462/97)
ARRÊT
STRASBOURG
4 juin 2002
DÉFINITIF
04/09/2002
En l'affaire Wessels-Bergervoet c. Pays-Bas,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,    Gaukur Jörundsson,    L. Loucaides,    K. Jungwiert,    V. Butkevych,   Mme W. Thomassen,   M. M. Ugrekhelidze, juges,  et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,
Après en avoir délib

éré en chambre du conseil le 14 mai 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE WESSELS-BERGERVOET c. PAYS-BAS
(Requête no 34462/97)
ARRÊT
STRASBOURG
4 juin 2002
DÉFINITIF
04/09/2002
En l'affaire Wessels-Bergervoet c. Pays-Bas,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,    Gaukur Jörundsson,    L. Loucaides,    K. Jungwiert,    V. Butkevych,   Mme W. Thomassen,   M. M. Ugrekhelidze, juges,  et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mai 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 34462/97) dirigée contre le Royaume des Pays-Bas et dont une ressortissante néerlandaise, Mme Rika E.W. Wessels-Bergervoet (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 11 octobre 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante, qui s'est vu accorder le bénéfice de l'assistance judiciaire, a été représentée devant la Cour par Me H. Mollema-de Jong, avocate inscrite au barreau d'Amersfoort. Le gouvernement néerlandais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme J. Schukking, du ministère néerlandais des Affaires étrangères.
3.  Dans sa requête, Mme Wessels-Bergervoet alléguait en particulier que la réduction appliquée à sa pension générale de vieillesse était le résultat d'un traitement discriminatoire entre hommes mariés et femmes mariées contraire à l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit instrument).
5.  Elle a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour ; ci-après « le règlement »). Au sein de ladite section a alors été constituée la chambre chargée d'en connaître (articles 27 § 1 de la Convention et 26 § 1 du règlement).
6.  Le 1er décembre 1998, la chambre a décidé d'ajourner son examen du grief tiré de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1 et déclaré la requête irrecevable pour le surplus [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe].
7.  Le 3 octobre 2000, elle a retenu le grief tiré de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 11.
8.  Seule la requérante a déposé des observations sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
9.  A la suite de la restructuration générale des sections de la Cour entrée en vigueur le 1er novembre 2001 (article 25 § 1 du règlement), la requête a été confiée à la deuxième section telle que remaniée (article 52 § 1).
10.  Après avoir consulté les parties, la chambre a décidé qu'il ne s'imposait pas de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire (article 59 § 2 in fine du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
11.  La requérante et son mari vivent depuis toujours aux Pays-Bas. Par une décision du 7 août 1984, le mari se vit accorder, en vertu de la loi générale sur les pensions de vieillesse (Algemene Ouderdomswet ; ci-après « AOW »), une pension de vieillesse pour personne mariée prenant effet au 1er août 1984. Or, en application de ce qui était alors l'article 10 de l'AOW, sa pension fut réduite de 38 % au motif que, pendant neuf périodes entre le 1er février 1957 et le 1er août 1977, au cours desquelles il avait travaillé en Allemagne, où il bénéficiait d'une assurance vieillesse au titre de la législation allemande en matière de sécurité sociale, ni la requérante ni lui-même n'avaient été couverts par le régime AOW. Les intéressés ne contestèrent pas la décision.
12.  Lorsque la requérante atteignit l'âge de soixante-cinq ans, en 1989, la Banque d'assurance sociale (Sociale Verzekeringsbank), par une décision du 14 février 1989 prise sur le fondement de l'AOW, lui accorda une pension de vieillesse prenant effet au 1er mars 1989. Pour les mêmes motifs que ceux retenus pour réduire la pension de son mari, on lui amputa sa pension de 38 %. La requérante saisit alors la commission de recours (Raad van Beroep) d'Arnhem, soutenant que cette réduction de sa pension de vieillesse était constitutive d'un traitement discriminatoire.
13.  Dans sa décision du 10 janvier 1990, la commission de recours releva qu'en vertu des articles 7 et 9 de l'AOW une personne mariée – telle la requérante – qui avait été assurée au titre de ladite loi et qui avait atteint l'âge de soixante-cinq ans avait droit à une pension de vieillesse s'élevant à 50 % du salaire mensuel net minimum.
14.  Toutefois, en vertu de l'article 13 de l'AOW, ledit montant pouvait être réduit de 2 % pour chaque année pleine de non-couverture de la personne concernée entre l'âge de quinze ans et celui de soixante-cinq ans. La commission de recours nota par ailleurs qu'en application de l'article 6 § 1 de la loi les assurés étaient des personnes qui avaient entre quinze et soixante-cinq ans et qui étaient soit des résidents néerlandais soit, dans le cas contraire, des personnes assujetties à l'impôt sur les salaires (loonbelasting) pour une activité exercée aux Pays-Bas en exécution d'un contrat de travail. En vertu de l'actuel paragraphe 2 de l'article 6 de la loi, il était possible, par la voie d'une mesure générale d'administration (Algemene Maatregel van Bestuur), d'étendre ou de limiter, par dérogation à la règle générale contenue à l'article 6 § 1 de l'AOW, le cercle des personnes assurées.
15.  La commission de recours rappela la jurisprudence de la Commission centrale de recours (Centrale Raad van Beroep) d'après laquelle la question de savoir si une personne était ou non assurée au titre de l'AOW devait être tranchée sur la base des règles en vigueur à l'époque pertinente.
16.  Elle releva en outre qu'en vertu de cinq arrêtés royaux consécutifs portant extension et limitation du cercle des assurés (Koninklijke Besluiten Uitbreiding en Beperking van de kring der verzekerden), édictés en application de l'article 6 § 1 de l'AOW et en vigueur depuis le 1er avril 1985, les personnes qui résidaient aux Pays-Bas mais travaillaient à l'étranger en vertu d'un contrat de travail et qui pour leur activité professionnelle bénéficiaient d'une législation sociale étrangère n'étaient pas couvertes par le régime AOW. Cette limitation s'appliquait également à l'épouse d'une personne qui, sur la base desdits arrêtés royaux, n'était pas affiliée au régime AOW.
17.  La commission de recours releva qu'il n'était pas contesté que le mari de la requérante eût travaillé en Allemagne pendant les périodes évoquées ci-dessus et que durant ces périodes, conformément au règlement no 3 du Conseil des Ministres des Communautés européennes (jusqu'au 1er octobre 1972) et au règlement 1408/71 subséquent du même organe, il avait été assujetti à la législation allemande de sécurité sociale.
18.  Elle releva que dans ces conditions la Banque d'assurance sociale avait à bon droit conclu que la requérante n'avait pas été couverte par le régime AOW pendant la période où son mari avait travaillé en Allemagne.
19.  Quant au point de savoir si cette situation était compatible avec le principe d'égalité, et en particulier avec l'interdiction de discriminer entre hommes et femmes, la commission de recours nota en revanche qu'il y avait dans les arrêtés royaux en cause une disposition qui faisait dépendre la possibilité pour les femmes mariées d'être couvertes par le régime AOW de la question de savoir si leurs maris étaient ou non assurés au titre de l'AOW, tandis que les arrêtés ne comportaient pas de disposition analogue pour les hommes mariés.
20.  La commission de recours examina la situation de la requérante à la lumière de l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). Rappelant la jurisprudence de la Commission centrale de recours d'après laquelle la disposition en cause était, depuis le 23 décembre 1984, directement applicable dans l'ordre juridique néerlandais, y compris en matière de sécurité sociale, elle estima que cela impliquait que des droits pouvaient être dérivés directement de cette disposition dans la mesure où une application faite après le 23 décembre 1984 de règles législatives créait, sans justification objective et raisonnable, une différence de traitement entre hommes et femmes qui conduisait à un résultat plus désavantageux que celui auquel on aurait abouti en l'absence de pareille différence. Elle considéra que la requérante se trouvait dans cette situation dès lors qu'elle s'était vu accorder le 1er mars 1989 une pension de vieillesse qui avait été amputée de 38 % en application de règles qui opéraient une distinction injustifiée entre hommes et femmes mariés.
21.  La commission de recours releva qu'à compter du 1er avril 1985 le principe d'égalité de traitement entre hommes et femmes avait été incorporé dans l'AOW et que cela avait débouché sur l'introduction d'un système dans lequel le droit à percevoir des allocations au taux plein n'était rendu tributaire que de la question de savoir si, oui ou non, la personne concernée comptait personnellement les années d'assurance requises par ladite loi. Elle conclut dès lors qu'il ne pouvait être reproché aux femmes mariées qui, comme la requérante, remplissaient parfaitement les conditions d'assurance prévues par l'AOW, de n'avoir, pour des raisons liées uniquement à leur statut marital, pas été assurées pendant une certaine période.
22.  En conséquence, la commission de recours annula la décision du 14 février 1989 pour autant que la pension de la requérante avait été réduite de 38 %, la confirma pour le surplus et déclara que la requérante avait droit à une pension intégrale au titre de l'AOW. Le conseil d'administration de la Banque d'assurance sociale interjeta appel devant la Commission centrale de recours.
23.  Dans sa décision du 26 novembre 1993, rendue après qu'une audience eut été organisée le 15 octobre 1993, la Commission centrale de recours annula la décision du 10 janvier 1990 et rejeta le recours de la requérante pour défaut de fondement.
24.  Elle releva d'emblée qu'aucune des parties ne contestait que la requérante n'appartenait pas au groupe de personnes défini à l'article 2 de la directive 79/7/CEE relative à la mise en œuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale. Elle jugea ce fait établi et estima que la question de la réduction de la pension de la requérante ne pouvait être examinée à la lumière de l'interdiction de discrimination consacrée à l'article 4 § 1 de ladite directive.
25.  Quant au point de savoir si la réduction de la pension de la requérante était compatible avec l'article 26 du PIDCP, la Commission centrale de recours estima que cette disposition pouvait être directement invoquée, y compris en matière de sécurité sociale, depuis le 23 décembre 1984. Elle rappela par ailleurs la jurisprudence en vertu de laquelle cela impliquait que les Etats parties au PIDCP étaient tenus de veiller à ce que leur législation sociale fût exempte de toute forme de discrimination prohibée par ladite clause. Elle considéra par contre qu'une différence de traitement n'était pas contraire à la disposition en cause si elle se fondait sur des motifs objectifs et raisonnables.
26.  A la lumière de ces considérations, la Commission centrale de recours jugea que l'article 26 du PIDCP ne pouvait priver de son effet une règle législative nationale faisant dépendre le niveau des prestations garanties au titre d'un régime d'assurance obligatoire – comme l'AOW – du décompte des périodes d'assurance. Elle considéra qu'il n'en allait pas différemment dans une situation où l'on pouvait établir que le non-accomplissement des périodes d'assurance pour la période antérieure au 23 décembre 1984 se fondait sur une règle interne qui établissait une distinction de traitement fondée sur le sexe, dès lors que cette règle s'était appliquée à une époque où l'article 26 du PIDCP n'était pas encore directement applicable et ne pouvait donc priver la règle interne de son effet.
27.  Le pourvoi formé ultérieurement par la requérante devant la Cour de cassation (Hoge Raad) fut rejeté le 29 mai 1996. Quant à l'argument de l'intéressée selon lequel la Commission centrale de recours avait omis d'examiner s'il y avait ou non une justification objective et raisonnable à la différence de traitement litigieuse, la Cour de cassation jugea que ledit organe avait à bon droit estimé que s'agissant des périodes où elle n'avait pas été couverte par le régime AOW la requérante ne pouvait se prévaloir de l'article 26 du PIDCP puisque les périodes en question étaient antérieures à l'entrée en vigueur de cet instrument international.
28.  Dans la mesure où la requérante alléguait que la Commission centrale de recours avait injustement omis de priver la règle discriminatoire litigieuse de son effet en se fondant sur son incompatibilité avec l'interdiction de discrimination contenue à l'article 1 de la Constitution (Grondwet), la Cour de cassation constata que les périodes pendant lesquelles la requérante n'avait pas été couverte par le régime AOW étaient antérieures à l'entrée en vigueur de l'article 1 de la Constitution.
29.  Pour autant que la requérante invoquait des principes généraux du droit (algemene rechtsbeginselen), et en particulier le principe d'égalité, la Cour de cassation releva que d'après l'exposé des motifs (Nota van Toelichting) accompagnant le premier arrêté royal (du 20 décembre 1956) portant extension et limitation du cercle des assurés, l'exclusion litigieuse visait à prévenir un cumul non souhaitable de prestations. Selon ledit exposé des motifs, la pension constituée par l'homme à l'étranger était également censée bénéficier à son épouse.
30.  La Cour de cassation jugea qu'eu égard aux attitudes sociales qui prévalaient à l'époque pertinente, à savoir pendant les périodes au cours desquelles la requérante n'avait pas été couverte par le régime AOW, le gouvernement d'alors avait pu se fonder sur l'idée que dans la quasi-totalité des cas c'était l'homme qui assurait la subsistance du ménage et ainsi se limiter à exclure les femmes mariées au motif qu'il eût été superflu d'insérer une disposition distincte pour les cas où c'était la femme qui assurait la subsistance du ménage. Elle conclut donc qu'il y avait une justification objective et raisonnable à la différence de traitement fondée sur le sexe qui se trouvait à l'origine de l'exclusion incriminée.
31.  La Cour de cassation rejeta en outre l'argument de la requérante fondé sur le principe d'égalité consacré par l'article 4 § 1 de la directive 79/7/CEE relative à la mise en œuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, au motif que l'intéressée échappait au domaine d'application de l'article 2 de ladite directive, qui définissait le cercle des personnes auxquelles la directive s'appliquait.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
32.  L'AOW a mis en place un régime général de pension de vieillesse pour les personnes ayant atteint l'âge de soixante-cinq ans. En vertu de ce régime, toutes les personnes âgées de plus de quinze ans et de moins de soixante-cinq ans qui résident aux Pays-Bas sont assurées. Les cotisations sont versées par l'ensemble des personnes qui ont une activité professionnelle rémunérée aux Pays-Bas.
33.  Le droit aux prestations prévues par l'AOW ne dépend pas du niveau des cotisations versées puisqu'aussi bien, et contrairement à un régime de sécurité sociale fondé sur l'emploi (werknemersverzekering), il s'agit d'un régime général de sécurité sociale (volksverzekering). Le taux des prestations est toutefois lié au laps de temps pendant lequel une personne a été couverte par le régime AOW. En vertu de l'article 13 (article 10 avant le 1er avril 1985) de l'AOW, une pension prévue par le régime en question est réduite de 2 % par année de non-couverture par l'AOW, pour cause, par exemple, de résidence à l'étranger, d'une personne âgée de quinze à soixante-cinq ans. Une personne ayant été assurée au titre de l'AOW pendant cinquante ans a droit à une pension de vieillesse au taux plein.
34.  Le 19 décembre 1978, le Conseil des Communautés européennes adopta la directive 79/7/CEE relative à la mise en œuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, laissant aux Etats membres un délai de six ans courant jusqu'au 23 décembre 1984 pour apporter à leur législation tous amendements pouvant s'avérer nécessaires pour la mettre en conformité avec la directive.
35.  Jusqu'au 1er avril 1985, un homme marié avait droit à une pension AOW pour couple marié égale à 100 % du salaire minimum en vigueur aux Pays-Bas. Les personnes non mariées de chaque sexe avaient droit à une pension égale à 70 % du salaire minimum. Une femme mariée n'avait pas droit en tant que telle à une pension AOW. En vertu de l'arrêté royal portant extension et limitation du cercle des assurés tel qu'amendé à plusieurs reprises, une femme mariée résidant aux Pays-Bas et dont le mari travaillait à l'étranger et était couvert par un régime de sécurité sociale dans le pays où il exerçait son activité professionnelle n'était pas couverte par le régime AOW.
36.  A compter du 1er avril 1985, les femmes mariées eurent droit en tant que telles à une pension AOW, chaque épouse se voyant attribuer un droit à une pension AOW égale à 50 % du salaire minimum. La situation des personnes non mariées demeura inchangée. Du fait de cette modification, les femmes mariées ne sont plus exclues de la couverture AOW pendant les périodes au cours desquelles leurs maris travaillent à l'étranger pourvu qu'elles-mêmes aient gardé leur résidence aux Pays-Bas ou aient cotisé sur la base d'une activité rémunérée aux Pays-Bas.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
37.  La requérante considère que la réduction de ses droits à pension au titre de l'AOW s'analyse en une discrimination fondée sur le sexe interdite par l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1, dans la mesure où, à l'époque pertinente, une femme mariée n'était couverte par le régime AOW que lorsque son mari était lui aussi couvert par ce régime, alors qu'il n'y avait pas de règle analogue pour les hommes mariés.
38.  L'article 14 de la Convention est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
L'article 1 du Protocole no 1 énonce :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A.  Applicabilité de l'article 14 de la Convention
39.  Le Gouvernement soutient que la procédure en cause ne portait pas sur un droit garanti par l'article 1 du Protocole no 1 et qu'en conséquence elle échappe au champ d'application de l'article 14 de la Convention. Invoquant notamment l'arrêt Gaygusuz c. Autriche du 16 septembre 1996 (Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, p. 1129), il plaide que les prestations prévues par les régimes de sécurité sociale fondés sur le principe de la solidarité sociale ne peuvent être considérées comme des « biens » au sens de l'article 1 du Protocole no 1, dès lors qu'à la différence des systèmes en vertu desquels le niveau des prestations est fonction des cotisations versées, un système basé sur la solidarité sociale distribue les ressources disponibles de manière égale entre les bénéficiaires.
40.  Le Gouvernement explique qu'en vertu du régime mis en place par l'AOW, l'ensemble des personnes ayant une activité professionnelle salariée aux Pays-Bas versent des cotisations, qui servent à financer les pensions servies aux ayants droit. Les personnes qui ont atteint l'âge de soixante-cinq ans et celles dont les revenus sont faibles ou inexistants ne cotisent pas au régime. Le droit à des prestations AOW ne dépend pas de la question de savoir si des cotisations ont été versées. Aussi le groupe des cotisants diffère-t-il de celui des bénéficiaires. Compte tenu de l'absence de lien entre les cotisations versées et le droit à prestations, le Gouvernement estime qu'une pension AOW ne peut être considérée comme relevant du champ d'application de l'article 1 du Protocole no 1.
41.  La requérante, qui invoque elle aussi les conclusions formulées par la Cour dans son arrêt relatif à l'affaire Gaygusuz, conteste les arguments du Gouvernement quant à l'applicabilité de l'article 1 du Protocole no 1. Elle soutient qu'il n'y avait pas non plus dans ladite affaire de lien entre les cotisations versées et les prestations accordées au titre du régime d'aide d'urgence mis en place par la législation interne. Elle plaide que les créances pécuniaires fondées sur des règles législatives ou des règlements administratifs sont étroitement liées à la sécurité sociale et à la subsistance des personnes et qu'elles pèsent donc du même poids que d'autres droits de propriété et doivent dans ces conditions être considérées comme entrant dans le champ d'application de l'article 1 du Protocole no 1.
42.  La Cour rappelle que l'article 14 de la Convention n'a pas d'existence indépendante puisqu'il vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Cependant, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome. Pour que l'article 14 trouve à s'appliquer, il suffit que les faits du litige tombent sous l'empire de l'une au moins desdites clauses (Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 40, CEDH 2000-IV).
43.  La Cour rappelle aussi que, dans sa décision finale sur la recevabilité adoptée le 3 octobre 2000, elle a considéré que les droits de la requérante à une pension au titre de l'AOW pouvaient être considérés comme des « biens » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 et qu'en conséquence l'article 14 de la Convention trouvait à s'appliquer.
B.  Observation de l'article 14 de la Convention
1.  Thèses défendues devant la Cour
44.  Le Gouvernement soutient qu'il existe une justification objective et raisonnable à la différence de traitement incriminée en l'espèce et que celle-ci relève de la marge d'appréciation des Etats contractants. Sur ce point, il souligne que, dans le contexte des attitudes sociales qui prévalaient à l'époque, le droit d'une femme mariée à une assurance AOW était lié à la situation de son époux, car dans la grande majorité des cas c'était l'époux qui assurait la subsistance du ménage. Pour tenir compte des modifications intervenues dans les attitudes sociales à cet égard, le système AOW fut amendé à compter du 1er avril 1985 en ce sens qu'il donnait désormais aux femmes mariées un droit indépendant à une assurance et à des prestations AOW. Etant donné le caractère progressif de l'évolution des attitudes sociales, il ne serait guère possible d'indiquer avec précision quand a eu lieu, au sein de la société, un changement propre à faire disparaître une justification fondée sur les attitudes sociales. Toutefois, la question de savoir si telle ou telle période était couverte devrait recevoir une réponse basée sur les dispositions qui s'appliquaient à l'époque pertinente. Enfin, plaidant que la perception au taux plein de deux ou plusieurs pensions de sécurité sociale doit être évitée, le Gouvernement fait remarquer que la requérante perçoit une pension d'un pays étranger en sus de sa pension AOW réduite.
45.  La requérante observe que le Gouvernement ne nie pas que les règles AOW qui s'appliquaient à l'époque pertinente étaient discriminatoires à l'encontre des femmes mariées et estime qu'il n'y a pas un rapport de proportionnalité raisonnable entre les moyens utilisés et le but recherché, à savoir le souci d'éviter un cumul non souhaitable de droits à pension. Elle considère que d'autres règles législatives auraient été possibles. Quant au moment précis où les attitudes sociales ont changé, elle soutient que même en 1957 le principe de l'égalité et l'interdiction de la discrimination en résultant constituaient un principe général du droit tant national qu'international. A cet égard, elle invoque l'article 1 de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, aux termes duquel « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. » Elle renvoie de plus, notamment, à l'article 14 de la Convention (1950), à la loi néerlandaise du 14 juin 1956 abolissant l'incapacité juridique des femmes mariées, ainsi qu'à l'article 12 § 4 de la Charte sociale européenne (1961), texte au travers duquel les Etats contractants se sont engagés à assurer une égalité de traitement de leurs propres ressortissants et des ressortissants d'autres Etats contractants en ce qui concerne les droits en matière de sécurité sociale. La requérante estime qu'il n'y a aucune bonne raison de faire subir jusqu'à la fin de leur vie à un petit groupe de femmes n'entrant pas dans le champ d'application de la directive 79/7/CEE les conséquences d'une disposition discriminatoire, qui a entre-temps été abolie.
2.  Appréciation de la Cour
46.  La Cour rappelle qu'il y a violation du droit garanti par l'article 14 de ne pas subir de discrimination dans la jouissance des droits reconnus par la Convention lorsque les Etats imposent sans justification objective et raisonnable un traitement différent à des personnes se trouvant dans des situations analogues (arrêt Thlimmenos précité, § 44).
47.  La Cour note qu'en principe l'ensemble des personnes dont l'âge est compris entre quinze et soixante-cinq ans et qui résident aux Pays-Bas sont couvertes par le régime d'assurance mis en place par l'AOW. Elle relève de surcroît que la requérante vit depuis toujours aux Pays-Bas. La seule raison expliquant que l'intéressée ait été exclue, pour une période totale de dix-neuf ans, de la couverture prévue par l'AOW doit être recherchée dans le fait qu'elle était mariée à un homme qui, travaillant à l'étranger, n'était pas couvert par le régime AOW. Il n'est pas contesté qu'un homme marié dans la même situation que la requérante n'aurait pas été ainsi exclu du régime AOW.
48.  Nul n'ayant prétendu que la requérante ne remplissait pas l'une quelconque des autres conditions légales pour bénéficier des prestations AOW, la Cour conclut que la réduction appliquée à la pension AOW de l'intéressée était fondée exclusivement sur le fait qu'elle était une femme mariée.
49.  Or seules des raisons très fortes pourraient amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une distinction fondée sur le sexe et le statut marital.
50.  Le Gouvernement soutient que le cumul non souhaitable de droits à pension constitue une justification objective et raisonnable pour la différence de traitement opérée par le législateur. La Cour relève toutefois que la législation n'empêchait pas un homme marié dans la même situation que la requérante de cumuler des droits à pension.
51.  A supposer par ailleurs qu'ait quelque fondement l'argument du Gouvernement selon lequel les attitudes sociales à l'époque pertinente étaient différentes en ce que c'était la plupart du temps les hommes qui assuraient la subsistance de leur ménage, justifiant ainsi la différence de traitement en cause, la Cour juge pertinent le fait qu'au 31 août 1954 la Convention et le Premier Protocole additionnel à celle-ci étaient déjà entrés en vigueur aux Pays-Bas.
52.  De surcroît, lorsqu'elle examine le point de savoir si une différence de traitement peut passer pour justifiée, la Cour n'a pas seulement égard à son but et au moment où les dispositions pertinentes ont été adoptées, mais également à ses effets dans l'affaire examinée. En l'espèce, la requérante perçut à compter du 1er mars 1989 une pension de vieillesse qui était de 38 % moins élevée que celle qu'un homme marié dans sa situation aurait touchée. En d'autres termes, l'inégalité de traitement inhérente aux anciennes règles légales se concrétisa en 1989, c'est-à-dire à une époque où, compte tenu des attitudes sociales qui prévalaient alors, le but poursuivi par lesdites dispositions légales ne pouvait plus être maintenu.
53.  A cet égard, la Cour prend également en considération le fait que lorsque les règles légales pertinentes furent modifiées en 1985 pour être mises en conformité avec les critères modernes de l'égalité entre hommes et femmes, aucune mesure ne fut prise pour supprimer l'effet discriminatoire de l'ancienne législation.
54.  Aussi la Cour estime-t-elle, avec la requérante, qui en a été victime, que la différence de traitement entre femmes mariées et hommes mariés relativement au droit aux prestations AOW ne se fondait sur aucune « justification objective et raisonnable ».
55.  En conséquence, il y a eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1.
II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
56.  L'article 41 de la Convention est ainsi libellé :
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
57.  La requérante réclame pour dommage matériel :
i.  31 267,94 euros [68 905,48 florins (NLG)] (EUR), correspondant à la perte de prestations AOW subie entre le 1er mars 1989 et le 1er janvier 2001 du fait de la réduction appliquée ;
ii.  14 347,70 EUR [31 618,18 NLG], représentant les intérêts légaux sur ladite perte de prestations ;
et, dès lors qu'en droit néerlandais la constatation par la Cour d'une violation des droits garantis à la requérante par la Convention ne constitue pas un motif justifiant la suppression de la réduction pratiquée sur les prestations AOW de l'intéressée,
iii.  48 560,16 EUR [107 012,50 NLG], correspondant à la perte de revenu que la requérante subira à l'avenir du fait de la réduction de 38 % appliquée à ses prestations AOW.
58.  Faisant observer que la requérante perçoit également une pension allemande qui doit être prise en compte dans la détermination du dommage matériel devant donner lieu à réparation, le Gouvernement affirme qu'en cas de constat d'une violation il s'attacherait à redresser la situation financière de l'intéressée, conformément aux règles légales et à la politique applicables, et que, par conséquent, la Cour n'a pas à allouer d'indemnité pour dommage matériel.
59.  La requérante demande par ailleurs une somme de 4 537,80 EUR [10 000 NLG] pour dommage moral.
60.  Le Gouvernement soutient que l'intéressée n'a pas précisé la nature du dommage moral qu'elle prétend avoir subi et qu'aucun lien de causalité n'a été établi entre une quelconque violation de la Convention et la somme réclamée.
61.  La requérante sollicite également 8 326,66 EUR [18 349,55 NLG], correspondant aux frais engagés tant dans la procédure interne que dans celle suivie à Strasbourg.
62.  Le Gouvernement considère que seuls les frais raisonnables exposés à l'occasion de la procédure suivie devant les organes de la Convention peuvent donner lieu à remboursement, pour autant qu'ils n'aient pas été pris en charge au titre d'un quelconque régime d'assistance judiciaire.
63.  La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (restitutio in integrum ; arrêts Menteş et autres c. Turquie (article 50), 24 juillet 1998, Recueil 1998-IV, p. 1695, § 24, et Camp et Bourimi c. Pays-Bas, no 28369/95, § 49, CEDH 2000-X) ; que des intérêts peuvent être réclamés à compter des dates auxquelles chaque élément recouvrable du dommage matériel subi est advenu (Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni (satisfaction équitable), nos 31417/96 et 32377/96, § 28, 25 juillet 2000) ; et que, si la Cour constate une violation de la Convention, elle peut allouer au requérant le remboursement non seulement des frais et dépens exposés lors de la procédure suivie à Strasbourg, mais également de ceux engagés devant les juridictions nationales pour obtenir la prévention ou le redressement de la violation (arrêt Hertel c. Suisse du 25 août 1998, Recueil 1998-VI, p. 2334, § 63).
64.  La Cour considère toutefois que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état. En ce qui concerne notamment la demande pour dommage matériel formulée par la requérante, le Gouvernement n'a pas indiqué de manière suffisamment concrète comment il envisage de rétablir la situation financière de l'intéressée en cas de constat d'une violation.
65.  Elle décide en conséquence qu'il est nécessaire de réserver cette question et de fixer la procédure ultérieure en ayant dûment égard à la possibilité d'un accord entre l'Etat défendeur et la requérante (article 75 §§ 1 et 4 du règlement).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1 ;
2.  Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ; en conséquence,
a)  la réserve en entier ;
b)  invite le Gouvernement et la requérante à lui soumettre, dans les trois mois qui viennent, leurs observations écrites sur la question et à lui notifier, en particulier, tout accord auquel ils pourraient parvenir ;
c)  réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le pouvoir de la fixer au besoin.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 4 juin 2002, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Lawrence Early Jean-Paul Costa  Greffier adjoint Président
ARRÊT WESSELS-BERGERVOET c. PAYS-BAS
ARRÊT WESSELS-BERGERVOET c. PAYS-BAS 


Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 14+P1-1 ; Satisfaction équitable réservée

Analyses

(Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 14) JUSTIFICATION OBJECTIVE ET RAISONNABLE


Parties
Demandeurs : WESSELS-BERGERVOET
Défendeurs : PAYS-BAS

Références :

Origine de la décision
Formation : Cour (deuxième section)
Date de la décision : 04/06/2002
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 34462/97
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2002-06-04;34462.97 ?

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