La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

13/06/2002 | CEDH | N°38361/97

CEDH | AFFAIRE ANGUELOVA c. BULGARIE


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE ANGUELOVA c. BULGARIE
(Requête no 38361/97)
ARRÊT
STRASBOURG
13 juin 2002
DÉFINITIF
13/09/2002
En l'affaire Anguelova c. Bulgarie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis, président,    G. Bonello,    P. Lorenzen,   Mmes N. Vajić,    S. Botoucharova,   M. V. Zagrebelsky,   Mme E. Steiner, juges,  et de M. E. Fribergh, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil l

e 23 mai 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve...

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE ANGUELOVA c. BULGARIE
(Requête no 38361/97)
ARRÊT
STRASBOURG
13 juin 2002
DÉFINITIF
13/09/2002
En l'affaire Anguelova c. Bulgarie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis, président,    G. Bonello,    P. Lorenzen,   Mmes N. Vajić,    S. Botoucharova,   M. V. Zagrebelsky,   Mme E. Steiner, juges,  et de M. E. Fribergh, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mai 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 38361/97) dirigée contre la République de Bulgarie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Assia Anguelova (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 20 septembre 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante, qui a été admise au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représentée devant la Cour par Me Y. Grozev, avocat à Sofia. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») est représenté par ses agentes, Mme V. Djidjeva et Mme G. Samaras, du ministère de la Justice.
3.  La requérante allègue que son fils a été maltraité par des policiers et en est mort, que la police n'a pas veillé à ce que des soins médicaux appropriés soient dispensés à celui-ci pour soigner ses blessures, que les autorités n'ont pas mené d'enquête effective, que la détention de son fils était illégale, qu'elle-même n'a pas disposé d'un recours effectif et que son fils a été victime d'une discrimination fondée sur son origine rom (tzigane).
Elle invoque les articles 2, 3, 5, 13 et 14 de la Convention.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
5.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour).
6.  Eu égard à l'ensemble des observations des parties sur la recevabilité et le fond de l'affaire, la chambre, constituée au sein de ladite section conformément à l'article 26 § 1 du règlement, a déclaré la requête recevable par une décision du 6 juin 2000 [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe].
7.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1).
8.  La chambre constituée au sein de cette section a décidé, après consultation des parties, qu'une audience sur le fond n'était pas nécessaire (article 59 § 2 in fine du règlement). Seule la requérante a déposé des observations sur le fond de l'affaire (article 59 § 1).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
9.  La requérante, Mme Assia Anguelova, est une ressortissante bulgare née en 1959 et résidant à Razgrad.
10.  Le 29 janvier 1996, son fils, Anguel Zabtchekov, âgé de dix-sept ans, déjà connu des services de police pour des accusations de vol, décéda après avoir passé plusieurs heures en garde à vue à Razgrad à la suite de son arrestation pour tentative de vol. Les investigations ultérieures conduites par les autorités de poursuite aboutirent à la conclusion que le décès devait avoir été causé par une blessure accidentelle antérieure à l'arrestation de M. Zabtchekov, ce que conteste la requérante.
Celle-ci précise qu'elle-même et son défunt fils appartiennent au groupe ethnique des Roms (Tziganes).
A.  Les témoignages sur les faits et gestes de M. Zabtchekov le 28 janvier 1996
11.  Selon les déclarations de plusieurs témoins, le 28 janvier 1996, M. Zabtchekov consacra une partie de la journée à des travaux de bricolage pour un voisin. Dans la soirée, il resta un moment chez lui puis sortit avec sa sœur, le petit ami de celle-ci et un certain M. M., un autre de ses amis. Il passa alors la majeure partie de la soirée en leur compagnie dans un bar du quartier. Il consomma de l'alcool.
Vers 22 h 30 ou 23 h 30, la sœur de M. Zabtchekov quitta le bar avec son petit ami, y laissant son frère en compagnie de M. M. L'établissement ferma peu après. Selon les déclarations de M. M., M. Zabtchekov et lui partirent ensemble du bar et se séparèrent à la porte, M. M. rentrant chez lui.
Tous les témoins (le propriétaire du bar, la personne pour laquelle M. Zabtchekov avait travaillé ce jour-là, sa sœur et le petit ami de celle-ci ainsi que le père de M. Zabtchekov, qui se trouvait à son domicile lorsque son fils y passa avant de se rendre au bar) s'accordent à dire que l'intéressé était en bonne santé, qu'il n'avait aucune blessure visible sur le corps, qu'il n'avait pas été impliqué dans une querelle ou une bagarre, et qu'il avait consommé de l'alcool.
B.  La poursuite dans la rue Beli Lom et l'arrestation de M. Zabtchekov
12.  Le 29 janvier 1996, vers minuit, une certaine Mme I.A., qui résidait dans un immeuble de la rue Beli Lom à Razgrad, aperçut de son balcon un homme, ultérieurement identifié comme étant M. Zabtchekov, qui tournait autour de voitures garées dans la rue, se penchait dessus et « trafiquait quelque chose ». Mme I.A. téléphona à une voisine, Mme I.M. Les deux femmes hélèrent M. Zabtchekov de leurs balcons, lui demandant ce qu'il faisait. Au même moment, le sergent Moutafov (« C »), un policier qui n'était pas de service ce jour-là, et un jeune homme (« D »), qui habitaient tous deux également dans le même immeuble, arrivèrent dans la rue et furent alertés par leurs voisines.
13.  M. Zabtchekov tenta de s'enfuir, et C se lança à sa poursuite. Il semble que la course-poursuite dura une minute ou deux. Puis D et ses deux voisines virent C apparaître au coin de la rue, tenant M. Zabtchekov et le conduisant à l'entrée de l'immeuble. Les témoins déclarèrent que le sol était enneigé.
14.  C indiqua ultérieurement qu'en essayant de s'enfuir M. Zabtchekov avait trébuché et était tombé mais qu'il s'était relevé rapidement. Cela fut confirmé par Mmes I.A. et I.M., qui observaient la scène de leurs balcons. Elles expliquèrent que M. Zabtchekov était tombé sur un chemin herbeux. Toutefois, D, qui était resté dans la rue et avait également assisté à l'incident, affirma n'avoir vu à aucun moment M. Zabtchekov tomber avant son arrestation. Il réitéra cette déclaration lors d'une confrontation avec les autres témoins.
15.  C fut le seul témoin des événements entre le moment où M. Zabtchekov et lui tournèrent le coin de la rue et le moment où ils réapparurent devant l'immeuble dans la rue Beli Lom. C déclara que M. Zabtchekov avait glissé et était tombé à deux autres reprises. C avait donc pu le rejoindre et, alors que M. Zabtchekov s'était relevé et était en train de courir, il lui avait fait un croc-en-jambe ; M. Zabtchekov était tombé à terre et C avait bondi sur lui. Il l'avait alors ceinturé puis ramené. Lorsqu'on lui demanda de préciser sur quelle partie du corps M. Zabtchekov avait chuté, C répondit qu'il était tombé face contre terre, mais ne put se rappeler si le garçon s'était protégé le visage avec les mains. C déclara également qu'il avait eu des difficultés à courir et à appréhender M. Zabtchekov parce qu'il était blessé à la jambe et que ses lacets étaient défaits.
16.  Le sergent Dimitrov (« G »), l'un des policiers qui se rendirent sur place ultérieurement, fit la déclaration suivante : « Lorsque nous sommes arrivés sur les lieux, [C] nous a dit qu'alors qu'il essayait d'arrêter M. Zabtchekov celui-ci s'était enfui et était tombé à deux ou trois reprises et que sans cela il n'aurait pas pu le rattraper. »
C.  Les événements survenus entre l'arrestation de M. Zabtchekov et l'arrivée de la police
17.  Tous les témoins s'accordèrent à dire qu'alors que C ramenait M. Zabtchekov à l'entrée de l'immeuble, celui-ci avait trébuché et était tombé. Il y a des variantes entre les déclarations quant à savoir précisément comment cela était arrivé. Mme I.M., qui avait observé l'incident de son balcon, déclara que lorsque C et M. Zabtchekov étaient réapparus au coin de l'immeuble, le second avait glissé, était tombé et avait roulé sur lui-même. D affirma quant à lui que M. Zabtchekov avait trébuché et était tombé sur les fesses. C soutint que M. Zabtchekov avait seulement trébuché mais n'était pas tombé parce qu'il l'avait retenu.
18.  C déclara qu'il n'avait pas frappé M. Zabtchekov et qu'il n'avait vu personne le faire. Cela fut confirmé par Mmes I.A. et I.M. Cette dernière, qui était également la propriétaire de l'une des voitures garées dans le parking, précisa qu'elle avait en fait aperçu M. Zabtchekov rouler sur le sol alors que C le ramenait après l'avoir poursuivi, mais déclara qu'elle n'avait vu personne lui donner des coups de pied ou le frapper. D ne mentionna pas s'il avait vu quelqu'un frapper ou non M. Zabtchekov.
19.  C déclara également qu'alors qu'il se trouvait en contact étroit avec M. Zabtchekov après l'avoir appréhendé, il n'avait remarqué ni traces de sang ni égratignures sur son visage. Il ajouta que les cheveux de M. Zabtchekov couvraient en partie son front et qu'il avait le teint basané. D indiqua qu'il n'avait remarqué ni traces de sang ni égratignures sur le visage de M. Zabtchekov. Il précisa que celui-ci sentait l'alcool.
20.  Après avoir appréhendé M. Zabtchekov, C demanda à Mme I.M. d'appeler la police, ce qu'elle fit vers 0 h 20. Elle resta par la suite dans son appartement.
21.  C, D et M. Zabtchekov attendirent devant l'entrée de l'immeuble, apparemment pendant dix ou vingt minutes. Il semble que Mme I.A., qui demeura sur son balcon, ne voyait pas l'entrée.
22.  Les déclarations des témoins contiennent peu de détails quant à savoir s'il y avait eu un échange verbal quelconque entre M. Zabtchekov et tel ou tel d'entre eux avant l'arrivée de la police. Certains des témoins déclarèrent que M. Zabtchekov bredouillait quelque chose d'à peine compréhensible. Selon Mme I.M., qui regardait de son balcon, M. Zabtchekov répéta à plusieurs reprises qu'il était ivre. Mme I.A., Mme I.M. et C déclarèrent qu'alors que M. Zabtchekov était à terre après avoir été rattrapé, C lui dit : « Lève-toi, je ne vais pas te traîner. » D déclara qu'il n'avait entendu personne marmonner ces mots. Aucun des témoins n'indiqua dans sa déposition si C ou D parlèrent avec M. Zabtchekov pendant qu'ils se trouvaient seuls avec lui devant l'entrée de l'immeuble.
23.  Dans la déposition qu'il fit le 29 janvier 1996, C déclara qu'après le départ des policiers avec M. Zabtchekov il avait trouvé une clé à écrous à l'endroit où lui-même, D et M. Zabtchekov avaient attendu l'arrivée de la police. C pensa que cela devait appartenir à M. Zabtchekov car l'outil était de la bonne taille pour démonter une batterie de voiture. C expliqua dans sa déposition qu'il avait gardé la clé et l'avait donnée à l'enquêteur dans la matinée du 29 janvier 1996, lorsqu'il avait été convoqué au commissariat après le décès de M. Zabtchekov. Toutefois, dans une déposition recueillie le 31 janvier 1996, le sergent Atanassov (« H »), qui était de permanence au commissariat où M. Zabtchekov avait été emmené, déclara qu'il avait remarqué la clé sur un bureau à 1 h 30 au plus tard, peu après l'arrivée de M. Zabtchekov au commissariat. Lors d'une confrontation avec d'autres policiers conduite le 26 avril 1996, H se rappela qu'en fait il avait vu la clé à écrous pour la première fois ultérieurement.
D.  L'arrivée de la police dans la rue Beli Lom
24.  Lorsque l'appel téléphonique parvint au commissariat de la ville, une voiture de patrouille avec deux policiers à son bord, les sergents Pentchev (« A ») et Kolev (« B »), fut envoyée à l'adresse en question. A leur arrivée, les policiers virent C et M. Zabtchekov devant l'entrée de l'immeuble. D se tenait également non loin de là.
25.  A reconnut M. Zabtchekov, qu'il avait vu en qualité de suspect dans le cadre de plusieurs enquêtes en cours sur des vols, et s'adressa à lui par son nom. Il lui passa les menottes. A et certains autres policiers affirmèrent ultérieurement qu'à ce moment A avait averti les autres d'être prudents car M. Zabtchekov avait « une maladie du cerveau ».
26.  Une autre voiture de police avec trois policiers à son bord, les sergents Ignatov (« E »), Gueorgiev (« F ») et Dimitrov (« G »), arriva peu après. Les policiers commencèrent alors à fouiller la zone à la recherche d'éléments démontrant que M. Zabtchekov avait tenté de pénétrer par effraction dans certains véhicules. A un moment donné, A conduisit M. Zabtchekov à l'une des voitures qui semblait avoir été forcée et lui demanda s'il avait essayé de voler quelque chose. Selon lui, M. Zabtchekov nia le vol. L'intéressé fut alors attaché à l'aide des menottes à un arbuste, tandis que les policiers continuaient de fouiller la zone. Ayant constaté que les serrures de deux voitures avaient été forcées, les policiers sonnèrent à la porte des propriétaires. L'un d'eux sortit pour constater les dommages causés à son véhicule. Pendant ce temps, M. Zabtchekov était toujours attaché à l'arbuste.
27.  Les policiers en service sont les seuls qui témoignèrent sur les événements survenus entre leur arrivée et leur départ avec M. Zabtchekov. Mme I.A. et D se bornèrent à déclarer que les policiers avaient fouillé la zone. C déclara qu'il était allé prévenir les propriétaires des voitures. Il avait seulement vu qu'à un certain moment M. Zabtchekov se trouvait avec les policiers dans le parking, où ses collègues comparaient les semelles des chaussures de M. Zabtchekov avec des traces visibles dans la neige. Le propriétaire d'une des voitures fut interrogé, mais uniquement à propos des dommages causés à sa voiture, par un policier qui se rendit sur les lieux ultérieurement, vers 11 heures, le 29 janvier 1996.
28.  Certains policiers déclarèrent que, alors qu'ils fouillaient la zone, ils avaient constaté que M. Zabtchekov était allongé ou assis sur le sol. A précisa qu'à ce moment-là il avait libéré M. Zabtchekov de l'arbuste, l'avait conduit sur le siège arrière de la voiture de police et lui avait menotté les deux mains. Tous les policiers présents dans la rue Beli Lom assurèrent n'avoir alors remarqué aucune blessure sur le visage de M. Zabtchekov. Certains d'entre eux déclarèrent qu'il semblait ivre, qu'il bredouillait et qu'il n'était pas très communicatif.
E.  Les événements survenus après l'arrivée de M. Zabtchekov au commissariat
29.  A et B emmenèrent M. Zabtchekov au commissariat vers 0 h 50.
Le sergent de service, H, déclara qu'il avait vu A et B entrer au commissariat en encadrant M. Zabtchekov. Celui-ci avait les mains menottées derrière le dos. A et B le tenaient par le bras et le soutenaient. M. Zabtchekov avait été mis dans le bureau no 1. A déclara qu'à ce moment-là il avait enlevé les menottes au jeune homme.
30.  Aucune ordonnance écrite de placement en détention ne fut émise pour M. Zabtchekov.
31.  Selon les déclarations de A, B et H, M. Zabtchekov demeura dans le bureau no 1 avec B et H, tandis que A allait faire son rapport à l'officier de permanence le plus gradé, le colonel Iordanov (« I »). H indiqua en outre qu'à cet instant il avait remarqué une ecchymose sur l'arcade sourcilière de M. Zabtchekov. A et B ne mentionnèrent aucune blessure. H précisa également que les vêtements de M. Zabtchekov étaient mouillés. Ils remarquèrent tous que M. Zabtchekov était ivre et qu'il bredouillait.
Le colonel I déclara que A l'avait informé que M. Zabtchekov avait été amené au commissariat ; A avait dit que la personne arrêtée avait été identifiée mais qu'elle était trop ivre pour être interrogée. Le colonel I n'avait pas vu M. Zabtchekov avant 4 h 30. Selon les déclarations des sergents, le colonel I ordonna que l'on procurât un siège à M. Zabtchekov dans le couloir pour qu'il dessoûlât. A avait alors dit à H de l'appeler par radio dès que M. Zabtchekov serait capable de communiquer. A un moment non précisé, A et B avaient quitté le commissariat pour retourner en patrouille.
32.  H déclara que M. Zabtchekov s'était endormi peu après, sur une chaise dans le couloir, et qu'il ronflait. Vers 3 heures du matin, H avait remarqué, selon lui, que M. Zabtchekov était endormi allongé sur le sol. H l'avait réveillé et l'avait remis sur la chaise, pensant qu'« il pourrait attraper un rhume ». H déclara en outre que, vers 3 h 50, il était de nouveau allé voir M. Zabtchekov qui était assis sur la chaise, endormi et agité de frissons. H avait décidé de le ramener dans le bureau no 1, où il faisait plus chaud. Il l'avait réveillé et l'avait aidé à entrer dans la pièce. Peu après, M. Zabtchekov avait glissé de la chaise. H avait remarqué qu'il respirait lourdement. H déclara qu'à ce moment-là il avait pris contact avec le sergent Dontchev (« J »), et lui avait demandé d'« appeler le sergent Pentchev [A] ou une ambulance ».
33.  J déclara que conformément au tableau de service il avait dormi au commissariat jusqu'à 2 heures du matin le 29 janvier 1996, heure à laquelle il avait été réveillé pour prendre son service. Il n'avait pas été informé que quelqu'un était en détention. Dans sa déposition, J n'indiqua pas si, entre 2 heures et 3 h 50, il était passé dans le couloir où, selon H, M. Zabtchekov dormait alors sur une chaise. J déclara qu'il avait seulement eu connaissance de la présence de M. Zabtchekov à 3 h 50, lorsque H avait rapporté que le garçon présentait des symptômes donnant à penser que sa santé se détériorait. J l'avait alors vu, avait remarqué des blessures sur son front, et avait appelé A et B par radio.
34.  A peu près au même moment, H ou J alerta le colonel I, l'officier de permanence le plus gradé. I déclara qu'à cet instant, il avait remarqué les blessures sur le visage de M. Zabtchekov.
35.  A et B déclarèrent qu'à 4 h 30 ils avaient été joints par radio et qu'on leur avait dit que la santé de M. Zabtchekov se détériorait rapidement. A leur arrivée au commissariat, les sergents avaient vu M. Zabtchekov allongé par terre, respirant lourdement. B s'était alors rendu à l'hôpital en voiture puis était revenu, suivi par une ambulance ayant à son bord le docteur Mikhaïlov, le pédiatre de garde.
36.  Le docteur Mikhaïlov déclara ultérieurement que, vers 5 heures du matin, l'agent hospitalier chargé de gérer les urgences lui avait demandé de se rendre au commissariat « pour un garçon de quinze ans ». Le docteur Mikhaïlov précisa qu'il avait vu cet agent en conversation avec les policiers. Il souligna également qu'on ne lui avait donné aucune information préalable sur la santé du jeune homme.
37.  Le docteur Mikhaïlov examina M. Zabtchekov au commissariat et recommanda de l'emmener à l'hôpital car son pouls était faible. M. Zabtchekov fut conduit à l'hôpital en ambulance, A et B suivant dans leur voiture de police. A leur arrivée, A et B aidèrent à porter M. Zabtchekov dans le couloir où se trouvait le bureau du médecin de garde. Selon les déclarations de A et B, lorsque M. Zabtchekov fut examiné quelques minutes après par le docteur Ivanova, l'interne de permanence, il y eut entre celle-ci et le docteur Mikhaïlov une discussion animée. Les policiers furent alors informés du décès de M. Zabtchekov.
38.  B déclara que le docteur Ivanova leur avait dit, à lui et à son collègue : « Vous deviez être au courant de l'état de M. Zabtchekov », et qu'elle avait souligné qu'elle ne l'avait pas vu respirer.
39.  Le docteur Mikhaïlov indiqua qu'au commissariat il avait remarqué des ecchymoses sur la poitrine de M. Zabtchekov et qu'à ce moment-là le garçon était toujours vivant mais inconscient, avec un pouls faible.
Le docteur Mikhaïlov avait alors demandé aux policiers depuis combien de temps le garçon se trouvait dans cet état. Les policiers avaient répondu : « Il a été amené au commissariat dans cet état. »
40.  Le docteur Ivanova déclara que, vers 5 heures, le docteur Mikhaïlov lui avait demandé de vérifier si le patient qui avait été conduit à l'hôpital était décédé. Ayant constaté qu'il n'y avait aucune activité cardiaque perceptible, elle avait tenté un massage cardiaque, mais en vain. Elle dit également que lorsqu'elle avait demandé pourquoi c'était le docteur Mikhaïlov qui avait été envoyé au commissariat, et non elle en sa qualité d'interne de permanence, l'agent hospitalier chargé des urgences avait répondu qu'on lui avait précisé que la demande d'ambulance concernait un enfant et qu'il avait donc décidé d'envoyer le pédiatre de garde.
F.  Le registre tenu au commissariat de Razgrad
41.  Selon la pratique ordinaire, toutes les détentions font l'objet d'une inscription dans un registre tenu au commissariat. Ce registre renferme une série d'entrées organisées en colonnes : le numéro attribué au détenu, le nom du policier qui inscrit les informations dans le registre, le nom du détenu, les motifs de la détention, les mesures prises et le moment de la libération. Les renseignements correspondant à chaque détenu sont enregistrés par ordre chronologique.
42.  A la demande de la Cour, le Gouvernement a soumis une copie du registre tenu au commissariat de Razgrad pour la journée du 29 janvier 1996. Il n'y figure aucune entrée pour M. Zabtchekov. Toutefois, il y en a une correspondant à une « personne non identifiée » à qui l'on a attribué le numéro 72.
43.  Le registre ne contient pas de colonne séparée où serait précisée la durée de détention. Pour certains des détenus figurant sur la même page, cette durée est mentionnée avec la date. Quant à la « personne non identifiée », comme pour certains des autres détenus inscrits sur la même page, il n'y a aucune mention de la durée de détention dans la colonne indiquant la date. Toutefois, immédiatement après les termes « personne non identifiée » s'étend, sur deux colonnes et deux lignes, l'entrée « 29 I 96, 01.oo ». Un examen visuel de la copie du registre montre que le chiffre « 1.oo » a été écrit sur un autre chiffre qui devait être à l'origine, pour autant que l'on puisse le lire, « 3.oo » ou « 5.oo ».
44.  On peut également observer que les numéros d'enregistrement sur la même page ont été raturés. Il est difficile de voir à partir de la copie fournie par le Gouvernement quels sont les numéros originaux qui ont été modifiés. Néanmoins, on aperçoit clairement que des intervalles égaux séparent les entrées, sauf entre les nombres 72 et 73, entre lesquels l'espace est beaucoup plus petit.
45.  L'entrée portant le numéro 72 et relative à la détention d'une personne non identifiée énonce que cette dernière a été amenée au commissariat par A. Sur la même ligne, à droite, apparaît une signature qui, pour autant que l'on puisse la lire, semble être celle du colonel I.
46.  Au cours de l'enquête, le colonel I, l'officier de permanence le plus gradé, et J, son adjoint cette nuit-là, furent interrogés sur l'enregistrement de la présence de M. Zabtchekov au commissariat. Le colonel I déclara qu'il n'avait pas donné l'ordre à A d'enregistrer le détenu puisque A connaissait la procédure. J déclara que peu après 3 h 50, lorsqu'il avait été averti par H de la détérioration de l'état de santé de M. Zabtchekov, il avait vérifié le registre des détenus mais n'avait vu aucune entrée concernant l'intéressé. Le colonel I dit en outre qu'il n'avait rien inscrit dans le registre et que l'entrée concernant une personne inconnue n'y figurait pas lorsqu'il avait quitté le commissariat après le décès de M. Zabtchekov.
G.  L'enquête menée par les autorités ordinaires de poursuite et d'enquête
47.  Tôt dans la matinée du 29 janvier 1996, les policiers concernés présentèrent au chef de la police locale un rapport écrit des événements de la nuit.
Vers la fin de son rapport manuscrit, C déclara, sans qu'il y ait aucun lien apparent avec le contexte : « La personne que j'ai arrêtée avait le teint basané (tzigane) [Този когото задържах беше мургав (циганин)]. »
48.  Le chef de la police locale ouvrit le dossier ZM-I no 128, qui contenait un résumé des faits, les rapports de sept policiers et les dépositions écrites de D et du propriétaire d'une des voitures que M. Zabtchekov avait prétendument essayé de forcer.
Egalement tôt dans la matinée du 29 janvier 1996, M. Nechev, un enquêteur appartenant au bureau régional d'enquêtes (Окръжна следствена служба) à Razgrad, ouvrit une procédure pénale sous le numéro de dossier 13/1996 pour enquêter sur le décès de M. Zabtchekov.
49.  Au dire de la requérante, à 8 heures le même jour, M. Nechev, accompagné par deux policiers en uniforme, se rendit au domicile de la famille de la requérante pour faire part du décès du M. Zabtchekov. Ils parlèrent au beau-père du garçon. Selon la requérante, l'enquêteur déclara que, pendant la nuit, M. Zabtchekov avait essayé d'entrer par effraction dans deux véhicules, que des policiers l'avaient poursuivi, et que pendant cette course-poursuite M. Zabtchekov était tombé et s'était cogné la tête contre l'asphalte.
50.  Le 29 janvier 1996, M. Nechev interrogea les policiers concernés et D, le jeune homme qui se trouvait avec le sergent Moutafov (C) pendant la brève poursuite dans la rue Beli Lom. L'enquêteur se rendit également à l'hôpital et vit le corps de M. Zabtchekov. Des photographies du corps furent prises.
51.  Le même jour, vers 11 h 45, un officier de la police locale se rendit dans la rue Beli Lom relativement à la tentative de vol de véhicules qui avait été signalée. Il constata que deux voitures montraient des traces d'effraction et interrogea leurs propriétaires. Vers 17 heures, agissant cette fois apparemment dans le cadre de l'enquête sur le décès de M. Zabtchekov, il préleva un échantillon d'une large tache rouge sur la neige. L'analyse du laboratoire releva qu'il s'agissait de sang animal.
52.  Egalement le 29 janvier 1996, M. Nechev ordonna une autopsie. Il posa les questions suivantes aux médecins légistes :
« Quelles sont les causes du décès de M. Zabtchekov ? Son corps présente-t-il des lésions traumatiques ? Existe-t-il un lien de causalité entre ces lésions et le décès ? Comment les blessures constatées sur le corps ont-elles été causées ? Combien de temps s'est-il écoulé entre le moment où la blessure fatale a été infligée et le décès, et est-il possible, comme le prétendent les témoins, que M. Zabtchekov ait été conscient jusqu'à 4 h 30 ? La blessure fatale est-elle liée aux plaies ouvertes présentes sur le corps ? Y a-t-il d'autres blessures visibles et exigeaient-elles, compte tenu de leurs caractéristiques apparentes, des soins médicaux immédiats ? »
53.  L'autopsie fut pratiquée le 29 janvier 1996 (elle débuta à 11 h 30) à l'hôpital régional de Razgrad par trois médecins, à savoir le docteur Mintchev, chef du département de médecine légale, le docteur Militerov, chef du département de pathologie, et le docteur Marinov, travaillant dans le département de médecine légale.
54.  Dans leur rapport, daté du 29 janvier 1996 (« le premier rapport »), les experts décrivirent leurs constatations en détail. Des photographies furent prises.
55.  L'examen externe du corps révéla notamment :
« A l'extrémité de l'arcade sourcilière gauche, sur l'orbite, une blessure superficielle de forme allongée, mesurant 1 cm sur 0,4 cm, avec des bords légèrement inégaux et écorchés, et recouverte d'une fine croûte pourpre-bleuâtre. Les tissus mous autour de la blessure sont légèrement enflés, la peau est de couleur brunâtre. Le globe oculaire gauche est légèrement protubérant (vers l'extérieur) (...)
Une petite cicatrice superficielle de 2,5 cm de long, avec une légère contusion (...) sur (...) le poignet gauche (...)
Deux ecchymoses superficielles mesurant 7,5 cm sur 0,5 cm et 3,5 cm sur 0,6 cm, de couleur brunâtre, recouvertes d'une croûte rougeâtre sur le poignet droit (...) »
56.  Dans la conclusion de leur rapport, les experts résumèrent les blessures constatées sur le corps de M. Zabtchekov de la façon suivante :
« [1.]  Traumatisme crânien et cérébral : lacération superficielle (profonde ecchymose) située sur l'extérieur de l'arcade sourcilière gauche, le long de l'orbite ; hématomes présents sur la peau et les tissus mous autour de cette blessure et sur la paupière gauche, fracture de la paroi arrière de l'orbite allant jusqu'au côté externe inférieur, avec une fissure en arc de cercle en dessous de la lésion externe décrite ci-dessus ; hématome épidural sur le côté gauche (hémorragie entre le cerveau et la boîte crânienne – 110 ml ; œdème épidural (...) [identifié comme la cause du décès]).
[2.]  Hématome sur la peau, pigmenté de manière caractéristique, et hématome dans les tissus mous du côté droit de la poitrine, le long de la ligne axillaire antérieure.
[3.]  Egratignures superficielles sur le côté droit du front et sur la face dorsale du poignet gauche, accompagnées d'un hématome limité des tissus mous sous-cutanés.
[4.]  Hématome de forme ovale, de 0,5 cm de diamètre, sur la muqueuse de la lèvre inférieure, à gauche.
[5.]  Deux ecchymoses en bande sur la peau de forme typique, et hématome sur les tissus sous-cutanés, au niveau de l'articulation du poignet de la main droite. »
57.  Les experts conclurent en outre que :
« [le décès a été causé par] un hématome cérébral épidural dans lequel le sang s'est accumulé ; cet hématome se situe du côté gauche du front, contient 110 ml de sang, et s'accompagne d'un œdème cérébral qui a comprimé les amygdales cérébelleuses, les enfonçant dans le trou occipital ; cet œdème a provoqué la destruction et la séparation de centres cérébraux vitaux (ceux qui commandent la respiration et l'activité cardiaque, ce qui a ensuite provoqué une embolie pulmonaire), et a été la cause directe du décès. »
58.  A la question de savoir de quelle manière les blessures avaient été infligées, les experts répondirent :
« 1.  La blessure dans la région orbitale gauche et du globe oculaire gauche ainsi que l'hématome épidural ont été causés par un coup avec ou contre un objet contondant, ou un objet ayant un angle émoussé, dont la surface était inégale et [limitée]. Le coup a été soudain et suffisamment fort. Il a provoqué une fracture de la paroi au fond de l'orbite gauche, qui s'étend jusqu'à la face externe inférieure (par ailleurs, la boîte crânienne a 0,2 cm d'épaisseur) ;
2.  [La blessure sur le côté droit de la poitrine a été causée par] un coup avec ou contre un objet dur et contondant, ou un objet ayant un angle émoussé, et dont la surface d'impact était plus large. La peau dans cette région a gardé l'empreinte des vêtements de la victime.
3.  [Les blessures sur le côté droit du front et des poignets résultent de] coups ou de pressions au moyen ou à l'encontre d'objets durs. [La blessure sur le côté gauche de la lèvre inférieure a été causée par] un coup avec ou contre un objet dur et contondant ayant une surface [limitée] nettement dessinée. »
59.  Les experts déclarèrent également que dans les cas d'hématomes épiduraux du genre de ceux dont M. Zabtchekov avait souffert, il y avait généralement un intervalle de lucidité de quatre à six heures pendant lequel la victime ne présentait aucun symptôme visible, hormis que :
« la victime devient peu à peu faible, apathique et ensommeillée, après quoi elle tombe dans le coma et meurt – comme cela s'est produit en l'espèce (pendant la période entre 1 heure et 5 heures du matin le 29 janvier 1996). »
Le rapport concluait que le décès de M. Zabtchekov était inévitable faute d'intervention chirurgicale d'urgence.
60.  L'analyse du laboratoire permit de découvrir un taux d'alcool de 1,42 pour mille dans le sang de M. Zabtchekov et de 2,40 pour mille dans son urine, ce qui correspondait à une ivresse modérée.
61.  La requérante affirme s'être rendue dans la matinée du 30 janvier 1996 au bureau régional d'enquêtes à Razgrad, et avoir demandé des informations sur les circonstances entourant la mort de son fils. M. Nechev, l'enquêteur, informa l'intéressée que son fils était mort d'une fracture du crâne. Selon la requérante, il lui expliqua que ce dernier avait essayé de voler des pièces automobiles et que lorsque la police avait tenté de l'appréhender, il s'était enfui, était tombé et s'était cogné la tête.
La requérante allègue que, pendant cet entretien, M. Nechev lui assura que son fils avait été emmené à l'hôpital, mais omit de préciser que le jeune homme avait été placé en garde à vue. A la question de savoir comment M. Zabtchekov avait pu se fracturer les os crâniens consécutivement à sa chute, M. Nechev avait expliqué, selon la requérante, que l'autopsie avait permis de constater que « la boîte crânienne était anormalement fine ».
62.  Dans l'après-midi du 30 janvier 1996, la requérante et d'autres membres de sa famille remarquèrent des ecchymoses sur le corps de M. Zabtchekov lorsque celui-ci lui fut amené de l'hôpital. La requérante se rendit au bureau d'un journal local, s'entretint avec deux journalistes et les conduisit chez elle, où ils prirent des photos du corps et des vêtements de M. Zabtchekov. Celui-ci fut enterré le 30 janvier 1996, en fin d'après-midi.
63.  Les 31 janvier et 1er février 1996, l'enquêteur interrogea Mmes I.M. et I.A.
64.  Le 31 janvier 1996, par ordre du procureur régional, Mme Hadjidimitrova, l'enquête fut confiée au parquet militaire régional (Окръжна военна прокуратура). Cette décision se fondait sur la constatation que M. Zabtchekov était décédé alors qu'il se trouvait en garde à vue. Le procureur régional déclara notamment que :
« (...) Pendant plusieurs heures immédiatement avant [son décès], le mineur Zabtchekov, arrêté à 1 heure le 29 janvier 1996 alors qu'il tentait de voler des pièces automobiles, fut appréhendé par des officiers [de police] (...) et détenu dans les locaux de l'unité de permanence dans le but de restreindre sa liberté de circulation. Dès lors, bien qu'il n'ait pas été mis en détention en vertu de l'article 35 § 1 combiné avec l'article 33 § 1, alinéa 1, de la loi sur la police nationale [Закон за националната полиция], M. Zabtchekov a en vérité été retenu contre sa volonté au commissariat pendant environ trois heures et, pendant sa détention [là-bas] (...) son état de santé s'est soudainement détérioré, et il a perdu conscience. »
H.  L'enquête des autorités militaires de poursuite et d'enquête
65.  Le 31 janvier 1996, après avoir reçu le dossier de l'affaire, le parquet militaire régional ouvrit une information sous un nouveau numéro de dossier (3-VIII/96, dossier du parquet no 254/96). L'affaire fut assignée à un enquêteur militaire (военен следовател).
Pendant les semaines suivantes, l'enquêteur militaire procéda à de nouveaux interrogatoires des policiers concernés, questionna cinq personnes qui avaient passé l'après-midi et la soirée du 28 janvier 1996 avec M. Zabtchekov, et entendit également les docteurs Mikhaïlov et Ivanova.
66.  Deux des policiers, les sergents Pentchev (A) et Gueorgiev (F), firent mention de l'origine ethnique de M. Zabtchekov dans leurs dépositions orales recueillies par l'enquêteur militaire.
A déclara qu'en arrivant dans la rue Beli Lom il avait vu deux individus sortir du hall d'entrée de l'immeuble, l'un d'entre eux étant « un Tzigane ayant un casier judiciaire – Anguel Zabtchekov ».
Dans sa déposition, F désigna le fils de la requérante par les expressions « le Tzigane » (trois fois), « la personne arrêtée » (sept fois) et « Zabtchekov » (deux fois).
67.  Le 12 mars 1996, l'enquêteur interrogea les témoins Mme I.A., Mme I.M., C et D. Ses questions portèrent uniquement sur le nombre des chutes de M. Zabtchekov pendant la course-poursuite dans la rue Beli Lom et les endroits auxquels ces chutes avaient eu lieu.
Le 18 mars 1996, l'enquêteur nomma un expert pour analyser les vêtements que M. Zabtchekov avait portés les 28 et 29 janvier 1996. Dans son rapport du 20 mars 1996, l'expert déclara qu'aucune trace de semelles de chaussures n'avait pu être trouvée mais expliqua que sur des tissus souples il serait normalement impossible de trouver les restes microscopiques de particules d'une semelle de chaussure.
68.  Le 20 mars 1996, l'enquêteur procéda à une reconstitution des faits survenus lors de l'arrestation de M. Zabtchekov afin de préciser les témoignages. Y participèrent le sergent Moutafov (C), le jeune homme avec lequel il se trouvait les 28 et 29 janvier (D), et les deux personnes qui avaient observé la scène de leurs balcons, Mmes I.A. et I.M. Les policiers qui étaient arrivés dans la rue Beli Lom après que C eut appréhendé M. Zabtchekov ne participèrent pas à la reconstitution, qui porta presque exclusivement sur les événements survenus avant l'arrivée des deux voitures de police. La reconstitution fut filmée avec une caméra vidéo.
69.  Le 11 avril 1996, la requérante présenta au parquet militaire de Varna une demande tendant à l'exhumation du corps de son fils et à la nomination d'un nouveau médecin expert, au motif que son fils avait été enterré à la hâte et qu'il était primordial d'exhumer son corps. La requérante exprima le soupçon que son fils avait pu avoir les côtes cassées. Elle soumit également à l'enquêteur, M. Atanassov, deux radios du crâne de son fils, qui avaient été faites plusieurs mois avant son décès, à utiliser pour établir si ses os crâniens avaient été « fragiles » ou « fins ».
70.  Le 17 ou le 18 avril 1996, cinq experts médicaux furent désignés aux fins de se pencher à nouveau sur les conclusions concernant les causes du décès de M. Zabtchekov. L'un d'entre eux, le docteur Mintchev, avait participé au premier groupe d'experts. Les quatre autres étaient le professeur Pavlov, chef du département de médecine légale de la faculté de médecine de Varna, le docteur Kioutchoukov, du département de neurochirurgie de l'université, et les docteurs Dokov et Radoïnova, internes expérimentés du département de médecine légale de la même université. On leur demanda de répondre aux questions suivantes :
« 1.  De quelles blessures M. Zabtchekov a-t-il souffert ? Quelle fut la cause du décès ?
2.  De quelle manière les blessures ont-elles été infligées et par combien de coups peuvent-elles avoir été causées ? Les blessures ont-elles pu résulter de chutes répétées (conformément aux dépositions des témoins et aux constatations de la reconstitution telle qu'elle a été filmée), ou ont-elles été occasionnées par des coups directs ?
3.  Quand ces blessures ont-elles été infligées ?
4.  Quel était le taux d'alcool de M. Anguel Zabtchekov au moment de son arrestation, vers 0 h 15 ? »
71.  Le 26 avril 1996, l'enquêteur procéda à une confrontation de tous les policiers impliqués. Le même jour, trois autres témoins furent interrogés.
Le 23 mai 1996, la requérante réitéra sa demande d'exhumation. Le 29 mai 1996, un autre témoin fut interrogé.
Le 11 juin 1996, M. Dimitrov, procureur près le parquet militaire régional, adressa à la requérante une copie de sa note de procédure, laquelle énonçait notamment qu'une exhumation du corps pourrait être envisagée si cela était jugé nécessaire par les cinq experts en médecine, qui n'avaient pas encore soumis leur avis.
72.  Le 28 juin 1996, les cinq experts présentèrent leur rapport (« le second rapport »), qui se fondait sur l'examen des documents versés au dossier d'enquête. Les experts avaient également visionné la cassette vidéo de la reconstitution de l'arrestation de M. Zabtchekov, qui avait été enregistrée le 20 mars 1996.
73.  Les experts réaffirmèrent que le décès de M. Zabtchekov avait été causé par un œdème épidural résultant d'une fracture du crâne. Ils déclarèrent également, entre autres, que la blessure fatale pouvait avoir été causée par un coup de pied, un coup de poing ou un coup avec un objet contondant, ou encore par une chute et une collision contre une « surface plate et large » (широка удряща повърхност). Ils relevèrent que le rapport d'autopsie ne comportait aucune donnée morphologique permettant l'identification de l'objet qui avait causé les blessures.
Le second rapport indiquait que le coup à l'origine de la fracture du crâne n'avait pas été très fort. Cette conclusion se fondait sur les « caractéristiques particulières de la structure du crâne (comme en témoign[ai]ent les radios jointes et l'épaisseur de la boîte crânienne telle que décrite [dans le rapport d'autopsie]) ».
74.  Contrairement au premier rapport médical, selon lequel l'intervalle entre la blessure au crâne et le décès de M. Zabtchekov avait été de quatre à six heures, le rapport des cinq experts se concluait ainsi :
« L'hématome (...) qui a causé le décès de M. Zabtchekov existait depuis au moins dix heures avant le décès. Cette conclusion se fonde sur l'apparence de l'hématome (caillot de sang rouge sombre), qui est clairement visible sur les photographies jointes au dossier. Les caillots de ce type, en l'absence de sang liquide, se forment sur une période de plus de dix heures à partir du moment où ils ont été causés. Pendant cette période, l'état du patient est généralement caractérisé par ce qu'on appelle l'« intervalle de lucidité » – à savoir la période pendant laquelle il ne montre aucun symptôme visible. Son état se détériore peu à peu (...) il a mal à la tête, présente des troubles du langage et des problèmes de coordination des mouvements ; [il] devient instable et ensommeillé, il titube, etc., jusqu'à ce qu'il tombe dans le coma. »
75.  Les photographies invoquées par les experts avaient été prises au moment de l'autopsie, qui avait commencé à 11 h 30 le 29 janvier 1996.
76.  Les experts estimèrent également que, eu égard à la quantité d'alcool trouvée dans le sang de M. Zabtchekov, les symptômes résultant de la blessure à la tête avaient été masqués par les effets de l'alcool.
77.  Le rapport des cinq experts évoquait également les autres blessures présentes sur le corps de M. Zabtchekov :
« L'hématome sur le côté droit de la poitrine résulte d'un coup avec ou contre un objet plat avec une large surface de contact, qui peut avoir pris la forme d'un coup de pied, d'une chute ou d'une collision avec un objet plus large et d'autres objets. L'apparence générale de l'ecchymose correspond à l'empreinte des vêtements du défunt, ce qui indique que le coup a été infligé à travers ses vêtements (...) Les ecchymoses et blessures présentes sur le côté droit du front, au niveau des articulations des poignets et sur la lèvre inférieure résultent de l'emploi d'objets durs, contondants et/ou pointus, avec une surface de contact limitée. Les caractéristiques des blessures aux articulations des deux poignets permettent de conclure qu'elles ont été causées au moment où les menottes ont été passées à la victime, conformément aux informations disponibles (...) »
78.  Le 25 juillet 1996, l'enquêteur rédigea un rapport proposant de clore la procédure.
79.  Le 31 juillet 1996, le parquet militaire régional mit un terme à l'enquête au motif qu'il n'y avait aucun lien entre les actes de la police et le décès de M. Zabtchekov. Cette conclusion se fondait sur la constatation figurant dans le second rapport médical selon laquelle dix heures au moins s'étaient écoulées entre la blessure et le décès.
80.  Le 6 août 1996, la requérante présenta un recours au parquet militaire national (Прокуратура на въоръжените сили). Elle soutint que l'enquête avait été incomplète et souligna le refus répété de procéder à l'exhumation du corps, ainsi que les contradictions qu'il y avait selon elle entre les dépositions des différents témoins et le manque d'explication pour certains faits, y compris pour toutes les blessures constatées sur le corps de M. Zabtchekov.
81.  Le 18 décembre 1996, le parquet militaire national confirma la clôture de l'enquête et rejeta les demandes de la requérante. Sa décision énonçait notamment :
« [E]xcepté le recours à la force physique pendant l'arrestation de M. Zabtchekov pour tentative de vol de voitures, rien n'indique que les policiers aient usé de violence à son égard, que ce soit (...) à l'intérieur ou à l'extérieur du (...) commissariat. En outre, la conclusion sans appel du rapport des cinq experts, qui sont hautement qualifiés dans leur domaine, est que la blessure fatale a été causée plus de dix heures avant le décès. »
82.  Il fut également décidé de renvoyer l'affaire au parquet régional de Razgrad, compétent pour rechercher si un acte criminel avait été commis par une personne autre qu'un policier.
I.  Les autres investigations conduites par les autorités ordinaires de poursuite et d'enquête
83.  Le 20 janvier 1997, le procureur régional, Mme Hadjidimitrova, renvoya l'affaire à l'enquêteur, M. Nechev. Elle releva que la décision de clore l'enquête sur les agissements de la police se fondait sur le constat selon lequel la blessure fatale avait été infligée plus de dix heures avant le décès de M. Zabtchekov. Dès lors, il fallait recueillir d'autres éléments sur les faits et gestes et l'état de M. Zabtchekov avant 19 heures le 28 janvier 1996.
84.  Le complément d'enquête entraîna le 23 janvier 1997 l'interrogatoire de la requérante et de six autres témoins par M. Nechev.
85.  Les 23 et 24 janvier 1997, la requérante présenta d'autres demandes aux fins d'obtenir l'exhumation du corps et un nouvel examen par un médecin légiste, alléguant qu'il y avait des incohérences dans les témoignages. Ces demandes furent rejetées le 31 janvier 1997 par le parquet régional de Razgrad, qui les jugea inutiles.
86.  La requérante se plaignit au parquet général (Главен прокурор). Elle déclara notamment que les différents procureurs n'avaient jamais expliqué pourquoi la police n'avait pas apporté des soins adéquats à M. Zabtchekov à la suite de son arrestation.
87.  Le 17 février 1997, M. Nechev convoqua la requérante (représentée par un avocat) pour lui permettre de consulter le dossier d'enquête. L'intéressée présenta un certain nombre de demandes et d'objections concernant les lacunes de l'enquête. En particulier, elle souligna l'existence de contradictions fondamentales entre les premier et second rapports médicaux, et déclara qu'il était manifestement impossible qu'une personne souffrant d'une blessure aussi grave que celle qui avait été constatée à l'autopsie puisse voler des pièces automobiles et résister à son arrestation. La requérante demanda de nouveau l'exhumation du corps et la désignation d'experts pour répondre aux questions soulevées dans ses requêtes précédentes.
88.  Le 18 février 1997, M. Nechev rédigea un rapport concluant que le complément d'enquête ordonné le 20 janvier 1997 n'avait permis de découvrir aucun élément prouvant que M. Zabtchekov eût été battu avant son arrestation. Il proposait donc de suspendre l'enquête.
89.  Par une ordonnance du 4 mars 1997, le procureur régional, Mme Hadjidimitrova, suspendit la procédure pénale au motif que toutes les preuves existantes avaient été recueillies et qu'il était impossible de déterminer les circonstances précises dans lesquelles la blessure fatale à la tête avait été infligée.
90.  La décision prenait note des constatations des procureurs militaires, en particulier celles qui concernaient la fracture du crâne, et les entérinait. Quant aux autres blessures corporelles, le procureur déclara qu'elles n'avaient pas mis la vie de M. Zabtchekov en danger.
La décision mentionnait également que M. Zabtchekov était en bonne santé lorsqu'il avait été emmené au commissariat.
91.  Le 10 mars 1997, la requérante saisit le procureur général d'un recours contre la décision de suspendre la procédure. Le 20 mars 1997, le parquet général confirma cette décision.
J.  Autres éléments soumis par les parties
92.  La requérante a présenté quatre photographies en couleur du corps de son fils et une photographie de la veste qu'il portait avant son décès. Les photographies ont été prises par les journalistes le 30 janvier 1996 au domicile de la requérante, après l'autopsie et le retour du corps en vue de l'enterrement.
93.  Sur deux des photographies, on voit le visage de M. Zabtchekov. Les cheveux lui couvrent la moitié du front. Au-dessus de l'arcade sourcilière gauche s'étend une ecchymose de couleur pourpre. La paupière gauche est de couleur bleuâtre. Les lèvres sont également tuméfiées du côté gauche de la bouche.
94.  Sur les deux autres photographies, on peut voir une ecchymose de couleur pourpre sur la poitrine de M. Zabtchekov, du côté droit, qui s'étend en partie sous l'aisselle droite. Des plaies sont visibles sur le poignet droit de la victime.
95.  A une date non précisée, la requérante, par l'intermédiaire du Centre européen des droits des Roms, organisation non gouvernementale située à Budapest, sollicita l'opinion du professeur Jorgen Thomsen, pathologiste à l'institut de médecine légale de l'université du Danemark méridional à Odense, et membre de l'équipe permanente d'experts en médecine légale des Nations unies. Le professeur Thomsen émit un avis écrit en date du 4 février 1999. Il avait entre autres à sa disposition la description des faits allégués de la cause, et des extraits du rapport d'autopsie ainsi que des rapports des experts en médecine légale.
Le professeur Thomsen déclara notamment :
« Un hématome épidural est généralement causé par une chute contre une surface dure ou par un coup violent porté avec un objet contondant. Il est bien connu qu'une chute contre une surface dure laissera souvent ce qu'on appelle des lésions de contrecoup. Il est regrettable que la présence ou l'absence de telles lésions n'ait pas été mentionnée. Il est dit que la boîte crânienne du défunt était fragile. A mon avis, cela ne peut être considéré comme une excuse dans des cas de violence entre personnes, puisque l'on ne sait pas d'ordinaire si les os crâniens d'une personne sont fragiles ou résistants, et il est inhérent aux effets possibles de la violence qu'une personne puisse avoir une boîte crânienne fragile. L'hématome épidural s'accompagne généralement d'une fracture (fissure) de l'os temporal et d'une rupture de l'artère méningée moyenne. L'hémorragie est donc artérielle. Au départ, elle est limitée par l'attachement de la dure-mère à l'intérieur de l'os. Il y a donc fréquemment un intervalle de lucidité qui peut durer plusieurs heures, mais souvent cet intervalle ne dépasse pas deux ou trois heures. Si la lésion traumatique s'étend au cerveau, avec une commotion ou des contusions, il n'y a généralement pas d'intervalle de lucidité.
Je souscris aux conclusions des rapports des médecins légistes selon lesquelles la cause du décès était l'hématome épidural et celui-ci résulte de l'un des types de traumatismes mentionnés. Il se peut que cela se soit produit avant l'arrestation de la victime mais on ne peut en aucun cas exclure que la blessure fatale lui ait été infligée pendant son séjour au commissariat. Je ne suis pas d'accord avec la déclaration selon laquelle il y a eu un intervalle de temps de dix heures entre le traumatisme et le décès. Cette conclusion se fondait sur l'apparence du caillot de sang. Or on sait qu'après la mort le sang peut prendre diverses formes et que, même après la mort, il y a une activité biochimique enzymatique qui peut altérer le sang de manière imprévisible et de diverses façons en différents endroits.
Quant aux autres lésions, il ne semble pas qu'elles résultent du même traumatisme que l'hématome épidural. Elles découlent de violences brutales telles que des coups, des coups de pied et/ou des chutes, et peuvent avoir été infligées pendant la garde à vue.
Les marques sur le poignet sont caractéristiques du fait d'avoir été menotté. Les menottes ne laissent généralement aucune trace sauf si elles sont trop étroites, si la personne se débat ou si elle est traînée par les menottes.
En résumé, on ne peut déterminer si l'hématome épidural a été causé par une chute ou par d'autres types de violences brutales. Il peut avoir été infligé juste avant ou pendant le séjour au commissariat. Un hématome épidural peut se guérir si une opération permettant de l'évacuer est effectuée à temps. Si M. Zabtchekov avait été admis à l'hôpital plus tôt, il aurait pu être sauvé. »
96.  La requérante fait valoir que M. Zabtchekov avait un dossier au centre pédagogique des délinquants juvéniles (Детска педагогическа стая) et à la police de Razgrad en raison de nombreuses accusations de vol.
97.  Une note datée du 3 juillet 1995, émanant dudit centre et adressée à la police de Razgrad, énonce que M. Zabtchekov, âgé de seize ans à cette époque, souffrait d'un trouble du langage et était mentalement retardé. Ces constatations sont réitérées dans une autre note datée du 18 novembre 1995.
Selon le Gouvernement, la requérante avait été entendue le 7 novembre 1995 par un enquêteur de Razgrad dans le cadre d'une enquête pénale sur des vols prétendument commis par son fils, M. Zabtchekov. Elle avait notamment déclaré que son fils avait toujours bégayé. Il était malade depuis l'âge de trois ans. En particulier, à certains moments, il n'arrivait plus à respirer et sa peau bleuissait. Ses yeux étaient souvent enflés et il s'évanouissait lorsqu'il éprouvait une peur soudaine. M. Zabtchekov avait vu des médecins qui avaient diagnostiqué des problèmes au niveau de la colonne vertébrale. La requérante avait mentionné le nom du docteur Miceva, qui était en possession de tous les documents concernant les examens médicaux qu'avait subis son fils.
98.  Le 14 décembre 1995, M. Zabtchekov avait été interrogé dans le cadre d'une procédure pénale concernant des vols. Questionné sur son état de santé, il avait déclaré qu'il était sujet aux évanouissements et ressentait souvent des douleurs au niveau de la tête et des yeux. Le 4 janvier 1996, un enquêteur du bureau d'enquêtes de district de Razgrad avait ouvert une procédure pénale contre M. Zabtchekov et d'autres personnes pour des chefs de vol. Le 15 janvier 1996, M. Zabtchekov avait été interrogé et avait précisé notamment qu'il était traité par le docteur Miceva, une psychiatre, et qu'il prenait des médicaments. L'avocat de M. Zabtchekov avait demandé un examen psychiatrique qui avait été fixé au 30 janvier 1996.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
A.  La loi sur la police nationale (Закон за полицията), telle qu'en vigueur à l'époque des faits
99.  L'article 35 § 1 de cette loi se lisait ainsi :
« Les autorités de police doivent émettre une ordonnance écrite de placement en détention pour qu'une personne appréhendée soit amenée au [lieu de détention]. »
B.  Le code de procédure pénale (Наказателно-процесуален кодекс)
100.  En vertu de l'article 388 de ce code, les tribunaux militaires connaissent des affaires pénales dans lesquelles le prévenu est, par exemple, un policier. Lorsqu'une affaire relève de la compétence des tribunaux militaires, l'enquête préliminaire est menée par des enquêteurs et procureurs militaires.
101.  L'article 362 § 1 4) combiné avec l'article 359 prévoit que dans le cas où un arrêt de la Cour européenne des Droits de l'Homme constate une violation de la Convention « d'une importance notable » pour une affaire pénale qui a abouti à une décision judiciaire, les autorités de poursuite doivent demander la réouverture de l'affaire par la juridiction compétente.
EN DROIT
I.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
102.  La requérante allègue que son fils a été maltraité et est mort des suites de blessures infligées par des policiers, qu'il n'a pas bénéficié à temps de soins médicaux pendant sa garde à vue et que les autorités de l'Etat ont failli à mener une enquête approfondie et effective.
L'article 2 de la Convention se lit ainsi :
« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2.  La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue ;
c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
A.  Sur la question de savoir si M. Zabtchekov est mort des suites de mauvais traitements infligés pendant sa garde à vue
1.  Arguments des parties
a)  La requérante
103.  Selon la requérante, l'explication du Gouvernement, fondée sur deux arguments principaux – la blessure fatale à la tête aurait été occasionnée longtemps avant l'arrestation de M. Zabtchekov et les autres blessures présentes sur son corps auraient été causées pendant la course-poursuite –, n'est pas plausible puisqu'elle ne concorde pas avec les éléments de preuve.
104.  Quant à la blessure à la tête, la requérante affirme que les conclusions du second rapport des médecins légistes sont hautement suspectes puisqu'elles s'écartent sans aucune explication des constatations du premier rapport. Ignorant les contradictions, les autorités se sont empressées de s'appuyer sur le second rapport. La conclusion de celui-ci sur le moment où la blessure fatale est survenue se fondait uniquement sur la forme du caillot de sang tel qu'on le voyait sur des photographies prises près de six heures après le décès.
Pour la requérante, l'idée que la blessure à la tête a été causée dix heures avant le décès de M. Zabtchekov, vers 18 h 45 le 28 janvier 1996, ne se conciliait pas avec les éléments de preuve et était totalement irréaliste. Il est impossible qu'aucune des nombreuses personnes qui ont longuement parlé à M. Zabtchekov et l'ont observé n'ait remarqué une blessure assez grave pour finalement provoquer le décès de l'intéressé. En outre, le Gouvernement n'a présenté aucune preuve sérieuse à l'appui de sa théorie implicite selon laquelle la prétendue « névrose permanente et chronique » de M. Zabtchekov avait augmenté les probabilités qu'une blessure fatale ait été provoquée par « une chute sur une (...) large surface plane ».
L'explication fournie par le Gouvernement pour les autres blessures constatées sur le corps de M. Zabtchekov – sur la poitrine, le visage et le poignet droit – était, de l'avis de la requérante, manifestement invraisemblable. Pareilles blessures n'ont pas pu être occasionnées par une chute de l'intéressé sur le sol alors qu'il courait ni par l'usage normal de menottes. En réalité, l'origine de ces lésions n'a jamais fait l'objet d'une enquête et le Gouvernement a développé sa propre théorie arbitraire aux fins de la présente cause. En fait, il serait évident que les blessures résultaient de mauvais traitements et qu'en l'absence de toute preuve contraire elles avaient dû être infligées au même moment que la blessure fatale à la tête.
105.  Par ailleurs, la requérante juge particulièrement étonnant qu'aucune explication n'ait été avancée quant au comportement suspect des policiers et à leur tentative flagrante de falsification du registre de détention.
b)  Le Gouvernement
106.  Invoquant le second rapport de médecine légale, le Gouvernement affirme que la blessure fatale a été infligée plus de dix heures avant le décès de M. Zabtchekov, et donc longtemps avant son arrestation.
Nul ne conteste que M. Zabtchekov avait consommé une grande quantité d'alcool avant son arrestation. Il était ivre et titubait. En outre, il ressort clairement des éléments de preuve qu'il est tombé à plusieurs reprises alors qu'il courait.
De l'avis du Gouvernement, les éléments concernant le comportement du jeune homme lors de son arrestation et de sa détention – qui correspondent aux symptômes caractéristiques d'un « intervalle de lucidité » après une fracture du crâne – confirment les conclusions des experts médicaux quant au moment où la blessure fatale a été infligée.
107.  Le Gouvernement souligne que les déclarations des témoins sur les faits et gestes de M. Zabtchekov avant son arrestation contiennent des contradictions.
En outre, la requérante avait déclaré à plusieurs occasions en 1995 que son fils était malade et – lorsqu'il était plus jeune – avait quelquefois perdu conscience et avait eu des crises de suffocation. M. Zabtchekov lui-même avait confirmé en 1995 qu'il souffrait de migraines et d'évanouissements. Le Gouvernement en conclut que le constat des experts selon lequel la blessure fatale de M. Zabtchekov pouvait provenir d'une chute sur une surface large et dure était plausible.
108.  Le Gouvernement souligne l'absence d'éléments prouvant que les policiers auraient infligé des mauvais traitements au jeune homme. A son avis, les blessures présentes sur la poitrine et le visage de M. Zabtchekov doivent être résultées de ses chutes sur le sol, et les lésions sur ses poignets de l'usage normal de menottes.
2.  Appréciation de la Cour
a)  Principes généraux
109.  L'article 2 de la Convention, qui protège le droit à la vie, se place parmi les articles primordiaux de la Convention. Combiné à l'article 3, il consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe. L'objet et le but de la Convention, en tant qu'instrument de protection des êtres humains, requièrent également que l'article 2 soit interprété et appliqué d'une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, série A no 324, pp. 45-46, §§ 146-147, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 97, CEDH 2000-VII, et Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, CEDH 2000-VI).
110.  Eu égard à l'importance de la protection offerte par l'article 2, la Cour doit examiner avec la plus grande vigilance les griefs relatifs à des cas où la mort est infligée, en prenant en considération l'ensemble des circonstances pertinentes.
Les personnes en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et les autorités ont l'obligation de justifier le traitement qui leur est infligé. Par conséquent, lorsqu'un individu est placé en garde à vue alors qu'il se trouve en bonne santé et qu'il meurt par la suite, il incombe à l'Etat de fournir une explication plausible sur les faits qui ont conduit au décès (voir, mutatis mutandis, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V, ainsi que Salman et Velikova précités).
111.  Pour apprécier les preuves, la Cour adopte le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, pp. 64-65, § 161). Toutefois, une telle preuve peut résulter d'un faisceau d'indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure ou mort survenue pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il convient en vérité de considérer que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Salman, précité, § 100).
b)  Application de ces principes en l'espèce
112.  La Cour observe que M. Zabtchekov est décédé après avoir été détenu pendant plusieurs heures au commissariat de Razgrad, où il avait été amené après avoir été brièvement poursuivi par un policier qui n'était pas en service.
Il incombe donc au Gouvernement de fournir une explication plausible pour le décès de M. Zabtchekov.
113.  Le Gouvernement a expliqué qu'il était impossible que le décès de M. Zabtchekov soit résulté de mauvais traitements infligés par les policiers, puisque le second rapport de médecine légale avait conclu que la blessure fatale, une fracture du crâne, était survenue au moins dix heures avant le moment du décès, donc avant 19 heures le 28 janvier 1996, alors que la rencontre entre M. Zabtchekov et les policiers n'avait eu lieu qu'environ cinq heures plus tard.
114.  La Cour relève que la conclusion du second rapport quant au moment où la blessure a été causée se fondait sur un examen visuel de photographies du caillot de sang prises six heures après le décès de M. Zabtchekov. Les experts n'ont même pas mentionné pourquoi ils estimaient que le caillot n'avait subi aucune modification après le décès du garçon. Selon l'avis médical soumis par la requérante – que le Gouvernement ne conteste pas –, de telles modifications sont bien survenues et auraient dû être prises en compte.
En outre, le second rapport de médecine légale, qui s'appuyait uniquement sur des preuves documentaires, s'écartait sur d'importants points des conclusions du premier rapport sans expliquer en quoi ces conclusions quant à la force du coup et au moment où s'était produite la fracture du crâne étaient incorrectes. En revanche, le premier rapport reposait sur une observation directe du corps (paragraphes 53-59, 70 et 72-77 ci-dessus).
La Cour estime que l'ensemble des observations qui précèdent met sérieusement en question la fiabilité des conclusions du second rapport.
115.  En vérité, certains faits en l'espèce ne peuvent être expliqués clairement : on peut considérer que les déclarations selon lesquelles M. Zabtchekov titubait et bredouillait au moment de son arrestation démontraient qu'il était déjà blessé à ce moment-là, mais cela pouvait aussi être dû à son alcoolémie apparemment élevée (paragraphes 11, 22, 28, 59, 60, 74, 76 et 95 ci-dessus).
116.  Toutefois, si M. Zabtchekov a bien été blessé avant 19 heures le 28 janvier 1996, comme le suggèrent les conclusions du second rapport médical, cela signifierait qu'il est sorti avec des amis, qu'il s'est rendu dans un bar puis a décidé de voler des pièces automobiles tout en souffrant d'une fracture du crâne. Cela peut sembler improbable même si l'on tient compte de ce que l'on appelle l'« intervalle de lucidité » entre la blessure et le décès. En particulier, nul ne conteste que M. Zabtchekov a pu courir lorsque C a tenté de l'appréhender et qu'il marchait normalement lorsqu'il a été emmené au commissariat (paragraphes 12-14, 16 et 29 ci-dessus).
117.  La Cour relève que, selon le premier rapport de médecine légale, la fracture du crâne avait très probablement été infligée entre quatre et six heures avant le décès de M. Zabtchekov, et donc sans doute au cours de sa garde à vue, soit avant, soit après son arrivée au commissariat (paragraphe 59 ci-dessus).
En outre, un certain nombre d'autres blessures présentes sur le corps de M. Zabtchekov pouvaient résulter des mêmes événements que ceux ayant causé la fracture du crâne (paragraphes 55, 56, 58, 77 et 92-94 ci-dessus).
118.  Le Gouvernement déclare que M. Zabtchekov aurait pu s'être blessé en tombant sur le sol – avant de rencontrer la police ou pendant la course-poursuite – puisqu'il était ivre et avait des antécédents de problèmes de santé. Les traces sur ses poignets seraient résultées d'un usage normal des menottes.
119.  Toutefois, cette supposition n'est pas étayée par les éléments médicaux, puisque la présence ou l'absence de « lésions de contrecoup » après une chute n'a pas été consignée dans le rapport d'autopsie (paragraphes 73 et 95 ci-dessus).
En outre, la Cour juge révélateur qu'aucun des témoins ayant été en contact avec le fils de la requérante jusqu'à son arrivée au commissariat n'ait rapporté qu'il se soit plaint d'une quelconque douleur.
Concernant l'usage des menottes, selon l'avis médical soumis par la requérante, des menottes peuvent laisser des marques si elles sont trop étroites ou si la personne se débat ou est traînée. L'autopsie a permis de trouver une marque très légère sur la main gauche de M. Zabtchekov et une grosse ecchymose sur sa main droite (paragraphes 55, 56, 58 et 95 ci-dessus). Il a également été rapporté qu'à un certain moment l'intéressé avait été attaché par des menottes à un arbre. Il semble donc improbable que la blessure qu'il avait au poignet droit soit résultée de l'usage normal de menottes trop étroites. Les deux autres explications possibles – M. Zabtchekov s'est débattu ou a été traîné – peuvent suggérer qu'il a été maltraité.
Enfin, la Cour estime que les informations sur la maladie dont aurait souffert M. Zabtchekov ne sont ni fiables ni très pertinentes. Elles se fondent sur des déclarations formulées par lui-même et par sa mère dans le cadre d'interrogatoires sur des accusations en matière pénale et, en toute hypothèse, ne sauraient conduire à une quelconque conclusion raisonnable quant à la fracture du crâne et aux autres blessures (paragraphes 96-98 ci-dessus).
L'affirmation du Gouvernement selon laquelle M. Zabtchekov aurait pu se blesser en tombant est donc improbable lorsqu'on l'examine à la lumière de l'ensemble des circonstances.
120.  Pour apprécier les preuves en l'espèce, la Cour attache en outre une grande importance aux informations démontrant que les policiers se sont comportés de manière suspecte et au fait que les autorités ont accepté leurs témoignages comme crédibles malgré de sérieux indices appelant à la prudence.
Le comportement suspect des policiers ressort par exemple des éléments suivants : entre 3 heures et 5 heures le 29 janvier 1996, ils ont tardé à mettre M. Zabtchekov en contact avec un médecin et ont peut-être tenté de choisir le médecin qui allait le voir (paragraphes 32-40 ci-dessus) ; ils ont apparemment menti lorsqu'ils ont répondu au docteur Mikhaïlov que M. Zabtchekov avait été emmené au commissariat dans le même état que celui dans lequel le médecin l'a trouvé vers 5 heures (paragraphe 39 ci-dessus) ; le registre de détention a été falsifié (paragraphes 41-46 ci-dessus) et M. Zabtchekov a été enregistré après coup en tant que « personne non identifiée » alors qu'il était bien connu des services de police comme suspect dans des affaires de vol et avait été reconnu par les policiers dès qu'ils l'avaient vu (paragraphes 25, 42 et 96-98 ci-dessus).
Il s'agissait là d'indications importantes qui auraient appelé une enquête approfondie, laquelle n'a pas été entreprise.
121.  Eu égard à l'ensemble des circonstances pertinentes, la Cour estime donc peu plausible l'explication donnée par le Gouvernement pour le décès de M. Zabtchekov, qui se fondait sur la conclusion du second rapport médicolégal quant au moment où la blessure avait été occasionnée et sur la supposition que le jeune homme pouvait s'être blessé lui-même en tombant à terre. Le Gouvernement n'a proposé aucune autre explication.
122.  En conséquence, il y a eu violation de l'article 2 de la Convention.
B.  Sur l'allégation que des soins médicaux n'ont pas été dispensés à temps
1.  Arguments des parties
123.  La requérante soutient que les policiers, alors qu'ils voyaient le garçon frissonner et tituber, ont considérablement retardé toute intervention médicale par une série d'actions suspectes entre 3 heures et 5 heures du matin. De l'avis de la requérante, l'explication la plus probable est que cette attitude dénote une tentative d'éviter tout contact entre M. Zabtchekov et un médecin indépendant qui aurait pu déceler des preuves de mauvais traitements. A titre subsidiaire, il y a eu négligence quant au bien-être d'un détenu. Dans les deux cas, le retard a été fatal.
124.  Le Gouvernement considère que les policiers ne peuvent être tenus pour responsables de ne pas avoir compris que M. Zabtchekov avait besoin d'urgence d'une assistance médicale. Lorsque les policiers l'ont vu pour la première fois, il faisait noir. En outre, le jeune homme était ivre, couvert de poussière et ses cheveux masquaient l'ecchymose au-dessus de son sourcil gauche. L'état de M. Zabtchekov a été interprété comme symptomatique des effets de l'alcool. Il ne s'était jamais plaint d'une quelconque douleur. Le fait qu'aucun signe de problème majeur ne soit apparent pendant l'intervalle de lucidité a été confirmé par des experts médicaux.
2.  Appréciation de la Cour
125.  Invoquant ses conclusions quant au comportement suspect des policiers (paragraphe 120 ci-dessus), la Cour constate que ceux-ci ont tardé à fournir des soins médicaux à M. Zabtchekov et que ce retard a contribué de manière décisive à l'issue fatale.
126.  La position du Gouvernement consiste à dire que les policiers, n'étant pas des professionnels de la médecine, ne peuvent être critiqués pour n'avoir pas saisi qu'il s'agissait d'une urgence médicale.
127.  Toutefois, cet argument ne tient pas puisque nul ne conteste qu'à un certain moment après 3 heures les policiers ont compris que l'état de M. Zabtchekov se dégradait. Même à cet instant, au lieu d'appeler une ambulance, ils ont pris contact avec ceux de leurs collègues qui avaient arrêté le garçon. Ces policiers, qui étaient en patrouille, ont cru devoir abandonner leur tâche et retourner au commissariat pour juger de la situation. Ayant vu l'état de M. Zabtchekov, ils ont pris le temps d'aller à l'hôpital et d'en revenir, suivis par une ambulance, au lieu d'en appeler une (paragraphes 32 à 40 ci-dessus).
128.  Par ailleurs, il est particulièrement révélateur que le dossier de l'affaire ne contienne aucune trace de critique ou de désapprobation quant à la manière de traiter le problème médical d'un détenu.
129.  Selon le premier rapport médical et l'expertise présentée par la requérante, le retard mis à fournir l'assistance médicale a été fatal (paragraphes 59 et 95 ci-dessus).
130.  En conséquence, la Cour estime que le comportement des policiers entre 3 heures et 5 heures le 29 janvier 1996 et l'inaction des autorités ont enfreint l'obligation qu'a l'Etat de protéger la vie des personnes en garde à vue.
131.  Il y a donc eu violation de l'article 2 § 1 de la Convention à cet égard.
C.  Sur l'ineffectivité alléguée de l'enquête
1.  Arguments des parties
132.  La requérante estime que l'enquête sur le décès de son fils a été insuffisante en ce que les autorités n'ont mené aucune investigation notamment quant à la falsification après le décès du registre de détention, aux blessures non létales, au comportement étrange des policiers entre 3 heures et 5 heures, à la raison pour laquelle les deux médecins se sont querellés vers 5 heures et au fait que les premières informations reçues par la famille de la requérante sur le décès de M. Zabtchekov ne mentionnaient pas que le garçon avait été détenu.
133.  La requérante soutient également qu'en raison des liens traditionnels entre les procureurs, les enquêteurs et la police, et de l'absence au moment des faits de tout contrôle juridictionnel sur les décisions de non-lieu, les autorités décisionnelles responsables des enquêtes sur les mauvais traitements infligés par des policiers n'étaient pas suffisamment indépendantes et impartiales.
En outre, cette situation traduit selon elle une politique plus large qui a été constatée par des organisations internationales. La requérante invoque le rapport du Rapporteur spécial sur la torture de la Commission des droits de l'homme des Nations unies (Document E/CN.4/1997/7 du 10 janvier 1997), lequel énonce en page 9 :
« Le Rapporteur spécial se déclare préoccupé par la fréquence des allégations faisant état d'actes de torture ou de mauvais traitements qui entraîneraient quelquefois la mort de personnes placées en garde à vue [en Bulgarie]. Comme les mesures disciplinaires ou les poursuites pénales sont rares, et que les responsables n'ont été que très rarement traduits en justice, un climat d'impunité tend forcément à s'instituer. Le Rapporteur spécial estime que le gouvernement devrait s'attacher à mettre en place un mécanisme pour assurer une surveillance indépendante et systématique des conditions d'arrestation, de détention et d'interrogatoires par les différents organes d'application des lois. »
134.  La requérante allègue en dernier lieu qu'elle a été en plusieurs occasions mal informée par les autorités sur le cours de l'enquête et sur les conclusions de celle-ci, et qu'elle n'a disposé d'un accès plein et entier au dossier de l'affaire qu'en février 1997, plus d'un an après le décès de son fils.
135.  Le Gouvernement affirme que l'enquête a été rapide et approfondie, et évoque les nombreux interrogatoires, rapports d'expertise et autres mesures d'investigation. La requérante a eu l'occasion de consulter le dossier de l'affaire ainsi que de présenter des recours et de solliciter des compléments d'enquête. C'est à bon droit que sa demande d'exhumation a été refusée car il avait été clairement établi que les côtes de M. Zabtchekov étaient intactes.
2.  Appréciation de la Cour
a)  Principes généraux
136.  La Cour rappelle que l'obligation de protéger le droit à la vie qu'impose l'article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l'Etat en vertu de l'article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », requiert également, par implication, que soit menée une forme d'enquête officielle et effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d'homme. L'enquête doit notamment être complète, impartiale et approfondie (arrêts McCann et autres, précité, p. 49, §§ 161-163 ; Kaya c. Turquie, 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 329, § 105, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV).
137.  Il s'agit essentiellement, au travers d'une telle enquête, d'assurer l'application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les affaires où des agents ou organes de l'Etat sont impliqués, de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des décès survenus sous leur responsabilité (voir, par exemple, mutatis mutandis, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 63, CEDH 2000-VII).
138.  Pour qu'une enquête sur une allégation d'homicide illégal commis par des agents de l'Etat soit effective, on estime généralement nécessaire que les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes impliquées (voir, par exemple, les arrêts Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, Recueil 1998-IV, p. 1733, §§ 81-82, et Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, §§ 91-92, CEDH 1999-III). Cela suppose non seulement l'absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (voir, par exemple, Ergi c. Turquie, arrêt du 28 juillet 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1778-1779, §§ 83-84, relatif à une affaire où le procureur enquêtant sur le décès d'une jeune fille, survenu selon le plaignant au cours d'un affrontement, avait fait preuve d'un manque d'indépendance en accordant une importance prépondérante aux informations fournies par les gendarmes impliqués).
139.  L'enquête doit également être effective en ce sens qu'elle doit permettre d'identifier et de sanctionner les responsables. Il s'agit d'une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l'obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises médicolégales et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès (concernant les autopsies, voir, par exemple, l'arrêt Salman précité, § 106 ; concernant les témoins, Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 109, CEDH 1999-IV ; concernant les expertises médicolégales, Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000).
Toute carence de l'enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou à identifier les responsables risque de faire conclure qu'elle ne répond pas à cette norme.
140.  Le public doit avoir un droit de regard suffisant sur l'enquête ou sur ses conclusions de sorte qu'il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu'en théorie, préservation de la confiance du public dans le respect par les autorités de la prééminence du droit, et prévention de toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux. Le degré requis de contrôle du public peut varier d'une situation à l'autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (dans l'affaire Güleç précitée, le père de la victime n'avait pas été informé des décisions de non-lieu (p. 1733, § 82). Dans l'affaire Öğur précitée, la famille de la victime n'avait pas pu consulter les documents relatifs à l'enquête et à la procédure (§ 92) ; voir aussi l'arrêt Gül précité, § 93 ; pour un résumé complet de la jurisprudence pertinente, voir McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, §§ 111-115, CEDH 2001-III).
b)  Application de ces principes en l'espèce
141.  La Cour constate à l'instar du Gouvernement que de nombreux actes d'investigation ont été entrepris en l'espèce. L'enquête a commencé rapidement et les autorités y ont travaillé activement. Une autopsie a été pratiquée, la plupart des témoins ont été interrogés à plusieurs reprises, deux confrontations et une reconstitution des faits ont été organisées et d'autres preuves pertinentes ont été recueillies et analysées.
142.  La Cour relève toutefois qu'il a été impossible d'établir quel objet pouvait avoir causé la fracture du crâne, puisque certaines données morphologiques et des informations concernant l'absence ou la présence de lésions de contrecoup n'ont pas été consignées dans le rapport d'autopsie.
Il est en outre très significatif que les policiers n'aient jamais été invités à expliquer pourquoi le registre de détention avait été falsifié, pourquoi ils n'avaient pas appelé une ambulance immédiatement et pourquoi ils avaient apparemment donné de faux renseignements au docteur Mikhaïlov. Il s'agissait là de questions cruciales qui devaient manifestement être soulevées dans les auditions et confrontations.
La reconstitution des faits conduite le 20 mars 1996 a, pour des raisons peu claires, porté exclusivement sur le nombre de fois et les endroits où M. Zabtchekov était tombé sur le sol alors qu'il essayait de s'échapper, et a passé sous silence les événements survenus au commissariat, l'intervalle de temps qui s'est écoulé entre l'arrestation du jeune homme et son arrivée au commissariat, ainsi que le moment où il était étendu à terre, attaché par des menottes à un arbre, ou seul avec le sergent Moutafov (C) et son ami (D) (paragraphes 21, 26, 29-40 et 68 ci-dessus).
En outre, il n'y a pas trace d'une arrivée rapide de l'enquêteur sur le lieu de l'arrestation de M. Zabtchekov dans la rue Beli Lom. Le site a été inspecté vers 11 heures le 29 janvier 1996 par un policier dépendant du même commissariat que les policiers impliqués.
Enfin, l'enquête s'est concentrée sur l'origine de la blessure au crâne et le moment où elle a été causée, et les autres traces présentes sur le corps du garçon ont suscité peu d'attention.
Le Gouvernement n'a fourni aucune explication pour ces omissions.
143.  La Cour renvoie également à ses constatations ci-dessus selon lesquelles les témoignages des policiers ont été jugés pleinement crédibles malgré le comportement suspect des intéressés. Nonobstant les contradictions évidentes entre les deux rapports médicaux, les autorités ont admis les conclusions du second rapport sans chercher à élucider les différences (paragraphe 120 ci-dessus). D'ailleurs, les décisions des autorités de poursuite de mettre un terme à l'enquête se sont exclusivement fondées sur l'avis exprimé dans le second rapport médical quant au moment où la blessure avait été causée, avis qui reposait sur une analyse contestable (paragraphes 79, 81, 84 et 88-90 ci-dessus).
144.  La Cour considère donc que l'enquête a manqué de l'objectivité et de la méticulosité nécessaires, ce qui a compromis de façon décisive sa capacité à établir la cause du décès de M. Zabtchekov et l'identité des personnes responsables. Son effectivité ne saurait donc être jugée sur la base du nombre de rapports établis, de témoins interrogés ou des autres mesures d'enquête prises.
145.  La requérante allègue en outre que les carences de l'enquête en l'espèce s'inscrivent dans un problème général de défaut d'indépendance, d'impartialité et de reconnaissance de la responsabilité publique des autorités chargées d'enquêter sur les mauvais traitements infligés par des policiers.
Dans les circonstances particulières de la cause, comme elle a déjà conclu que l'enquête sur le décès du fils de la requérante n'avait pas été suffisamment objective et approfondie, la Cour juge inutile de statuer sur ces aspects complémentaires du grief de l'intéressée.
146.  La Cour estime qu'il y a eu manquement à l'obligation qui incombait à l'Etat défendeur en vertu de l'article 2 § 1 de la Convention de mener une enquête effective sur le décès de M. Zabtchekov.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
147.  La requérante se plaint que son fils ait subi de mauvais traitements avant son décès. Elle invoque l'article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
148.  Les arguments des parties sont résumés aux paragraphes 103 à 108 ci-dessus.
149.  La Cour a estimé plus haut que le Gouvernement n'avait pas donné d'explication plausible pour les blessures présentes sur le corps de M. Zabtchekov.
Ces blessures étaient le signe d'un traitement inhumain allant au-delà du seuil de gravité requis par l'article 3 de la Convention.
Il y a donc eu violation de cette disposition.
150.  La Cour ne juge pas nécessaire d'examiner séparément sous l'angle de l'article 3 les allégations de carences de l'enquête (Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 120, CEDH 2000-III), puisqu'elle s'est déjà prononcée sur cette question sur le terrain de l'article 2 de la Convention (paragraphes 132 à 146 ci-dessus).
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 DE LA CONVENTION
151.  Invoquant l'article 5 de la Convention, la requérante allègue que la détention de son fils pendant la nuit du 28 au 29 janvier 1996 a été irrégulière puisqu'il n'y avait pas d'ordonnance légale de mise en détention et que la détention n'a pas été dûment enregistrée.
L'article 5 de la Convention, en ses passages pertinents, se lit ainsi :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
c)  s'il a été arrêté et détenu en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci ;
152.  Pour la requérante, il est absurde de considérer – comme l'affirme le Gouvernement – que le délai légal de vingt-quatre heures fixé pour la garde à vue commence à courir au moment où l'identité de la personne appréhendée est établie. Le droit bulgare ne prévoit aucune règle de la sorte. Toute détention sans ordonnance écrite enfreint l'article 35 de la loi sur la police nationale. De plus, en l'espèce, les policiers ont reconnu M. Zabtchekov immédiatement et se sont adressés à lui en l'appelant par son nom.
153.  Le Gouvernement soutient qu'au moment où il a été emmené au commissariat M. Zabtchekov n'était pas un « détenu » au sens de l'article 35 de la loi sur la police nationale, puisque son identité n'avait pas été établie. Les policiers ont dû attendre son dégrisement pour pouvoir prendre connaissance de son identité et ainsi décider si la garde à vue était nécessaire. Dès lors, une ordonnance écrite de mise en détention n'était pas requise. Pareille ordonnance ne peut pas être délivrée pour une personne dont l'identité n'est pas connue.
Le Gouvernement déclare en outre que les conditions matérielles légales d'une détention régulière existaient en toute hypothèse : M. Zabtchekov avait été appréhendé alors qu'il tentait de commettre un vol et avait été emmené au commissariat à des fins d'identification.
154.  La Cour rappelle que les termes « régulièrement » et « selon les voies légales » qui figurent à l'article 5 § 1 de la Convention renvoient pour l'essentiel à la législation nationale et consacrent l'obligation d'en observer les normes de fond comme de procédure, mais ils exigent de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l'article 5 : protéger les individus contre les privations arbitraires de liberté. La Cour doit donc s'assurer que le droit interne se conforme lui-même à la Convention, y compris aux principes énoncés ou appliqués par elle (voir, parmi d'autres, Grauslys c. Lituanie, no 36743/97, § 39, 10 octobre 2000).
La détention non reconnue d'un individu constitue une totale négation des garanties fondamentales consacrées par l'article 5 de la Convention et une violation extrêmement grave de cette disposition. Ne pas consigner des données telles que la date et l'heure de l'arrestation, le lieu de détention, le nom du détenu ainsi que les raisons de la détention et l'identité de la personne qui y a procédé doit passer pour incompatible avec l'exigence de régularité de la détention et avec l'objectif même de l'article 5 de la Convention (Kurt c. Turquie, arrêt du 25 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1185-1186, § 125, et Çakıcı, arrêt précité, §§ 104 et 105).
155.  En l'espèce, il ne prête pas à controverse que la détention de M. Zabtchekov ne se fondait pas sur une ordonnance écrite comme le requiert l'article 35 de la loi sur la police nationale. Contrairement aux affirmations du Gouvernement, une interprétation raisonnable de cette disposition ne saurait conduire à autoriser l'incarcération d'une personne sans ordonnance légale lorsqu'il y a des doutes sur l'identité de cette personne : pareille interprétation va à l'encontre des garanties élémentaires exigées par l'article 5 de la Convention, puisque cela impliquerait une autorisation générale des détentions non reconnues. Par ailleurs, en l'espèce, la police avait identifié M. Zabtchekov au moment même de son arrestation.
Il s'ensuit que la détention du fils de la requérante était irrégulière.
156.  Selon la requérante, pour tenter de dissimuler le fait même de la détention de son fils, les premières informations données à la famille sur son décès passaient l'incarcération totalement sous silence (paragraphes 49 et 61 ci-dessus).
La Cour relève que la privation de liberté de M. Zabtchekov n'a pas été consignée à l'origine et que le registre du commissariat a été falsifié par la suite. Le comportement suspect des policiers entre 3 heures et 5 heures le 29 janvier 1996 constitue un autre élément pouvant conduire à la conclusion qu'il y a eu tentative de dissimuler le fait que le fils de la requérante avait été détenu (paragraphes 30, 32-40 et 41-46 ci-dessus).
Cette tentative n'ayant de toute façon pas abouti, la Cour n'examinera pas la question de savoir si la responsabilité de l'Etat pour une détention non reconnue pourrait être engagée.
157.  L'absence d'ordonnance écrite et le défaut d'enregistrement en bonne et due forme de la détention de M. Zabtchekov suffisent à la Cour pour estimer que l'incarcération du jeune homme pendant plusieurs heures le 29 janvier 1996 était contraire au droit interne et aux exigences implicitement posées par l'article 5 de la Convention, lesquelles appellent un enregistrement convenable des privations de liberté.
Dès lors, il y a eu violation de l'article 5 § 1 de la Convention.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
158.  La requérante se plaint sur le terrain de l'article 13 de la Convention de l'absence alléguée de recours effectif pour faire état des violations des articles 2 et 3. L'article 13 est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
159.  Invoquant ses griefs tirés des articles 2 et 3 de la Convention, la requérante déclare que l'enquête pénale n'a pas été effective. Elle ajoute qu'au moment des faits il n'existait aucun recours juridictionnel contre les décisions de non-lieu prises par un procureur.
160.  Le Gouvernement renvoie à ses arguments présentés sur le terrain des articles 2 et 3 et affirme que la requérante aurait pu demander à intervenir dans l'enquête pénale conduite sur le décès de son fils en tant qu'auteur des poursuites privées ou partie civile.
161.  L'article 13 de la Convention garantit l'existence en droit interne d'un recours permettant de s'y prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu'ils peuvent s'y trouver consacrés. Cette disposition exige donc un recours interne permettant de connaître du contenu d'un « grief défendable » fondé sur la Convention et d'offrir le redressement approprié, même si les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. La portée de l'obligation résultant de l'article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigé par l'article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit.
Lorsqu'on peut prétendre de manière défendable qu'il y a eu violation d'un ou plusieurs droits consacrés par la Convention, la victime doit disposer d'un mécanisme permettant d'établir la responsabilité de fonctionnaires ou d'organes de l'Etat quant à ce manquement. En outre, dans les cas qui s'y prêtent, une indemnisation des dommages – matériel aussi bien que moral – découlant de la violation doit en principe être possible et faire partie du régime de réparation mis en place (voir l'arrêt récent T.P. et K.M. c. Royaume-Uni [GC], no 28945/95, § 107, CEDH 2001-V).
Dans les cas de décès contestables, eu égard à l'importance fondamentale du droit à la protection de la vie, l'article 13 impose, outre le versement d'une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l'identification et à la punition des responsables de la mort, et comportant un accès effectif du plaignant à la procédure d'enquête (arrêts précités Kaya, p. 330, § 107, Ergi, p. 1782, § 98, Salman, § 123, et Velikova, § 89).
162.  Pour la Cour, la requérante avait un grief défendable au regard des articles 2 et 3 de la Convention quant au décès de son fils et aux mauvais traitements subis par celui-ci, et aux fins de l'article 13 elle aurait dû en conséquence pouvoir disposer de recours effectifs et concrets de nature à conduire à l'identification et à la punition des responsables et à l'octroi d'une réparation.
Toutefois, dans des circonstances dans lesquelles – comme ici et dans l'affaire Velikova précitée – l'enquête pénale sur le décès suspect était ineffective en tant qu'elle manquait de l'objectivité et de la méticulosité nécessaires (paragraphes 141-146 ci-dessus), et où l'effectivité de tout autre recours pouvant exister, y compris celui qui est évoqué par le Gouvernement (c'est-à-dire la possibilité pour la requérante d'intervenir dans la procédure pénale en tant que partie civile), était par conséquent compromise, la Cour estime que l'Etat n'a pas satisfait à l'obligation qui lui incombait en vertu de l'article 13 de la Convention.
Dès lors, il y a eu violation de cette disposition.
V.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
163.  La requérante se plaint sous l'angle de l'article 14 de la Convention combiné avec les articles 2, 3 et 13 que la façon dont les policiers et les autorités de poursuite ont catalogué son fils en tant que Rom/Tzigane a influé de manière décisive sur leur attitude et leurs actes.
L'article 14 de la Convention est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
164.  La requérante juge étonnant que certains des policiers n'aient pas pu s'empêcher de parler de M. Zabtchekov en l'appelant « le Tzigane », même dans leurs déclarations officielles. Elle estime que la référence à l'origine de son fils et les actes de la police et des autorités d'enquête doivent être envisagés dans le contexte plus large de racisme et d'hostilité systématiques dont les organes chargés de l'application du droit en Bulgarie ont fait preuve à de nombreuses reprises. Cette attitude a été largement dénoncée dans des documents émanant d'organismes intergouvernementaux et d'organisations œuvrant dans le domaine des droits de l'homme.
165.  Selon le Gouvernement, rien ne prouve l'existence d'actes motivés par le racisme de la part des autorités. Que certaines déclarations désignent M. Zabtchekov comme « le Tzigane » ne constitue pas une telle preuve.
166.  La Cour rappelle qu'une preuve « au-delà de tout doute raisonnable » peut résulter d'un faisceau d'indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir le paragraphe 111 ci-dessus et la jurisprudence qui y est citée).
Elle doit donc apprécier tous les faits pertinents, y compris toute déduction pouvant être tirée des informations générales présentées par la requérante sur l'existence d'attitudes discriminatoires qu'elle allègue.
167.  La Cour rappelle que dans l'affaire Velikova elle a examiné, au paragraphe 94 de l'arrêt, un grief très similaire et a déclaré :
« La Cour observe que le grief de la requérante tiré de l'article 14 est fondé sur un certain nombre d'arguments sérieux. Elle relève également que l'Etat défendeur n'a fourni aucune explication plausible quant aux circonstances du décès de M. Tsonchev et aux raisons pour lesquelles les autorités ont omis d'accomplir, au cours de l'enquête, certaines investigations fondamentales et indispensables, qui auraient pu apporter un éclairage sur les événements litigieux (...)
La Cour rappelle toutefois que le critère de preuve requis au titre de la Convention est celui de la « preuve au-delà de tout doute raisonnable ». Elle estime en l'espèce que les éléments dont elle dispose ne lui permettent pas de conclure au-delà de tout doute raisonnable que le meurtre de M. Tsonchev et l'absence d'une enquête sérieuse au sujet de ce crime ont été motivés par des préjugés raciaux comme le prétend la requérante.
Il en résulte qu'aucune violation de l'article 14 n'a été établie. »
168.  La Cour estime qu'en l'espèce les griefs de la requérante sont également fondés sur des arguments sérieux. Elle n'est cependant pas en mesure de conclure que la preuve au-delà de tout doute raisonnable a été établie.
Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention.
VI.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
169.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
170.  La requérante demande 19 050 euros (EUR) pour dommage moral, soit 15 250 EUR pour la douleur et les souffrances occasionnées par la violation des droits de son fils au titre de la Convention, et 3 800 EUR pour le désespoir que lui ont causé les mauvais traitements subis par son fils et le décès de celui-ci ainsi que la réaction insuffisante des autorités.
171.  Le Gouvernement objecte que, puisque l'article 362 § 1 4) du code bulgare de procédure pénale prévoit la possibilité de rouvrir une procédure pénale dans les cas où la Cour européenne des Droits de l'Homme a constaté un manquement à la Convention, la requérante devrait, si la Cour constate une violation en l'espèce, présenter une demande civile d'indemnisation dès la réouverture de la procédure pénale.
A titre subsidiaire, le Gouvernement soutient que la demande est excessive, eu égard à la situation économique du pays. Le montant réclamé représenterait 371 fois le salaire mensuel minimum. De l'avis du Gouvernement, la comparaison avec les affaires turques suggérée par la requérante est impropre puisqu'en Turquie le salaire mensuel minimum est de 50 % plus élevé qu'en Bulgarie.
Enfin, le Gouvernement souligne les dangers que présenteraient des sommes excessives octroyées par la Cour.
172.  La Cour relève que la disposition du code de procédure pénale invoquée par le Gouvernement concerne la réouverture de procédures pénales ayant abouti à une décision judiciaire, alors que l'enquête dans l'affaire de la requérante s'est terminée par une décision des autorités de poursuite. On ne peut donc affirmer que le code de procédure pénale requiert la réouverture de l'enquête après les constatations de la Cour en l'espèce.
En outre, l'article 41 de la Convention n'exige pas des requérants qu'ils épuisent les recours internes une seconde fois afin d'obtenir une satisfaction équitable après l'avoir fait en vain pour tenter de faire valoir leurs griefs de fond. Le libellé de cette disposition – en tant qu'elle invoque l'impossibilité de réparation en vertu du droit interne – établit une règle qui s'applique également au fond de la question de la satisfaction équitable (De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique (article 50), arrêt du 10 mars 1972, série A no 14, pp. 8-9, § 16).
A cet égard, pour la Cour, la possibilité hypothétique que l'enquête reprenne, de nombreuses années après le décès du fils de la requérante lors de sa garde à vue et une première enquête dépourvue d'effectivité, et que la requérante ait la faculté d'engager une action civile qui n'aboutirait que si la nouvelle enquête produisait des résultats, ne saurait être raisonnablement interprétée comme une restitutio in integrum en droit interne.
173.  Eu égard à ses arrêts dans des affaires similaires (Velikova, arrêt précité) et au fait que la présente espèce porte sur le décès d'un jeune homme de dix-sept ans pendant sa garde à vue, la Cour accueille en entier la demande au titre du dommage moral.
B.  Frais et dépens
174.  La requérante réclame 3 800 dollars américains (USD) correspondant à quatre-vingt-quinze heures de travail juridique au taux horaire de 40 USD. Elle présente une copie du contrat qui la lie à son avocat ainsi qu'un récapitulatif des heures de travail.
175.  Le Gouvernement estime que l'accord entre la requérante et son avocat, selon lequel des honoraires sont versés uniquement en cas de réussite de l'action, est « absurde » et que le taux horaire de 40 USD est excessif, voire immoral, puisque les avocats ont l'obligation d'assister des personnes ayant des ressources financières limitées.
176.  La Cour rappelle qu'au titre de l'article 41 de la Convention elle rembourse les frais dont il est établi qu'ils ont été réellement et nécessairement exposés et sont d'un montant raisonnable (voir, parmi d'autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II).
Elle relève en outre que le Gouvernement n'a pas contesté le récapitulatif des heures de travail présenté par l'avocat de la requérante. La Cour ne voit rien qui indique que le nombre d'heures revendiqué excède le travail juridique qui a été réellement effectué et qui était nécessaire pour représenter la requérante.
Quant au taux horaire de 40 USD, il n'a pas été prétendu qu'il s'agissait d'un taux supérieur au taux horaire pratiqué, par exemple, par les grands cabinets d'avocats bulgares.
Après conversion en euros de la somme réclamée et déduction d'un montant de 762,25 EUR (5 000 francs français) perçu du Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire, la Cour octroie à la requérante 3 500 EUR pour frais et dépens.
C.  Intérêts moratoires
177.  Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d'intérêt légal applicable en Bulgarie aux demandes exprimées en devises convertibles à la date d'adoption du présent arrêt est de 13,65 % l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention quant au décès du fils de la requérante ;
2.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention quant au fait que les autorités n'ont pas fourni à temps des soins médicaux à l'intéressé ;
3.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention quant à l'obligation de l'Etat défendeur de mener une enquête effective ;
4.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention ;
5.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 5 de la Convention ;
6.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention ;
7.  Dit, par six voix contre une, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention ;
8.  Dit, à l'unanimité,
a)  que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée :
i.  19 050 EUR (dix-neuf mille cinquante euros) pour le dommage moral,
ii.  3 500 EUR (trois mille cinq cents euros) pour frais et dépens,
et que ces deux sommes seront converties dans la monnaie nationale de l'Etat défendeur au taux applicable au jour du règlement ;
b)  que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 13,65 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;
9.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable de la requérante pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 13 juin 2002, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Erik Fribergh Christos Rozakis   Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion en partie dissidente de M. Bonello.
C.L.R.
E.F.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE  DE M. LE JUGE BONELLO
(Traduction)
1.  J'ai voté comme mes collègues sur tous les points sauf un. Je ne peux souscrire au point de vue de la majorité selon lequel, en l'espèce, l'interdiction de toute discrimination n'a pas été transgressée (article 14 de la Convention).
2.  Je trouve particulièrement perturbant que la Cour, en cinquante ans et plus de travail judiciaire opiniâtre, n'ait pas encore trouvé à ce jour un seul exemple de violation du droit à la vie (article 2) ou du droit de ne pas subir de tortures ou d'autres traitements ou peines inhumains ou dégradants (article 3) fondée sur la race, la couleur ou le lieu d'origine de la victime [La Commission a déclaré en 1973 que « le régime particulier imposé à un groupe de personnes pour des motifs raciaux pourrait constituer un traitement dégradant là où une distinction fondée sur un autre événement ne soulèverait pas de question de ce genre » (Asiatiques de l'Afrique de l'Est c. Royaume-Uni, rapport de la Commission du 14 décembre 1973, Décisions et rapports 78-B)]. Un observateur profane qui compulserait les annales de la Cour pourrait en conclure que, depuis plus d'un demi-siècle, l'Europe démocratique est exempte de tout soupçon de racisme, d'intolérance ou de xénophobie. L'Europe que reflète la jurisprudence de la Cour est un havre exemplaire de fraternité ethnique, dans lequel des peuples aux origines les plus diverses fusionnent sans aucune tension, méfiance ou réticence. La présente affaire ne fait qu'alimenter cette illusion.
3.  La Cour a reconnu fréquemment et régulièrement que des membres de minorités vulnérables avaient été tués ou soumis à des traitements effroyables contraires à l'article 3 ; mais pas une fois elle n'a estimé que ces faits étaient liés à leurs spécificité ethnique. Kurdes, Noirs, musulmans, Roms et autres sont encore et encore tués, torturés ou estropiés, mais la Cour ne peut se convaincre que leurs race, couleur, nationalité ou lieu d'origine aient quelque chose à y voir. Des infortunes s'abattent ponctuellement sur des groupes minoritaires déshérités, mais seulement du fait de coïncidences propices.
4.  A l'origine de cette vaine chimère se trouve la règle de preuve que la Cour s'est elle-même imposée : « La Cour rappelle (...) que le critère de preuve requis au titre de la Convention est celui de la « preuve au-delà de tout doute raisonnable ». » [Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, CEDH 2000-VI] La majorité a estimé qu'en l'espèce il n'avait pas été établi « au-delà de tout doute raisonnable » que l'origine ethnique d'un Tzigane de dix-sept ans, Anguel Zabtchekov, mort des suites de l'affectueuse sollicitude que lui ont témoignée des policiers, avait constitué un facteur « déterminant » pour les fonctionnaires de police qui avaient aidé
le jeune Rom à accéder au chemin le plus court reliant Razgrad à l'éternité.
5.  Cette incapacité à établir un lien entre des abus physiques et l'origine ethnique perdure, bien que tous les signaux dénonçant le traitement « spécial » réservé aux Roms par la police bulgare au mépris des articles 2 et 3 soient au rouge et clignotent de manière insistante et alarmante : il s'agit du troisième cas de décès ou de traitements brutaux de Roms par des policiers bulgares dont la Cour a à connaître (voir les arrêts Assenov et autres et Velikova). Selon les rapports d'organisations intergouvernementales ou d'organismes œuvrant dans le domaine des droits de l'homme, les services d'ordre bulgares peuvent se glorifier de détenir le triste record des cas de mauvais traitements envers les Roms fondés sur des préjugés raciaux.
Dans un rapport dont les détails donnent froid dans le dos, Amnesty International a mis l'accent sur la propension des policiers à brutaliser les Roms : « Un grand nombre de victimes de coups et d'autres mauvais traitements de la part de policiers sont des Roms (...) Amnesty International a exprimé sa préoccupation aux autorités bulgares quant à deux autres incidents de bastonnades massives pendant des descentes de police sur des quartiers roms, cinq incidents de violences raciales dans le cadre desquels des Roms ont été insuffisamment protégés, cinq cas de décès dans des circonstances suspectes, et neuf incidents de tortures et de mauvais traitements impliquant vingt et une victimes. »
« Le problème » – ajoute le rapport – « se complique encore du fait de l'impunité générale dont bénéficient les agents des services d'ordre responsables de violations des droits de l'homme. » [« Bulgarie : meurtres, décès en garde à vue, tortures et mauvais traitements ». AI Index : EUR 15/07/96] Quant à l'immunité de poursuite accordée aux policiers, Amnesty International se déclare « préoccupée par l'impunité dont jouit la police du fait que les autorités bulgares s'abstiennent constamment de mener des enquêtes suffisantes et impartiales sur de tels incidents, ce qui expose la communauté ethnique la plus vulnérable de Bulgarie à un risque encore plus grand de violence raciste » [AI Index : EUR 01/06/97].
Un autre rapport souligne que « les Roms, dans toute la Bulgarie, subissent des coups et d'autres mauvais traitements par les agents des forces de l'ordre. Amnesty International estime que, dans la plupart des cas, ces traitements sont motivés par la haine raciale, et déclare avec inquiétude que les mauvais traitements dont sont victimes les Roms constituent l'un des problèmes majeurs en matière de droits de l'homme en Bulgarie. » [« Bulgarie : inquiétudes relatives aux mauvais traitements des Roms par la police bulgare ». AI Index : EUR 15/05/95]
6.  Les organisations œuvrant dans le domaine des droits de l'homme ne sont pas les seules à actionner le signal d'alarme. Des organisations intergouvernementales telles que le Conseil de l'Europe et les Nations unies ont également pris note du problème. Le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l'homme des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires a également « exprimé sa préoccupation devant des rapports indiquant que des personnes appartenant à la minorité rom [en Bulgarie] sont les principales victimes de la violence policière, en particulier de violations du droit à la vie » [Rapport du 25 janvier 1996 (E/CN.4/1996/4)]. Le rapport établi par Alvaro Gil-Robles, le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, sur sa visite en Bulgarie en décembre 2001 contribue également à l'impression générale que les Roms constituent une minorité déshéritée et victime de sévices dans ce pays.
7.  La publication intitulée « Profession : détenu. Les Roms en détention en Bulgarie » décrit également en détail des comportements massivement adoptés en Bulgarie par des agents chargés de l'application de la loi, et renforcés par une impunité quasi automatique [Centre européen des droits des Roms, série des rapports par pays, no 6, décembre 1997].
8.  D'autres constats négatifs similaires de brutalités policières systématiques contre les Roms en Bulgarie ont été dénoncés et enregistrés par d'autres organisations de surveillance des droits de l'homme, telles que Human Rights Project, Bulgaria Helsinki Committee et Human Rights Watch.
9.  La Convention n'exige nulle part le critère de la « preuve au-delà de tout doute raisonnable » aujourd'hui requis de la victime pour convaincre la Cour qu'un décès ou des mauvais traitements résultent de préjugés ethniques. Bien au contraire, l'article 32 donne à la Cour les pouvoirs discrétionnaires les plus larges pour interpréter et appliquer la Convention. Ce que la Convention requiert est tout à fait l'inverse : que ses dispositions soient pleinement mises en œuvre. Tout exercice d'interprétation de la Convention doit viser à « assurer la reconnaissance et l'application universelles et effectives » des garanties qu'elle énumère, sauf à trahir l'esprit et la lettre de son vigoureux préambule.
La Convention doit être appliquée par la Cour de manière à protéger « des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs » [Artico c. Italie, arrêt du 13 mai 1980, série A no 37]. Nul outil plus efficace que le fait d'exiger de la victime un critère de preuve qui, dans d'autres litiges de droit civil, n'est requis de personne ne pouvait être forgé pour garantir que la protection contre la discrimination raciale devienne illusoire et inopérante.
10.  La Cour n'a jamais expliqué, encore moins justifié, pourquoi le critère de preuve pesant sur le requérant dans des litiges en matière de droits de l'homme devait être équivalent à celui exigé d'un Etat pour obtenir une condamnation pénale certaine et fiable. J'ai dans d'autres affaires écarté toute adhésion à un critère que j'estime indéfendable en droit et impossible à atteindre en pratique ; un critère qui ne sert qu'à garantir que des atteintes aux droits de l'homme, aussi flagrantes et interdites fussent-elles, demeurent impunies [Veznedaroğlu c. Turquie, no 32357/96, 11 avril 2000]. Cette doctrine ne fait que récompenser ceux que la Convention ne devrait justement pas récompenser.
11.  Je trouve bien triste que, quant à la protection fondamentale contre la discrimination raciale, la Cour reste en retrait par rapport à d'autres juridictions importantes en matière des droits de l'homme. La Cour interaméricaine des droits de l'homme, par exemple, a établi des critères qui, globalement, sont plus raisonnables : « La protection internationale des droits de l'homme ne doit pas être confondue avec la justice pénale. Les Etats ne comparaissent pas devant la Cour en tant que défendeurs dans une action pénale. L'objectif du droit international en matière de droits de l'homme n'est pas de punir les auteurs de violations, mais de protéger les victimes et de prévoir la réparation des dommages résultant des actes des Etats responsables. » [Affaire Velásquez Rodríguez c. Honduras, Cour interaméricaine des droits de l'homme, 29 juillet 1988, § 134]
12.  La Cour suprême des Etats-Unis travaille également à partir d'un postulat plus efficace et effectif dans les affaires mettant en jeu le critère et la charge de la preuve pour établir la discrimination raciale : il incombe aux requérants de faire valoir qu'il existe de prime abord une question de discrimination. Une fois que le requérant a établi ce qui, dans le jargon de notre Cour, pourrait être appelé un « grief défendable », la charge de la preuve se déplace sur le défendeur qui doit convaincre la Cour de la légitimité et de la justification de l'action litigieuse [Griggs v. Duke Power Co., 401 US 424, 427 (1971) ; McDonnell Douglas Corp. v. Green, 411 US 792, 802 (1973)]. Ce critère accessible et équitable de la preuve semble léger, à des années-lumière de la « preuve au-delà de tout doute raisonnable » qui freine la protection européenne des droits de l'homme dans des domaines où la priorité devrait être le niveau de protection le plus haut, et non le plus haut niveau de preuve.
13.  Tant que la Cour persistera à exiger, dans des conflits en matière de droits de l'homme, un critère de preuve que cinquante années d'expérience ont démontré être aussi irréel qu'irréaliste et irréalisable, elle se contentera de proclamer un attachement de pure forme aux garanties qu'elle rend par là même impossibles à mettre en œuvre. A mon sens, le bon chemin consiste à repenser de manière radicale et créative l'approche de la Cour, en sorte de lever les barrières qui, dans certains domaines importants des droits de l'homme, font d'elle une gardienne inepte de la Convention. La Cour a souvent relevé les défis de manière spectaculairement visionnaire et, s'agissant des questions de discrimination ethnique, devrait puiser avec fierté dans sa propre tradition de pionnière.
14.  Diverses voies éprouvées viennent à l'esprit pour atteindre un nouvel et meilleur équilibre entre les demandes du requérant et celles de l'Etat. L'une de ces voies est le renversement de la charge de la preuve : un mécanisme que la Cour a déjà adopté avec succès lorsque l'autre solution aurait rendu la recherche de la vérité impossible. Ainsi, par exemple, un décès ou des blessures survenus pendant une garde à vue font naître une présomption (issue de la jurisprudence de la Cour) qui déplace sur l'Etat la charge de fournir une explication satisfaisante [Voir, par exemple, Assenov et autres c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, ainsi que certaines affaires turques récentes].
15.  Ainsi, également, la Cour, dans une décision d'avant-garde, a déclaré que le fait qu'un gouvernement ne présente pas les informations auxquelles il est seul à avoir accès peut amener à conclure au bien-fondé des griefs du requérant [Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, CEDH 2000-VI, et Taş c. Turquie, no 24396/94, 14 novembre 2000].
16.  Le recours à des déductions, des présomptions légales et un renversement de la charge de la preuve s'est également révélé être un facteur décisif dans la récente affaire Čonka, dans laquelle la Cour, plutôt que d'exiger des requérants qu'ils prouvent au-delà de tout doute raisonnable que leur expulsion s'inscrivait dans le cadre d'une politique d'expulsions collectives, a conclu à la violation en partant de l'autre extrémité du syllogisme : « le procédé suivi [par les autorités de l'Etat] n'est pas de nature à exclure tout doute sur le caractère collectif de l'expulsion critiquée. » [Čonka c. Belgique, no 51564/99, CEDH 2002-I]
17.  Par un admirable processus d'activisme judiciaire, la Cour a également « créé » la notion de « violation procédurale » de l'article 2 [McCann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324] et, plus récemment, de l'article 3 [Assenov et autres, arrêt précité]. Le même raisonnement consistant à voir dans l'absence ou l'insuffisance d'une enquête menée sur un décès ou des traitements inhumains par l'Etat une « violation procédurale » de ces garanties devrait inspirer et justifierait un constat de violation de l'article 14 combiné avec les articles 2 ou 3 lorsqu'aucune enquête convenable sur la violation alléguée n'a été conduite.
18.  La Cour dispose donc d'un important arsenal d'armes avec lesquelles elle pourrait sortir de l'impasse qui ne lui a pas permis, pendant cinquante ans d'activité, de censurer un seul acte de discrimination raciale dans des cas de décès ou de traitements inhumains. L'idéal serait de reconsidérer la question de savoir si les critères de preuve ne devraient pas être ceux, juridiquement plus justifiables, de la prépondérance des preuves ou de la plus forte probabilité. A titre subsidiaire, la Cour devrait à mon avis dire que lorsqu'un membre d'une minorité défavorisée subit un préjudice dans un environnement où les tensions raciales sont fortes et l'impunité des agents de l'Etat très répandue, la charge de prouver que le fait n'a pas été provoqué par les spécificités ethniques pèse sur le gouvernement.
Subsidiairement, sur le terrain de l'article 14, la Cour, comme elle l'a fait pour les articles 2 et 3, devrait puiser dans sa propre doctrine de « violation procédurale » lorsque les documents montrent que les blessures d'un membre d'une minorité défavorisée n'ont pas fait l'objet d'une enquête suffisante.
19.  Cela permettrait à la Cour de revenir dans la droite ligne de sa propre jurisprudence selon laquelle « seules des considérations très fortes [présentées par le Gouvernement] peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité » [Gaygusuz c. Autriche, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV].
20.  Pour les raisons brièvement esquissées ci-dessus, je ne peux que voter en faveur d'un constat de violation de l'article 14 de la Convention.
ARRÊT ANGUELOVA c. BULGARIE
ARRÊT ANGUELOVA c. BULGARIE 
ARRÊT ANGUELOVA c. BULGARIE
ARRÊT ANGUELOVA c. BULGARIE – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE 
DE M. LE JUGE BONELLO
 ARRÊT ANGUELOVA c. BULGARIE – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE   DE M. LE JUGE BONELLO


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 38361/97
Date de la décision : 13/06/2002
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 2 quant au décès du fils de la requérante ; Violation de l'art. 2 quant au retard apporté à dispenser des soins médicaux ; Violation de l'art. 2 en raison de l'absence d'enquête effective ; Violation de l'art. 3 ; Violation de l'art. 5 ; Violation de l'art. 13 ; Non-violation de l'art. 14

Analyses

(Art. 13) DROIT A UN RECOURS EFFECTIF, (Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 14) RACE, (Art. 2-1) VIE, (Art. 3) TRAITEMENT INHUMAIN, (Art. 5-1) ARRESTATION OU DETENTION REGULIERE


Parties
Demandeurs : ANGUELOVA
Défendeurs : BULGARIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2002-06-13;38361.97 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award