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27/06/2002 | CEDH | N°38190/97

CEDH | FEDERATION DES SYNDICATS DE TRAVAILLEURS OFFSHORE et AUTRES contre la NORVEGE


[TRADUCTION]
EN FAIT
La première requérante est la fédération des syndicats de travailleurs offshore (Oljearbeidernes Fellessammenslutning – « l’OFS »). Créée en 1970, elle réunit des syndicats de travailleurs de toutes les catégories de l’industrie du pétrole et du gaz de la mer du Nord. Devant la Cour, elle est représentée par Me B. Endresen, avocat au barreau de Stavanger, Norvège. Les deuxième et troisième requérants, MM. Claus Idland et Kenneth Kråkstad, tous deux des ressortissants norvégiens, sont nés respectivement en 1950 et en 1963

et résident à Figgjo et à Tjelta. A l’époque des faits litigieux, ils travailla...

[TRADUCTION]
EN FAIT
La première requérante est la fédération des syndicats de travailleurs offshore (Oljearbeidernes Fellessammenslutning – « l’OFS »). Créée en 1970, elle réunit des syndicats de travailleurs de toutes les catégories de l’industrie du pétrole et du gaz de la mer du Nord. Devant la Cour, elle est représentée par Me B. Endresen, avocat au barreau de Stavanger, Norvège. Les deuxième et troisième requérants, MM. Claus Idland et Kenneth Kråkstad, tous deux des ressortissants norvégiens, sont nés respectivement en 1950 et en 1963 et résident à Figgjo et à Tjelta. A l’époque des faits litigieux, ils travaillaient comme manœuvres sur des plates-formes pétrolières du plateau continental norvégien et étaient membres de l’OFS.
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
De 1980, lorsque l’OFS devint une fédération nationale, à 1994, l’année au cours de laquelle survinrent les événements à l’origine de la présente requête au titre de la Convention, les demandes formulées par l’organisation dans le cadre de négociations, dont toutes celles concernant des accords collectifs sur les salaires – sauf un en 1992 – firent à huit occasions l’objet d’un arbitrage obligatoire.
Au printemps 1994, la confédération norvégienne du commerce et de l’industrie (Nœringslivets Hovedorganisasjon – « la NHO ») et le syndicat norvégien de l’industrie pétrolière (Oljeindustriens Landsforening –« l’OLF ») participèrent avec l’OFS et le syndicat norvégien des agents de maîtrise, techniciens et autres cadres (Norges Arbeidslederforbund – « le NA ») à des négociations concernant un nouvel accord salarial qui devait entrer en vigueur le 1er juillet 1994. Les négociations furent menées les 1er, 6 et 7 juin 1994 avec trois des grandes fédérations de travailleurs, à savoir l’OFS, l’union norvégienne des travailleurs du secteur de la pétrochimie et du pétrole (Norsk Olje og Petrokjemikeres Fagforbund – « la NOPEF ») et le syndicat norvégien des agents de maîtrise (Norges Arbeidslederforbund –« le NALF »). La principale revendication de l’OFS fut l’abaissement de l’âge de la retraite de 67 à 60 ans, avec une possibilité de retraite anticipée entre 57 et 62 ans ; cette demande entraînait une hausse de 12,5 % des coûts. Une augmentation des salaires fut également demandée. L’OLF et la NOPEF acceptèrent une augmentation de 2,5 %. La même offre fut adressée à l’OFS, mais aucun accord ne fut conclu, les négociations ayant été rompues avant.
Le 9 juin 1994, l’OFS lança un avis de grève collective concernant 106 de ses membres qui travaillaient sur la plate-forme pétrolière de Gyda. Le 14 juin 1994, le NA émit un avis de grève collective pour l’ensemble des membres, qui avait été initialement limité aux 50 membres des plates-formes B de Gullfaks et C d’Oseberg. Le 15 juin 1994, l’OLF adressa un avis de lock-out concernant 3 600 membres de l’OFS sur l’ensemble des installations fixes du plateau continental norvégien. Le 24 juin 1994, l’OLF émit un avis de lock-out de 821 membres du NA, qui étaient inclus dans l’avis collectif mais ne faisaient pas partie du groupe initial de grévistes.
Conformément aux procédures prévues par la loi de 1927 sur les conflits du travail (lov om arbeidstvister) – la loi no 1 du 5 mai 1927) et applicables en cas de conflits impliquant une grève ou un lock-out, le médiateur de l’Etat (Riksmeklingsmannen) prit une ordonnance interdisant tout arrêt de travail avant une médiation obligatoire et convoqua les parties à cette fin. La date limite de règlement du conflit par la médiation fut alors fixée au jeudi 30 juin 1994 à minuit. La médiation n’ayant pas permis de négocier un accord entre les parties, elle se termina le 30 juin 1994 à 23 h 30 et le travail cessa après minuit.
Le ministre des Collectivités locales et du Travail convoqua alors les parties à une réunion commune à 0 h 15 au cours de la même nuit. Ces dernières rendirent compte de la situation au ministre. Celui-ci fit état des graves conséquences qu’aurait un arrêt de travail complet sur l’ensemble des installations fixes du plateau continental norvégien, et déclara qu’à la réunion du conseil des ministres du lendemain, il recommanderait au gouvernement de prendre une ordonnance provisoire imposant le recours à l’arbitrage des conflits.
A l’appui de sa recommandation au gouvernement d’adopter une ordonnance provisoire, le ministre précisa que l’action collective annoncée entraînerait la suspension totale de l’ensemble de la production norvégienne de pétrole et de gaz, qui se solderait par une perte de production estimée à 2,5 milliards de couronnes norvégiennes (NOK) par semaine (environ 0,34 milliard EUR). Il en résulterait une détérioration d’un montant correspondant de la balance commerciale norvégienne. L’Etat enregistrerait une baisse des recettes fiscales d’environ 1 milliard de NOK par semaine et des revenus directs du pétrole de 800 milliards de NOK par semaine. La grève aurait des conséquences directes sur les engagements financiers de l’Etat pour l’année en cours et des incidences sur ses besoins de financement à la fois pour l’année en cours et l’année suivante. Les répercussions sur la balance commerciale et la diminution des revenus de l’Etat seraient extrêmement néfastes pour l’économie norvégienne. Un conflit du travail, quelle que fût sa durée, risquait d’avoir des conséquences hautement préjudiciables. Le pétrole et le gaz non extraits à ce moment-là seraient néanmoins exploités ultérieurement, ce qui se traduirait par une augmentation de la production une fois que le niveau maximum de production aurait été atteint pour les différents gisements. Cette augmentation s’étalerait sur plusieurs années, jusqu’à la cessation de la production. Dès lors, les conséquences de la grève pour la société dans son ensemble dépendraient également, entre autres, de l’évolution des niveaux des prix jusqu’à l’épuisement des possibilités d’exploitation de ces ressources. Le gaz naturel norvégien étant fourni en vertu de contrats à long terme, un arrêt de travail prolongé amoindrirait sérieusement la crédibilité de la Norvège en tant que fournisseur fiable de gaz. Les installations techniques, qui étaient conçues pour une utilisation régulière sur une longue durée, risquaient de se dégrader si elles étaient fermées pendant une longue période, ce qui serait préjudiciable à la sécurité. Un arrêt de travail, quelle que fût sa durée, exigerait en outre de mettre en chômage technique d’autres catégories de travailleurs. Les négociations avaient abouti à une impasse, aucune des deux parties n’étant disposée à transiger. Il apparaissait donc probable que le conflit se poursuivrait pendant un certain temps. La recommandation concluait :
« Considérant la situation dans son ensemble, le ministère (...) est parvenu à la conclusion que le conflit (...) devrait être résolu sans action collective. Dans cette appréciation, une grande importance a été accordée au fait que l’arrêt total de la production de pétrole et de gaz entraînerait une perte considérable de revenus pour le pays. Le conflit du travail aura donc des répercussions notables sur le financement de l’Etat et des budgets de la sécurité sociale. Le ministère a en outre souligné qu’il importait de ne pas affaiblir la position de la Norvège en tant que fournisseur de gaz sûr et fiable.
La Norvège a ratifié plusieurs conventions de l’Organisation internationale du Travail (OIT) qui protègent la liberté syndicale (Conventions nos 87, 98 et 154). Telles qu’interprétées par les organes compétents, les conventions autorisent uniquement une ingérence dans l’exercice du droit de grève lorsque la grève menace la vie, la santé ou la sécurité de tout ou partie de la population. La Charte sociale européenne du Conseil de l’Europe renferme en son article 6 § 4, sous réserve de l’article 31, des dispositions analogues protégeant le droit de mener des actions collectives.
Les autorités norvégiennes ayant à plusieurs occasions imposé le recours à l’arbitrage et interdit des grèves dans le cadre de conflits du travail en mer du Nord, l’OFS a présenté à l’OIT des plaintes contre la Norvège à trois reprises, alléguant des violations de la Convention sur la liberté syndicale. Les organes de l’OIT ont critiqué la pratique des autorités norvégiennes à cet égard, déclarant que les interventions du législateur dans les conflits du travail dans le secteur pétrolier n’étaient pas compatibles avec le principe de la liberté syndicale.
Le ministère des Collectivités locales et du Travail a examiné les problèmes à la lumière des conventions et des critiques exprimées par les organes de l’OIT, et a mis ces éléments en balance avec les conséquences néfastes de la grève. Après un examen approfondi, il a conclu qu’il était légitime et nécessaire d’intervenir dans le conflit. Dans ce contexte, une grande importance a été accordée au fait qu’à l’expiration du délai fixé pour la médiation, la situation entre les parties était totalement bloquée ; il y a donc des raisons de penser que le conflit risque d’être long. »
Conformément à l’article 17 de la Constitution, le gouvernement adopta, avec effet immédiat au 1er juillet 1994, une ordonnance provisoire qui disposait que les conflits relatifs à la révision de l’accord salarial en question devaient être réglés par le conseil national des salaires (Rikslønnsnemnda), prévoyait l’application des dispositions de la loi de 1952 sur le recours obligatoire à l’arbitrage (lov om lønnsnemnd i arbeidstvister – loi no 7 du 19 décembre 1952), et interdisait les arrêts de travail et les piquets de grève. Le travail reprit dûment le même jour à 14 heures.
Le conseil national des salaires est un organe permanent d’arbitrage composé de sept membres, cinq nommés par le gouvernement pour une période de trois ans et deux par les parties au conflit. Les cinq premiers incluent trois membres qui sont indépendants du gouvernement et des syndicats ouvriers et patronaux, et deux experts représentant les intérêts des employeurs d’une part et ceux des salariés d’autre part, ces deux experts, contrairement aux autres membres, n’ayant pas le droit de vote.
Le 6 juillet 1994, l’OFS engagea une action devant le tribunal municipal (byrett) d’Oslo en vue de faire annuler la décision d’imposer le recours à l’arbitrage. Par un jugement du 27 juillet 1995, le tribunal municipal se prononça en faveur de l’Etat représenté par le ministère des Collectivités locales et du Travail, et ordonna à l’OFS de payer les frais de justice de l’Etat.
L’OFS, invoquant une erreur de droit, saisit la cour d’appel (lagmannsrett) siégeant à Oslo. Simultanément, la fédération requérante sollicita l’autorisation de se pourvoir directement devant la Cour suprême (Høyesterett). Le comité de sélection des recours (kjœremålsutvalg) à la Cour suprême fit par la suite droit à la demande.
L’OFS soutint en premier lieu que l’ordonnance provisoire était illégale (ugyldig), étant donné que l’interdiction de la grève était contraire aux principes généraux du droit constitutionnel. A titre subsidiaire, elle fit valoir que l’interdiction violait les obligations de la Norvège au regard du droit international, lequel, en cas de conflit, prime le droit national. L’Etat, représenté par le ministère des Collectivités locales et du Travail, contesta ces arguments.
Dans son arrêt du 10 avril 1997, la Cour suprême rejeta à l’unanimité le pourvoi de l’OFS et condamna celle-ci à payer les frais de justice de l’Etat. L’arrêt, qui fut prononcé par le juge Stang Lund auquel les autres juges de la Cour suprême se rallièrent, était notamment motivé comme suit.
A propos de la situation au regard du droit interne, la Cour suprême constata qu’entre 1953 et 1994, cinquante lois du Parlement et trente-trois ordonnances provisoires avaient été adoptées concernant le recours obligatoire à l’arbitrage dans le cadre de conflits du travail, dont huit dans le secteur pétrolier, ainsi que vingt décrets royaux en vertu de la législation sur le recours obligatoire à l’arbitrage. La pratique de longue date consistant à régler des conflits collectifs par le recours obligatoire à l’arbitrage pour préserver des intérêts majeurs de la société n’enfreignait pas les principes généraux du droit constitutionnel. L’annulation d’une loi ou d’une ordonnance provisoire au motif qu’elle était incompatible avec les principes généraux du droit constitutionnel ne pouvait être envisagée que dans les cas les plus extrêmes. Bien que la liberté syndicale et le droit de grève fussent généralement reconnus en Norvège, il était aussi généralement admis que le droit de grève n’était pas illimité. Depuis 1915, la législation renfermait des dispositions énonçant quand et dans quelles conditions des mesures de grève pouvaient être prises dans le cadre de conflits du travail. Des interdictions de grève et le recours à l’arbitrage avaient été imposés par une législation spéciale ou des ordonnances provisoires pour préserver des intérêts majeurs de la société.
Sur le point de savoir si les restrictions apportées au droit de grève étaient incompatibles avec les obligations de la Norvège au regard du droit international, la Cour suprême rappela que les arrêts de travail n’étaient pas mentionnés dans les Conventions nos 87 et 98 de l’OIT et qu’ils n’avaient pas été l’objet de négociations au cours des conférences de l’OIT sur le travail tenues en 1948 et 1949. Depuis ces conférences, la position adoptée par les organes de l’OIT avait évolué. Le Comité de la liberté syndicale avait déjà exprimé en 1952 le point de vue – auquel la Commission d’experts s’était ultérieurement ralliée – qu’il ressortait implicitement de la Constitution de l’OIT, de la conférence de l’OIT tenue à Philadelphie en 1944 et de la Convention no 87 que le droit de faire grève et d’imposer un lock-out étaient des aspects fondamentaux du droit à la liberté syndicale. Cette évolution de l’interprétation préconisée par les organes de l’OIT avait conduit ceux-ci à critiquer le recours obligatoire à l’arbitrage pratiqué en Norvège. Le Comité de la liberté syndicale du Conseil d’administration de l’OIT et, par la suite, la Commission d’experts avaient affirmé à maintes reprises, notamment dans des cas norvégiens, que le droit de grève devait être considéré comme faisant partie de la liberté syndicale et du droit de négociation, et que son exercice faisait dès lors l’objet d’une protection contre une ingérence des autorités.
Toutefois, d’après la pratique des organes de l’OIT, la grève pouvait être interdite aux fonctionnaires chargés de l’administration de l’Etat lorsqu’elle touchait des services essentiels, dont l’interruption mettait en danger la vie, la santé ou la sécurité de tout ou partie de la population, et lorsque le préjudice était clair et imminent. Les conséquences économiques néfastes pour la société, même si elles étaient jugées importantes, n’avaient pas été considérées comme un motif suffisant d’ingérence. Le travail dans les ports, la production pétrolière, l’éducation et les transports étaient des exemples de services qui n’avaient pas été considérés comme essentiels. Depuis 1962, le recours obligatoire à l’arbitrage en Norvège avait été l’objet de huit plaintes adressées aux organes de l’OIT. Le Comité de la liberté syndicale, appuyé par le Conseil d’administration de l’OIT, avait souscrit à l’affirmation de la plaignante selon laquelle le recours obligatoire à l’arbitrage n’était pas conforme au principe de la liberté syndicale. Trois des plaintes qui avaient abouti concernaient l’arbitrage imposé à l’OFS. Toutefois, la Cour suprême souligna qu’en vertu de la Constitution de 1919 de l’OIT, le Conseil d’administration, la Commission d’experts et le Comité de la liberté syndicale n’étaient pas compétents pour prendre des décisions contraignantes sur les litiges relatifs à l’interprétation des conventions de l’OIT, la compétence en la matière étant dévolue à la Cour internationale de Justice. Elle observa que la Norvège n’avait jamais reconnu que le recours obligatoire à l’arbitrage exigé par un intérêt majeur de la société était contraire aux Conventions nos 87 et 98 de l’OIT. A son avis, les avis exprimés par les institutions de l’OIT sur les limites de l’ingérence de l’Etat dans les conflits du travail n’avaient aucune base dans les textes conventionnels, tels qu’ils avaient été négociés et adoptés.
Quant à la disposition plus récente de l’article 8 § 1 d) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, la Cour suprême constata que la Norvège avait jugé nécessaire de formuler une réserve quant au recours obligatoire à l’arbitrage, avec d’autres exceptions possibles en ce qui concerne le droit de grève.
Par ailleurs, la Cour suprême releva que la pratique norvégienne de recours obligatoire à l’arbitrage avait été critiquée par le Comité européen des droits sociaux, dans le cadre de la Charte sociale européenne de 1961, en ce qu’elle allait plus loin que ne l’autorisaient les articles 6 § 4 et 31 § 1 de la Charte. En 1995, le Comité gouvernemental avait proposé, dans un projet de recommandation, de considérer comme non conforme à la Charte l’ordonnance provisoire du 2 juillet 1990 sur le recours obligatoire à l’arbitrage pour les conflits dans le secteur pétrolier. Par la suite, le Comité gouvernemental rejeta la proposition. Dès lors, la Cour suprême estima qu’il n’existait aucune pratique claire établissant que l’ordonnance provisoire en cause en l’espère était contraire à la Charte sociale.
La Cour suprême tint également compte de l’arrêt rendu par la Cour européenne des Droits de l’Homme dans l’affaire Schmidt et Dahlström c. Suède le 6 février 1976 (série A no 21), et releva que ni la Commission ni la Cour n’avaient constaté de violation de l’article 11 § 1 de la Convention en raison de l’octroi d’augmentations de salaires aux membres de syndicats non grévistes, mais non à ceux des syndicats grévistes, auxquels les requérants appartenaient, bien que ces derniers n’eussent en fait pas arrêté le travail.
En outre, la Cour suprême constata qu’en interprétant l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dans l’affaire J.B. c. Canada (affaire 118/1982), le Comité des Droits de l’Homme avait tenu compte du fait que si le droit de grève était expressément énoncé à l’article 8 § 1 d) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, il n’était pas mentionné à l’article 22, ce qui indiquait que ce droit ne relevait pas de son champ d’application.
Eu égard à ces considérations, la Cour suprême estima que le droit international ne faisait pas obligation à la Norvège de restreindre le recours obligatoire à l’arbitrage dans le cadre d’un conflit du travail lorsqu’une telle intervention était nécessaire pour sauvegarder d’importants intérêts de la société. Quoi qu’il en soit, ni la Convention ni le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne renfermaient de normes précises limitant les restrictions de l’Etat au droit de grève, telles que celles tirées par les organes de l’OIT des Conventions nos 87 et 98 de l’OIT et de la déclaration de Philadelphie. Par conséquent, la Cour suprême conclut que l’ordonnance provisoire du 1er juillet 1994 n’était pas contraire aux obligations de la Norvège au regard du droit international. Dès lors, il n’y avait pas lieu d’examiner la question d’une incompatibilité éventuelle entre les obligations de la Norvège en vertu du droit international et son droit interne.
Dans son 17e rapport (période de référence 1994-1996), le Comité européen des droits sociaux, anciennement le Comité d’experts indépendants de la Charte sociale, avait observé quant à l’ordonnance provisoire en cause en l’espèce qu’il admettait que l’action collective aurait eu de graves conséquences sur le plan financier. Toutefois, il n’avait pas considéré que la situation était d’une gravité suffisante pour que l’article 31 de la Charte fût applicable, c’est-à-dire que la restriction était nécessaire à la protection de l’ordre public. Il avait relevé que la perte de revenus n’aurait pas forcément revêtu un caractère permanent. Dès lors, le Comité avait conclu que dans ce cas le recours obligatoire à l’arbitrage et l’interdiction de la grève n’entraient pas dans le champ d’application de l’article 31 de la Charte (Conclusions XIV-1, tome 2, Norvège, article 6 § 4, p. 664).
La question avait par la suite été examinée par le Comité gouvernemental de la Charte sociale, lequel avait constaté :
« Plusieurs délégués estiment qu’ils ne sont pas en mesure d’apprécier la situation norvégienne, parce que la jurisprudence du Comité d’experts indépendants sur l’interprétation de l’article 31 de la Charte est peu abondante et parce qu’il leur est difficile d’apprécier si, en l’espèce, l’intervention du gouvernement est allée au-delà de ce qui est permis par l’article 31 de la Charte. »
Le Comité gouvernemental avait décidé d’attirer l’attention des autorités norvégiennes sur le fait que les interventions du Parlement ou du gouvernement en cas d’arbitrage obligatoire ne devaient pas aller au-delà des limites permises par l’article 31 de la Charte (Comité gouvernemental, 14e rapport (I), paragraphe 184). Le Comité gouvernemental n’avait pas adressé d’avertissement concernant les événements de 1994.
Au cours de la procédure devant la Cour, le Gouvernement a fourni des informations selon lesquelles une grève d’un mois aurait entraîné une réduction des recettes générées par l’extraction pétrolière d’environ 11 milliards de NOK (1 % du produit national brut de la Norvège) et des recettes de l’Etat de 8 milliards de NOK (2 %). Ces calculs ne tenaient pas compte des coûts d’arrêt et de démarrage, du temps nécessaire pour que la production atteignît les niveaux antérieurs à l’arrêt, et du fait qu’un arrêt, quelle que fût sa durée, risquait d’endommager les installations et les équipements conçus pour un fonctionnement continu sur une longue période. Etant donné que la production aurait normalement été maintenue au niveau maximum, la perte de production n’aurait été compensée qu’après que des niveaux de production de pointe dans les champs concernés auraient été atteints. Nonobstant la possibilité de compenser à un stade ultérieur les pertes de revenu, un arrêt de l’extraction se serait inévitablement accompagné d’une perte des recettes générées par l’extraction, des recettes d’exportation et des revenus de l’Etat au cours de l’année où il a eu lieu. Le véritable manque à gagner dépendrait donc des prix au moment du rattrapage. La perte nette actualisée aurait été de l’ordre de 40 %. Le déficit budgétaire de l’Etat était important et avait augmenté entre 1991 et 1993 ; on prévoyait qu’il s’élèverait à 42,5 milliards de NOK en mai 1994 (à l’exclusion des opérations de crédit) pour cette année-là. Une grève aurait creusé ce déficit.
Le Gouvernement a fait valoir en outre que la Norvège, avec la Russie et l’Algérie, était l’un des principaux pays exportateurs de gaz à l’Union européenne (« l’UE »). En 1994, le gaz naturel couvrait environ 20 % de la consommation d’énergie primaire dans les Etats de l’UE. Le gaz norvégien représentait environ 20 % des importations et 10 % de la consommation de gaz dans la zone de l’UE. En raison du manque de flexibilité lié à la distribution du gaz naturel par gazoduc, il était difficile, voire impossible, de remplacer les sources d’approvisionnement en gaz. Les importants volumes d’hydrocarbures passant par les points d’arrivée d’Emden (Allemagne) puis de Zeebrugge (Belgique) étaient largement irremplaçables à court et à moyen terme. Les industries et les ménages de cette région en particulier dépendaient de la fourniture de gaz norvégien. Une installation de stockage avait été construite en Allemagne, mais elle ne permettrait de satisfaire qu’à 12 % des obligations de la Norvège pendant 15 jours. Une interruption de la fourniture de gaz norvégien aurait eu d’importantes conséquences pour les industries du nord de l’Allemagne et de la Belgique, qui n’avaient pas d’autres possibilités d’approvisionnement et auraient été confrontées à des procédures complexes d’arrêt et de redémarrage. La Norvège s’était donc engagée à être un fournisseur fiable de gaz, notamment dans le cadre des accords sur les ventes de gaz des gisements de Troll, qui sont entrés en vigueur en octobre 1993 et ont exigé un investissement de 100 milliards de NOK pour des plates-formes, terminaux et gazoducs, et 2 milliards de NOK pour une installation de stockage. En vertu de ces textes, fournisseurs et acheteurs étaient liés par des accords matériels et commerciaux particuliers constituant un réseau complexe de relations interdépendantes, la stabilité de la fourniture de gaz étant un élément essentiel. Toute suspension de la fourniture aurait probablement entraîné une chute importante des prix du gaz à ce moment-là et à l’avenir.
En réponse aux renseignements susmentionnés soumis par le Gouvernement, les requérants ont présenté des informations selon lesquelles le prix réel du baril de pétrole brut était de 124,90 NOK en 1994, 119,30 NOK en 1995, 147,10 NOK en 1996, 145,70 NOK en 1997, 101,40 NOK en 1998, 146,60 NOK en 1999 et 253 NOK en 2000. En 2000, il a été admis que la durée de vie moyenne des champs pétrolifères était en fait plus longue que celle de sept ans estimée en 1994 et sur laquelle le Gouvernement semble s’appuyer. Un report de la production de 1994 en raison de la grève aurait donc pu aboutir à des prix réels bien plus élevés que cela n’aurait été le cas autrement, et la perte actualisée est inférieure à celle de 40 % avancée par le Gouvernement.
Par ailleurs, les requérants ont déclaré qu’en 1994 la Norvège avait enregistré un excédent d’exportation de 54 milliards de NOK et que l’Etat s’était trouvé dans une situation unique en ce qu’il disposait d’importantes créances nettes (263,9 milliards de NOK en 1992 ; 244,1 milliards de NOK en 1993 ; 233,8 milliards de NOK en 1994 ; et 261,1 milliards de NOK en 1995).
GRIEF
La fédération requérante, l’OFS, et les deux requérants membres de celle-ci, MM. Idland et Kråkstad, allèguent que l’ordonnance provisoire du 1er juillet 1994 limitant le droit de grève et imposant le recours à l’arbitrage a emporté violation de l’article 11 de la Convention
EN DROIT
L’article 11 de la Convention se lit ainsi :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »
A.  Sur la qualité de victime du syndicat requérant
1.  Le Gouvernement soutient que la première requérante, la fédération, ne saurait se prétendre victime d’une violation de l’article 11 de la Convention et, par conséquent, qu’elle n’a pas qualité pour agir en vertu de l’article 34.
Les requérants contestent cette thèse ; ils invoquent la compétence et le rôle que le droit interne confère à la fédération dans la conduite des négociations collectives et l’appel à des actions de grève.
La Cour relève que dans plusieurs affaires concernant les aspects collectifs de la liberté syndicale (Syndicat national de la police belge c. Belgique, arrêt du 27 octobre 1975, série A no 19 ; Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède, arrêt du 6 février 1976, série A no 20), y compris les mouvements de grève (UNISON c. Royaume-Uni, requête no 53574/99, décision du 10 janvier 2002, CEDH 2002-I), elle a examiné les griefs portés devant elle par un syndicat en vertu de cette disposition. Malgré l’objection du Gouvernement, la Cour ne voit aucune raison d’adopter une autre démarche en l’espèce, puisque c’est la fédération qui a appelé à la grève et exercé par la suite les recours disponibles en droit interne contre les restrictions contestées. Il ne faut pas perdre de vue que dans l’ordre juridique interne de certains Etats contractants le droit ou la liberté de faire grève est conféré à des individus agissant de concert, alors que dans d’autres Etats contractants, c’est l’apanage des syndicats. De l’avis de la Cour, on ne saurait déduire des termes « pour la défense de ses intérêts » figurant à l’article 11 que seuls des individus et non des syndicats peuvent tirer grief de cette disposition.
B.  Sur le point de savoir si les deux requérants membres de la fédération ont épuisé les voies de recours internes
Le Gouvernement soutient que la requête, pour autant qu’elle concerne les deuxième et troisième requérants, MM. Idland et Kråkstad, doit également être déclarée irrecevable. Les intéressés n’ayant pas été parties à la procédure interne engagée par la fédération contre l’Etat, on ne saurait considérer qu’ils ont épuisé les voies de recours internes, ainsi que l’exige l’article 35 § 1 de la Convention.
Les deuxième et troisième requérants précisent que s’il est vrai que seul le premier requérant était partie à la procédure interne, qui portait sur une mesure visant expressément l’OFS et la NHO, ils étaient néanmoins – en tant que membres de l’OFS – directement concernés par cette procédure. En fait, en vertu du droit national, l’action engagée par l’OFS a dûment abordé les intérêts de la fédération et ceux de ses membres. Il aurait donc été inutile pour les deuxième et troisième requérants d’engager une procédure distincte.
La Cour relève que les intérêts pour lesquels les deuxième et troisième requérants recherchent la protection de la Convention semblent, sur tous les points importants, identiques à ceux poursuivis par la première requérante collectivement au nom de ses membres, d’abord devant les juridictions nationales, puis devant la Cour. Elle n’a connaissance d’aucun fait ou circonstance indiquant que les deuxième et troisième requérants auraient pu obtenir un autre résultat s’ils avaient saisi les tribunaux internes, soit conjointement avec l’OFS, soit dans le cadre d’une action séparée. Cela étant, que les intéressés n’aient procédé d’aucune de ces manières ne saurait s’analyser en un manquement à l’obligation d’épuiser les voies de recours internes. Dès lors, l’exception du Gouvernement doit être rejetée.
C.  Le grief tiré de l’article 11 de la Convention
Les requérants affirment que l’ordonnance provisoire du 1er juillet 1994 leur interdisant, avec effet immédiat, de poursuivre la grève et leur imposant le recours à l’arbitrage a emporté violation de l’article 11 de la Convention. Le Gouvernement combat cet argument et invite la Cour à déclarer le grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
1.  Arguments des parties
a)  Les requérants
Les requérants ne contestent pas que la mesure litigieuse était « prévue par la loi » mais soutiennent qu’elle poursuivait un but purement financier qui ne saurait être considéré comme légitime au regard de l’article 11 § 2. La mesure ne saurait non plus passer pour « nécessaire ».
Ils font valoir que, dans son interprétation de la législation pertinente, la Cour suprême n’a pas tenu compte du caractère autonome et dynamique des instruments internationaux pertinents ni accordé l’importance voulue aux normes internationales. En particulier, elle n’a pas donné effet à la jurisprudence des organes de l’OIT relative aux Conventions nos 87 et 98, ni à celle du Comité européen des Droits sociaux sur les articles 6 § 4 et 31 de la Charte sociale européenne, notamment à la critique formulée quant au recours à l’arbitrage et aux interdictions de grève imposés par les autorités norvégiennes dans le secteur pétrolier. L’industrie du pétrole et du gaz n’est pas un service essentiel comme la police, l’armée et la fonction publique, et des considérations purement économiques – le seul motif ayant inspiré la mesure contestée en l’espèce – ne sauraient en aucun cas constituer des raisons suffisantes pour interdire une grève. Bien qu’ils ne contestent pas le caractère facultatif du droit de grève prévu par l’article 6 § 4 de la Charte sociale, les requérants soutiennent que le droit d’un syndicat de protéger les intérêts professionnels de ses membres par des actions syndicales doit inclure le droit de faire grève lorsque les travailleurs et leur syndicat se voient privés de tout moyen effectif et légal de protéger les intérêts professionnels des travailleurs. Pas moins de vingt-deux des vingt-neuf Etats parties à la Charte ont accepté d’être liés par l’article 6 § 4.
En outre, les requérants font valoir que, contrairement à d’autres types d’associations, les syndicats agissent au nom de leurs membres lorsqu’ils négocient et renégocient les conditions de travail. A cet égard, les syndicats sont investis de deux pouvoirs importants : d’une part, dans le cadre du processus de négociation, celui de dénoncer une convention collective existante et d’appeler leurs membres à la grève et, d’autre part, celui de conclure des conventions collectives. Ces deux pouvoirs sont inextricablement liés : les négociations seraient bien illusoires si elles ne pouvaient s’appuyer sur la menace du recours à la force.
L’ordonnance provisoire du 1er juillet 1994 a non seulement fait obstacle à une grève légale à laquelle avait appelé l’OFS mais également empêché le syndicat de poursuivre le processus de négociation collective en tant que moyen de protéger les intérêts professionnels de ses membres dans le cadre du conflit imminent sur la révision de la convention collective. Dès lors, l’OFS a été empêchée de mettre fin collectivement à l’accord existant en vue d’en conclure un nouveau avec les employeurs. C’est le conseil national des salaires qui a par la suite imposé une nouvelle « convention » collective. En raison de la pratique de l’Etat défendeur consistant à interdire au syndicat de mener des actions collectives et à imposer le recours à l’arbitrage, l’OFS a été contrainte de négocier avec les employeurs sans aucun moyen de pression, ce qui a eu des effets destructifs évidents.
La pression exercée sur les travailleurs du plateau continental norvégien a considérablement augmenté ces dernières années en raison des exigences de hausse de la productivité et de baisse des coûts. La nature du travail et le rythme soutenu sont particulièrement difficiles pour de nombreux employés. Seule une faible proportion d’ouvriers peuvent espérer continuer leur travail jusqu’à l’âge normal de la retraite. Un grand nombre des travailleurs (12 % des 60 ans et plus d’après une étude de 2000) devront trouver un autre emploi avant l’âge de la retraite car ils ne seront plus reconnus aptes au travail ou démissionneront en raison de leur incapacité à faire face à la pression élevée. Chez les travailleurs âgés de 60 ans et plus, l’absentéisme dépasse en moyenne 40 jours par an (d’après la même étude). Ces circonstances, qu’il y a lieu de prendre en compte pour comparer les conditions de travail et d’emploi des travailleurs offshore avec celles des travailleurs sur le continent, ont été la principale raison pour laquelle l’OFS demandait l’abaissement de l’âge de la retraite. Le Gouvernement soutient à tort que la nature des revendications de l’OFS en matière de pension était telle qu’il était en principe impossible de les inclure dans l’accord salarial. Cela n’a rien de nouveau dans le secteur privé ; le fait que la NHO ait choisi de ne pas les discuter avec l’OFS ne signifie pas qu’elles ne pouvaient pas être satisfaites.
Soulignant que l’économie nationale de la Norvège est l’une des plus fortes du monde, les requérants contestent que les considérations économiques puissent justifier valablement les restrictions imposées. L’argument du Gouvernement selon lequel la poursuite de la grève aurait entraîné une réduction de 40 % de la valeur de la production de pétrole et de gaz durant le conflit se fonde sur l’hypothèse erronée que les prix de 1994 seraient demeurés stables. Au contraire, les prix avaient considérablement augmenté, si bien que le report de la production de 1994 en raison de la grève aurait pu avoir pour résultat une augmentation des recettes. Même en 1994, on se rendait compte que le niveau des prix était anormalement bas. La menace qui pesait sur la fourniture de gaz ne provenait en aucun cas de l’avis de grève lancé au champ de Gyda, mais résultait du propre avis de lock-out émis par les sociétés pétrolières. En tant que seul actionnaire de Statoil, et actionnaire majoritaire et investisseur de Norsk Hydro, le gouvernement norvégien a joué un important double rôle dans le conflit. Les deux sociétés avaient activement participé à la décision des employeurs d’émettre un avis de lock-out de 3 600 salariés membres de l’OFS. L’ampleur du conflit fut le résultat du lock-out, et non de la grève.
En l’espèce, il n’était nullement question de faire grève pendant des jours et des semaines, et certainement pas pendant des mois ou des années. Ni la situation financière de l’Etat ni la balance des paiements de la Norvège en 1994 ne pouvaient justifier de refuser aux travailleurs du secteur pétrolier leur droit fondamental de faire grève.
b)  Le Gouvernement
Le Gouvernement soutient que rien ne permet d’affirmer que le droit de grève ait jamais été inclus dans la Convention dès l’origine. Même si ce droit est dans une certaine mesure protégé par la législation nationale des Etats contractants, il n’existe aucun consensus sur son étendue ni sur les restrictions pouvant être requises par les besoins de la société. L’idée selon laquelle la théorie de l’interprétation évolutive permettrait de dégager un droit de grève de l’article 11 de la Convention est dépourvue de toute base légale. Une telle interprétation constituerait une mesure législative inacceptable qui nécessiterait l’élaboration de tout un code régissant les relations entre les partenaires sociaux au regard de la Convention. Le Gouvernement invite la Cour à dire que l’on ne saurait tirer un droit de grève de l’article 11 § 1 de la Convention. Cette disposition ne trouverait donc pas à s’appliquer en l’espèce.
Quoi qu’il en soit, la restriction litigieuse ne saurait passer pour avoir porté atteinte à la substance même du droit garanti par cette disposition et n’a pas constitué dans le chef des membres de la fédération une ingérence dans l’exercice du droit, consacré par l’article 11, de faire protéger leurs intérêts par un syndicat.
Pour le cas où la Cour estimerait toutefois que l’article 11 § 1 trouve à s’appliquer et qu’il y a eu une ingérence dans la liberté d’association des requérants, le Gouvernement soutient que l’ingérence était justifiée au regard de l’article 11 § 2.
A cet égard, le Gouvernement invoque principalement les motifs exposés par la Cour suprême dans son arrêt et ceux avancés par le ministre dans sa recommandation en vue de l’adoption de l’ordonnance provisoire du 1er juillet 1994 (résumés ci-dessus). A l’appui de sa thèse selon laquelle la grève aurait eu de graves répercussions économiques et sociales si sa poursuite avait été autorisée, le Gouvernement soumet les chiffres et éléments résumés plus haut. Même si les pertes en matière d’extraction résultant d’une grève avaient pu être récupérées ultérieurement, un arrêt se serait inévitablement accompagné d’une perte des recettes générées par l’extraction, des recettes d’exportation et des revenus de l’Etat au cours de l’année où il aurait eu lieu. Eu égard à la grande incertitude entourant l’évolution des prix du pétrole, les estimations de 1994 s’étaient fondées sur des prix réels constants. Le Gouvernement explique en outre que la prise de mesures immédiates avait permis d’éviter les coûts considérables liés à l’arrêt et au redémarrage de la production. Il nie catégoriquement avoir joué un rôle dans la décision d’imposer un lock-out.
Par ailleurs, le Gouvernement souligne que les membres de l’OFS constituait un groupe relativement restreint, qui comprenait les travailleurs les mieux payés de Norvège. En raison de la productivité extrêmement élevée par employé, les syndicats des travailleurs offshore ont un pouvoir de négociation exceptionnellement fort non soumis aux pressions normales du marché. Les revendications de l’OFS ne cadraient manifestement pas avec la politique concertée de modération sur le marché du travail, couramment appelée la « solution de solidarité », ni avec l’accord conclu avec la NOPEF. Il eût été extrêmement inapproprié de conclure un accord salarial bien plus favorable avec l’OFS. Surtout, l’âge de la retraite est une question intéressant le public et ne peut d’ordinaire pas être négocié dans le cadre des accords salariaux. Les questions touchant les régimes privés de retraite relevaient du conseil d’administration de chaque société adhérente, et non du syndicat patronal. Par conséquent, à la suite de l’échec des négociations sur un point de principe important, le conflit entre l’OFS et la NHO s’était trouvé dans une impasse et risquait de se poursuivre durant une longue période, avec un arrêt de l’extraction de pétrole et de gaz sur le plateau continental norvégien qui aurait eu de graves incidences, financières et autres.
2.  Appréciation de la Cour
La Cour rappelle que si l’article 11 § 1 comprend la liberté syndicale comme un aspect particulier de la liberté d’association, cette disposition n’assure pas aux membres des syndicats un traitement précis de la part de l’Etat. Il ne consacre pas expressément le droit de grève ou l’obligation pour les employeurs d’engager des négociations collectives. Tout au plus l’article 11 peut-il être considéré comme garantissant la liberté des syndicats de protéger les intérêts professionnels de leurs membres. L’octroi du droit de grève représente sans nul doute l’un des plus importants d’entre eux, mais il y en a d’autres. De surcroît, les Etats contractants ont le choix des moyens à employer pour garantir la liberté syndicale (Schmidt et Dahlström c. Suède, arrêt du 6 février 1976, série A no 21, pp. 15-16, §§ 34-36, et UNISON c. Royaume-Uni, précité). Il s’ensuit que les restrictions apportées par un Etat contractant à l’exercice du droit de grève ne soulèvent pas en soi de question au regard de l’article 11 de la Convention.
En l’espèce, l’interdiction des mouvements de grève imposée par l’ordonnance provisoire du 1er juillet 1994 a été appliquée après que les membres du syndicat eurent été autorisés à exercer leur droit de grève pendant 36 heures. La grève a eu lieu après une négociation collective et une médiation obligatoire entre l’OFS et les partenaires sociaux concernés, toutes deux ayant échoué. Dès lors, avant que l’interdiction n’ait été imposée, les membres du syndicat ont disposé de plusieurs moyens de protéger leurs intérêts professionnels, notamment la négociation collective (communément reconnue comme étant la manière la plus satisfaisante de fixer les conditions de travail), la médiation obligatoire (une procédure destinée à apaiser la situation et à limiter les mouvements de grève au minimum) et la grève (parallèlement à la négociation collective). Le conflit a ensuite été porté devant le conseil national des salaires en vue d’être résolu de façon indépendante.
La Cour partira du principe que le premier paragraphe de l’article 11 trouve à s’appliquer à la question litigieuse et que la restriction incriminée s’analyse en une ingérence dans l’exercice des droits garantis par cette disposition. Dès lors, elle examinera si la mesure satisfaisait aux conditions posées par le second paragraphe. Les travailleurs de l’industrie du pétrole ne relevant pas des catégories de fonctionnaires mentionnées dans la deuxième phrase du paragraphe 2, les trois conditions exposées dans la première phrase étaient applicables. La Cour recherchera si la mesure était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et était « nécessaire, dans une société démocratique ».
Quant à la première de ces conditions, la Cour ne voit aucune raison de douter que l’ordonnance provisoire avait une base légale en droit interne, à savoir l’article 17 de la Constitution et la loi de 1952 sur le recours obligatoire à l’arbitrage, telles qu’interprétées isolément ou au regard du droit international. A cet égard, la Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, entre autres, Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, § 43). Il en va de même lorsque le droit interne renvoie à des dispositions du droit international général ou d’accords internationaux. Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Waite et Kennedy c. Allemagne, arrêt du 18 février 1999, Recueil 1999-I, § 54).
En ce qui concerne la deuxième condition, la Cour estime que l’on peut raisonnablement considérer que l’ordonnance provisoire poursuivait les buts légitimes de la « sûreté publique » et de la protection des « droits et libertés d’autrui » et de la « santé ».
Pour ce qui est de la troisième condition, la Cour rappelle que la vérification du caractère nécessaire, dans une société démocratique, de l’ingérence litigieuse lui impose de rechercher si celle-ci correspondait à un « besoin social impérieux », si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants (voir, par exemple, affaire Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, Recueil 1998-I, § 47). Pour déterminer s’il existe pareil « besoin » et quelles mesures doivent être adoptées pour y répondre, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation étendue dans le domaine considéré (voir, sur ce point, Gustafsson c. Suède, arrêt du 25 avril 1996, Recueil 1996-II, § 45, et, mutatis mutandis, Schmidt et Dahlström, précité, § 36). Cette marge d’appréciation n’est toutefois pas illimitée mais va de pair avec un contrôle européen exercé par la Cour, qui doit dire en dernier ressort si une restriction se concilie avec la liberté d’association telle que la protège l’article 11. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 et à la lumière de l’ensemble de l’affaire les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (affaire Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, arrêt précité, § 47).
Quant aux faits particuliers de l’espèce, la Cour rappelle qu’à la suite d’un processus de négociation collective et d’une médiation, les membres de l’OFS ont été en mesure d’exercer leur droit de grève, tel que protégé par le droit norvégien. Ainsi, les membres du syndicat ont disposé de divers moyens de protéger les droits garantis par l’article 11. Bien que la grève ait été relativement courte – 36 heures –, les éléments fournis permettent de déduire que cette action, qui s’est apparemment étendue à tous les membres du syndicat et à toutes les installations fixes du plateau continental norvégien, avait déjà occasionné des pertes importantes à la fin de cette période. La pression ainsi générée a dû être considérable. Il n’appartient pas à la Cour d’exprimer un avis sur le point de savoir s’il y a eu égalité des armes dans le conflit du travail ou sur les causes de ce conflit. En outre, elle juge dépourvue de fondement l’allégation des requérants selon laquelle le Gouvernement a joué un double rôle dans le conflit. Par contre, elle accorde de l’importance au fait que l’OFS a eu dans une large mesure la possibilité de protéger les intérêts professionnels de ses membres.
Si la poursuite de la grève avait été autorisée, l’ensemble de la production de pétrole et de gaz sur le plateau continental norvégien aurait été suspendue. La Cour n’est pas en mesure de se prononcer sur le point de savoir si les revendications de l’OFS quant à l’abaissement de l’âge de la retraite auraient pu être traitées de façon appropriée dans le cadre de la négociation collective ; selon le Gouvernement, cela n’était pas possible. Elle ne voit toutefois aucune raison de douter de l’appréciation des autorités nationales selon laquelle l’action collective risquait de se prolonger pendant une longue période, étant donné que la situation s’était trouvée dans une impasse à l’issue des négociations.
Lorsque l’ordonnance provisoire a été adoptée, on s’attendait en outre à ce que, avec une perte de production estimée à 2,5 milliards de NOK (environ 0,34 milliard d’EUR) par semaine, la poursuite de la grève non seulement entraînât une chute substantielle des revenus de la production pour les sociétés tant privées que publiques mais également nuise à la fourniture d’énergie aux industries et aux ménages des pays de l’UE ainsi qu’à la crédibilité de la Norvège en tant que fournisseur de gaz à l’UE. Cette situation aurait sérieusement entravé la mise en œuvre d’accords internationaux constituant un réseau complexe de relations d’interdépendance entre fournisseurs et acheteurs et impliquant des investissements d’un montant considérable. On estimait également que cette situation aurait de fâcheuses répercussions sur le budget de l’Etat, y compris le financement de la sécurité sociale, et sur la balance commerciale de la Norvège.
A cet égard, la Cour relève que le Gouvernement a soumis des observations approfondies concernant, d’une part, les estimations relatives aux pertes de revenus générés par le pétrole et le gaz et, d’autre part, l’importance pour la Norvège d’être en mesure d’assumer son rôle de fournisseur fiable de gaz.
Les requérants ont uniquement contesté les observations du Gouvernement sur le premier point, en grande partie sur la base d’informations rassemblées a posteriori sur l’augmentation des prix du pétrole après 1994 (en 1996, 1997, 1999 et 2000) et une récente évaluation selon laquelle l’« espérance de vie » moyenne des champs pétrolifères pourrait être plus longue que prévue. Toutefois, pour la Cour, rien ne porte à croire que l’appréciation à laquelle les autorités compétentes se sont livrées à la lumière de la situation telle qu’elle se présentait à l’époque des faits en 1994 puisse passer pour déraisonnable.
Concernant le second point, les requérants ne contestent pas qu’outre le fait que la stabilité de la fourniture de gaz est un élément essentiel des accords de vente, un arrêt de la fourniture puisse emporter de graves conséquences dans les pays destinataires.
La Cour relève de plus que les installations techniques risquaient d’être endommagées en cas d’arrêt prolongé, ce qui aurait eu des conséquences en matière de santé, de sécurité et d’environnement. Il apparaît donc que si la baisse de la production de pétrole avait pu être rattrapée ultérieurement, la grève risquait d’avoir de graves incidences allant au-delà de la simple perte de revenus.
Par ailleurs, la Cour souligne que sa décision en l’espèce ne doit pas être interprétée comme signifiant qu’un système de recours obligatoire à l’arbitrage pour mettre fin à des grèves légales serait jugé proportionné dans tous les cas où s’exercerait une pression économique. Pour la Cour, il existait en l’espèce des circonstances spécifiques et exceptionnelles tenant au secteur de la fourniture d’énergie, notamment la production de gaz et de pétrole. Dans ce domaine, l’interruption de l’activité aurait eu des répercussions immédiates et très graves sur le réseau international de distribution touchant les pays, notamment en Europe, qui dépendaient de cette fourniture à l’époque des faits, et l’on pouvait s’attendre à des dommages importants pour les installations techniques et l’environnement en cas d’arrêt complet de l’activité pendant une longue période. En outre, le niveau de salaire très élevé dans le secteur considéré, par rapport aux autres secteurs, indique également que le recours obligatoire à l’arbitrage n’était pas disproportionné.
Dès lors, la Cour estime que dans les circonstances de l’espèce, où la mesure litigieuse n’a pas été mise en œuvre pour des raisons uniquement économiques, les autorités nationales étaient fondées à recourir à l’arbitrage obligatoire.
Eu égard à ce qui précède et compte tenu de la marge d’appréciation à accorder à l’Etat défendeur en la matière, la Cour est convaincue que la mesure incriminée se fondait sur des motifs pertinents et suffisants et qu’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre l’ingérence dans l’exercice par les requérants des droits protégés par l’article 11 et les buts légitimes poursuivis.
Il s’ensuit que la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Mark Villiger Georg Ress   Greffier adjoint Président
DÉCISION FÉDÉRATION des syndicats de travailleurs OFFSHORE
et autres c. NORVÈGE
DÉCISION FÉDÉRATION des syndicats de travailleurs offshore 
ET AUTRES c. NORVÈGE


Type d'affaire : Decision
Type de recours : Partiellement recevable ; Partiellement irrecevable

Analyses

(Art. 13) DROIT A UN RECOURS EFFECTIF, (Art. 2-1) VIE, (Art. 39) REGLEMENT AMIABLE, (Art. 8-1) RESPECT DU DOMICILE


Parties
Demandeurs : FEDERATION DES SYNDICATS DE TRAVAILLEURS OFFSHORE et AUTRES
Défendeurs : la NORVEGE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (première section)
Date de la décision : 27/06/2002
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 38190/97
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2002-06-27;38190.97 ?
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