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01/10/2002 | CEDH | N°53566/99

CEDH | MÜSLIM contre la TURQUIE


QUATRIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 53566/99  présentée par Ahmad Hassan MÜSLİM  contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant le 1 octobre 2002 en une chambre composée de
Sir Nicolas Bratza, président,   MM. M. Pellonpää,    A. Pastor Ridruejo,   Mme E. Palm,   MM. R. Türmen,    M. Fischbach,    J. Casadevall, juges,  et de Mme. F. Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 1er décembre 1

999,
Vu les informations fournies par le gouvernement défendeur les 7 février et 8 mars 2000 ainsi que le...

QUATRIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 53566/99  présentée par Ahmad Hassan MÜSLİM  contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant le 1 octobre 2002 en une chambre composée de
Sir Nicolas Bratza, président,   MM. M. Pellonpää,    A. Pastor Ridruejo,   Mme E. Palm,   MM. R. Türmen,    M. Fischbach,    J. Casadevall, juges,  et de Mme. F. Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 1er décembre 1999,
Vu les informations fournies par le gouvernement défendeur les 7 février et 8 mars 2000 ainsi que les 23 février 2001 et 22 février 2002,
Vu la décision du 30 avril 2002 de donner connaissance de la requête au Gouvernement et d’inviter les parties à fournir à la Cour des renseignements  supplémentaires,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant, M. Ahmad Hassan Müslim, est un ressortissant irakien, d’origine turkmène, né en 1973 à Mossoul (Irak). Il est ingénieur de profession.
A. Circonstances de l’espèce
Les faits, tels qu’exposés par les parties, peuvent être résumés comme suit.
Le 17 janvier 1991, le frère du requérant İbrahim Hassan Müslim décéda à Koweït pendant la guerre du Golfe ; sa famille n’en fut point informée. Bien qu’officiellement ce décès fut déclaré comme étant du fait de blessures, donc naturel, un soldat originaire de Rasheeda ayant participé à l’enterrement informa la famille Müslim qu’en réalité leur fils avait été exécuté pour avoir tenté de déserter afin de rejoindre le camp adverse.
En mai 1994, l’autre frère du requérant, İsmail Hassan Müslim, fut arrêté prétendument pour fabrication de faux papiers puis condamné à une peine d’emprisonnement de 15 ans, par un tribunal influencé par un certain Jasim Tekrity, personnage puissant et membre de la branche locale à Rasheeda du parti politique Ba’ath de Saddam Hussein. On informa le requérant que son frère œuvrait pour İsmailgizli Telafer, une organisation dissidente contre le régime en Irak et faisant partie du mouvement du Front Turkmène. İsmail Hassan Müslim aurait donc été poursuivi pour fabrication de faux, afin de dissimuler la vraie raison à l’origine de sa condamnation, à savoir ses activités politiques.  
En février 1998, le gouvernement de Saddam Hussein expropria de facto 200 hectares de terres sis à Rasheeda (Mossoul) appartenant au grand-père du requérant. La région dont il s’agit relevait de l’autorité de Jasim Tekrity. On promit d’abord une indemnité au grand-père du requérant puis on refusa de lui verser quoi que ce soit, au motif qu’il n’était pas d’origine arabe.
En août 1998, le requérant, accompagné de son cousin, Hussain Kalaf Shekho, alla voir Jasim Tekrity pour discuter de la situation ; cependant, une dispute surgit et Hussain Kalaf ouvrit le feu sur Jasim qu’il blessa à l’épaule. Hussain prit la fuite, tout comme le requérant qui se réfugia chez une proche à Mossoul.
Le lendemain, Hussain fut arrêté et, sous la torture, il dénonça le requérant comme étant l’instigateur. Poursuivi par les agents du Service secret irakien, le requérant décida de quitter l’Irak.
Pour ce faire, alors qu’il était encore à Mossoul, le requérant parvint à obtenir un passeport irakien valide jusqu’au 30 août 2002, ce avec l’aide d’un proche auquel il versa 750 000 dinars pour qu’il fasse à sa place les démarches administratives y afférentes ; cette personne obtint également au nom du requérant un visa de l’ambassade de Turquie à Bagdad. Pour ce faire, elle fit valoir une ancienne lettre d’invitation adressée au père du requérant par un cousin vivant en Turquie et dont il ressort que la famille Müslim aurait des origines, semble-t-il, Ottomanes.
Dans l’intervalle, une autre personne travaillant au bureau de recensement du contingent irakien et que le requérant connaissait, lui transmit – par le biais des réseaux du Front Turkmène – copie d’un mandat d’arrêt qui aurait été décerné à son encontre par le gouvernement irakien. D’après la traduction non officielle de ce document, le requérant serait recherché par la police pour des activités d’espionnage contre le Parti socialiste Baath et la révolution irakienne ainsi que pour trahison du peuple. 
Le requérant sortit clandestinement du territoire contrôlé par Bagdad, sans user de son passeport, craignant d’être identifié. Le 22 septembre 1998, il passa ainsi dans la région d’Irak du Nord et se présenta à Selah Mîrani, un responsable de l’autorité locale, qui lui conseilla de quitter le territoire, au motif qu’il n’y serait pas à l’abri des agents du régime irakien. Le requérant dut payer 600 dollars américains pour sortir, malgré son passeport valide. De fait, depuis la guerre du Golfe, le trafic frontalier dans la région d’Irak du Nord, serait assuré de manière extrêmement désorganisée. A la frontière, des passeurs collecteraient les passeports pour les soumettre à des agents qui décideraient du sort des voyageurs.
Finalement le requérant rentra légalement en Turquie par la porte frontalière de Habur (district de Silopi, département de Şırnak), le 27 septembre 1998, comme l’atteste son passeport.
Le 30 septembre 1998, il s’adressa au bureau d’Ankara du Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (« le bureau »), demandant à être admis au bénéfice de ce statut. Le bureau enregistra cette demande sous le numéro de dossier 98/PL/180/H-2948, fixa la date de l’entretien au 20 octobre 1998 et désigna pour le requérant un lieu d’hébergement à Bilecik. 
Indépendamment de cette demande, le requérant lança également une procédure parallèle devant les autorités turques.
Le 1er  octobre 1998, il se présenta à la direction de sûreté de Bilecik (« la direction »), agissant au nom du ministère de l’intérieur. Deux agents, accompagnés d’un interprète, questionnèrent le requérant et remplirent deux formulaires prévus pour les réfugiés et demandeurs d’asile. Le premier formulaire, dit d’enregistrement, contient, entre autres, les indications suivantes :
« 17. Avez-vous déjà été arrêté avant de venir en Turquie ? Oui ( ) Non (x) 
22. L’exposé détaillé des faits à l’origine de la demande (...) de l’étranger :  L’étranger, déprimé par l’assassinat de ses frères par le gouvernement de Saddam, a obtenu un passeport en s’adressant au gouvernement irakien ; après avoir trouvé de l’argent, il est entré en Turquie par la porte d’Habur afin de ne pas subir des pressions [l’oppression] ; il demande le bénéfice du statut de réfugié provisoire, en attendant [l’issue] de sa requête devant le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés en vue de se rendre dans un pays tiers. »       
Les questions pertinentes dans le second formulaire, dit d’entretien, et les réponses y afférentes se présentent comme suit :
« 7. Dans votre pays, est-ce que vous ou quelqu’un de votre famille était membre d’un quelconque groupe ou organisation politique, religieux, militaire, ethnique ou social ?       Non
10. Est-ce que vous avez déjà été arrêté dans votre pays ? Oui
Avez-vous été poursuivi pour une infraction ?   Non
14. D’après vous, que pourrait-il vous arriver si vous retourniez dans votre pays ?  Je serais fort probablement arrêté du fait de l’avoir fui.  
15. Qu’est-ce qui vous a poussé à quitter subitement votre pays (à relater en détail) ? En Irak, mes deux frères ont été tués par Saddam, j’ai dû m’échapper pour me sauver de la pression [l’oppression]. 
Si c’est l’arrestation d’un tiers qui est à l’origine de votre fuite subite de votre pays, racontez cet incident en détail.     Non
L’opinion du responsable de l’entretien : 
Notre avis est que l’intéressé, qui déclare vivre des jours difficiles suite à l’assassinat de ses frères, a subi des pressions et qu’en guise de solution il a choisi de quitter son pays. » 
Le 20 octobre 1998, le requérant fut entendu par le bureau. A l’appui de sa demande, il produisit notamment copie du mandat d’arrêt susmentionné délivré à son encontre.
Le 8 décembre 1998, le requérant fut de nouveau convoqué et auditionné par un officier du bureau. Finalement le bureau débouta le requérant, considérant qu’il ne répondait pas aux critères énoncés dans la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés, pour obtenir le droit d’asile.
Le 7 janvier 1999, le requérant forma opposition contre la décision du bureau. Dans l’attente de l’issue de cette procédure, le gouvernement turc fournit au requérant un titre de séjour, valable jusqu’au 8 mai 2000.
Dans l’intervalle, en mars 1999, le requérant apprit de la part d’un proche que sa mère était continuellement harcelée et plusieurs fois mise en garde à vue par les membres des forces de sécurité de Mossoul : elle aurait subi des insultes, des mauvais traitements et on lui aurait même rasé les cheveux pour la contraindre à dénoncer où se trouvait son fils, le requérant.
Le 15 mars 1999, la même personne  informa le requérant que son cousin Hussain Kalaf avait aussi été exécuté le 1er mars pour tentative de meurtre, à l’issue d’une procédure impliquant également le requérant.
Le 7 mai 1999, un officier du bureau réexamina le dossier du requérant et, sans l’entendre, écarta l’opposition qu’il avait formée.
Le 11 mai 1999, la direction écrivit à la préfecture de Bilecik, au ministère des affaires étrangères (« le ministère » ) et au service national de renseignements, pour qu’ils donnent leur avis quant à la demande du requérant, ce sur la base des formulaires susmentionnés et des conditions prévues dans la Convention de 1951 ainsi que le règlement no 94/6169 du 14 septembre 1994 sur les procédures applicables aux demandeurs d’asile. Elle demanda aussi qu’en attendant, le titre de séjour du requérant soit prolongé pour une durée de 6 mois. 
Le 8 juin 1999, le frère du requérant, İsmail, alors qu’il purgeait sa peine d’emprisonnement, aurait été lui aussi exécuté. La famille n’a pu obtenir la restitution de son corps. 
Le 25 juin 1999, après avoir recueilli les avis des administrations compétentes, la direction arrêta que le requérant ne répondait pas aux conditions requises pour obtenir le statut de réfugié provisoire. Le requérant se vit notifié cette décision, l’invitant à former opposition dans un délai de 15 jours, sinon à quitter la Turquie dans le même délai, faute de quoi, il pouvait en être expulsé.
Le 1er juillet 1999, le requérant forma opposition contre l’arrêté du 25 juin 1999.
Le 13 juillet 1999, il se présenta au bureau pour s’enquérir de l’issue de son opposition et apprit qu’elle était rejetée. Il sollicita par écrit que son dossier soit reconsidéré en tenant compte des circonstances de la mort de son cousin et de son frère. A l’appui, il fit aussi valoir une lettre de soutien écrite par la représentation du Front turkmène en Turquie. Cette lettre, non datée, atteste l’assassinat d’İsmail, frère du requérant, par le régime de Bagdad, en raison de ses activités dissidentes au sein de İsmailgizli Telafer et précise que le requérant, originaire de Rasheeda, donc turkmène, risquerait sa vie s’il devait retourner en Irak.
Le 4 août 1999, un autre officier du bureau réexamina derechef le dossier du requérant, et décida de le classer.
Le 9 août 1999, le bureau notifia son ultime décision au requérant, faisant état de ce qu’en l’espèce il n’avait pu étayer que son appréhension de se voir persécuté en Irak était fondée sur l’un ou l’autre motifs prévus par la Convention du 1951 relative au statut des réfugiés, à savoir la race, la religion, la nationalité ou l’appartenance à un groupe social ou à une opinion politique. Le bureau précisa :
« les événements que vous relatez ne démontrent pas que vous avez subi ou dû subir un traitement d’une gravité le rendant constitutif d’une persécution, au sens de la Convention [de 1951]. Vous n’avez pas été en mesure de justifier vos craintes de persécution par un quelconque fait crédible ou par un quelconque document ou autre preuve étayant que ces craintes sont fondées ».
Par la suite, le dossier du requérant fut présenté au supérieur hiérarchique des trois officiers qui avaient traité l’affaire ; celui-ci confirma les conclusions de ses collègues.
Le 6 janvier 2000, la direction examina l’opposition du requérant contre l’arrêté d’expulsion. Elle constata d’emblée que le ministère n’avait pas présenté son avis quant au bien-fondé de ce recours. Ensuite, sans trancher cette question et se référant à la requête introduite devant la Cour, elle demanda que la durée du titre de séjour du requérant soit prolongé de trois mois.
Le 2 février 2000, la direction, après avoir obtenu l’avis favorable du ministère, revint sur sa décision et conclut que le requérant répondait, en fait, aux conditions recherchées pour les « réfugiés provisoires » et l’autorisa à résider en Turquie en cette qualité. Par une lettre du 3 février 2000, la direction informa le bureau de l’autorisation accordée au requérant.
Par lettres des 7 février et 8 mars 2000, le Gouvernement a informé la Cour qu’étant muni d’un passeport valide, le requérant pouvait quitter la Turquie librement et que même si son recours contre l’arrêté d’expulsion était rejeté, il ne serait aucunement forcé à retourner dans son pays d’origine et demeurera libre de partir dans le pays de son choix.
Le 12 avril 2000, l’Association des droits de l’homme à Ankara s’adressa au bureau. L’association exposa que le requérant avait dû se réfugier en Turquie du fait de ses activités au sein du Front turkmène et qu’il avait sollicité l’aide du bureau pour se rendre dans un tiers pays. Soutenant que la vie du requérant serait en danger s’il était expulsé vers Irak, elle pria le bureau de rouvrir son dossier.
Le 30 mai 2000, la validité du titre de séjour du requérant fut prolongée jusqu’au 9 novembre 2000.
Le 15 novembre 2000, le bureau fournit, à la demande de la Cour, l’information suivante :
« Mr. Hassan Muslim has been interviewed by our office on 08.12.1998 and his application was rejected in the first instance. His file has been reviewed on dossier basis by two different legal officers in May 1999 and August 1999. However his case has not been found eligible for granting refugéee status and his file is closed at present.
Mr. Hassan Muslim claimed that his cousin murdered a relative of Saddam Hussain in Iraq due to a land dispute between the murdered person and Mr. Hassan Muslim’s family. Mr. Hassan Muslim witnessed the [murdering incident]. The Iraqi authorities associated Mr. Hassan Muslim with the murder and they started looking for him in order to bring him before competent authorities. UNHCR considered that Mr. Hassan Muslim was fearing prosecution rather than persecution. Furthermore, Mr. Hassan Muslim obtained a legal passport in August 1998 and a visa from the Turkish Embassy in September 1998. He travelled to Turkey legally through Jordan. The fact that he was issued a legal passport and he could travel legally without any problems indicate that his fear to be persecuted by the Iraqi State is not valid in the light of these objective elements. »
Le 22 novembre 2000, le greffe a invité le requérant a répondre, entre autres, à la question de savoir s’il avait tenté d’obtenir le visa d’un quelconque pays. Tel qu’il ressort des plusieurs dizaines de messages de télécopie échangés avec le requérant celui-ci s’adressa aux ambassades, entre autres, d’Allemagne, des États-Unis, de Japon, de Suisse, de Norvège, de France, d’Italie et du Royaume-Uni, lesquelles refusèrent d’octroyer un visa pour des motifs relevant de leur politique concernant les réfugiés et les demandeurs d’asile politique ; l’ambassade de Nigeria fit de même, le requérant n’ayant pu démontrer avoir un quelconque lien avec ce pays.
Le 15 février 2001, l’association internationale Human Rights Watch écrivit au Haut commissariat et lança un appel de soutien, exposant que les allégations du requérant semblaient crédibles. 
Le 23 février 2001, le Gouvernement a informé le greffe de ce qu’il avait été notifié aux autorités compétentes turques de renouveler l’autorisation de séjour du requérant tous les six mois, jusqu’à la décision de la Cour sur sa requête, ou jusqu’à son départ de son propre gré et avec ses propres moyens vers un autre pays. Cette information est corroborée par une lettre de la direction, datée le 11 décembre 2000 et dont il ressort que la procédure initiée devant les autorités administratives avait été pratiquement suspendue depuis cette date, à partir de laquelle le titre de séjour du requérant a d’ailleurs été renouvelé à trois reprises pour des durées de 6 mois et  continue à l’être.
Le 22 janvier 2002, le requérant déposa au ministère de l’intérieur une nouvelle requête accompagnée de tous les éléments en sa possession. Réitérant que sa vie serait en danger en Irak et qu’il y risquerait d’être « pendu », il demanda à être autorisé à résider en Turquie et, à défaut, à être renvoyé vers un pays autre que l’Irak.
Le 11 février 2002, la direction demanda à la préfecture de Bilecik d’informer le requérant de ce que son titre de séjour avait été renouvelé pour une durée de 6 mois et qu’à l’heure actuelle, aucune décision formelle d’expulsion n’avait encore été prise à son encontre.
A ce jour, certaines circonstances factuelles concernant l’affaire du requérant demeurent non établies, notamment parce que le Gouvernement n’a pas été en mesure de fournir à la Cour les renseignements complémentaires qui avaient été requis en application de l’article 54 § 3 a) du règlement et qui devaient se rapporter, entre autres, sur les questions suivantes :
« 1)  les autorités turques ayant eu à connaître de la demande d’asile politique du requérant, ont-elles pu vérifier l’authenticité de la copie du mandat d’arrêt que celui-ci a fait valoir pour appuyer sa demande ? Dans le même contexte, les autorités ont-elle pu vérifier si le requérant était d’origine turkmène ou arabe (...) ?  
2) lesdites autorités ont-elles été saisies d’une quelconque demande d’extradition visant le requérant, en vertu de l’accord bilatéral du 2 août 1992 qui existe entre la République de Turquie et la République d’Irak en la matière ? 
3) dans l’appréciation de la demande d’asile du requérant, quelles informations lesdites autorités disposaient-elles concernant le degré de danger que présente la situation régnant réellement dans le nord de l’Irak ? Le Gouvernement est-il en mesure de fournir des renseignements, afin d’éclairer la Cour à ce sujet ?
4) en l’espèce, les autorités turques ont-elles assisté le requérant afin qu’il puisse obtenir le visa d’un pays tiers ? (...) » 
B. Droit et pratique internes pertinents
Il convient d’abord de citer la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés (« la Convention de 1951 ») dont la Turquie fait partie. Celle-ci définit en son article premier un "réfugié" comme une personne se trouvant hors du pays dont elle a la nationalité car elle "crai[nt] avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques". Les articles 32 et 33 de cette Convention disposent respectivement :
Article 32
« 1. Les Etats contractants n’expulseront un réfugié se trouvant régulièrement sur leur territoire que pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public.
2. L’expulsion de ce réfugié n’aura lieu qu’en exécution d’une décision rendue conformément à la procédure prévue par la loi (...) »
Article 33
« 1. Aucun des Etats contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.
2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays. »
La Turquie a ratifié la Convention de 1951 sous réserve de l’option a) prévue à l’article premier, section B (1), qui se lit ainsi :
« Aux fins de la présente Convention, les mots "événements survenus avant le premier janvier 1951" figurant à l’article 1, section A, pourront être compris dans le sens de soit a) "événements survenus avant le premier janvier 1951 en Europe", soit b) "événements survenus avant le premier janvier 1951 en Europe ou ailleurs" (...) »
Cependant, le Protocole relatif au statut des réfugiés du 4 octobre 1967, ratifié par la Turquie, dispose en son article 1 §§ 2 et 3 : 
    2. Aux fins du présent Protocole, le terme "réfugié", sauf en ce qui concerne l’application du paragraphe 3 du présent article, s’entend de toute personne répondant à la définition donnée à l’article premier de la Convention comme si les mots "par suite d’événements survenus avant le 1er janvier 1951 et..." et les mots "... à la suite de tels événements" ne figuraient pas au paragraphe 2 de la section A de l’article premier.
3. Le présent Protocole sera appliqué par les Etats qui y sont parties sans aucune limitation géographique; toutefois, les déclarations déjà faites en vertu de l’alinéa a du paragraphe 1 de la section B de l’article premier de la Convention par des Etats déjà parties à celle-ci s’appliqueront aussi sous le régime du présent Protocole, à moins que les obligations de l’Etat déclarant n’aient été étendues conformément au paragraphe 2 de la section B de l’article premier de la Convention. »
Il en ressort que la Turquie n’est pas tenue, au regard du droit international, d’accorder des titres de séjour aux demandeurs d’asile non européens. Toutefois, si le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (« le Haut commissariat ») admet une telle personne au bénéfice du statut de réfugié, la Turquie autorise, en pratique, le séjour de l’intéressé jusqu’à son rétablissement dans un pays tiers par le Haut commissariat.            
Concernant les demandeurs d’asile et les réfugiés, il échet de distinguer la procédure devant le Haut commissariat de celle devant les autorités administratives turques. Cette seconde procédure relève du règlement no 94/6169 du 14 septembre 1994 sur les procédures applicables aux réfugiés et aux demandeurs d’asile (« le règlement »). Dans sa version en vigueur à l’époque des faits, l’article 4 du règlement prévoyait que les personnes ayant effectué une entrée légale sur le territoire turc devaient, dans les cinq jours, s’adresser à la préfecture de la province où il se trouvent et déposer une demande d’asile. D’après l’article 6 du règlement, le ministère de l’intérieur (« le ministère »), compétent en la matière, tranche les demandes à la lumière des critères découlant de la Convention de 1951 ainsi que de son Protocole, après avoir recueilli les avis du ministère des affaires étrangères et d’autres autorités concernées, dont le Haut commissariat. Au cas où l’asile serait accordé, un foyer d’accueil ou un lieu de résidence est mis à la disposition de l’intéressé. Conformément au droit commun, celui-ci peut également bénéficier des facilités de travail et d’enseignement.
Cependant, si l’asile n’est pas accordé, le demandeur fait l’objet d’un arrêté ministériel d’expulsion (article 28 du règlement), susceptible d’opposition, dans un délai de 15 jours (article 29 du règlement). En dernier lieu, le demandeur peut se prévaloir du recours offert par l’article 125 §§ 1, 4 et 5 de la Constitution, d’après lequel :
« Tout acte ou décision de l’administration est susceptible d’un contrôle juridictionnel. 
Le pouvoir juridictionnel est limité à la vérification de la conformité des actes et des décisions de l’administration au droit. (...)
Si l’exécution d’un acte administratif engendrerait un préjudice difficile ou impossible à réparer et si, en même temps, cet acte est manifestement contraire à la loi, alors il peut être décidé (...) de surseoir à son exécution. 
Le 21 janvier 2002, le greffe a invité le Gouvernement à répondre à la question suivante en application de l’article 49 § 2 a) du règlement de la Cour, afin de se forger une idée plus précise sur la pratique en la matière :
« Au cas où le requérant ne serait pas en mesure de quitter la Turquie de son propre gré et/ou, où son passeport ne serait plus valide, par quelle porte frontalière et vers quelle région du territoire Irakien l’intéressé risque de se voir expulsé, selon la réglementation et la pratique des autorités nationales en la matière ? »
Le 22 février 2002, le Gouvernement répondit qu’en vertu de l’application de la réserve géographique de la Turquie à la Convention de  1951, les étrangers dont les demandes ont été rejetées par le Haut commissariat des Nations Unies, ne peuvent continuer à résider en Turquie en tant que réfugiés, étant entendu que la Turquie n’a de toute façon pas l’obligation d’accorder le statut de réfugié ni le droit de résider aux demandeurs d’asile non européens.
Les intéressés définitivement déboutés de leur demandes d’asile sont libres de choisir le pays d’accueil, à condition qu’ils soient munis d’un passeport valide et qu’ils aient obtenu un visa pour ce pays. A défaut, ils sont refoulés à la frontière de l’Etat dont ils sont ressortissants, et – en principe – confiés aux autorités dudit Etat. Cela étant, le Gouvernement a exposé que les ressortissants irakiens n’ayant pas de visa pour un pays tiers ou qui ne disposent plus d’un passeport valide, ont par ailleurs la possibilité de demander que leur retour au nord de l’Irak soit assuré.
Au vu des informations recueillies par la Cour, la pratique de l’administration turque semble effectivement différer concernant l’expulsion des ressortissants irakiens. Selon toute vraisemblance, l’expulsion d’un citoyen irakien, titulaire d’un passeport valide mais n’ayant pu obtenir le visa d’un pays autre que l’Irak, est exécuté à la porte frontière turque, où il a fait son entrée, ce qui normalement est la porte s’ouvrant à l’Irak du Nord.
En dernier lieu, il convient de citer l’accord bilatéral, passé le 2 août 1992, entre la République de Turquie et la République d’Irak en matière d’extradition. D’après l’article 43 de cet accord, les parties contractantes consentent à assurer l’extradition des personnes poursuivies ou condamnées par les autorités de l’une ou l’autre partie. Cependant, l’extradition est refusée, si elle est sollicitée en relation avec un délit à caractère politique ou en vue d’entamer des poursuites du fait des opinions politiques, la race, la religion de la personne concernée. 
C. Informations quant à la situation dans l’Irak du Nord
D’après le peu de renseignements dont dispose la Cour, l’unique entrée possible sur le territoire irakien, relevant du gouvernement de Bagdad, ne peut être réalisée que via la Jordanie, étant entendu que depuis 1991, le pouvoir central se trouve privé, de facto, de son autorité sur le territoire d’Irak du Nord. Dans cette région, une zone d’exclusion aérienne a été mise en place sous le contrôle de l’Organisation des Nations Unies. Le territoire en question est actuellement gouverné par le Front démocratique kurde de Mustafa Al-Barzani.
Le 19 février 2001, un responsable de Human Rights Watch transmit au greffe copie de la lettre de soutien qu’il avait adressée le 15 février 2001 au bureau afin d’appuyer la demande du requérant. Cette lettre contient les passages suivants touchant à la situation qui règne dans la zone dont il s’agit :
« (...) The Iraqi regime is known to have abducted and or killed its political enemies in Northern Iraq. (...) The risks would appear to be aggravated by the increasing tension between KDP  and the Turkmen community (...). The newspaper Takvim (...) of  July 22, 2000 report states that two members of the Turkmen Front were killed in Arbil eleven days earlier. (...) In the case of Ahmad Hassan Muslim (...), expropriation of lands has been frequently reported in Iraq and are documented in the Iraq entry of our annual report for the year 2000. There are clear indications that agents of the Iraqi government are active in the autonomous region of Northern Iraq – particularly in those areas under KDP control – and many political killings in that region are attributable to such agents. Relations between the KDP and the Turkmen groups are not good. (...) »
GRIEFS
Le requérant se plaint de ce que son éventuelle expulsion vers l’Irak emporterait violation de la Convention. A cet égard, il soutient qu’une fois renvoyé en Irak, il finira comme son cousin et son frère exécutés par les autorités du gouvernement irakien, car celles-ci le tiendraient pour responsable de la tentative d’attentat contre Jasim Tekrity.
Par ailleurs, il se plaint de la non-application à son égard des dispositions du règlement no 94/6169 du 14 septembre 1994. A ce sujet, il fait valoir que depuis son entrée en Turquie, il n’a pas été admis dans un camp de réfugié ni bénéficié d’un lieu résidence. Il serait dans l’obligation de se faire soigner à ses frais et aucune aide financière ni une quelconque possibilité d’emploi ne lui aurait été accordée.
Dans les observations écrites qu’il a adressées, suite à la communication de la présente requête, le requérant a par ailleurs développé une série d’arguments et formulé des doléances quant au manque d’effectivité de la procédure devant les autorités nationales quant à sa demande d’asile.           
EN DROIT
A. Objet de la requête
Le requérant fait grief, en substance, de ce qu’il risquerait sa vie et de subir de mauvais traitements s’il était expulsé vers l’Irak. Le Gouvernement souligne que l’intéressé, dans sa requête, n’a pas invoqué un article particulier de la Convention.
Toutefois, la Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, rappelle qu’un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoquées (arrêt Powell et Rayner c. Royaume-Uni du 21 février 1990, série A no 172, p. 13, § 29). Elle juge ainsi qu’en l’espèce, il convient d’examiner la présente affaire sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention, dispositions que le requérant a d’ailleurs évoqué ultérieurement, dans ses observations écrites du 17 juin 2002.
Dans le même contexte, la Cour note que tant lesdites observations que celles qui les ont suivies contiennent de nombreux arguments mettant en cause l’efficacité de la procédure devant les autorités nationales quant à  l’appréciation de la demande d’asile litigieuse. Pour la Cour, ces arguments, auxquels le Gouvernement s’est d’ailleurs vu octroyé la possibilité de répliquer, s’analysent sans conteste en un grief distinct tiré, en substance, de l’article 13 de la Convention.
Les dispositions susmentionnées de la Convention sont ainsi libellées :
Article 2
« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2.  La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
B. Examen de la requête
1. Arguments des parties
a. Gouvernement
Le Gouvernement excipe d’emblée du non-épuisement des voies de recours internes par le requérant ainsi que du caractère prématuré de sa requête.
Il soutient qu’en l’espèce celui-ci n’a pas été en mesure d’appuyer sa demande d’asile devant les autorités nationales par des explications détaillées quant aux événements ayant touché les membres de sa famille ni de démontrer qu’il risque de subir des persécutions s’il devait retourner dans son pays d’origine. Si la lettre de soutien du Front turkmène que le requérant avait produit se réfère à un mandat d’arrêt décerné contre lui, cette lettre contiendrait toutefois plus des clichés que des renseignements spécifiques sur l’intéressé et n’exposerait même pas les faits à l’origine de ce mandat. Quant à la lettre du Human Rights Watch, celle-ci ne pourrait passer pour une pièce probante permettant de conclure à l’existence d’un risque réel de persécution pour l’intéressé.
A ces égards, le Gouvernement souligne que le requérant n’avait fourni aux agents qui l’avaient interrogé le 1er octobre 1998 aucune des précisions qu’il a par la suite apporté dans la procédure devant la Cour, y compris celles concernant le mandat d’arrestation qu’il fait valoir. Lors de cet entretien il avait aussi été constaté que le requérant n’était nullement membre d’un groupe politique.
Ainsi, devant la pénurie des éléments dont elles disposaient, les autorités nationales ont été amenées à constater l’absence de preuves pour se convaincre que le requérant était poursuivi par le gouvernement Irakien du fait de « ses opinions », que les terres de sa famille avaient été expropriées de facto par ce dernier, ou que ce n’était pas un procès qu’il redoutait en réalité du fait d’avoir été témoin du meurtre d’un représentant du régime Irakien.
Cela étant, le Gouvernement rappelle qu’il n’existe à l’heure actuelle aucune décision formelle d’expulsion exécutable à l’encontre du requérant et avance que, même si son expulsion était décidée, il demeurerait toujours libre de former opposition contre pareille mesure et, si cela s’avérait vain, de saisir la justice administrative afin d’en obtenir l’annulation. Or le requérant n’aurait encore saisi aucune autorité des griefs qu’il présente maintenant devant la Cour.
Quant au bien-fondé et à titre subsidiaire, le Gouvernement souligne que si, au début, le requérant a été admis au bénéfice du statut de réfugié provisoire, pareille possibilité ne tendait qu’à lui permettre de résider en Turquie jusqu’à ce que sa demande soit définitivement tranchée par les autorités nationales et ne le  rendait aucunement titulaire d’un droit acquis d’asile. Rappelant que la Turquie n’a pas ratifié le Protocole no 7 à la Convention, le gouvernement souligne qu’en l’espèce, les autorités ont agi en stricte conformité avec leur engagements internationaux, la législation nationale ainsi que les considérations humanitaires : s’agissant de M. Müslim, elles sont même allées au-delà des possibilités offertes en la matière, en acceptant de prolonger la validité de son titre de séjour en attendant la décision de la Cour.
Sur ce point, le Gouvernement met en exergue le fait que la Turquie n’est aucunement tenue, au regard de la Convention de 1951, d’accorder de tels privilèges aux demandeurs d’asile non européens. Or, soucieux des problèmes humanitaires, la Turquie aurait maintes fois autorisé l’entrée des demandeurs d’asile par les portes frontalières de la région Sud-Est afin de pallier leur situation en coopération avec les Nations Unies. Par exemple, lors de la crise du 1988 en Irak, 51 000 personnes se seraient réfugiés en Turquie. Cette pratique n’aurait pas été altérée même pendant la guerre du Golfe et, à cette époque, plus de 460 000 irakiens auraient été accueillies. Parmi ces personnes, 391 vivraient encore en Turquie, disposant d’un titre de séjour.    
D’après le Gouvernement, à supposer même que les craintes de persécution du requérant soient fondés, il en serait toutefois épargné dans l’Irak du Nord, où se réfugient tous les citoyens irakiens en conflit avec le régime de Saddam. Au demeurant, on ne saurait accorder un poids excessif à l’argument selon lequel des agents à la solde de Saddam seraient actifs dans cette région, car cela reviendrait à admettre que tous les irakiens d’origine turkmène sont à même de revendiquer l’asile.
Sur ce point, le Gouvernement évoque un plan d’action préparé sous l’égide des Pays-Bas et concernant le rapatriement des citoyens irakiens déboutés de leurs demandes d’asile eu égard à l’amélioration constatée quant à l’état de sécurité dans le territoire en question. Ce plan, exécuté depuis octobre 1999 par les Pays-Bas et la Suisse, en collaboration avec l’Organisation internationale pour la migration, démontrerait que la situation de fait en Irak ne serait pas d’une gravité nécessitant l’octroi du statut de réfugié à tout prix et sans aucun égard aux allégations individuelles des demandeurs d’asile irakiens.   
Affirmant que les griefs du requérant sont abusifs, au sens de l’article 17 de la Convention, le Gouvernement prie finalement la Cour de déclarer la requête manifestement mal fondée, en d’autres termes, de ne pas se départir des conclusions du Haut commissariat ainsi que du ministère de l’intérieur turc qui ont eu la possibilité d’interroger le requérant en personne avant de s’assurer que ses dires manquaient tant de crédibilité que de sincérité. 
b. Requérant
Le requérant rétorque d’abord qu’une décision d’expulsion avait bien été prise contre lui le 25 juin 1999 et qu’il ne lui reste actuellement aucune chance d’obtenir la qualité de réfugié. Le fait que le Gouvernement ait accepté de prolonger son séjour en Turquie jusqu’à ce que la Cour tranche, voudrait dire qu’il ne pourra plus y rester s’il n’obtenait pas gain de cause à Strasbourg. Dans ce cas, il ferait l’objet d’un second arrêté d’expulsion et, en conséquence, serait déchu de son statut légal en Turquie : partant, il ne serait plus en droit d’exercer les voies légales internes.
Contrairement à ce que le Gouvernement laisse entendre, le requérant pense avoir fait de son mieux pour fournir au Haut commissariat tous les éléments dont il disposait alors pour appuyer sa demande, y compris les détails de la machination judiciaire qui avait coûté la vie à son frère İbrahim, le certificat de décès le concernant, le déroulement des faits jusqu’à ce qu’il quitte le territoire irakien. Par ailleurs,  il n’a pas manqué d’informer le Haut commissariat des circonstances ultérieures concernant la mort de son frère İsmail et de son cousin Hussain et les traitements infligés à sa mère, ce tout de suite après en avoir pris connaissance au cours des mois de mars et juin 1999. 
Le requérant soutient que malgré ces nouveaux éléments, les officiers du Haut commissariat ont refusé de l’entendre et de rouvrir son dossier et n’ont  pas prêté l’attention voulue à son cas. Il en veut pour preuve la circonstance que, dans leur lettre à la Cour du 15 novembre 2000, il est expressément indiqué qu’il était entré en Turquie via la Jordanie, alors que tout démontre à l’évidence que l’entrée s’est faite par la porte de Habur. Cette incohérence serait davantage soulignée par l’affirmation, selon laquelle il craindrait plus d’être poursuivi  que persécuté : en effet, le Haut commissariat serait très bien placé pour savoir que nulle personne déférée à la justice par le gouvernement de Saddam ne peut quitter l’Irak pour se rendre en Jordanie. Aussi, lors de l’incident survenu en août 1998, Jasim Tektry ne serait pas mort, mais blessé.
Le requérant combat également la thèse du Gouvernement en ce que sa propre appréciation des demandes d’asile serait indépendante de celle du Haut commissariat et affirme qu’il n’y a jamais eu une telle appréciation ni une procédure offrant les garanties minimum requises en droit international aux fins de l’évaluation équitable et réaliste des demandes d’asile. Le seul entretien qu’il a eu avec les officiers du ministère de l’intérieur ne visait que l’enregistrement de sa demande aux fins d’un éventuel accord de titre de séjour provisoire. Ces derniers n’auraient cherché qu’à connaître les circonstances de son entrée en Turquie et, du reste, s’ils pensaient que sa demande n’était pas suffisamment appuyée, il appartenait à eux de faire preuve de diligence afin que le dossier soit complété. En réalité, le requérant n’aurait fait que signer les deux formulaires remplis en turc, sans comprendre ce qu’il y était rapporté. D’ailleurs, ces formulaires contiendraient des erreurs matérielles révélatrices d’un manque de sérieux :  se référant aux points 22 du formulaire d’enregistrement et 15 du formulaire d’entretien, le requérant fait remarquer qu’il était invraisemblable qu’il ait prétendu avoir perdu ses deux frères lors de l’entretien du 1er octobre 1998, dés lors que son frère İsmail avait trouvé la mort après cette date, soit le 8 juin 1999 ; quant aux points 17 et 10, le requérant soutient n’avoir jamais affirmé avoir été arrêté en Irak.
Dans ces circonstances, le requérant estime que le Gouvernement est malvenu de tirer argument de l’article 17 de la Convention et du caractère exagéré de sa demande qui, selon lui, n’a pas été l’objet d’une appréciation digne de ce nom.
Le requérant déplore également que le Gouvernement fasse fi des lettres de soutien qu’il avait présentées : d’abord, les autorités n’avaient guère besoin des explications de la part du Front turkmène pour comprendre la teneur du mandat d’arrêt en question et, ensuite, le Gouvernement qui refuse de tenir compte des faits relatés par Human Rights Watch, n’a cependant pas été en mesure de les démentir. 
Contrairement à ce qu’avance le Gouvernement, le requérant explique qu’il n’est point libre de quitter la Turquie. Le droit d’asile lui étant refusé par le Haut commissariat, à l’avis duquel les autorités turques souscrivent, aucun pays tiers n’a accepté de lui fournir un visa. Son passeport n’étant plus valable à partir de août 2002, il se verra donc tôt ou tard reconduit à la frontière de l’Irak du Nord, sauf si l’une ou l’autre des autorités susmentionnées prend l’initiative de rouvrir son dossier.
Quant à l’insécurité dans cette région, le requérant attire notamment l’attention sur la circonstance qu’en 1994 son frère aussi eut dû quitter Mossoul pour échapper aux représailles en raison de ses activités dissidentes et se réfugier dans le nord de l’Irak ; or il a été secrètement délivré aux autorités irakiennes, qui finalement finirent bien par l’assassiner.
Au vu de ce qui précède, le requérant prie le Gouvernement de réexaminer sa demande d’asile, à la lumière de la situation réelle et d’agir en respect des considérations humanitaires dont il se dit gardien.
2. Appréciation de la Cour
La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en contrôlant le respect de celui-ci il faut avoir égard aux circonstances de la cause. Par ailleurs, l’article 35 § 1 doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif, étant entendu qu’il y a lieu d’examiner la question du respect de cette règle à la lumière de sa finalité : ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant qu’elles ne soient soumises à la Cour (voir, parmi beaucoup d’autres, Ali Reza Kalantari c. Allemagne (déc.), no 51342/99, 28 septembre 2000).
Pour déterminer si un recours remplit les exigences découlant de l’article 35 de la Convention et, partant, se révèle apte à porter remède aux griefs de l’intéressé, la Cour ne saurait apprécier le bien-fondé de ceux-ci : il lui faut le présumer, de manière strictement provisoire et comme une pure hypothèse de travail (arrêt Van Oosterwijck c. Belgique du 6 novembre 1980, série A no 40, pp. 13 et 13, § 27).
A la lumière de ces principes, la Cour relève qu’en l’espèce, dans leur décision du 25 juin 1999, les autorités turques ont estimé que le requérant ne répondait pas aux conditions d’octroi du statut provisoire de réfugié, sans pour autant évoquer le sort des membres de la famille du requérant en Irak ni leurs appréciations quant aux  conséquences que cela impliquerait pour la sécurité du requérant en cas de retour dans son pays. Cependant, dès sa première audition devant les officiers à Bilecik le 1er octobre 1998 puis devant le Haut commissariat le 20 octobre 1998, le requérant avait mentionné les persécutions subies par sa famille à Rasheeda du fait d’un désaccord avec les pouvoirs locaux et les circonstances douteuses dans lesquelles son frère İbrahim était mort. Il ressort du dossier que le requérant avait également soumis au Haut commissariat copie d’un mandat d’arrêt décerné à son encontre.
Si, à cette époque, les informations fournies au Haut commissariat semblent être plus amples que celles données aux agents à Bilecik, la Cour n’est toutefois pas convaincue qu’il s’agisse là d’un point déterminant. Car, nonobstant le fait que c’était au ministère de l’intérieur qu’il appartenait de réclamer pendant le déroulement de la procédure des informations supplémentaires s’il le jugeait nécessaire (Ali Reza Kalantari, précitée), les autorités turques doivent de toute façon passer pour avoir eu connaissance de tous les éléments dont disposait le requérant, y compris les faits nouveaux que l’intéressé avait appris au cours du mois de mars 1999, au plus tard le 22 janvier 2002, lorsque celui-ci a déposé une nouvelle demande d’asile auprès du ministère de l’intérieur.
Ces nouveaux éléments, en partie documentés, portaient sur le décès du cousin du requérant, Hussain Kalaf, et de son autre frère, İsmail, ainsi que sur les prétendus mauvais traitements infligés à sa mère ; il s’agissait également des lettres de soutien émanant de la représentation du Front turkmène en Turquie, de l’Association des droits de l’homme à Ankara ainsi que de l’association Human Rights Watch.
Il s’ensuit qu’à cette dernière date, sinon bien avant, les autorités turques avaient reçu – ce que le Gouvernement admet d’ailleurs dans ses observations complémentaires du 2 août 2002 – des indications diverses sur les circonstances que le requérant dénonçait et disposaient donc au moins de certains éléments lui permettant d’apprécier le danger encouru par le requérant en cas d’expulsion vers son pays.
Pourtant, la Cour observe qu’à l’heure actuelle aucune procédure ne semble avoir été initiée concernant la nouvelle demande d’asile du requérant ; la décision rendue à ce sujet le 11 février 2002 permet d’inférer que les autorités ont assimilé cette demande à une contestation contre une mesure d’expulsion, pour conclure qu’il n’y avait pas lieu à statuer, car aucune pareille mesure n’avait encore été prise. De fait, une mesure d’expulsion avait bien été prise le 25 juin 1999, mais elle avait été levée le 2 février 2000, suite à l’opposition du requérant, ce compte tenu entre autres de l’introduction de la présente requête devant la Cour en date du 1er  décembre 1999.
Quoi qu’il en soit, à ce jour, la demande d’asile du requérant devant les autorités administratives est toujours en suspens.
Or, la Cour considère qu’en l’espèce l’intéressé a engagé et a fait tout ce qui était en son pouvoir pour mener à son terme une procédure afin de faire valoir les allégations qu’il formule maintenant devant la Cour. Dans les circonstances de la présente affaire, on ne saurait  lui reprocher d’avoir introduit sa requête sans attendre qu’il fasse éventuellement l’objet d’un second arrêté d’expulsion ni de ne pas avoir intenté les voies administratives qu’invoque le Gouvernement : celles-ci n’auraient visé pour l’essentiel le même but que celle déjà exercée et, au demeurant, n’auraient pas offert de meilleurs chances de succès (voir, mutatis mutandis, De Moor c. Belgique du 23 juin 1994, série A no 292-A, p.19, § 61). En effet, le Gouvernement n’a pu citer un seul exemple de demandeur d’asile définitivement débouté par les instances des Nations Unies et qui, malgré cela, ait obtenu l’annulation par les juridictions administratives d’une seconde mesure d’expulsion ministérielle prise à son encontre.
Eu égard à tous ces éléments, la Cour ne saurait accueillir l’exception du Gouvernement, sachant que, de ce constat, il ne résulte nullement qu’il ait été statué prématurément sur la recevabilité ni qu’un intérêt légitime de l’Etat défendeur ait été lésé (voir, mutatis mutandis, ibidem, pp. 16 et 17, § 50), étant entendu qu’en l’espèce les autorités turques ont expressément déclaré avoir suspendu ex officio l’examen de l’affaire du requérant jusqu’à l’aboutissement de la procédure devant la Cour.
Parvenue à cette conclusion et n’apercevant aucun autre motif d’irrecevabilité inscrit à l’article 35 de la Convention, la Cour a également procédé à un examen préliminaire des faits et des arguments des parties quant à la substance des griefs du requérant.
Cependant, elle juge ne pas pouvoir être en mesure de se prononcer, à ce stade de la procédure, sur les doléances en question, d’autant moins qu’elle ne dispose encore pas des informations complémentaires pertinentes que le Gouvernement avait été invité à fournir en application de l’article 54 § 3 a) du règlement (voir page 9 ci-dessus).
Bref, la Cour estime que la requête pose de sérieuses questions de fait et de droit nécessitant un examen au fond, et qu’en l’état du dossier, celle-ci ne saurait être écartée comme étant manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête recevable, tous moyens de fond réservés.
Françoise Elens-Passos Nicolas BRATZA   Greffière adjointe Président
DÉCISION MÜSLİM c. TURQUIE
DÉCISION MÜSLİM c. TURQUIE 


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 53566/99
Date de la décision : 01/10/2002
Type d'affaire : Decision
Type de recours : Partiellement recevable ; Partiellement irrecevable

Analyses

(P1-1-1) BIENS


Parties
Demandeurs : MÜSLIM
Défendeurs : la TURQUIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2002-10-01;53566.99 ?
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