La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

05/11/2002 | CEDH | N°33711/96

CEDH | AFFAIRE YOUSEF c. PAYS-BAS


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE YOUSEF c. PAYS-BAS
(Requête no 33711/96)
DÉFINITIF
05/02/2003
ARRÊT
STRASBOURG
5 novembre 2002
En l’affaire Yousef c. Pays-Bas,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
G. Jörundsson,
K. Jungwert,
V. Butkevych,
Mme W. Thomassen,
M. M. Ugrekhelidze, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8

octobre 2002,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une req...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE YOUSEF c. PAYS-BAS
(Requête no 33711/96)
DÉFINITIF
05/02/2003
ARRÊT
STRASBOURG
5 novembre 2002
En l’affaire Yousef c. Pays-Bas,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
G. Jörundsson,
K. Jungwert,
V. Butkevych,
Mme W. Thomassen,
M. M. Ugrekhelidze, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 octobre 2002,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 33711/96) dirigée contre le Royaume des Pays-Bas et dont Ramzi Samir Yousef (« le requérant »), qui possédait alors la nationalité égyptienne, avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 5 juin 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Initialement représenté devant la Cour par Me J.H.F. Schultz van Haegen, avocat inscrit au barreau de La Haye (Pays-Bas), il l’a par la suite été par Me O.C. van Angeren, du même barreau. Le gouvernement néerlandais (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, M. R.A.A. Böcker et Mme J. Schukking, du ministère néerlandais des Affaires étrangères.
3.  Dans sa requête, le requérant se disait victime d’une violation de l’article 8 de la Convention dans la mesure où il avait été empêché de reconnaître un enfant dont il était le père biologique.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit instrument).
5.  Elle a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci a alors été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement la chambre chargée d’en connaître (article 27 § 1 de la Convention).
6.  Le 5 septembre 2000, la chambre a déclaré la requête recevable.
7.  Ni le requérant ni le Gouvernement n’ont déposé d’observations sur le fond.
8.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). L’affaire est ainsi échue à la deuxième section telle que remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9.  Le requérant, qui est né en 1959, possédait la nationalité égyptienne à l’époque des faits incriminés. Depuis lors, il a obtenu la nationalité néerlandaise et, autant que la Cour sache, il réside actuellement aux Pays-Bas.
A.  Le contexte factuel
10.  Le requérant arriva pour la première fois aux Pays-Bas en 1985. La même année, il rencontra Mme R., ressortissante néerlandaise. Le 16 janvier 1987, le couple, qui n’était pas marié et ne cohabitait pas, eut une fille, S. Par une décision du 12 février 1987, le juge cantonal (kantonrechter) désigna le requérant comme subrogé tuteur (tozeiend voogd) de S., Mme R. étant, en sa qualité de mère, ipso jure tutrice (voogdes) de la fillette.
11.  En août 1987 ou aux alentours de cette période, le requérant emménagea avec Mme R. et leur fille dans la maison de la mère de Mme R. Ils y vécurent ensemble pendant environ une année.
12.  En juillet 1988, le requérant partit pour le Moyen-Orient, où il demeura quelque deux ans et demi. Au cours de cette période, les contacts entre le requérant, d’une part, et Mme R. et S., de l’autre, se limitèrent à un échange de quelques lettres.
13.  Le requérant regagna les Pays-Bas début 1991. Il affirme qu’il rencontra S. tous les quinze jours jusqu’en 1993. Nonobstant ses demandes réitérées, Mme R. lui refusa l’autorisation de reconnaître (erkennen) S.
14.  Mme R. contracta par la suite une maladie mortelle. Le 9 juin 1993, elle rédigea un testament dans lequel elle exprimait le vœu qu’après sa mort la tutelle sur sa fille S. fût confiée à l’un de ses frères, M. H.R. En janvier 1994, le requérant intenta une procédure en référé (kort geding) devant le président du tribunal d’arrondissement (arrondissementsrechtbank) de Zwolle, sollicitant le prononcé d’une ordonnance enjoignant à Mme R. de lui donner l’autorisation de reconnaître S. Le 25 janvier 1994, le président le débouta de sa demande. Il considéra que Mme R. n’avait pas abusé de son droit de refuser au requérant l’autorisation de reconnaître S. dès lors que le changement de nom qu’entraînerait pareille reconnaissance ne pouvait passer pour correspondre à l’intérêt supérieur de l’enfant. Le président ajouta toutefois, à titre d’obiter dictum, qu’il était important pour le requérant comme pour sa fille que les contacts entre eux pussent se poursuivre. Il déclara ainsi juger souhaitable que S. allât passer un week-end sur deux auprès de son père.
15.  Dans un codicille daté du 7 février 1994, Mme R. déclara s’être mise d’accord avec un autre de ses frères, M. J.R., pour qu’après son décès S. fût placée dans la famille de ce dernier. Mme R. déclara par ailleurs que c’était sa volonté expresse que le requérant ne rendît pas visite à sa fille, dès lors que cela perturberait gravement la vie de la famille dans laquelle S. devait être élevée. Mme R. exprima également l’avis selon lequel il serait contraire à l’intérêt supérieur de sa fille que le requérant se vît reconnaître un droit de visite. D’après Mme R., l’intéressé n’avait pas de domicile fixe, pas de permis de séjour, pas d’emploi et pas de ressources financières ; il n’utiliserait la garde de sa fille que comme un moyen d’obtenir un permis de séjour aux Pays-Bas et le versement de prestations sociales. Avant qu’elle ne tombe malade, le requérant n’avait pas montré beaucoup d’intérêt pour S. et il n’avait pas contribué financièrement à son éducation.
16.  Mme R. décéda le 15 février 1994. Comme elle en avait exprimé le souhait, son frère H.R. fut désigné tuteur de S. et l’enfant fut placée au sein de la famille de M. J.R. Le requérant vit S. une fois toutes les trois semaines, conformément à un arrangement mis au point avec la famille R.
17.  A la suite du décès de Mme R., le requérant demanda à l’officier de l’état civil (ambtenaar van de burgerlijke stand) de Deventer d’établir un acte de reconnaissance et de l’inscrire dans le registre des naissances. Par une lettre du 18 février 1994, l’officier de l’état civil informa le requérant qu’il ne pouvait donner suite à sa demande, estimant que c’était le droit égyptien, qui ne prévoyait pas la reconnaissance d’enfants, qui était applicable.
B.  La procédure devant le tribunal d’arrondissement de Zwolle
18.  Le 28 février 1994, le requérant, s’appuyant sur l’article 1:29 du code civil (Burgerlijk Wetboek), demanda au tribunal d’arrondissement de Zwolle d’enjoindre à l’officier de l’état civil d’établir l’acte de reconnaissance sollicité et de l’inscrire dans les registres appropriés. Tout en admettant avec le requérant que c’était le droit néerlandais qui trouvait à s’appliquer, le tribunal d’arrondissement rendit le 19 octobre 1994 une décision rejetant la demande. Il releva notamment que, de son vivant, Mme R. avait toujours refusé de donner au requérant l’autorisation de reconnaître S., qu’il n’avait pas été établi qu’il existât entre le requérant et S. une vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention, et qu’à la suite du décès de Mme R. quelqu’un d’autre que le requérant s’était vu confier la tutelle sur S., qui en outre ne vivait pas avec le requérant.
C.  La procédure devant le tribunal d’arrondissement de Maastricht
19.  Dans l’intervalle, en juin 1994, le requérant avait invité le tribunal d’arrondissement de Maastricht à lui conférer le droit de voir S. un week-end sur deux comme l’avait recommandé le président du tribunal d’arrondissement de Zwolle. Il soutenait que M. H.R. mettait obstacle à l’exercice par lui de son droit à voir sa fille de manière régulière et tranquille. Lors de l’audience organisée le 3 octobre 1994 dans la procédure en question, M. H.R. et M. J.R. déclarèrent qu’il n’existait et n’avait jamais existé aucune vie familiale entre le requérant et S., que si le requérant souhaitait obtenir le droit de voir S. régulièrement c’était uniquement afin de pouvoir obtenir un permis de séjour, que S. était en train de s’intégrer à sa nouvelle famille, qu’elle appelait M. J.R. papa, que les visites du requérant ne lui plaisaient pas et qu’elle ne lui faisait pas confiance. Le requérant répliqua que S. était très importante à ses yeux, que feu Mme R. avait été fortement influencée par sa mère, qui la dominait, qu’à l’insu de la mère de Mme R. le requérant avait continué d’entretenir sa relation avec Mme R. une fois qu’ils avaient cessé de vivre ensemble, et que c’était la mère de Mme R. qui avait dit à S. de ne pas appeler le requérant papa.
20.  A l’issue de l’audience, le tribunal d’arrondissement, estimant qu’il y avait une « vie familiale » entre le requérant et S., décida à titre provisoire que les contacts entre le père et sa fille devaient se poursuivre dans les locaux du Conseil de la protection de l’enfance (Raad voor de Kinderbescherming) et qu’il statuerait de manière définitive sur la base du rapport qui serait établi par cet organe.
D.  La procédure devant la cour d’appel
21.  Le requérant attaqua devant la cour d’appel (gerechtshof) d’Arnhem la décision du tribunal d’arrondissement de Zwolle de ne pas enjoindre à l’officier de l’état civil d’établir un acte de reconnaissance. Il soutenait que le refus de Mme R. de consentir à ce qu’il reconnût S. ne pouvait plus produire aucun effet après la mort de l’intéressée. Dans ces conditions, les tribunaux n’avaient pas à se pencher sur la question de savoir s’il existait ou non une vie familiale entre le requérant et S. Pour le cas où la cour d’appel estimerait néanmoins nécessaire d’examiner cette question et de procéder à un exercice de mise en balance tel que celui requis par l’article 8 de la Convention, le requérant soulignait qu’il était le père naturel de S. et affirmait que non seulement il avait existé une vraie relation entre Mme R. et lui-même mais qu’en outre ils avaient vécu ensemble pendant quelque temps et avaient contribué de manière égale à la garde et à l’éducation de S. Le requérant se référait également à la demande adressée par lui au tribunal d’arrondissement de Maastricht aux fins de se voir attribuer des droits de visite plus importants à l’égard de S. Tout en concédant que du vivant de la mère de S. une reconnaissance non souhaitée aurait pu constituer une atteinte disproportionnée à la vie privée et familiale de l’intéressée, il soutenait qu’une fois Mme R. décédée seuls les intérêts du requérant et de son enfant demeuraient à mettre en balance les uns par rapport aux autres et qu’il n’y avait du côté de l’enfant aucun intérêt important militant contre une reconnaissance.
22.  Le requérant faisait valoir enfin qu’il avait dès le départ exprimé le désir d’obtenir la tutelle (voogdij) sur S. après le décès de la mère de la fillette et que celle-ci devait vivre avec lui. Or, pour qu’une demande de changement de tutelle pût avoir la moindre chance de succès, le requérant devait d’abord avoir reconnu sa fille. Il invitait par ailleurs la cour d’appel à statuer sans tarder sur sa requête car il était menacé d’expulsion, le secrétaire d’Etat à la Justice (Staatsecretaris van Justitie) n’admettant pas qu’il y eût une vie familiale entre lui-même et S. Une reconnaissance servirait à confirmer de manière officielle les liens naturels existant entre le père et sa fille.
23.  Lors de l’audience organisée par la cour d’appel le 8 décembre 1994, le requérant affirma entre autres qu’il avait toujours fait le maximum pour rendre S. heureuse, mais que la famille de Mme R. ne l’avait jamais accepté. Cela n’avait toutefois pas empêché l’établissement d’une relation forte entre S. et lui-même.
24.  Par une décision du 17 janvier 1995, la cour d’appel rejeta le recours du requérant. Elle jugea que le refus explicite de Mme R. de consentir à la reconnaissance de S. par le requérant n’avait pas cessé de produire ses effets après son décès puisqu’elle avait déclaré dans son testament qu’elle persistait dans son refus, qu’elle estimait être dans l’intérêt de l’enfant.
25.  La cour d’appel considéra en outre qu’à supposer même qu’une vie familiale eût à une époque existé entre le requérant et S., elle avait été rompue par les événements ultérieurs. Les contacts qui avaient eu lieu entre le requérant d’une part et Mme R. et S. de l’autre avaient été si rares et irréguliers et tellement dépourvus d’affection mutuelle qu’ils ne pouvaient plus s’analyser en une vie familiale. La cour d’appel jugea par ailleurs qu’à supposer même qu’il existât toujours une vie familiale les intérêts de l’enfant devaient l’emporter sur toute autre considération. Or ces intérêts seraient le mieux servis si l’on permettait à S. de grandir dans la famille au sein de laquelle elle avait été placée après le décès de sa mère, conformément aux dernières volontés explicites de celle-ci, et où elle recevait les soins et l’attention dont elle avait besoin. La reconnaissance que voulait opérer le requérant visait à provoquer un changement dans cette situation et ne pouvait donc passer pour être dans l’intérêt de S. La cour d’appel estima que cette conclusion était d’autant plus justifiée que le requérant n’avait jamais eu la garde de S., qu’il n’avait jamais auparavant fait savoir qu’il souhaitait réellement assumer la garde de son enfant et qu’en outre il n’avait pas étayé son affirmation selon laquelle il serait capable d’assumer cette charge de manière responsable. De surcroît, une reconnaissance signifierait que S. prendrait automatiquement le patronyme du requérant, alors qu’elle possédait maintenant le même patronyme que les autres membres de la famille dans laquelle elle grandissait.
E.  La procédure devant la Cour de cassation
26.  Le requérant forma devant la Cour de cassation (Hoge Raad) un pourvoi dans lequel il soutenait notamment que la cour d’appel avait eu tort de considérer que le refus de Mme R. de consentir à la reconnaissance de S. par le requérant pouvait toujours produire des effets après le décès de l’intéressée. En outre, les dispositions légales pertinentes ne faisaient pas de l’existence d’une vie familiale entre un père et son enfant naturel une condition pour la reconnaissance du second par le premier. En tout état de cause, contrairement à ce que la cour d’appel avait estimé, il existait une vie familiale entre le requérant et S., de sorte que la conclusion de la cour d’appel sur ce point était incompréhensible.
27.  Le requérant soutenait également que la cour d’appel avait eu tort de considérer qu’il serait dans l’intérêt de S. qu’elle fût élevée au sein de la famille de M. J.R. Le législateur avait en effet estimé que dans une affaire telle celle de l’espèce, où la mère était décédée, une reconnaissance par le père naturel serait dans l’intérêt de l’enfant. De plus, une reconnaissance n’emporterait pas par elle-même de changements dans les conditions de vie de l’enfant. Pareils changements ne pourraient intervenir que si le requérant formait une demande de modification du régime de tutelle et, dans ce cas, les intérêts de l’enfant pourraient être appréciés au moment de la demande. Enfin, le requérant soutenait que la cour d’appel ne pouvait avoir correctement déterminé ce qui correspondait à l’intérêt de S. puisqu’elle n’avait pas sollicité l’avis du Conseil de la protection de l’enfance.
28.  Par une décision du 8 décembre 1995, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Tout en souscrivant à l’avis du requérant selon lequel le refus de Mme R. de consentir à ce qu’il reconnût S. – refus que l’intéressée pouvait parfaitement opposer, pareil droit ayant été conféré par la législation afin de protéger l’intérêt des mères dans sa situation – n’était plus valide après le décès de l’intéressée, elle releva que la cour d’appel avait fourni des motifs supplémentaires pour justifier sa décision de ne pas enjoindre à l’officier de l’état civil d’établir un acte de reconnaissance à supposer qu’une vie familiale existât. Pour la Cour de cassation, ce raisonnement suffisait par lui-même à justifier la décision de la cour d’appel. A cet égard, la haute juridiction faisait observer qu’une reconnaissance valable emporterait automatiquement création de liens familiaux juridiquement reconnus entre l’enfant et la personne auteur de la reconnaissance. Cette conséquence importante signifiait qu’une reconnaissance pouvait affecter les intérêts de l’enfant protégés par l’article 8 de la Convention. Si une reconnaissance pouvait servir ces intérêts, elle pouvait également leur nuire. L’article 8 avait ainsi obligé la cour d’appel à mettre en balance les intérêts du requérant à faire confirmer la relation entre lui-même et S. de manière à emporter création de liens familiaux juridiquement reconnus, à supposer que ladite relation pût s’analyser en une vie familiale, d’une part, et les intérêts de l’enfant à continuer à vivre au sein de la famille dans laquelle elle était élevée depuis la mort de sa mère et à conserver le patronyme de cette famille, de l’autre. La Cour de cassation considéra que la cour d’appel s’était correctement acquittée de cette tâche.
29.  Dès lors que le requérant n’avait jamais fait mystère du fait qu’il entendait obtenir la garde de S., qu’il souhaitait voir venir vivre avec lui, la cour d’appel avait eu raison de prendre en considération l’intérêt de S. à ne pas voir sa résidence au sein de la famille de M. J.R. menacée par l’issue d’une nouvelle procédure judiciaire. Enfin, les dispositions légales en vigueur ne faisaient pas obligation à la cour d’appel de solliciter l’avis du Conseil de la protection de l’enfance, et c’était à la juridiction elle-même qu’il incombait de déterminer si pareil avis devait ou non être sollicité.
30.  Un changement dans les conditions de vie de S. survint au cours et à la suite de la procédure menée devant la Cour de cassation, mais celle-ci ne put prendre en considération cet élément nouveau, car, en vertu de l’article 419 § 2 du code de procédure civile (Wetboek van Burgerlijke Rechtsvordering), elle était liée par les faits du dossier tels qu’ils avaient été établis par la cour d’appel.
F.  Développements ultérieurs
31.  En septembre 1995, S. retourna vivre chez sa grand-mère maternelle. D’après le Conseil de la protection de l’enfance, l’une des raisons de ce changement résidait dans la détresse causée à la famille de son oncle J.R. par la demande de droit de visite formée par le requérant. Le 31 janvier 1996, le Conseil de la protection de l’enfance invita le juge des enfants (kinderrechter) du tribunal d’arrondissement d’Amsterdam à prononcer une ordonnance de placement sous surveillance (ondertoezichtstelling) à l’égard de S. Lors d’une audience qui eut lieu le 21 février 1996, le juge des enfants déclara que pour l’heure il serait préférable que S. demeurât auprès de sa grand-mère mais que le contact devait être maintenu entre le requérant et S. et qu’il fallait examiner plus avant le rôle que pourrait jouer le requérant à l’avenir dans la vie de S. Le 6 mars 1996, le juge des enfants prononça une ordonnance de placement sous surveillance et désigna un tuteur familial (gezinsvoogd).
32.  Le 6 novembre 1996, l’officier de l’état civil refusa d’accueillir une nouvelle demande du requérant tendant à l’établissement d’un acte de reconnaissance et à l’inscription de pareil acte dans le registre des naissances. Le requérant s’adressa une nouvelle fois au tribunal d’arrondissement de Zwolle, soutenant que les circonstances qui avaient abouti au rejet de sa première demande n’étaient plus les mêmes, puisque S. ne vivait plus chez son oncle. Il précisait en outre qu’il se faisait du souci pour le bien-être de sa fille, eu égard à l’âge avancé et au caractère dominateur de sa grand-mère. Il se disait enfin capable de s’occuper lui-même de S.
33.  Le tribunal d’arrondissement rejeta la demande du requérant le 26 mai 1997. Il estima que le changement intervenu dans les conditions de vie de S. avait été provoqué par le juge des enfants et ne pouvait passer pour être préjudiciable à S. De surcroît, le prononcé de l’ordonnance de placement sous surveillance avait emporté octroi d’une aide aux personnes responsables de la garde et de l’éducation de S. Dès lors, le changement intervenu dans les conditions de vie de l’enfant ne pouvait en soi modifier le résultat de l’exercice de mise en balance qui avait été effectué par la cour d’appel d’Arnhem. Relevant que le requérant s’efforçait toujours d’obtenir la garde de S., le tribunal d’arrondissement considéra enfin que la reconnaissance de S. par son père ne serait pas dans l’intérêt de l’enfant.
34.  Le requérant n’interjeta pas appel contre la décision rendue par le tribunal d’arrondissement le 26 mai 1997.
35.  Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 6 avril 1995 abolissant l’institution de la subrogée tutelle, le requérant n’est plus subrogé tuteur de S.
36.  Il a entre-temps acquis la nationalité néerlandaise et a épousé une autre femme, dont il a un fils.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
A.  Droit de la famille
1.  Le droit de la famille à l’époque des événements incriminés
37.  Un enfant né hors mariage avait le statut d’enfant naturel de sa mère. Il devenait l’enfant naturel de son père si ce dernier le reconnaissait, le « père » étant réputé être l’homme ayant reconnu l’enfant, qu’il en fût ou non le père biologique (article 1:221 du code civil).
38.  Un enfant né hors mariage avait de plein droit des liens familiaux juridiquement reconnus avec sa mère et les membres de la famille de celle-ci. Une reconnaissance de l’enfant par le père emportait création de liens familiaux juridiquement reconnus entre lui et l’enfant ainsi qu’entre l’enfant et les membres de la famille de son père (article 1:222 du code civil). A l’époque pertinente, le patronyme de pareil enfant était le patronyme du père si ce dernier avait reconnu l’enfant et le patronyme de la mère dans le cas contraire (article 1:5 § 2 du code civil).
39.  La reconnaissance d’un enfant pouvait se faire par le biais d’une inscription sur le certificat de naissance proprement dit ou par la voie d’un acte de reconnaissance séparé dressé à cette fin par l’officier de l’état civil ou un notaire (article 1:223 du code civil). Un acte de reconnaissance établi par le greffier était inscrit dans le registre des naissances (article 1:21 § 3 du code civil). A la demande d’une partie intéressée, le tribunal d’arrondissement pouvait ordonner l’inscription d’un acte dans les registres appropriés (article 1:29 § 1 du code civil).
40.  Une reconnaissance n’était pas valable si elle était faite du vivant de la mère sans le consentement préalable écrit de celle-ci (article 1:224 § 1 d) du code civil). Toutefois, compte tenu du droit du père et de l’enfant au respect de leur « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention, la Cour de cassation interprétait ladite disposition de manière à ce que l’on pût passer outre au droit de veto effectif qu’elle donnait à la mère si celle-ci en abusait (voir notamment la décision rendue par la Cour de cassation le 8 avril 1988, Nederlandse Jurisprudentie 1989, no 170).
41.  L’homme qui avait reconnu l’enfant pouvait inviter le tribunal d’arrondissement à lui accorder la garde de ce dernier. Si une personne autre que la mère avait la garde de l’enfant, pareille requête ne pouvait être rejetée que s’il y avait des raisons de craindre que les intérêts de l’enfant seraient négligés. En revanche, si la mère avait la garde de l’enfant, la requête ne pouvait être accueillie que si le tribunal d’arrondissement considérait que pareille décision servirait au mieux les intérêts de l’enfant (article 1:288 du code civil).
42.  Dans le cadre d’une procédure concernant notamment l’autorité parentale, la garde et le droit de visite, la juridiction compétente pouvait solliciter l’avis du Conseil de la protection de l’enfance s’il lui paraissait nécessaire d’obtenir pareil avis pour pouvoir se livrer à une appréciation correcte de l’intérêt de l’enfant (article 902a du code de procédure civile).
2.  La nouvelle législation
43.  Le 1er avril 1998 est entré en vigueur un nouvel article 1:204 du code civil. Le texte en prévoit toujours la nécessité pour un homme désireux de reconnaître un enfant non encore âgé de seize ans d’obtenir au préalable l’autorisation écrite de la mère (article 1:204 § 1 c)). En cas de refus, l’autorisation de la mère peut être remplacée par une autorisation du tribunal d’arrondissement (article 1:204 § 3). Toutefois, l’homme qui sollicite pareille autorisation doit être le père biologique de l’enfant ; de surcroît, la reconnaissance ne doit pas nuire à la relation de la mère avec l’enfant ni aux propres intérêts de l’enfant (ibidem). L’exposé des motifs accompagnant le projet qui aboutit finalement à l’adoption de la disposition en cause précise que l’autorisation du tribunal d’arrondissement est requise dans toutes les situations où l’autorisation de la mère ne peut être obtenue, y compris en cas de décès de celle-ci (Kamerstukken (Documents parlementaires) II, session 1995-1996, 24 649 no 3, p. 10). En outre, l’autorisation écrite de l’enfant est requise s’il a atteint l’âge de douze ans (article 1:204 § 1 d)).
44.  Au même moment a été introduit dans le code civil un article 1:207 en vertu duquel un enfant peut demander au tribunal d’arrondissement de prononcer une déclaration judiciaire de paternité (gerechtelijke vaststelling van vaderschap) afin que soit établi un lien juridique entre lui et son père biologique. Aucun délai n’est prévu pour l’introduction de pareille requête.
B.  Statut de la Convention en droit néerlandais
45.  Le statut de la Convention en droit néerlandais est régi par les dispositions suivantes de la Constitution néerlandaise :
Article 93
« Les dispositions de traités et de décisions adoptées par des organisations de droit international public qui peuvent engager chacun à raison de leur contenu ont force obligatoire une fois publiées. »
Article 94
« Les textes de loi en vigueur dans le Royaume cessent d’être applicables dès lors qu’ils sont en conflit avec les dispositions de traités ou de décisions d’organisations de droit international public qui engagent chacun. »
46.  La décision de la Cour de cassation en date du 8 avril 1988 citée au paragraphe 40 ci-dessus constitue un exemple de cas où une disposition du droit interne a été jugée ne pas se concilier avec une disposition de la Convention et devoir dès lors céder devant celle-ci.
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
47.  Le requérant allègue qu’empêché de reconnaître un enfant dont il est le père biologique il est victime d’une violation de son droit au respect de sa « vie privée et familiale ». Il invoque l’article 8 de la Convention qui, dans sa partie pertinente en l’espèce, est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)
2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A.  Y a-t-il eu « ingérence » dans l’exercice d’un droit garanti par l’article 8 de la Convention ?
48.  Le requérant considère qu’il y a eu « ingérence » dans l’exercice par lui de son droit au respect de sa vie privée et familiale. Il souligne le fait qu’il est le père biologique de S.
49.  Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas eu pareille ingérence. Il fait sien le raisonnement de la cour d’appel selon lequel il n’y a jamais eu, pendant la période pertinente, de « vie familiale » entre le requérant et S. Pour lui, la paternité biologique du requérant ne suffit pas en soi. Le requérant peut certes avoir vécu avec S. et la mère de celle-ci d’août 1987 à juillet 1988, mais cela n’a pas créé une « vie familiale » entre elles et lui, faute pour lui d’avoir pourvu à leur entretien.
50.  A supposer même qu’il y ait eu à un moment quelconque une « vie familiale » entre le requérant d’une part et S. et sa mère de l’autre, les événements ultérieurs y ont mis fin. En particulier, le requérant a vécu au Moyen-Orient pendant deux ans et demi une fois terminée sa cohabitation avec S. et sa mère, et pendant ces deux ans et demi il n’a eu aucun contact avec S. et des contacts seulement sporadiques avec la mère de celle-ci. Une fois le requérant rentré aux Pays-Bas, les contacts entre les intéressés sont demeurés rares, irréguliers et dénués de tout attachement mutuel.
51.  La Cour relève d’emblée que la paternité biologique du requérant n’est pas controversée. Par ailleurs, le requérant a cohabité avec S. et la mère de l’enfant pendant une certaine période après la naissance de celle-ci ; après le décès de la mère de S., il a continué à avoir avec l’enfant des contacts qui ont été qualifiés d’importants par le président du tribunal d’arrondissement de Zwolle et par le tribunal d’arrondissement de Maastricht dans leurs décisions du 25 janvier 1994 et du 3 octobre 1994 respectivement. Dans ces conditions, la Cour admet qu’il y a eu « vie familiale » entre S. et le requérant (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Keegan c. Irlande du 26 mai 1994, série A no 290, p. 18, § 45). Aucune question distincte ne se pose relativement à la « vie privée » du requérant : de fait, les arguments développés par l’intéressé à cet égard sont inséparables de ceux avancés par lui sous l’angle de l’atteinte à sa vie familiale.
52.  Lorsque l’existence d’un lien familial avec un enfant se trouve établie, l’Etat doit agir de manière à permettre à ce lien de se développer et il faut accorder une protection juridique rendant possible dès la naissance ou dès que réalisable par la suite l’intégration de l’enfant dans sa famille (voir les arrêts Keegan précité, p. 19, § 50, et Kroon et autres c. Pays-Bas, 27 octobre 1994, série A no 297-C, p. 56, § 32).
53.  Le droit pour un père de reconnaître un enfant né d’un mariage, que prévoit le droit néerlandais (paragraphes 37-43 ci-dessus), quoique sous certaines conditions, reflète ce principe. La privation dudit droit lorsque des liens familiaux existent, ce qui était le cas en l’espèce, est constitutive d’une « ingérence » dans l’exercice du droit au respect de la vie familiale. Elle emporte violation de l’article 8 de la Convention, sauf si les exigences du second paragraphe de cet article sont remplies.
B.  L’ingérence était-elle « prévue par la loi »
54.  Le requérant soutient que l’ingérence n’était pas « prévue par la loi ». Si l’article 1:224 du code civil tel qu’il était en vigueur à l’époque faisait dépendre la validité d’une reconnaissance par un homme d’un enfant né hors mariage de l’autorisation écrite préalable de la mère lorsque celle-ci était toujours en vie, pareille condition n’existait plus lorsque la mère était décédée. La mère ne pouvait rien faire pour empêcher une reconnaissance après son décès ; même une disposition testamentaire ne pouvait avoir semblable effet. C’est ce qu’aurait du reste reconnu la Cour de cassation dans la décision rendue par elle en l’espèce. Il en résulterait logiquement que le refus par les juridictions néerlandaises d’autoriser le requérant à reconnaître S. était contra legem.
55.  Le Gouvernement conteste que les décisions rendues par les juridictions néerlandaises en l’espèce fussent contraires au droit interne. Il fait observer qu’en vertu de l’article 94 de la Constitution néerlandaise, si l’application du droit interne aboutissait à un résultat contraire à la Convention, c’était cette dernière qui devait prévaloir. La base juridique de l’« ingérence » en cause serait donc la Convention elle-même en tant qu’elle fait partie du droit interne.
56.  La Cour relève qu’à l’époque des événements incriminés la disposition pertinente du droit néerlandais – l’article 1:224 § 1 du code civil – prévoyait qu’un homme ne pouvait reconnaître un enfant né hors mariage que si la mère avait donné au préalable et par écrit son autorisation. Dans l’arrêt rendu par elle en l’espèce, la Cour de cassation jugea que le refus par la mère de pareille autorisation – possibilité reconnue à la mère par la loi afin de protéger ses intérêts – ne produisait plus aucun effet après sa mort, eût-il été inscrit dans son testament. Toutefois, compte tenu des conséquences importantes en droit interne de pareille reconnaissance pour l’enfant, les tribunaux devaient, après le décès d’une mère ayant refusé son autorisation, mettre en balance les intérêts du père naturel à voir sa paternité reconnue et les droits de l’enfant tels qu’ils se trouvent protégés par l’article 8 de la Convention.
57.  Dès lors qu’il appartient au premier chef aux autorités nationales, et spécialement aux cours et tribunaux, d’interpréter et appliquer le droit interne, la Cour considère que l’ingérence incriminée en l’espèce était conforme au droit national tel qu’interprété par la Cour de cassation à la lumière de la Convention.
58.  Il en est résulté que l’ingérence incriminée était « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
C.  L’ingérence poursuivait-elle un « but légitime » ?
59.  Nul ne conteste que l’ingérence incriminée poursuivait le « but légitime » que constitue la « protection des droits et libertés d’autrui ».
D.  L’ingérence était-elle « nécessaire, dans une société démocratique » ?
60.  Le requérant soutient que la Cour de cassation n’a pas correctement mis en balance les intérêts en présence. Il lui reproche en particulier d’avoir ignoré le fait qu’un enfant a un intérêt légitime à avoir un parent légal, spécialement si l’un des deux parents est décédé ; ce principe aurait pour corollaire, selon l’intéressé, qu’il était de son devoir à lui, père biologique de S., de reconnaître l’enfant.
61.  Relevant que la Cour de cassation a admis le caractère primordial de l’intérêt de S. à être élevée dans les conditions les plus favorables possibles, le requérant soutient qu’une reconnaissance de S. par lui n’impliquait en soi aucun changement dans les conditions de vie de l’enfant. Pareil changement ne pourrait résulter que d’une nomination du requérant en qualité de tuteur de S., ce qui ne pourrait se faire qu’à l’issue d’une procédure distincte impliquant un examen de cette question précise. Aussi la Cour de cassation aurait-elle eu tort de considérer – sans avoir entrepris la moindre investigation à cet égard – que le requérant n’avait pas fait la preuve de sa capacité à s’occuper adéquatement de S.
62.  Enfin, la Cour de cassation n’aurait pas dû mettre en balance l’intérêt – tel que le percevait la haute juridiction – de S. à poursuivre sa « vie privée » et son intérêt à avoir au moins un parent légal.
63.  Le Gouvernement observe pour sa part que tant la cour d’appel que la Cour de cassation sont parties de l’idée que si l’établissement d’un lien familial juridiquement reconnu entre le requérant et S. au travers d’une reconnaissance pouvait servir des intérêts protégés par l’article 8 de la Convention, il pouvait également nuire aux intérêts de S. protégés par cette disposition ; il fallait donc établir un équilibre entre les intérêts conflictuels du requérant et de l’enfant.
64.  Le droit néerlandais consacrait le principe selon lequel un enfant et son père biologique ont droit à des liens familiaux juridiquement reconnus. C’est ce que refléterait la jurisprudence de la Cour de cassation elle-même.
65.  Les juridictions néerlandaises ne seraient pas restées en défaut de prendre en considération les liens naturels existant entre le père et son enfant. Elles auraient de même dûment pris en compte les intérêts de l’enfant à avoir un parent légal. Elles auraient simplement considéré que les intérêts de S. seraient mieux servis si on permettait à l’enfant de grandir dans la famille au sein de laquelle elle avait été placée après le décès de sa mère, conformément du reste au souhait de cette dernière, et où elle était entourée de manière adéquate. Le requérant n’aurait jamais pris soin de sa fille auparavant, il n’aurait jamais donné à penser qu’il en avait le désir et il n’aurait jamais établi de façon convaincante qu’il était réellement capable de s’occuper de sa fille de manière responsable. De surcroît, autoriser une reconnaissance aurait signifié ipso jure que S. devait prendre le patronyme du requérant, alors qu’elle portait le nom de la famille au sein de laquelle elle était éduquée ; pareil changement n’aurait pas non plus été dans son intérêt.
66.  Enfin, en cas de conflit entre les droits garantis à un enfant par l’article 8 et les droits garantis au père de l’enfant par ledit article, il y aurait lieu de toujours donner la priorité aux intérêts de l’enfant.
67.  La Cour rappelle que lorsque l’existence d’un lien familial avec un enfant se trouve établie, l’Etat doit agir de manière à permettre à ce lien de se développer et il faut accorder une protection juridique rendant possible dès la naissance ou dès que réalisable par la suite l’intégration de l’enfant dans sa famille (voir les arrêts précités Keegan, p. 19, § 50, et Kroon et autres, p. 56, § 32).
68.  En l’espèce, les décisions des juridictions internes ont eu pour conséquence qu’aucun lien familial juridique entre le requérant et l’enfant S. n’a été reconnu, nonobstant le fait non controversé que le requérant était le père naturel de l’enfant.
69.  La Cour relève, cela étant, que la décision incriminée n’a pas totalement privé le requérant de sa vie familiale avec sa fille puisqu’il a continué à pouvoir lui rendre visite conformément aux décisions judiciaires. Compte tenu de ce fait, on ne peut pas dire que les droits garantis à l’intéressé par l’article 8 aient été ignorés.
70.  De surcroît, les circonstances de la présente espèce diffèrent de celles qui entouraient l’affaire Kroon et autres précitée, où la Cour a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention : dans ladite affaire, hormis une raison purement formelle, aucun motif n’avait été décelé qui justifiât que l’on déniât au père, qui vivait avec son enfant, le droit à la reconnaissance légale de sa paternité.
71.  Par contraste, les juridictions internes saisies ont en l’espèce considéré que le requérant avait l’intention de bouleverser la situation familiale de sa fille. L’intéressé souhaitait voir sa paternité juridiquement reconnue de manière que sa fille pût vivre avec lui plutôt qu’au sein de sa famille légale.
72.  Dans sa décision du 17 janvier 1995 (voir le paragraphe 25 ci-dessus), la cour d’appel estima que pareil changement serait préjudiciable aux intérêts de S. Elle jugea notamment que les intérêts de S. seraient le mieux servis si l’on autorisait l’enfant à grandir dans la famille au sein de laquelle elle avait toujours vécu depuis le décès de sa mère. Elle tint compte également du préjudice qui pouvait résulter pour S. du changement automatique de son patronyme qu’emporterait la reconnaissance, le fait pour elle de prendre le nom du requérant impliquant un décalage par rapport aux autres membres de la famille au sein de laquelle elle vivait.
73.  La Cour réaffirme que lorsque sont en jeu les droits garantis aux parents par l’article 8 et ceux d’un enfant, les cours et tribunaux doivent attacher la plus grande importance aux droits de l’enfant. Lorsqu’une mise en balance des intérêts s’impose, il y a lieu de faire prévaloir les intérêts de l’enfant (voir Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 52, CEDH 2000-VIII, et T.P. et K.M. c. Royaume-Uni [GC], no 28945/95, § 72, CEDH 2001-V). Ce principe s’applique également dans les affaires telle la présente.
74.  La Cour n’aperçoit aucun élément lui donnant à penser que, dans leur mise en balance des intérêts du requérant et de ceux de l’enfant, les juridictions internes n’aient pas suffisamment pris en compte les premiers ou aient statué de manière arbitraire.
75.  En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 5 novembre 2002, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa   Greffière Président
ARRÊT YOUSEF c. PAYS-BAS
ARRÊT YOUSEF c. PAYS-BAS 


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 33711/96
Date de la décision : 05/11/2002
Type d'affaire : Arrêt (Au principal)
Type de recours : Non-violation de l'art. 8

Analyses

(Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE FAMILIALE, (Art. 8-2) INGERENCE, (Art. 8-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 8-2) PREVUE PAR LA LOI


Parties
Demandeurs : YOUSEF
Défendeurs : PAYS-BAS

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2002-11-05;33711.96 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award