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13/02/2003 | CEDH | N°57829/00

CEDH | VIDES AIZSARDZIBAS KLUBS contre la LETTONIE


PREMIERE SECTION
DÉCISION FINALE
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 57829/00  présentée par VIDES AIZSARDZĪBAS KLUBS  contre la Lettonie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant le 13 février 2003 en une chambre composée de
M. C.L. Rozakis, président,   Mme F. Tulkens,   M. P. Lorenzen,   Mme N. Vajić,   MM. E. Levits,    A. Kovler,    V. Zagrebelsky, juges,  et de M. S. Nielsen, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 15 mai 2000,
Vu la déci

sion partielle de la deuxième section du23 octobre 2001,
Vu les observations soumises par le gouvernement ...

PREMIERE SECTION
DÉCISION FINALE
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 57829/00  présentée par VIDES AIZSARDZĪBAS KLUBS  contre la Lettonie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant le 13 février 2003 en une chambre composée de
M. C.L. Rozakis, président,   Mme F. Tulkens,   M. P. Lorenzen,   Mme N. Vajić,   MM. E. Levits,    A. Kovler,    V. Zagrebelsky, juges,  et de M. S. Nielsen, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 15 mai 2000,
Vu la décision partielle de la deuxième section du23 octobre 2001,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la requérante,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
La requérante, Vides Aizsardzības klubs (le Club pour la Protection de l’Environnement, connue également sous l’abbréviation « VAK »), est une association non gouvernementale domiciliée à Riga. Devant la Cour, elle est représentée par M. J. Matulis, son vice-président. Le Gouvernement letton est représenté par son agente, Mme K. Maļinovska.
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
A.  Circonstances particulières de l’affaire
1.  La résolution litigieuse et ses suites
Le 29 novembre 1997, la dixième assemblée générale de la requérante adopta une résolution, adressée au ministre de la Protection de l’environnement et du Développement régional (vides aizsardzības un reģionālās attīstības ministrs), au Contrôleur de l’Etat (valsts kontrolieris) et au Procureur général (ģenerālprokurors) et exprimant une grave préoccupation pour la préservation de la zone de dunes littorales (kāpu josla) dans une localité située au bord du Golfe de Riga. Cette résolution était rédigée dans les termes suivants :
« Au cours des dernières années, l’état de la zone de dunes de la commune de Mērsrags du district de Talsi s’est détérioré rapidement. Une telle situation est apparue suite aux activités irresponsables et illégales de l’administration de la commune de Mērsrags. La présidente du conseil municipal de la commune de Mērsrags, [I.B.], a signé des documents, des décisions et des attestations illégales, favorisant ainsi une construction illégale dans la zone de dunes. [I.B.] n’exécute pas intentionnellement les sommations de la D[irection] r[égionale de l’]e[nvironnement] de Ventspils, visant à la cessation des travaux illégaux de construction. La secrétaire du conseil de la commune de Mērsrags, [L.V.], en violation de l’article 13 de la loi relative à la protection de l’environnement, refuse de présenter des documents aux représentants de VAK et de l’Inspection nationale de l’environnement, qui le demandent. Eu égard au fait que, contrairement aux exigences de la loi sur les municipalités et nonobstant les nombreuses demandes de VAK de Talsi, le conseil de la commune de Mērsrags n’a effectué, depuis cinq ans, aucune démarche concrète pour la protection et la conservation de la zone de dunes, l’assemblée générale de VAK demande aux hauts responsables de l’Etat d’effectuer une vérification au sein du conseil de la commune de Mērsrags, d’annuler les décisions illégalement adoptées et d’examiner l’aptitude de la présidente du conseil municipal de la commune de Mērsrags, [I.B.], et de sa secrétaire, [L.V.], à occuper leur poste actuel. »
Le 18 décembre 1997, la résolution précitée fut publiée au journal régional « Talsu Vēstis ».
Par lettre du 6 janvier 1998, le ministre de la Protection de l’environnement et du Développement régional répondit à la requérante que, lors d’une vérification effectuée dans la commune de Mērsrags, suite à la résolution précitée, les agents de son ministère avaient « découvert plusieurs cas supplémentaires de non-respect des dispositions relatives à la zone protégée de dunes littorales ». En outre, le ministre exprima à la requérante sa reconnaissance pour la participation active de celle-ci à la solution du problème soulevé.
Par lettre du 29 janvier 1998, le parquet près la cour régionale de Kurzeme (Kurzemes tiesas apgabala prokuratūra) informa la requérante que plusieurs cas de violation continue de la législation pertinente avaient été découverts à Mērsrags, que plusieurs personnes avaient illégalement construit des bâtiments dans les dunes, et que deux de ces personnes avaient été sanctionnées par l’autorité compétente. De même, le parquet affirma qu’en avril 1993, la présidente du conseil municipal avait effectivement délivré à un propriétaire une attestation avec une « mention erronée » de la distance jusqu’à la mer, ce qui avait permis à celui-ci d’effectuer des travaux de construction dans la zone prohibée. Le parquet en conclut que le conseil municipal de la commune de Mērsrags avait méconnu les dispositions législatives en la matière, et informa la requérante qu’un avertissement avait été adressé à l’administration municipale par le procureur compétent.
Par lettre du 7 septembre 1998, la Direction des affaires municipales (Pašvaldību lietu pārvalde) informa la requérante que, lors d’une réunion du conseil de la commune de Mērsrags, les représentants de cette direction avaient averti l’administration municipale de l’illégalité de certains de ses actes.
2.  La procédure devant les tribunaux
En février 1998, I.B. intenta une action en dommages-intérêts contre la requérante, faisant valoir que l’état des dunes littorales de sa commune ne s’était pas détérioré, qu’elle n’avait reçu aucune sommation de la part de la Direction régionale de l’environnement ou de la requérante, et qu’elle n’avait signé aucun document susceptible de favoriser une construction illégale dans les dunes. Par conséquent, I.B. demanda la condamnation de la requérante à des dommages-intérêts d’un montant de 500 lats [environ 800 €] et la publication d’un démenti officiel des allégations contenues dans la résolution.
Par un jugement contradictoire du 23 août 1999, le tribunal de première instance du district de Talsi fit droit à la demande de I.B. En particulier, le tribunal estima que les documents produits par la requérante et postérieurs à la date de publication de la résolution litigieuse ne pouvaient pas « être examinés en tant que preuves », puisque cette résolution déclarait les décisions signées par I.B. comme étant illégales au moment de l’adoption de celle-ci. Par conséquent, le tribunal estima que la requérante n’était pas parvenue à prouver la véracité de ses déclarations, comme l’exige l’article 2352-a du code civil, et la condamna à publier un démenti officiel de ses déclarations et à verser à I.B. 220 lats à titre de dommages-intérêts. En déterminant cette somme, le tribunal prit en considération le poste occupé par I.B., le tirage du journal ayant publié la résolution, ainsi que la situation financière de la requérante. En outre, cette dernière fut condamnée aux frais et aux dépens.
Contre ce jugement, la requérante interjeta appel devant la cour régionale de Kurzeme, qui, par un arrêt contradictoire du 11 novembre 1999, le rejeta. Aux termes de l’arrêt, aucune des lettres expédiées à la requérante par les autorités publiques ne constatait expressément que I.B. eût illégalement signé des documents quelconques favorisant la construction illégale dans les dunes. Selon la cour, même si I.B. avait effectivement délivré un seul acte contenant des mentions erronées de distance, ce qui avait abouti à une violation des règles de construction, il fallait tenir compte de ce que la municipalité s’était elle-même engagée à mettre fin à cette violation. En outre, la cour régionale rappela que, conformément à la loi sur les municipalités, toutes les décisions d’un conseil municipal constituaient des actes collégiaux. Par conséquent, le président d’un conseil municipal ne pouvait être tenu personnellement responsable pour une décision erronée ou illégale adoptée par le conseil tout entier. La cour régionale en conclut que les illégalités constatées par les autorités publiques pouvaient être reprochées au conseil de la commune de Mērsrags en tant que personne morale, mais non à I.B.
Contre cet arrêt, la requérante se pourvut en cassation devant le Sénat de la Cour suprême. Dans son mémoire, elle souligna notamment que la résolution litigieuse avait dénoncé uniquement « la signature », et non « l’adoption », par I.B., des actes illégaux, ce qui correspondait à la vérité ; le raisonnement de la cour régionale s’avérait donc erroné. De même, la requérante soutint qu’en adoptant et en publiant la résolution litigieuse, elle avait effectué le « contrôle de la société » mentionné aux articles 13 et 47 de la loi relative à la protection de l’environnement, et qu’elle avait donc le droit de donner son appréciation sur le comportement de I.B. afin de s’en plaindre aux autorités compétentes.
Par un arrêt du 9 février 2000, le Sénat rejeta le pourvoi, au motif qu’aucune violation du droit matériel ou procédural n’avait été commise par la cour régionale.
B.  Le droit et la pratique internes pertinents
1.  Dispositions relatives à la responsabilité des collectivités locales et de leur président dans le domaine de la protection de l’environnement
Aux termes de l’article 10 de la loi du 6 août 1991 relative à la protection de l’environnement (Likums « Par vides aizsardzību »), les organes d’une collectivité locale sont responsables de la protection de l’environnement et de l’utilisation rationnelle des ressources naturelles sur le territoire administratif de celle-ci. En particulier, la collectivité locale exerce une fonction de contrôle dans ce domaine et peut demander aux autorités publiques compétentes de limiter, de suspendre ou de cesser des activités économiques ou des travaux de construction contraires à la législation en matière d’environnement. De même, il incombe à la collectivité locale d’élaborer le programme environnemental pour son territoire et d’organiser la construction des infrastructures destinées à la protection de l’environnement. Enfin, et dans la mesure où ceci est prévu par des lois spéciales, la collectivité locale confère et retire le droit d’usage des terres et des autres ressources naturelles.
L’article 25, al. 1, de la loi du 19 mai 1994 relative aux collectivités locales (Likums « Par pašvaldībām »), définit, en des termes généraux, le rôle du président d’un conseil municipal : le président (élu par le conseil municipal parmi ses membres) dirige le travail de la municipalité. L’article 62, al. 2, précise la portée de ce principe : le président coordonne l’examen de diverses questions par les comités du conseil municipal ; il représente la municipalité dans ses relations avec l’Etat et les autres collectivités locales ; il représente la municipalité devant les tribunaux ; il confère les mandats, signe les contrats et les autres documents juridiques au nom du conseil municipal ; il donne des instructions obligatoires aux agents de la municipalité, etc.
Conformément à l’article 26, al. 1, du texte précité, les décisions d’un conseil municipal sont adoptées d’une manière collégiale, en sessions. Selon l’article 37, al. 6, toutes les décisions prises par le conseil municipal sont signées par son président (ou par son vice-président, s’il avait assuré la présidence de la session respective).
2.  Dispositions relatives à la participation du public dans la protection de l’environnement
La loi précitée relative à la protection de l’environnement déclare le droit de tout individu de vivre dans un environnement sain et d’exiger que toute personne ou entité détériorant cet environnement cesse de le faire (article 11). Chacun a le droit de recevoir une information vraie et complète sur l’état de l’environnement dans tout le pays ou dans un territoire déterminé (article 12, en vigueur jusqu’au 20 juillet 2000). Les particuliers et les associations non gouvernementales ont le droit de demander aux autorités compétentes des renseignements sur l’influence des chantiers de construction sur l’environnement, d’exprimer leurs protestations ou leurs suggestions, d’organiser des réunions publiques et des défilés contre les atteintes à l’environnement, d’adresser au parquet et aux autres organes compétents des requêtes en vue de faire annuler ou suspendre les décisions des autorités publiques portant atteinte aux droits des particuliers et des associations non gouvernementales (article 13). Les institutions municipales ont le devoir de promouvoir et de favoriser la participation des particuliers et des associations non gouvernementales au contrôle de l’environnement (article 14). Une telle participation, qualifiée de « contrôle de la société », a pour but de surveiller le respect, par les personnes physiques et morales, de la législation et des autres dispositions contraignantes en la matière (article 47).
3.  Dispositions relatives à la réparation du préjudice causé par la publication d’allégations diffamatoires
Conformément à l’article 2352-a du code civil (Civillikums), toute personne visée par des allégations portant atteinte à son honneur et à sa réputation, a le droit de demander au tribunal d’enjoindre à leur auteur d’en faire un démenti officiel, à moins que ce dernier ne prouve leur véracité. Lorsque les informations diffamatoires ont été diffusées par voie de presse, le démenti doit être fait par la même voie. Lorsqu’elles sont incluses dans un document officiel, celui-ci doit être remplacé. Dans tous les autres cas, les modalités de publication du démenti sont fixées par le tribunal. En outre, lorsque quelqu’un, par ses propos, ses écrits ou son comportement, porte une atteinte illicite à l’honneur et à la dignité d’autrui, il doit verser à la victime une réparation pécuniaire du dommage subi. Le montant de cette réparation est fixé par le tribunal.
L’arrêté no 9 de la Cour suprême du 25 octobre 1993 explique aux tribunaux les modalités d’application de l’article 2352-a du code civil. Aux termes de cet arrêté, lors de l’examen au fond de l’affaire, le tribunal doit déterminer d’abord si les informations en litige ont été diffusées ; ensuite, si elles portent atteinte à l’honneur et à la dignité de la personne concernée ; enfin, si elles correspondent à la vérité. Une allégation « porte atteinte à l’honneur et à la dignité » d’une personne lorsqu’elle est de nature à abaisser sa réputation aux yeux de la société toute entière ou de certains particuliers. Dans chaque cas d’espèce, le tribunal doit tenir compte des circonstances particulières de l’affaire et des « préceptes éthiques et moraux universellement reconnus ».
Si le défendeur prouve la véracité de ses allégations, la demande doit être rejetée.  En revanche, s’il n’y parvient pas, il est condamné à des dommages-intérêts, dont le montant est déterminé par le tribunal, en fonction de plusieurs critères (la publicité et l’ampleur de la diffusion des imputations en litige, les conséquences qu’elles ont entraînées pour la victime, les personnalités des parties, etc.). L’arrêté spécifie en particulier que la responsabilité civile de l’auteur des allégations ne dépend pas de sa faute ou de sa culpabilité. L’exception de bonne foi se trouve donc écartée en matière civile.
L’article 127 de l’ancien code pénal (Kriminālkodekss) en vigueur au moment de la publication de la résolution litigieuse, prévoyait la responsabilité pénale pour diffamation (neslavas celšana). Une diffamation publique ou par voie de presse était passible de deux ans d’emprisonnement ou d’une amende. Seule une action privée pouvait déclencher des poursuites pénales du chef de ce délit (article 111 du code de procédure pénale).
4.  Délit de négligence professionnelle grave
En vertu de l’article 163 de l’ancien code pénal, une négligence professionnelle grave (nolaidība) était définie comme « défaut d’accomplissement des tâches professionnelles de la part d’un responsable [du pouvoir public], ou un acquittement négligent, inconscient ou bureaucratique de ces tâches, lorsque ceci a entraîné un préjudice important aux intérêts de l’Etat ou de la société, ou aux droits et intérêts des citoyens ». Ce délit était passible de trois ans d’emprisonnement ou d’une amende.
GRIEF
Invoquant l’article 10 de la Convention, la requérante se plaint que sa condamnation à des dommages-intérêts pour avoir publié, de bonne foi, une résolution portant sur une question sensible de la vie sociale, constitue une violation de son droit à la liberté d’expression, et, notamment, au droit de communiquer des informations. La requérante souligne en particulier que les autorités suprêmes de contrôle ont constaté la véracité des imputations contenues dans la résolution et qu’elles y ont donné suite.
EN DROIT
La requérante estime que sa condamnation à des dommages-intérêts constitue une violation de son droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...). (...)
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A.  Les arguments des parties
1.  Le Gouvernement
Le Gouvernement reconnaît l’existence d’une ingérence dans l’exercice, par la requérante, de son droit à la liberté d’expression. Il soutient cependant que cette ingérence est compatible avec les exigences l’article 10 § 2 de la Convention.
En premier lieu, le Gouvernement estime que l’ingérence en cause était « prévue par la loi », l’article 2352-a du code civil remplissant les conditions d’accessibilité et de prévisibilité inhérentes à la notion de « légalité » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En particulier, l’article 2352-a précité impose à l’auteur d’une allégation visant une autre personne, une obligation précise d’être en mesure de prouver la véracité de cette allégation ; la requérante pouvait donc facilement régler sa conduite. En deuxième lieu, le Gouvernement est d’avis que l’ingérence visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation et des droits de I.B.
Le Gouvernement soutient également que l’ingérence en litige était « nécessaire dans une société démocratique », c’est-à-dire proportionnée au but légitime poursuivi. A cet égard, il souligne que la condamnation de la requérante aux dommages et intérêts n’avait pas pour objectif de restreindre l’exercice de son droit de communiquer des informations ou des idées, mais de protéger autrui contre la dissémination d’allégations mensongères portant atteinte à son honneur et à sa dignité. En particulier, le Gouvernement se réfère à la marge d’appréciation particulièrement large laissée aux juridictions nationales en matière d’appréciation des circonstances factuelles de l’affaire ; il estime donc que les motifs des décisions rendues par les tribunaux lettons constituent en l’espèce un fondement suffisant pour conclure au caractère mensonger ou inexact des allégations litigieuses. Ainsi, comme la cour régionale de Kurzeme l’a souligné dans son arrêt du 11 novembre 1999, les autorités lettonnes n’avaient intenté aucune action spécifique contre I.B. En effet, le Gouvernement reconnaît que, dans leurs lettres respectives des 6 et 29 janvier 1998, le ministre de la Protection de l’environnement et du Développement régional et le parquet près la cour régionale de Kurzeme ont expressément admis l’existence de plusieurs cas de non-observation de la législation en vigueur ; toutefois, aucune de ces deux autorités n’a désigné les activités de I.B. comme illégales ou, qui plus est, pénalement réprimées. De même, il ressort de cet arrêt que les lettres reçues par la requérante des autorités publiques ne confirmaient pas la véracité des informations contenues dans la résolution du 29 novembre 1997, et qu’en tout état de cause, ces lettres n’avaient été reçues qu’après la publication de ladite résolution.
Plus particulièrement, la requérante n’a pas réussi à prouver l’exactitude de son allégation selon laquelle « [I.B.] a[vait] signé des documents, des décisions et des attestations illégales, favorisant ainsi une construction illégale dans la zone de dunes ». Le Gouvernement souligne à cet égard qu’aux termes de l’article 26, al. 1, de la loi relative aux collectivités locales, toutes les décisions au niveau d’une commune sont prises par le conseil municipal d’une manière collégiale, le président ne faisant que les signer. I.B. ne pouvait donc pas se voir imputer personnellement une décision quelconque. Or, la requérante n’avait pas mis en cause le conseil municipal en tant qu’autorité publique et personne morale, mais I.B., à titre personnel.
Au demeurant, le Gouvernement souligne que les obligations imposées à la requérante par les juridictions lettonnes constituaient une implémentation du principe de restitutio in integrum, dans la mesure où la publication d’un démenti et le versement des dommages-intérêts est susceptible de remédier au préjudice ainsi subi. En particulier, en déterminant le montant des dommages-intérêts, les tribunaux ont soigneusement pesé toutes les circonstances pertinentes, et notamment l’importance lectorat du journal « Talsu vēstis » où la résolution litigieuse avait été publiée, et la publicité de ce document. En outre, ils ont tenu compte du statut spécial dont I.B. bénéficiait dans sa commune en tant que présidente de longue date du conseil municipal : sa réputation avait été gravement atteinte, et l’allégation qu’elle avait agi illégalement signifiait en fait qu’elle ne méritait plus la confiance de ses électeurs. Le Gouvernement reconnaît que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un personnage politique, agissant en sa qualité publique, qu’à l’égard d’un simple particulier, et que les impératifs de la protection accordée à un tel personnage doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques. Toutefois, même si l’on tient compte de ce principe, la requérante a dépassé les limites de la critique admissible.
Par ailleurs, le Gouvernement fait remarquer que les accusations portées par la requérante contre I.B. reviennent en réalité à dire que celle-ci avait commis un délit pénal réprimé par l’article 163 de l’ancien code pénal, à savoir une négligence professionnelle grave. Cependant, I.B. n’a jamais été ni condamnée, ni même inculpée du chef d’une infraction pénale quelconque.
Enfin, le Gouvernement demande à la Cour de prendre en considération le degré de sévérité de l’ingérence en litige. Il souligne notamment que I.B. aurait pu intenter contre les responsables de la requérante une action privée en diffamation devant un juge pénal, conformément à l’article 127 de l’ancien code pénal. Or, I.B. avait opté pour la voie civile, se limitant à demander la rétractation des allégations en question et le versement des dommages-intérêts.
Eu égard à ce qui précède, le Gouvernement conclut que l’ingérence en question était proportionnée au but légitime recherché, et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
2.  La requérante
La requérante combat l’appréciation du Gouvernement. Elle estime que les allégations contenues dans sa résolution du 29 novembre 1997 au sujet de I.B. correspondaient à la vérité, et que sa condamnation à des dommages-intérêts était dès lors contraire aux exigences de l’article 10 § 2 de la Convention.
En premier lieu, la requérante souligne qu’en tant que présidente du conseil municipal de Mērsrags, I.B. avait effectivement signé des documents relatifs aux travaux de construction dans la zone de dunes littorales de la localité. Ce fait n’ayant été démenti ni dans les décisions des tribunaux nationaux, ni dans les observations du gouvernement letton, la requérante déclare ne pas comprendre en quoi consiste l’inexactitude de cette allégation.
De même, selon la requérante, elle s’est conformée à l’obligation de prouver la véracité des imputations en cause, en soumettant aux tribunaux copie des documents signés par I.B., ainsi que des lettres des autorités publiques reconnaissant l’existence de violations de la loi par la municipalité de Mērsrags, et même citant I.B. en tant que personne responsable. Elle exprime sa surprise devant le fait que les juridictions nationales n’ont pas pris en compte tous ces documents qu’elle estime pourtant parfaitement convaincants. La requérante critique également l’un des motifs principaux auquel ont recouru les tribunaux lettons, à savoir le fait que les conclusions officielles précitées n’avaient été délivrées et reçues que postérieurement à la publication de la résolution en cause. Selon elle, ce fait est sans incidence sur le fond du litige : la loi interne n’exige pas que l’auteur des informations publiées dispose des preuves déjà au moment de la publication. La loi exige uniquement que l’auteur des informations  prouve leur véracité, ce que la requérante a fait.
En deuxième lieu, la requérante reconnaît que la résolution en question visait I.B. à titre individuel, et non le conseil municipal en tant que personne morale de droit public responsable de la supervision locale des problèmes de l’environnement. Toutefois, elle rappelle que la loi sur les collectivités locales confère au président d’un conseil municipal de larges pouvoirs d’action et d’intervention afin de combattre des irrégularités sur le territoire de la municipalité respective. En outre, le président d’un conseil municipal est un personnage politique rémunéré, qui, en cette qualité, s’expose nécessairement à un contrôle étroit et attentif de la part de la société ; qui plus est, il est responsable devant celle-ci. Les citoyens élisent les conseils municipaux, et ils ont le droit d’être entendus au sujet du comportement de ces conseils. Se référant à cet égard à l’arrêt Oberschlick c. Autriche (no 2) (1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, p. 1275, § 29), la requérante rappelle que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, agissant en sa qualité de personnage public, que d’un simple particulier. Bref, la requérante a apporté une contribution positive au développement politique de la société lettonne, en mettant les citoyens en garde contre un personnage politique « ne correspondant pas aux principes d’une société démocratique et d’une société de droit ».
La requérante souligne également que la résolution litigieuse a été adoptée dans le cadre des compétences conférées par les articles 13 et 47 de la loi relative à la protection de l’environnement. Etant une association non gouvernementale spécialisée en la matière, elle n’a fait qu’exercer son rôle de « chien de garde », en exprimant son opinion au sujet des problèmes environnementaux préoccupant la société. La requérante fait valoir que, même avant l’adoption de la résolution litigieuse, les plus grands quotidiens lettons avaient publié des articles très critiques sur les violations de la loi dans la zone côtière de la commune de Mērsrags. Toutefois, c’est justement la publication de ladite résolution qui a incité les autorités nationales à ouvrir une enquête, à découvrir les illégalités et à y mettre fin, préservant ainsi le droit des citoyens de vivre dans un environnement sain.
La requérante reconnaît enfin que, dans sa résolution, elle a qualifié le comportement de I.B. d’« illégal » ; toutefois, elle n’estime pas que l’emploi de ce vocable ait transgressé les limites de la critique acceptable. A cet égard, elle renvoie encore une fois aux conclusions des autorités lettonnes compétentes, d’après lesquelles les exigences de la loi n’avaient pas été observées par la municipalité présidée par I.B. ; or, le non-respect des lois constitue, par définition, un comportement illégal. La requérante rappelle en particulier que la notion d’« illégalité » n’implique pas nécessairement le déclenchement de poursuites contre le contrevenant. Tout citoyen letton, et, a fortiori, toute association non gouvernementale spécialisée en matière de l’environnement, pouvaient donc conclure qu’à Mērsrags, les exigences de la loi n’étaient pas remplies, et que des illégalités avaient eu lieu.
Quant à la thèse du Gouvernement selon laquelle les allégations en litige constituaient en effet une accusation sous-entendant une infraction pénale, la requérante fait remarquer que, dans sa résolution, elle n’a fait aucune allusion à la responsabilité pénale de I.B. En effet, selon elle, une telle thèse revient à dire que toute critique formulée publiquement contre des irrégularités commises par une autorité publique peut éventuellement être qualifiée d’une accusation sous-entendant un délit pénal. Une telle perception de la liberté d’expression serait trop restrictive, et elle ne cadrerait manifestement pas avec une réelle « nécessité dans une société démocratique ».
Au vu de ce qui précède, la requérante estime que l’ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression était disproportionnée à tout but légitime qu’elle pouvait poursuivre, et que l’article 10 de la Convention a donc été violé à son égard.
B.  L’appréciation de la Cour
La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare le restant de la requête recevable, tous moyens de fond réservés.
Søren Nielsen Christos Rozakis   Greffier adjoint Président
DÉCISION VIDES AIZSARDZĪBAS KLUBS c. LETTONIE
DÉCISION VIDES AIZSARDZĪBAS KLUBS c. LETTONIE 


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 57829/00
Date de la décision : 13/02/2003
Type d'affaire : Decision (Finale)
Type de recours : Partiellement irrecevable

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE CIVILE, (Art. 6) PROCEDURE CONSTITUTIONNELLE


Parties
Demandeurs : VIDES AIZSARDZIBAS KLUBS
Défendeurs : la LETTONIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2003-02-13;57829.00 ?
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