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20/02/2003 | CEDH | N°20652/92

CEDH | AFFAIRE DJAVIT AN c. TURQUIE


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE DJAVIT AN c. TURQUIE
(Requête no 20652/92)
ARRÊT
STRASBOURG
20 février 2003
DÉFINITIF
09/07/2003
En l'affaire Djavit An c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. L. Caflisch, président,    P. Kūris,    B. Zupančič,    J. Hedigan,   Mme M. Tsatsa-Nikolovska,   MM. K. Traja, juges,    F. Gölcüklü, juge ad hoc,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre

du conseil le 30 janvier 2003,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affai...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE DJAVIT AN c. TURQUIE
(Requête no 20652/92)
ARRÊT
STRASBOURG
20 février 2003
DÉFINITIF
09/07/2003
En l'affaire Djavit An c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. L. Caflisch, président,    P. Kūris,    B. Zupančič,    J. Hedigan,   Mme M. Tsatsa-Nikolovska,   MM. K. Traja, juges,    F. Gölcüklü, juge ad hoc,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 janvier 2003,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 20652/92) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant chypriote, M. Ahmet Djavit An (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 8 septembre 1992 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, a été représenté par M. M. Shaw QC, avocat à Londres. Le gouvernement turc (« le gouvernement défendeur ») a été représenté par son agent, M. Z.M. Necatigil.
3.  Le requérant alléguait la violation des articles 10, 11 et 13 de la Convention à raison du refus des autorités turques et chypriotes turques de l'autoriser à traverser la ligne « verte » pour se rendre dans le sud de Chypre afin de participer à des réunions bicommunautaires.
4.  La Commission a déclaré la requête en partie recevable le 14 avril 1998 puis, faute d'avoir pu en terminer l'examen avant le 1er novembre 1999, l'a déférée à la Cour à cette date, conformément à l'article 5 § 3, seconde phrase, du Protocole no 11 à la Convention.
5.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie, le gouvernement défendeur a désigné M. F. Gölcüklü pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
6.  Tant le requérant que le gouvernement défendeur ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). La Cour a par ailleurs reçu des observations du gouvernement chypriote, qui a exercé son droit d'intervenir dans la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 61 § 2 du règlement). Les parties ont répondu à ces commentaires (article 61 § 5 du règlement).
7.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête est ainsi échue à la troisième section telle que remaniée.
EN FAIT
8.  Le requérant est un ressortissant chypriote d'origine turque né en 1950. Pédiatre de son état, il réside à Nicosie, au nord de la ligne « verte ».
9.  L'intéressé, qui critique les autorités chypriotes turques et la présence militaire turque dans la partie nord de Chypre, qu'il qualifie d'« occupation », est le « coordonnateur chypriote turc » du « Mouvement pour un Etat chypriote indépendant et fédéral », une association non enregistrée, fondée en 1989 à Nicosie, qui réunit des Chypriotes turcs et grecs. L'association a un comité de coordination chypriote turc dans la partie nord de l'île et un autre, chypriote grec, dans le Sud. Elle a pour but de resserrer les liens entre les deux communautés et, à cette fin, organise des réunions bicommunautaires à caractère politique, culturel, médical et social.
10.  Le requérant ne peut normalement pas obtenir des autorités turques et chypriotes turques l'autorisation de se rendre dans la zone tampon ou dans la partie sud de l'île afin de participer à diverses réunions bicommunautaires. Ainsi, entre le 8 mars 1992 et le 14 avril 1998, date à laquelle la Commission a rendu sa décision sur la recevabilité, seules six autorisations ont été accordées à l'intéressé, sur les quarante-six qu'il avait sollicitées. En outre, entre le 18 avril 1998 et le 16 octobre 1999, deux autres autorisations lui ont été refusées, dont l'une a toutefois été octroyée ultérieurement. Les refus concernaient notamment une foire de printemps de la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (« UNFICYP ») à l'aéroport international de Nicosie en mai 1992, un séminaire médical bicommunautaire tenu sous l'égide du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (« HCR ») en juin 1992, une réunion du comité de coordination du « Mouvement pour un Etat chypriote indépendant et fédéral » qui s'était déroulée au Ledra Palace en octobre 1992 et deux réunions, en avril et juillet 1994, qui avaient pour objet la restructuration de ce comité, un séminaire de cardiologie prévu par le HCR en juin 1994, une réunion générale de la « Nouvelle association chypriote » en décembre 1997 et un certain nombre de réceptions données par l'ambassade d'Allemagne à Nicosie. Par ailleurs, en mai 1992, les autorités susmentionnées refusèrent à des Chypriotes grecs l'autorisation d'assister à une réunion organisée par le requérant dans la partie nord de l'île.
11.  Le requérant affirme que le Conseil des ministres de la « République turque de Chypre-Nord » (la « RTCN ») a adopté une décision lui interdisant d'entrer en contact avec des Chypriotes grecs. Cette décision aurait été mentionnée dans une lettre du 3 février 1992 qui a été adressée au requérant par le ministre de la Santé de la « RTCN » et était ainsi libellée :
« D'après les renseignements obtenus par notre ministère, vous avez été informé oralement par le ministère des Affaires étrangères et de la Défense ; il s'agit d'une décision du gouvernement, à laquelle nous n'avons rien à ajouter en notre qualité de ministère. »
12.  Le 7 mai 1992, le requérant sollicita par écrit du premier ministre de la « RTCN » des informations sur la teneur de la décision du Conseil des ministres évoquée dans la lettre susmentionnée, mais n'obtint pas de réponse.
13.  Le 29 mai 1992, il adressa une lettre de protestation au ministère turc des Affaires étrangères, laquelle resta également sans réponse.
14.  Le 18 mai 1994, la direction des affaires consulaires et des minorités du ministère des Affaires étrangères et de la Défense de la « RTCN » informa le requérant que « l'autorisation sollicitée dans [sa] lettre du 19 avril 1994 [lui était] refusée pour des raisons de sécurité, dans l'intérêt public et parce que [il faisait] de la propagande contre l'Etat ».
15.  Le 24 mai 1994, le requérant écrivit au vice-premier ministre de la « RTCN », lui demandant si la précédente décision du Conseil des ministres était toujours en vigueur, car il n'était pas autorisé à se rendre dans la zone tampon ni à traverser la ligne « verte » à Nicosie. N'ayant pas reçu de réponse, il adressa, le 19 juillet 1994, au vice-premier ministre une nouvelle lettre à ce sujet, qui demeura elle aussi sans réponse. Le requérant affirme toutefois que, dans un article de presse du 18 mars 1996, l'ancien vice-premier ministre (auquel il avait adressé les lettres susmentionnées) a déclaré que lorsqu'il avait adopté la position en question, il avait sollicité du premier ministre ainsi que du président de la « RTCN » des explications concernant le refus d'accorder les autorisations, mais n'avait pas obtenu de réponse.
EN DROIT
I.  SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
16.  La Cour relève que le gouvernement défendeur avait soulevé devant la Commission plusieurs exceptions d'irrecevabilité de la requête. Lors de son examen, la Commission a classé ces exceptions de la manière suivante : 1) défaut allégué de juridiction et de responsabilité de l'Etat défendeur quant aux actes dénoncés ; 2) non-respect allégué du délai de six mois de la part du requérant ; et 3) non-épuisement allégué des voies de recours internes de la part du requérant.
17.  La Cour note en outre que, dans sa décision du 14 avril 1998 sur la recevabilité, la Commission a rejeté l'exception du gouvernement défendeur figurant au point 1) et, en partie, celle citée au point 2). Quant à cette dernière exception, la Commission a décidé de déclarer irrecevable la partie de la requête portant sur la période antérieure au 8 mars 1992. Par ailleurs, elle a décidé de joindre au fond les questions soulevées sous le point 3). La Cour juge donc approprié d'examiner les arguments du gouvernement défendeur sur celui-ci ainsi que la question de la juridiction que le gouvernement défendeur formule à nouveau sous forme d'exception préliminaire dans ses observations sur le fond de la présente requête.
A.  Sur la responsabilité de l'Etat défendeur pour les violations alléguées au titre de la Convention
18.  Comme il l'a fait dans le cadre de la procédure devant la Commission, le gouvernement défendeur conteste la responsabilité de la Turquie au regard de la Convention pour les violations alléguées dans la requête. Dans ses observations à la Cour, il affirme que les actes dénoncés sont exclusivement imputables à la « RTCN », à savoir un Etat indépendant et souverain, instauré par la communauté chypriote turque en vertu de son droit à l'autodétermination. Il précise en particulier que le contrôle et la gestion quotidienne des points de passage déterminés, tels que celui de Ledra Palace, ainsi que la délivrance des autorisations relèvent exclusivement de la compétence et/ou de la responsabilité des autorités de la « RTCN » et non de celles de la Turquie.
19.  A cet égard, le gouvernement défendeur réfute les conclusions formulées par la Cour dans ses arrêts Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, série A no 310, et (fond), 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, et dans son arrêt du 10 mai 2001 dans l'affaire interétatique Chypre c. Turquie ([GC], no 25781/94, CEDH 2001-IV). Il soutient également que la Commission, dans sa décision sur la recevabilité de la présente requête, n'a pas correctement interprété la décision rendue dans l'affaire Chrysostomos et Papachrysostomou c. Turquie (nos 15299/89 et 15300/89, rapport de la Commission du 8 juillet 1993, Décisions et rapports (DR) 86-B, p. 4).
20.  Le requérant et le gouvernement chypriote contestent ces arguments. Ils s'appuient essentiellement sur les motifs exposés par la Cour dans ses arrêts précités Loizidou (exceptions préliminaires et fond) et Chypre c. Turquie, lorsqu'elle a rejeté des exceptions analogues soulevées par la Turquie. Ils soutiennent que la Turquie est responsable au regard de la Convention de l'ensemble des actes et omissions de la « RTCN » et qu'elle exerce le contrôle sur la zone frontalière et les passages.
21.  La Cour renvoie à son arrêt Loizidou (fond) (précité, pp. 2232-2236, §§ 49-57) dans lequel elle a écarté les exceptions préliminaires du Gouvernement relatives au défaut allégué de juridiction et de responsabilité de la Turquie pour les actes dénoncés. Plus précisément, elle a déclaré dans cet arrêt au sujet de la situation difficile de la requérante en cette affaire :
« 52.  Quant à la question de l'imputabilité, la Cour rappelle d'abord que dans son arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité (pp. 23-24, § 62), elle a souligné que, selon sa jurisprudence constante, la notion de « juridiction » au sens de l'article 1 de la Convention ne se circonscrit pas au territoire national des Hautes Parties contractantes. La responsabilité de ces dernières peut donc entrer en jeu à raison d'actes ou d'omissions émanant de leurs organes et déployant leurs effets en dehors de leur territoire. Conformément aux principes pertinents de droit international régissant la responsabilité de l'Etat, la Cour a dit – ce qui revêt un intérêt particulier en l'occurrence – qu'une Partie contractante peut également voir engager sa responsabilité lorsque, par suite d'une action militaire – légale ou non – elle exerce en pratique le contrôle sur une zone située en dehors de son territoire national. L'obligation d'assurer, dans une telle région, le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu'il s'exerce directement, par l'intermédiaire des forces armées de l'Etat concerné ou par le biais d'une administration locale subordonnée. (...)
56.  (...)
Il ne s'impose pas de déterminer si, comme la requérante et le gouvernement cypriote l'avancent, la Turquie exerce en réalité dans le détail un contrôle sur la politique et les actions des autorités de la « RTCN ». Le grand nombre de soldats participant à des missions actives dans le nord de Chypre (paragraphe 16 ci-dessus) atteste que l'armée turque exerce en pratique un contrôle global sur cette partie de l'île. D'après le critère pertinent et dans les circonstances de la cause, ce contrôle engage sa responsabilité à raison de la politique et des actions de la « RTCN » (...). Les personnes touchées par cette politique ou ces actions relèvent donc de la « juridiction » de la Turquie aux fins de l'article 1 de la Convention. L'obligation qui lui incombe de garantir à la requérante les droits et libertés définis dans la Convention s'étend en conséquence à la partie septentrionale de Chypre. »
22.  Dans son arrêt Chypre c. Turquie, la Cour a confirmé un grand nombre des considérations formulées dans l'affaire susmentionnée. Elle rappelle que dans cet arrêt elle a rejeté les arguments du Gouvernement selon lesquels elle avait traité de façon erronée les questions soulevées par l'affaire Loizidou, en particulier celle de la responsabilité de la Turquie quant aux violations alléguées des droits protégés par la Convention (Chypre c. Turquie, précité, §§ 69-81) et estimé que la responsabilité de la Turquie ne se limitait pas aux questions de propriété, telles que celles examinées dans l'affaire Loizidou. En particulier, la Cour a déclaré :
« 77.  Certes, dans l'affaire Loizidou, la Cour traitait du grief d'un particulier relatif au refus continu des autorités de l'autoriser à accéder à ses biens. Il convient toutefois de noter que le raisonnement de la Cour revêt la forme d'une déclaration de principe quant à la responsabilité de manière générale de la Turquie au regard de la Convention à raison des mesures et actes des autorités de la « RTCN ». Etant donné que la Turquie exerce en pratique un contrôle global sur le nord de Chypre, sa responsabilité ne saurait se circonscrire aux actes commis par ses soldats ou fonctionnaires dans cette zone mais s'étend également aux actes de l'administration locale qui survit grâce à son soutien militaire et autre. En conséquence, sous l'angle de l'article 1 de la Convention, force est de considérer que la « juridiction » de la Turquie vaut pour la totalité des droits matériels énoncés dans la Convention et les Protocoles additionnels qu'elle a ratifiés, et que les violations de ces droits lui sont imputables. »
23.  Partant, la Cour rejette les exceptions susmentionnées du gouvernement défendeur et conclut que les faits litigieux en l'espèce entrent dans la « juridiction » de la Turquie au sens de l'article 1 de la Convention et engagent donc la responsabilité de l'Etat défendeur au regard de celle-ci.
B.  Sur l'épuisement des voies de recours internes
1.  Thèses défendues devant la Cour
a)  Le gouvernement défendeur
24.  Le gouvernement défendeur soutient que le requérant n'a pas tenté d'épuiser les voies de recours qui s'offraient à lui dans le cadre du système judiciaire et administratif de la « RTCN », contrairement aux exigences de l'article 35 de la Convention. A cet égard, il déclare qu'il existe dans l'ordre juridique de la « RTCN » des recours effectifs et adéquats, qui étaient aisément accessibles au requérant, présentaient des perspectives raisonnables de succès et étaient susceptibles d'offrir un redressement à l'intéressé. Affirmant que le pouvoir judiciaire de la « RTCN » est impartial et indépendant, le gouvernement défendeur fait valoir les points suivants :
–  la Constitution de la « RTCN » renferme des dispositions protégeant les droits de l'homme qui sont tirées de la Constitution chypriote de 1960 et de la Convention européenne des Droits de l'Homme, laquelle fait partie intégrante du droit de la « RTCN ». En vertu de la Constitution, les droits et libertés fondamentaux ne peuvent être limités que par la loi et qu'à des fins prévues par elle. Les articles 136 à 155 de la Constitution garantissent l'accès à des tribunaux indépendants, un contrôle juridictionnel des actes de l'administration en cas d'illégalité, d'erreur de droit et d'excès ou d'abus de pouvoir (article 152), un contrôle juridictionnel de la législation par un renvoi à la Cour constitutionnelle suprême (article 148) et la possibilité d'engager une procédure en annulation de la loi en cause et des décrets d'application (article 147). En particulier, l'article 152 de la Constitution énonce que la Haute Cour administrative a compétence exclusive pour statuer en dernière instance sur un recours dont elle est saisie dénonçant une décision, un acte ou une omission d'un organisme, d'une autorité ou d'une personne exerçant des pouvoirs exécutifs ou administratifs comme contraires à l'une des dispositions de la Constitution, d'une loi ou de textes d'application, ou comme constituant un excès ou un abus des pouvoirs conférés à cet organisme, cette autorité ou cette personne. Le requérant aurait pu engager une procédure administrative devant la Haute Cour administrative en vue de faire annuler la ou les décisions en cause du Conseil des ministres, et/ou du ministère compétent, et/ou de toute autorité qui l'aurait empêché de se rendre dans la partie sud de Chypre ;
–  les tribunaux ont également adopté certains principes, notamment les règles du droit naturel ou de l'équité procédurale, et les principes du caractère raisonnable, de la proportionnalité et de la motivation des actes administratifs. Pour déployer ses effets à l'égard de la personne concernée, la décision administrative doit avoir été prise et signifiée dans les règles. A défaut, le prétendu acte serait incomplet et n'aurait aucun effet vis-à-vis de la personne concernée ;
–  il était très peu probable qu'un acte ou une décision de l'administration fût qualifié « d'acte de la puissance publique» et donc exempt de contrôle juridictionnel. Le contrôle juridictionnel d'un acte administratif émanant des plus hautes sphères de l'exécutif aurait été effectué exactement comme pour tout autre acte de même nature, sous réserve des principes du droit administratif relatifs à l'exercice des pouvoirs discrétionnaires prévus par les dispositions législatives et constitutionnelles. Les refus allégués de la part des autorités d'accorder au requérant le droit de se rendre dans le sud de Chypre n'auraient pas été considérés par les tribunaux de la « RTCN » comme un acte politique échappant à leur compétence. Même si les tribunaux avaient estimé que l'administration disposait d'une certaine latitude quant au fond de la question en jeu, ils ne se seraient pas déclarés incompétents dans l'hypothèse d'un vice de procédure concernant, par exemple, le mode d'élaboration ou de signification de l'acte ou de la décision en cause de l'administration, ou l'absence de dispositions légales autorisant celle-ci à prendre la décision litigieuse, en particulier si une telle décision apportait des restrictions à l'exercice d'une liberté ou d'un droit consacrés par la Constitution ;
–  l'article 76 de la Constitution de la « RTCN » prévoit un droit de recours individuel devant les autorités de l'Etat. L'absence de réponse de la part de l'autorité compétente dans un délai de trente jours à un recours formé en vertu de la disposition susmentionnée constitue une « omission » de l'administration au sens de l'article 152 de la Constitution, qui donne au demandeur le droit de saisir la Haute Cour administrative ;
–  il est également possible de soumettre une requête à la commission des requêtes de l'Assemblée législative de la « RTCN » en vertu de la loi no 30/1976 sur les requêtes ;
–  en outre, le requérant aurait pu se plaindre au procureur général de la « RTCN », lequel, d'après la Constitution, est un agent indépendant de l'Etat. En cas de plainte du requérant, le procureur général aurait pu saisir de la question les organes compétents de l'Etat ;
–  étant donné que le requérant a été autorisé à plusieurs reprises à se rendre dans la partie sud de Chypre, le gouvernement défendeur juge dénué de fondement l'argument selon lequel l'intéressé n'était pas tenu d'épuiser les voies de recours internes en raison de l'existence d'une « pratique administrative » consistant à rejeter les demandes d'autorisation de se rendre dans le sud de l'île. Chaque demande a été examinée individuellement par le ministère des Affaires étrangères et de la Défense et, en cas de refus, le requérant avait la faculté de contester la décision sur le fond et/ou pour vice de procédure ;
–  à la lumière de l'arrêt Chypre c. Turquie rendu par la Cour, le gouvernement défendeur juge dépourvu de fondement, tant sur le plan du droit que sur celui des faits, l'argument du requérant selon lequel les recours disponibles en « RTCN » sont par nature illégaux puisqu'ils émanent d'une situation irrégulière.
25.  Enfin, le gouvernement défendeur soutient que si le requérant n'a pas saisi les organes judiciaires de la « RTCN », ce n'est pas en raison de l'absence de tout recours judiciaire effectif, mais parce qu'il n'a pas voulu utiliser les recours disponibles. A cet égard, il souligne l'importante motivation politique du requérant, ainsi que l'aspect politique de la présente requête. D'après le gouvernement défendeur, l'intéressé a des opinions extrêmes et provocatrices, lesquelles dépassent sans doute les limites de la critique pour de nombreux Chypriotes turcs. Le style du requérant n'est pas sans rappeler des expressions analogues, sinon identiques, qui ont souvent été employées pour traiter les mêmes points dans les quatre requêtes interétatiques, Chypre contre Turquie. A cet égard, le gouvernement défendeur renvoie à la mention de l'« Association internationale pour la protection des droits de l'homme » à Nicosie faite par le requérant dans son formulaire de demande de l'assistance judiciaire, mention qui, d'après lui, laisse entrevoir une implication, assistance ou instigation chypriote grecque, et se déclare surpris que l'intéressé dénigre à ce point l'Etat où il réside et/ou les autorités, notamment le pouvoir judiciaire, de cet Etat.
b)  Le requérant
26.  Le requérant, qui combat les arguments du gouvernement défendeur, formule notamment les observations suivantes :
–  si dans son arrêt susmentionné Chypre c. Turquie la Cour ne s'est pas déclarée convaincue que les juridictions de la « RTCN » fussent en soi illégales au regard du droit international et dès lors, en principe, incapables d'offrir des recours effectifs, il n'en demeure pas moins que, sous l'angle de l'article 35 § 1 de la Convention, la définition et l'application des recours internes doivent être conformes aux règles et aux exigences du droit international. Celles-ci posent les limites essentielles de cette disposition qui ne sauraient être franchies ;
–  le gouvernement défendeur ne s'est pas acquitté, aux fins de la Convention, de son obligation quant à la charge de la preuve (Akdivar et autres c. Turquie, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV). En particulier, il n'a pas abordé les questions centrales de l'effectivité de l'un des quelconques recours invoqués dans le cas du requérant et compte tenu de la situation. Dans ses observations, le gouvernement défendeur se borne à indiquer de façon générale une série de dispositions de la Constitution de la « RTCN », sans tenter de mettre en évidence un recours qui s'offrait au requérant ;
–  l'intéressé n'a jamais été informé d'une base légale adéquate à son traitement, et a d'ailleurs été dans l'incapacité totale d'en trouver une. Tout recours effectif invoqué par le gouvernement défendeur doit être considéré sous cet angle. Les autorités ont entravé de façon arbitraire et imprévisible les tentatives faites par l'intéressé pour établir et développer des contacts avec des Chypriotes grecs dans le sud de l'île en vue de nouer des relations amicales. Le requérant a constamment cherché à connaître les motifs sous-jacents au refus de l'autoriser à se rendre dans la partie sud de Chypre. Il n'existe, semble-t-il, aucune base légale dans le droit de Chypre-Nord régissant les relations entre le Nord et le Sud. Les demandes d'autorisation de se rendre dans le Sud sont toujours traitées de manière arbitraire, les refus n'étant pas correctement, voire pas du tout signifiés, et les réponses sont souvent négatives, aucune autorisation expresse n'étant envoyée au point de passage en question ou les refus étant émis oralement, si bien qu'il est impossible dans la pratique de contester la décision. Le requérant estime que de toute façon il n'aurait pas été traité équitablement pour des raisons politiques. Il pense que des décisions orales le concernant ont été prises et soutient qu'il n'a reçu aucun document écrit, mis à part des menaces voilées ;
–  l'article 12 de la Constitution de la « RTCN » énonce expressément que l'on ne saurait accepter une interprétation de cette disposition impliquant un droit de se livrer à des activités visant à modifier « les droits et le statut » de la « RTCN ». A cet égard, le requérant attire l'attention sur une lettre de la direction des affaires consulaires et des minorités du ministère des Affaires étrangères et de la Défense de la « RTCN » du 18 mai 1994 l'informant que l'autorisation qu'il avait sollicitée lui était refusée parce qu'il faisait de la propagande contre l'Etat, ainsi que pour des raisons de sécurité, et dans l'intérêt du public ;
–  les règles relatives à l'entrée en « RTCN » (et, dès lors, implicitement à la sortie et au retour) et les principes de mise en œuvre se fondent sur des décisions du Conseil des ministres de la « RTCN », lesquelles, dans l'ordre juridique de la « RTCN », ne sont susceptibles d'aucun recours juridictionnel (rapport de la Commission du 4 juin 1999 dans l'affaire Chypre c. Turquie, § 109) ;
–  étant donné que les juridictions de la « RTCN » n'ont pas compétence sur les forces turques en poste le long de la ligne de démarcation, une décision d'un tribunal de la « RTCN » favorable au requérant n'aurait aucun effet contraignant à l'égard des forces turques, d'autant moins que la Turquie comme la « RTCN » déclarent être des Etats indépendants ;
–  quoi qu'il en soit, les pratiques arbitraires et imprévisibles concernant les autorisations de se rendre dans le sud de Chypre sont telles qu'elles s'analysent en une pratique administrative. La Cour l'a affirmé et reconnu dans son arrêt Chypre c. Turquie, les mesures consistant à entraver les contacts bicommunautaires, du moins depuis 1996, s'analysent en une pratique administrative. Toutefois, contrairement à la situation en cause dans l'affaire interétatique, la violation des droits du requérant protégés par la Convention entre dans la période couverte par la décision du 14 avril 1998 de la Commission sur la recevabilité, ce qui dispenserait l'intéressé de l'obligation d'épuiser les voies de recours internes. Le requérant soutient que la pratique en question consiste à perturber et à entraver arbitrairement les relations bicommunautaires et non que tout contact considéré isolément a été empêché. Cette pratique s'est exercée tout au long de la période à laquelle se rapporte la présente requête.
c)  Le gouvernement chypriote
27.  Dans ses observations, qui sont similaires à celles du requérant, le gouvernement chypriote combat les arguments du gouvernement défendeur. Il conteste que les recours offerts par le système judiciaire de la « RTCN » représentent des recours internes effectifs qui doivent être épuisés aux fins de l'article 35 § 1 de la Convention. A titre subsidiaire, il fait valoir que l'illégalité de ces recours au regard du droit international constitue une « circonstance particulière » dispensant le requérant de l'obligation d'en user. Le gouvernement chypriote marque son désaccord avec le point de vue adopté par la Commission dans son rapport susmentionné dans l'affaire Chypre c. Turquie ainsi qu'avec celui de la majorité de la Cour dans l'arrêt précité, selon lesquels les recours disponibles en « RTCN » peuvent être considérés comme des « recours internes ». Il formule en outre les observations suivantes :
–  le gouvernement défendeur n'a pas précisé quels étaient les recours qui s'offraient exactement au requérant à un degré suffisant de certitude dans le cadre de l'ordre juridique de la « RTCN », c'est-à-dire les recours qui étaient accessibles, susceptibles d'offrir à l'intéressé un redressement effectif et qui présentaient des perspectives raisonnables de succès. Dans ses observations, le gouvernement défendeur se limite à mentionner la possibilité d'une demande de « contrôle juridictionnel » fondée sur les droits « constitutionnels » invoqués ; or il n'a pas démontré que ce recours était effectif dans la pratique ou suffisamment certain pour répondre aux exigences de l'article 35 ;
–  pour être effectif, un recours concernant les violations dénoncées en l'espèce aurait dû permettre de prévenir ou d'empêcher la violation. Un tel recours ne s'est jamais offert au requérant puisque celui-ci aurait dû être officiellement informé de la décision au préalable, ce qui lui aurait permis de contester le refus, mais il ne l'a jamais été et n'a été averti qu'au moment de la mise en œuvre de la décision – par la voie d'un refus de l'autoriser à franchir la ligne « verte ». Concrètement, il aurait été extrêmement difficile, voire impossible, pour le requérant ou pour d'autres personnes se trouvant dans la même situation que lui d'engager une procédure qui aurait constitué un recours effectif susceptible d'aboutir à l'infirmation de la décision. Une contestation après l'événement n'aurait pas représenté un recours effectif ou établi un droit de passage pour l'avenir, étant donné que chaque demande d'autorisation de franchir les lignes de cessez-le-feu turques était traitée séparément et donnait lieu à un refus distinct (lequel n'était toutefois pas communiqué à l'avance) ;
–  eu égard à l'article 12 de la Constitution de la « RTCN », les activités politiques, y compris les activités bicommunautaires, visant à promouvoir la thèse en faveur de la fin de l'occupation illégale par la Turquie du nord de Chypre et du rétablissement de l'état de droit, et donc à apporter des « modifications » au « statut » subjectif de la « RTCN » en tant qu'Etat indépendant, ne sont pas protégées par la « Constitution », d'où une privation des droits à la liberté de réunion, d'association et d'expression. Dès lors, on ne saurait considérer qu'un recours constitutionnel formé par le requérant aurait eu des perspectives raisonnables de succès ;
–  les éléments de preuve démontrent l'existence d'une pratique consistant à restreindre la liberté de circulation et, par conséquent, à supprimer la liberté d'expression et d'association, et à empêcher la participation des Chypriotes turcs à des organisations et activités bicommunautaires dans le Sud. La situation est donc différente de celle examinée par la Cour dans l'affaire interétatique. En l'espèce, il y a des preuves de l'existence d'une pratique consistant à apporter à la liberté de circulation des restrictions inspirées par des motifs politiques afin d'empêcher les opposants chypriotes turcs au régime de se rendre dans le Sud pour exercer leur droit à la liberté d'expression et de réunion (US State Department Country Reports on Human Rights, 1993, 1994 et 1996 ; Chypre c. Turquie, rapport de la Commission précité). Il existe des éléments de preuve directs de l'application de cette pratique au requérant et à d'autres personnes. Malgré l'ampleur de cette pratique, le gouvernement défendeur n'est pas en mesure de citer un seul exemple où un recours dénonçant des faits comparables ait été couronné de succès. La situation est essentiellement la même pour d'autres Chypriotes turcs qui souhaitent passer du Nord au Sud ;
–  à titre subsidiaire, même si la Cour conclut à l'insuffisance des éléments de preuve établissant l'existence d'une pratique administrative, les violations répétées et systématiques doivent être prises en compte. Lorsque, comme en l'espèce, les restrictions apportées à la liberté d'expression et de réunion pour des raisons politiques sont systématiques, l'absence de recours évident ou d'antécédent où un tel recours aurait été exercé et accueilli est assurément pertinente quand il s'agit de rechercher si le gouvernement défendeur a démontré que les recours invoqués sont disponibles en pratique et ont des perspectives raisonnables de succès (Akdivar et autres, précité) ;
–  les juridictions de la « RTCN » ne sont ni indépendantes ni impartiales lorsqu'elles sont appelées à statuer sur des litiges politiques ou des différends impliquant des partisans ou des opposants de la « RTCN ».
2.  Appréciation de la Cour
28.  La Cour rappelle que la règle de l'épuisement des voies de recours internes énoncée à l'article 35 § 1 de la Convention impose à un requérant l'obligation d'utiliser auparavant les recours normalement disponibles et suffisants dans l'ordre juridique interne pour lui permettre d'obtenir réparation des violations qu'il allègue. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues. L'article 35 § 1 impose aussi de soulever devant l'organe interne adéquat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l'on entend formuler par la suite à Strasbourg ; il commande en outre l'emploi des moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention. Cependant, rien n'impose d'user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (ibidem, p. 1210, §§ 65-67).
29.  Il incombe au gouvernement défendeur excipant du non-épuisement d'indiquer à la Cour avec une clarté suffisante quels recours le requérant n'a pas introduits et de la convaincre que les recours étaient effectifs et disponibles tant en théorie qu'en pratique à l'époque des faits, c'est-à-dire qu'ils étaient accessibles, étaient susceptibles d'offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentaient des perspectives raisonnables de succès (ibidem, p. 1211, § 68, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-B, p. 77, § 35).
30.  En ce qui concerne l'application de l'article 35 § 1 aux faits de l'espèce, la Cour observe tout d'abord que dans son arrêt précité du 10 mai 2001 dans l'affaire Chypre c. Turquie (§ 102), elle a conclu qu'aux fins de l'ancien article 26 (article 35 § 1 actuel de la Convention), les recours disponibles en « RTCN » pouvaient passer pour des « recours internes » de l'Etat défendeur, et qu'il y avait lieu d'en évaluer le caractère effectif dans les circonstances particulières où la question se posait. A cet égard, la Cour estime, comme dans l'arrêt susmentionné, que la thèse du requérant et du gouvernement chypriote relative à l'illégalité des juridictions de la « RTCN » semble en contradiction avec leurs affirmations selon lesquelles la Turquie est responsable des violations alléguées commises dans le nord de Chypre – affirmations auxquelles la Cour souscrit (paragraphes 21-23 ci-dessus). En particulier, la Cour a déclaré ce qui suit dans son arrêt Chypre c. Turquie :
« 101. (...) [I]l paraît difficile d'accepter de tenir un Etat pour responsable des actes qui se produisent sur un territoire qu'il occupe et administre illégalement et de lui refuser la possibilité de tenter de ne pas encourir cette responsabilité en redressant dans le cadre de ses tribunaux les préjudices qui lui sont imputables. L'octroi à l'Etat défendeur de cette faculté dans le contexte de la présente requête ne vaut en aucun cas légitimation indirecte d'un régime illégal au regard du droit international. »
31.  La Cour relève également que la même contradiction apparaît entre l'argument tiré de l'illégalité des institutions créées par la « RTCN » et l'allégation d'un manquement à l'article 13 examinée ci-après (paragraphes 70-74 ci-dessous) : on ne saurait affirmer, d'une part, qu'il y a violation de cette disposition en ce que l'Etat ne fournit pas de recours et, d'autre part, que tout recours disponible serait dépourvu de tout effet (ibidem, § 101).
32.  Quant aux recours éventuels invoqués par le gouvernement défendeur, la Cour estime que les affirmations de ce dernier ne sauraient suffire à justifier l'exception qu'il soulève à ce stade de la procédure. Dans ses observations à la Cour, le gouvernement défendeur renvoie à un certain nombre de dispositions constitutionnelles, en mettant l'accent, premièrement, sur le contrôle judiciaire des actes, décisions et omissions d'un organisme, d'une autorité ou d'une personne exerçant des pouvoirs administratifs ou exécutifs ; deuxièmement, sur la possibilité de saisir la Haute Cour administrative en cas d'absence de réponse de la part des autorités de la « RTCN » à un recours individuel dans le délai prescrit ; et, troisièmement, sur la faculté de se plaindre au procureur général. La Cour relève que les observations du gouvernement défendeur sur ce point sont très générales. Il ne démontre pas que l'un des recours cités aurait permis d'offrir d'une quelconque façon un redressement au requérant. En outre, la Cour considère qu'un recours devant les juridictions administratives ne saurait passer pour adéquat et suffisant en ce qui concerne les griefs du requérant, car elle n'est pas convaincue qu'une décision relative au refus de délivrer des autorisations de passer la ligne « verte » puisse être rendue dans le cadre d'une telle procédure. Le même raisonnement s'applique à l'argument concernant la faculté de saisir le procureur général de la « RTCN » d'une plainte.
33.  Par ailleurs, la présentation par le gouvernement défendeur d'une liste d'affaires dont des Chypriotes turcs ont saisi les juridictions de la « RTCN » ne modifie en rien les conclusions formulées par la Cour aux paragraphes qui précèdent. La Cour constate à cet égard qu'il n'existe aucun point commun entre le cas d'espèce et ces affaires, puisqu'aucune d'entre elles ne concerne des allégations selon lesquelles les autorités de la « RTCN » ont refusé de délivrer à des Chypriotes turcs des autorisations de passer la ligne « verte » pour se rendre dans le sud de Chypre.
34.  Enfin, la Cour note également que, dans son rapport en l'affaire Chypre c. Turquie (rapport de la Commission précité, § 264), la Commission a relevé que la réglementation régissant l'entrée en « RTCN » et les principes gouvernant leur mise en œuvre se fondaient sur des décisions du Conseil des ministres de la « RTCN », lesquelles n'étaient pas susceptibles d'un contrôle juridictionnel. A ce propos, la Commission se référait à l'entrée en « RTCN » et à la sortie de la « RTCN » de Chypriotes grecs, et non, comme en l'espèce, à la sortie (et à l'entrée) de Chypriotes turcs. Le gouvernement défendeur déclare que l'organe qui décide s'il y a lieu ou non de délivrer une autorisation est le ministre des Affaires étrangères et de la Défense « de la RTCN ». A cet égard, il existe, semble-t-il, une différence entre les deux situations. Le gouvernement défendeur n'a pas clarifié ce point dans ses observations. La Cour estime toutefois qu'il ne s'impose pas de l'examiner en l'espèce.
35.  Elle rappelle que les organes de la Convention n'ont pas à suppléer d'office à l'imprécision ou aux lacunes des thèses des Etats défendeurs (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis, arrêt précité).
36.  Par conséquent, en l'absence d'explications convaincantes de la part du gouvernement défendeur et à la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la requête ne saurait être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes. Elle écarte donc l'exception préliminaire du Gouvernement sur ce point. Eu égard à cette conclusion, elle estime qu'il n'y a pas lieu d'aborder la question relative à l'existence d'une pratique administrative.
37.  La Cour tient à souligner, conformément à son arrêt dans l'affaire Chypre c. Turquie (précité), que sa décision se limite aux circonstances particulières de l'espèce et ne doit pas s'interpréter comme une déclaration générale signifiant que les recours ne sont pas effectifs en « RTCN » ou que les requérants sont dispensés de l'obligation, prévue à l'article 35 § 1, de faire normalement usage des recours qui existent en droit et en fait. Ce n'est que dans des circonstances exceptionnelles, comme celles dont la présence a été prouvée en l'espèce, que la Cour peut accepter que des requérants s'adressent directement à elle pour faire redresser leurs griefs sans avoir aucunement tenté auparavant d'obtenir gain de cause devant les juridictions internes.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
38.  Le requérant allègue que les refus des autorités turques et chypriotes turques de l'autoriser à franchir la ligne « verte » pour participer à des réunions bicommunautaires l'ont empêché d'exercer son droit à la liberté d'expression, y compris la liberté d'opinion et celle de recevoir et de communiquer des informations, garanti par l'article 10 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
39.  La Cour note que la question de la liberté d'expression ne saurait en l'espèce être séparée de celle de la liberté de réunion. La protection des opinions personnelles, assurée par l'article 10, compte parmi les objectifs de la liberté de réunion pacifique telle que la consacre l'article 11 de la Convention (Ezelin c. France, arrêt du 26 avril 1991, série A no 202, p. 20, § 37). Aussi, constatant que les griefs du requérant portent principalement sur les refus allégués des autorités de la « RTCN » de l'autoriser à traverser la ligne « verte » pour rencontrer des Chypriotes grecs, la Cour estime que l'article 11 de la Convention prime en tant que lex specialis pour les réunions, de sorte qu'il n'y a pas lieu de considérer la question séparément sous l'angle de l'article 10. Toutefois, la Cour prendra l'article 10 en compte lorsqu'elle examinera et interprétera l'article 11.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
40.  Le requérant se plaint que les refus des autorités turques et chypriotes turques de l'autoriser à passer la ligne « verte » pour participer à des réunions bicommunautaires aient entravé l'exercice de son droit à la liberté de réunion et d'association avec des Chypriotes grecs, en violation de l'article 11 de la Convention, lequel se lit ainsi :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2.  L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. Le présent article n'interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l'Etat. »
A.  Thèses défendues devant la Cour
1.  Le gouvernement défendeur
41.  Le gouvernement défendeur soutient que les griefs du requérant ont essentiellement trait à la liberté de circulation, garantie par l'article 2 du Protocole no 4 à la Convention que la Turquie n'a pas ratifié. Aussi affirme-t-il que le requérant entend contourner cet obstacle juridique en tentant de donner à ces griefs l'apparence d'allégations de violations des articles 10 et 11 de la Convention.
42.  Par ailleurs, il souligne que l'affaire Loizidou précitée se distingue du cas d'espèce en ce que le requérant a pu, en substance, exercer ses droits protégés par les dispositions susmentionnées. L'impossibilité alléguée par l'intéressé de se rendre dans le sud de Chypre à quelques occasions durant la période pour laquelle la présente requête a été déclarée recevable n'a aucunement porté atteinte à ses droits garantis par la Convention. Au contraire, durant la période en question, le requérant a pu participer à un certain nombre de réunions dans le sud de Chypre.
43.  Bien que la Commission ait reconnu que des limitations de la liberté de mouvement – qu'elles résultent d'une privation de liberté ou du statut d'une zone particulière – puissent affecter indirectement d'autres questions, le gouvernement défendeur soutient que cela ne signifie pas qu'une privation de liberté ou une restriction à l'accès à une zone déterminée porte directement atteinte à tel ou tel autre droit protégé par la Convention (15 étudiants étrangers c. Royaume-Uni, nos 7671/76 et suiv., décision de la Commission du 19 mai 1977, DR 9, p. 185).
44.  Le gouvernement défendeur affirme en outre qu'il est impossible de qualifier de « réunions » au sens de l'article 11 de la Convention les rassemblements mentionnés par le requérant, tels que des expositions, festivals, concerts, foires et réceptions. Selon lui, cette disposition ne s'applique pas aux rassemblements à caractère récréatif ni aux occasions où des personnes se rencontrent pour le plaisir de se retrouver ensemble. A ce propos, le gouvernement défendeur souligne que le requérant fonde ses arguments sur une notion d'« association » recouvrant la simple possibilité pour des personnes de se rassembler sans que cela soit nécessairement de manière structurée, et non sur une ingérence spécifique dans les tentatives qu'il aurait faites pour fonder une association, dans le sens de structure organisée, avec des Chypriotes grecs. Le gouvernement défendeur déclare que le « Mouvement pour un Etat chypriote indépendant et fédéral », dont le requérant est le coordonnateur chypriote turc, a été créé sans ingérence des autorités chypriotes turques. En outre, dans la plupart des cas où le requérant dit n'avoir pas pu se rendre dans le sud de Chypre, les déplacements n'étaient aucunement liés aux activités de l'association susmentionnée.
45.  Enfin, le gouvernement défendeur soutient que, quoi qu'il en soit, l'exercice des droits revendiqués par le requérant est soumis à des restrictions autorisées par le second paragraphe de l'article 11 de la Convention.
2.  Le requérant
46.  Le requérant conteste les arguments du gouvernement défendeur. Il soutient que ses griefs ne se limitent ni en pratique ni en théorie à la liberté de circulation en tant que telle. Sa requête porte essentiellement sur son impossibilité de développer des relations et des discussions pacifiques, d'exercer ses droits démocratiques fondamentaux « à échanger des informations et des idées avec des personnes résidant sur l'île de Chypre qui, comme lui, ont pour but la résolution pacifique et à l'amiable de la question chypriote, sans ingérence d'une autorité publique et sans considération de frontière ». Le requérant estime que, dans la situation régnant actuellement à Chypre, seules des réunions entre Chypriotes turcs et Chypriotes grecs permettent réellement de communiquer, recevoir et échanger des idées sur un règlement politique pacifique. Il indique toutefois qu'il est impossible de tenir de telles réunions dans le nord de Chypre et que des réunions de portée et de qualité égales ne peuvent être organisées nulle part ailleurs que dans le sud de l'île. Par conséquent, l'absence d'un système adéquat de réglementation des passages du Nord au Sud et la façon arbitraire et imprévisible dont on l'a selon lui empêché de participer aux diverses réunions en question dans le Sud ont gravement porté atteinte à ses droits à la liberté de réunion, d'association et d'expression tels que protégés par la Convention.
47.  Le requérant affirme que dans ce contexte l'aspect « circulation » découle simplement des droits fondamentaux en question. A cet égard, il soutient que son cas est analogue à l'affaire Loizidou précitée dans laquelle la Cour a considéré que la question de la liberté de circulation était un aspect annexe du grief principal concernant le droit au respect des biens. En outre, il note que l'affaire 15 étudiants étrangers mentionnée par le gouvernement défendeur dans ses observations n'est ni pertinente ni appropriée en l'espèce, étant donné qu'elle ne concerne pas la liberté de circulation.
48.  Par ailleurs, le requérant fait valoir que si la jurisprudence développée jusqu'à ce jour sur l'interprétation du terme « réunion » ne couvre pas tous les aspects de la question et porte principalement sur les manifestations, l'article 11 de la Convention englobe le droit de personnes de se réunir pour promouvoir leurs intérêts communs d'une manière pacifique, au cours de réunions publiques ou privées (Rassemblement jurassien et Unité jurassienne c. Suisse, no 8191/78, décision de la Commission du 10 octobre 1979, DR 17, p. 93). D'après le requérant, considérées sous cet angle, les mesures prises à son encontre se situent dans le champ d'application de l'article 11 et s'analysent en une violation de cette disposition. Les actes dénoncés ont eu pour effet et avaient pour but d'entraver sérieusement la possibilité de poursuivre par le biais de réunions pacifiques les efforts déployés en vue d'une réconciliation mutuelle et d'un règlement pacifique d'une situation grave à Chypre. Le requérant indique que les diverses réunions avaient essentiellement pour objet de réunir des Chypriotes turcs et des Chypriotes grecs pour œuvrer à la réalisation de tels buts. Les mesures litigieuses ont rendu la participation chypriote turque à de telles tentatives extrêmement difficile. Il distingue sa requête de l'affaire Chypre c. Turquie, étant donné que les conclusions formulées par la Cour dans cette affaire sous l'angle de l'article 11 de la Convention quant aux Chypriotes turcs concernaient la situation de cette population en général et non celle d'une ou de plusieurs personnes données.
49.  Pour ce qui est de la liberté d'association, le requérant déclare que le « Mouvement pour un Etat chypriote indépendant et fédéral » remplit les critères minimums requis d'organisation et de stabilité.
50.  L'intéressé soutient qu'il n'a connaissance d'aucune législation régissant les questions litigieuses et qu'il n'existe aucune disposition légale le protégeant contre une ingérence arbitraire des autorités publiques dans l'exercice de ses droits. A ce propos, il affirme que le gouvernement défendeur n'a absolument rien fait pour indiquer les motifs qui auraient pu justifier une telle ingérence ni démontré que celle-ci était nécessaire dans une société démocratique.
51.  Enfin, le requérant arguë que, conformément au principe de la protection contre l'arbitraire dans l'exercice du pouvoir, le gouvernement défendeur, une fois au courant des griefs relatifs aux violations de l'article 11 de la Convention, était tenu de conduire une enquête rapide et effective (arrêts Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1184-1185, §§ 122, 124, et pp. 1187-1188, §§ 133-134 ; Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, pp. 3159 et 3163, §§ 115 et 123). Pour le requérant, le défaut d'enquête exacerbe les violations et s'analyse en une méconnaissance distincte de l'article 11.
3.  Le gouvernement chypriote
52.  Le gouvernement chypriote s'inscrit en faux contre les arguments du gouvernement défendeur. Il soutient que le fait que celui-ci n'ait pas ratifié le Protocole no 4 à la Convention n'a aucune incidence sur le grief du requérant selon lequel les restrictions apportées à sa liberté de se rendre dans le sud de l'île portent atteinte à ses droits garantis par les articles 10 et 11 de la Convention. A l'appui de cet argument, le gouvernement chypriote relève que la Cour a déclaré en plusieurs occasions que le fait que l'objet d'un grief particulier soit abordé dans un protocole facultatif que l'Etat concerné n'a pas ratifié n'empêche pas d'examiner le grief tiré d'une disposition de la Convention elle-même (arrêts Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 24 avril 1985, série A no 94, et Guzzardi c. Italie, 2 octobre 1980, série A no 39). Le gouvernement chypriote renvoie également aux conclusions auxquelles a abouti la Cour dans l'affaire Loizidou et aux constats formulés par la Commission et la Cour en ce qui concerne la situation des Chypriotes grecs du Karpas dans l'affaire Chypre c. Turquie.
53.  Enfin, le gouvernement chypriote soutient que le gouvernement défendeur ne justifie pas l'ingérence dans l'exercice par le requérant de ses droits et ne démontre donc pas que les mesures prises en l'espèce répondent aux conditions posées par le second paragraphe de l'article 11 de la Convention.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Observations liminaires
54.  La Cour note d'abord que le grief formulé par le requérant sur le terrain de l'article 11 de la Convention ne se limite pas à la question de la liberté de circulation, c'est-à-dire à sa possibilité d'accéder physiquement à la partie sud de Chypre. L'intéressé se plaint, comme il l'a exposé dans ses observations, que les autorités, en lui refusant constamment l'autorisation de traverser la ligne « verte », l'aient effectivement empêché de rencontrer des Chypriotes grecs et de participer à des réunions bicommunautaires, portant ainsi atteinte à son droit à la liberté de réunion et d'association garanti par l'article 11 de la Convention. C'est ce grief, tel qu'il est formulé ci-dessus, que le requérant ainsi que les gouvernements turc et chypriote ont abordé dans leurs observations à la Cour. A cet égard, la Cour renvoie également à sa conclusion et à son raisonnement dans l'arrêt Loizidou (fond) (précité, p. 2237, §§ 60-63), rejetant des arguments analogues soulevés par le gouvernement défendeur quant à la liberté de circulation.
55.  La Cour ne peut donc accepter que l'on dépeigne le grief de l'intéressé comme se limitant au droit à la liberté de circulation. Par conséquent, l'article 11 de la Convention est applicable.
2.  Principes généraux
56.  La Cour observe d'emblée que le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l'instar du droit à la liberté d'expression, l'un des fondements de pareille société. Dès lors, il ne doit pas faire l'objet d'une interprétation restrictive (G. c. Allemagne, no 13079/87, décision de la Commission du 6 mars 1989, DR 60, p. 256, Rassemblement jurassien et Unité jurassienne, décision précitée, p. 93, et Rai et autres c. Royaume-Uni, no 25522/94, décision de la Commission du 6 avril 1995, DR 81-B, p. 146). Comme tel, ce droit couvre à la fois les réunions privées et celles tenues sur la voie publique, ainsi que les réunions statiques et les défilés publics ; en outre, il peut être exercé par des individus et par les organisateurs (Rassemblement jurassien et Unité jurassienne, décision précitée, p. 119, et Chrétiens contre le racisme et le fascisme c. Royaume-Uni, no 8440/78, décision de la Commission du 16 juillet 1980, DR 21, pp. 138, 162).
57.  La Cour note en outre que les Etats doivent non seulement protéger le droit de réunion pacifique mais également s'abstenir d'apporter des restrictions indirectes abusives à ce droit (Ezelin, précité). Enfin, elle estime que si l'article 11 tend pour l'essentiel à prémunir l'individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l'exercice de ses droits protégés, il peut engendrer de surcroît des obligations positives d'assurer la jouissance effective de ces droits (Chrétiens contre le racisme et le fascisme, décision précitée, p. 162).
3.  Application en l'espèce des principes susmentionnés
58.  En l'espèce, la Cour souligne que, dans sa décision sur la recevabilité du 14 avril 1998, la Commission n'a déclaré recevable que la partie de la requête se rapportant à la période postérieure au 8 mars 1992. En vertu de sa compétence ratione temporis, la Cour ne peut examiner que la période comprise entre la date susmentionnée et le 14 avril 1998, date de la décision sur la recevabilité, c'est-à-dire six ans et un mois. Par conséquent, les violations alléguées de droits protégés par la Convention qui ne sont pas survenues durant cette période échappent à l'objet du présent arrêt.
59.  La Cour observe que, durant la période susmentionnée, le gouvernement défendeur a refusé d'accorder un grand nombre d'autorisations au requérant. Si celui-ci a pu passer la ligne « verte » et participer à quelques réunions, cela n'a été que très rarement par rapport au nombre de fois où il n'a pas obtenu l'autorisation de se rendre dans le sud de l'île. En particulier, pendant la période examinée, seules six demandes sur quarante-six ont été accueillies. La Cour relève que dans certains cas des autorisations ont été octroyées à d'autres personnes qui en avaient sollicité une, mais non au requérant. A cet égard, elle rappelle également que, dans son arrêt Chypre c. Turquie (précité, §§ 368-369), elle a constaté que les autorités de la « RTCN » avaient adopté une politique rigoureuse à propos des contacts bicommunautaires après le second semestre de 1996 en imposant des restrictions et, en fait, des interdictions. En l'espèce, entre le 2 février 1996 et le 14 avril 1998, le requérant a vu rejeter toutes ses demandes d'autorisation de se rendre dans le sud de Chypre en vue de participer à des réunions bicommunautaires (dix au total).
60.  La Cour considère que, malgré la diversité des réunions auxquelles le requérant souhaitait participer, ces manifestations avaient toutes la caractéristique centrale d'être bicommunautaires. Ainsi, indépendamment de leur forme et de leurs organisateurs, ces réunions avaient toutes le même but : mettre en relation des Chypriotes turcs vivant dans le Nord et des Chypriotes grecs résidant dans le Sud en vue d'engager le dialogue et des échanges d'idées et d'opinions dans l'espoir de parvenir à la paix à Chypre. Eu égard à ce but, le point de savoir si le requérant devait ou non participer à ces réunions en sa qualité de coordonnateur chypriote turc du « Mouvement pour un Etat chypriote indépendant et fédéral » n'est pas pertinent lorsqu'il s'agit de statuer sur la question de la liberté de réunion, compte tenu de la portée du droit garanti par l'article 11 de la Convention.
61.  A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les refus opposés aux demandes d'autorisation de se rendre dans le sud de Chypre présentées par le requérant ont dans les faits empêché l'intéressé de participer aux réunions bicommunautaires qui s'y déroulaient, et donc de tenir des réunions pacifiques avec des membres des deux communautés. La Cour note à cet égard qu'un obstacle de fait peut enfreindre la Convention à l'égal d'un obstacle juridique (Loizidou (fond), précité, p. 2237, § 63).
62.  Dès lors, la Cour conclut qu'il y a eu une ingérence dans l'exercice par le requérant de son droit à la liberté de réunion pacifique garanti par l'article 11 de la Convention.
63.  Pareille ingérence emporte violation de cette disposition, à moins qu'on établisse qu'elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre ce ou ces buts.
64.  Il y a lieu d'examiner d'abord si la restriction incriminée était « prévue par la loi ».
65.  La Cour rappelle que l'une des exigences provenant de l'expression « prévue par la loi » est la prévisibilité de la mesure litigieuse. On ne peut considérer comme « une loi » qu'une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s'entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d'un acte déterminé (voir, par exemple, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III).
66.  En l'espèce, le gouvernement défendeur n'a pas mentionné de loi ou de mesure en vigueur en « RTCN » qui réglementerait la délivrance aux Chypriotes turcs vivant dans le nord de Chypre d'autorisations de traverser la ligne « verte » pour se rendre dans le sud de l'île afin de participer à des réunions bicommunautaires. En outre, il n'a pas indiqué dans quels cas il était possible de refuser de délivrer de telles autorisations.
67.  La tâche de la Cour se limite à apprécier les circonstances propres à l'affaire dont elle se trouve saisie. Elle conclut qu'il n'existe apparemment pas de loi applicable en l'espèce qui réglemente la délivrance aux Chypriotes turcs résidant dans le nord de Chypre d'autorisations de traverser la ligne « verte » pour se rendre dans le sud de l'île afin de se réunir pacifiquement avec des Chypriotes grecs. Dès lors, la manière dont des restrictions ont été imposées à l'exercice par le requérant de son droit à la liberté de réunion n'était pas « prévue par la loi » au sens de l'article 11 § 2 de la Convention.
68.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de rechercher si les autres exigences posées par le second paragraphe de l'article 11 de la Convention ont été respectées. En outre, compte tenu des considérations ci-dessus, la Cour estime ne pas devoir aborder la question de la liberté d'association.
69.  Dès lors, elle conclut qu'il y a eu violation de l'article 11 de la Convention.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
70.  Le requérant se plaint de n'avoir disposé d'aucun recours interne effectif pour dénoncer les violations des articles 10 et 11 de la Convention, contrairement aux exigences de l'article 13 de celle-ci, lequel est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
71.  Le gouvernement défendeur soutient que les allégations formulées par le requérant sur le terrain de l'article 13 sont étroitement liées à la question des recours internes. Ses arguments relatifs à l'existence en « RTCN » de recours effectifs et concrets accessibles à l'intéressé sont donc également applicables en ce qui concerne cette disposition. En outre, il arguë que, comme l'a conclu la Commission dans l'affaire Chrysostomos et Papachrysostomou précitée, le requérant ne saurait se plaindre sur le terrain de l'article 13 dès lors qu'il a choisi de ne pas user des recours effectifs qui s'offraient à lui.
72.  Le requérant et le gouvernement chypriote font valoir les mêmes arguments que ceux qu'ils ont présentés en ce qui concerne la question des recours internes et qu'ils considèrent comme également applicables au problème se posant sous l'angle de l'article 13 de la Convention.
73.  Quant aux recours possibles invoqués par le gouvernement défendeur, la Cour observe que celui-ci ne cite aucun cas d'application semblable à celui dont il s'agit en l'espèce (Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche, arrêt du 19 décembre 1994, série A no 302, p. 20, § 53). Le gouvernement défendeur reste ainsi en défaut d'établir leur effectivité.
74.  Partant, il y a eu violation de l'article 13 de la Convention.
V.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
75.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
76.  Le requérant affirme avoir subi un préjudice considérable résultant directement de ses tentatives répétées de faire respecter son droit à la liberté d'expression et de réunion dans le cadre de la recherche de la paix à Chypre par la voie d'un accord entre les deux communautés.
A.  Dommage
1.  Dommage matériel
77.  Le requérant réclame une indemnité pour perte pécuniaire qu'il ne chiffre pas. Il affirme que les retards intervenus dans l'examen de son affaire l'ont empêché d'obtenir un travail à Nicosie, dans le sud de Chypre, et que l'absence continue de solution aux questions litigieuses a gravement nui à sa possibilité de gagner sa vie dans le Nord. Il allègue avoir été empêché de participer à d'autres réunions, ce qui a eu de sérieuses répercussions sur sa situation professionnelle et financière.
78.  Le gouvernement défendeur ne fait aucun commentaire sur la demande du requérant.
79.  La Cour estime que l'intéressé n'a fourni aucun élément étayant les demandes ci-dessus. Il n'a pas démontré que les retards intervenus dans l'examen de son affaire aient porté préjudice à sa possibilité de gagner sa vie dans le nord de Chypre ou qu'on l'ait empêché à tel ou tel moment d'obtenir un emploi dans le Sud.
80.  Par conséquent, la Cour ne voit aucun lien de causalité entre les faits ayant donné lieu à un constat de violation de la Convention et le préjudice matériel allégué par l'intéressé. Conformément aux principes se dégageant de sa jurisprudence, la Cour rejette l'ensemble de la demande du requérant à ce titre (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 127, CEDH 1999-IV).
2.  Dommage moral
81.  Le requérant sollicite la somme de 50 000 livres sterling (GBP) pour le préjudice moral que lui ont causé l'anxiété, la frustration et la tension qu'il a éprouvées en permanence pendant une longue période. Selon lui, le préjudice susmentionné résulte directement des actes et omissions dont l'Etat défendeur est responsable au regard de la Convention.
82.  Le gouvernement défendeur ne formule aucune observation sur cette demande du requérant.
83.  La Cour estime que le requérant a dû éprouver des sentiments d'impuissance et de frustration face aux refus réitérés des autorités pendant plus de six ans de l'autoriser à se rendre dans le sud de Chypre pour participer à des réunions bicommunautaires. Elle considère que ce préjudice ne saurait être réparé par les seuls constats de violation.
84.  Dès lors, eu égard à la nature de l'affaire et statuant en équité, la Cour alloue au requérant la somme de 15 000 euros (EUR) qu'elle juge représenter une réparation équitable pour le préjudice moral subi.
B.  Frais et dépens
85.  Le requérant revendique également une somme totale de 6 175 GBP pour frais et dépens.
86.  La Cour n'est pas convaincue que l'ensemble des frais et dépens dont l'intéressé demande le remboursement aient été nécessairement exposés et qu'ils soient d'un montant raisonnable (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI). Elle note en outre que le requérant a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire. En conséquence, elle estime qu'il y a lieu d'allouer à l'intéressé la somme de 4 715 EUR.
C.  Intérêts moratoires
87.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Rejette, par six voix contre une, les exceptions préliminaires du Gouvernement ;
2.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément le grief formulé par le requérant sur le terrain de l'article 10 de la Convention ;
3.  Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 11 de la Convention ;
4.  Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention ;
5.  Dit, par six voix contre une,
a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i.  15 000 EUR (quinze mille euros) pour dommage moral,
ii.  4 715 EUR (quatre mille sept cent quinze euros) pour frais et dépens,
iii.  tout impôt pouvant être dû sur les montants ci-dessus ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 20 février 2003, conformément à l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Lucius Caflisch   Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente de M. Gölcüklü.
L.C.
V.B.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE GÖLCÜKLÜ
A mon grand regret, je ne puis partager l'opinion et le raisonnement de la majorité ni ses conclusions dans la présente affaire.
Je m'explique :
1.  Dans l'île de Chypre vivaient et vivent encore côte à côte, sur un pied d'égalité, mais pas toujours en très bons termes, il faut l'avouer, deux communautés : la communauté turque et la communauté grecque.
2.  On se souviendra que la date fatidique de l'« affaire » ou de « la crise » chypriote est le 15 juillet 1974. C'est ce jour-là, en effet, qu'eut lieu le coup d'Etat organisé par les colonels grecs avec l'intention d'annexer l'île à la Grèce (enosis) ; le chef de l'Etat, l'archevêque Makarios, s'enfuit du pays et demanda l'aide et l'assistance des Nations unies (Conseil de sécurité).
3.  A la suite du coup d'Etat, dont le but déclaré était de mettre fin à l'existence de l'Etat chypriote, la Turquie intervint seule (vu l'indifférence des deux autres Etats garants) pour sauver la République ; l'intervention se fondait sur l'accord de garantie conclu entre trois Etats (le Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie) et qui conférait à ceux-ci le droit d'intervenir, séparément ou conjointement, lorsque la situation l'exigeait. Il s'agissait donc de la mise en œuvre d'une clause d'un instrument international.
4.  Les événements susmentionnés ont considérablement modifié la situation politique existante et ont débouché sur la séparation des deux communautés et la division de l'île (partie sud, grecque, et partie nord, turque). Je dois ajouter que cette séparation existait et était déjà perceptible depuis 1963. La situation se dégradant de jour en jour, la zone tampon et les forces des Nations unies avaient été installées dès 1964.
Par la suite fut établie la ligne « verte » (ligne de démarcation) entre le sud et le nord de l'île, sous la protection et la surveillance des forces des Nations unies. L'échange des populations fit l'objet d'un accord entre les autorités turques et les autorités grecques.
5.  Quelques précisions tout d'abord sur le statut de la zone tampon et la ligne « verte ». Dans son rapport du 7 décembre 1989 – document du Conseil de sécurité S/21010 – sur l'opération des Nations unies à Chypre, le Secrétaire général des Nations unies parle d'une manifestation ayant eu lieu le 19 juillet 1989 sur la ligne de démarcation. Il formule les précisions et conclusions suivantes :
« Dans la soirée du 19 juillet, un groupe d'un millier de manifestants chypriotes grecs (...) a pénétré de force dans la zone tampon des Nations unies dans le quartier (...) de Nicosie. Les manifestants ont enfoncé une barrière de barbelés mise en place par la Force [des Nations unies] et détruit un des postes d'observation de celle-ci. Ils ont ensuite forcé un barrage formé par les soldats de la Force et ont pénétré dans un ancien groupe scolaire où les renforts de la Force se sont regroupés pour les empêcher de pousser plus avant (...) »
Et le Secrétaire général de poursuivre :
« Les événements relatés ci-dessus ont suscité une tension considérable dans l'île et des efforts intensifs ont été déployés, tant au siège de l'Organisation des Nations unies qu'à Nicosie, pour circonscrire et résoudre le problème. Le 21 juillet, j'ai exprimé la préoccupation que m'inspiraient les événements et souligné qu'il était essentiel pour toutes les parties de garder présents à l'esprit l'objet de la zone tampon, ainsi que la responsabilité qui leur incombait d'empêcher toute violation de cette zone. Le président du Conseil de sécurité (...) a également souligné la nécessité de respecter strictement la zone tampon (...) » (Chrysostomos et Papachrysostomou c. Turquie, nos 15299/89 et 15300/89, rapport de la Commission du 8 juillet 1993, Décisions et rapports (DR) 86-B, pp. 12-14, § 42 ; voir aussi le rapport adopté par la Commission le même jour dans l'affaire Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), arrêt du 23 mars 1995, série A no 310, avis de la Commission, pp. 50-54, §§ 76 et suiv.)
6.  Cela revient à dire que la libre circulation entre le nord et le sud de l'île n'est plus possible depuis juillet 1974 et que cette impossibilité n'est pas imputable à la Turquie seule ni à la « République turque de Chypre-Nord » (la « RTCN »). C'est en quelque sorte la communauté internationale (Nations unies) qui assume la responsabilité de faire respecter la ligne « verte » de démarcation.
La division de l'île n'a pas été un acte arbitraire dû à l'intervention de la Turquie, mais un acte qui était le résultat et la conséquence d'un accord conclu entre les deux communautés (turque et grecque) à Vienne les 31 juillet-2 août 1975. Cet accord est appliqué, comme on vient de le voir, sous le contrôle des Nations unies. Deux accords ultérieurs, conclus en 1977 et en 1979, préconisaient une solution bizonale et prévoyaient que chaque communauté serait responsable de l'administration de son propre territoire. Les questions de liberté de circulation, d'établissement, etc., étaient réglées selon le système bizonal et bicommunautaire.
Première conclusion : si la « RTCN » n'est pas reconnue par la communauté internationale, la zone tampon et la ligne « verte » de démarcation, elles, le sont et doivent être respectées selon les besoins et les circonstances du jour. Voici encore, affaire Loizidou, avis de la Commission susmentionné, un paragraphe éloquent en la matière :
« 82.  La Commission estime qu'elle n'a pas, dans ce contexte, à se prononcer sur le statut de la « République turque de Chypre-Nord ». Elle note que la manifestation du 19 mars 1989 au cours de laquelle la requérante a été arrêtée à Chypre-Nord constituait une violation des accords relatifs au respect de la zone tampon à Chypre (...) Les dispositions au titre desquelles la requérante a été arrêtée et placée en détention (...) ont précisément pour objet de protéger cette zone. Cette circonstance ne peut être considérée comme arbitraire.
83.  Par conséquent, la Commission estime que l'arrestation et la détention de la requérante étaient justifiées au regard de l'article 5 § 1 f), appliqué au régime instauré à Chypre dans le cadre des accords internationaux relatifs à la zone tampon. »
« Zone tampon » et ligne « verte » ne signifient donc pas « espace vert public », « jardin anglais », « parc » qu'on traverse à sa guise pour rencontrer les copains ou « terrain de jeu ».
7.  Ayons présente à l'esprit la très forte coloration politique de l'affaire. Un tribunal doit, bien entendu, se concentrer sur l'aspect juridique de l'affaire qu'il juge ; mais il ne peut pas toujours éviter entièrement d'être impliqué dans des situations politiques et de les prendre comme « faits de la cause ». Le droit international tend à prendre en considération les situations historiques et politiques comme des « faits » pertinents et valables, même si elles sont issues de faits et d'actes illégaux. Avant 1989, la tendance en droit international était de ne pas remonter plus d'une génération ; à présent, l'optique a changé et on sonde le plus possible le passé jusqu'à l'illégalité originelle (comme cela a été le cas pour des événements dans les Balkans).
8.  La partie septentrionale de Chypre n'est pas un « trou noir » (black hole). Il y existe une communauté socialement et politiquement organisée, démocratique et indépendante, avec un ordre juridique à elle ; peu importe le nom et la qualification qu'on lui attribue. Peut-on nier l'existence politique de Taïwan ?
De fait, dans ses rapports Chrysostomos et Papachrysostomou et Loizidou susmentionnés, la Commission européenne des Droits de l'Homme a examiné les griefs des requérants (relatifs à la régularité d'une détention, au respect du droit de propriété, etc.) sur le terrain et sous l'angle du droit en vigueur à Chypre-Nord en tant que tel (voir, respectivement, les paragraphes 148-149, 174, et 76-79). Voilà ce que dit le rapport de la Commission dans l'affaire Loizidou :
« 76.  La Commission a examiné le point de savoir si la requérante avait été privée de sa liberté « selon les voies légales », comme l'exige l'article 5 § 1. Elle rappelle qu'en matière de « régularité » d'une détention, y compris l'observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l'essentiel à la législation nationale et consacre l'obligation d'en observer les normes de fond comme de procédure. (...)
77.  En ce qui concerne le droit interne à Chypre [Nord], la Commission observe qu'au titre du chapitre 155, section 14 § 1, alinéas b) et c) du code de procédure pénale (...), tout policier peut procéder sans mandat à l'arrestation de toute personne qui commet en sa présence une infraction (...)
78.  La Commission observe par ailleurs que la requérante, après avoir franchi la zone tampon, a été arrêtée à Chypre-Nord par des policiers cypriotes turcs (...)
79.  Compte tenu des éléments ci-dessus, la Commission conclut que l'arrestation et la détention de la requérante à Chypre [Nord] par des policiers agissant au titre du chapitre 155, section 14, du code de procédure pénale ont eu lieu « selon les voies légales », comme l'exige l'article 5 § 1 de la Convention. »
9.  Comme l'a dit le juge Baka dans son opinion dissidente en l'affaire Loizidou c. Turquie (fond) (arrêt du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV) :
« (...) l'article 159 de la Constitution de la « RTCN » et certaines autres dispositions légales ne peuvent être complètement écartés comme dépourvus de tout effet sur la seule base de la non-reconnaissance internationale de l'entité constituée par la partie nord de Chypre (...) »
D'ailleurs, la Cour elle-même, au paragraphe 45 (p. 2231) de son arrêt Loizidou susmentionné, a noté que :
« [L]e droit international reconnaît en pareil cas [non-reconnaissance internationale de la « RTCN »] la légitimité de certains arrangements et transactions juridiques, par exemple en ce qui concerne l'inscription à l'état civil des naissances, mariages ou décès, « dont on ne pourrait méconnaître les effets qu'au détriment des habitants du territoire » (voir, à ce propos, l'avis consultatif sur les conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l'Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la Résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, Recueil de la Cour internationale de Justice 1971, vol. 16, p. 56, § 125). »
Ne serait-il pas pertinent de se demander si le fait de ne pas attribuer « une validité juridique aux fins de la Convention à des dispositions comme l'article 159 de la loi fondamentale sur laquelle le gouvernement turc s'appuie » (arrêt Loizidou (fond) précité, p. 2231, § 44) n'équivaudrait pas à « méconnaître les effets qu'au détriment des habitants du territoire », pour reprendre les termes cités par la Cour au paragraphe 45 du même arrêt Loizidou. Surtout si l'on pense que des dizaines de milliers de Chypriotes turcs ont été déplacés du sud au nord du pays après les accords de Vienne.
10.  Aussi la Cour a-t-elle tenu à souligner, à propos de l'épuisement des voies de recours dans la présente affaire, que « sa décision se limite aux circonstances particulières de l'espèce et ne doit pas s'interpréter comme une déclaration générale signifiant que les recours ne sont pas effectifs en « RTCN » ou que les requérants sont dispensés de l'obligation, prévue à  l'article 35 § 1, de faire normalement usage des recours qui existent en droit et en fait » (paragraphe 37 du présent arrêt).
11.  En l'espèce, la majorité a rejeté l'exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le gouvernement défendeur, tout particulièrement parce que ce dernier n'a pas réussi à faire la démonstration devant la Cour de l'existence de cas similaires à celui-ci. Le gouvernement défendeur est-il responsable du fait qu'avant celle du requérant aucune action n'avait été introduite devant les instances nationales pour faire reconnaître, par une décision, un droit prétendument détenu en vertu de la Convention ?
12.  J'estime devoir souligner une fois encore que Chypre-Nord n'est pas un vacuum. Nonobstant sa situation internationale, elle répond à tous les besoins de ses habitants. Les instances judiciaires, notamment, y remplissent leurs fonctions comme dans tout autre Etat. Elles y jugent les affaires qui leur sont soumises, et celles-ci peuvent être portées devant elles tant par des ressortissants du pays que par des étrangers, notamment des sociétés britanniques.
13.  Deuxième conclusion : cette affaire aurait dû être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes comme l'exige la Convention. Dans ces conditions, le grief concernant l'article 13 ne tient pas non plus.
14.  Enfin, il ne s'agit dans cette affaire ni de la liberté d'expression ni de la liberté d'association. D'ailleurs, le requérant a exprimé son opinion tant par ses écrits et publications que par sa requête à la Commission. Il lui est loisible, s'il le souhaite, d'accéder à Chypre-Sud autrement qu'en traversant la ligne « verte ». Il a été empêché de traverser la ligne « verte » et la zone tampon non pas exclusivement par les autorités du gouvernement défendeur, mais en application d'accords internationaux, sur lesquels veillent en premier lieu les forces des Nations unies et les forces chypriotes turques au Nord, grecques au Sud.
15.  En vérité, la présente espèce concerne purement et simplement la liberté de mouvement ou de circulation. Or cette liberté n'est pas absolue. En droit international public, il n'existe pas un droit général permettant de traverser ou franchir une frontière d'Etat ou une ligne de démarcation pour avoir accès à telle ou telle propriété, ou de rencontrer les associés ou copains au nom de la liberté d'association. Je renvoie sur ce point à ce qu'ont dit les juges Bernhardt et Lopes Rocha dans leur opinion dissidente en l'affaire Loizidou (fond), concernant l'accès aux immeubles : « La situation de Mme Loizidou ne résulte pas d'une action isolée des troupes turques à l'encontre de ses biens et de sa liberté de mouvement, mais de la création et de la fermeture en 1974 et jusqu'à ce jour d'une ligne de frontière. » De fait, la situation de M. Djavit An résultait de la même fermeture de la même ligne de frontière.
16.  Je terminerai mes réflexions sur le présent arrêt en me référant, mutatis mutandis, aux conclusions de la Commission européenne des Droits de l'Homme dans l'affaire Loizidou (avis de la Commission) :
« 97.  La Commission considère qu'il y a lieu d'établir une distinction entre les griefs qui concernent le droit au respect des biens et ceux qui concernent la liberté de mouvement. Elle note que la requérante, qui a été arrêtée après avoir franchi la zone tampon à Chypre dans le cadre d'une manifestation, revendique le droit de se déplacer librement sur l'île de Chypre sans tenir compte de l'existence de la zone tampon et de son contrôle, et qu'elle fonde cette revendication sur le fait qu'elle possède des biens à Chypre-Nord.
98.  La Commission reconnaît que les limitations de la liberté de mouvement – qu'elles résultent d'une privation de liberté ou du statut d'une zone particulière – peuvent affecter indirectement d'autres questions, notamment l'accès aux biens. Toutefois, cela ne signifie pas qu'une privation de liberté ou une restriction de l'accès à une zone déterminée porte directement atteinte au droit garanti par l'article 1 du Protocole no 1. En d'autres termes, le droit au respect des biens n'a pas pour corollaire le droit de liberté de mouvement (voir, mutatis mutandis, requêtes nos 7671/76 etc., 15 étudiants étrangers c. Royaume-Uni, décision de la Commission du 19 mai 1977, DR 9, pp. 185-189).
99.  Par conséquent, la Commission estime que le grief de la requérante concernant le libre accès à Chypre-Nord, tel qu'il a été examiné ci-dessus (voir paragraphes 81 et suivants) au regard de l'article 5 de la Convention, ne peut se fonder sur sa possession alléguée de biens dans la partie nord de l'île.
100.  Il s'ensuit que cette circonstance ne soulève pas de question par rapport à l'article 1 du Protocole no 1.
101.  La Commission conclut (...) qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention. »
17.  Troisième conclusion : de même qu'une personne en garde à vue ou en détention provisoire ne saurait se prétendre victime d'une violation de son droit au respect de sa vie familiale (article 8) ou de sa liberté d'association (article 11) à raison de l'impossibilité pour elle de participer à une assemblée de l'association dont elle serait membre, on ne saurait considérer en l'espèce qu'il y ait eu violation de l'article 11 de la Convention à l'égard du requérant.
ARRÊT DJAVIT AN c. TURQUIE
ARRÊT DJAVIT AN c. TURQUIE 
ARRÊT DJAVIT AN c. TURQUIE – OPINION DISSIDENTE    DE M. LE JUGE GÖLCÜKLÜ
ARRÊT DJAVIT AN c. TURQUIE – OPINION DISSIDENTE    DE M. LE JUGE GÖLCÜKLÜ


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Objections préliminaires rejetées (responsabilité de l'Etat, non-épuisement des voies de recours internes) ; Non-lieu à examiner l'art. 10 ; Violation de l'art. 11 ; Violation de l'art. 13 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens

Analyses

(Art. 1) JURIDICTION DES ETATS, (Art. 11-1) LIBERTE DE REUNION PACIFIQUE, (Art. 11-2) INGERENCE, (Art. 11-2) PREVUE PAR LA LOI, (Art. 13) RECOURS EFFECTIF, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 35-1) RECOURS INTERNE EFFICACE


Parties
Demandeurs : DJAVIT AN
Défendeurs : TURQUIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (troisième section)
Date de la décision : 20/02/2003
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 20652/92
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2003-02-20;20652.92 ?
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