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20/02/2003 | CEDH | N°44324/98

CEDH | AFFAIRE KIND c. ALLEMAGNE


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE KIND c. ALLEMAGNE
(Requête no 44324/98)
ARRÊT
STRASBOURG
20 février 2003
DÉFINITIF
20/05/2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Kind c. Allemagne,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
M. I. Cabral Barreto, président,   M. G. Ress,   M. L. Caflisch,   M. R. Türmen,   M. B. Zupančič,   Mme 

M. Tsatsa-Nikolovska,   M. K. Traja, juges,  et de  M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE KIND c. ALLEMAGNE
(Requête no 44324/98)
ARRÊT
STRASBOURG
20 février 2003
DÉFINITIF
20/05/2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Kind c. Allemagne,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
M. I. Cabral Barreto, président,   M. G. Ress,   M. L. Caflisch,   M. R. Türmen,   M. B. Zupančič,   Mme M. Tsatsa-Nikolovska,   M. K. Traja, juges,  et de  M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 mai 2002 et 30 janvier 2003,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 44324/98) dirigée contre la République fédérale d'Allemagne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Norbert Kind (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 28 septembre 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales   (« la Convention »).
2.  Le requérant est représenté devant la Cour par Mes Meilicke, Hoffmann et associés, avocats à Bonn (Allemagne). Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») est représenté par son agent,   M. Klaus Stoltenberg, Ministerialdirigent, du ministère fédéral de la justice.
3.  Le requérant alléguait en particulier que la durée de la procédure devant les juridictions civiles ne répondait pas à l'exigence du « délai raisonnable » telle que prévue à l'article 6 § 1 de la Convention.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
6.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
7.  Par une décision du 23 mai 2002, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable quant à la durée de la procédure.
8.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). La chambre ayant décidé après consultation des parties qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire (article 59 § 3 in fine du règlement), les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l'autre.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
1.  La genèse de l'affaire
9.  Le requérant, né en 1944, réside à Bambach (Allemagne).
10.  Par une décision du 25 mars 1982, l'assemblée générale de la société en commandite par actions Wicküler-Küpper Brauerei (« la société WBK ») décida de transformer cette dernière en une société en commandite simple, dénommée Wilhelm-Breuer KG, conformément aux articles 9 et s. de la loi du 6 novembre 1969 sur la transformation (Umwandlungsgesetz – voir ci-dessous Droit et pratique internes pertinents). Cette transformation fut inscrite au registre du commerce le 31 mars 1982 en même temps qu'un changement de dénomination antérieur de la société Wilhelm-Breuer KG en Wicküler-Küpper KG, et rendue publique le 28 avril 1982.
11.  La conséquence juridique de cette transformation, décidée par la majorité, était que les actionnaires minoritaires de la société WBK, dont le requérant faisait partie, devaient céder leurs actions contre le versement d'une indemnité appropriée (angemessene Abfindung).
12.  Dans un premier temps, la société WBK proposa aux actionnaires sortants, conformément à l'article 12 § 1 de la loi sur la transformation, une indemnité en numéraire (Barabfindung) de 825 Deutsch Mark (DM) par action d'une valeur nominale (Aktiennennbetrag) de 100 DM.
2.  La procédure devant les juridictions internes
a.  Devant le tribunal régional de Düsseldorf
13.  Le 23 juin 1982, le requérant et les autres actionnaires sortants de la société WBK, estimant cette somme insuffisante, demandèrent, conformément aux articles 13 à 30 de la loi sur la transformation, la fixation judiciaire d'une indemnité appropriée, comprenant également les droits à des dommages-intérêts (Schadensersatzansprüche) que la société WBK pouvait faire valoir à l'encontre des actionnaires majoritaires de celle-ci.
En effet, d'après le requérant, la société WBK avait accordé un droit de préemption (Vorerwerbsrecht) à la banque Hypobank, un des deux actionnaires majoritaires de la société WBK, sur des actions d'une société tierce, la société Löwenbräu AG, par contrat du 4 février 1971. Par la suite, la société WBK avait cédé ces actions à la banque Hypobank à un prix inférieur au prix du marché par contrat du 26 novembre 1980, en contrepartie de l'acquisition à un prix avantageux d'actions de la société WBK par la famille Wehrhahn, autre actionnaire majoritaire de la société WBK. Il se serait en fait agi d'un arrangement entre les actionnaires majoritaires Hypobank et Wehrhahn et la direction de la société WBK au détriment des actionnaires minoritaires.
14.  Le 18 novembre 1982, le tribunal régional (Landgericht) de Düsseldorf nomma un représentant commun pour les actionnaires sortants, qui soumit ses observations le 5 janvier 1983, et que le tribunal communiqua aux parties.
15.  Par la suite, les parties adressèrent trois demandes de renseignements sur l'état de la procédure au greffe du tribunal régional, qui invoqua la surcharge de travail actuelle de la chambre compétente.
16.  Par une ordonnance du 23 avril 1985, le tribunal régional indiqua que certains des requérants n'avaient pas fourni les justifications nécessaires prouvant qu'ils étaient titulaires d'actions de la société défenderesse et, le 3 octobre 1985, il rejeta la demande de l'un d'entre eux à ce titre.
17.  Le 3 octobre 1985, le tribunal régional indiqua aux parties son intention de nommer un expert afin qu'il soumette un rapport d'expertise.
18.  Le 26 août 1986, après avoir consulté les parties, le tribunal régional nomma un commissaire aux comptes (Wirtschaftsprüfer) en tant qu'expert.
19.  Le 11 février 1987, après une première demande du tribunal régional, l'expert rendit un rapport intermédiaire, qu'il compléta le 27 avril 1987.
20.  Le tribunal régional le communiqua aux parties, qui sollicitèrent une prorogation du délai pour y répondre.
21.  Par une décision du 16 décembre 1987, après avoir tenu une audience, le tribunal régional de Düsseldorf fixa à 934,08 DM le montant de l'indemnité à verser en numéraire par action d'une valeur nominale de 100 DM.
Après avoir statué sur l'état actuel du patrimoine de la société défenderesse, le tribunal régional considéra que les droits à des dommages-intérêts ne pouvaient être pris en compte dans une procédure portant sur la fixation du montant de l'indemnité en numéraire (Spruchverfahren).
b.  Devant la cour d'appel de Düsseldorf
22.  Les parties interjetèrent immédiatement appel de cette décision.
23.  Le 28 avril 1988, la cour d'appel (Oberlandesgericht) de Düsseldorf fixa un premier délai pour la soumission des observations des parties jusqu'au 30 juin 1988, délai qu'elle prorogea à la demande du requérant jusqu'au 14 juillet 1988.
24.  Par une ordonnance du 18 juillet 1988, la cour d'appel enjoignit à la société défenderesse de lui fournir certains documents, ce que cette dernière ne fit qu'après avoir été mise en demeure à plusieurs reprises par la cour d'appel.
25.  Le 9 février 1989, la cour d'appel demanda à la société défenderesse d'exposer les conditions de négociation de la vente par la société de la participation dans la société Löwenbräu, avec citation de témoins (Beweisantritt).
26.  Le 9 novembre 1989, après avoir reporté l'audition à plusieurs reprises à la demande des parties, la cour d'appel entendit le témoin cité par la société défenderesse ainsi que l'expert.
27.  Le 7 février 1990, la cour d'appel entendit d'autres témoins.
28.  Par une décision du 16 octobre 1990, la cour d'appel fixa à 835,90 DM le montant de l'indemnité en numéraire.
D'après la cour d'appel, les droits à des dommages-intérêts devaient être en principe pris en compte lors du calcul de l'indemnité, car, en vertu de l'article 12 § 1 de la loi sur la transformation, le montant de l'indemnité était calculé en fonction de la situation patrimoniale de l'entreprise au jour J, qui comprenait les obligations et les dettes. Ces droits à des dommages-intérêts devaient être pris en considération même dans une procédure portant sur la fixation du montant de l'indemnité en numéraire, afin que l'actionnaire minoritaire ne se retrouve pas sans protection face à une lésion (Schädigung) de la société par les actionnaires majoritaires avant le jour de l'évaluation de celle-ci.
La cour d'appel précisa cependant qu'en l'espèce, de tels droits à des dommages-intérêts, augmentant la valeur de l'entreprise, ne sauraient découler du contrat du 26 novembre 1980 en vertu de l'article 12 § 1 de la loi sur la transformation, car il n'y avait pas eu disproportion entre les prestations et les contre-prestations fournies à l'époque.
Par ailleurs, d'éventuels droits à des dommages-intérêts, susceptibles de découler du contrat du 4 février 1971 en vertu de l'article 117 § 1 de la loi sur les actions (Aktiengesetz), ne sauraient être considérés, car ils étaient prescrits en vertu de l'article 117 § 6 de cette même loi (voir ci-dessous Droit et pratique internes pertinents).
c.  Devant la Cour fédérale de justice
29.  Le requérant saisit alors la Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof).
30.  Par une décision du 4 février 1991, la Cour fédérale de justice ne retint pas son recours en révision, au motif qu'il n'était pas prévu par la loi (unstatthaft).
d.  Devant la Cour constitutionnelle fédérale
31.  Le 17 novembre 1990, le requérant saisit la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht) d'un recours constitutionnel, qu'il élargit le 19 février 1991 à la décision de la Cour fédérale de justice.
32.  Le 9 mars 1995, la Cour constitutionnelle communiqua le recours constitutionnel du requérant au ministère de la justice de Rhénanie du Nord-Westphalie, aux représentants des actionnaires sortants ainsi qu'aux représentants de la partie adverse.
33.  Par une lettre du 14 juillet 1997, le requérant indiqua au greffe de la Cour constitutionnelle qu'à aucun moment il n'avait mis en demeure cette dernière de rendre une décision (« zu keinem Zeitpunkt habe er eine Entscheidung über die Verfassungsbeschwerde angemahnt ») et qu'il avait une totale compréhension (« volles Verständnis ») pour les problèmes dus à la surcharge de travail actuelle de la Cour constitutionnelle.
34.  Par une décision du 4 avril 1998, la Cour constitutionnelle fédérale, statuant en comité de trois membres, décida de ne pas retenir le recours constitutionnel du requérant en se basant sur une très longue note interne relative aux problèmes juridiques posés dans cette affaire.
La Cour constitutionnelle rappela que la transformation d'une société décidée par la majorité (Mehrheitsumwandlung), et la perte du statut d'actionnaire qui pouvait en résulter, n'étaient compatibles avec la protection du droit de propriété que si les actionnaires minoritaires contraints de quitter la société obtenaient une compensation économique intégrale pour la perte de leur statut juridique (voir ci-dessous Droit et pratique internes pertinents).
La Cour constitutionnelle ajouta qu'en l'espèce la cour d'appel de Düsseldorf avait dûment pris en compte le besoin de protection particulier (besonderes Schutzbedürfnis) des actionnaires minoritaires lors de la transformation de la société décidée par la majorité, en indiquant qu'en principe les droits à des dommages-intérêts d'une société devaient être pris en compte dans une procédure portant sur la fixation du montant de l'indemnité en numéraire.
D'après la Cour constitutionnelle, le fait que par la suite la cour d'appel était parvenue à la conclusion que des droits à des dommages-intérêts augmentant la valeur de l'entreprise ne sauraient résulter du contrat du 26 novembre 1980 en vertu de l'article 12 § 1 de la loi sur la transformation, reposait sur une interprétation et une application du droit ordinaire qui échappaient à son contrôle. Cependant, la Cour constitutionnelle précisa que le fait que la cour d'appel avait estimé qu'il n'y avait pas eu disproportion entre les prestations et les contre-prestations fournies reposait sur une évaluation des conditions contractuelles de l'époque, dont le résultat n'avait pas de lien avec le besoin de protection particulier des actionnaires minoritaires.
La Cour constitutionnelle ajouta que l'opinion de la cour d'appel d'après laquelle d'éventuels droits à des dommages-intérêts résultant du contrat du 4 février 1971 étaient prescrits en vertu de l'article 117 § 6 de la loi sur les actions ne conduisait pas à une méconnaissance du besoin de protection particulier des actionnaires minoritaires, mais correspondait à une interprétation admissible (zulässige Auslegung) du droit des actions (Aktienrecht).
Par ailleurs, la Cour constitutionnelle estima que le raisonnement relatif à ces deux contrats suivi par la cour d'appel n'était pas arbitraire (nicht willkürlich). Elle ajouta que l'absence de réponse de la part de la cour d'appel à l'argument du requérant, suivant lequel la possibilité pour les actionnaires majoritaires de soulever l'exception de prescription (Verjährungsrede) constituait un abus de droit (Rechtsmissbrauch), n'était pas non plus arbitraire, car il n'était pas manifeste (offensichtlich) que l'invocation de cette exception de prescription avait en l'espèce constitué un abus de droit.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
35.  Les articles 9 et suivants de la loi du 6 novembre 1969 sur la transformation énoncent les conditions dans lesquelles une transformation d'une société peut s'opérer.
36.  L'article 12 § 1 de cette loi prévoit que les actionnaires sortants doivent percevoir une indemnité appropriée en numéraire et détermine les modalités de calcul de celle-ci.
37.  Dans un arrêt de principe du 7 août 1962, connu sous le nom d'arrêt Feldmühle, la Cour constitutionnelle fédérale a dit que la transformation d'une société n'est compatible avec la protection du droit de propriété que si les actionnaires minoritaires contraints de quitter la société obtiennent une compensation économique intégrale pour la perte de leur statut juridique (Amtliche Entscheidungssammlung der Entscheidungen des Bundesverfassungsgerichts, Recueil des arrêts et décisions de la Cour constitutionnelle fédérale, vol. 14, pp. 263 et s.).
38.  L'article 117 § 1 de la loi sur les actions prévoit qu'une personne usant de son influence afin d'inciter délibérément la direction d'une société à agir au détriment de cette société ou de ses actionnaires doit verser des dommages-intérêts en compensation du dommage causé. En vertu de l'article 117 § 6 de cette même loi, de tels droits à dommages intérêts sont prescrits après un délai de cinq ans.
GRIEF
39.  Le requérant soutient que la durée de la procédure devant les juridictions internes n'a pas répondu à l'exigence du “délai raisonnable” tel que prévu à l'article 6 § 1 de la Convention.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
40.  Le requérant soutient que sa cause n'a pas été entendue dans un délai raisonnable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention, disposition dont la partie pertinente est ainsi rédigée :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A.  Sur l'applicabilité de l'article 6 § 1
41.  Le Gouvernement estime à titre principal que la procédure à prendre en compte est uniquement celle qui s'est déroulée devant les juridictions ordinaires et dont la durée globale a été de 8 ans et de 4 mois. Il considère que l'on ne saurait prendre en compte ni la durée de la procédure devant la Cour fédérale de justice, car cette voie de recours n'était pas prévue en droit allemand, ni la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale, l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention à ce type de procédure étant incompatible avec l'objet de la Convention.
42.  Le requérant conteste tous les arguments du Gouvernement. D'après lui, l'article 6 § 1 de la Convention est applicable à la procédure devant une juridiction constitutionnelle, et, en l'espèce, s'agissant d'une décision de rejet, la Cour constitutionnelle n'avait pas à établir les faits, mais  
simplement à examiner s'il y avait eu violation de l'article 1 du Protocole no 1, comme ce fut le cas pour la Cour européenne des Droits de l'Homme.
43.  La Cour rappelle que d'après sa jurisprudence constante, une procédure relève de l'article 6 § 1 de la Convention même si elle se déroule devant une juridiction constitutionnelle, si son issue est déterminante pour des droits ou obligations de caractère civil (voir notamment l'arrêt Mianowicz c. Allemagne, (sect. 4), no 42505/98, § 45, 18.10.2001). Or le litige relatif à la fixation du montant des indemnités à accorder aux actionnaires minoritaires d'une société était de nature pécuniaire et concernait indubitablement un droit de caractère civil au sens de l'article 6.
B.  Sur l'observation de l'article 6 § 1
1.  Période à prendre en considération
44.  La Cour note que la procédure a débuté le 20 juin 1982, date de la saisine du tribunal régional de Düsseldorf par le requérant, et qu'elle s'est achevée le 4 avril 1998, date à laquelle la Cour constitutionnelle fédérale a rendu sa décision. Elle a donc duré 15 ans et 9 mois.
2.  Caractère raisonnable de la durée de la procédure
45.  En ce qui concerne la procédure devant les juridictions ordinaires, le Gouvernement soutient qu'elle n'a pas méconnu l'article 6 § 1, compte tenu de la complexité de la question de la fixation de l'indemnité d'actionnaires minoritaires lors d'une restructuration de leur société, du nombre élevé de demandeurs et du comportement des parties. De plus, le tribunal régional et la cour d'appel de Düsseldorf auraient fait preuve de diligence dans l'organisation de la procédure, à l'exception d'un délai de deux ans entre mai 1983 et avril 1985 dû à une surcharge de travail. En ce qui concerne la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale, le Gouvernement soutient à titre subsidiaire que la durée de la procédure de 7 ans et 2 mois se justifiait par la complexité de l'affaire, l'attente d'une modification de la loi sur la transformation, dont la version amendée entra en vigueur le 1er janvier 1995, et le comportement du requérant qui, notamment dans sa lettre du 14 juillet 1997, aurait indiqué que l'affaire ne revêtait pas pour lui de caractère urgent. De plus, la Cour constitutionnelle fédérale devait à l'époque statuer dans d'innombrables affaires de la plus haute importance liées à la réunification allemande.
46.  Le requérant considère que même si la Cour constitutionnelle fédérale a souffert d'un surcroît de travail en raison du nombre d'affaires liées à la réunification allemande, cela ne justifiait pas de tels retards. Par ailleurs, la modification de la loi sur la transformation n'aurait eu aucune incidence sur le présent cas, qui portait sur l'examen de la prescription de manoeuvres effectuées au détriment des actionnaires minoritaires sous l'angle du droit de propriété. Enfin, la lettre du 14 juillet 1997 aurait constitué un simple acte de courtoisie de la part du requérant, ce dernier ayant toujours fait savoir au greffe de la Cour constitutionnelle qu'il souhaitait une décision rapide dans son affaire. Pour ce qui est de la procédure devant les juridictions ordinaires, le requérant relève qu'au-delà des deux années d'inactivité du tribunal régional de Düsseldorf, mentionnées par le Gouvernement, le tribunal régional de Düsseldorf n'a pas fait preuve de la diligence requise. En effet, ce dernier n'a désigné un expert que quatre ans et demi après la saisine du tribunal, alors qu'il est notoire que les procédures en matière de fixation d'indemnités d'actionnaires (Spruchverfahren) ne peuvent être tranchées sans rapport d'expertise. Par ailleurs, la procédure devant la Cour fédérale de justice devrait également être prise en compte, car le requérant était tenu d'épuiser toutes les voies de recours à sa disposition, même si elles n'étaient pas expressément mentionnées dans les textes ou si elles étaient controversées dans la pratique judiciaire. Enfin, quant à l'enjeu de la procédure, le requérant indique qu'il détenait 1 460 actions, et que si sa demande de dommages intérêts avait abouti, il aurait obtenu une indemnité supérieure de 700 000 DM (environ 350 000 euros) à celle effectivement reçue.
47.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d'autres, les arrêts Metzger c. Allemagne, no 37591/97, § 36, et Mianowicz précité, no 42505/98, § 50).
48.  Elle considère qu'en l'espèce l'affaire présentait une certaine complexité, s'agissant de la fixation de l'indemnité d'actionnaires minoritaires lors de la restructuration d'une société, qui nécessitait la nomination d'experts, et compte tenu du nombre élevé de parties au procès.
49.  Pour ce qui est du comportement du requérant, il n'apparaît pas qu'il ait contribué à la durée de la procédure. Il est vrai que, dans une communication adressée à la Cour constitutionnelle fédérale le 14 juillet 1997, le requérant a affirmé n'avoir insisté à aucun moment pour obtenir une décision rapide et être plein de compréhension pour les problèmes dus à la surcharge de travail actuelle de la Cour constitutionnelle. Cependant, cette communication, qui s'apparentait plutôt à un acte de courtoisie, ne saurait être interprétée comme impliquant une renonciation au droit de se plaindre de la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale.
50.  Quant au comportement des juridictions internes, la Cour note que les retards les plus importants ont été causés par la procédure devant le tribunal régional de Düsseldorf et par la procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale. Ainsi, le tribunal régional n'a rendu sa décision que le 16 décembre 1987, soit environ 5 ans et 5 mois après sa saisine le 23 juin 1982, en raison notamment d'une surcharge de travail. Quant à la Cour constitutionnelle fédérale, la procédure devant elle a duré plus de sept ans entre la demande d'élargissement du recours constitutionnel par le requérant le 19 février 1991 et la décision de la Cour constitutionnelle fédérale du 4 avril 1998.
51.  Même si la Cour constitutionnelle fédérale a consulté dans cette affaire le ministère de la justice de Rhénanie du Nord-Westphalie et qu'elle a eu à connaître de nombreuses autres affaires issues de la réunification allemande, une telle durée paraît excessive.
52.  La Cour rappelle à cet égard que l'article 6 § 1 de la Convention oblige les Etats contractants à organiser leur système judiciaire de telle sorte que les cours et tribunaux puissent remplir chacune de ses exigences, y compris l'obligation de trancher les causes dans des délais raisonnables (voir, parmi beaucoup d'autres, les arrêts Metzger précité, § 42, et Mianowicz précité, § 54). En l'espèce, la procédure fait apparaître des retards importants, qui sont imputables aux juridictions nationales.
53.  Eu égard aux circonstances de la cause, qui commandent une évaluation globale, la Cour considère que la durée de la procédure litigieuse est clairement excessive et ne répond pas à la condition du délai raisonnable. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
54.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
55.  Le requérant soutient que la durée de la procédure a directement porté atteinte à son droit au respect de ses biens. Pour dommage matériel, il réclame 11 776, 36 marks allemands (DEM) en raison de la prise en compte insuffisante de ses droits à intérêts lors du paiement tardif de son indemnité. Il demande également le remboursement de 150 000 DEM, car en raison de la durée excessive de la procédure, les juridictions nationales avaient conclu que sa demande de dommages-intérêts était prescrite.
Même s'il est conscient que son grief relatif à l'article 1 du Protocole no 1 a été déclaré irrecevable, il considère qu'une satisfaction équitable doit prendre en compte ce dommage matériel, le cas échéant aussi à titre de dommage moral.
56.  Le Gouvernement estime que les sommes réclamées sont excessives.
57.  La Cour considère que le préjudice matériel allégué par le requérant ne trouve pas sa cause dans la violation constatée : il ne saurait donc être retenu. En revanche, la Cour estime que le requérant a subi un tort moral certain du fait de la durée de la procédure litigieuse. Compte tenu des circonstances de la cause et statuant en équité comme le veut l'article 41, elle lui octroie 7 500 euros (EUR) à ce titre.
B.  Frais et dépens
58.  Le requérant réclame 16 086,96 DEM pour les procédures devant la Cour fédérale de justice et la Cour constitutionnelle fédérale, et 15 660,00 DEM pour les procédures devant la Commission et la Cour européennes des Droits de l'Homme, soit une somme globale de 31 746,96 DEM, à laquelle viennent s'ajouter les intérêts de 9,5 % à hauteur de 21 111, 72 DEM.
59.  Le Gouvernement ne se prononce pas à ce propos.
60.  D'après sa jurisprudence constante, la Cour n'accorde le remboursement des frais et dépens que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée, ont été réellement et nécessairement encourus, et sont raisonnables quant à leur taux (voir, parmi beaucoup d'autres, Pammel c. Allemagne, arrêt du 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, § 82, et Mianowicz précité, § 67). Quant aux honoraires d'avocat, la Cour rappelle qu'elle n'est pas liée par les barèmes et pratiques internes, même si elle peut s'en inspirer.
Statuant en équité, la Cour décide d'octroyer 1 500 EUR au requérant.
C.  Intérêts moratoires
61.  La Cour juge approprié de baser le taux annuel des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) pour dommage moral et 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, majoré de trois points de pourcentage ;
3.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 février 2002 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Ireneu Cabral Barreto   Greffier Président
ARRÊT KIND c. ALLEMAGNE
ARRÊT KIND c. ALLEMAGNE 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 44324/98
Date de la décision : 20/02/2003
Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 6-1 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE CIVILE, (Art. 6) PROCEDURE CONSTITUTIONNELLE


Parties
Demandeurs : KIND
Défendeurs : ALLEMAGNE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2003-02-20;44324.98 ?
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