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06/05/2003 | CEDH | N°44306/98

CEDH | AFFAIRE APPLEBY ET AUTRES c. ROYAUME-UNI


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE APPLEBY ET AUTRES c. ROYAUME-UNI
(Requête no 44306/98)
ARRÊT
STRASBOURG
6 mai 2003
DÉFINITIF
24/09/2003
En l’affaire Appleby et autres c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
M. M. Pellonpää, président,   Sir Nicolas Bratza,   Mmes E. Palm,    V. Strážnická,   MM. R. Maruste,    S. Pavlovschi,    L. Garlicki, juges,  et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibé

ré en chambre du conseil le 8 avril 2003,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de...

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE APPLEBY ET AUTRES c. ROYAUME-UNI
(Requête no 44306/98)
ARRÊT
STRASBOURG
6 mai 2003
DÉFINITIF
24/09/2003
En l’affaire Appleby et autres c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
M. M. Pellonpää, président,   Sir Nicolas Bratza,   Mmes E. Palm,    V. Strážnická,   MM. R. Maruste,    S. Pavlovschi,    L. Garlicki, juges,  et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 avril 2003,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44306/98) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont trois ressortissants de cet Etat, Mme Eileen Appleby, Mme Pamela Beresford et M. Robert Alphonsus, ainsi qu’une association de défense de l’environnement, Washington First Forum (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 1er septembre 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, sont représentés par Me J. Welch, avocat chez Liberty, à Londres. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. C. Whomersley.
3.  Les requérants alléguaient qu’il leur avait été interdit de se réunir au centre-ville, un centre commercial privé, pour communiquer des informations et des idées sur des projets d’urbanisme locaux. Ils invoquaient les articles 10, 11 et 13 de la Convention.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
5.  Elle a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement).
6.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête est ainsi échue à la quatrième section, telle que remaniée (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci a alors été constituée, conformément à l’article 26 § 1 du règlement, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention).
7.  Une audience consacrée à la recevabilité et au fond de l’affaire s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 15 octobre 2002 (article 54 § 3 du règlement).
Ont comparu :
  –  pour le Gouvernement  MM. C. Whomersley, agent,   J. Crow,  conseil,  Mme J.-A. Mackenzie, conseillère ;
  –  pour les requérants  MM. R. Singh QC,    A. Sharland, conseils,  Mme J. Sawyer, conseillère.
Mme Appleby et Mme Beresford, requérantes, étaient également présentes.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Crow et M. Singh.
8.  Par une décision du 12 novembre 2002, la chambre a déclaré la requête recevable.
9.  Les requérants ont présenté des observations sur la satisfaction équitable, auxquelles le Gouvernement a répondu.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10.  Les trois premiers requérants sont nés respectivement en 1952, 1966 et 1947 et résident à Washington (Tyne and Wear), où est également basée la quatrième requérante, une association de défense de l’environnement créée par eux.
11.  Le nouveau centre-ville de Washington est connu sous le nom de Galleries (ci-après « les Galeries ») et se trouve dans un secteur qui appartient désormais à Postel Properties Limited (« Postel »), une société privée. Ce centre fut à l’origine édifié par la Washington Development Corporation (« la Corporation »), organisme institué en application d’une loi par le gouvernement britannique en vue de la construction du « nouveau » centre. Celui-ci fut vendu à Postel le 30 décembre 1987.
12.  Les Galeries, qui étaient la propriété de Postel à l’époque des faits, comprenaient un centre commercial (avec deux hypermarchés et deux grands magasins), les parkings environnants offrant environ 3 000 places de stationnement ainsi que des allées piétonnières. On trouvait aussi des services publics à proximité. Par contre, le centre d’orientation professionnelle et la bibliothèque municipale appartenaient à la commune, les bureaux des services sociaux et le centre médical étaient loués à celle-ci par le ministre, et le commissariat était la propriété de la direction de la police de Northumbrie. Un bureau de poste et les bureaux du service du logement, loués à la commune par Postel, se trouvaient dans les Galeries.
13.  Vers septembre 1997, le conseil municipal délivra au City of Sunderland College un certificat d’urbanisme pour l’édification de bâtiments sur une partie du parc Princesse-Anne à Washington, connue sous le nom d’Arène. L’Arène est la seule aire de jeux dans le voisinage du centre de Washington qui soit accessible aux habitants de l’endroit. Les trois premiers requérants, ainsi que d’autres résidents concernés, fondèrent l’association qui est la quatrième requérante pour faire campagne contre le projet du collège et persuader le conseil municipal de ne pas accorder à celui-ci un permis de construire sur le terrain en question.
14.  Vers le 14 mars 1998, la première requérante, accompagnée de son mari et de son fils, installa deux stands à l’entrée du centre commercial des Galeries, où elle disposa des affiches attirant l’attention du public sur le risque de voir disparaître des espaces verts et lui soumettant une pétition à signer qui serait présentée au conseil municipal au nom de Washington First Forum. Des agents de sécurité de Postel empêchèrent la première requérante et les personnes qui lui prêtaient assistance de continuer à recueillir des signatures sur un terrain ou des locaux appartenant à Postel. Les requérants durent enlever leurs stands et interrompre la collecte des signatures.
15.  Le directeur de l’un des hypermarchés autorisa les requérants à installer des stands à l’intérieur de son magasin en mars 1998, en leur donnant la possibilité de diffuser leur message et de recueillir des signatures, quoique auprès d’un nombre limité de personnes. Par contre, il ne leur accorda pas cette autorisation en avril 1998 lorsqu’ils entreprirent de recueillir des signatures pour une nouvelle pétition.
16.  Le 10 avril 1998, le troisième requérant, qui faisait fonction de président de Washington First Forum, sollicita par écrit du directeur des Galeries l’autorisation d’installer un stand et de faire un sondage auprès du public soit dans le centre commercial soit dans les parkings avoisinants et offrit de rétribuer ce service. Le 14 avril 1998, le directeur des Galeries refusa l’accès. Sa lettre comportait les passages suivants :
« (...) les Galeries sont particulières en ce sens que, tout en étant le centre-ville, elles sont aussi propriété privée.
Pour toutes les questions politiques et religieuses, le propriétaire adopte un principe de stricte neutralité, et je suis chargé d’appliquer cette philosophie.
Je me vois donc contraint de vous refuser l’autorisation de procéder à une pétition dans l’enceinte des Galeries ou sur les parkings avoisinants. »
17.  Le 19 avril 1998, le troisième requérant écrivit à nouveau au directeur des Galeries pour l’inviter à reconsidérer cette décision. Sa lettre resta sans réponse.
18.  La quatrième requérante poursuivit ses efforts de toucher le public en installant des stands sur l’accotement des allées publiques et en se rendant dans l’ancien centre-ville, Concord, qui est toutefois fréquenté par un nombre beaucoup plus restreint de résidents de Washington.
19.  Le 1er mai 1998 était la date limite pour l’envoi de lettres de protestation au conseil municipal à propos des travaux de construction. Le 30 avril 1998, les requérants déposèrent les 3 200 lettres qu’ils avaient obtenues.
20.  La quatrième requérante a fourni la liste d’organismes et autres ayant été autorisés à recueillir des fonds, à installer des stands et des affiches dans les Galeries, parmi lequels l’Armée du salut (collecte de Noël), des chorales scolaires locales (chants et collecte de Noël), une campagne anti-tabac (exposition publicitaire avec remise de patchs de nicotine), le service de transfusion sanguine (collecte de sang), la Légion royale britannique (collecte pour le jour de l’Armistice), divers photographes (publicité et prise de photographies) et le Gaz britannique (exposition publicitaire avec du personnel).
21.  Du 31 janvier au 6 mars 2001, le conseil municipal de Sunderland a mené une campagne de consultation, « Votre commune, votre choix », informant les habitants sur les trois équipes dirigeantes qui s’offraient à leur choix pour l’avenir de la commune et il a pu utiliser les Galeries à cette fin. Il s’agissait d’un exercice de consultation légal prévu par l’article 25 de la loi de 2000 sur les collectivités locales, qui commande aux autorités locales d’élaborer des propositions en vue de la mise en œuvre des « dispositions relatives aux fonctions exécutives » et de consulter les électeurs locaux avant d’envoyer les propositions au ministre. Environ 8 500 personnes auraient répondu dans le cadre de cette enquête.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
22.  En common law, on peut présumer dans certains cas qu’un propriétaire privé a adressé au public une invitation implicite à se rendre sur son terrain à des fins licites. Cela concerne les locaux commerciaux comme les magasins, les théâtres et les restaurants, ainsi que les locaux privés (il est par exemple présumé que le propriétaire d’une maison autorise des tiers à emprunter le chemin qui mène à sa porte d’entrée dans le but de lui remettre des lettres ou des journaux, ou pour faire du démarchage électoral). Le propriétaire peut révoquer une invitation implicite comme il l’entend. En règle générale, le droit d’un particulier de faire sortir des personnes de son terrain ne connaît pas d’entrave et le propriétaire n’a ni à justifier son comportement ni à en adopter qui puisse être qualifié de raisonnable.
23.  Dans l’affaire CIN Properties Ltd v. Rawlins (Estates Gazette Law Reports, 1995, vol. 2, p. 130), dans laquelle les demandeurs, de jeunes hommes, s’étaient vu interdire l’entrée d’un centre commercial à Wellingborough, le propriétaire de la société privée CIN estimant que leur comportement était perturbateur, la Cour d’appel a conclu que CIN avait le droit de mettre un terme à l’autorisation donnée aux demandeurs d’entrer dans le centre. En rendant sa décision, Lord Phillips déclara que la commune n’avait passé avec la société relativement au passage des piétons aucun accord au sens de l’article 18 § 1 de la loi de 1971 sur les routes principales (remplacé ultérieurement par l’article 35 de la loi de 1980 du même nom), qui aurait conféré au public un droit de passage sur les voies piétonnières ou les sentiers et habilité le conseil municipal à prendre des arrêtés réglementant ce droit de passage. Rien ne permettait non plus de constater l’existence d’une autorisation implicite (equitable licence). Lord Phillips examina également la jurisprudence d’Amérique du Nord à propos des arguments des demandeurs plaidant pour la reconnaissance d’un certain droit du public :
« Deux décisions rendues en Amérique du Nord sont plus manifestement pertinentes. Dans l’affaire Uston v. Resorts International Inc. ((1982) N.J. 445A 2d 370), la Cour suprême du New Jersey a déclaré que, en principe, lorsque des propriétaires ouvrent leurs locaux – en l’occurrence un casino – au public dans le but d’exploiter leur propriété, ils n’ont pas le droit d’exclure des personnes déraisonnablement mais ont au contraire l’obligation de s’abstenir d’un comportement arbitraire ou discriminatoire à l’égard des personnes se rendant sur leur propriété. Toutefois, cette décision se fondait sur une décision antérieure rendue par la même juridiction dans l’affaire State v. Schmid ((1980) N.J. 423A 2d 615), qui portait essentiellement sur les libertés constitutionnelles prévues par le premier amendement. Le principe susmentionné ne s’applique pas en droit anglais.
L’affaire Harrison v. Carswell ((1975) 62 D.L.R. 3d 68), examinée par la Cour suprême du Canada, portait sur le droit de l’employée du locataire d’un magasin installé dans un centre commercial de mettre un piquet de grève dans le centre, contre la volonté du propriétaire de celui-ci. La Cour suprême estima à la majorité que l’intéressée n’avait pas un tel droit et que le propriétaire du centre disposait d’un degré de contrôle et de possession suffisant sur les espaces communs pour pouvoir invoquer la législation interdisant de pénétrer dans des propriétés privées (trespass). Pourtant, M. Laskin, juge en chef du Canada, exprima l’avis manifestement contraire selon lequel un centre commercial étant librement accessible au public, celui-ci n’y pénètre pas en vertu d’une autorisation révocable selon le bon plaisir du propriétaire. Il expliqua que l’affaire appelait à tracer un cadre juridique adapté à des phénomènes sociaux nouveaux et que
« S’il était nécessaire de définir la situation juridique qui est créée, à mon avis, par l’ouverture d’un centre commercial, lequel comprend des lieux publics du genre de ceux que j’ai mentionnés (du moins quand l’ouverture n’est pas accompagnée d’un avis de restrictions quant à la catégorie des personnes admises), je dirais que les personnes faisant partie du public sont des visiteurs privilégiés et la faveur qui leur est faite ne peut être révoquée que dans le cas d’inconduite (et je n’ai pas besoin de préciser ici ce que cela comprend) ou d’activités illégales. Cette thèse concilie les intérêts du propriétaire du centre commercial et ceux du public, ne fait violence ni à l’un ni à l’autre et reconnaît les intérêts commerciaux mutuels ou réciproques du propriétaire du centre commercial, de ses locataires et du public, sur lesquels se fonde l’entreprise que constitue le centre commercial. »
J’ai précisé qu’il s’agissait là d’un jugement dissident. Toutefois, le conseil [des demandeurs] soutient qu’il faut en tenir compte en l’espèce. Je reconnais que les cours et tribunaux doivent être prêts à adapter le droit aux phénomènes sociaux nouveaux lorsque c’est nécessaire – ce qui n’est cependant pas le cas lorsque le Parlement a déjà adopté des dispositions destinées à répondre à pareils phénomènes sociaux comme il l’a fait ici, avec l’article 18 de la loi de 1971 sur les routes principales et l’article 35 de la loi de 1980 du même nom. (L’arrêt Harrison v. Carswell ne fait pas état d’une législation semblable au Canada.) Lorsque le Parlement a légiféré et que le conseil municipal, qui représente le public, décide de ne pas faire appel aux mécanismes prévus par la loi, il n’appartient pas aux cours et tribunaux d’intervenir.
J’accueillerais cet appel (...) au motif que la société CIN avait le droit, à la seule condition de respecter l’article 20 de la loi de 1976 sur les relations interraciales, de mettre un terme à la possibilité pour les [demandeurs] d’entrer dans le centre. »
III.  LA JURISPRUDENCE D’AUTRES ÉTATS
24.  Les parties ont cité la jurisprudence des Etats-Unis et du Canada.
A.  Les Etats-Unis
25.  Le premier amendement à la Constitution fédérale garantit la liberté d’expression et de réunion pacifique.
26.  La Cour suprême des Etats-Unis reconnaît un droit général d’accès à certaines catégories de lieux publics, comme les rues et les parcs, appelés « forums publics », en vue d’y exercer la liberté d’expression (Hague v. Committee for Industrial Organisation, 307 U.S. (United States: Supreme Court Reports) 496 (1939)). Dans Marsh v. Alabama (326 U.S. 501, 66 S.Ct. (Supreme Court Reporter) 276, 90 L.Ed. (United States Supreme Court Reports, Lawyers’ Edition) 265 (1946)), la Cour suprême déclare également qu’une ville privée appartenant à une entreprise (company town) et présentant toutes les caractéristiques d’une commune normale était soumise à l’application du premier amendement, qui prévoit la liberté d’expression et de réunion pacifique. Elle explique que le premier amendement n’impose pas un droit d’accès à des propriétés privées telles que les centres commerciaux parce qu’il doit exister un « acte de puissance publique » (« State action »), c’est-à-dire un certain degré d’implication de l’Etat, pour que l’amendement s’applique (voir, par exemple, Hudgens v. NLRB, 424 U.S. 507 (1976)).
27.  La Cour suprême des Etats-Unis estime que le premier amendement n’empêche pas le propriétaire d’un centre commercial privé d’interdire dans ses locaux la distribution de tracts sans relation avec sa propre activité (Lloyd Corp. v. Tanner, 47 U.S. 551, 92 S.Ct. 2219, 33 L.Ed. 2d 131 (1972)). Il est toutefois loisible aux Etats fédérés de prévoir dans leur propre Constitution des libertés plus larges que celles prévues par la Constitution fédérale afin de permettre aux particuliers d’exercer raisonnablement leur liberté d’expression et leur droit de pétition dans les locaux d’un centre commercial privé dans lequel le public a été invité ; cela ne porte pas atteinte aux droits réels du propriétaire du centre commercial tant qu’une restriction éventuelle à ses droits n’équivaut pas à une privation de propriété sans indemnisation et n’est pas contraire aux autres dispositions constitutionnelles fédérales (Pruneyard Shopping Center v. Robbins, 447 U.S. 74, 64 L.Ed. 2d 741, 100 S.Ct. 2035 (1980)).
28.  Certaines juridictions des Etats estiment que le droit d’accès à des centres commerciaux peut découler des dispositions de la Constitution de l’Etat concerné en vertu desquelles un particulier peut être à l’origine d’une législation en lançant une pétition qui recueille suffisamment de signatures ou se présenter à des élections en rassemblant un certain nombre de signatures (voir, par exemple, Batchelder v. Allied Stores Int’l, N.E. (West’s North Eastern Reporter) 2d 590 (Massachussetts, 1983) ; Lloyd Corp. v. Whiffen, 849 P. (West’s Pacific Reporter) 2d 446, 453-454 (Oregon, 1993) ; Southcenter Joint Venture v. National Democratic Policy Comm., 780 P. 2d 1282 (Washington, 1989)). Dans certaines affaires, les tribunaux ont considéré que la participation de l’Etat fait naître des obligations à la charge de celui-ci (voir, par exemple, Bock v. Westminster Mall Co., 819 P. 2d 55 (Colorado, 1991) : le centre commercial avait un caractère public parce que les autorités participaient financièrement à son développement et que de nombreux organismes publics étaient présents dans les espaces communs du centre ; Jamestown v. Beneda, 477 N.W. (West’s North Western Reporter) 2d 830 (North Dakota, 1991) : le centre commercial appartenait à un organisme public bien que donné à bail à un exploitant privé).
29.  Les autres affaires citées qui reconnaîtraient un droit d’accès raisonnable à la propriété en application du droit privé de l’Etat sont les suivantes : l’affaire State v. Shack, 277 A. (West’s Atlantic Reporter) 2d 369 (New Jersey, 1971), dans laquelle le tribunal a décidé que, d’après le droit de la propriété du New Jersey, la propriété d’un bien immobilier n’incluait pas le droit d’interdire l’accès des travailleurs immigrés aux services publics disponibles (en l’espèce un avocat qui fournissait des conseils à des fins non lucratives grâce à des fonds publics) ; l’affaire Uston v. Resorts International, 445 A. 2d 370 (New Jersey, 1982), dans laquelle une juridiction du New Jersey a estimé que lorsque des propriétaires ouvrent leurs locaux (en l’occurrence des casinos) au public dans le but d’exploiter leur propriété pour leur intérêt propre, ils n’ont pas le droit d’en exclure des personnes déraisonnablement (même si cette juridiction a reconnu que le droit privé de la plupart des Etats ne prévoyait pas un droit d’accès raisonnable aux propriétés privées, p. 374) ; enfin la décision Streetwatch v. National Railroad Passenger Corp., 875 F. Supp. (West’s Federal Supplement) 1055 (Southern District of New York, 1995) concernant l’évacuation de personnes sans domicile d’une gare.
30.  Les juridictions de certains Etats estiment que les dispositions de la Constitution de l’Etat en question relatives à la liberté d’expression ne s’appliquent pas aux centres commerciaux privés. Il s’agit de celles de l’Arizona (Fiesta Mall Venture v. Mecham Recall Comm., 767 P. 2d 719 (Court of Appeals 1989)) ; du Connecticut (Cologne v. Westfarms Assocs, 469 A. 2d 1201 (1984)) ; de la Géorgie (Citizens for Ethical Gov’t v. Gwinnet Place Assoc., 392 S.E. (West’s South Eastern Reporter) 2d 8 (1990)) ; du Michigan (Woodland v. Michigan Citizens Lobby, 378 N.W. 2d 337 (1985)) ; du Minnesota (State of Minnesota v. Wicklund et al., 7 avril 1998 (Court of Appeals)); de la Caroline du Nord (State of North Carolina v. Felmet, 273 S.E. 2d 708 (1981)) ; de l’Ohio (Eastwood Mall v. Slanco, 626 N.E. 2d 59 (1994)); de la Pennsylvanie (Western Pa Socialist Workers 1982 Campaign v. Connecticut Gen. Life Ins. Co., 515 A. 2d 1331 (1986)) ; de la Caroline du Sud (Charleston Joint Venture v. McPherson, 417 S.E. 2d 544 (1992)); de Washington (Southcenter Joint Venture v. National Democratic Policy Comm., susmentionnée) ; et du Wisconsin (Jacobs v. Major, 407 N.W. 2d 832 (1987)).
B.  Le Canada
31.  Avant l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés, la Cour suprême du Canada avait dit que le propriétaire d’un centre commercial pouvait en exclure des manifestants (Harrison v. Carswell, 62 D.L.R. (Dominion Law Reports) 3d 68 (1975)). Après l’entrée en vigueur de la Charte, une juridiction de rang inférieur estima que la liberté d’expression s’appliquait dans les centres commerciaux privés (R. v. Layton, 38 C.C.C. (Canadian Criminal Cases) 3d 550 (1986) (Cour provinciale, district judiciaire de York, Ontario)). Toutefois, un juge de la Cour suprême du Canada a depuis lors exprimé dans un obiter dictum un avis contraire, à savoir que la Charte ne confère pas le droit d’utiliser une propriété privée comme forum d’expression (McLachlin J., Comité pour la République du Canada c. Canada, R.C.S. (Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada), 1991, vol. 1, p. 128).
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
32.  Aux termes de l’article 10 de la Convention,
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A.  Arguments des parties
1.  Les requérants
33.  Les requérants soutiennent que l’Etat est directement responsable de l’ingérence survenue dans leur liberté d’expression et de réunion puisque c’est un organisme public qui fit construire les Galeries sur un terrain public et un ministre qui approuva leur cession à un propriétaire privé. La commune aurait pu exiger que l’acheteur conclût un accord prévoyant un droit de passage qui aurait étendu aux voies d’accès la protection des arrêtés municipaux, mais elle ne le fit pas.
34.  Les requérants arguënt également que l’Etat avait l’obligation positive de garantir l’exercice de leurs droits dans les Galeries. Les informations et les idées qu’ils voulaient communiquer étant de nature politique, leur expression aurait dû bénéficier du plus grand degré de protection. L’accès au centre-ville était selon eux essentiel pour l’exercice de ces droits, puisque c’était le moyen le plus efficace de communiquer leurs idées à la population, comme en témoigne le fait que la commune avait elle-même utilisé les Galeries pour défendre une proposition politique concernant la réorganisation des collectivités locales. Or les requérants se sont vu refuser l’autorisation d’utiliser ce lieu pour exprimer des opinions contraires à la position des autorités locales, ce qui montrerait que les décisions par lesquelles le propriétaire privé attribue les autorisations ne sont pas neutres. Si l’existence d’une obligation était reconnue, cela ne coûterait pas grand-chose à l’Etat puisque le seul devoir qu’aurait celui-ci serait de mettre en place un cadre juridique prévoyant la protection effective des droits des intéressés à la liberté d’expression et de réunion pacifique en recherchant un équilibre entre ces droits et ceux du propriétaire privé, comme c’est déjà le cas dans un certain nombre de domaines. Les requérants estiment qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé puisque la protection est accordée aux propriétaires auxquels revient un total pouvoir discrétionnaire de décider qui a accès à leur terrain, et qu’il n’est pas tenu compte des personnes qui cherchent à exercer leurs droits individuels.
35.  Selon les intéressés, il appartient à l’Etat de déterminer comment remédier à cette défaillance et des normes soigneusement rédigées suffiraient à régler les prétendus problèmes de définition et difficultés d’application. On pourrait proposer un concept de terrain « quasi public » qui exclurait par exemple les théâtres. Les intéressés citent également la jurisprudence d’autres Etats (en particulier les Etats-Unis) d’où se dégagent des notions d’accès raisonnable et de restrictions aux pouvoirs d’exclusion arbitraire des propriétaires fonciers, notamment en ce qui concerne les centres commerciaux et les campus universitaires, cette évolution donnant selon eux une idée de la façon dont l’Etat pourrait aborder les problèmes évoqués.
2.  Le Gouvernement
36.  Le Gouvernement affirme qu’à l’époque pertinente le centre-ville appartenait à la société privée Postel, et que c’est celle-ci, dans le cadre de ses droits de propriétaire, qui refusa d’autoriser les requérants à pratiquer leurs activités dans les Galeries. Il soutient que, dans ces conditions, l’Etat ne saurait être tenu pour directement responsable d’une ingérence, si ingérence il y a eu, dans l’exercice par les requérants de leurs droits. Le fait que la commune fut auparavant propriétaire du terrain est selon lui sans pertinence.
37.  En ce qui concerne l’allégation des requérants selon laquelle l’obligation positive de l’Etat de garantir leurs droits se trouvait en jeu, le Gouvernement reconnaît qu’une telle obligation peut découler des articles 10 et 11 de la Convention. Toutefois, pour un certain nombre de raisons, une obligation positive n’existerait pas en l’espèce. La violation alléguée n’aurait pas sérieusement porté atteinte aux droits des requérants, qui avaient de nombreuses autres possibilités de les exercer et le firent, de sorte qu’ils obtinrent des milliers de signatures pour leur pétition. Par ailleurs, la charge qui pèserait sur l’Etat en cas de reconnaissance d’une obligation positive serait lourde. Lorsqu’elles vendent des terrains, les communes n’auraient pas pour obligation de passer des accords faisant relever les voies d’accès de la réglementation municipale. La capacité de l’Etat à se plier à une telle obligation en signant des accords de ce type lorsqu’il vend des terrains publics serait entièrement tributaire de la volonté de coopération de l’acheteur privé qui pourrait raisonnablement ne vouloir autoriser aucune forme de démarchage sur sa propriété et estimer que les clients potentiels du centre commercial risquent d’être dissuadés par les militants politiques, religieux, les défenseurs des droits des animaux, etc.
38.  En outre, un juste équilibre aurait été ménagé entre les intérêts concurrents en l’espèce. Pour le Gouvernement, les requérants ne regardent que d’un côté de la balance, alors que les propriétaires pourraient légitimement se plaindre s’ils étaient obligés d’autoriser les personnes à exercer leur liberté d’expression ou de réunion sur leurs propriétés quand des moyens d’exercer ces droits sont largement disponibles sur des terrains véritablement publics et dans les médias. Comme le montreraient les faits de l’espèce, les requérants ont pu rassembler des voix dans les espaces publics, dans les rues, sur les places et sur les terres communales ; ils ont pu faire du porte-à-porte, expédier du courrier, adresser des lettres aux journaux ou encore se présenter à la radio et à la télévision. Pour le Gouvernement, il n’appartient pas à la Cour de prescrire le contenu du droit interne en imposant une notion de terrain « quasi public » qui serait mal définie et à laquelle on associerait un critère d’accès raisonnable. On constaterait que l’équilibre trouvé en l’espèce n’a pas fait naître de problème, puisqu’aucune controverse grave n’a eu lieu à ce jour. Les affaires américaines et canadiennes citées par les requérants ne seraient pas pertinentes car elles concernent des normes de droit et des situations de fait différentes et que, en tout état de cause, elles ne montrent aucune tendance dominante qui attribuerait un régime spécial aux terrains « quasi publics ».
B.  Appréciation de la Cour
1.  Principes généraux
39.  La Cour rappelle l’importance cruciale de la liberté d’expression, qui constitue l’une des conditions préalables au bon fonctionnement de la démocratie. L’exercice réel et effectif de cette liberté ne dépend pas simplement du devoir de l’Etat de s’abstenir de toute ingérence, mais peut exiger des mesures positives de protection jusque dans les relations des individus entre eux (arrêts Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, §§ 42-46, CEDH 2000-III, dans lequel la Cour a déclaré que l’Etat avait une obligation positive de prendre des mesures d’enquête et de protection face à la campagne de violence et d’intimidation dont un journal pro-PKK ainsi que ses journalistes et son personnel avaient été victimes ; et Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 38, 29 février 2000, concernant l’obligation pour l’Etat de protéger la liberté d’expression dans le cadre professionnel).
40.  Pour déterminer s’il existe une obligation positive, il faut prendre en compte – souci sous-jacent à la Convention tout entière – le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu. L’étendue de cette obligation varie inévitablement, en fonction de la diversité des situations dans les Etats contractants et des choix à faire en termes de priorités et de ressources. Cette obligation ne doit pas non plus être interprétée de manière à imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (voir, parmi d’autres, les arrêts Rees c. Royaume-Uni, 17 octobre 1986, série A no 106, p. 15, § 37, et Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, pp. 3159-3160, § 116).
2.  Application en l’espèce
41.  Les requérants se sont vu interdire par Postel, une société privée propriétaire du centre commercial les Galeries, d’établir un stand à cet endroit afin de distribuer des tracts. La Cour estime que les autorités n’ont aucune responsabilité directe dans cette restriction à la liberté d’expression des intéressés. Elle n’est pas convaincue qu’une responsabilité quelconque de l’Etat puisse découler du fait qu’une entreprise publique d’exploitation ait cédé la propriété du centre à Postel ni du fait que ce transfert ait été autorisé par le ministre. La Cour doit statuer sur la question de savoir si l’Etat défendeur a respecté ou non une éventuelle obligation positive de protéger d’une ingérence d’autrui – en l’occurrence le propriétaire des Galeries – l’exercice des droits que les requérants tirent de l’article 10.
42.  Il importe de connaître la nature du droit prévu par la Convention qui est en jeu.
43.  La Cour rappelle que les requérants voulaient attirer l’attention de leurs concitoyens sur leur opposition au projet des élus locaux de construire sur des aires de jeu et de priver ainsi leurs enfants d’espaces verts dans lesquels ils pouvaient jouer. Il s’agissait là d’un sujet d’intérêt général contribuant au débat sur l’exercice des pouvoirs locaux. Cependant, si la liberté d’expression est un droit important, elle n’est pas illimitée. Ce n’est pas non plus le seul droit protégé par la Convention qui soit en jeu. Il faut également tenir compte des droits du propriétaire du centre commercial au titre de l’article 1 du Protocole no 1.
44.  La Cour a examiné les arguments des requérants et la jurisprudence des Etats-Unis citée par eux qui mettent l’accent sur la manière dont les centres commerciaux, lesquels ont pourtant essentiellement pour objet de satisfaire des intérêts commerciaux privés, servent de plus en plus de lieux de rassemblement et d’espaces où se déroulent des événements, et proposent des activités multiples dans leurs locaux. Les particuliers sont souvent non seulement invités à faire leurs courses, mais encouragés à flâner et à participer à des activités variées allant du divertissement au social, à l’éducatif et au caritatif. Ces centres commerciaux peuvent se comparer aux centres-villes traditionnels ; de fait, les Galeries sont en l’occurrence indiquées comme centre-ville sur les cartes et hébergent des services et installations publics qui, s’ils ne sont pas dans les locaux mêmes du centre, se trouvent à proximité. Les requérants soutiennent en conséquence que le centre commercial doit être considéré comme un espace « quasi public » dans lequel les particuliers peuvent demander à exercer leur droit d’expression de façon raisonnable.
45.  Le Gouvernement estime qu’il n’est ni utile ni cohérent de recourir à une notion d’espace « quasi public » et souligne les problèmes qui naîtraient si des lieux ouverts au public, comme les théâtres et les musées, étaient tenus de permettre aux personnes d’y accéder à des fins autres que les activités culturelles qu’ils proposent.
46.  La Cour observe que si les affaires portées devant les juridictions américaines en particulier illustrent une tendance intéressante à admettre l’existence du droit à la liberté d’expression dans le cadre de locaux privés ouverts au public, la Cour suprême des Etats-Unis s’est abstenue de déclarer qu’il existe au niveau fédéral un droit constitutionnel à la liberté d’expression dans un centre commercial privé. Les autorités des différents Etats fédérés adoptent des attitudes variées à l’égard des questions de droit privé et de droit public nées de situations de fait extrêmement diverses. On ne peut pour l’instant dire qu’il se dégage un consensus qui pourrait assister la Cour dans son examen en l’espèce de l’application de l’article 10 de la Convention.
47.  Cette disposition, malgré l’importance reconnue à la liberté d’expression, ne donne pas la liberté de choisir un forum en vue d’exercer ce droit. Certes, l’évolution démographique, sociale, économique et technologique modifie les moyens de déplacement et de communication dont disposent les individus, mais la Cour n’est pas convaincue que cette évolution exige automatiquement la création d’un droit de pénétrer dans des propriétés privées ni même nécessairement dans l’ensemble des biens appartenant au domaine public (par exemple les administrations et les ministères). Toutefois, lorsque l’interdiction d’accéder à la propriété a pour effet d’empêcher tout exercice effectif de la liberté d’expression ou lorsque l’on peut considérer que la substance même de ce droit s’en trouve anéantie, la Cour n’exclut pas que l’Etat puisse avoir l’obligation positive de protéger la jouissance des droits prévus par la Convention en réglementant le droit de propriété. Une ville appartenant à une entreprise, dans laquelle la municipalité tout entière est contrôlée par un organisme privé, en serait un exemple (affaire Marsh v. Alabama, citée plus haut au paragraphe 26).
48.  En l’espèce, la restriction imposée à la possibilité pour les requérants de communiquer leurs opinions se limitait aux entrées et voies de passage des Galeries. Elle n’empêchait pas les intéressés d’obtenir une autorisation individuelle de la part des commerces se trouvant dans l’enceinte des Galeries (le directeur d’un hypermarché autorisa en une occasion la mise en place d’un stand dans son magasin) ni de distribuer des tracts sur les voies publiques d’accès au secteur. Il était également loisible aux requérants de faire campagne dans l’ancien centre-ville et d’avoir recours à d’autres modes de communication, comme le porte-à-porte ou la presse, la radio et la télévision locales. Les requérants ne nient pas avoir disposé de ces autres moyens. Leur argument consiste essentiellement à dire que la façon la plus facile et la plus efficace d’atteindre le public consistait à s’adresser à lui dans les Galeries, comme le montre la campagne d’information menée par la commune elle-même (paragraphe 21 ci-dessus). Néanmoins, la Cour considère que les requérants ne peuvent soutenir que le refus de la société privée Postel les empêcha effectivement de communiquer leur point de vue à leurs concitoyens. Quelque 3 200 personnes présentèrent des lettres de soutien à leur cause. L’idée que davantage de personnes l’auraient fait si le stand était resté dans les Galeries n’est que supposition et ne vient pas étayer l’argument des requérants selon lequel, à défaut, ils étaient dans l’impossibilité d’exercer véritablement leur liberté d’expression.
49.  Mettant en balance les droits en cause, et tenant compte de la nature et de la portée de la restriction litigieuse, la Cour conclut que l’Etat défendeur n’a pas failli à une obligation positive de protéger la liberté d’expression des requérants.
50.  Par conséquent, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
51.  L’article 11 de la Convention dispose en ses parties pertinentes :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association (...)
2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »
52.  La Cour estime que des considérations très proches de celles ayant joué au regard de l’article 10 de la Convention valent pour l’article 11. Pour les mêmes raisons, elle ne constate aucun manquement à protéger la liberté de réunion des requérants ; il n’y a donc pas eu violation de l’article 11 de la Convention.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
53.  Aux termes de l’article 13 de la Convention :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
54.  Les requérants soutiennent qu’ils ne disposent d’aucun recours contre la situation dont ils tirent grief et qui donna lieu à des allégations défendables de violation de la Convention. Le droit interne ne prévoyait à l’époque des faits aucun recours permettant d’examiner si une ingérence dans leurs droits était illicite. Selon la jurisprudence des tribunaux anglais, le propriétaire d’un centre commercial peut invoquer une mauvaise raison, voire n’invoquer aucune raison, pour exclure des personnes de son terrain. Aucun contrôle judiciaire de la décision d’un organisme privé comme celui-ci ne serait possible.
55.  Le Gouvernement reconnaît que si, contrairement à sa thèse, les obligations positives de l’Etat se trouvaient en jeu et s’il y a eu une ingérence injustifiée au regard des articles 10 et 11 de la Convention, il n’existait en droit interne aucun recours à la disposition des requérants.
56.  La jurisprudence des institutions chargées de l’application de la Convention indique toutefois que l’article 13 ne saurait être interprété comme exigeant un recours contre l’état du droit interne, ce qui reviendrait à imposer aux Etats contractants d’intégrer la Convention dans leurs systèmes juridiques nationaux (James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, p. 47, § 85). Par conséquent, étant donné qu’aucun recours n’existait en droit interne avant l’entrée en vigueur, le 2 octobre 2000, de la loi de 1998 sur les droits de l’homme, les griefs des requérants vont à l’encontre de ce principe. Après cette date, les intéressés auraient pu faire valoir leurs griefs devant les juridictions internes qui auraient disposé d’une série de mesures permettant de redresser ceux-ci.
57.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention en l’espèce.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention ;
2.  Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention ;
3.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 6 mai 2003, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Matti Pellonpää   Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion en partie dissidente de M. Maruste.
M.P.   M.O’B.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE  DE M. LE JUGE MARUSTE
(Traduction)
Je regrette de ne pouvoir partager l’avis de la majorité de la chambre selon lequel il n’a pas été porté atteinte aux droits des requérants au titre des articles 10 et 11 de la Convention. J’estime que les droits des propriétaires du centre commercial ont prévalu – alors que cela n’était pas nécessaire – sur la liberté d’expression et de réunion des requérants.
La présente affaire soulève l’importante question des obligations positives de l’Etat dans une société moderne libérale où de nombreux services qui relèvent traditionnellement du domaine public, comme la poste, les transports, l’énergie, la santé et d’autres services locaux, ont été privatisés ou pourraient l’être. Dans une telle situation, les droits des propriétaires privés doivent-ils l’emporter sur d’autres droits ? ou bien l’Etat a-t-il encore quelque peu la responsabilité de garantir le juste équilibre entre les intérêts privés et les intérêts publics ?
Le nouveau centre-ville avait été initialement conçu et construit par un organisme créé par l’Etat (paragraphe 11 de l’arrêt). Le centre commercial fut par la suite privatisé. Le secteur était immense, comprenait de nombreux magasins et hypermarchés ainsi que des parkings et des allées piétonnières. Etant donné sa situation centrale, plusieurs services publics d’importance, comme la bibliothèque municipale, les bureaux des services sociaux, le centre de santé et même le poste de police étaient également abrités dans le centre ou à proximité de celui-ci. Certains actes et décisions faisaient intervenir autorités et fonds publics ; de plus, de nombreux organismes publics se trouvaient dans le voisinage. Cela signifie que les pouvoirs publics avaient aussi une part de responsabilité dans les décisions concernant la nature du secteur, l’accès à celui-ci et son utilisation.
Il ne fait aucun doute que ce secteur, par sa destination et sa nature même, constitue un forum publicum ou espace « quasi public », comme l’ont soutenu les requérants et ainsi que la chambre l’a expressément reconnu (paragraphe 44 de l’arrêt). Le lieu en tant que tel n’appartient pas depuis très longtemps à ses propriétaires actuels. Il s’agit d’une infrastructure récente dans laquelle des intérêts et des fonds publics étaient en jeu et le sont toujours. Voilà pourquoi ce cas est tout à fait différent d’une situation à laquelle le proverbe « charbonnier est maître chez lui » s’appliquerait.
Même si les requérants ne se plaignent pas d’une inégalité de traitement, il était manifestement justifié qu’ils s’attendent à pouvoir utiliser le secteur comme un lieu de rassemblement public et à avoir accès au public et aux services du centre de la même manière que d’autres entités, y compris la  
commune (paragraphes 20 et 34 de l’arrêt), qui avaient utilisé les lieux à des fins semblables sans restriction.
Les requérants ont cherché à communiquer avec le public sur un sujet à caractère public et non pas privé, pour contribuer au débat sur l’exercice du pouvoir local ; en d’autres termes, à des fins totalement licites. Ils se sont comportés comme les autres, sans perturber l’ordre public ni entraver le commerce par des méthodes inacceptables ou gênantes.
Dès lors, il est difficile d’accepter le constat fait par la chambre selon lequel les autorités ne sont pas directement responsables des restrictions imposées aux requérants. Dans un sens strict et formel cela est vrai mais ne signifie pas qu’il n’existe pas de responsabilités indirectes. Les pouvoirs publics ne sauraient, par la privatisation, se débarrasser de la responsabilité de protéger des droits et libertés autres que le droit de propriété. Ils portent encore la responsabilité de décider comment le forum qu’ils ont créé doit être utilisé et de veiller au respect de l’intérêt général et des droits des individus. Permettre un exercice raisonnable des droits et libertés individuels, y compris la liberté d’expression et de réunion dans un centre commercial privé, et ne pas rendre certains services publics inaccessibles à la population et aux manifestants relève de l’intérêt général. La Cour déclare invariablement que lorsqu’il existe un conflit entre des droits et libertés, la liberté d’expression doit prévaloir. En l’espèce, c’est apparemment le contraire qui se passe : le droit de propriété l’emporte sur la liberté d’expression.
Il serait certes excessif de dire qu’aucune restriction ne peut être imposée à l’exercice des droits et libertés dans des lieux privés. Ces droits et libertés doivent être exercés d’une façon qui respecte également les droits du propriétaire. C’est précisément ce que la chambre n’a pas pris en compte en l’espèce. Les pouvoirs publics ne se sont pas livrés à un exercice de mise en balance et n’ont pas réglementé l’utilisation dans l’intérêt général du forum publicum appartenant à des propriétaires privés. La vieille règle traditionnelle voulant que le propriétaire bénéficie sans condition du droit d’expulser des individus de son terrain et de ses bâtiments sans avoir aucunement à se justifier et sans devoir se soumettre au critère du caractère raisonnable n’est plus entièrement adaptée à la société contemporaine. L’Etat n’a par conséquent pas respecté les obligations positives que lui imposaient les articles 10 et 11.
ARRÊT APPLEBY ET AUTRES c. ROYAUME-UNI
ARRÊT APPLEBY ET AUTRES c. ROYAUME-UNI 
ARRÊT APPLEBY ET AUTRES c. ROYAUME-UNI –
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE M. LE JUGE MARUSTE
ARRÊT APPLEBY ET AUTRES c. ROYAUME-UNI –
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MARUSTE 18


Type d'affaire : Arrêt (Au principal)
Type de recours : Non-violation de l'art. 10 ; Non-violation de l'art. 11 ; Non-violation de l'art. 13

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 11-1) LIBERTE DE REUNION PACIFIQUE, (Art. 13) DROIT A UN RECOURS EFFECTIF


Parties
Demandeurs : APPLEBY ET AUTRES
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (quatrième section)
Date de la décision : 06/05/2003
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 44306/98
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2003-05-06;44306.98 ?
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