La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

06/05/2003 | CEDH | N°47916/99

CEDH | MENSON et AUTRES contre le ROYAUME-UNI


EN FAIT
Les requérants, Alex, Chris, Daniel, Essie, Kwesi et Samantha Menson, sont les frères et sœurs de Michael Menson, homme noir décédé à la suite d'une agression raciste survenue dans la nuit du 27 au 28 janvier 1997, au cours de laquelle il fut brûlé vif. Ils sont tous ressortissants britanniques et résident en Angleterre. Ils sont représentés devant la Cour par Bindmann & Partners, cabinet de solicitors sis à Londres, en Angleterre.
A.  Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les requérants,

peuvent se résumer comme suit.
1.  L'agression de Michael Menson
Homme d...

EN FAIT
Les requérants, Alex, Chris, Daniel, Essie, Kwesi et Samantha Menson, sont les frères et sœurs de Michael Menson, homme noir décédé à la suite d'une agression raciste survenue dans la nuit du 27 au 28 janvier 1997, au cours de laquelle il fut brûlé vif. Ils sont tous ressortissants britanniques et résident en Angleterre. Ils sont représentés devant la Cour par Bindmann & Partners, cabinet de solicitors sis à Londres, en Angleterre.
A.  Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
1.  L'agression de Michael Menson
Homme de race noire, Michael Menson était au moment de sa mort âgé de trente ans et célibataire. Après qu'il eut souffert de dépression nerveuse en 1991, on avait diagnostiqué chez lui une schizophrénie, pour laquelle il avait été hospitalisé. A partir de mars 1996, il se rendit fréquemment à l'hôpital de Chase Farm pour y recevoir des soins liés à son état mental.
Lorsqu'il n'était pas à l'hôpital, il résidait chez lui, dans le quartier de New Southgate, à Londres. Cependant, deux mois avant sa mort, il déménagea dans une institution spécialisée dans le soin des personnes souffrant de troubles mentaux, à Holden Lodge, dans le nord de Londres.
Vers le 21 janvier 1997, il fut autorisé à quitter l'hôpital de Chase Farm et s'installa à Holden Lodge.
Le 27 janvier 1997 vers 22 heures, Chie Menson lui téléphona à Holden Lodge. Elle lui expliqua avoir reçu un message de l'hôpital de Chase Farm indiquant qu'il devait y retourner dès que possible pour la visite du médecin. Peu après cet appel, Michael Menson quitta Holden Lodge, dans l'intention, semble-t-il, de se rendre à l'hôpital de Chase Farm.
Il apparaît qu'il se trompa de bus et descendit en fin de compte à Edmonton, dans le nord de Londres. Il fut alors agressé par quatre jeunes blancs, descendus du bus avec lui. Ils mirent le feu à son dos alors probablement qu'il était allongé face contre terre.
Vers 1 h 40 du matin, un pompier (qui n'était pas de service) passa en voiture et le vit en feu. Michael Menson était visiblement dans un grand état de choc, souffrant de graves brûlures sur le dos, les fesses et le haut des cuisses. Le pompier arrêta un véhicule de police qui passait par là. Les deux agents qui se trouvaient à son bord appelèrent alors une ambulance.
2.  La réaction de la police à l'agression
Selon les requérants, les deux agents de police ne jugèrent pas les circonstances de la découverte de Michael Menson suspectes et supposèrent qu'il s'était lui-même immolé. Ils n'auraient ainsi pas du tout inspecté le lieu du crime à ce stade et n'auraient déclenché aucune investigation propre à permettre de découvrir, identifier et arrêter les agresseurs de Michael Menson. Ce ne serait que plus tard que, poussée par la famille de la victime, la police aurait commencé à considérer l'agression comme suspecte et à enquêter sur elle.
Michael Menson fut transporté par ambulance à l'hôpital du North Middlesex, où il fut soigné. Les policiers quittèrent apparemment le lieu de l'incident lorsque l'intéressé fut emmené à l'hôpital.
Les médecins constatèrent que Michael Menson souffrait de brûlures du troisième degré sur 30 % de son corps. En raison de la gravité de ses blessures, il fut transféré au service régional des brûlés, à l'hôpital de Billericay.
Le 28 janvier 1997, entre 2 heures et 3 heures du matin, deux agents se rendirent au domicile d'Ezekial Adewale, ami de Michael Menson que, forts des renseignements fournis par l'hôpital de Chase Farm, qui leur avait donné ses coordonnées, ils croyaient apparenté à l'intéressé.
Les deux agents de police expliquèrent à Ezekial Adewale que Michael Menson s'était immolé par le feu alors qu'il marchait le long du périphérique nord de Londres. Les agents réitérèrent leur déclaration, précisant que Michael Menson avait eu de la chance qu'ils passent dans les environs, le voient en feu et s'arrêtent pour l'aider à éteindre les flammes. Ezekial Adewale leur demanda s'ils avaient informé la famille de Michael Menson. Ils répondirent que non et Ezekial Adewale leur donna immédiatement l'adresse de deux frères de Michael Menson, Kwesi et Daniel.
Peu de temps après, toujours entre 2 heures et 3 heures du matin, les deux agents de police arrivèrent au domicile de Kwesi et Daniel Menson. Ils leur expliquèrent que leur frère s'était immolé par le feu à Edmonton, qu'il était grièvement blessé, et qu'après avoir d'abord été emmené à l'hôpital du North Middlesex il avait été transféré et soigné au service régional des brûlés de l'hôpital de Billericay. Les agents invitèrent alors Kwesi Menson à signer une déclaration concernant des documents carbonisés et deux clés brûlées trouvés sur Michael Menson. Ils lui demandèrent également si ce dernier suivait un traitement médical et souffrait de troubles mentaux.
Il était alors environ 3 heures du matin. Kwesi et Daniel Menson se rendirent immédiatement à l'hôpital de Billericay. Ils ne purent voir leur frère de suite car celui-ci était encore en train de recevoir des soins pour ses brûlures. Vers 11 heures du matin, ils furent autorisés à le voir brièvement. Apparemment conscient et lucide, Michael put répondre à leurs questions. Kwesi demanda à son frère ce qui était arrivé ; ce dernier lui répondit qu'il avait été agressé par quatre jeunes blancs.
Les explications de Michael ne correspondant pas aux informations communiquées par les policiers, Kwesi téléphona au poste de police d'Edmonton vers 11 h 30 le 28 janvier 1997. Il rapporta à un agent l'affirmation de Michael selon laquelle il avait été agressé par quatre jeunes blancs.
Le 28 janvier 1997 au soir, Alex Menson téléphona à l'hôpital et put parler à Michael. Bien qu'il souffrît, l'intéressé était là encore lucide, et il put raconter l'incident à sa sœur. Il se souvenait avoir pris un bus dans la mauvaise direction. A bord se trouvaient quatre jeunes blancs, dont l'un portait une veste en cuir noire. Il était descendu à la même station qu'eux et les avait suivis pour leur demander son chemin. Il se souvenait que peu après il s'était retrouvé appuyé contre un objet et avait senti quelque chose sur son dos. Il s'était alors rendu compte qu'il brûlait et avait commencé à retirer ses vêtements.
A la suite de cette conversation, Alex Menson s'adressa à l'infirmière en chef et au spécialiste chargé de Michael Menson. Ceux-ci confirmèrent qu'il n'y avait pas de contre-indication médicale à ce que Michael fût interrogé par la police. Alex Menson demanda également à la police de venir interroger son frère au sujet de l'agression.
Dans les deux jours qui suivirent, Kwesi Menson interrogea à nouveau son frère sur ce qui s'était passé. Michael Menson lui fit le même récit. Kwesi prit des notes, comme sa sœur Alex le lui avait demandé, parce que la police avait refusé d'interroger directement Michael.
Entre le 28 et le 29 janvier 1997, Kwesi Menson appela la police à trois reprises environ, la pressant de venir à l'hôpital prendre la déposition de son frère. De son côté, Alex Menson appela également la police à plusieurs reprises au cours de la même période, lui demandant de recueillir la déposition de Michael, de se rendre sur le lieu de l'incident, de relever des empreintes digitales dans la cabine téléphonique proche de l'endroit où Michael Menson avait été trouvé, d'interroger les habitants des environs, de poser une affiche demandant des renseignements, et de lancer un appel à témoins dans la presse.
Le 30 janvier 1997, le brigadier Williams se rendit à l'hôpital, mais il arriva à un moment où Michael Menson était somnolent et il décida donc de ne pas l'interroger. Il prit en revanche la déposition de Kwesi Menson, qui lui résuma ce que Michael avait raconté. Après un moment, toutefois, le déposant devint très préoccupé par l'attitude du brigadier, qui ne semblait pas prendre précisément note de ce qu'il expliquait.
Entre le 28 janvier et le 3 février 1997, Michael Menson reçut des soins chirurgicaux presque chaque jour. En dehors des phases post-opératoires, et ce jusqu'au 31 janvier, il était lucide, pouvait s'asseoir, discuter avec sa famille, se nourrir, faire des mots croisés, parler avec le personnel de l'hôpital et répondre au téléphone. Dans l'une de ses conversations téléphoniques, il raconta à Ezekial Adewale comment il avait été agressé par quatre jeunes hommes blancs à proximité d'une cabine téléphonique à Edmonton.
Bien que Michael eût été capable de communiquer ces informations à sa famille et à ses amis, ni le brigadier Williams ni aucun autre agent de police ne prirent à aucun moment sa déposition.
3.  Le décès de Michael Menson, l'enquête judiciaire et les procédures ultérieures
Le 3 février 1997, Michael Menson eut un arrêt cardiaque et tomba dans le coma. Il décéda le 13 février 1997, sans avoir repris connaissance.
Le 26 février 1997, l'enquête sur la mort de Michael Menson fut ouverte devant la juridiction du Coroner. Elle fut suspendue à plusieurs reprises. Au cours de cette période, la police fit plusieurs rapports au Coroner, mais la famille de la victime ne put en prendre connaissance.
En janvier 1998, la police de Londres (Metropolitan Police Service, « MPS ») examina les procédures et les pratiques appliquées lors de la première phase de l'enquête sur la mort de Michael Menson. Les résultats de cet examen furent produits en mars 1998, et la famille fut informée qu'ils confirmaient certains doutes, à savoir que l'enquête n'avait pas été menée aussi bien qu'elle aurait pu l'être, et qu'un enquêteur avait été officiellement désigné pour se pencher sur la question. Si le Coroner eut accès au rapport de la MPS, la famille ne put le consulter, au motif qu'il était confidentiel.
4.  Les plaintes adressées par les requérants à l'Office des plaintes contre la police et leur suivi
Le 19 août 1998, la famille Menson adressa à l'Office des plaintes contre la police (Police Complaints Authority, la « PCA ») une lettre dénonçant la décision de la police de Londres de ne pas lui communiquer les éléments de preuve avant l'enquête judiciaire.
Le 25 août 1998, John Townsend, l'adjoint au chef auxiliaire de la troisième section de la MPS, répondit à la famille que la plainte ne relevait pas de l'article 84 de la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale (Police and Criminal Evidence Act) et ne serait donc pas enregistrée comme telle. Sa lettre répondait également à des préoccupations exprimées dans la lettre de plainte.
Le 16 septembre 1998, à l'issue de débats qui durèrent un peu plus d'une semaine et au cours desquels furent entendus un certain nombre de témoins, parmi lesquels des experts en matière d'incendie cités par la police de Londres, le jury de la juridiction du Coroner de Hornsey rendit un verdict d'homicide illicite.
Le même jour, John Townsend déclara au nom de la MPS qu'il regrettait que pendant les douze premières heures après l'agression la police eût considéré que Michael Menson s'était lui-même immolé par le feu.
Le 25 septembre 1998, la famille adressa une nouvelle lettre à l'Office des plaintes contre la police ; elle y détaillait ses griefs, du moment où, au petit matin du 28 janvier 1997, Michael Menson avait été découvert par la police, jusque peu après la fin de l'enquête judiciaire. Elle critiquait comme suit la manière dont la police avait traité l'affaire :
1.  Il y avait eu dès le début de l'affaire (mais aussi par la suite) des erreurs majeures dans l'enquête de la police sur le décès de Michael Menson ; ces erreurs avaient sensiblement réduit les chances d'identifier et de poursuivre les responsables dudit décès.
2.  Tous les agents ayant joué un rôle important dans l'affaire – des premiers à s'être rendus sur les lieux à l'adjoint au chef auxiliaire – s'étaient entendus pour minimiser ces erreurs, les dissimuler, et protéger la police de toute critique.
3.  Ces préoccupations avaient ainsi amené la police :
–  à persister, au-delà des douze premières heures après le décès de Michael Menson, à ne pas enquêter avec diligence sur l'incident ;
–  à faire pression sur la famille Menson, à la traiter grossièrement, et à l'induire en erreur sur les conditions du décès de Michael Menson et sur l'enquête de police, dans le but de l'empêcher de vivre son deuil normalement et d'être représentée dans le cadre de l'enquête judiciaire ;
–  à influencer de façon inacceptable le Coroner qui menait l'enquête judiciaire et à tenter d'amener le jury à rendre un verdict aussi peu embarrassant que possible pour la MPS.
4.  L'enquête de la police sur le décès de Michael Menson avait été entachée de racisme, et l'enquête interne menée par la suite sur la qualité de cette enquête n'avait même pas évoqué le problème.
L'Office des plaintes contre la police désigna le chef de la police du Cambridgeshire pour mener l'enquête sur la plainte de la famille.
Le 20 janvier 1999, l'avocat des requérants les informa qu'il n'existait pas de motifs raisonnables permettant de solliciter l'aide judiciaire pour intenter une action contre la police, eu égard au droit interne régissant les actions en négligence et les plaintes pour discrimination raciale dirigées contre la police.
Le 15 février 1999, un rapport de la commission d'enquête dirigée par Sir William Macpherson of Cluny, juge de la High Court à la retraite, fut publié au sujet de la mort de Stephen Lawrence, un jeune homme noir de dix-huit ans qui avait été assassiné par un groupe de jeunes le 22 avril 1993. A l'occasion de son enquête sur le décès et sur la manière dont la police de Londres avait mené ses investigations sur l'incident, la commission d'enquête constata qu'une forme de racisme institutionnel existait tant au sein de la police de Londres que dans d'autres services de police et institutions du pays. Elle jugea que pareil racisme institutionnel était surtout apparent dans la façon dont avait été menée l'enquête sur le meurtre de Stephen Lawrence, et spécialement dans l'attitude qu'avait adoptée la police à l'égard de la victime, des principaux témoins et de la famille de Stephen Lawrence, ainsi que dans le « manque de diligence et de soin dont avaient souffert certains aspects de l'enquête ».
5.  L'arrestation, le procès et la condamnation des meurtriers de Michael Menson, et l'enquête toujours en cours de l'Office des plaintes contre la police
Le 4 mars 1999, la famille de Michael Menson, avec l'aide de militants, apposa dans la zone où vivaient les suspects des affiches invitant les personnes en possession de renseignements complémentaires sur le meurtre à les communiquer.
Le 9 mars 1999, un suspect fut arrêté puis inculpé en rapport avec le décès de Michael Menson. Deux autres suspects furent arrêtés puis inculpés le 11 mars 1999. Deux des accusés (M.P. et C.C.) furent renvoyés devant la Central Criminal Court de Londres pour le meurtre de Michael Menson et pour collusion visant à entraver le fonctionnement de la justice. Le troisième accusé (H.A.) fut renvoyé devant la Central Criminal Court pour collusion visant à entraver le fonctionnement de la justice. Le 5 mai 1999, un autre suspect (O.C.) fut arrêté dans la partie nord de Chypre et y fut inculpé le 5 août 1999 du meurtre de Michael Menson.
Le 15 juin 1999, le solicitor des requérants écrivit à l'Office des plaintes contre la police pour lui demander d'enquêter sur d'autres aspects de leurs griefs, et notamment sur le fait que les équipes chargées de la phase pré-judiciaire de l'enquête n'avaient pas coopéré pleinement avec le service des crimes et des agressions racistes (Racial and Violent Crime Unit) et sur le fait que la police avait formulé auprès de la presse des déclarations inexactes et fallacieuses préjudiciables à la famille de Michael Menson.
Le 21 octobre 1999, l'Office des plaintes contre la police informa le solicitor des requérants qu'il avait estimé opportun de suspendre l'enquête sur les plaintes des requérants en attendant l'issue de la procédure pénale engagée contre les accusés auprès des juridictions anglaises.
Les solicitors des requérants adressèrent d'autres lettres de plainte au directeur de l'équipe spécialement constituée au sein de la MPS pour enquêter sur l'affaire, déplorant que celle-ci ne communiquât pas de façon adéquate avec la famille Menson au sujet de la procédure pénale en cours, notamment en ce qui concerne le procès se déroulant dans la partie nord de Chypre.
Le 25 novembre 1999, une juridiction pénale de la partie nord de Chypre déclara O.C. coupable d'homicide involontaire sur la personne de Michael Menson et le condamna à quatorze années de prison. Par une lettre datée du 23 décembre 2002, l'avocat des requérants informa le greffe que l'appel de l'accusé avait été rejeté le 29 juin 2001.
En décembre 1999, la Central Criminal Court de Londres déclara M.P. coupable de meurtre et le condamna à la détention à perpétuité. C.C. fut condamné à dix ans de prison pour homicide involontaire. H.A. et son co-accusé furent reconnus coupables d'entrave au fonctionnement de la justice en rapport avec le meurtre de Michael Menson et avec l'enquête subséquente. Les trois accusés reçurent des peines distinctes sur ce chef. Selon la lettre du 23 décembre 2002 rédigée par l'avocat des requérants, tous les appels formés par les accusés furent rejetés, même si la peine de l'un d'eux fut réduite.
Les requérants soutiennent que les éléments de preuve à charge présentés lors des procès traduisaient les faiblesses de l'enquête policière. Dans une lettre adressée par leur solicitor à l'Office des plaintes contre la police le 22 juin 2000, ils relevaient vingt-deux anomalies, dont les suivantes : après l'agression de Michael Menson, la police avait estimé à tort que l'intéressé avait tenté de se suicider ; elle n'avait pas bouclé le lieu du crime, ce qui avait entraîné la perte de preuves ; elle n'avait ni enregistré ni cherché à vérifier les explications données par Michael Menson au corps médical et infirmier et d'après lesquelles des tiers étaient responsables de ses blessures ; elle avait indiqué à tort que les blessures de Michael Menson ne mettaient pas sa vie en danger ; elle avait menacé et harcelé des membres de la famille du défunt au motif, par exemple, qu'ils avaient exprimé des doutes sur la réalité de l'appel à témoins qu'elle disait avoir lancé ; un agent de police avait affirmé lors de l'enquête judiciaire que rien ne prouvait que des tiers fussent impliqués dans le décès de Michael Menson ; la police ne s'était pas comportée comme elle aurait dû le faire dans le cadre de l'enquête judiciaire et des procès.
Les membres de la famille Menson firent à la police de Cambridge, qui enquêtait sur l'affaire à la demande de l'Office des plaintes contre la police, des dépositions étayant ces griefs ainsi que ceux exposés dans la lettre de leur solicitor datée du 25 septembre 1998.
Le 8 février 2000, l'Office des plaintes contre la police écrivit au solicitor des requérants pour lui faire part des preuves rassemblées à cette date. La lettre comportait notamment le passage suivant :
« Un examen attentif des douze premières heures de l'affaire est essentiel pour comprendre ce qui s'est passé par la suite, car il apparaît qu'une fois que des explications erronées étaient venues à l'esprit des agents de police, elles sont restées présentes, à des degrés divers, tout au long de l'affaire, y compris jusqu'à l'enquête judiciaire et après celle-ci. Rechercher dans quelle mesure des stéréotypes liés à la race ont été appliqués à Michael Menson et à sa famille et comment cela a pu influencer l'enquête menée sur sa mort fera partie intégrante de notre enquête. De la même manière, nous examinerons si la police de Londres a omis, pour des raisons liées au fonctionnement de l'institution, de contrôler avec suffisamment de rigueur les présomptions de départ. Pour ce faire, nous devrons examiner la conduite de tous les responsables, y compris, le cas échéant, celle des commissaires. »
Le 22 avril 2000, l'Office des plaintes contre la police adressa aux solicitors des requérants une lettre qui comportait notamment le passage suivant :
« Nous disposons aujourd'hui d'un ensemble important de preuves qui apportent des renseignements nouveaux sur les événements en cause ; les griefs exprimés par la famille semblent être confirmés par un certain nombre de sources indépendantes (...) »
Le 13 septembre 2000, le solicitor des requérants reçut un message anonyme daté du 1er septembre et qui, d'après son libellé, émanait de certains « membres actifs et retraités » de la MPS. Il y était allégué que des agents de police ayant participé à l'enquête avaient commis de graves fautes professionnelles et que l'un d'eux avait menti au Coroner au cours de l'enquête judiciaire.
Le 2 novembre 2000, les représentants des requérants furent informés lors d'une réunion que l'Office des plaintes contre la police avait commencé à interroger neuf agents, non sans leur avoir précisé que leur silence pourrait être retenu contre eux, mais que seul l'un d'entre eux avait accepté de répondre aux questions. Une autre difficulté résidait dans le fait que certains agents ayant joué un rôle clé dans l'affaire étaient partis à la retraite ou sur le point de le faire et ne pouvaient donc être interrogés sans leur consentement, et en tout état de cause pas suivant la procédure de mise en garde appliquée aux autres. Il fut précisé aux représentants des requérants qu'un rapport ne pourrait être rendu avant novembre 2001.
Un agent ayant joué un rôle clé dans l'enquête (S.) prit sa retraite début 2001, cessant du même coup d'être soumis au code de discipline de la police.
Le 31 décembre 2002, l'Office des plaintes contre la police informa par écrit les solicitors des requérants qu'il avait reçu le rapport de l'agent chargé de l'enquête, ajoutant qu'il était satisfait des investigations menées à la suite des plaintes des requérants. Une copie du rapport (lequel s'appuyait sur 218 déclarations, 465 documents, 18 auditions d'agents faisant l'objet de l'enquête et 17 annexes) avait été communiquée au Service des poursuites de la Couronne (Crown Prosecution Service, « CPS »). L'Office des plaintes contre la police précisa par ailleurs aux solicitors des requérants qu'ils seraient informés si le CPS, après avoir conclu, le cas échéant, que des policiers avaient commis une infraction pénale, décidait d'intenter des poursuites pénales. La lettre de l'Office se terminait ainsi :
« Je suis au regret de devoir préciser qu'il faudra encore du temps pour effectuer toutes ces vérifications, nécessaires au traitement de vote plainte. L'Office n'examinera les aspects disciplinaires de l'affaire qu'une fois que les questions pénales auront été tranchées. »
B.  Le droit interne pertinent
1.  Possibilité d'agir en dommages-intérêts pour le décès d'une personne
a)  La common law
Il existe en Angleterre une règle de la common law selon laquelle nul ne peut réclamer des dommages-intérêts pour le décès d'autrui dû à une faute quasi délictuelle (Baker v. Bolton (1808) 1 Camp. 493).
b)  La législation
L'article 1 de la loi de 1976 sur les accidents mortels confère une action pour les cas d'actes illicites entraînant la mort. L'article 1 § 2 de la loi prévoit qu'une action peut être engagée au bénéfice des « personnes à charge » d'une personne décédée contre l'individu qui a causé la mort par un acte illicite. Si le défunt n'avait pas de personnes à charge, il n'y a pas de perte matérielle susceptible d'indemnisation. Une indemnité de deuil (fixée à 7 500 GBP) ne peut être obtenue que par les parents d'un enfant âgé de moins de 18 ans (article 1 a) § 2 de la loi). Les frais funéraires peuvent être recouvrés (article 3 § 5).
La survivance des droits d'action prévue par la loi permet l'obtention pour le compte de la succession de dommages-intérêts pour les pertes, y compris celles revêtant un caractère non matériel, subies par le défunt avant sa mort. Peuvent ainsi être perçus des dommages-intérêts pour la douleur et la souffrance éprouvées entre l'infliction des blessures et la mort.
2.  Possibilité d'agir pour faute de négligence ou autres fautes quasi délictuelles
La jurisprudence interne, telle qu'elle s'appliquait à l'époque pertinente, concernant la responsabilité civile de la police pour les actes et omissions commis par elle dans l'exercice de ses fonctions de recherche et de répression des infractions a été résumée par la Cour dans son arrêt Osman c. Royaume-Uni (Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII).
3.  Possibilité d'agir contre la police pour discrimination raciale
Le 30 novembre 2000 a été promulguée la loi portant modification de la loi de 1976 sur les relations interraciales. L'objet de cette loi (« la loi de 2000 ») est de permettre aux justiciables de se plaindre en justice des actes de discrimination raciale éventuellement commis, entre autres autorités publiques, par la police dans l'exercice de ses missions publiques d'enquête et d'application de la loi, et d'engager des poursuites contre les chefs de police pour les actes de discrimination raciale éventuellement commis par les agents placés sous leurs ordres. La loi de 2000 n'a pas d'effet rétroactif.
L'article 57 de la loi de 1976 prévoit – c'était déjà le cas à l'époque pertinente – que les requérants doivent engager leurs poursuites devant le tribunal de comté (County Court). L'article 68 § 2 précise quant à lui qu'une telle procédure doit être introduite dans un délai de six mois à compter du jour où l'acte litigieux a été commis. Les plaintes engagées au-delà de cette période peuvent toutefois ne pas être considérées comme tardives si, eu égard aux circonstances de l'espèce, le tribunal estime qu'il est juste et équitable de faire abstraction du dépassement du délai (article 68 § 6).
L'article 75 prévoit que les dispositions de la loi s'appliquent tant aux personnes titulaires de fonctions officielles qu'aux particuliers. Les agents de police tombent par conséquent sous le coup de ces dispositions.
Une action pour discrimination ne peut être engagée contre la police à raison de la manière dont celle-ci a mené une enquête que si elle relève des dispositions exhaustives de la loi de 1976 et, en particulier, de l'article 20, qui traite de la prestation de services au public ou à une partie du public.
Dans l'affaire Farah v. Commissioner of Police of the Metropolis, la Cour d'appel a décidé que seules les fonctions d'un agent de police consistant à aider ou à protéger des membres du public constituent une prestation de services au public au sens de l'article 20 § 1 de la loi de 1976 (Weekly Law Reports 1997, vol. 2, p. 824). Les requérants considèrent que cela limite sensiblement la portée que peut avoir une action contre la police fondée sur la loi de 1976. Ils aboutissent à la conclusion qu'aucune disposition de la loi de 1976 ne permet de poursuivre la police pour l'enquête qu'elle a menée sur l'agression de Michael Menson, ni n'ouvre la moindre voie de recours à cet égard.
GRIEFS
Invoquant les articles 2, 6 § 1, 8, 13 et 14 de la Convention, les requérants se plaignent de la manière dont les autorités nationales ont réagi au décès de Michael Menson.
Sur le terrain de l'article 2, ils reprochent auxdites autorités, entre autres, d'avoir manqué à leur obligation positive de mener une enquête sérieuse et complète sur l'homicide illicite commis sur la personne de Michael Menson et de n'avoir pas traité l'incident comme une agression dès le départ, alors que la MPS savait – ou aurait dû savoir – qu'une agression avait été commise.
Sous l'angle de l'article 6 § 1, ils se plaignent de n'avoir pas bénéficié d'un accès effectif à un tribunal et de n'avoir pu ainsi engager au civil une procédure en rapport avec le traitement raciste et négligent de l'enquête sur ledit décès. Ils formulent les mêmes griefs sur le terrain de l'article 8 en invoquant leur qualité de proches parents du défunt.
Sous l'angle de l'article 13, ils soutiennent avoir été privés d'une enquête adéquate et effective sur l'homicide criminel commis sur la personne de Michael Menson ; ils se plaignent en outre de ne pas disposer en droit interne d'un recours effectif qui leur permettrait d'obtenir un jugement indépendant sur leur allégation selon laquelle la police n'a pas fait tout ce qui lui incombait au titre de l'article 2 de la Convention pour mener une enquête adéquate sur l'agression ayant coûté la vie à Michael Menson et d'obtenir réparation pour le décès de leur frère ou pour la façon dont l'enquête a été menée.
Sur le terrain de l'article 14, les requérants allèguent qu'en restant en défaut, contrairement aux exigences de l'article 2, de mener une enquête sérieuse et complète sur le meurtre, la MPS s'est rendue coupable de discrimination envers eux comme envers leur frère décédé.
EN DROIT
1.  Les requérants reprochent aux autorités internes d'avoir manqué à leur obligation positive découlant de l'article 2 de veiller à la conduite d'une enquête effective et indépendante sur le meurtre de Michael Menson. L'article 2 dispose :
« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »
Les requérants soulignent le grand nombre de plaintes qu'ils ont adressées à l'Office des plaintes contre la police au sujet de l'inadéquation de l'enquête de la police pendant les douze heures ayant suivi l'agression raciste de Michael Menson. Ils mettent aussi en exergue les vices procéduraux, révélés par les preuves présentées dans le cadre de l'enquête judiciaire devant le Coroner et lors du procès pénal de trois des accusés devant la Central Criminal Court, qui auraient entaché ladite enquête. En bref, il y aurait eu des preuves incontournables que Michael Menson avait été agressé. Malgré cela, aucune déposition n'aurait été prise de l'intéressé lors de son séjour à l'hôpital, bien qu'il fût à certains moments capable d'en faire une – et qu'il le souhaitât. La police serait partie à tort du principe qu'il s'était mis le feu à lui-même, de sorte que, au cours des douze heures ayant suivi l'agression, des éléments de preuve essentiels, y compris des éléments médico-légaux, auraient vraisemblablement été perdus ou les chances de les découvrir réduites. En outre, le premier appel à témoins de grande ampleur aurait eu lieu un an seulement après le décès de Michael Menson, malgré le fait que les requérants avaient adressé antérieurement à la police des demandes de diffusion d'appels à témoins sur le lieu du drame et dans les médias.
Les requérants soutiennent que la police de Londres (« MPS ») ne traita pas l'incident comme un crime raciste, malgré l'existence de preuves manifestes en ce sens. Pour eux, la démarche adoptée au départ par les policiers, ainsi que la façon dont la MPS mena sa propre enquête sur la conduite de l'affaire, confirment l'existence d'un racisme institutionnel au sein de cette institution.
La Cour observe que les requérants n'ont à aucun moment imputé aux autorités de l'Etat défendeur la responsabilité du décès même de Michael Menson ; ils n'ont pas non plus laissé entendre que lesdites autorités savaient, ou auraient dû savoir, que Michael Menson risquait d'être victime de violences physiques du fait de tiers et qu'elles n'ont pas pris les mesures adéquates pour le protéger. La présente espèce doit donc être distinguée des affaires dénonçant un recours à la force meurtrière par des agents de l'Etat ou par des particuliers avec la complicité d'agents de l'Etat (voir, par exemple, arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, série A no 324 ; Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, CEDH 2001-III (extraits) ; Shanaghan c. Royaume-Uni, no 37715/97, CEDH 2001-III (extraits)), de celles dans lesquelles les circonstances de fait imposaient aux autorités de protéger la vie d'un individu, au motif par exemple qu'elles étaient responsables de son bien-être (voir, par exemple, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, 14 mars 2002, CEDH 2002-II), et de celles, enfin, dans lesquelles les autorités savaient – ou auraient dû savoir – que la vie de la personne était en jeu (voir, par exemple, Osman c. Royaume-Uni, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII).
Toutefois, l'absence d'une responsabilité directe de l'Etat dans la mort de Michael Menson n'exclut pas l'application de l'article 2. La Cour rappelle qu'en astreignant l'Etat à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-III, p. 1403, § 36) l'article 2 § 1 impose à celui-ci le devoir d'assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s'appuyant sur un mécanisme d'application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations (Osman, précité, § 115).
Se plaçant sous l'angle des faits de l'espèce, la Cour estime que ladite obligation requiert, par implication, qu'une enquête officielle effective soit menée lorsqu'il y a des raisons de croire qu'un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes. L'enquête doit permettre d'établir la cause des blessures et d'identifier et sanctionner les responsables. Elle revêt d'autant plus d'importance lorsqu'il y a, comme dans le cas de Michael Menson, décès de la victime, car le but essentiel qu'elle poursuit est d'assurer la mise en œuvre effective des lois internes qui protègent le droit à la vie (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Paul et Audrey Edwards précité, § 69).
La Cour rappelle que dans ses arrêts concernant les affaires où il était allégué que des agents de l'Etat étaient responsables du décès d'une personne, elle a précisé que l'obligation susmentionnée est une obligation de moyens et non de résultat (voir, par exemple, l'arrêt Shanaghan précité, § 90, et les arrêts qui y sont cités). Ainsi, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l'obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l'enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu'elle ne répond pas à cette norme.
Quant au type d'enquête devant permettre d'atteindre ces objectifs, il peut varier selon les circonstances. Toutefois, quelles que soient les modalités de l'enquête, les autorités doivent agir d'office, dès que l'affaire est portée à leur attention. Elles ne sauraient laisser aux proches du défunt l'initiative de déposer une plainte formelle ou d'assumer la responsabilité d'une procédure d'enquête (voir par exemple, mutatis mutandis, Ilhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 63, CEDH 2000-VII). S'il peut arriver que des obstacles ou difficultés empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière, il reste que la prompte ouverture d'une enquête par les autorités lorsqu'il a été fait usage de la force meurtrière peut, d'une manière générale, être considérée comme capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l'état de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d'actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Hugh Jordan précité, §§ 108, 136-140).
Bien que l'Etat ne soit pour rien dans le décès de Michael Menson, la Cour estime que les exigences procédurales élémentaires susmentionnées s'appliquent avec autant de force à une enquête portant sur une agression potentiellement mortelle, que la victime soit décédée ou non. Elle ajoute que lorsque ce sont des motifs raciaux qui sont à l'origine de l'agression, il importe particulièrement que l'enquête soit menée avec diligence et impartialité, eu égard à la nécessité de réaffirmer en permanence la condamnation du racisme par la société et de préserver la confiance des minorités dans la capacité des autorités à les protéger de la menace des violences racistes.
Cela précisé, la Cour doit, pour commencer, tenir compte du fait que l'enquête de police menée sur la mort de Michael Menson aboutit finalement à l'identification et à l'arrestation des coupables entre mars et mai 1999. Dans la même année, tous furent condamnés à de lourdes peines de prison. Il convient également de noter qu'une enquête judiciaire publique sur la cause du décès de Michael Menson fut ouverte peu de temps après le meurtre et qu'un jury constitué par le Coroner rendit un verdict d'homicide illicite en septembre 1998.
La Cour ne peut que constater que les premières conclusions de l'enquête officielle sur le traitement par la police de l'affaire dans ses débuts semblent mettre en cause la façon dont certains agents de la MPS réagirent à l'agression de Michael Menson. De fait, les preuves présentées au jury constitué par le Coroner et lors des procès des accusés montrent clairement qu'il y eut, en totale contradiction avec les exigences d'une enquête effective énoncées ci-dessus, de très graves déficiences dans le traitement de l'agression de Michael Menson.
Les requérants soutiennent que c'est le racisme de la MPS qui est à l'origine de ces déficiences : en particulier, certains agents de police ne seraient pas disposés à rechercher avec un esprit ouvert et indépendant la cause des blessures d'une personne noire victime d'une agression. Il n'appartient toutefois pas à la Cour, dans les circonstances de l'espèce, de se prononcer sous l'angle de l'article 2 sur lesdits griefs, y compris ceux tirés d'une dissimulation par la police des fautes commises par certains de ses agents et d'un harcèlement de la famille à différents stades de l'enquête. La Cour fera trois observations à cet égard. Premièrement, le système juridique de l'Etat défendeur a en fin de compte bel et bien montré sa capacité à faire appliquer, dans un délai raisonnable et indépendamment de la race de la victime, la loi pénale contre les auteurs d'un meurtre. De l'avis de la Cour, cela est déterminant pour la question de savoir si les autorités ont respecté les obligations positives et procédurales découlant de l'article 2. Deuxièmement, l'enquête menée sur les griefs des requérants n'est pas encore achevée. Il ressort de la note en date du 31 décembre 2002 adressée au solicitor des requérants par l'Office des plaintes contre la police que le rapport établi par le chef de la police du Cambridgeshire sur les griefs en question a été transmis au Service des poursuites de la Couronne (Crown Prosecution Service (« CPS »)) pour examen. Troisièmement, si les requérants soulignent que les autorités n'ont pas fait rendre des comptes à la police pour la façon discriminatoire dont ils lui reprochent d'avoir mené l'enquête, cette question doit être examinée, le cas échéant, sous l'angle de l'article 6 de la Convention et, puisqu'il s'agit de proches du défunt, sous l'angle de l'article 13. L'article 2 vise essentiellement la question de savoir si un Etat contractant a respecté ses obligations matérielles et procédurales de protéger le droit à la vie. Il ne donne pas en tant que tel à un requérant un droit de recours contre les déficiences pouvant avoir entaché l'exécution de ces obligations.
Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que le grief formulé par les requérants est manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et doit être rejeté en application de l'article 35 § 4 de celle-ci.
2.  Les requérants soutiennent n'avoir pas eu la possibilité de saisir un tribunal pour obtenir un examen indépendant du comportement négligent et raciste des autorités de police au cours de l'enquête menée sur la mort de Michael Menson. Ils se fondent sur l'article 6 de la Convention, dont la partie pertinente en l'espèce est ainsi libellée :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Selon les requérants, l'effet combiné des règles de la common law relatives aux actions en négligence dirigées contre la police – en particulier le principe de l'immunité de poursuite – et du fait qu'à l'époque pertinente les enquêtes de police sur les infractions pénales étaient exclues des « services » au sens de l'article 20 de la loi sur les relations interraciales de 1976 est de les priver d'un examen judiciaire indépendant de la mesure dans laquelle les autorités ont rempli leur obligation positive de mener une enquête adéquate et exhaustive sur la mort de Michael Menson. La modification en novembre 2000 de la loi sur les relations interraciales confirmerait par ailleurs que le texte de 1976 ne permettait pas aux personnes ayant fait l'objet d'une discrimination raciale par la police d'obtenir réparation. Enfin, sous l'effet combiné de la common law et des dispositions légales relatives à la mort comme cause d'action, les requérants seraient privés de leur droit d'accès effectif à la justice, dans la mesure où ils ne pourraient agir au civil relativement au décès de leur frère.
En ce qui concerne l'allégation des requérants selon laquelle la règle relative à l'immunité de la police les a empêchés de déposer plainte contre ce service, la Cour observe que le 8 octobre 1998 le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a adopté la résolution DH (99)720, relative aux mesures adoptées par le gouvernement du Royaume-Uni pour se conformer au constat de violation de l'article 6 de la Convention formulé par la Cour dans l'arrêt Osman susmentionné. Dans l'annexe jointe à cette résolution, le gouvernement défendeur s'exprimait notamment comme suit :
« Le gouvernement s'attend à ce que la règle établie par l'affaire Hill soit appliquée avec plus de circonspection à l'avenir.
(...) L'arrêt a également été communiqué aux fonctionnaires et, par le biais d'une lettre circulaire, à tous les chefs de police. Le gouvernement souligne que, dans le cadre de toute plainte déposée contre la police pour négligence dans la conduite d'une enquête, il appartient auxdits chefs de police de décider s'il convient de classer l'affaire en vertu de la règle d'immunité pour raisons d'intérêt général. Au vu de l'arrêt Osman, la circulaire les invite à faire preuve d'une extrême prudence avant de classer l'affaire sans suite en vertu de cette règle. La lettre circulaire souligne également qu'une demande d'immunité exige un examen approfondi des circonstances de l'espèce, de sorte que l'audience relative au classement sans suite ne puisse pratiquement pas être distinguée d'une audience complète sur le fond.
A la suite de ces mesures, les autorités compétentes veilleront à ce qu'en cas de plainte contre la police pour négligence tous les documents nécessaires soient soumis aux tribunaux. Le gouvernement estime, en outre, que les tribunaux ne manqueront pas de tenir compte de l'arrêt de la Cour européenne dans l'affaire Osman ... et n'accorderont pas automatiquement une immunité complète à la police ; ils apprécieront plutôt la proportionnalité de l'immunité demandée, en tenant compte de toutes les circonstances de l'espèce. »
Il semble à la Cour que, nonobstant l'avis donné aux requérants par leur conseil, ce changement de pratique aurait permis aux intéressés d'introduire une action civile contre la police et de soutenir que, dans les circonstances alléguées, il serait équitable, juste et raisonnable de statuer sur le fond de leur demande. Les requérants ne peuvent donc soutenir qu'ils ont été empêchés de saisir la justice du fait de l'existence d'un principe d'immunité absolue de la police pour les actes et omissions commis dans la recherche et la répression des infractions pénales.
En ce qui concerne l'argument des requérants selon lequel ils ne peuvent, en raison de la loi de 1976 sur les relations interraciales (la « loi de 1976 ») et de la non-rétroactivité de la loi de 2000 portant modification de la loi de 1976 sur les relations interraciales (la « loi de 2000 »), poursuivre la police pour son comportement raciste au cours de l'enquête, la Cour n'est pas totalement convaincue que l'on ne puisse reprocher aux requérants de ne pas avoir au moins tenté une action sur le fondement de la loi de 1976, tout au moins à l'encontre des agents de police précis qui, selon eux, avaient méconnu au cours de l'enquête les règles interdisant la discrimination raciale. Ils auraient pu inviter un tribunal à élargir la portée de l'arrêt rendu par la Cour d'appel en 1997 dans l'affaire Farah v. Commissioner of Police for the Metropolis en ce qui concerne la notion de « prestation de services ». La Cour rappelle à cet égard que de simples doutes sur les chances d'obtenir satisfaction ne suffisent pas en eux-mêmes à écarter la règle d'épuisement des voies de recours internes contenue à l'article 35 § 1 de la Convention.
Quoi qu'il en soit, la Cour observe que la prétendue impossibilité pour les requérants de poursuivre des agents de police déterminés et/ou le chef de la police du Grand-Londres (Metropolitan Police Commissioner) découlait non pas d'une immunité mais des principes régissant le droit d'action matériel énoncés par la loi de 1976. S'il est vrai que le Parlement a voulu à l'époque exclure du champ d'application de la loi de 1976 la responsabilité légale des agents de police pour le comportement allégué, il n'appartient pas à la Cour de créer un droit d'action en faveur des requérants. La Cour rappelle que l'article 6 § 1 ne vaut que pour les « contestations »  relatives à des « droits et obligations » – de caractère civil – que l'on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne ; il n'assure par lui-même aux « droits et obligations » (de caractère civil) aucun contenu matériel déterminé dans l'ordre juridique des Etats contractants (voir, par exemple, Z. et autres c. Royaume-Uni et la jurisprudence qui y est citée, [GC] no 29392/95, § 87, CEDH 2001-V). Le même raisonnement doit s'appliquer en l'espèce aux griefs des requérants fondés sur l'effet combiné de la common law et des dispositions légales concernant la mort comme cause d'action.
La Cour conclut donc que les griefs formulés par les requérants sur le terrain de l'article 6 sont manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et doivent être rejetés en application de l'article 35 § 4 de celle-ci.
3.  Les requérants soutiennent de surcroît que les faits de l'espèce révèlent une violation de l'article 8 de la Convention, qui prévoit notamment que
« Toute personne a droit au respect de sa vie (...) familiale (...) »
Les requérants voient dans l'impossibilité pour eux d'introduire devant un tribunal une procédure civile relativement au décès de leur frère, Michael Menson, et dans l'absence de tout autre mécanisme d'enquête indépendant pour répondre à leur allégation selon laquelle la police de Londres a enquêté de façon incompétente et raciste sur ce décès une violation de leur droit au respect de leur vie familiale.
Indépendamment de l'applicabilité de l'article 8, la Cour estime que les griefs sur ce point ne sont que la reformulation de ceux développés sur le terrain des articles 2 et 6 de la Convention et n'exigent donc pas un examen distinct.
4.  Les requérants allèguent également la violation de l'article 13 combiné avec les articles 2 et 8. Ils se plaignent de n'avoir pas bénéficié d'une enquête adéquate et exhaustive sur la mort de Michael Menson et de ne pas disposer en droit interne d'un recours effectif qui leur permettrait, d'une part, de faire statuer de façon indépendante sur leur allégation selon laquelle la police de Londres n'a pas fait tout ce qui était exigé d'elle pour s'acquitter de son obligation procédurale de mener une enquête adéquate et exhaustive sur ledit décès et, d'autre part, d'obtenir réparation. L'article 13 est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
La Cour rappelle que l'article 13 s'applique seulement si le requérant peut prétendre « de manière défendable » qu'il est victime d'une violation d'un droit prévu par la Convention (Boyle et Rice c. Royaume-Uni, arrêt du 27 avril 1988, série A no 131, § 52).
La Cour a conclu plus haut au caractère manifestement mal fondé des griefs des requérants tirés des articles 2, 6 et 8. Pour les mêmes raisons, elle estime que lesdits griefs n'étaient pas « défendables » et que l'article 13 ne trouve pas à s'appliquer.
Il s'ensuit que cette partie de la requête est elle aussi manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et doit être rejetée en application de l'article 35 § 4 de celle-ci.
5.  Les requérants invoquent enfin l'article 14. Ce serait à cause de la façon discriminatoire dont la MPS aurait mené ses investigations qu'ils auraient été privés de l'enquête adéquate et effective sur la mort de leur frère à laquelle ils avaient droit en vertu de l'article 2. L'article 14 énonce :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
Les requérants soutiennent que la seule conclusion raisonnable que l'on puisse tirer des faits de l'espèce, examinés à la lumière des constatations de l'enquête menée dans l'affaire Stephen Lawrence, est que l'enquête sur la mort de Michael Menson a été entachée de discrimination raciale.
La Cour rappelle d'abord que les griefs des requérants selon lesquels la police a commis des fautes et fait preuve de racisme au cours de l'enquête sur l'agression de Michael Menson sont encore en cours d'examen. Elle rappelle ensuite que, à supposer même que ces griefs soient fondés, les obligations pesant sur les autorités compétentes en vertu de l'article 2 ont en fin de compte été remplies. Le traitement discriminatoire auquel les requérants disent avoir été soumis à un certain stade de la procédure n'a pas, en définitive, nui au respect des droits reconnus, à eux comme à leur frère, par l'article 2.
Il s'ensuit que cette partie de la requête est elle aussi manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et doit être rejetée en application de l'article 35 § 4 de celle-ci.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
DÉCISION MENSON c. ROYAUME-UNI
DÉCISION MENSON c. ROYAUME-UNI 


Type d'affaire : Decision
Type de recours : Partiellement recevable ; Partiellement irrecevable

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE ADMINISTRATIVE, (Art. 6) PROCEDURE CIVILE, (Art. 6) PROCEDURE D'EXECUTION, (Art. 6-1) ACCES A UN TRIBUNAL, (Art. 6-1) DELAI RAISONNABLE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE


Parties
Demandeurs : MENSON et AUTRES
Défendeurs : le ROYAUME-UNI

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (troisième section)
Date de la décision : 06/05/2003
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 47916/99
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2003-05-06;47916.99 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award