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04/12/2003 | CEDH | N°35071/97

CEDH | AFFAIRE GUNDUZ c. TURQUIE


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE GÜNDÜZ c. TURQUIE
(Requête no 35071/97)
ARRÊT
STRASBOURG
4 décembre 2003
DÉFINITIF
14/06/2004
En l'affaire Gündüz c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis, président,    P. Lorenzen,    G. Bonello,    R. Türmen,   Mmes N. Vajić,    S. Botoucharova,   M. V. Zagrebelsky, juges,  et de M. S. Nielsen, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil l

e 13 novembre 2003,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve ...

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE GÜNDÜZ c. TURQUIE
(Requête no 35071/97)
ARRÊT
STRASBOURG
4 décembre 2003
DÉFINITIF
14/06/2004
En l'affaire Gündüz c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis, président,    P. Lorenzen,    G. Bonello,    R. Türmen,   Mmes N. Vajić,    S. Botoucharova,   M. V. Zagrebelsky, juges,  et de M. S. Nielsen, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 novembre 2003,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 35071/97) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Müslüm Gündüz (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 21 janvier 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représenté devant la Cour par Me A. Çiftçi, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent dans la procédure devant la Cour.
3.  La requête a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 10 de la Convention.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
5.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
6.  Par une décision du 29 mars 2001, la chambre a déclaré la requête recevable.
7.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
8.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
9.  Le requérant est né en 1941. Il est un ouvrier à la retraite.
A.  L'émission télévisée litigieuse
10.  Le 12 juin 1995, le requérant participa en tant que dirigeant de Tarikat Aczmendi (une communauté qui se qualifie de secte islamiste) à une émission télévisée diffusée en direct par la HBB, une chaîne privée, et portant le nom de « Coquille de noix » (Ceviz Kabuğu).
11.  Il ressort du dossier que l'émission en question débuta tard dans la soirée du 12 juin et dura environ quatre heures. Les passages pertinents de l'émission sont les suivants :
Hulki Cevizoğlu (présentateur, « H.C. ») : « Bonsoir (...) Il y a un groupe qui attire l'attention du grand public par les soutanes noires [cüppe] que portent ses membres, les bâtons qu'ils tiennent dans leurs mains et leur habitude de psalmodier [zikir]. Comment ce groupe peut-il être désigné, il est appelé une secte [tarikat], mais s'agit-il d'une communauté, d'un groupe ? Nous allons discuter des différentes caractéristiques de ce groupe, à savoir les Aczmendis, par l'intermédiaire de leur dirigeant, M. Müslüm Gündüz, qui va s'exprimer en direct. Nous aurons également des invités qui vont donner leur avis par téléphone. A propos des vêtements noirs, nous allons avoir une liaison téléphonique avec Mme N. Yargıcı, styliste et experte en matière de mode de couleur noire. Nous allons également contacter MM. T. Ateş et B. Baykam pour entendre leurs idées sur le kémalisme1. En ce qui concerne le Nurculuk2, nous allons appeler l'un des plus importants chefs en la matière. Par ailleurs, le groupe des Aczmendis, ou la secte, a des idées sur les affaires religieuses. En cette matière, nous allons parler avec M. Y. İşcan, représentant des affaires religieuses. A ce propos, chers téléspectateurs, vous pouvez adresser vos questions au dirigeant des Aczmendis, M. Gündüz (...) »
Mme Yargıcı, styliste, qui participa à l'émission par liaison téléphonique, posa à M. Gündüz des questions sur la tenue des femmes. Ils discutèrent des costumes religieux et de la conformité des costumes des adeptes de la secte en question à la mode ou à l'islam.
Ensuite, le présentateur donna des explications sur les mouvements se réclamant de l'islam et posa des questions au requérant à ce sujet. Ils parlèrent également des formes de psalmodie. Dans ce contexte, M. Gündüz s'exprima ainsi :
M. Gündüz (« M.G. ») : « Le kémalisme est né récemment. Il constitue une religion, c'est-à-dire que c'est le nom d'une religion qui a détruit l'islam et pris sa place. Le kémalisme est une religion et la laïcité n'a pas de religion. Démocrate signifie également être sans religion (...) »
H.C. : « Vous avez déjà affirmé ces idées sur la chaîne Star lors d'une émission télévisée (...) Nous allons avoir une liaison téléphonique avec Bedri Baykam pour l'interroger au sujet de vos dires. On va lui demander, en tant que défenseur du kémalisme, si ce dernier peut être considéré comme une religion. »
H.C. : « Est-ce que vous partagez les idées de M. Gündüz au sujet du kémalisme ? Vous êtes un des principaux kémalistes de Turquie. »
Bedri Baykam (« B.B. ») : « Je ne sais pas par où commencer, tellement de choses fausses ont été dites. De plus, le kémalisme ne constitue pas une religion, la laïcité n'a rien à voir avec le fait d'être sans religion. Il est complètement faux de soutenir que la démocratie est sans religion. »
M. Baykam contesta les thèses de M. Gündüz et expliqua les notions de démocratie et de laïcité. Il déclara :
B.B. : « Une secte, telle que celle à laquelle vous adhérez, peut avoir une religion. Mais des notions telles que la démocratie, la philosophie, la pensée libre n'ont pas de religion. Parce que ce ne sont pas des créatures qui peuvent établir une relation morale avec Dieu. Dans les démocraties, chacun est libre de choisir sa religion, il peut soit adhérer à une religion, soit se dire athée. Ceux qui veulent manifester leur religion conformément à leur croyance peuvent le faire. Et d'ailleurs [la démocratie] comprend le pluralisme, la liberté, la pensée démocratique et la diversité, et, par conséquent, le désir du peuple sera satisfait. Parce que le peuple peut élire aujourd'hui le parti « A », demain le parti « B », et le surlendemain, demander qu'une coalition soit faite. Mais c'est le peuple qui dicte tout cela. C'est la raison pour laquelle, dans les démocraties, tout est libre et la laïcité et la démocratie sont deux choses liées. La laïcité ne signifie nullement être sans religion. »
M.G. : « Dis-moi le nom de la religion de la laïcité. »
B.B. : « La laïcité est la liberté de l'homme et le principe selon lequel les affaires religieuses ne peuvent pas se mêler à celles de l'Etat. »
M.G. : « Mon frère, moi, je dis que la laïcité signifie être sans religion. Un démocrate est un homme sans religion. Un homme kémaliste adhère à la religion kémaliste (...) »
B.B. : « [Nos ancêtres n'étaient pas sans religion.] Il est vrai que nos ancêtres n'ont pas autorisé l'instauration d'un système fondé sur la charia (...) inspirée du Moyen Age, un système antidémocratique, totalitaire et despote et, le cas échéant, n'hésitant pas à faire couler le sang. Et vous, vous l'appelez « sans religion », c'est votre problème. Mais dans un état de droit, démocratique, kémaliste et laïc, chacun peut manifester sa religion. Derrière sa porte, il peut pratiquer sa religion par la psalmodie, le culte ou la prière, il peut lire ce qu'il veut, à savoir le Coran, la sainte Bible ou la philosophie, c'est son choix. Par conséquent, excusez-moi, mais c'est de la démagogie. Le kémalisme n'a pas de rapport avec la religion. On respecte la religion, toute personne a le droit de croire à une religion de son choix. »
M.G. : « Voilà Monsieur. Moi, je dis que celui qui n'a pas de relation avec la religion n'a pas de religion. Est-ce exact ? (...) Moi, je n'insulte pas. Je dis que toute personne se disant démocrate, laïque ou kémaliste n'a pas de religion (...) La démocratie en Turquie est despotique, sans pitié et impie [dinsiz] (...) Parce qu'il y a deux jours, six ou sept de nos amis ont été emmenés alors qu'ils étaient dans les locaux de la secte [dergah] (...) »
M.G. : « Ce système laïc et démocratique est hypocrite [ikiyüzlü ve münafık] (...), il traite les uns d'une certaine manière, les autres d'une autre manière. C'est-à-dire que nous ne partageons pas les valeurs démocratiques. Je jure que nous ne nous approprions pas la démocratie. Je ne me réfugie pas sous son ombrelle. Ne faites pas l'hypocrite. »
H.C. : « Mais vous dites tout cela grâce à la démocratie. »
M.G. : « Non, pas du tout. Ce n'est pas grâce à la démocratie. Nous allons acquérir nos droits coûte que coûte. Qu'est-ce que la démocratie, cela n'a rien à voir avec cela. »
H.C. : « Je réitère que si la démocratie n'existait pas, vous n'auriez pas pu dire tout cela. »
M.G. : « Pourquoi je ne l'aurais pas dit ? Je tiens ces propos tout en sachant qu'ils constituent un crime selon les lois de la tyrannie. Pourquoi cesserais-je de parler, y a-t-il une autre voie que la mort ? »
Les interlocuteurs se mirent alors à polémiquer sur l'islam et sur la démocratie.
M.G. : « Au regard de l'islam, aucune distinction entre l'administration d'un Etat et la croyance individuelle d'une personne ne peut être faite. Par exemple, la gestion d'un département selon les règles coraniques par un préfet constitue une prière. C'est-à-dire que manifester la religion ne comprend pas seulement faire la prière, faire le ramadan (...) Une aide apportée par un musulman à un autre musulman constitue également une prière. D'accord, on sépare l'Etat et la religion, mais si [une] personne passe sa nuit de noces après que son mariage a été célébré par un agent de la mairie habilité par la République de Turquie, l'enfant qui naîtra de cette union sera un « piç » [bâtard]. »
H.C. : « Je vous en prie (...) »
M.G. : « Selon l'islam, c'est comme ça. Je ne me réfère pas aux règles de la démocratie (...) »
B.B. : (...) « En Turquie, il y a des gens qui se font tuer parce qu'ils ne font pas le ramadan. Il y a des gens qui sont frappés dans les universités. [M.Gündüz] se prétend innocent, mais ces gens-là oppriment la société parce qu'ils interviennent dans le mode de vie d'autrui. En Turquie, les gens qui prétendent défendre la charia en font un usage abusif, ils font de la démagogie. Comme disait M. Gündüz, ils veulent détruire la démocratie et instaurer un régime fondé sur la charia. »
M.G. : « Bien sûr, cela se produira, cela se produira (...) »
12.  L'émission télévisée se poursuivit avec la participation de M. T. Ateş, professeur, de M. Y. İşcan, représentant de la direction des affaires religieuses, et de M. Mehmet Kırkıncı, notable d'Erzurum.
B.  La procédure pénale diligentée à l'encontre du requérant
13.  Par un acte d'accusation déposé le 5 octobre 1995, le procureur de la République près la cour de sûreté de l'Etat d'Istanbul (« la cour de sûreté de l'Etat ») engagea une action pénale à l'encontre du requérant au motif qu'il avait enfreint l'article 312 §§ 2 et 3 du code pénal pour avoir fait au cours de l'émission télévisée des déclarations incitant le peuple à la haine et à l'hostilité sur la base d'une distinction fondée sur l'appartenance à une religion.
14.  Le 1er avril 1996, la cour de sûreté de l'Etat, après avoir ordonné une expertise, déclara le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à une peine d'emprisonnement de deux ans et à une amende de 600 000 livres turques, en application de l'article 312 §§ 2 et 3 du code pénal.
15.  La cour considéra notamment que :
« L'accusé Müslüm Gündüz, en sa qualité de dirigeant des Aczmendis, a participé à l'émission télévisée Ceviz Kabuğu diffusée en direct sur la chaîne privée HBB. Cette émission avait pour but de présenter la communauté, dont les adeptes attiraient l'attention du grand public en raison de leurs soutanes noires, de leurs bâtons et de leur manière de psalmodier. La styliste Neslihan Yargıcı (par liaison téléphonique), l'artiste Bedri Baykam, le scientifique Toktamış Ateş, M. Yaşar İşcan, fonctionnaire à la direction des affaires religieuses, ainsi qu'un certain Mehmet Kırkıncı, notable d'Erzurum, y ont participé. Le début de l'émission, qui était plutôt destiné à faire connaître la communauté Aczmendi, a porté sur l'origine de leurs costumes spécifiques et sur leur habitude de psalmodier. Toutefois, au cours de l'émission, le débat entre M. Baykam, M. Ateş et l'intéressé s'est concentré sur les notions de laïcité, de démocratie et de kémalisme.
Lors de ce débat, qui a permis aux participants de discuter du dysfonctionnement, de l'utilité et des problèmes d'institutions telles que la laïcité et la démocratie dans le cadre de la paix sociale, du respect des droits de l'homme et de la liberté d'expression, l'accusé M. Gündüz a tenu des propos et des expressions contraires à ce but en affirmant : à la page 21 de la retranscription « toute personne se disant démocrate, laïque (...) n'a pas de religion (...) La démocratie en Turquie est despotique, sans pitié et impie [dinsiz] (...) Ce système laïc (...) est hypocrite [ikiyüzlü ve münafık], il traite les uns d'une certaine manière, les autres d'une autre manière (...) Je tiens ces propos tout en sachant qu'ils constituent un crime selon les lois de la tyrannie. Pourquoi cesserais-je de parler, y a-t-il une autre voie que la mort ? (...) ». A la page 27, [il déclare] « Si [une] personne passe sa nuit de noces après que son mariage a été célébré par un agent de la mairie habilité par la République de Turquie, l'enfant qui naîtra de cette union sera un piç (...) »
[En outre] M. Bedri Baykam a dit à l'accusé que le but des partisans de M. Gündüz est de « détruire la démocratie et [d']instaurer un régime fondé sur la charia », et l'accusé a répondu : « Bien sûr, cela se produira, cela se produira. » [Par ailleurs,] l'accusé a reconnu devant la cour qu'il avait tenu ces propos, déclarant que le régime de la charia s'établira non par la contrainte, par la force ou par les armes, mais en convainquant et persuadant les gens.
Enfin, eu égard au fait que, dans les passages susmentionnés et dans son discours pris dans son ensemble, l'accusé, au nom de l'islam, qualifie des notions telles que la démocratie, la laïcité et le kémalisme d'impies [dinsiz], mêle les affaires religieuses aux affaires sociales, qualifie également d'impie la démocratie, le régime considéré comme celui qui est le plus approprié à la nature humaine, adopté par la quasi-totalité des Etats, voulu par la majorité écrasante des personnes composant notre nation, la cour a l'intime conviction que l'intéressé avait pour but d'inciter ouvertement le peuple à la haine et à l'hostilité sur la base d'une distinction fondée sur l'appartenance à une religion. Par ailleurs, étant donné que l'infraction en question a été commise par le biais d'un moyen de communication de masse, il y a lieu de condamner l'accusé en application de l'article 312 § 2 du code pénal (...) »
16.  Le 15 mai 1996, le requérant forma un pourvoi devant la Cour de cassation. Dans son mémoire introductif de cassation, se référant aux articles 9 de la Convention, et 24 (liberté de religion) et 25 (liberté d'expression) de la Constitution, il se prévalut de la protection des droits à la liberté de religion et à la liberté d'expression.
17.  Le 25 septembre 1996, la Cour de cassation confirma l'arrêt de première instance.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
18.  Les articles pertinents du code pénal se lisent ainsi :
Article 312 §§ 2 et 3
« Incitation non publique au crime
Est passible d'un à trois ans d'emprisonnement ainsi que d'une amende (...) quiconque, sur la base d'une distinction fondée sur l'appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une secte ou à une région, incite le peuple à la haine et à l'hostilité. Si pareille incitation compromet la sécurité publique, la peine est majorée d'une portion pouvant aller d'un tiers à la moitié de la peine de base.
Les peines qui s'attachent aux infractions définies au paragraphe précédent sont doublées lorsque celles-ci ont été commises par les moyens énumérés au paragraphe 2 de l'article 311. »
Article 311 § 2
« Incitation publique au crime
Si l'incitation [au crime] est réalisée par des moyens de communication de masse, quels qu'ils soient, par des bandes sonores, disques, journaux, publications ou autres instruments de presse, par la diffusion ou la distribution de manuscrits imprimés ou en posant des panneaux et affiches dans des lieux publics, les peines d'emprisonnement à infliger au coupable seront doublées (...) »
19.  L'article 19 § 1 de la loi no 647 du 13 juillet 1965 sur l'exécution des peines, dans sa partie pertinente, est ainsi libellé :
« (...) les personnes condamnées à une peine privative de liberté bénéficient d'office d'une libération conditionnelle, à condition d'avoir purgé la moitié de leur peine et fait preuve de bonne conduite (...) »
20.  La célébration du mariage est régie par les articles 134 à 144 du code civil. En vertu de l'article 134, les officiers de l'état civil, à savoir le maire ou un fonctionnaire sur délégation du maire dans les municipalités et les muhtars dans les villages, procèdent à la célébration des mariages. Selon l'article 143, le mariage contracté devant l'officier de l'état civil est valide sans qu'une célébration religieuse ait été effectuée.
III.  LES INSTRUMENTS INTERNATIONAUX
21.  Plusieurs instruments internationaux contiennent des dispositions prohibant les discours de haine, toutes les formes d'intolérance et de discrimination fondées sur la race, la religion, la conviction, etc. : la Charte des Nations unies de 1945 (paragraphe 2 du préambule, articles 1 § 3, 13 § 1 b), 55 c) et 76 c)), la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 (articles 1, 2 et 7), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (articles 2 § 1, 20 § 2 et 26), la Convention internationale de 1965 sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (articles 4 et 5), la Déclaration de 1981 sur l'élimination de toutes les formes d'intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction. Par ailleurs, la Déclaration de Vienne, adoptée le 9 octobre 1993, a sonné l'alarme sur la résurgence actuelle du racisme, de la xénophobie et de l'antisémitisme, ainsi que sur le développement d'un climat d'intolérance. Parmi ces instruments, la Résolution no 52/122 sur l'élimination de toutes les formes d'intolérance religieuse adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le 12 décembre 1997 traite plus spécialement de la question de l'intolérance religieuse.
Les instruments portant le plus directement sur la question du « discours de haine » sont : la Recommandation no R (97) 20 sur le « discours de haine » adoptée le 30 octobre 1997 par le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe et la Recommandation du 13 décembre 2002 de politique générale no 7 de la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance sur la législation nationale pour lutter contre le racisme et la discrimination raciale.
1.  Recommandation no R (97) 20 sur le « discours de haine »
22.  Le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a adopté le 30 octobre 1997 la Recommandation no R (97) 20 sur le « discours de haine » et l'annexe à celle-ci. Le texte tire son origine de la volonté du Conseil de l'Europe d'agir contre le racisme et l'intolérance et, en particulier, contre toutes les formes d'expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l'antisémitisme ou d'autres formes de haine nourries par l'intolérance. Le Comité des Ministres a recommandé aux gouvernements des Etats membres de s'inspirer, dans leur action pour lutter contre le discours de haine, de certains principes.
Les termes de « discours de haine », en vertu de l'annexe à la recommandation précitée, « doi[vent] être compris comme couvrant toutes formes d'expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l'antisémitisme ou autres formes de haine basées sur l'intolérance (...) ».
La recommandation donne des lignes directrices susceptibles d'inspirer l'action des gouvernements pour lutter contre tout discours de haine, comme la mise en place d'un cadre juridique efficace, à travers des dispositions civiles, pénales et administratives appropriées pour répondre au phénomène. Le texte propose, entre autres mesures, d'ajouter à l'éventail des sanctions pénales des mesures de remplacement consistant à réaliser des services d'intérêt collectif, à renforcer des réponses de droit civil, telles que l'octroi de dommages-intérêts aux victimes de discours de haine, ou à offrir aux victimes la possibilité d'exercer un droit de réponse ou d'obtenir une rétractation. Les gouvernements devraient veiller à ce que, dans ce cadre juridique, toute ingérence des autorités publiques dans la liberté d'expression soit étroitement limitée sur la base de critères objectifs, et fasse l'objet d'un contrôle judiciaire indépendant.
2.  Recommandation de politique générale no 7 de la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance sur la législation nationale pour lutter contre le racisme et la discrimination raciale
23.  Le 13 décembre 2002, la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI) du Conseil de l'Europe adopta une recommandation sur les éléments devant figurer dans la législation nationale des Etats membres du Conseil de l'Europe pour lutter efficacement contre le racisme et la discrimination raciale.
24.  Les parties pertinentes de la recommandation précitée se lisent comme suit :
« I.  Définitions
1.  Aux fins de la présente recommandation, on entend par :
a)  « racisme » la croyance qu'un motif tel que la race, la couleur, la langue, la religion, la nationalité ou l'origine nationale ou ethnique justifie le mépris envers une personne ou un groupe de personnes ou l'idée de supériorité d'une personne ou d'un groupe de personnes.
b)  « discrimination raciale directe » toute différence de traitement fondée sur un motif tel que la race, la couleur, la langue, la religion, la nationalité ou l'origine nationale ou ethnique, qui manque de justification objective et raisonnable. Une différence de traitement manque de justification objective et raisonnable si elle ne poursuit pas un but légitime ou si fait défaut un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
c)  « discrimination raciale indirecte » le cas où un facteur apparemment neutre tel qu'une disposition, un critère ou une pratique ne peut être respecté aussi facilement par des personnes appartenant à un groupe distingué par un motif tel que la race, la couleur, la langue, la religion, la nationalité ou l'origine nationale ou ethnique, ou désavantage ces personnes, sauf si ce facteur a une justification objective et raisonnable. Il en est ainsi s'il poursuit un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
18.  La loi doit ériger en infractions pénales les comportements suivants, s'ils sont intentionnels :
a)  l'incitation publique à la violence, à la haine ou à la discrimination,
b)  les injures ou la diffamation publiques ou
c)  les menaces
à l'égard d'une personne ou d'un ensemble de personnes, en raison de leur race, leur couleur, leur langue, leur religion, leur nationalité ou leur origine nationale ou ethnique ;
23.  La loi doit prévoir des sanctions efficaces, proportionnées et dissuasives pour les infractions visées aux paragraphes 18, 19, 20 et 21. Elle doit également prévoir des peines accessoires ou alternatives. »
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
25.  Le requérant allègue que sa condamnation en vertu de l'article 312 du code pénal a entraîné une violation de l'article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
26.  Les comparants ne contestent pas que les mesures à l'origine de la présente affaire s'analysent en une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d'expression. Pareille ingérence est contraire à l'article 10 sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de l'article 10 et est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
A.  « Prévue par la loi »
27.  Il ne prête pas davantage à controverse que cette ingérence était « prévue par la loi », la condamnation de M. Gündüz étant fondée sur l'article 312 du code pénal.
B.  But légitime
28.  Il ne fait par ailleurs aucun doute que l'ingérence poursuivait un but légitime, à savoir la défense de l'ordre, la prévention du crime, la protection de la morale et notamment la protection des droits d'autrui.
C.  « Nécessaire dans une société démocratique »
1.  Thèses des comparants
29.  Le Gouvernement fait d'abord valoir que la liberté d'expression n'implique pas la liberté de proférer des injures. Lorsqu'il use de mots injurieux, tels que « piç » (bâtard), le requérant ne peut pas se prévaloir de la protection de la liberté d'expression. En outre, il s'agit d'un acte réprimé par la loi. Il affirme à cet égard que les articles 311 et 312 du code pénal sanctionnent celui qui incite ouvertement le public à la haine et à l'hostilité sur la base d'une distinction fondée sur l'appartenance à une religion ou à une secte.
30.  Le Gouvernement explique qu'il ressort des déclarations formulées par le requérant lors de l'émission télévisée que celui-ci se dit contre la démocratie, alors qu'il revendique le droit de profiter de ses avantages.
31.  D'après le Gouvernement, l'ingérence en question doit être considérée comme nécessaire dans une société démocratique et répondant à un besoin impérieux. Il s'agit non seulement de propos qui heurtent ou qui choquent, mais qui sont également de nature à susciter de graves traumatismes moraux et provoquer de graves atteintes à l'ordre public. De par son discours contraire aux principes moraux d'une très grande partie de la population, le requérant menace gravement la paix civile. De plus, ses propos selon lesquels tout enfant né d'un mariage célébré devant un maire serait un « piç » constituent un sujet très sensible pour l'opinion publique turque. Il s'agit de la remise en question de la moralité, voire de la légitimité de la famille, laquelle est accusée d'être immorale et de vivre en contradiction avec la religion islamique. Le Gouvernement souligne également l'impact de tels propos tenus lors d'une émission télévisée diffusée sur l'ensemble du territoire national.
32.  Le Gouvernement relève par ailleurs que le requérant a été condamné, non en raison de sa religion, mais pour propagation de la haine fondée sur l'intolérance religieuse. Dès lors, de ce point de vue, il a également manqué à ses devoirs au titre du second paragraphe de l'article 10 de la Convention.
33.  L'intéressé combat la thèse du Gouvernement. Il fait valoir qu'il s'agissait d'un débat télévisé dont la diffusion a commencé tard dans la soirée pour durer environ quatre heures. Plusieurs personnes y ont participé en vue de connaître ses idées et ont polémiqué avec lui en posant des questions ou en présentant des arguments contraires.
34.  Le requérant soutient que, prises dans leur ensemble, ses idées relèvent de la protection de la liberté d'expression. Il a donné des exemples et expliqué les choses en fonction de ses convictions personnelles. Le mot « piç » qui doit être interprété comme « enfant illégitime », a été prononcé à la suite d'une question posée par le présentateur de l'émission. Il voulait ainsi souligner que le mariage civil contredisait la conception islamique du mariage, qui ordonne que tout mariage soit célébré par un homme de religion. Dès lors, il ne s'agit pas d'une injure mais plutôt d'un mot utilisé communément et qui est employé pour définir une situation du point de vue de l'islam.
35.  Quant aux déclarations telles que « la démocratie est sans religion », d'après le requérant, celles-ci doivent être remises dans leur contexte.
36.  En outre, il allègue qu'il n'existait aucun besoin social impérieux pouvant justifier sa condamnation. Aucune des personnes prétendument visées par ces propos n'avait engagé d'action judiciaire pour diffamation ou injure à son encontre.
2.  Appréciation de la Cour
a)  Principes pertinents
37.  La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels de toute société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49).
Toutefois, ainsi que le confirme le libellé même du second paragraphe de l'article 10, quiconque exerce les droits et libertés consacrés au premier paragraphe de cet article assume « des devoirs et des responsabilités ». Parmi eux – dans le contexte des opinions et croyances religieuses – peut légitimement être comprise une obligation d'éviter autant que faire se peut des expressions qui sont gratuitement offensantes pour autrui et constituent donc une atteinte à ses droits et qui, dès lors, ne contribuent à aucune forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain (voir, mutatis mutandis, les arrêts Otto-Preminger-Institut c. Autriche, 20 septembre 1994, série A no 295-A, pp. 18-19, § 49, et Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, p. 1956, § 52). En outre, une certaine marge d'appréciation est généralement laissée aux Etats contractants lorsqu'ils réglementent la liberté d'expression sur des questions susceptibles d'offenser des convictions intimes, dans le domaine de la morale et, spécialement, de la religion (voir, mutatis mutandis, les arrêts Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, série A no 133, p. 22, § 35, et, en dernier lieu, Murphy c. Irlande, no 44179/98, §§ 65-69, CEDH 2003-IX).
38.  La vérification du caractère « nécessaire dans une société démocratique » de l'ingérence litigieuse impose à la Cour de rechercher si celle-ci correspondait à un « besoin social impérieux », si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), arrêt du 26 avril 1979, série A no 30, p. 38, § 62). Pour déterminer s'il existe pareil « besoin » et quelles mesures doivent être adoptées pour y répondre, les autorités nationales jouissent d'une certaine marge d'appréciation. Celle-ci n'est toutefois pas illimitée mais va de pair avec un contrôle européen exercé par la Cour, qui doit dire en dernier ressort si une restriction se concilie avec la liberté d'expression telle que la protège l'article 10 (voir, parmi beaucoup d'autres, Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII).
39.  La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10, à la lumière de l'ensemble de l'affaire, les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation (ibidem).
40.  La présente affaire se caractérise notamment par le fait que le requérant a été sanctionné pour des déclarations qualifiées par les juridictions internes de « discours de haine ». A la lumière des instruments internationaux (paragraphes 22-24 ci-dessus) et de sa propre jurisprudence, la Cour souligne notamment que la tolérance et le respect de l'égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d'une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu'en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes d'expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l'intolérance (y compris l'intolérance religieuse), si l'on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi (en ce qui concerne le discours de haine et l'apologie de la violence, voir, mutatis mutandis, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 62, CEDH 1999-IV).
41.  Par ailleurs, nul doute que des expressions concrètes constituant un discours de haine, comme la Cour l'a noté dans l'affaire Jersild c. Danemark (arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 25, § 35), pouvant être insultantes pour des individus ou des groupes, ne bénéficient pas de la protection de l'article 10 de la Convention.
b)  Application de ces principes au cas d'espèce
42.  La Cour doit considérer l'« ingérence » litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire, y compris la teneur des propos incriminés et le contexte dans lequel ils furent diffusés, afin de déterminer si elle était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, entre autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999-I). Par ailleurs, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité de l'ingérence (Skałka c. Pologne, no 43425/98, § 42, 27 mai 2003).
43.  La Cour observe tout d'abord que l'émission en question était consacrée à la présentation d'une secte dont les adeptes attiraient l'attention du grand public. M. Gündüz, considéré comme le dirigeant de celle-ci et dont les idées sont déjà bien connues du public, y était invité dans un but précis, à savoir la présentation de sa secte et de ses idées non conformistes, notamment au sujet de l'incompatibilité de sa conception de l'islam avec les valeurs démocratiques. Ce thème était largement débattu dans les médias turcs et concernait un problème d'intérêt général, domaine dans lequel les restrictions à la liberté d'expression appellent une interprétation étroite.
44.  En outre, la Cour souligne notamment que le format de l'émission était conçu pour susciter un échange de vues, voire une polémique, de manière que les opinions exprimées s'équilibrent entre elles et que le débat retienne l'attention des téléspectateurs. Elle relève à l'instar des tribunaux internes que, pour autant que le débat concernait la présentation d'une secte et se limitait à un échange de vues sur le rôle de la religion dans une société démocratique, il donnait l'impression de chercher à informer le public sur une question présentant un grand intérêt pour la société turque. Elle constate par ailleurs que le requérant n'a pas été condamné en raison de sa participation à une discussion publique, mais pour avoir, selon les juridictions internes, tenu un « discours de haine » dépassant les limites de la critique admissible (paragraphe 15 ci-dessus).
45.  La question prépondérante est dès lors celle de savoir si les autorités nationales ont correctement fait usage de leur pouvoir d'appréciation en condamnant le requérant pour avoir formulé les déclarations litigieuses (voir, mutatis mutandis, Murphy, précité, § 72).
46.  A ce sujet, pour apprécier si la « nécessité » de la restriction à l'exercice de la liberté d'expression est établie de manière convaincante, la Cour doit se situer essentiellement par rapport à la motivation retenue par les juges nationaux. A cet égard, elle constate que les juges turcs ont retenu uniquement les points suivants : le requérant avait qualifié les institutions contemporaines et laïques d'« impies », violemment critiqué les notions telles que la laïcité et la démocratie et milité ouvertement pour la charia (paragraphe 15 ci-dessus).
47.  Les juges turcs ont examiné certains passages des déclarations de l'intéressé pour arriver à la conclusion que celui-ci ne pouvait pas bénéficier de la protection de la liberté d'expression. Pour les besoins de la présente affaire, la Cour examinera ci-dessous les passages litigieux en trois parties.
48.  En ce qui concerne d'abord le premier passage :
« (...) toute personne se disant démocrate, laïque (...) n'a pas de religion (...) La démocratie en Turquie est despotique, sans pitié et impie [dinsiz] (...)
Ce système laïc (...) est hypocrite [ikiyüzlü ve münafık] (...), il traite les uns d'une certaine manière, les autres d'une autre manière (...)
Je tiens ces propos tout en sachant qu'ils constituent un crime selon les lois de la tyrannie. Pourquoi cesserais-je de parler, y a-t-il une autre voie que la mort ? »
Pour la Cour, ces propos dénotent une attitude intransigeante et un mécontentement profond face aux institutions contemporaines de Turquie, telles que le principe de laïcité et la démocratie. Examinés dans leur contexte, ils ne peuvent toutefois pas passer pour un appel à la violence ni pour un discours de haine fondé sur l'intolérance religieuse.
49.  Quant au second passage :
« (...) si [une] personne passe sa nuit de noces après que son mariage a été célébré par un agent de la mairie habilité par la République de Turquie, l'enfant qui naîtra de cette union sera un piç (...) »
En turc, le terme « piç » désigne péjorativement les enfants nés hors mariage et/ou nés d'un adultère et son usage dans la langue courante constitue une insulte visant à outrager la personne concernée.
Certes, la Cour ne peut négliger le fait que la population turque, profondément attachée à un mode de vie séculier dont le mariage civil fait partie, peut légitimement se sentir attaquée de manière injustifiée et offensante. Elle souligne toutefois qu'il s'agissait de déclarations orales faites lors d'une émission télévisée en direct, ce qui a ôté la possibilité au requérant de les reformuler, de les parfaire ou de les retirer avant qu'elles ne soient rendues publiques (Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 46, 29 février 2000). De même, la Cour constate que les juges turcs, mieux placés que le juge international pour évaluer l'impact de tels propos, n'ont pas attaché une importance particulière à cet élément. Dès lors, elle considère que dans la mise en balance des intérêts liés à la liberté d'expression et de ceux tenant à la protection des droits d'autrui, à la lumière du critère de nécessité posé par l'article 10 § 2 de la Convention, il y a lieu d'accorder plus de poids au fait que le requérant participait activement à une discussion publique animée que ne l'ont fait les juridictions nationales dans leur application du droit interne (voir, mutatis mutandis, Nilsen et Johnsen, précité, § 52).
50.  Les juges nationaux ont finalement cherché à établir si le requérant militait pour la charia. A cet égard, ils ont notamment déclaré (paragraphe 15 ci-dessus) :
« M. Bedri Baykal a dit à l'accusé que le but des partisans de M. Gündüz est de « détruire la démocratie et [d']instaurer un régime fondé sur la charia », et l'accusé a répondu : « (...) Bien sûr, cela se produira, cela se produira. » [Par ailleurs,] l'accusé a reconnu devant la cour qu'il avait tenu ces propos, déclarant que le régime de la charia s'établira non par la contrainte, par la force ou par les armes, mais en convainquant et persuadant les gens. »
Aux yeux des juges turcs, les moyens que M. Gündüz comptait employer en vue d'instaurer un régime fondé sur les règles religieuses n'étaient pas déterminants.
51.  Quant à la relation entre la démocratie et la charia, la Cour rappelle que dans son arrêt Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie ([GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 123, CEDH 2003-II), elle a notamment souligné qu'il était difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l'homme et de soutenir un régime fondé sur la charia. Elle a considéré que la charia, qui reflétait fidèlement les dogmes et les règles divines édictées par la religion, présentait un caractère stable et invariable et se démarquait nettement des valeurs de la Convention, notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu'elle réservait aux femmes dans l'ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses. Elle rappelle toutefois que l'affaire Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres précitée concernait la dissolution d'un parti politique dont l'action semblait tendre à l'instauration de la charia dans un Etat partie à la Convention et qu'il disposait, à la date de sa dissolution, d'un potentiel réel de s'emparer du pouvoir politique (ibidem, § 108). Une telle situation est difficilement comparable à celle en l'espèce.
Certes, il ne fait aucun doute qu'à l'égal de tout autre propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention, des expressions visant à propager, inciter à ou justifier la haine fondée sur l'intolérance, y compris l'intolérance religieuse, ne bénéficient pas de la protection de l'article 10 de la Convention. Toutefois, de l'avis de la Cour, le simple fait de défendre la charia, sans en appeler à la violence pour l'établir, ne saurait passer pour un « discours de haine ». Au demeurant, l'affaire de M. Gündüz se situe dans un contexte bien particulier : d'abord, comme il a été souligné ci-dessus (paragraphe 43), l'émission télévisée avait pour but de présenter la secte dont le requérant fut le dirigeant ; ensuite, les idées extrémistes de ce dernier étaient déjà connues et avaient été débattues par le public et notamment contrebalancées par l'intervention des autres participants au cours de l'émission en question ; enfin, elles ont été exprimées dans le cadre d'un débat pluraliste auquel l'intéressé participait activement. Dès lors, la Cour estime qu'en l'espèce la nécessité de la restriction litigieuse ne se trouve pas établie de manière convaincante.
52.  En conclusion, eu égard à l'ensemble des circonstances de l'espèce et nonobstant la marge d'appréciation des autorités nationales, la Cour considère que l'atteinte portée au droit à la liberté d'expression du requérant ne se fondait pas sur des motifs suffisants au regard de l'article 10. Ce constat dispense la Cour de poursuivre son examen pour rechercher si la sanction de deux ans d'emprisonnement infligée au requérant, qui revêtait une sévérité extrême même avec la possibilité de libération conditionnelle qu'offre le droit turc, était proportionnée au but visé.
53.  En conséquence, la condamnation en question a enfreint l'article 10 de la Convention.
II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
54.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
55.  Le requérant demande une satisfaction équitable d'un montant de 500 000 euros (EUR) pour le préjudice moral et matériel qu'il aurait subi. Il ne sollicite pas le remboursement de frais et dépens supportés devant les organes de la Convention et/ou les juridictions internes, et pareille question n'appelle pas un examen d'office (Colacioppo c. Italie, arrêt du 19 février 1991, série A no 197-D, p. 52, § 16).
56.  Le Gouvernement est d'avis que le constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante.
57.  En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour relève que le requérant n'a apporté aucun élément pouvant établir en quoi consiste le préjudice subi, et qu'il n'a pas non plus sollicité le remboursement de l'amende qui lui a été infligée. Dès lors, aucune somme ne doit lui être accordée à ce titre.
Quant au dommage moral, la Cour rappelle avoir conclu que l'ingérence en question ne se fondait pas sur des motifs suffisants au regard de l'article 10 et que la sanction qui lui était infligée revêtait une sévérité extrême (paragraphe 52 ci-dessus). Dès lors, statuant en équité, elle accorde à l'intéressé la somme de 5 000 EUR à titre de réparation du dommage moral.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;
2.  Dit, par six voix contre une,
a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt et à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
3.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 décembre 2003, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Christos Rozakis  Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente de M. Türmen.
C.L.R.  S.N.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE TÜRMEN
(Traduction)
J'adhère sans réserve au raisonnement suivi par la majorité jusqu'au paragraphe 46 de l'arrêt, mais je regrette de ne pouvoir souscrire à la conclusion à laquelle elle parvient.
Le requérant, lors d'une émission de télévision très populaire et diffusée en direct, a déclaré que tout enfant né d'un mariage civil (c'est-à-dire qui n'est pas célébré selon les rites religieux) était un « piç » (bâtard). Il a poursuivi en affirmant que « selon l'islam, c'est comme ça ».
En turc, « piç » est un terme péjoratif qui signifie enfant illégitime. C'est une insulte très grave.
J'approuve la remarque de la majorité selon laquelle « la Cour ne peut négliger le fait que la population turque, profondément attachée à un mode de vie séculier dont le mariage civil fait partie, peut légitimement se sentir attaquée de manière injustifiée et offensante » (paragraphe 49 de l'arrêt).
Le terme « piç », tel qu'il est utilisé par le requérant, constitue manifestement un discours de haine fondé sur l'intolérance religieuse. Dans les législations nationales comme dans les instruments internationaux, la notion de discours de haine englobe non seulement la haine raciale mais également l'incitation à la haine fondée sur des motifs religieux ou d'autres formes de haine basées sur l'intolérance.
Aux termes de la Recommandation no R (97) 20 du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe sur le « discours de haine », cette expression doit être comprise comme « couvrant toutes formes d'expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l'antisémitisme ou autres formes de haine basées sur l'intolérance ». En outre, les Etats membres sont invités dans cette recommandation à établir un cadre juridique adéquat sur le discours de haine, de façon à permettre aux tribunaux nationaux de tenir compte du fait que des expressions concrètes de discours de haine peuvent être tellement insultantes pour des individus ou des groupes qu'elles ne bénéficient pas du degré de protection offert par l'article 10 de la Convention.
La Recommandation de politique générale no 7 adoptée par la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance énonce en son paragraphe 18 que :
« La loi doit ériger en infractions pénales les comportements suivants, s'ils sont intentionnels :
a)  l'incitation publique à la violence, à la haine ou à la discrimination,
b)  les injures ou la diffamation publiques (...)
à l'égard d'une personne ou d'un ensemble de personnes, en raison de leur race, leur couleur, leur langue, leur religion, leur nationalité ou leur origine nationale ou ethnique ; »
Par ailleurs, dans certains droits nationaux – citons par exemple les codes pénaux danois, français, allemand ou suisse – le discours de haine s'étend également aux menaces et insultes fondées sur des motifs religieux et constitue une infraction passible de sanctions.
Le requérant a été reconnu coupable d'incitation à la haine en vertu de l'article 312 du code pénal turc, lequel se situe dans la droite ligne des textes internationaux sur le discours de haine.
Du reste, la majorité ne conteste pas la position des juridictions turques à cet égard. Il ne ressort en aucune manière de l'arrêt – ni implicitement ni explicitement – qu'elle refuse de donner au terme « piç » la qualification de discours de haine. Au contraire, des instruments internationaux sur le discours de haine sont invoqués à de fréquentes reprises dans l'arrêt et, au paragraphe 40, il est précisé que la présente affaire se caractérise par le fait que le requérant a été sanctionné pour des déclarations qualifiées par les juridictions internes de « discours de haine » ; de plus, « A la lumière des instruments internationaux [sur le discours de haine] et de sa propre jurisprudence, la Cour souligne (...) que la tolérance et le respect de l'égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d'une société démocratique et pluraliste. »
Il faut également relever que si l'arrêt, au paragraphe 51, énonce explicitement que le simple fait de défendre la charia ne saurait passer pour un discours de haine, rien de tel n'est affirmé pour le terme « piç ».
Si la majorité admet que le terme « piç » constitue un discours de haine – ou du moins n'en disconvient pas – alors, conformément à la jurisprudence de la Cour, pareille remarque n'aurait pas dû bénéficier de la protection de l'article 10 (Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, pp. 24-25, § 33).
Le discours de haine est une expression qui ne mérite pas d'être protégée. Il ne contribue en aucune sorte à un débat public fructueux et rien ne donne donc à penser que sa réglementation porte atteinte de quelque façon que ce soit aux valeurs sous-jacentes à la protection de la liberté d'expression.
Par ailleurs, le requérant aurait parfaitement pu exprimer ses critiques sur la démocratie et la laïcité sans employer le terme « piç » et ainsi contribuer à une libre discussion publique (Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, § 74, CEDH 2000-VIII).
Le présent arrêt est incompatible avec la jurisprudence établie de la Cour sur un certain nombre d'autres points. Dans l'affaire Otto-Preminger-Institut c. Autriche (arrêt du 20 septembre 1994, série A no 295-A, pp. 18-19, § 49), la Cour a déclaré que :
« (...) quiconque exerce les droits et libertés consacrés au premier paragraphe de [l'article 10] assume « des devoirs et des responsabilités ». Parmi eux – dans le contexte des opinions et croyances religieuses – peut légitimement être comprise une obligation d'éviter autant que faire se peut des expressions qui sont gratuitement offensantes pour autrui et constituent donc une atteinte à ses droits et qui, dès lors, ne contribuent à aucune forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain. »
En outre, au paragraphe 56 (pp. 20-21) du même arrêt, elle conclut que :
« (...) En saisissant le film, les autorités autrichiennes ont agi pour protéger la paix religieuse dans cette région et pour empêcher que certains se sentent attaqués dans leurs sentiments religieux de manière injustifiée et offensante (...) »
Dans les affaires Müller et autres c. Suisse (arrêt du 24 mai 1988, série A no 133), Otto-Preminger-Institut (arrêt précité) et Wingrove c. Royaume-Uni (arrêt du 25 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V), la Cour a souligné qu'« on chercherait en vain (...) une notion uniforme [de la morale] (...) Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l'Etat se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences comme sur la « nécessité » d'une « restriction » (Müller et autres, précité, p. 22, § 35).
La Cour s'exprime encore plus précisément dans l'arrêt Wingrove (précité, pp. 1957-1958, § 58) sur la marge d'appréciation des Etats relativement aux sensibilités religieuses :
« (...) une plus grande marge d'appréciation est généralement laissée aux Etats contractants lorsqu'ils réglementent la liberté d'expression sur des questions susceptibles d'offenser des convictions intimes, dans le domaine de la morale et, spécialement, de la religion (...) »
Dans les trois arrêts invoqués ci-dessus, la Cour a estimé qu'il n'y avait pas eu violation de l'article 10 au motif que les sentiments religieux des croyants avaient été offensés de manière injustifiée, et que l'ingérence des autorités en vue de préserver la paix religieuse n'emportait pas violation de la Convention. La protection des sentiments religieux dans les affaires Otto-Preminger-Institut et Wingrove, et la protection de la morale d'autrui dans l'affaire Müller et autres, ont pesé d'un plus grand poids que les intérêts des requérants.
En l'espèce, ce ne sont pas les sentiments religieux des croyants qui sont attaqués mais ceux d'une grande majorité de la population turque qui a choisi de mener une vie laïque.
Je crains que le monde extérieur ne puisse penser à la lecture du présent arrêt que la Cour n'accorde pas le même degré de protection aux principes séculiers qu'aux valeurs religieuses. Pareille distinction, qu'elle soit intentionnelle ou non, est contraire à la lettre et à l'esprit de la Convention.
Comme le juge Pettiti l'a souligné à juste titre dans son opinion concordante dans l'arrêt Wingrove, l'interprétation des droits d'autrui selon l'article 10 § 2 ne peut se réduire à la seule protection des droits des croyants. Cette expression couvre également les droits des tenants de la laïcité.
Dans le présent arrêt, la majorité parvient à la conclusion que la condamnation du requérant par les juridictions turques emporte violation de l'article 10. Toutefois, elle admet que :
a)  Le terme « piç » constitue un discours de haine et le requérant a été condamné pour avoir tenu un discours de haine et non pour avoir participé à une discussion publique (paragraphe 44).
b)  Les Etats contractants jouissent d'une ample marge d'appréciation en ce qui concerne les remarques offensantes dans le domaine de la morale et, spécialement, de la religion (paragraphe 3).
c)  Le terme « piç » constitue une attaque injustifiée et offensante pour les sentiments des tenants de la laïcité (paragraphe 49).
A l'encontre de ces observations, qui auraient pu fonder un raisonnement convaincant aboutissant à un constat de non-violation, la majorité parvient à la conclusion contraire au seul motif que la juridiction turque, dans sa décision du 1er avril 1996, n'a pas attaché assez d'importance au terme « piç ». Cela est tout simplement inexact.
Dans les motifs de cette décision, le tribunal a spécifiquement mentionné la déclaration du requérant selon laquelle tout enfant issu d'un mariage civil était un « piç ». Cette phrase est l'un des éléments clés de la décision qui a conduit à la condamnation du requérant. Il est vrai que les tribunaux turcs ont également examiné d'autres déclarations du requérant et en sont venus à la conclusion que les propos de celui-ci constituaient dans leur ensemble une incitation à la haine.
Je souscris à cette approche parce que le requérant, lorsqu'il s'est exprimé pendant l'émission de télévision, se trouvait dans la position avantageuse d'une autorité religieuse. Il a prétendu agir selon la volonté de Dieu. Les termes violents qu'il a employés contre la démocratie et la laïcité ainsi que sa défense d'un régime fondé sur la charia traduisaient d'après lui la volonté de Dieu. Dès lors, ceux qui ne partageaient pas ses opinions et qui défendaient la démocratie et la laïcité ont été qualifiés d'impies. A mon sens, il s'agit là d'un bon exemple de discours de haine.
Je ne suis pas convaincu par l'argument énoncé au paragraphe 49, selon lequel les remarques du requérant sur les enfants qu'il qualifie de « piç » seraient conformes à l'article 10 en raison du fait qu'il participait à une discussion animée. Dans une émission de télévision diffusée en direct, la cible est le public et non les autres participants. Dès lors, à partir du moment où le terme « piç » est prononcé, il atteint le public qu'il pourrait offenser (voir, mutatis mutandis, Wingrove, précité, pp. 1959-1960, § 63).
Par ailleurs, l'argument selon lequel pareilles déclarations ont été faites pendant une émission diffusée en direct, ce qui aurait empêché le requérant de les reformuler ou de les retirer, n'est pas valable puisque le journaliste qui l'interrogeait lui a donné l'occasion de nuancer ses propos. Au lieu de cela, l'intéressé a choisi d'enfoncer le clou en invoquant des motifs religieux à l'appui de ses dires.
Enfin, quelle que soit la solution retenue, eu égard à l'ensemble des éléments propres à l'affaire et à la jurisprudence de la Cour (voir, parmi beaucoup d'autres, Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 56, CEDH 1999-VIII ; Skałka c. Pologne, no 43425/98, § 48, 27 mai 2003, et Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 74, CEDH 2001-III), il est regrettable que la chambre ait décidé d'allouer une somme au requérant au titre du dommage moral, alors qu'elle aurait pu estimer que le simple constat de violation de l'article 10 constituait une satisfaction équitable suffisante.
1.  La pensée kémaliste s’inspire des idées de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République de Turquie.
2.  Le Nurculuk est un mouvement islamiste né au début du XXe siècle et répandu en Turquie. La communauté des Aczmendis prétend en faire partie.
ARRÊT GÜNDÜZ c. TURQUIE
ARRÊT GÜNDÜZ c. TURQUIE 
ARRÊT GÜNDÜZ c. TURQUIE –
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE TÜRMEN
ARRÊT GÜNDÜZ c. TURQUIE –  
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE TÜRMEN


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 35071/97
Date de la décision : 04/12/2003
Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 10 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) DEFENSE DE L'ORDRE, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PREVENTION DES INFRACTIONS PENALES, (Art. 10-2) PROTECTION DE LA MORALE


Parties
Demandeurs : GUNDUZ
Défendeurs : TURQUIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2003-12-04;35071.97 ?

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