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30/03/2004 | CEDH | N°53984/00

CEDH | AFFAIRE RADIO FRANCE ET AUTRES c. FRANCE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE RADIO FRANCE ET AUTRES c. FRANCE
(Requête no 53984/00)
ARRÊT
STRASBOURG
30 mars 2004
En l'affaire Radio France et autres c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président,    L. Loucaides,    C. Bîrsan,    K. Jungwiert,    M. Ugrekhelidze,   Mme A. Mularoni, juges,   M. P. Truche, juge ad hoc,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les

23 septembre 2003 et 9 mars 2004,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE RADIO FRANCE ET AUTRES c. FRANCE
(Requête no 53984/00)
ARRÊT
STRASBOURG
30 mars 2004
En l'affaire Radio France et autres c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président,    L. Loucaides,    C. Bîrsan,    K. Jungwiert,    M. Ugrekhelidze,   Mme A. Mularoni, juges,   M. P. Truche, juge ad hoc,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 septembre 2003 et 9 mars 2004,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 53984/00) dirigée contre la République française, dont la Cour a été saisie en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») le 21 juillet 1999 par la société nationale de radiodiffusion Radio France, une personne morale de droit français (« la société requérante »), M. Michel Boyon (« le deuxième requérant »), et M. Bertrand Gallicher (« le troisième requérant »), tous deux ressortissants français.
2.  Les trois requérants sont représentés devant la Cour par Me B. Ader, avocat au barreau de Paris, et Me A. de Chaisemartin, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. R. Abraham, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. J.-P. Costa, juge élu au titre de la France (article 28), le Gouvernement a désigné M. P. Truche pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
4.  Par une décision du 23 septembre 20031, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
5.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
6.  La société requérante a son siège social à Paris. Les deux autres requérants, respectivement, sont nés en 1946 et 1957 et résident à Paris et Saint-Cloud.
7.  Dans son numéro 1272, daté du 1er février 1997, l'hebdomadaire Le Point publia une « enquête » titrée « Vichy : autour du cas Papon ». Plusieurs pages sont consacrées à M. Michel Junot, sous l'intitulé « Révélations 1942-1943 : adjoint de Jacques Chirac à la mairie de Paris de 1977 à 1995, Michel Junot était sous-préfet à Pithiviers en 1942 et 1943. A ce titre, il veillait au maintien de l'ordre dans les deux camps d'internement de son arrondissement, Pithiviers et Beaune-la-Rolande » ; on y lit notamment ce qui suit :
« Il faut bien dire que, toute considération politique mise à part, les fonctionnaires vichyssois donnaient un remarquable exemple d'administration efficace, habile et honnête ». Ce brevet de bonne conduite, décerné en 1981, n'est pas signé Maurice Papon, aujourd'hui renvoyé devant la cour d'assises de Bordeaux pour « complicité de crimes contre l'humanité ». Il figure en toutes lettres dans L'illusion du bonheur, un livre publié (...) par Michel Junot, adjoint de Jacques Chirac à la mairie de Paris de 1977 à 1995, qui connaît son sujet, puisqu'il était sous-préfet à Pithiviers, dans le Loiret, en 1942 et 1943. A ce titre, il a supervisé le maintien de l'ordre du camp de cette ville, où furent internés des milliers de juifs, avant d'être déportés à Auschwitz. A la différence – notable – de Maurice Papon, il n'a pas délivré des ordres d'arrestation, d'internement et de transfert de personnes à Drancy.
Après la guerre, Michel Junot a mené une brillante carrière dans les hautes sphères administratives de la République, avant de s'engager dans la vie politique – il sera député de Paris de 1958 à 1962, dans les rangs du CNI, qu'il ne quittera plus. Mais c'est à la ville de Paris, dont il a été le médiateur de 1977 à 1989, qu'il fait l'essentiel de sa carrière. Ancien député européen, Michel Junot préside, depuis 1978, la Maison de l'Europe à Paris.
Jusqu'ici, il a toujours affirmé que les camps d'internement de son arrondissement, celui de Pithiviers et celui, distant d'une vingtaine de kilomètres, de Beaune-la-Rolande, échappaient à son contrôle. Sa tâche principale consistait à inspecter les communes et à remplir des fiches de « renseignements généraux et confidentiels » sur les notables locaux. Le camp de Pithiviers ? « il n'était pas dans mes attributions. Je n'y ai jamais mis les pieds », affirmait-il, en 1990, à L'Express.
Un démenti on ne peut plus formel, contredit, cependant, par plusieurs documents inédits, auxquels Le Point a pu avoir accès. Des pièces qui précisent son champ d'action.
(...) lorsqu'il est nommé sous-préfet à Pithiviers le 9 juin 1942, (...) les camps de Pithiviers et de Beaune-la Rolande, conçus à l'origine pour les prisonniers de guerre allemands, servent déjà de camps d'internement, avant la déportation de leurs pensionnaires, dont les premiers départs ont lieu le 8 mai 1942.
Michel Junot, qui restera un an, jour pour jour, à ce poste, prend ses fonctions à Pithiviers le 24 août 1942. Soit moins d'un mois avant le départ, le 20 septembre 1942, d'un nouveau convoi de déportés juifs.
Ce jour-là, un millier d'internés, dont 163 enfants de moins de 18 ans, raflés en région parisienne, sont embarqués dans le convoi no 35. Destination Auschwitz, via Drancy, le camp situé au nord de Paris.
La veille du départ, Michel Junot fait part au préfet de ses préoccupations pour assurer le maintien de l'ordre. « J'ai l'honneur de vous faire connaître que je viens d'être avisé qu'un embarquement de 1 000 israélites du camp de Pithiviers ayant lieu demain à partir de 17 h 00 à la gare de Pithiviers, la totalité des gendarmes de mon arrondissement, à une exception près par brigade, sont requis pour participer à cet embarquement (...) ». (...)
Deux jours plus tard, le 22 septembre, Junot ne cache pas sa satisfaction au préfet : « La journée du 20 septembre 1942 s'est déroulée dans l'ensemble de mon arrondissement dans le plus grand calme. Le service d'ordre restreint dont j'avais envisagé et décidé la mise en place pour l'après-midi du 20 septembre n'a pu fonctionner (...) en raison de la réquisition de tous les gendarmes de la section, à une seule exception près par brigade, pour l'embarquement des internés du camp des israélites de Pithiviers, dont le départ a été brusquement porté à ma connaissance le 19 septembre à 15 h 00. Cet embarquement s'effectuant entre 16 et 19 heures à la gare de Pithiviers, située à l'extrémité de l'avenue de la République sur laquelle les communistes avaient invité (...) les habitants de Pithiviers à manifester à 18 h 30, je nourrissais certaines craintes quant à la possibilité d'incidents pouvant avoir des répercussions sur le bon ordre de ce départ. Il n'en a rien été, et le plus grand calme n'a cessé de régner sur la ville. » (...)
Puis, dans un « rapport mensuel » rédigé huit jours plus tard pour ses supérieurs, scrupuleusement, il revient sur ces opérations.
Le 30 septembre 1942, il fait un point détaillé de la situation dans les deux « camps d'internement », intitulé du troisième paragraphe de son rapport. « Le camp de Beaune-la-Rolande, vide depuis la fin août, a été nettoyé, précise Junot. Il se présente actuellement sous d'excellentes conditions. Deux convois de juifs y sont passés et y ont séjourné 24 heures avant de repartir pour Drancy. Il ne reste actuellement au camp qu'une vingtaine d'internés assurant les travaux d'entretien. »
Michel Junot poursuit : « Le camp de Pithiviers était occupé depuis la fin août par 1 800 internés israélites de toutes catégories. Français et étrangers, hommes, femmes, enfants, certains arrêtés lors des rafles d'août et de décembre 1941, d'autres à la suite de contraventions aux ordonnances des autorités d'occupation (ligne de démarcation, port de l'étoile, etc.). Tous, sauf ceux dont l'époux était de race aryenne et quelques femmes, mères d'enfants en bas âge, ont été embarqués le 20 septembre pour l'Allemagne. Enfin, les derniers internés ont quitté Pithiviers le 24 au soir pour Beaune-la-Rolande afin de libérer le camp qui devrait recevoir des internés communistes. Ce dernier convoi d'israélites n'a d'ailleurs séjourné que 24 heures à Beaune et est reparti de là sur Drancy en vertu d'instructions des autorités d'occupation. »
Drancy était la dernière halte en France avant le départ des déportés pour l'Allemagne, et la solution finale : leur élimination physique. (...)
A la lecture de ces comptes rendus, d'une sécheresse toute administrative, le préfet délégué du Loiret Jacques Marti-Sane exprime par écrit sa satisfaction. Il apprécie la diligence avec laquelle l'ordre a régné lors de l'embarquement des déportés entassés dans des baraques entourées de barbelés et balisées de miradors.
Dans une note interne du 1er octobre 1942, elle aussi inédite, le préfet délégué indique au chef de la première division à la préfecture, chargé de l'organisation et de la surveillance : « Monsieur le sous-préfet de Pithiviers peut être appelé à intervenir dans la question des camps lorsqu'il s'agit d'une affaire urgente et sur mes instructions formelles. De toute façon, en tant que représentant du gouvernement à Pithiviers, il a le droit de contrôle sur la bonne marche des camps. Dans ces conditions, il m'apparaît indispensable que, de toutes les instructions envoyées au commandant du camp, il soit adressé copie au sous-préfet de Pithiviers, de telle sorte qu'il ne soit pas court-circuité. » (...)
Pas moins de sept convois partent des camps du Loiret de juin à septembre 1942, le dernier sous la responsabilité de Junot.
Au mois d'octobre, le sous-préfet s'inquiète, dans son rapport, des difficultés du maintien de l'ordre à Beaune-la-Rolande, où affluent « des israélites français ou étrangers ayant commis une infraction aux ordonnances des autorités d'occupation (en particulier, tentatives de franchissement de la ligne de démarcation) et qui ont été envoyés par les formations de police allemande au camp de Beaune ». En bon fonctionnaire, Michel Junot fait même une suggestion : « Si le nombre d'internés devait s'accroître encore, il y aurait lieu de prévoir un gardiennage plus solide. »
Dans ce même document, il souligne qu'à Pithiviers les communistes remplacent peu à peu les juifs. Toutefois, ils sont encore 1 574 au 30 octobre 1942, contre 1 798 le 26 septembre.
« La présence de ce camp sur le territoire de mon arrondissement provoque l'arrivée, à la sous-préfecture, d'un certain nombre de lettres demandant des autorisations de visite ou même des libérations. J'ai fait préparer pour les réponses à ces lettres des formules indiquant à mes correspondants que je ne suis en rien compétent pour des mesures de ce genre et que seul le préfet ayant prononcé la décision d'internement avait autorité à cet égard. Aucun incident n'est à signaler au camp, où le service de gardiennage est assuré de façon fort satisfaisante par un détachement de gendarmes », écrit-il.
Le jour de la libération d'Orléans, le 16 août 1944, Michel Junot est là. Il brandit le drapeau tricolore au balcon de la préfecture du Loiret. Et il accueille André Mars, commissaire de la République envoyé par le général de Gaulle, sur le perron. Ce qui ne l'empêche tout de même pas de subir la vague d'épuration. Le 14 décembre 1945, dix mois après lui avoir décerné un « certificat de résistance », de Gaulle le révoque par décret. Le héros de la France libre se fonde sur une décision de la Commission nationale d'épuration. Celle-ci s'appuie sur un avis du comité départemental de libération du Loiret. Il stipule que Michel Junot est « un modèle d'arriviste, dénué de tout scrupule. A écarter de toute fonction publique ».
Cependant, comme de nombreux serviteurs de l'Etat français, Junot affirme avoir joué un double jeu. Il explique qu'il a travaillé pour « un réseau » du Bureau central de renseignement et d'action (...) et fait valoir son activité pour le service de renseignement du général de Gaulle à Londres, sous l'Occupation, et les décorations qu'ell[e] lui [vaut]. Il sait convaincre, puisque, la paix revenue, on le retrouve à des postes de chef de cabinet ministériel, avant qu'il ne redevienne sous-préfet en 1956, puis préfet en 1957. (...) »
8.  Une interview de Michel Junot était par ailleurs publiée dans le cadre de cette enquête. On y lit notamment la déclaration suivante de M. Junot :
« (...) C'est en me présentant au préfet du Loiret que j'ai découvert l'existence des camps. Je ne savais pas à l'époque qui y était interné. Il y avait eu des communistes, au moment de la rupture du pacte germano-soviétique. Et il y avait des juifs étrangers. Nous ignorions leur destination. Nous savions seulement qu'ils allaient à Drancy. La rumeur disait qu'on les envoyait travailler dans des mines de sel en Pologne. On imaginait bien, qu'ils ne partaient pas pour des vacances agréables. Mais je n'ai appris l'existence des camps d'extermination qu'en avril 1945 avec le retour des premiers déportés.
Quand j'ai pris mes fonctions, le 24 août 1942, tous les convois, sauf un, étaient déjà partis. »
L'interviewer lui ayant demandé si ce « regain d'intérêt pour ces années noires » lui semblait « nécessaire pour les jeunes générations », Michel Junot déclara que, « si des Français ont fait des erreurs, ou parfois commis des crimes à cette époque, je pense qu'il y a le voile pudique de l'Histoire (...) ».
9.  Le 31 janvier 1997 à 17 heures, le troisième requérant, journaliste à France Info (une chaîne dépendant de la société requérante) déclara ce qui suit sur les ondes :
« Selon l'hebdomadaire Le Point, un ancien maire adjoint de Paris a supervisé la déportation d'un millier de juifs français et étrangers en 1942. Michel Junot, aujourd'hui âgé de 80 ans, était alors sous-préfet de Pithiviers. Il reconnaît avoir organisé le départ d'un convoi de déportés vers Drancy. Révoqué par décret du général de Gaulle à la fin de la guerre, Michel Junot, qui affirme avoir été résistant, a ensuite repris du galon dans l'administration. Pour sa défense cet ancien adjoint au maire de Paris de 1977 à 1995 soutient, comme Maurice Papon, qu'il ne connaissait pas le sort des juifs déportés. Michel Junot ajoute que les crimes de cette époque doivent être recouverts du voile pudique de l'Histoire. »
Selon le principe de fonctionnement de France Info, le présentateur intervient toujours en direct et diffuse deux bulletins et deux flashs par demi-heure. Il s'arrête ensuite une heure pour actualiser son information avant de reprendre l'antenne. Le message d'information précité fut ainsi repris par le troisième requérant et par d'autres journalistes, soixante-deux fois, entre le 31 janvier, 18 heures, et le 1er février, 11 h 4, soit sous cette forme, soit sous une forme quelque peu différente, mais soulignant systématiquement qu'il s'agissait d'une information publiée par l'hebdomadaire Le Point. A partir de 23 heures, un certain nombre de bulletins et flashs précisèrent notamment qu'« à la différence de Maurice Papon », Michel Junot n'avait pas délivré d'ordres d'arrestation, d'internement et de transfert vers Drancy, ajoutant parfois que l'intéressé n'était « chargé que du maintien de l'ordre ».
Le 1er février 1997, à partir de 5 h 45, plusieurs flashs et bulletins (diffusés à 6 h 45, 7 heures, 7 h 15, 8 heures, 8 h 15, 8 h 23, 8 h 30, 8 h 45 et 9 h 33) précisèrent que Michel Junot réfutait les accusations du magazine Le Point. Selon les requérants, cette précision fut systématisée à partir de 11 h 4.
10.  M. Junot cita, devant le tribunal correctionnel de Paris, le deuxième requérant, directeur de la publication de la société requérante (société éditrice), le troisième requérant et la société requérante pour y répondre, respectivement en qualité d'auteur, de complice et de civilement responsable, du délit de diffamation publique envers un fonctionnaire public, fait prévu et réprimé par les articles 29, alinéa 1, et 31, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (« la loi de 1881 »).
En défense, les requérants arguèrent de l'irrecevabilité de la citation fondée sur l'article 31 de la loi de 1881, M. Junot s'étant vu, selon eux, retirer rétroactivement sa qualité de fonctionnaire à la Libération. Ils conclurent également à l'irrecevabilité des poursuites à l'égard du deuxième requérant : selon eux, le message incriminé ayant été diffusé en direct, il ne pouvait être considéré qu'il « avait fait l'objet d'une fixation préalable à sa communication au public » au sens de l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle (« la loi de 1982 »). Ils invoquaient en outre la bonne foi du troisième requérant ; à cet égard, ils faisaient valoir l'intérêt du public pour la période de l'Occupation, ravivé par l'annonce du procès Papon, précisaient que le troisième requérant disposait de l'article du Point paru la veille ainsi que de trois dépêches d'agence, exposaient que le rapprochement des cas de MM. Junot et Papon était fondé dans la mesure où les deux hommes avaient eu des responsabilités administratives importantes pendant l'Occupation et avaient poursuivi une brillante carrière politique, ajoutaient que l'emploi du conditionnel et l'absence de commentaires sur la personnalité de M. Junot démontraient notamment la prudence du journaliste, et soulignaient que France Info avait, dès le 1er février à 6 heures, fait état des protestations de M. Junot.
11.  Par un jugement du 25 novembre 1997, le tribunal correctionnel de Paris (17e chambre) déclara le deuxième et le troisième requérant coupables, en qualité respectivement d'auteur et de complice, du délit de diffamation publique envers un fonctionnaire public. Il les condamna à une amende de 20 000 francs français (FRF) chacun ainsi que, solidairement, au payement de 50 000 FRF au titre des dommages-intérêts. Il déclara en outre la société requérante civilement responsable et ordonna, au titre de la réparation civile, la lecture sur France Info, toutes les trente minutes, pendant vingt-quatre heures, dans le mois suivant la date à laquelle le jugement sera devenu définitif, d'un communiqué informant le public du contenu de son jugement.
Sur le caractère diffamatoire des propos incriminés, le jugement indique ce qui suit :
« (...) Il est (...) imputé à M. Junot d'avoir eu, en sa qualité de sous-préfet de Pithiviers, un rôle personnel et actif dans la déportation de juifs. Cette allégation, incontestablement attentatoire à l'honneur de la partie civile, est en outre renforcée par le rapprochement entre la situation de M. Papon – renvoyé devant la cour d'assises de la Gironde pour complicité de crimes contre l'humanité –, et celle de M. Junot, celui-ci cherchant à fuir sa responsabilité dans les crimes commis à cette époque qui, selon le plaignant, « doivent être couverts du voile pudique de l'Histoire ».
La précision selon laquelle « à la différence de M. Maurice Papon », Michel Junot « n'a pas délivré d'ordres d'arrestation, d'internement et de transfert vers Drancy » n'atténue en rien la gravité de l'accusation portée à l'encontre de la partie civile ; il en est de même de l'emploi du conditionnel au fil des communiqués.
Les propos poursuivis mettent également en doute la qualité de résistant de M. Junot, puisqu'il s'agirait d'une simple « affirmation » de sa part et qu'il a été révoqué à la fin de la guerre par le général de Gaulle. Cette phrase porte également atteinte à l'honneur et à la considération de la partie civile. »
Le tribunal jugea ensuite que M. Junot n'avait jamais perdu la qualité de sous-préfet, et qu'il devait être considéré qu'il exerçait de telles fonctions à Pithiviers à l'époque des faits qui lui étaient imputés et, à ce titre, était dépositaire de l'autorité publique. Il en déduisit l'applicabilité de l'article 31 de la loi de 1881.
Sur la bonne foi du troisième requérant, le tribunal retint ce qui suit :
« Les imputations diffamatoires étant présumées faites de mauvaise foi, il appartient aux prévenus de rapporter la preuve de leur bonne foi.
Il convient tout d'abord de rappeler que la reproduction d'informations diffamatoires déjà publiées dans un autre média ne saurait conférer une quelconque légitimité au reproducteur ; une telle méthode journalistique apparaît particulièrement répréhensible, puisqu'elle conduit à considérer comme réalité, certitude incontestable, un fait qui n'a nullement été vérifié par tous ceux qui en font état.
Tel est le cas pour M. Junot : en tenant pour acquise la fiabilité des diligences effectuées par ses confrères du Point, Bertrand Gallicher s'est en effet borné à reprendre, sans les vérifier, les accusations formulées à l'encontre de la partie civile dans cet hebdomadaire.
Pour justifier d'une enquête sérieuse, Bertrand Gallicher a déclaré à l'audience avoir eu en sa possession l'article du Point paru la veille, ainsi que trois communiqués d'agence ; or, ces dépêches – qui se limitaient à reproduire de très larges extraits de l'article publié dans le journal – ne sauraient, à elles seules, constituer pour le journaliste une excuse absolutoire.
Le journaliste produit également des documents mentionnés par l'hebdomadaire : la note du préfet du 1er octobre 1942, les notes de Michel Junot des 19 et 22 septembre 1942, les rapports mensuels de septembre et octobre 1942 ; mais ces pièces n'autorisaient pas le journaliste à affirmer que Michel Junot, sous-préfet de Pithiviers, avait supervisé la déportation d'un millier de juifs, ni que la partie civile aurait reconnu avoir organisé le départ d'un convoi de déportés juifs.
En effet, ni la note du préfet du Loiret du 1er octobre 1942 précisant que le sous-préfet de Pithiviers doit être destinataire des instructions envoyées au commandant du camp, ni la note du 19 septembre 1942, signée par Michel Junot et adressée au préfet, faisant état des inquiétudes du sous-préfet pour assurer le service d'ordre, le 20 septembre 1942, dans l'éventualité de manifestations communistes en raison de la réquisition de la totalité des gendarmes de son arrondissement pour participer à un « embarquement de 1 000 israélites », ni le rapport établi par Michel Junot le 22 septembre 1942 sur le déroulement de la journée qui s'est passée « dans le plus grand calme », ne sont déterminants pour démontrer le rôle personnel de Michel Junot, sous-préfet, dans l'organisation et le départ de ce convoi à destination de Drancy puisqu'ils révèlent que celui-ci se plaint de n'avoir été avisé que tardivement de « l'embarquement de 1 000 israélites », qu'il n'était pas destinataire de toutes les instructions envoyées au commandant de camp, une note du préfet étant nécessaire pour éviter que le sous-préfet ne soit « court-circuité » et que son souci était le maintien de l'ordre à l'extérieur des camps.
Les rapports mensuels de Michel Junot établis en septembre et octobre 1942 ne sont pas plus probants à cet égard ; si le premier fait état de « l'embarquement » du 20 septembre 1942 pour l'Allemagne de la plupart des israélites du camp de Pithiviers, s'ils font tous les deux le point sur le degré d'occupation des deux camps d'internement situés dans la circonscription du sous-préfet et établissent donc une « responsabilité de principe » sur les camps, selon la formule de M. Serge Klarsfeld, s'ils informent le préfet des relations entretenues avec les autorités allemandes, des conditions d'application des lois antijuives et montrent certes que M. Junot exerçait ses fonctions de sous-préfet sous l'Occupation avec zèle et détermination, sans scrupules particuliers, ils ne prouvent pas pour autant que celui-ci aurait eu un rôle personnel dans la déportation des juifs ou qu'il aurait organisé le départ d'un convoi de déportés juifs.
Quant aux autres documents invoqués par la défense : une lettre du conseiller d'Etat, secrétaire général à la police du 19 septembre 1942 au préfet régional d'Orléans, la réponse de ce dernier en date du 21 septembre 1942, et une note du 19 septembre 1942 du sous-préfet de Pithiviers adressée au capitaine de gendarmerie et commissaire de police, le tribunal ne peut leur accorder aucune valeur probante, seul leur résumé figurant sur une feuille blanche.
En résumé, les documents détenus par Bertrand Gallicher, ne l'autorisaient pas à imputer à M. Junot des faits de complicité de crimes contre l'humanité.
Ces éléments ne permettaient pas davantage aux présentateurs ayant tenu l'antenne le 1er février à partir de 0 heure 33, de réitérer l'allégation selon laquelle le plaignant aurait supervisé les camps d'internement de juifs de Pithiviers et Beaune-la-Rolande ainsi que le maintien de l'ordre dans ces deux camps.
Enfin, le témoignage de Mme Mouchard-Zay relatant les circonstances dramatiques des différentes rafles d'hommes, de femmes et d'enfants juifs, les conditions de leur transfert et de leur arrivée dans les deux camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, et le basculement de l'opinion publique précisément à l'occasion de ces événements, n'établissent pas le rôle de M. Junot dans l'organisation de ces déportations.
Sans méconnaître les contraintes professionnelles engendrées par la nécessité d'une information rapide, inhérente à la nature même de la radio, le tribunal relève que les journalistes, loin de se limiter à la relation objective d'une information à l'état brut, ont, en l'espèce, repris à leur compte l'interprétation livrée par certains de leurs collègues, en effectuant, de surcroît, un amalgame avec l'« affaire Papon », motivé, à l'évidence, par la recherche du sensationnel.
Les messages incriminés étaient donc emprunts d'une particulière imprudence et ont contribué à faire enfler une rumeur en répandant les allégations diffamatoires.
En ce qui concerne l'imputation faite à M. Junot de ne pas avoir été un vrai résistant, le tribunal relève que les pièces produites par la défense sont insuffisantes pour remettre en cause l'activité de résistant de la partie civile, attestée au demeurant par le chef du réseau Masséna, Jean-Claude Aaron, par le colonel Rémy et par plusieurs personnes d'origine juive rappelant l'aide qui leur a été apportée par le plaignant pendant l'Occupation.
Pour l'ensemble de ces motifs, le bénéfice de la bonne foi ne peut être retenu. »
Sur la responsabilité du deuxième requérant en sa qualité de directeur de la publication, le tribunal correctionnel conclut qu'il pouvait être exonéré de toute responsabilité à raison du premier communiqué, prononcé en direct, par le troisième requérant le 31 janvier à 18 heures. Il constata cependant que le message avait été repris dans son intégralité ou sous une forme condensée par les divers présentateurs qui se succédèrent ensuite à l'antenne, et jugea que cette « répétition systématique des propos poursuivis » devait être assimilée à une « diffusion en boucle », entrant dans les prévisions de l'article 93-3 de la loi de 1982. Le tribunal conclut comme il suit :
« [Le deuxième requérant], directeur de publication, dont le devoir est de contrôler ce qui est diffusé sur la chaîne qu'il dirige, est donc, de droit, responsable comme auteur principal du délit de diffamation. »
12.  Saisie par les requérants, la 11e chambre des appels correctionnels de la cour d'appel de Paris confirma le jugement du 25 novembre 1997 par un arrêt du 17 juin 1998.
Sur le caractère diffamatoire du contenu du bulletin litigieux, elle souligna ce qui suit :
« Il convient de rappeler que le caractère diffamatoire des propos peut résulter tout aussi bien d'une insinuation, d'une interrogation que d'une affirmation. De même qu'il convient d'apprécier les propos dans leur caractère intrinsèque comme au regard de leur contexte.
A l'évidence, imputer à M. Junot d'avoir supervisé la déportation d'un millier de juifs et d'avoir organisé leur convoi vers Drancy est une atteinte à l'honneur et à la dignité. L'argumentation de la défense (...) orientée vers la preuve de la vérité des faits est ici non pertinente, outre qu'il n'y a pas eu d'offre de preuve. Par ailleurs, comparer la position de M. Junot à celle de M. Papon qui venait effectivement d'être renvoyé devant la cour d'assises de Bordeaux avait nécessairement une résonance également diffamatoire.
La même qualification diffamatoire doit être retenue pour le passage « [M. Junot] qui affirme avoir été résistant » qui, situé entre l'évocation de sa révocation par le général de Gaulle et la comparaison avec M. Papon, ne peut qu'insinuer qu'il s'agit d'une affirmation fausse. »
Sur la bonne foi, l'arrêt précise ce qui suit :
« Les imputations calomnieuses sont réputées faites de mauvaise foi sauf à établir qu'elles correspondent à la poursuite d'un but légitime, qu'elles ont été effectuées sans animosité personnelle, après une enquête sérieuse et exprimées avec mesure.
Il ne fait pas de doute qu'informer sur l'attitude des responsables administratifs pendant la période de l'Occupation notamment en ce qui concerne l'un des principaux drames de l'époque, la déportation et l'extermination des juifs, est parfaitement légitime.
Aucun élément du dossier ne fait apparaître une animosité particulière du journaliste à l'égard de la partie civile.
Par contre, l'enquête préalable manque singulièrement de sérieux. La partie civile fait à juste titre remarquer que M. Gallicher a commencé à diffuser ses propos le 31 janvier à 18h, c'est-à-dire au moment où Le Point, daté des 1er et 2 février, venait de sortir.
Pour établir sa bonne foi, la défense excipe de trois dépêches (AFP, AP, Reuters) qui ont fait état de l'article du Point ainsi que du contenu d'une émission de télévision à laquelle participait M. Junot. Mais l'utilisation, à titre principal, de dépêches d'agences, surtout quand elles sont purement répétitives et reproduisent un article déjà publié, n'est nullement justificative du travail sinon d'enquête mais au moins de contrôle de l'information. En outre, l'affirmation tout à fait gratuite de la reconnaissance de sa culpabilité de Michel Junot constitue une faute particulièrement blâmable pénalement et éthiquement.
Quant au débat sur la qualité de résistant de Michel Junot, le tribunal a justement relevé que les pièces produites par la défense sont insuffisantes pour la mettre en cause alors que cette qualité a été attestée par le chef du réseau Masséna, Jean-Claude Aaron, par le colonel Remy et par plusieurs personnes d'origine juive qui ont souligné l'attitude courageuse de M. Junot.
Par ailleurs, les imputations contenues dans le message diffusé manquent de mesure au regard des éléments objectifs dont les prévenus soutiennent avoir disposé – on notera en tant que de besoin que l'utilisation du conditionnel dont excipe la défense est sans effet sur la gravité des assertions contenues dans les dépêches diffusées plusieurs dizaines de fois, pas plus que la mention – tardive – des démentis de M. Junot.
En effet, le contenu des documents dont les prévenus ont eu connaissance dans Le Point [n'est] pas convaincan[t] quant à l'interprétation qui en a été présentée si on les considère comme relatant l'attitude du sous-préfet Junot au moment du départ du dernier convoi de déportés juifs le 20 septembre 1942.
La note du 19 septembre du sous-préfet à son préfet (...) indique « Je viens d'être avisé qu'un embarquement de 1 000 israélites (...) ayant lieu demain » et il se plaint de ne pas avoir de ce fait les moyens de contrôler une manifestation communiste.
La note du même sous-préfet, en date du 22 septembre, rend compte au préfet du fait qu'il n'y a pas eu d'incidents en raison de la manifestation et que le départ du convoi a été en « bon ordre ».
La note du préfet du Loiret du 1er octobre 1942 paraît venir en écho aux préoccupations de son subordonné d'être informé en stipulant que le sous-préfet « en tant que représentant du gouvernement, a le droit de contrôle sur la bonne marche des camps ».
Quant aux rapports de septembre et d'octobre 1942 adressés par Michel Junot à son préfet, ils font état de la situation des camps mais ne font apparaître aucun pouvoir ni aucune initiative de la partie civile sur ceux-ci.
Les témoignages recueillis à la barre du tribunal n'ont pas apporté de précision supplémentaire sur les attributions de M. Junot.
Quant à d'autres documents qui ont été fournis au tribunal, celui-ci a justement indiqué, par des motifs que la Cour adopte, qu'ils ne paraissaient pas avoir été en [la] possession des prévenus au moment de la diffusion des messages. Ils ne sont pas d'ailleurs nécessairement défavorables à la thèse de M. Junot puisqu'on y trouve une note de lui, datée du 15 avril 1943, au préfet d'Orléans sur l'amélioration de la nourriture et du couchage dans les camps qui s'achève par la phrase « Bien que la direction et l'administration des camps n'entrent en aucune manière dans mes attributions, j'ai tenu à vous signaler cet état de choses (...) »
L'ensemble de ces textes montrent un fonctionnaire assidu à accomplir sa tâche notamment de maintien de l'ordre public et de défense des intérêts politiques du gouvernement. Ils ne permettent pas d'écrire sans faire preuve d'excès que M. Junot aurait supervisé les camps et pris une part dans la déportation des juifs.
Ainsi le bénéfice de l'excuse de bonne foi ne sera pas accordé. »
Sur la responsabilité du deuxième requérant en vertu de l'article 93-3 de la loi de 1982, la cour d'appel souligna ce qui suit :
« (...) Le sens du texte est d'exonérer le directeur de publication d'un organe audiovisuel en cas d'émission en direct qu'il ne peut efficacement surveiller et contrôler quant à son contenu. Tel n'est pas le cas d'un bulletin d'information répétitif dont le contenu peut être surveillé et contrôlé pour peu que l'on prenne des dispositions à cette fin. Il est d'ailleurs convaincant d'observer que tel a été le cas à partir de la matinée du 1er février où le contenu du message querellé a été modifié. Aussi c'est ajouter à la notion de fixation préalable que de soutenir qu'il doit y avoir un enregistrement. La fixation peut aussi bien résulter d'un mode de communication fondé sur la répétition qui requiert effectivement une fixation du contenu de l'information mais pas nécessairement le recours à un procédé mécanique. Là réside la différence avec le « direct » où il n'y a pas de répétition. »
Par ailleurs, la cour d'appel ordonna, au titre de la réparation civile, la lecture sur France Info, toutes les deux heures pendant vingt-quatre heures, dans le mois suivant la date à laquelle l'arrêt sera devenu définitif, du communiqué suivant :
« Par un arrêt de la cour d'appel de Paris (11ème chambre – section A), M. Bertrand Gallicher, journaliste, et M. Michel Boyon, directeur de publication de la société Radio France, ont été condamnés à une amende de 20 000 FRF chacun et au paiement de dommages-intérêts pour avoir diffamé M. Michel Junot, ancien sous-préfet de Pithiviers. Cette décision fait suite à la diffusion, les 31 janvier et 1er février 1997, de communiqués imputant faussement à M. Michel Junot d'avoir joué un rôle dans la déportation d'un millier de juifs et mettant en cause sans fondement sa qualité de résistant. »
Sur la question de la diffusion de ce message, l'arrêt indique ce qui suit :
« La Cour envisage de confirmer la diffusion d'un communiqué sur les ondes de France Info qui paraît une mesure proportionnelle au dommage commis mais que la défense considère comme contraire aux dispositions des articles 6 et 10 de la Convention (...)
Telle n'est pas l'analyse de la Cour. En effet, la liberté d'expression protégée par l'article 10 de la Convention (...) peut faire l'objet des restrictions nécessaires à la réputation d'autrui ce qui est le cas en l'espèce. Sans doute la mesure aura pour effet, comme l'indique la défense, de réduire « la surface éditoriale » de France Info, mais telle est déjà la situation des organes de presse écrite et on ne voit pas, sur ce point, ce qui peut justifier une distinction entre les supports d'information.
Enfin, on ne saurait justifier au regard du justiciable, dont les droits sont également éminents, le refus d'une réparation concrète que constitue la publication d'un communiqué par la seule raison que le support technique – audiovisuel – est différent du support classique de l'écrit.
En outre, rien dans la décision de diffuser un communiqué ne peut être considéré comme contraire au droit à un procès équitable au sens de l'article 6 de la Convention (...) »
13.  Les requérants se pourvurent en cassation. Ils soutenaient notamment que la cour d'appel avait méconnu le principe de l'interprétation stricte de la loi pénale en étendant la présomption instituée par l'article 93-3 de la loi de 1982 faisant du directeur de la publication l'auteur de l'infraction lorsque « le message incriminé a fait l'objet d'une fixation préalable à sa communication au public », à l'hypothèse « d'un mode de communication fondé sur la répétition ». Invoquant en particulier les articles 6 et 10 de la Convention, ils se plaignaient en outre de ce que l'arrêt attaqué avait ordonné la diffusion sur France Info du communiqué susmentionné ; ils exposaient essentiellement que la « publication d'un communiqué judiciaire, qui constitue une véritable peine civile, n'est prévue par aucun texte ».
La chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt du 8 juin 1999. Elle retint notamment les motifs suivants :
« (...) Attendu que pour déclarer le directeur de publication, auteur principal de l'infraction visée à la prévention, en application de l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, la cour d'appel retient par des motifs propres ou adoptés que les émissions ayant reproduit les propos litigieux avaient été effectuées, à l'exception du premier communiqué, selon des modes de diffusion répétitive de textes repris systématiquement dans leur intégralité ou sous forme condensée durant vingt-quatre heures ;
Qu'elle ajoute que le mode de diffusion des messages permettait au directeur de publication d'exercer un contrôle sur l'information avant sa diffusion au public ;
Attendu qu'en se prononçant ainsi les juges ont fait l'exacte application de la loi ;
Qu'en effet doit être considéré comme ayant fait l'objet d'une fixation préalable à la communication au public au sens de l'article 93-3 [précité], le message qui est diffusé de façon répétitive sur les ondes ; (...)
(...) si les juridictions répressives ne peuvent ordonner la publication de leurs décisions à titre de peine qu'en vertu d'une disposition expresse de la loi, elles peuvent la prescrire à titre de réparation de la demande de la partie civile ; que cette réparation, qui est prescrite selon les modalités adaptées aux exigences du support technique concerné par la publication, [n'est] pas contrair[e] aux dispositions conventionnelles visées au moyen. »
14.  Le communiqué cité au paragraphe 12 ci-dessus fut lu sur France Info, entre le 31 juillet et le 1er août 1999.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
15.  Les dispositions pertinentes du chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (modifiée) sont les suivantes :
Article 29
« Toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l'identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés.
Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait est une injure. »
Article 31
« Sera punie [d'une amende de 45 000 euros], la diffamation commise [soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l'écrit, de la parole ou de l'image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication audiovisuelle], à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l'une ou de l'autre Chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l'autorité publique, un ministre de l'un des cultes salariés par l'Etat, un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public temporaire ou permanent, un juré ou un témoin, à raison de sa déposition.
La diffamation contre les mêmes personnes concernant la vie privée relève de l'article 32 ci-après. »
Article 41
« Seront passibles, comme auteurs principaux des peines qui constituent la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse, dans l'ordre ci-après, savoir :
1o  Les directeurs de publications ou éditeurs, quelles que soient leurs professions ou leurs dénominations (...) »
16.  L'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle est ainsi rédigé :
« Au cas où l'une des infractions prévues par le chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est commise par un moyen de communication audiovisuelle, le directeur de la publication (...) sera poursuivi comme auteur principal, lorsque le message incriminé a fait l'objet d'une fixation préalable à sa communication au public.
Lorsque le directeur (...) de la publication sera mis en cause, l'auteur sera poursuivi comme complice.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 7 § 1 DE LA CONVENTION
17.  Les requérants dénoncent une application extensive de la loi pénale : en retenant que le « message incriminé [avait] fait l'objet d'une fixation préalable à sa communication au public » alors que tous les bulletins d'information et flashs litigieux avaient été diffusés en direct, les juridictions internes auraient fondé la responsabilité pénale des deuxième et troisième requérants sur une interprétation « par analogie » de l'article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 (« la loi de 1982 ») sur la communication audiovisuelle. Ils invoquent l'article 7 § 1 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international. De même il n'est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise. »
18.  Le Gouvernement expose que, dans le domaine de la communication audiovisuelle, la présomption de responsabilité du directeur de la publication établie par l'article 93-3 de la loi de 1982 ne s'applique qu'aux cas dans lesquels un message diffamatoire a fait l'objet d'une « fixation préalable » à sa communication au public, cette « fixation préalable » du message permettant audit directeur d'en surveiller le contenu avant sa diffusion. Lorsqu'il s'agit d'une émission en direct, cette présomption est en principe écartée : conformément aux règles du droit commun, le ministère public doit apporter la preuve d'un fait personnel de participation du directeur à la diffusion du message.
En jugeant qu'il y a « fixation préalable » lorsqu'un message est diffusé de manière répétitive sur les ondes, les juridictions se seraient bornées à interpréter cette notion ; elles n'auraient aucunement procédé à un raisonnement par analogie in malam partem. Selon le Gouvernement, la thèse des requérants revient à assimiler la notion de « fixation préalable » à celle d'« enregistrement », seul un « enregistrement » préalable étant alors de nature à permettre au directeur de la publication d'exercer son pouvoir de contrôle. Or, en l'espèce, les juridictions répressives auraient exonéré le deuxième requérant, directeur de la publication de la société Radio France, de toute responsabilité au titre du premier communiqué, diffusé en direct sur France Info ; seuls les communiqués ultérieurs auraient fondé la condamnation des requérants. Ce faisant, elles se seraient livrées à une interprétation raisonnable de la notion de « fixation préalable », adaptant la jurisprudence aux changements de situation, par un raisonnement purement téléologique, dépourvu de toute analogie. Le Gouvernement souligne ensuite que le texte de l'article 93-3 de la loi de 1982 ne fait pas de distinction entre diffusion en direct et diffusion en différé ; dès lors, les juridictions internes n'auraient pas étendu le cadre normal d'application de cette disposition à une situation non prévue par la loi. Le législateur aurait en fait volontairement utilisé le concept de « fixation préalable » plutôt que celui d'« enregistrement préalable », le premier étant plus large que le second, la « fixation » étant dans la langue française « ce qui est déterminé à l'avance » et qui peut donc être contrôlé. En bref, les juridictions n'auraient pas créé par voie d'analogie une incrimination nouvelle ou une infraction autonome.
Le Gouvernement ajoute que l'interprétation faite en l'espèce de la notion de « fixation préalable » est « cohérente avec la substance de l'infraction ». Premièrement, elle viserait à adapter le texte à des « circonstances nouvelles », France Info, première radio européenne d'information continue, n'ayant été créée qu'en 1987, soit bien après l'adoption de la loi de 1982. Deuxièmement, elle rentrerait raisonnablement dans la conception originelle de l'infraction puisqu'elle reposerait sur la possibilité d'un contrôle du directeur de la publication dès lors qu'un message est répété, que ce soit en direct ou non.
Enfin, le Gouvernement précise que l'interprétation litigieuse était prévisible. Il souligne à cet égard que, juriste et professionnel des médias, le deuxième requérant ne pouvait ignorer les dispositions de l'article 93-3 de la loi de 1982 ; en s'entourant autant que de besoin des conseils appropriés, il aurait raisonnablement pu prévoir l'interprétation litigieuse.
19.  Les requérants répliquent que, unanimement, la doctrine spécialisée assimile la notion de « fixation préalable » d'un message, au sens de l'article 93-3 de la loi de 1982, à son « enregistrement préalable », et exclut les émissions en direct du champ de cette disposition. Ils se réfèrent à cet égard aux deux publications suivantes : J. Francillon et B. Delcros, Communication audiovisuelle, Juris-Classeur pénal, Annexe Vo communication audiovisuelle, fascicule no 2, 1990, §§ 47-48 ; Droit des médias, sous la direction de C. Debbasch, 1999, no 2509. Ainsi, en appliquant l'article 93-3 de la loi de 1982 dans le contexte de la répétition en direct d'un message, alors que dans de telles circonstances le présentateur reste entièrement maître du contenu et de l'opportunité de la répétition ou de l'adaptation, les juridictions internes auraient rompu avec la logique du législateur – renforcée par la « doctrine dominante » – et créé « par analogie » une nouvelle catégorie d'infraction.
20.  La Cour rappelle que l'article 7 § 1 de la Convention exige que les infractions soient « clairement définies par la loi » ; il en va ainsi lorsque l'individu peut savoir, à partir du libellé de la clause pertinente et, au besoin, à l'aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité (voir, par exemple, Kokkinakis c. Grèce, arrêt du 25 mai 1993, série A no 260-A, p. 22, § 52).
Il est vrai que, dans le contexte de l'audiovisuel, les termes « fixation préalable à [l]a communication au public » peuvent sembler indiquer que la responsabilité pénale du directeur de la publication ne peut être retenue sur le fondement de l'article 93-3 de la loi de 1982 que lorsque le message incriminé a fait l'objet d'un enregistrement préalable à sa diffusion. Ainsi compris, ce texte ne peut fonder la responsabilité du directeur de la publication si le « message » a été diffusé à l'occasion d'une émission en direct. La Cour relève par ailleurs que le Gouvernement ne fournit aucun élément démontrant qu'antérieurement à l'examen de la cause des requérants, les juridictions internes avaient fait application de l'article 93-3 de la loi de 1982 dans des circonstances similaires à celles de l'espèce.
Il n'en reste pas moins que l'article 7 de la Convention ne proscrit pas la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l'interprétation judiciaire d'une affaire à l'autre, « à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l'infraction et raisonnablement prévisible » (arrêt Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, § 50, CEDH 2001-II).
Or la Cour constate que la présomption de responsabilité du directeur de la publication mise en œuvre par l'article 93-3 de la loi de 1982 est le pendant du devoir de celui-ci de contrôler le contenu des « messages » diffusés par le biais du média pour lequel il travaille. Ainsi, si cette responsabilité n'entre en jeu que dans le cas où le « message » incriminé a fait l'objet d'une « fixation préalable » à sa diffusion, c'est parce qu'il est considéré que le directeur a, du fait de cette « fixation préalable », été mis en mesure d'en prendre connaissance et de le contrôler avant sa diffusion.
Par ailleurs, il est clair – les parties ne sont pas en désaccord sur ce point – qu'il y a « fixation préalable » lorsque le « message » incriminé a été enregistré en vue de sa diffusion, et que, à l'inverse, il n'y a pas « fixation préalable » lorsqu'un tel « message » est diffusé à l'occasion d'une émission en direct. Selon la Cour, l'on se trouve en l'espèce à mi-chemin entre l'enregistrement et le direct : d'un côté, le « message » litigieux n'était pas enregistré ; de l'autre, vu le principe de fonctionnement de France Info, il était destiné à être répété sur l'antenne, en direct, à intervalles réguliers. En l'absence de « fixation préalable », les juridictions répressives ont exonéré le directeur de la publication de toute responsabilité au titre du premier des communiqués diffusés sur France Info ; elles ont par contre jugé que cette première diffusion constituait une « fixation préalable » du message au regard des diffusions subséquentes ; elles ont ainsi retenu que, dès la seconde diffusion, il pouvait être considéré que le directeur de la publication avait été mis en mesure d'en contrôler préalablement le contenu. La Cour estime que, dans le contexte particulier du fonctionnement de France Info, cette interprétation de la notion de « fixation préalable » était cohérente avec la substance de l'infraction en cause et « raisonnablement prévisible ».
Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 7 de la Convention.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 §§ 1 ET 2 DE LA CONVENTION
21.  Les requérants affirment que l'article 93-3 de la loi de 1982 crée une présomption irréfragable de responsabilité à l'encontre du directeur de la publication : sa responsabilité serait automatiquement et nécessairement déduite de sa fonction, sans qu'il puisse invoquer des preuves contraires, tenant à son comportement ou aux conditions de réalisation de la publication ou de la diffusion des informations. Les juridictions internes auraient ainsi déduit la responsabilité pénale du deuxième requérant de l'existence d'un message répété et de sa qualité de directeur de la publication. Les requérants voient là une méconnaissance du droit à la présomption d'innocence, garanti par l'article 6 § 2 de la Convention en ces termes :
« Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
Les requérants ajoutent que, tel qu'interprété par les juridictions internes, l'article 93-3 de la loi de 1982 conduit à une rupture de l'égalité des armes : la culpabilité du directeur de la publication serait automatiquement déduite du seul fait matériel de la diffusion de messages répétés – la partie poursuivante n'étant pas tenue de prouver son intention délictuelle –, alors que le prévenu se trouverait privé de la possibilité d'établir des faits « de nature à exonérer sa responsabilité ». Ils invoquent l'article 6 § 1 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »
22.  Le Gouvernement soutient que l'article 93-3 de la loi de 1982 ne crée pas une présomption irréfragable de responsabilité du directeur de la publication. Premièrement, le ministère public ne se trouverait pas dispensé d'apporter la preuve de l'élément matériel de l'infraction, à savoir la diffusion d'un message diffamatoire ; il ne serait dispensé que de faire la démonstration de l'élément moral de celle-ci. Deuxièmement, les prévenus conserveraient la possibilité de contester la réalité ou la qualification des faits. Troisièmement, une fois la réalité des faits établie, cette présomption n'empêcherait pas les prévenus, auteur principal ou complice, de s'exonérer de leur responsabilité. Sur ce dernier point, le Gouvernement reconnaît qu'en vertu de l'article 35 de la loi de 1881 les prévenus ne peuvent chercher à établir « la preuve de la vérité du fait diffamatoire » lorsque, comme en l'espèce, il remonte à plus de dix ans. Ils pourraient cependant invoquer le fait justificatif de bonne foi, ce qui exclurait leur responsabilité pénale ; les deuxième et troisième requérants auraient d'ailleurs développé des moyens de cette teneur devant les juridictions répressives, et le fait qu'ils n'ont pas été retenus n'établirait pas que la preuve de la bonne foi était impossible. Les prévenus auraient en outre la possibilité d'invoquer l'« ordre de la loi » ou la « force majeure », faits justificatifs de droit commun. Le Gouvernement en déduit que le deuxième requérant pouvait développer d'autres moyens juridiques que son absence de qualité de directeur de la publication pour contester sa responsabilité de manière effective.
Le Gouvernement expose ensuite que la Convention ne prohibe pas les présomptions de fait ou de droit pour peu qu'elles soient insérées dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l'enjeu et préservant les droits de la défense. Or la présomption de l'article 93-3 de la loi de 1982 respecterait de telles limites. D'une part, elle n'entrerait en jeu que pour les infractions prévues par le chapitre IV de la loi de 1881, relatif aux délits de diffamation et d'injure. D'autre part, la responsabilité juridique des « intervenants » serait déterminée de manière strictement proportionnée au rôle concret de chacun, la loi faisant une distinction selon qu'il s'agit ou non d'une information ayant été l'objet d'une fixation préalable à sa communication au public : en l'absence d'une telle fixation, le directeur de la publication, n'ayant pas été en mesure d'intervenir pour empêcher la diffusion, ne pourrait être poursuivi comme auteur principal. Enfin, le Gouvernement juge compatible avec la présomption d'innocence la manière dont il a été fait application de l'article 93-3 de la loi de 1982 en l'espèce. Premièrement, les juridictions internes auraient parfaitement démontré le caractère diffamatoire des messages diffusés. Deuxièmement, elles auraient clairement établi l'existence d'un élément intentionnel en ce qui concerne le troisième requérant, après avoir minutieusement examiné les documents et témoignages produits par celui-ci pour prouver sa bonne foi. Troisièmement, la condamnation du deuxième requérant comme auteur principal ne porterait pas atteinte au « principe de la responsabilité individuelle », la responsabilité pénale mise en œuvre par l'article 93-3 touchant non à la confection du message en cause, mais à sa publication ou diffusion, ce qui relèverait des attributions du directeur de la publication ; surtout, en l'espèce, en soulignant qu'« un bulletin d'information répétitif (...) peut être surveillé et contrôlé pour peu que l'on prenne des dispositions à cette fin », la cour d'appel de Paris aurait établi à l'égard du deuxième requérant un certain « élément intentionnel », alors même qu'elle n'en avait pas juridiquement besoin pour aboutir à une condamnation.
23.  Les requérants réfutent la thèse du Gouvernement selon laquelle le directeur de la publication peut s'affranchir de sa responsabilité par la preuve de sa bonne foi ; une constante jurisprudence – tirant au demeurant les conséquences de la responsabilité de plein droit mise en œuvre par l'article 93-3 de la loi de 1982 – démontrerait le contraire (ils se réfèrent à cet égard aux arrêts suivants : Cass. crim. 22 décembre 1976, Bulletin no 379, p. 961 ; Cass. crim. 8 juillet 1986, Bulletin no 233, p. 596). La présomption de responsabilité mise en œuvre par ledit article serait donc bien irréfragable. Ils rappellent que, d'après la jurisprudence de la Cour, l'article 6 § 2 de la Convention commande aux Etats d'enserrer les présomptions de fait ou de droit dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l'enjeu et préservant les droits de la défense ; or aucun enjeu répressif d'une gravité particulière ne militerait en faveur de la présomption dont il est question en l'espèce. Par ailleurs, si les requérants ne nient pas que la force majeure constitue un fait justificatif de droit commun susceptible de tempérer le caractère irréfragable d'une présomption de responsabilité, ils déclarent ne pas voir ce qui pourrait constituer un fait de force majeure déliant le directeur de la publication de la responsabilité mise en œuvre par l'article 93-3 de la loi de 1982.
24.  La Cour souligne à titre liminaire que le grief tiré de l'article 6 § 1 recoupe celui tiré de l'article 6 § 2, de sorte qu'il n'y a pas lieu d'examiner les faits dénoncés sous l'angle du premier paragraphe de l'article 6 pris isolément (Salabiaku c. France, arrêt du 7 octobre 1988, série A no 141-A, p. 18, § 31).
La Cour rappelle ensuite que la Convention ne prohibe pas les présomptions de fait ou de droit en matière pénale. Elle oblige néanmoins les Etats « à ne pas dépasser à cet égard un certain seuil » : ils doivent « les enserrer dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l'enjeu et préservant les droits de la défense » (arrêt Salabiaku précité, pp. 15-16, § 28).
En l'espèce, il résulte des articles 93-3 de la loi de 1982 et 29 de la loi de 1881 que dans le domaine de l'audiovisuel, le directeur de la publication est pénalement responsable – en tant qu'auteur principal – de tout propos diffamatoire tenu à l'antenne, lorsque ledit propos a « fait l'objet d'une fixation préalable à sa communication au public » ; dans un tel cas de figure, dès lors que le caractère diffamatoire est retenu, le délit est constitué à l'égard du directeur de la publication – l'auteur des propos incriminés est quant à lui poursuivi comme complice – sans qu'il soit nécessaire d'établir une intention coupable de sa part. Comme cela a été souligné précédemment, l'article 93-3 vise à sanctionner le directeur de la publication qui a manqué à son devoir de contrôler le contenu de propos tenus à l'antenne, dans les cas où il avait la possibilité d'exercer ce contrôle avant leur diffusion.
Plusieurs éléments doivent être réunis pour que l'infraction soit constituée à l'égard du directeur de la publication : l'intéressé doit avoir la qualité de directeur de la publication ; le message incriminé doit avoir été diffusé et avoir un caractère diffamatoire ; ledit message doit avoir fait l'objet d'une « fixation préalable » à sa diffusion. Le Gouvernement indique qu'à défaut d'une « fixation préalable » la présomption de responsabilité est écartée au profit des règles de droit commun : le ministère public doit rapporter la preuve d'un fait personnel de participation du directeur de la publication à la diffusion du message incriminé.
Il apparaît à la Cour qu'en la présente cause la difficulté tient de ce que cette présomption se combine en la matière avec une autre, les imputations diffamatoires étant présumées faites de mauvaise foi. Cette seconde présomption n'est cependant pas irréfragable : si les prévenus ne peuvent chercher à établir la réalité des faits diffamatoires lorsque, comme en l'espèce, ils remontent à plus de dix ans (article 35 de la loi de 1881), ils peuvent renverser cette présomption en établissant leur bonne foi. Ainsi, comme l'a retenu la cour d'appel de Paris dans son arrêt du 17 juin 1998, les requérants pouvaient établir la bonne foi du troisième requérant en démontrant que les imputations critiquées s'inscrivaient dans la poursuite d'un but légitime, étaient faites sans animosité personnelle et après une enquête sérieuse, et étaient exprimées avec mesure.
Dès lors, comme l'expose le Gouvernement, le directeur de la publication peut s'exonérer de sa responsabilité en démontrant la bonne foi de l'auteur des propos incriminés ou l'absence de « fixation préalable » du message litigieux ; les requérants ont d'ailleurs développé de tels moyens devant les juridictions internes.
Cela étant, et eu égard à l'importance de l'enjeu – il s'agit de prévenir efficacement la diffusion dans les médias d'allégations ou imputations diffamatoires ou injurieuses en obligeant le directeur de la publication à exercer un contrôle préalable – la Cour estime que la présomption de responsabilité de l'article 93-3 de la loi de 1982 reste dans des « limites raisonnables » requises. Relevant ensuite que les juridictions internes ont examiné avec la plus grande attention les moyens des requérants relatifs à la bonne foi du troisième d'entre eux et à l'absence de « fixation préalable » du message litigieux, la Cour conclut qu'elles n'ont pas, en l'espèce, appliqué l'article 93-3 de la loi de 1982 d'une manière portant atteinte à la présomption d'innocence.
Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 2 de la Convention.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
A.  Thèses des comparants
25.  Les requérants dénoncent une violation de leur droit à la liberté de « communiquer des informations » résultant des sanctions et mesures prononcées contre eux par les juridictions internes. Ils invoquent l'article 10 de la Convention, aux termes duquel :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
26.  Le Gouvernement convient qu'il y a eu en l'espèce « ingérence d'autorités publiques » dans l'exercice de la liberté d'expression des requérants. Il soutient en revanche que cette ingérence répondait aux exigences du second paragraphe de l'article 10.
Il expose en premier qu'elle était « prévue par la loi ». La condamnation pénale des deuxième et troisième requérants se fonderait en effet sur les articles 29 et 31 de la loi de 1881 et 93-3 de la loi de 1982. Quant à la condamnation de la société requérante à la diffusion d'un communiqué au titre de la réparation du préjudice causé à la partie civile, elle découlerait de l'article 1382 du code civil relatif à la responsabilité délictuelle et d'une jurisprudence établie consacrant le pouvoir souverain des juges du fond quant au choix de la forme de la réparation, ceux-ci pouvant opter pour la réparation en nature ou la réparation pécuniaire (le Gouvernement se réfère aux arrêts suivants : Cass., 1re civ., 14 mai 1962, Bulletin no 241 ; Cass., 2e civ., 17 février 1972, Bulletin II no 50 ; Cass. crim. 9 avril 1976, Bulletin no 108 ; Cass., 3e civ., 9 décembre 1981, Bulletin II no 209 ; Cass., 2e civ., 11 octobre 1989, Bulletin no 177 ; Cass. soc. 25 janvier 1989, Bulletin no 64 ; Cass. com. 5 décembre 1989) ; le Gouvernement soutient que ce type de mesure avait déjà été utilisé par les juridictions comme moyen de réparation dans le contexte de l'audiovisuel, faisant état d'un jugement du tribunal de grande instance de Paris du 10 juin 1983 – dont il ne fournit cependant ni la copie ni les références – obligeant une chaîne de télévision à diffuser un communiqué.
Le Gouvernement ajoute que l'ingérence dénoncée visait à sanctionner et réparer un comportement attentatoire à la réputation et à l'honneur d'une personne dépositaire de l'autorité publique. Il en déduit qu'elle poursuivait deux des buts légitimes énumérés au second paragraphe de l'article 10 : la protection de la réputation ou des droits d'autrui et la défense de l'ordre.
Le Gouvernement plaide enfin que, dans le chef des trois requérants, l'ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » : elle reposerait sur des motifs « suffisants et pertinents » au vu des buts poursuivis et serait proportionnée à ceux-ci. Sur le premier point, le Gouvernement expose que c'est à l'issue d'un examen minutieux de l'affaire et des arguments des parties que les juridictions internes ont conclu que les informations diffusées sur France Info portaient atteinte à l'honneur et à la considération de M. Junot ; en particulier, la condamnation de la société Radio France à diffuser un communiqué au titre de la réparation civile serait adaptée aux circonstances de la cause et adéquate. Sur le second point, le Gouvernement déduit la proportionnalité des condamnations prononcées à l'encontre des deuxième et troisième requérants de la particulière gravité de l'atteinte portée à l'honneur et à la considération de M. Junot – le communiqué litigieux ayant été diffusé un grand nombre de fois sur une station très écoutée, et évoquant imprudemment des faits bruts non vérifiés et faisant le parallèle avec l'affaire Papon (ce qui démontrerait une prise de position) – et du caractère modéré des peines d'amende et des dommages-intérêts prononcés. La condamnation de Radio France ne serait pas non plus exagérée : les juridictions internes auraient limité son obligation à la diffusion du communiqué litigieux toutes les deux heures pendant vingt-quatre heures (soit une douzaine de diffusions, à mettre en rapport avec la soixantaine de diffusions du message diffamatoire) ; le contenu dudit communiqué répondrait trait pour trait aux imputations diffamatoires diffusées sur les ondes de France Info. L'argument des requérants selon lequel cette mesure aurait indûment réduit la surface éditoriale de France Info serait inopérant, l'information étant diffusée en continu sur France Info ; du reste, le fonctionnement de France Info dépendant de fonds publics, il ne saurait se trouver atteint par la diffusion d'une douzaine de messages sur vingt-quatre heures.
27.  Les requérants contestent que la condamnation de la société Radio France à diffuser des messages relatant la condamnation des deuxième et troisième d'entre eux était « prévue par la loi ». Ils soulignent que le pouvoir souverain des juges du fond quant au choix de la forme de réparation a pour corollaire l'absence de contrôle de la Cour de cassation, de sorte que les modalités d'une telle condamnation échapperaient à toute prévisibilité. Ils estiment en outre que cela a eu pour effet de mobiliser au seul profit de M. Junot un temps d'antenne qui aurait dû être consacré à l'information du public.
Par ailleurs, ils soulignent en particulier que dans l'arrêt Thoma c. Luxembourg (no 38432/97, § 64, CEDH 2001-III ; également cité par le Gouvernement), la Cour a jugé qu'exiger de manière générale que les journalistes se distancient systématiquement et formellement du contenu d'une citation qui pourrait insulter des tiers, les provoquer ou porter atteinte à leur honneur ne se concilie pas avec le rôle de la presse d'informer sur des faits ou des opinions et des idées qui ont cours à un moment donné.
Ils exposent que les bulletins diffusés sur France Info précisaient que l'information qu'ils contenaient trouvait sa source dans l'hebdomadaire Le Point, et qu'à partir du 1er février 1997, 11 h 4, ils indiquaient que M. Junot démentait les faits qui lui étaient imputés. Ils ajoutent que la question du rôle de l'Etat français dans les opérations de déportation pendant l'Occupation est une question de société, d'intérêt général, qui se trouve « au cœur des débats contemporains », et soulignent que les bulletins litigieux ne visaient pas à porter préjudice à la réputation de M. Junot, mais à apporter un éclairage supplémentaire sur une période de l'histoire intéressant le public. Ils mettent en outre l'accent sur le fait que l'article publié dans Le Point auquel se référaient lesdits bulletins, s'appuyait sur une documentation sérieuse constituée par des notes de service rédigées par M. Junot, « qui faisaient ressortir sa participation aux opérations de maintien de l'ordre autour des camps au moment de la formation des convois de déportation ». Selon eux, dans ces circonstances, « la chaîne n'avait nulle obligation d'opérer une quelconque « distanciation » à l'égard de l'article du journal Le Point ».
B.  Appréciation de la Cour
28.  La Cour relève que les juridictions françaises ont déclaré le deuxième requérant (directeur de la publication de la société requérante) et le troisième requérant (journaliste à France Info), respectivement, auteur et complice du délit de diffamation de fonctionnaire public à raison de bulletins d'information diffusés sur France Info, et les ont condamnés à une amende de 20 000 FRF chacun ainsi que, solidairement, au paiement de 50 000 FRF de dommages-intérêts. La société requérante a quant à elle été condamnée, au titre de la réparation civile, à diffuser plusieurs fois sur les ondes de France Info un message informant les auditeurs de cette condamnation. Il est donc manifeste que les requérants ont subi une « ingérence d'autorités publiques » dans l'exercice du droit garanti par l'article 10 ; cela n'est d'ailleurs pas controversé.
Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l'article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
1.  « Prévue par la loi »
29.  Les parties s'accordent à considérer que cette ingérence était « prévue par la loi » s'agissant des sanctions pénales prononcées contre les deuxième et troisième requérants ainsi que de leur condamnation au paiement de dommages-intérêts.
30.  Les requérants soutiennent en revanche qu'il en va à l'inverse de la condamnation de la société requérante, au titre de la réparation civile, à diffuser sur les ondes de France Info un message relatant la condamnation des deuxième et troisième requérants. Comme indiqué précédemment, ils estiment que le pouvoir souverain des juges du fond quant au choix de la forme de réparation a pour corollaire l'absence de contrôle de la Cour de cassation, de sorte que les modalités d'une telle condamnation échapperaient à toute prévisibilité.
La Cour ne partage pas ce point de vue. Selon elle, comme l'exige sa jurisprudence (voir, par exemple, Tolstoy Myloslavsky c. Royaume-Uni, arrêt du 13 juillet 1995, série A no 316-B, pp. 71 et suiv., §§ 37 et suiv.), cette mesure avait une base en droit interne et était prévisible. D'une part, la responsabilité civile de la société requérante pour des propos diffamatoires diffusés sur les ondes des radios qu'elle gère trouve son fondement dans l'article 1382 du code civil, aux termes duquel « tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». D'autre part, il résulte d'une jurisprudence interne constante que les juges du fond apprécient souverainement les modalités de réparation du préjudice subi et peuvent notamment ordonner une réparation en nature. Sur ce dernier point, si le Gouvernement ne démontre pas que les juridictions ordonnent régulièrement ce type de mesure dans des affaires s'inscrivant dans le contexte de l'audiovisuel – il se borne à faire état d'un arrêt de première instance dont il ne fournit ni la copie ni les références – il n'en reste pas moins que la publication de communiqués judiciaires est, en France, l'une des modalités habituelles de réparation des préjudices causés par voie de presse (voir, mutatis mutandis, Prisma Presse c. France (déc.), no 71612/01, 1er juillet 2003).
Le Cour rappelle au surplus qu'elle a jugé que « les lois nationales relatives au calcul des dommages-intérêts pour atteinte à la réputation doivent permettre de tenir compte de l'infinie variété des situations de fait qui peuvent se présenter » et qu'en conséquence les termes « prévues par la loi » n'exigent pas que le justiciable puisse « prévoir avec un quelconque degré de certitude le quantum des dommages-intérêts auquel il risqu[e] d'être condamné dans son cas précis » (arrêt Tolstoy Miloslavsky précité, p. 73, § 41). Elle estime qu'une approche similaire est susceptible d'être suivie mutatis mutandis s'agissant de la réparation en nature.
Bref, la condamnation de la société requérante, au titre de la réparation civile, à diffuser sur les ondes de France Info un message relatant la condamnation des deuxième et troisième requérants, était « prévue par la loi ».
2.  But légitime
31.  Selon la Cour, l'ingérence poursuivait sans aucun doute l'un des buts énumérés à l'article 10 § 2 : la protection « de la réputation ou des droits d'autrui » (voir, parmi d'autres, l'arrêt Tolstoy Miloslavsky précité, p. 74, § 45) ; au demeurant, les parties n'en disconviennent pas.
La Cour souligne autant que de besoin que le droit à la réputation figure parmi les droits garantis par l'article 8 de la Convention, en tant qu'élément du droit au respect de la vie privée.
3.  « Nécessaire dans une société démocratique »
32.  La Cour entend en premier lieu rappeler les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, parmi beaucoup d'autres, l'arrêt Hertel c. Suisse du 25 août 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, pp. 2329-2330, § 46).
La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l'article 10, elle est assortie d'exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
L'adjectif « nécessaire », au sens de l'article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence d'un tel besoin, mais elle se double d'un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d'expression que protège l'article 10.
La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation. Il ne s'ensuit pas qu'elle doive se borner à rechercher si l'Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l'article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
33.  La Cour a par ailleurs souligné à de très nombreuses reprises le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique. Elle a précisé que, si la presse ne doit pas franchir certaines limites, notamment quant à la réputation et aux droits d'autrui, il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d'intérêt général ; à sa fonction qui consiste à en diffuser s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir (voir, parmi beaucoup d'autres, les arrêts Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999-III, et Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 55, CEDH 2002-V).
La marge d'appréciation des autorités nationales se trouve ainsi circonscrite par l'intérêt d'une société démocratique à permettre à la presse de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (voir, par exemple, l'arrêt Bladet Tromsø et Stensaas précité, § 59).
Bien que formulés d'abord pour la presse écrite, ces principes s'appliquent aux moyens audiovisuels (voir en particulier l'arrêt Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A no 298, pp. 23-24, § 31).
34.  En l'espèce, les requérants ont été condamnés par les juridictions internes en raison de la diffusion sur les ondes de France Info, les 31 janvier et 1er février 1997, de plusieurs bulletins faisant état d'une information publiée par l'hebdomadaire Le Point, selon laquelle Michel Junot, sous-préfet de Pithiviers de septembre 1942 à août 1943, aurait supervisé la déportation d'un millier de Juifs français et étrangers.
Il ne fait aucun doute que l'attitude des hauts fonctionnaires français durant l'Occupation est une question d'intérêt général des plus sérieuses et que la diffusion d'informations y relatives s'inscrit entièrement dans la mission que les médias se voient confier dans une société démocratique. Le dossier publié dans l'hebdomadaire Le Point et les bulletins litigieux s'inscrivaient au demeurant dans un débat public amplement ouvert à l'époque des faits et articulé autour de la procédure conduite contre Maurice Papon, secrétaire général de la préfecture de la Gironde de mai 1942 à août 1944, pour complicité d'arrestations, de séquestrations arbitraires et d'assassinats et tentatives d'assassinats, ayant revêtu le caractère de crimes contre l'humanité.
La liberté de la presse étant ainsi en cause, les autorités françaises ne disposaient que d'une marge d'appréciation restreinte pour juger de l'existence d'un « besoin social impérieux » de prendre les mesures dont il est question contre les requérants. La Cour entend en conséquence procéder à un examen des plus scrupuleux de la proportionnalité de ces mesures au but légitime poursuivi.
35.  La Cour rappelle que le message litigieux était, dans sa version initiale, ainsi libellé :
« Selon l'hebdomadaire Le Point, un ancien maire adjoint de Paris a supervisé la déportation d'un millier de juifs français et étrangers en 1942. Michel Junot, aujourd'hui âgé de 80 ans, était alors sous-préfet de Pithiviers. Il reconnaît avoir organisé le départ d'un convoi de déportés vers Drancy. Révoqué par décret du général de Gaulle à la fin de la guerre, Michel Junot, qui affirme avoir été résistant, a ensuite repris du galon dans l'administration. Pour sa défense cet ancien adjoint au maire de Paris de 1977 à 1995 soutient, comme Maurice Papon, qu'il ne connaissait pas le sort des juifs déportés. Michel Junot ajoute que les crimes de cette époque doivent être recouverts du voile pudique de l'Histoire. »
Diffusé une première fois le 31 janvier 1997 à 17 heures, ce message fut repris par le troisième requérant et par d'autres journalistes, soixante-deux fois, entre le 31 janvier, 18 heures, et le 1er février, 11 h 4, soit sous cette forme, soit sous une forme quelque peu différente, mais soulignant systématiquement qu'il s'agissait d'une information publiée par l'hebdomadaire Le Point. A partir de 23 heures, un certain nombre de bulletins et flashs précisèrent notamment qu'« à la différence de Maurice Papon », Michel Junot n'avait pas délivré d'ordres d'arrestation, d'internement et de transfert vers Drancy, ajoutant parfois que l'intéressé n'était « chargé que du maintien de l'ordre ». Le 1er février 1997, à partir de 5 h 45, plusieurs flashs et bulletins (diffusés à 6 h 45, 7 heures, 7 h 15, 8 heures, 8 h 15, 8 h 23, 8 h 30, 8 h 45 et 9 h 33) précisèrent que Michel Junot réfutait les accusations du magazine Le Point. Selon les requérants, cette précision fut systématisée à partir de 11 h 4.
36.  Dans son arrêt du 17 juin 1998, la cour d'appel de Paris a jugé qu'en ce qu'il imputait à Michel Junot la supervision de la déportation d'un millier de Juifs et l'organisation de leur convoi vers Drancy, comparait la situation de ce dernier à celle de Maurice Papon – qui venait d'être renvoyé devant une cour d'assises – et insinuait qu'il n'avait pas été résistant, ce bulletin portait atteinte à l'honneur et à la dignité et, en conséquence, était diffamatoire. La cour d'appel a ensuite souligné que « les imputations calomnieuses sont réputées faites de mauvaise foi sauf à établir qu'elles correspondent à la poursuite d'un but légitime, qu'elles ont été effectuées sans animosité personnelle, après une enquête sérieuse et exprimées avec mesure », et jugé que, si les deux premières de ces conditions étaient remplies en l'espèce, il n'en allait pas de même des deux autres. S'agissant de la troisième condition, la cour d'appel retint en effet que le troisième requérant avait diffusé le bulletin litigieux juste au moment où Le Point venait de paraître, s'était borné à se fier à trois dépêches d'agences de presse reprenant l'article paru dans cet hebdomadaire – ce qui n'attestait pas qu'il avait contrôlé l'information – et à une émission de télévision à laquelle Michel Junot avait participé, et avait gratuitement affirmé que ce dernier reconnaissait sa culpabilité. Quant à la quatrième condition, la cour d'appel jugea que les imputations contenues dans le message diffusé manquaient de mesure au regard des éléments objectifs dont les requérants soutenaient avoir disposé ; elle considéra que l'usage du conditionnel et la « mention – tardive – des démentis de M. Junot » n'atténuaient pas « la gravité des assertions contenues dans les dépêches diffusées plusieurs dizaines de fois ». Selon la cour d'appel, le contenu des documents cités dans Le Point n'autorisait pas l'interprétation qui en était donnée dans les bulletins d'information litigieux. A ce propos, elle jugea que « l'ensemble de ces textes montrent un fonctionnaire assidu à accomplir sa tâche notamment de maintien de l'ordre public et de défense des intérêts politiques du gouvernement. Ils ne permettent pas d'écrire sans faire preuve d'excès que M. Junot aurait supervisé les camps et pris une part dans la déportation des juifs ».
37.  La Cour rappelle qu'en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l'exercice de la liberté d'expression la garantie que l'article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d'intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, les arrêts précités Bladet Tromsø et Stensaas, § 65, et Colombani et autres, § 65). Il n'en reste pas moins que la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d'exagération, voire même de provocation (se référer, notamment, à l'arrêt Bladet Tromsø et Stensaas précité, § 59). Par ailleurs, exiger de manière générale que les journalistes se distancient systématiquement et formellement du contenu d'une citation qui pourrait insulter des tiers, les provoquer ou porter atteinte à leur honneur ne se concilie pas avec le rôle des médias d'informer sur des faits ou des opinions et des idées qui ont cours à un moment donné (arrêt Thoma précité, § 64).
Or les bulletins litigieux reprennent un article détaillé et documenté et une interview, à paraître dans un hebdomadaire dont le sérieux n'est pas en cause, et précisent systématiquement cette source. L'on ne saurait donc soutenir que, du seul fait de la diffusion de tels bulletins, le troisième requérant a manqué à son devoir d'agir de bonne foi. En cela, les motifs retenus par la cour d'appel de Paris ne convainquent pas la Cour.
38.  Cette dernière relève cependant que les bulletins litigieux contiennent une affirmation que l'on ne retrouve pas dans Le Point. Il est en effet déclaré que Michel Junot « reconnaît avoir organisé le départ d'un convoi de déportés vers Drancy ». Or s'il est vrai que l'article indique qu'un convoi d'un millier d'internés juifs est parti de Pithiviers le 20 septembre 1942 « sous la responsabilité de Junot », l'on n'y lit rien – pas plus que dans l'interview de Michel Junot – qui indiquerait que Michel Junot aurait reconnu avoir organisé le départ de ce convoi.
La Cour ne croit pas que l'on puisse voir là l'expression de la « dose d'exagération » ou de « provocation » dont il est permis d'user dans le cadre de l'exercice de la liberté journalistique. Selon elle, il s'agit de la diffusion d'une information inexacte au regard du contenu de l'article et de l'interview publiés dans Le Point.
Si, pour le reste, les bulletins se limitent comme il se devait à reprendre les informations publiées par Le Point et citent systématiquement cette source, ils résument de la sorte en quelques phrases un dossier composé de six pages, mettant ainsi en relief les éléments les plus percutants de celui-ci. Cela donne à la narration des faits imputés à Michel Junot une coloration péremptoire que l'on ne retrouve pas à un degré équivalent dans la publication litigieuse.
Certes, des nuances puis l'indication que Michel Junot réfutait ces allégations furent progressivement introduites dans le texte du message litigieux. Force est cependant de constater qu'en tout état de cause sa version antérieure avait été plusieurs fois diffusée à l'antenne.
39.  Il n'appartient pas à la Cour de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter ; outre la substance des idées et informations exprimées, l'article 10 protège leur mode d'expression (arrêt Jersild précité, pp. 23-24, § 31).
Elle estime cependant qu'en la présente cause l'extrême gravité des faits imputés à Michel Junot et la circonstance que le bulletin en question était destiné à être plusieurs fois répété à l'antenne – et le fut – obligeaient le troisième requérant à faire preuve de la plus grande rigueur et d'une particulière mesure.
Cela lui semble d'autant plus pertinent que ledit bulletin était diffusé par la voie hertzienne, sur les ondes d'une radio couvrant l'ensemble du territoire français. La Cour rappelle à cet égard que, s'agissant des « devoirs et responsabilités » d'un journaliste, l'impact potentiel du moyen de diffusion des informations revêt de l'importance : l'on s'accorde à dire que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite (ibidem).
Dans ces limites, la Cour juge « pertinents et suffisants » les motifs retenus par la cour d'appel pour conclure qu'il avait été porté atteinte à l'honneur et à la dignité de Michel Junot et entrer en voie de condamnation.
40.  Quant à la « proportionnalité » de l'ingérence litigieuse, la Cour relève que les deuxième et troisième requérants ont été déclarés coupables d'un délit et condamnés au paiement d'une amende pénale, ce qui, en soi, confère aux mesures prises à leur égard un degré élevé de gravité (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Lehideux et Isorni c. France du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, p. 2887, § 57). Toutefois, vu la marge d'appréciation que l'article 10 de la Convention laisse aux Etats contractants, il ne saurait être considéré qu'une réponse pénale à des faits de diffamation est, en tant que telle, disproportionnée au but poursuivi.
Cela étant, la Cour relève que l'amende prononcée contre le deuxième et le troisième requérant est d'un montant modéré : 20 000 FRF (chacun), soit 3 048,98 euros (EUR). Le même constat s'impose s'agissant des dommages-intérêts qu'ils ont été solidairement condamnés à payer à Michel Junot : 50 000 FRF, soit 7 622,45 EUR.
La société requérante a, quant à elle, été condamnée au titre de la réparation civile à diffuser sur les ondes de France Info un communiqué informant les auditeurs de la condamnation des deuxième et troisième requérants, cela toutes les deux heures pendant vingt-quatre heures. Selon la Cour, manifestement, les juridictions internes entendaient ainsi ajuster la réparation du dommage causé à Michel Junot par la diffamation dont elles l'ont jugé victime. Au demeurant, la Cour voit dans l'obligation de diffuser douze fois un message de cent dix-huit mots, un empiétement modéré de la surface éditoriale de France Info.
Vu l'extrême gravité des faits imputés à Michel Junot et la circonstance que le bulletin en question fut, dans ses versions successives, diffusé soixante-deux fois sur l'antenne d'une radio couvrant l'ensemble du territoire français, la Cour estime que les mesures prises contre les requérants n'étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi.
41.  Eu égard à ce qui précède, l'ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 7 § 1 de la Convention ;
2.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 2 de la Convention ;
3.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 mars 2004, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé A.B. Baka  Greffière Président
1.  Note du greffe : la décision est publiée sous forme d’extraits dans le recueil CEDH 2003-X.
ARRÊT RADIO FRANCE ET AUTRES c. FRANCE
ARRÊT RADIO FRANCE ET AUTRES c. FRANCE 


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 53984/00
Date de la décision : 30/03/2004
Type d'affaire : Arrêt (Au principal)
Type de recours : Non-violation de l'art. 7 ; Non-violation de l'art. 6-2 ; Non-violation de l'art. 10

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) DEVOIRS ET RESPONSABILITES, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PREVUE PAR LA LOI, (Art. 10-2) PROTECTION DE LA REPUTATION D'AUTRUI, (Art. 10-2) PROTECTION DES DROITS D'AUTRUI, (Art. 6-2) PRESOMPTION D'INNOCENCE


Parties
Demandeurs : RADIO FRANCE ET AUTRES
Défendeurs : FRANCE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2004-03-30;53984.00 ?

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