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29/06/2004 | CEDH | N°62584/00

CEDH | HARABIN c. SLOVAQUIE


[TRADUCTION]
EN FAIT
Le requérant, M. Štefan Harabin, est un ressortissant slovaque né en 1957 et résidant à Bratislava. Il a été représenté devant la Cour par Me E. Ľalíková, avocate au barreau de Bratislava. Le gouvernement défendeur a été représenté par son agent, d'abord M. P. Vršanský puis, à partir du 1er avril 2003, M. P. Kresák.
A.  Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Le 11 février 1998, le Conseil national de la République

slovaque élut le requérant président de la Cour suprême pour un mandat de cinq ans.
Le 16 ...

[TRADUCTION]
EN FAIT
Le requérant, M. Štefan Harabin, est un ressortissant slovaque né en 1957 et résidant à Bratislava. Il a été représenté devant la Cour par Me E. Ľalíková, avocate au barreau de Bratislava. Le gouvernement défendeur a été représenté par son agent, d'abord M. P. Vršanský puis, à partir du 1er avril 2003, M. P. Kresák.
A.  Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Le 11 février 1998, le Conseil national de la République slovaque élut le requérant président de la Cour suprême pour un mandat de cinq ans.
Le 16 août 2000, le gouvernement adopta une résolution en vertu de laquelle il engagea une procédure de révocation du requérant. Cette résolution avait pour origine une proposition du ministre de la Justice dans laquelle les motifs suivants étaient invoqués à l'appui de cette mesure.
D'après cette proposition, par ses dires, son comportement et ses décisions, le requérant avait à plusieurs reprises jeté le discrédit sur la Cour suprême et le pouvoir judiciaire dans son ensemble.
Premièrement, il n'avait pas engagé de procédure disciplinaire en vue de démettre J.Š. de ses fonctions de juge. Celui-ci, qui était vice-président de la Cour suprême, avait pénétré de force dans des locaux appartenant au ministère de la Justice et avait eu un comportement violent envers un haut fonctionnaire de ce ministère en juin 1999. La proposition du ministre laissait entendre que le requérant n'avait pas agi de façon appropriée dans cette affaire.
Deuxièmement, en septembre 1999, l'intéressé avait lancé un processus de modification de plusieurs lois concernant le pouvoir judiciaire. Les propositions soumises allaient manifestement au-delà de l'intérêt légitime qu'il y avait à ce qu'un titre distinct du budget de l'Etat fût consacré à la Cour suprême. Si ces propositions avaient été approuvées, le président de la Cour suprême aurait eu le droit exclusif de fixer le nombre des juges de la Cour suprême et de décider de leur nomination ou mutation. Le conseil du syndicat des magistrats de Slovaquie avait vivement critiqué cette initiative dans une déclaration adoptée en octobre 1999. Selon cette déclaration, la proposition était contraire au principe de la transparence dans les questions de personnel et risquait d'amoindrir l'objectivité de la prise de décision concernant la carrière des juges. Le rapport du ministre concluait que le requérant avait cherché à accroître ses pouvoirs et non à renforcer l'autogestion des juges.
Troisièmement, le requérant avait tenu compte des vues exprimées par des organes d'autogestion des juges uniquement lorsqu'elles servaient ses intérêts. Ainsi, il avait refusé la mutation d'un juge à la Cour suprême, malgré une recommandation du conseil de la magistrature de la République slovaque. En revanche, il avait proposé d'affecter temporairement à la juridiction suprême un juge d'un tribunal de district qui ne remplissait manifestement pas les exigences professionnelles et éthiques de telles fonctions. Le rapport du ministre concluait que le requérant n'avait pas appliqué des critères professionnels et éthiques corrects lorsqu'il avait proposé de pourvoir des postes à la Cour suprême.
Quatrièmement, l'intéressé n'avait pas agi convenablement en présentant son point de vue sur un projet de modification de la Constitution. En particulier, dans une lettre adressée à un représentant de la Commission européenne, il avait déclaré que presque tous les juges des juridictions ordinaires étaient d'avis que le projet de modification de la Constitution méconnaissait le principe de la séparation des pouvoirs et compromettait l'indépendance des juges, alors que le conseil de la magistrature de la République slovaque, le syndicat des magistrats de Slovaquie et l'association nationale des femmes magistrats de Slovaquie, qui représentaient la majorité des magistrats, avaient en fait émis un point de vue contraire. En outre, le requérant avait allégué à tort que l'ensemble du pouvoir judiciaire, y compris la Cour suprême, serait dirigé par un membre du gouvernement si le Conseil judiciaire était constitué conformément au projet de modification de la Constitution, alors qu'en vertu de la proposition ce Conseil devait être composé de neuf magistrats élus par leurs pairs et de neuf autres membres, dont trois devaient être désignés par le Parlement, trois par le président de la République et trois par le gouvernement.
Les observations du requérant sur le projet de modification méritaient d'être relevées dans la mesure où elles montraient qu'il ne comprenait pas le but d'une amnistie dans un Etat démocratique. Le rapport précisait également qu'il ressortait des commentaires de l'intéressé que la véritable raison du désaccord de celui-ci avec le projet de modification de la Constitution résidait dans le point concernant la révocation du président de la Cour suprême.
Cinquièmement, plusieurs affaires rapportées par les médias avaient amoindri la crédibilité du pouvoir judiciaire. A titre d'exemple, un représentant de la Cour suprême était soupçonné d'avoir falsifié un document officiel concernant l'utilisation d'un bâtiment où siégeait la Cour suprême. Le requérant n'avait pas été en mesure de démontrer que les soupçons n'étaient pas fondés et avait à maintes reprises modifié son explication des faits pertinents. En outre, il n'avait pas engagé de procédure disciplinaire contre un juge de la Cour suprême qui avait été traité gratuitement dans un établissement thermal. L'intéressé avait pris une initiative malencontreuse dans le cadre d'une procédure judiciaire, en ce qu'il avait informé les médias, de son propre chef, d'une décision de la Cour suprême et l'avait commentée avant qu'elle ne fût signifiée aux parties.
Le rapport du ministre concluait que les actes et le comportement du requérant montraient que celui-ci ne remplissait pas les exigences professionnelles et morales liées au poste de président de la Cour suprême. Dans l'exercice de ses fonctions, le requérant privilégiait sa situation matérielle et le renforcement de ses pouvoirs, et non les problèmes professionnels et éthiques du pouvoir judiciaire.
L'intéressé saisit la Cour constitutionnelle en vertu de l'article 130 § 3 de la Constitution. Quant à la proposition du gouvernement, il allégua une atteinte à son droit à la liberté d'expression garanti par l'article 26 § 1 et la violation de l'article 30 §§ 1 et 4 de la Constitution.
Le 10 octobre 2000, la Cour constitutionnelle rejeta le recours pour défaut manifeste de fondement. Elle précisa, dans sa décision, que la proposition du gouvernement de relever le requérant de ses fonctions de président de la Cour suprême n'emportait violation d'aucun des droits constitutionnels de l'intéressé. Elle souligna en particulier que la Constitution ne garantissait aucun droit à exercer les fonctions auxquelles le requérant avait été élu. En outre, rien n'indiquait que la proposition de révocation eût violé le droit de celui-ci à la liberté d'expression ou un autre de ses droits constitutionnels étant donné qu'elle ne portait pas en soi directement atteinte aux droits du requérant ou à ses intérêts protégés par la loi.
Le 19 décembre 2000, le Conseil national de la République slovaque rejeta par 62 voix contre 60, avec 15 abstentions, la proposition de révocation du requérant.
Après l'entrée en vigueur, le 1er juillet 2001, d'une modification de la Constitution, le poste de président de la Cour suprême devait être pourvu conformément à l'article 145 § 3 de la Constitution. Le 20 décembre 2001, le requérant remporta les élections à ce poste organisées par le Conseil judiciaire. Par la suite, la Cour constitutionnelle invalida l'élection au motif que l'autre candidat avait été désavantagé par rapport au requérant. Les élections ultérieures n'ayant pas abouti à la nomination du président de la Cour suprême conformément à l'article 145 § 3 de la Constitution, le requérant occupa les fonctions de président de cette juridiction jusqu'à l'expiration de son mandat, en février 2003. Depuis lors, il est juge à la Cour suprême.
B.  Le droit interne pertinent
1.  La Constitution
Les dispositions suivantes de la Constitution sont pertinentes en l'espèce.
L'article 26 consacre en son paragraphe 1 la liberté d'expression et le droit à l'information. En son paragraphe 2 il garantit à toute personne le droit d'exprimer ses opinions oralement, par écrit, par voie de presse et par l'image, ou par tout autre moyen, et de rechercher, de recevoir et de communiquer librement des idées et des informations. Le paragraphe 3 interdit la censure. En vertu du paragraphe 4, la liberté d'expression et le droit de rechercher et de communiquer des informations peuvent faire l'objet de restrictions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection des droits et libertés d'autrui, à la sécurité de l'Etat ou à l'ordre public ou à la protection de la santé publique ou de la morale.
Selon le paragraphe 1 de l'article 30, les citoyens ont le droit de participer à la gestion des affaires publiques, soit directement soit par l'intermédiaire de représentants élus. Le paragraphe 4 de ce même article prévoit l'accès des citoyens, dans des conditions d'égalité, à des fonctions publiques.
Les dispositions suivantes de la Constitution, qui furent en vigueur jusqu'au 30 juin 2001, sont pertinentes en l'espèce.
Aux termes de l'article 145 § 1, les juges étaient élus pour un mandat de quatre ans par le Conseil national de la République slovaque, sur proposition du gouvernement. A l'expiration de ce mandat, le Conseil national élisait les juges pour une durée indéterminée, sur proposition du gouvernement.
Le paragraphe 2 de l'article 145 énonçait que le président et les vice-présidents de la Cour suprême étaient élus par le Conseil national parmi les juges de la Cour suprême pour un mandat de cinq ans. Une même personne ne pouvait exercer ces fonctions pour plus de deux mandats consécutifs de cinq ans.
En vertu de l'article 147 § 1, un juge pouvait être relevé de ses fonctions par le Conseil national de la République slovaque, soit à la suite de sa condamnation définitive pour une infraction commise intentionnellement, soit à la suite d'une infraction disciplinaire incompatible avec l'exercice de sa fonction. Le paragraphe 3 de cette disposition énonçait qu'avant de révoquer un juge, le Conseil national devait recueillir l'avis de la juridiction disciplinaire compétente.
Les dispositions suivantes de la Constitution, qui prirent effet le 1er juillet 2001 après la modification du texte, sont pertinentes en l'espèce.
L'article 141 a) § 1 prévoit la création du Conseil judiciaire, composé du président de la Cour suprême, de huit magistrats élus par leurs pairs et pouvant être révoqués par eux, et de neuf autres membres, trois étant désignés par le Parlement, trois par le président de la République slovaque et trois par le gouvernement. En vertu du paragraphe 4 c) de l'article 141 a), le Conseil judiciaire est habilité à proposer au président de la République slovaque les noms des personnes à nommer aux fonctions de président et vice-président de la Cour suprême et à demander leur révocation.
Aux termes de l'article 145 § 3, le président et le vice-président de la Cour suprême sont nommés pour un mandat de cinq ans par le président de la République slovaque, sur proposition du Conseil judiciaire, parmi les juges de la Cour suprême. Le président de la République peut révoquer le président et le vice-président de la Cour suprême avant l'expiration de leur mandat pour tout motif prévu par l'article 147 de la Constitution.
2.  La loi de 1992 sur l'administration de la justice par l'Etat
La loi no 80/1992 régit notamment l'administration de la justice par l'Etat, qui consiste à créer les conditions requises pour un bon fonctionnement de la justice, sans porter atteinte à l'indépendance du pouvoir judiciaire.
En vertu du paragraphe 1 de l'article 8, l'autorité centrale chargée de l'administration de la justice est le ministère de la Justice. Le paragraphe 2 énonce que les autres autorités chargées de l'administration de la justice sont le président et le vice-président de la Cour suprême et les présidents et vice-présidents des tribunaux régionaux et de district.
D'après l'article 9 § 2, le ministère de la Justice administre la Cour suprême par l'intermédiaire du président de celle-ci.
L'article 12 § 1 d) dispose que le ministère de la Justice organise, dirige et contrôle l'administration des cours et tribunaux confiée à leurs présidents respectifs.
En vertu de l'article 13 § 1, le président de la Cour suprême administre cette juridiction : a) responsable du personnel et de l'organisation, il est appelé notamment à pourvoir les postes spécialisés et autres en y affectant des personnes dûment qualifiées et à traiter les questions de personnel concernant les juges et autres agents de la juridiction, b) il est chargé des questions économiques, matérielles et financières, et c) il organise la formation professionnelle des juges et autres membres du personnel de la juridiction suprême.
Aux termes du paragraphe 2 de l'article 13, le président de la Cour suprême veille également à la dignité de la procédure judiciaire, au respect des règles de l'éthique judiciaire et à la conduite de la procédure devant la Cour suprême sans retards excessifs.
Le paragraphe 3 de ce même article autorise le président de la Cour suprême à former des pourvois dans l'intérêt de la loi dans les cas prévus par la loi.
3.  Le code civil
En vertu de l'article 11, toute personne physique a droit à la protection de sa personnalité, en particulier de sa vie et de sa santé, de sa dignité civile et humaine, de sa vie privée, de son nom et de ses caractéristiques personnelles.
Selon l'article 13 § 1, toute personne physique est en droit de demander qu'il soit mis un terme à une ingérence injustifiée dans ses droits individuels et que les conséquences de cette ingérence soient effacées, et d'obtenir une juste réparation.
L'article 13 § 2 dispose que, lorsque la satisfaction obtenue au titre de l'article 13 § 1 est insuffisante, notamment parce que la dignité et la position sociale d'une personne ont subi une atteinte considérable, la personne lésée a droit à des dommages-intérêts pour préjudice moral. Selon l'article 13 § 3, lorsqu'elles fixent le montant d'une telle réparation, les juridictions doivent tenir compte de la gravité du préjudice souffert par la personne concernée ainsi que des circonstances dans lesquelles la violation des droits de cette personne a eu lieu.
GRIEFS
1.  Invoquant l'article 10 de la Convention, le requérant dénonce une violation de son droit à la liberté d'expression, car il était envisagé de le relever de ses fonctions de président de la Cour suprême, à titre de sanction pour les vues qu'il avait exprimées sur la séparation des pouvoirs et sur les garanties de l'indépendance du pouvoir judiciaire en Slovaquie.
2.  Il allègue la violation de l'article 14 de la Convention en ce que, contrairement aux autres juges, il pouvait être révoqué sans qu'un tribunal l'eût reconnu coupable d'une infraction pénale ou disciplinaire.
EN DROIT
1.  Le requérant dénonce une violation de son droit à la liberté d'expression, le gouvernement ayant cherché à le relever de ses fonctions de président de la Cour suprême. Il invoque l'article 10 de la Convention, dont le passage pertinent est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques (...)
2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
Le Gouvernement soutient que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes puisqu'il n'a expressément invoqué dans son recours constitutionnel que le premier paragraphe de l'article 26 de la Constitution. La Cour constitutionnelle n'était donc pas tenue d'examiner si les autres dispositions de cet article avaient été respectées. En outre, le requérant avait soulevé dans la procédure devant cette juridiction des arguments différents de ceux qu'il a par la suite invoqués dans sa requête à la Cour. L'intéressé aurait également pu demander réparation dans le cadre d'une action pour la protection de ses droits individuels prévue par les articles 11 et suivants du code civil.
Par ailleurs, d'après le Gouvernement, le requérant ne saurait se prétendre victime d'une violation de ses droits garantis par l'article 10, le Parlement n'ayant pas accepté la proposition du gouvernement de révoquer l'intéressé, qui a continué à exercer ses fonctions jusqu'à l'expiration du mandat pour lequel il avait été nommé. Durant cette période, le requérant a eu la liberté d'exprimer ses vues et s'est en fait prévalu de ce droit à maintes occasions, aussi bien en Slovaquie qu'à l'étranger.
Quant au fond, le Gouvernement considère qu'il n'y a pas eu d'ingérence dans l'exercice par le requérant de son droit à la liberté d'expression. Invoquant les motifs avancés dans le rapport du ministre, il souligne que l'initiative de révoquer l'intéressé tenait au fait que celui-ci ne s'était pas acquitté correctement de ses fonctions consistant à administrer la Cour suprême et ne remplissait pas les exigences éthiques et professionnelles du poste qu'il occupait.
Le requérant soutient qu'il avait pour seul recours de saisir la Cour constitutionnelle. Cette juridiction s'est penchée sur le fond de son grief tiré de l'atteinte à son droit à la liberté d'expression. Les voies de recours internes ont donc été épuisées.
Sur le fond, le requérant fait valoir que les arguments avancés par le Gouvernement ne sont pas étayés et visent à jeter le discrédit sur sa personne. Il souligne en particulier qu'il a été élu le 20 décembre 2001 aux fonctions de président de la Cour suprême dans le cadre des élections organisées par le Conseil judiciaire nouvellement constitué. Il conteste l'allégation selon laquelle le personnel de la Cour suprême avait falsifié un document officiel et soutient que le juge J.Š. de cette juridiction n'avait pas contrevenu à la loi ni commis d'infractions disciplinaires. En sa qualité de président de la Cour suprême, le requérant s'estimait autorisé à participer au choix des juges devant être mutés à cette juridiction.
S'agissant de ses observations sur le projet de modification de la Constitution, le requérant fait valoir en outre que le gouvernement entendait le punir pour avoir exprimé son opinion au sujet de la position du pouvoir judiciaire. Ces vues cadraient avec celles d'autres juges et avaient été approuvées lors de réunions et conférences internationales auxquelles il avait participé. Enfin, le gouvernement aurait pu engager une procédure disciplinaire contre l'intéressé s'il avait estimé que celui-ci ne répondait pas aux exigences professionnelles et éthiques de ses fonctions. Le gouvernement ne l'a pas fait, ce qui montre selon le requérant que le but de la proposition était de le sanctionner pour ses opinions.
En ce qui concerne le recours prévu par les articles 11 et suivants du code civil, la Cour constate qu'il aurait eu pour effet de redresser toute conséquence néfaste que la proposition du gouvernement de mettre fin aux fonctions du requérant aurait pu avoir sur les droits individuels de celui-ci. Le recours n'avait toutefois pas pour but de protéger la liberté d'expression du requérant en tant que telle. La conclusion selon laquelle l'action prévue par les articles 11 et suivants du code civil n'est pas un recours que l'intéressé soit tenu d'exercer se trouve également étayée par le fait que la Cour constitutionnelle a connu de la demande du requérant et ne l'a pas rejetée pour non-épuisement des autres voies de recours ou au motif que l'affaire relevait de la compétence des juridictions ordinaires. La Cour constate en outre que la Cour constitutionnelle a examiné le fond du grief du requérant concernant l'atteinte à son droit à la liberté d'expression et que la juridiction constitutionnelle n'avait pas, à l'époque des faits, le pouvoir d'accorder une réparation à une partie ayant obtenu gain de cause dans une procédure conduite en application de l'article 130 § 3 de la Constitution (Nemec et autres c. Slovaquie (déc.), no 48672/99, 18 janvier 2001, avec d'autres références, Marônek c. Slovaquie (déc.), no 32686/96, 27 avril 2000, et Feldek c. Slovaquie (déc.), no 29032/95, 15 juin 2000).
Dès lors, l'exception du Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes ne saurait être retenue.
La Cour estime qu'il n'y a pas lieu de rechercher si le requérant peut se prétendre victime, au sens de l'article 34 de la Convention, puisque cette partie de la requête est de toute manière irrecevable pour les raisons suivantes.
En ce qui concerne le grief formulé par le requérant, la Cour observe que la qualité de président de la Cour suprême ne prive pas l'intéressé de la protection de l'article 10. En outre, eu égard en particulier à l'importance croissante accordée à la séparation des pouvoirs (Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], nos 39343/98, 39651/98, 43147/98 et 46664/99, § 193, CEDH 2003-VI ; Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 78, CEDH 2002-IV) et à celle accordée à la sauvegarde de l'indépendance du pouvoir judiciaire, toute atteinte à la liberté d'expression d'un magistrat dans la situation du requérant appelle un examen attentif de la part de la Cour. Toutefois, pour savoir si cette disposition a été méconnue, il faut d'abord rechercher si la mesure litigieuse constituait une ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression – telle qu'une « formalité, condition, restriction ou sanction » – ou si elle se situait dans le champ du droit d'accès à la fonction publique, non garanti, lui, par la Convention. Pour répondre, il y a lieu de préciser la portée de la mesure en replaçant cette dernière dans le contexte des faits de la cause et de la législation pertinente (Wille c. Liechtenstein, arrêt du 28 octobre 1999, Recueil des arrêts et décisions 1999-VII, §§ 42 et 43, avec d'autres références).
S'agissant de rechercher s'il y a eu une ingérence dans l'exercice par le requérant de son droit à la liberté d'expression, la Cour estime qu'il lui faut axer son examen sur le rapport soumis par le ministre de la Justice, étant donné que ce document exposait les motifs de la proposition de révocation et que c'est sur cette base que le gouvernement a adopté sa résolution proposant au Conseil national de démettre l'intéressé de ses fonctions.
D'après ce rapport, les actes et le comportement du requérant montraient qu'il ne répondait pas aux exigences professionnelles et éthiques des fonctions de président de la Cour suprême. Les arguments suivants étaient invoqués à l'appui de cette conclusion.
i.  Le requérant n'aurait pris aucune mesure pour faire renvoyer un juge de la Cour suprême qui avait attaqué un fonctionnaire du ministère de la Justice.
ii.  Il aurait tenté d'obtenir le droit exclusif de fixer le nombre de juges de la Cour suprême et de décider des affectations ou mutations de juges à cette juridiction, initiative qui avait été critiquée par un syndicat de magistrats.
iii.  Il n'aurait pas appliqué des critères professionnels et éthiques corrects dans ses propositions de nomination à des postes à la Cour suprême.
iv.  Il aurait déclaré que presque tous les juges approuvaient son avis sur le projet de modification de la Constitution, alors que plusieurs syndicats représentant la majorité des magistrats avaient émis un point de vue contraire.
v.  Il avait allégué, prétendument à tort, que l'ensemble du pouvoir judiciaire, y compris la Cour suprême, serait régi par un membre du gouvernement si le Conseil judiciaire était constitué selon les modalités prévues dans le projet de modification de la Constitution et les arguments qu'il avait invoqués à ce propos démontraient, d'après les conclusions du rapport, qu'il ne comprenait pas le but d'une amnistie dans un Etat démocratique.
vi.  Il avait été indirectement impliqué dans plusieurs affaires médiatisées, qui avaient prétendument jeté le discrédit sur le pouvoir judiciaire, ou n'avait pas agi de façon appropriée à ces occasions.
Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la mesure litigieuse touchait essentiellement à la capacité du requérant à exercer convenablement la fonction de président de la Cour suprême, c'est-à-dire à l'appréciation de ses compétences professionnelles et de ses qualités personnelles dans le cadre de ses activités et comportements concernant l'administration de la Cour suprême. A cet égard, il y a lieu de noter que l'article 8 § 1 de la loi sur l'administration de la justice par l'Etat énonce que l'autorité centrale chargée de l'administration de la justice est le ministère de la Justice et que l'article 9 § 2 dispose que le ministère de la Justice administre la Cour suprême par l'intermédiaire du président de celle-ci.
La mesure litigieuse ressortissait donc, en tant que telle, au domaine de l'exercice d'une fonction publique liée à l'administration de la justice, ce qui ne constitue pas un droit garanti par la Convention. La Cour n'est donc pas tenue de se prononcer sur le bien-fondé des arguments avancés dans le rapport du ministre.
Il est vrai que ce rapport évoquait également les vues que le requérant avait exprimées sur le projet de modification de la Constitution et précisait qu'elles « méritaient d'être relevées » en ce qu'elles montraient que l'intéressé n'avait pas compris le but d'une amnistie dans un Etat démocratique. Toutefois, les documents en la possession de la Cour n'indiquent pas que la proposition de démettre le requérant de ses fonctions ait été exclusivement ou surtout motivée par ces vues. A supposer même que la proposition du gouvernement ait eu un effet dissuasif sur l'exercice par le requérant de sa liberté d'expression, cet effet fut limité dans le temps, puisque, le 19 décembre 2000, le Conseil national de la République slovaque a rejeté la proposition tendant à la révocation de l'intéressé.
Compte tenu de la portée de la mesure litigieuse au regard des faits de l'espèce et du droit pertinent, la Cour conclut qu'il n'y a pas eu d'ingérence dans l'exercice par le requérant de son droit à la liberté d'expression tel que le garantit l'article 10 § 1.
Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
2.  Le requérant se dit victime d'une discrimination en ce que, contrairement aux autres juges, il pouvait être révoqué en raison des vues qu'il avait exprimées et sans qu'un tribunal ne l'eût reconnu coupable d'une infraction pénale ou disciplinaire. Il allègue la violation de l'article 14 de la Convention, lequel énonce :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
La Cour rappelle qu'il y a violation du droit garanti par l'article 14 à ne pas faire l'objet d'une discrimination dans la jouissance des droits reconnus par la Convention lorsque les Etats font subir sans justification objective et raisonnable un traitement différent à des personnes se trouvant dans des situations analogues (Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000-IV).
En l'espèce, le requérant risquait d'être relevé de ses fonctions de président de la Cour suprême. Toutefois, son renvoi éventuel n'était pas de nature à affecter sa situation en tant que juge, office auquel il avait été élu précédemment et duquel il pouvait être démis, comme d'autres juges, dans les cas prévus par la loi. Dès lors, on ne saurait considérer que l'intéressé a été traité différemment de personnes se trouvant dans une situation analogue.
Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Françoise Elens-Passos Nicolas Bratza   Greffière adjointe Président
DÉCISION HARABIN c. SLOVAQUIE
DÉCISION HARABIN c. SLOVAQUIE 


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 62584/00
Date de la décision : 29/06/2004
Type d'affaire : Décision
Type de recours : Partiellement recevable ; Partiellement irrecevable

Analyses

(Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE FAMILIALE, (Art. 8-2) INGERENCE, (Art. 8-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 8-2) PROTECTION DES DROITS ET LIBERTES D'AUTRUI


Parties
Demandeurs : HARABIN
Défendeurs : SLOVAQUIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2004-06-29;62584.00 ?
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