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23/09/2004 | CEDH | N°34503/97

CEDH | DEMIR et BAYKARA contre la TURQUIE


TROISIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 34503/97  présentée par Kemal DEMIR et Vicdan BAYKARA  contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant le 23 septembre 2004 en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,    I. Cabral Barreto,    R. Türmen,    J. Hedigan,   Mmes M. Tsatsa-Nikolovska,    H.S. Greve,   M. K. Traja, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des D

roits de l'Homme le 8 octobre 1996,
Vu l'article 5 § 2 du Protocole no 11 à la Convention, qui a tr...

TROISIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 34503/97  présentée par Kemal DEMIR et Vicdan BAYKARA  contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant le 23 septembre 2004 en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,    I. Cabral Barreto,    R. Türmen,    J. Hedigan,   Mmes M. Tsatsa-Nikolovska,    H.S. Greve,   M. K. Traja, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l'Homme le 8 octobre 1996,
Vu l'article 5 § 2 du Protocole no 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants, Kemal Demir et Vicdan Baykara, sont des ressortissants turcs respectivement nés en 1951 et 1958 et résidant à Gaziantep et Istanbul. Le premier requérant était membre du syndicat Tüm Belediye Sendikası (ci-après Tüm Bel-Sen), la deuxième en était la présidente. Ils sont représentés devant la Cour par Me Ayhan Kızılöz, avocat à Istanbul.
A.  Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Le syndicat Tüm Bel-Sen fut fondé en 1990 par des fonctionnaires de diverses communes soumis à la loi no 657 sur les fonctionnaires de l'Etat. Selon l'article 2 de son statut, il se fixe pour objectif de promouvoir un syndicalisme démocratique au service des aspirations et des revendications des personnes qu'il regroupe. Son siège se trouve à Istanbul.
Le 27 février 1993, Tüm Bel-Sen conclut pour une durée de deux ans avec la commune de Gaziantep une convention collective qui prit effet le 1er janvier 1993. La convention visait à améliorer les conditions de travail telles que les salaires, les allocations et services d'action sociale.
La commune de Gaziantep n'ayant pas rempli les obligations, notamment financières, découlant de la convention collective, le premier requérant, en tant que représentant du syndicat, forma le 18 juin 1993 une action civile devant le tribunal de grande instance de Gaziantep (« le tribunal de grande instance »).
Par un jugement du 22 juin 1994, le tribunal de grande instance donna gain de cause à Tüm Bel-Sen. La commune de Gaziantep se pourvut en cassation.
Par un arrêt du 13 décembre 1994, la Cour de cassation infirma le jugement de première instance. Elle considéra que, nonobstant le fait qu'il n'y avait pas d'obstacle juridique à la fondation de syndicats par des fonctionnaires de l'État, ceux-ci n'étaient pas autorisés à conclure des conventions collectives en l'état actuel du droit positif.
Par un jugement du 28 mars 1995, le tribunal de grande instance maintint son jugement initial au motif que, malgré l'absence de dispositions juridiques expresses reconnaissant aux syndicats fondés par des fonctionnaires le droit de conclure des conventions collectives, la lacune devait être comblée à la lumière des traités internationaux tels que la convention de l'Organisation internationale du travail.
Par un arrêt du 6 décembre 1995, la Cour de cassation infirma le jugement de première instance. Elle précisa que, à l'époque où le syndicat avait été fondé, les dispositions légales en vigueur n'autorisaient pas les fonctionnaires à fonder des syndicats. Elle conclut que, dépourvu de personnalité juridique, le syndicat n'était pas habilité à conclure une convention collective et n'avait d'ailleurs pas la capacité d'ester en justice.
Le recours en rectification formé par les représentants du syndicat fut rejeté par la Cour de cassation le 10 avril 1996.
B.  Le droit interne pertinent
1.  La Constitution
Article 51
(À l'époque des faits)
« Les travailleurs et les employeurs ont le droit de fonder des syndicats et des unions syndicales sans autorisation préalable dans le but de sauvegarder et d'élargir leurs droits et intérêts économiques et sociaux dans le cadre de leurs relations de travail.
Pour pouvoir fonder un syndicat ou une union syndicale, il suffit de remettre à l'autorité compétente désignée par la loi les informations et documents requis en vertu de la loi. Si elle constate l'illégalité de ces informations et documents, l'autorité compétente s'adresse au tribunal en vue d'obtenir la suspension des activités ou la fermeture du syndicat ou de l'union syndicale.
L'adhésion aux syndicats et la démission des syndicats sont libres.
Nul ne peut être contraint de devenir membre, de demeurer membre ou de démissionner d'un syndicat.
Les travailleurs et les employeurs ne peuvent être membres de plus d'un syndicat à la fois.
La possibilité de travailler en un lieu quelconque ne peut pas être subordonnée à la qualité de membre d'un syndicat de travailleurs ou à l'absence de cette qualité.
Pour pouvoir exercer des fonctions dirigeantes dans les syndicats ou dans les unions syndicales de travailleurs, il faut avoir travaillé effectivement comme ouvrier pendant dix ans au moins.
Les statuts, l'administration et le fonctionnement des syndicats et des unions syndicales ne peuvent être contraires aux caractéristiques de la République et aux principes démocratiques définis par la Constitution. »
Article 51
(Tel que modifié par la loi no 4709 du 3 octobre 2001)
« Les travailleurs et les employeurs ont le droit de fonder des syndicats et des unions syndicales sans autorisation préalable dans le but de sauvegarder et de développer les droits et intérêts économiques et sociaux de leurs membres dans le cadre de leurs relations de travail, ainsi que d'y adhérer et de s'en retirer librement. Nul ne peut être contraint de devenir membre ou de démissionner d'un syndicat.
Le droit de fonder un syndicat ne peut être limité qu'en vertu de la loi et pour des raisons de sécurité nationale ou d'ordre public ou dans le but d'empêcher la commission d'un délit, de préserver la santé publique ou les bonnes mœurs ou de protéger les droits et libertés d'autrui.
Les formes, conditions et procédures applicables à l'exercice du droit de fonder un syndicat sont fixées par la loi.
Il n'est pas permis d'être membre de plusieurs syndicats à la fois au sein d'un même secteur d'activité.
L'étendue des droits des agents publics n'ayant pas la qualité d'ouvrier dans ce domaine, ainsi que les exceptions et limitations qui leur sont applicables, sont fixées par la loi d'une manière appropriée à la nature des services dont ils sont chargés.
Les statuts, l'administration et le fonctionnement des syndicats et des unions syndicales ne peuvent être contraires aux caractéristiques fondamentales de la République ni aux principes démocratiques. »
Article 53
(À l'époque des faits)
« Les travailleurs et les employeurs ont dans leurs rapports mutuels le droit de conclure des conventions collectives de travail en vue de réglementer leur situation économique et sociale et leurs conditions de travail.
La loi détermine le mode de conclusion des conventions collectives de travail.
On ne peut conclure ni appliquer plus d'une convention collective de travail dans un même lieu de travail au cours d'une même période. »
Article 53
(Tel que modifié par la loi no 4121 du 23 juillet 1995)
« Les travailleurs et les employeurs ont dans leurs rapports mutuels le droit de conclure des conventions collectives de travail en vue de réglementer leur situation économique et sociale et leurs conditions de travail.
La loi détermine le mode de conclusion des conventions collectives de travail.
Les syndicats et les unions syndicales que les agents publics visés à l'alinéa premier de l'article 128 seront autorisés à fonder entre eux et qui ne sont pas soumis aux dispositions des alinéas premier et deux du présent article ni à celles de l'article 54, peuvent ester en justice et engager des négociations collectives avec l'administration conformément à leurs objectifs au nom de leurs membres. Si les négociations collectives débouchent sur un accord, le texte de celui-ci est signé par les parties. Le texte de l'accord est soumis à l'appréciation du Conseil des ministres pour pouvoir être mis en œuvre sur les plans légal et administratif. Si les négociations collectives ne débouchent pas sur la signature d'un accord, les parties signent un procès-verbal précisant les points d'accord et de désaccord, et celui-ci est soumis à l'appréciation du Conseil des ministres. La loi détermine les procédures relatives à l'exécution du présent alinéa.
On ne peut conclure ni appliquer plus d'une convention collective de travail dans un même lieu de travail au cours d'une même période. »
Article 128
« Les fonctions essentielles, permanentes et durables requises par les services publics que l'Etat, les entreprises économiques publiques et les autres personnes morales publiques sont tenus de fournir conformément aux principes généraux de l'administration sont exercées par les fonctionnaires et autres agents publics.
La loi réglemente les qualifications, la nomination, les fonctions et attributions, les droits et obligations et les traitements et indemnités des fonctionnaires et autres agents publics ainsi que les autres questions se rapportant à leur statut.
La loi détermine spécialement les règles et modalités de formation des fonctionnaires supérieurs. »
2.  La loi no 657 sur les fonctionnaires de l'État
L'article 22 de la loi no 657 du 14 juillet 1965 disposait que les fonctionnaires étaient autorisés à fonder des syndicats et des organisations professionnelles et à y adhérer selon les modalités des lois spéciales. Selon le deuxième alinéa de cet article, ces organisations professionnelles étaient autorisées à défendre les intérêts de leurs membres devant les autorités compétentes. L'article a été abrogé par l'article 5 du décret-loi no 2 du 23 décembre 1972. En vertu de l'article 1 de la loi no 4275 du 12 juin 1997, il est de nouveau entré en vigueur. Il est ainsi libellé :
« Les fonctionnaires de l'État sont autorisés à fonder des syndicats et des associations de syndicats et à y adhérer. »
GRIEFS
1. Invoquant l'article 11 de la Convention, les requérants se plaignent, d'une part, que les tribunaux internes n'ont pas reconnu la personnalité juridique du syndicat dont ils sont membres et, d'autre part, que ces juridictions n'ont pas considéré ce syndicat comme habilité à mener des négociations collectives. Ils soutiennent que la restriction en question établit une distinction discriminatoire au sens de l'article 14 de la Convention.
2. Invoquant l'article 6 de la Convention, les requérants se plaignent que leur cause n'a pas été entendue par un tribunal indépendant et impartial.
EN DROIT
1. Les requérants se plaignent que les instances nationales ont méconnu leur droit de fonder des syndicats et de conclure des conventions collectives. Ils invoquent l'article 11 de la Convention, combiné avec son article 14.
L'article 11 est libellé comme suit :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
   2.  L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. Le présent article n'interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l'Etat. »
L'article 14 est rédigé en ces termes :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
Le Gouvernement fait observer que, à la suite de l'amendement le 12 juin 1997 de l'article 22 de la loi no 657 sur les fonctionnaires, ceux-ci sont désormais autorisés à fonder des syndicats et à y adhérer. Toutefois, à l'époque des faits, les fonctionnaires n'étaient pas expressément habilités à fonder des syndicats et les restrictions auraient dû être considérées comme prévues par la loi.
Pour ce qui est du droit de conclure des conventions collectives, le Gouvernement avance que l'article 11 de la Convention ne garantit pas un tel droit. A l'appui de son argumentation, il se réfère aux arrêts Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède (arrêt du 6 février 1976, série A no 20) et Syndicat national de la police belge c. Belgique (arrêt du 27 octobre 1975, série A no 19).
Les requérants contestent l'argumentation du Gouvernement et réitèrent leurs allégations.
La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de son examen, mais nécessitent un examen au fond ; il s'ensuit qu'il ne saurait être déclaré manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.
2. Sur le terrain de l'article 6 § 1 de la Convention, les requérants soutiennent que leur cause n'a pas été entendue par un tribunal indépendant et impartial au sens de cette disposition.
L'article 6 § 1 dispose en ses passages pertinents :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l'accès de la salle d'audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l'intérêt (...) de l'ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique (...). »
Le Gouvernement indique que le tribunal de première instance avait rendu une décision en faveur des requérants et que, à la suite de l'arrêt d'infirmation de la Cour de cassation, il a maintenu son jugement initial. Il soutient que cet aspect même de l'attitude du tribunal de grande instance dissipe tout doute quant à l'indépendance et à l'impartialité de ce tribunal.
Les requérants affirment que, selon l'article 90 de la Constitution, les traités internationaux ratifiés par la Turquie sont directement applicables dans le droit interne turc et que la méconnaissance de cette disposition par les tribunaux prouve la partialité de ces derniers.
La Cour relève que ce grief concerne une contestation de la solution acceptée par les tribunaux internes. Elle estime qu'il est manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et doit être rejeté conformément à l'article 35 § 4 (voir, parmi d'autres, l'arrêt García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, CEDH 1999-I).
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare recevable, tous moyens de fond réservés, le grief des requérants tiré de l'article 14 combiné avec l'article 11 de la Convention ;
Déclare la requête irrecevable pour le surplus.
Vincent Berger Georg Ress   Greffier Président
DÉCISION DEMIR ET BAYKARA c. TURQUIE
DÉCISION DEMIR ET BAYKARA c. TURQUIE 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 34503/97
Date de la décision : 23/09/2004
Type d'affaire : Décision
Type de recours : Partiellement recevable ; Partiellement irrecevable

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE CIVILE


Parties
Demandeurs : DEMIR et BAYKARA
Défendeurs : la TURQUIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2004-09-23;34503.97 ?
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