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14/10/2004 | CEDH | N°37451/97

CEDH | N.A. ET AUTRES c. TURQUIE


TROISIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 37451/97  présentée par N.A. et autres  contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant le 14 octobre 2004 en une chambre composée de
MM. G. Ress, président,    I. Cabral Barreto,    R. Türmen,    J. Hedigan,   Mmes M. Tsatsa-Nikolovska,    H.S. Greve,   M. K. Traja, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l'Homme le 30

mai 1997,
Vu l'article 5 § 2 du Protocole no 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la com...

TROISIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 37451/97  présentée par N.A. et autres  contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant le 14 octobre 2004 en une chambre composée de
MM. G. Ress, président,    I. Cabral Barreto,    R. Türmen,    J. Hedigan,   Mmes M. Tsatsa-Nikolovska,    H.S. Greve,   M. K. Traja, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l'Homme le 30 mai 1997,
Vu l'article 5 § 2 du Protocole no 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants, N.A., N.A., A.A., J.Ö et H.H., nés respectivement en 1926, 1956, 1954, 1949 et 1950, sont des ressortissants turcs et résident à Antalya. Ils sont représentés devant la Cour par Me A.V. Şahin, avocat à Istanbul.
A.  Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
A la suite des études menées par le service du cadastre entre 1956 et 1958, un bien immobilier se trouvant au lieudit Karasaz, village de Çikcilli, ville d'Alanya – parcelle no 84 – et situé en bord de mer, fut inscrit sur le registre foncier au nom de R.A.
Après le décès de R.A., les requérants héritèrent de ce bien immobilier et acquittèrent les taxes et impôts y afférents.
Le 25 juin 1986, les requérants obtinrent du ministère de la Culture et du Tourisme un certificat d'investissement de tourisme (Turizm yatırımı belgesi) en vue d'y construire un hôtel.
Le 9 juillet 1986, l'Institut de la planification de l'Etat (Devlet planlama teşkilatı) accorda aux requérants, toujours en vue de la construction d'un hôtel, un certificat d'incitation à l'investissement (Yatırım teşvik ve indirim belgesi). L'article « X » de ce certificat indiquait que les requérants devaient obtenir, dès la réalisation de l'investissement, un certificat d'exploitation de tourisme (Turizm işletme belgesi).
1.  Procédure engagée à l'encontre des requérants devant le tribunal de grande instance d'Alanya pour annulation de l'inscription du bien immobilier sur le registre foncier
Le 28 octobre 1986, alors que les requérants avaient commencé la construction de l'hôtel, le Trésor public intenta une action devant le tribunal de grande instance d'Alanya (« le tribunal ») tendant à l'annulation du titre de propriété du bien immobilier sur le registre foncier et à la destruction de l'hôtel.
Le rapport d'expertise du 31 octobre 1986 indiqua que la parcelle no 84 faisait partie du littoral et n'était pas susceptible de faire l'objet d'une acquisition.
Le 31 octobre 1986, le tribunal ordonna une mesure de référé concernant l'arrêt des travaux de construction de l'hôtel.
Le rapport d'expertise du 3 mars 1987 précisa que la parcelle no 84 faisait partie du littoral et, en conséquence, ne pouvait appartenir à un particulier.
Par un jugement du 16 juin 1987, le tribunal annula l'inscription du bien immobilier sur le registre foncier et ordonna la destruction de l'hôtel en construction. Le tribunal considéra :
« [vu] le rapport d'expertise [et] statuant sur le fond [de l'affaire], (...) vu les preuves réunies et en particulier les photographies et l'ensemble des autres pièces contenues dans le dossier, le bien litigieux fait partie de la côte maritime [Deniz kıyısı]. Les côtes, même si elles restent en dehors du tracé déterminé et décidé par des actes pris par certaines commissions, ne peuvent pas faire partie des biens pouvant appartenir au domaine privé (...) l'inscription du bien sur le registre foncier au nom des requérants ne leur accorde pas de droit. »
Le 9 décembre 1987, le tribunal rejeta le recours des requérants formé contre l'ordonnance de référé du 31 octobre 1987.
Par un arrêt du 12 février 1988, la Cour de cassation cassa le jugement du 16 juin 1987 et renvoya l'affaire devant la juridiction de première instance.
Par un jugement du 17 février 1989, résistant à l'arrêt de la Cour de cassation, le tribunal réitéra son jugement initial. Il considéra que :
« l'endroit litigieux est un endroit se trouvant sous la responsabilité et la propriété de l'Etat. A ce sujet, il n'y a pas de divergence avec [l'arrêt] rendu par les chambres réunies de la Cour de cassation (Yargıtay Hukuk Genel Kurulu). Même l'Etat, en limitant la jouissance des biens dans le cadre du droit de la propriété classique, ne peut accepter l'existence de la propriété privée dans un tel endroit (...) L'objet du litige, à savoir le bien immobilier, alors qu'il était compris dans la partie du tracé de la côte, s'est retrouvé par [décision de] la commission constituée par la suite en-dehors du tracé de la côte. L'endroit se situait bel et bien sur du sable de mer [deniz kumluğu], ce qui ressort d'ailleurs des précédentes décisions de justice passées en force de chose jugée, des rapports d'experts et des photographies (...) »
Par un arrêt du 18 octobre 1989, les chambres réunies de la Cour de cassation confirmèrent le jugement rendu par les juges du fond dans la mesure où ceux-ci avaient fait une interprétation et une application correcte de la loi.
Par un jugement rendu à une date non précisée, le tribunal confirma son jugement initial.
Par un arrêt du 1er mars 1990, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance.
Par un arrêt du 27 septembre 1990, la Cour de cassation rejeta le recours en rectification d'arrêt.
2.  Procédure engagée devant le tribunal de grande instance d'Alanya pour dommages intérêts
Le 27 septembre 1991, les requérants introduisirent un recours devant le tribunal de grande instance d'Alanya tendant à l'octroi d'une indemnisation en raison de la perte de leur droit de propriété et de la destruction de l'hôtel en cours de construction.
Par un jugement du 1er avril 1994, le tribunal rejeta la demande des requérants au motif que l'Etat n'était pas responsable du dommage résultant de l'annulation de l'inscription du bien litigieux sur le registre foncier. Dans ces motifs, il déclara que les requérants faisaient valoir, sur le fondement des inscriptions reportées sur le cadastre, qu'ils avaient entrepris des investissements sur le terrain en question et que, suite à l'action en demande d'annulation introduit par le Trésor public, ils avaient subi un préjudice. Le tribunal motiva sa décision en faisant valoir que les requérants et leurs héritiers étaient en mesure de constater que le terrain était situé sur du sable, qu'il n'était pas possible de soutenir que l'Etat avait trompé les requérants et d'appliquer en l'espèce le principe de la responsabilité sans faute. Le tribunal conclut qu'il n'y avait pas de préjudice résultant de la tenue du registre foncier, que depuis l'origine l'inscription était illégale et qu'en conséquence les requérants n'étaient pas en mesure de se retourner contre l'Etat pour demander une indemnisation à hauteur du préjudice subi.
Par un arrêt du 28 novembre 1995, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance.
Par un arrêt du 9 décembre 1996, la Cour de cassation rejeta le recours en rectification d'arrêt.
B.  Le droit interne pertinent
L'article 43 de la Constitution est ainsi libellé :
« Les côtes sont la propriété de l'Etat et relèvent de sa juridiction.
L'intérêt public a la priorité en ce qui concerne l'exploitation des rivages des mers, des lacs et des cours d'eau ainsi que des bandes côtières situées en bordure des mers et des lacs.
La loi réglemente la profondeur des bandes côtières selon les buts d'utilisation ainsi que les possibilités et les conditions d'exploitation de ces zones par des particuliers. »
GRIEF
Invoquant l'article 1 du Protocole no 1, les requérants font valoir qu'ils n'ont pas été indemnisés pour la perte subie en raison de la destruction de l'hôtel en cours de construction et de l'annulation de l'inscription de leur bien sur le registre foncier.
EN DROIT
A.  Sur les exceptions du Gouvernement
Le Gouvernement fait valoir qu'il y a deux procédures distinctes devant les autorités internes.
La première concerne l'annulation du titre de propriété et le droit de propriété, tel que garanti par l'article 1 du Protocole no 1. Le Gouvernement fait valoir que cette procédure engagée devant les autorités internes s'est terminée le 27 septembre 1990 ; dès lors, les requérants ont introduit leur requête devant la Cour plus de six mois après la décision interne définitive, le 30 mai 1997.
En revanche, s'agissant de la procédure concernant la demande d'indemnisation, le Gouvernement est d'avis que la requête doit être considérée comme ayant été introduite dans le délai de six mois. Toutefois, elle concerne une demande d'indemnisation et non l'utilisation du droit de propriété.
Se référant à la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement soutient qu'eu égard aux demandes des requérants concernant un éventuel dédommagement des frais engagés pour la démolition des travaux, le délai de six mois commence à courir à partir de la date de l'acte ou des faits incriminés, en l'espèce, la date de destruction des travaux. En conséquence, il soutient que cette partie de la requête doit également être rejetée pour non-respect du délai de six mois.
Enfin, sur le fondement de l'article 59 § 3 de la Convention, dans la mesure où les requérants se plaignent d'une erreur de l'administration survenue en 1958, le Gouvernement propose à la Cour de rejeter la requête pour incompatibilité ratione temporis avec les dispositions de la Convention.
Les requérants contestent les arguments du Gouvernement. Ils font valoir qu'ils ne se plaignent pas de l'annulation de l'inscription du bien litigieux sur le registre foncier, mais de l'absence d'indemnisation à la suite de la destruction des travaux engagés sur le terrain en question.
Les requérants observent que, contrairement aux allégations du Gouvernement, la décision de démolition de l'hôtel en construction sur leur bien résulte de l'exécution d'une décision administrative. En conséquence, ils considèrent que le délai de six mois doit être pris en considération à partir de la décision interne définitive, soit celle de la Cour de cassation du 9 décembre 1996.
Au vu des pièces contenues dans le dossier, la Cour constate que les requérants étaient bien propriétaires du bien litigieux au moment où ils ont commencé à construire le complexe hôtelier, conformément aux différentes autorisations accordées par les autorités locales et nationales. Elle constate que le Gouvernement ne conteste l'existence du droit de propriété des requérants que dans la mesure où le bien aurait été enregistré, selon ses dires, au nom de l'ascendant des intéressés à la suite d'une erreur du service du cadastre. Cette version des faits n'est d'ailleurs pas contestée par les parties. Partant, l'exception du Gouvernement tirée de l'incompatibilité ratione temporis doit être rejetée.
La Cour relève ensuite que les requérants se plaignent tant de l'annulation de l'inscription du bien en question au profit de l'Administration que de la destruction des travaux engagés en vue d'y construire un complexe hôtelier. Légalement propriétaires du terrain, ils ont obtenu un permis de construire conformément aux règles d'urbanisme et engagé des travaux nécessitant des investissements financiers certains ; puis, une décision judiciaire a ordonné la destruction des travaux et la restitution du bien litigieux à l'Administration.
La Cour constate qu'en l'espèce, conformément au droit interne, les requérants se sont adressés aux autorités compétentes en utilisant une voie de recours adéquate et disponible pour intenter, devant le tribunal de grande instance d'Alanya, une action en indemnisation en raison de la perte de leur droit de propriété et de la destruction de l'hôtel en cours de construction. Après le refus du tribunal, les requérants ont introduit, à juste titre, un recours devant la Cour le 30 mai 1997, soit dans le délai de six mois à compter de la décision interne définitive, à savoir le 9 décembre 1996, date à laquelle l'arrêt de la Cour de cassation a été rendu.
Partant, il y a lieu de rejeter les exceptions du Gouvernement.
B.  Sur le bien-fondé des griefs
Se référant aux rapports d'experts présentés à la Cour, le Gouvernement fait valoir que le bien litigieux faisait partie de la plage. Il reconnaît qu'une personne peut obtenir la propriété d'un bien qu'elle a occupé durant vingt ans sans interruption et sans violence. Toutefois, conformément aux dispositions pertinentes des lois en vigueur, les plages ne peuvent faire l'objet d'une acquisition par des personnes privées. Le Gouvernement ne voit pas d'explication pouvant justifier le droit de propriété de l'ascendant des requérants, d'autant que l'Etat ne peut pas être tenu pour responsable d'une erreur commise en 1958.
Se référant à la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement fait valoir que les autorités internes sont compétentes pour apprécier la réglementation relative à l'usage des biens conformément à l'intérêt général et à la marge d'appréciation de l'Etat défendeur. Il observe qu'il appartient ainsi au législateur national de déterminer le but de l'intérêt général.
Le Gouvernement soutient que l'action en annulation en question aurait pu être également intentée par tout résident de la ville d'Alanya qui aurait pu dénoncer l'impossibilité de profiter de la plage, domaine public ouvert à tous. Se référant à la décision O. c. Irlande (no 11446/85, décision de la Commission du 3 mars 1986), le Gouvernement est d'avis que les requérants ont construit un hôtel sur un bien qui n'aurait jamais pu appartenir à un particulier même s'il avait été enregistré à son nom sur le registre foncier. A cet égard il se réfère au jugement du tribunal de grande instance d'Alanya et aux rapports d'expertises, indiquant que le bien était situé sur la plage.
Pour ce qui est du certificat d'investissement de tourisme et du certificat d'incitation à l'investissement, délivrés respectivement par le ministère de la Culture et du Tourisme, et l'Institut de la planification de l'Etat, le Gouvernement fait valoir qu'ils sont décernés sur les déclarations personnelles des demandeurs faisant foi jusqu'à preuve du contraire. Les autorités concernées ne vérifient pas d'office la véracité de telles déclarations.
Enfin, s'agissant de la demande d'indemnisation des requérants, le Gouvernement fait valoir qu'il convient de rejeter une telle demande, subsidiairement spéculative eu égard à leur perte alléguée, dans la mesure où le bien en question est sans valeur marchande car il ne peut être vendu à des particuliers.
Les requérants contestent les arguments du Gouvernement et réitèrent leurs allégations. Ils produisent une copie du registre foncier, établi par le service compétent de l'Etat le 25 janvier 1958, mentionnant que le bien litigieux était bien enregistré au nom de leur ascendant. Ils font valoir que le registre n'est pas entaché d'irrégularité dans la mesure où les autorités compétentes n'ont pas contesté la mention qui y était portée dans le délai qui leur était imparti. A cet égard, ils soulignent qu'ils ont continué à payer toutes les taxes ou tous les impôts afférents à ce bien alors qu'il était loisible au gouvernement d'en contester l'inscription au nom de leur ascendant. Ils ajoutent qu'ils ont par ailleurs obtenu toutes les autorisations et aides nécessaires, à l'échelon local ou national, en vue d'y construire un complexe hôtelier, notamment un permis de construire délivré le 17 juin 1986 par la mairie d'Alanya. Bien qu'ils aient intenté une action devant les tribunaux compétents, ils se plaignent de n'avoir reçu aucune compensation pour le préjudice qu'ils ont subi en raison de l'annulation de leur titre de propriété et de la destruction des travaux engagés. Ils ont été privés de leur bien et le chantier du complexe hôtelier a été détruit à leurs frais sans qu'ils aient obtenu une juste compensation pour la perte qu'ils ont subie.
La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s'ensuit que la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête recevable, tous moyens de fond réservés.
Vincent Berger Georg Ress   Greffier Président
DÉCISION N.A. ET AUTRES c. TURQUIE
DÉCISION N.A. ET AUTRES c. TURQUIE 


Type d'affaire : Decision
Type de recours : Partiellement recevable ; Partiellement irrecevable

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) TRIBUNAL IMPARTIAL, (Art. 6-1) TRIBUNAL INDEPENDANT


Parties
Demandeurs : N.A. ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (troisième section)
Date de la décision : 14/10/2004
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 37451/97
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2004-10-14;37451.97 ?
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