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19/10/2004 | CEDH | N°58867/00

CEDH | CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL NORD DE FRANCE c. FRANCE


DEUXIÈME SECTION
DÉCISION FINALE
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 58867/00  présentée par la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL NORD DE FRANCE  contre la France
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant le 19 octobre 2004 en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président,    J.-P. Costa,    L. Loucaides,    C. Bîrsan,    K. Jungwiert,    M. Ugrekhelidze,   Mme A. Mularoni, juges,  et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le

29 juin 2000,
Vu la décision partielle du 30 avril 2002,
Vu les observations soumises par le gou...

DEUXIÈME SECTION
DÉCISION FINALE
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 58867/00  présentée par la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL NORD DE FRANCE  contre la France
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant le 19 octobre 2004 en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président,    J.-P. Costa,    L. Loucaides,    C. Bîrsan,    K. Jungwiert,    M. Ugrekhelidze,   Mme A. Mularoni, juges,  et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 29 juin 2000,
Vu la décision partielle du 30 avril 2002,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
La requérante, la Caisse régionale du Crédit Agricole Mutuel Nord de France, est une société française, ayant son siège à Lille. Elle est représentée devant la Cour par le Cabinet Emergence, représenté par l'un ou l'autre de ses avocats inscrits au barreau du Val d'Oise. Le gouvernement défendeur était représenté par M. R. Abraham, Directeur des affaires juridiques au Ministère des Affaires Etrangères.
A.  Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
En tant qu'établissement bancaire, la requérante réalise avec ses clients un grand nombre d'opérations non soumises à la taxe sur la valeur ajoutée (la « TVA »). Elle a un droit de déduction qui est calculé selon un certain prorata, dont les règles sont posées à l'article 212 de l'annexe II du code général des impôts. Cet article a transposé en droit français l'article 19-I de la sixième directive du conseil des communautés européennes du 17 juin 1977. En outre, ce prorata de déduction de la TVA permet de déterminer l'obligation du même contribuable au regard du paiement de la taxe sur les salaires.
L'affaire portée devant les juridictions internes a trait aux notions de « recettes » et de « chiffre d'affaires » au regard de la TVA concernant les opérations de change manuel pour le calcul du droit à déduction pour la période antérieure au 31 juillet 1991 (date d'application de la loi no 91.716 du 26 juillet 1991).
L'administration fiscale notifia à la requérante des redressements fiscaux pour un montant global en franc équivalent à environ 2 900 000 euros. La requérante fit des réclamations préalables les 12 mars 1986, 19 mars 1987, 20 avril et 25 septembre 1990, 7 décembre 1992 et 25 janvier 1993.
Les deux premières procédures étaient relatives à la TVA au titre des années 1980 à 1983 et à la taxe sur les salaires pour les années 1981 à 1983.
La requérante considérait que, pour effectuer le calcul du prorata de déduction, les recettes afférentes aux opérations de change manuel étaient égales à l'ensemble des sommes perçues lors de la vente de devises étrangères. Elle soutenait que le change manuel recouvrait les opérations d'achat et de vente de monnaies étrangères sous leur forme matérialisée par des billets qui sont considérés selon une jurisprudence constante comme des biens meubles corporels.
L'administration fiscale estimait, par contre, que le chiffre d'affaire à retenir pour les opérations de change manuel devait être limité au montant des commissions et profits de change qui en étaient retirés.
Le tribunal administratif de Lille rendit deux jugements le 28 décembre 1989, que la cour administrative d'appel de Nancy confirma par deux arrêts du 5 février 1991, dont les extraits pertinents se lisent comme suit :
« Considérant qu'aux termes de l'article 212 de l'annexe II du CGI : les assujettis qui ne réalisent pas exclusivement des opérations ouvrant droit à déduction sont autorisés à déduire une fraction de la TVA qui a grevé les biens constituant des immobilisations égale au montant de cette taxe multiplié par le rapport existant entre le montant annuel des recettes afférentes à des opérations ouvrant droit à déduction et le montant annuel des recettes afférentes à l'ensemble des opérations réalisées ;
Considérant qu'en ce qui concerne les opérations de change manuel, qui sont assimilées à des ventes de biens meubles corporels, le chiffre d'affaire est, en cas d'option pour l'assujettissement à cette taxe, constitué par le montant brut des profits réalisées lors de ces opérations ; que, toutefois, cette règle ne concerne que l'assiette de l'imposition et ne saurait avoir d'incidence sur la nature des sommes à prendre en compte dans le rapport prévu par l'article du code précité, qui ne dépend que des volumes respectifs des recettes, relatives à des opérations taxables et de celles afférentes à l'ensemble des opérations réalisées par le même contribuable ; que dès lors il y a lieu pour les opérations de change manuel, comme pour toute autre vente constituant une opération taxable, de regarder comme des recettes au sens de l'article 212 de l'annexe II du code l'intégralité du produit des ventes, à savoir le montant total des sommes encaissées lors des transactions et non pas seulement le chiffre d'affaires imposable à la TVA. »
Le gouvernement français saisit le Parlement d'un projet de loi visant à l'interprétation des textes en vigueur concernant le calcul du prorata de déduction du chiffre d'affaires afférent aux opérations de change manuel. S'ensuivit l'adoption de la loi no 91-716 du 26 juillet 1991, dont l'article 7 § 1 se lit comme suit :
« Pour l'application de l'article 256 du code général des impôts, les opérations mentionnées aux d) [figurent les opérations de change manuel] et e) du 1o de l'article 261 C du même code sont considérées comme des prestations de service. Le chiffre d'affaire afférent à ces opérations est constitué par le montant des profits et autres rémunérations. Cette disposition présente un caractère interprétatif sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée. »
Le 26 février 1993, le Conseil d'Etat rendit un avis contentieux (no 143039, Caisse régionale de crédit agricole mutuel de Savoie, JO 23 mars 1993 p. 4512) sur le calcul du prorata de déduction à la suite de l'adoption de la loi précitée :
« Le système de la TVA repose sur la taxation, à chaque étape du processus économique, de la seule valeur ajoutée propre à celle-ci. Cette règle a pour corollaire la déduction de la taxe d'amont ayant frappé les biens et services acquis pour l'exercice d'une activité taxable. Lorsque des biens et services concourent à l'exercice à la fois d'activités taxables et d'activités non taxables, la déduction n'est admise que pour la partie de la TVA qui est proportionnelle au montant afférent aux opérations ouvrant droit à déduction. Le droit à déduction est alors déterminé par un prorata résultant, en application de l'article 212 de l'annexe II au CGI, qui a transposé les dispositions de l'article 19-1 de la 6e directive du Conseil des communautés européennes en date du 17 mai 1977, d'une fraction comportant au numérateur, le montant annuel des recettes afférentes aux opérations ouvrant droit à déduction, et au dénominateur, le montant annuel des recettes afférentes à l'ensemble des opérations réalisées.
Au regard de la TVA, les opérations de change, et notamment de change manuel, même si elles donnent lieu à un contrat d'achat et de vente portant sur les devises, consistent en un échange d'instruments de paiement, dans lequel l'intervention de l'établissement bancaire ne peut être regardée que comme une prestation de service, dont la rémunération est constituée par la commission perçue et le profit de change réalisé.
C'est cette rémunération, et non le prix total des devises échangées, qui constitue, pour l'établissement bancaire qui procède à l'opération, la recette, au sens de l'article 212 de l'annexe II au CGI.
Le I de l'article 7 de la loi no 91-716 du 26 juillet 1991, à caractère interprétatif, dans la mesure où il dispose que les opérations mentionnées au d) du 1 de l'article 261 C du CGI, parmi lesquelles figurent les opérations de change, notamment de change manuel, doivent être regardées comme des prestations de services dont le chiffre d'affaire est constitué par le montant des profits et autres rémunérations, se borne à expliciter la règle de droit déjà applicable, avant l'intervention dudit article, aux opérations de change. Il résulte clairement des dispositions de l'article 19-1 ci-dessus mentionné de la directive du 17 mai 1977 relative au calcul du prorata de déduction que les dispositions de l'article 7-I de la loi du 26 juillet 1991 ne sont pas incompatibles avec les objectifs de ladite directive.
Il découle de ce qui précède que pour la période antérieure au 29 juillet 1991, pendant laquelle il résultait des dispositions combinées de l'article 256-I du d) du 1o de l'article 261 C et de l'article 260 B du CGI que les opérations portant sur les devises, parmi lesquelles les opérations de change manuel, étaient exonérées de TVA, mais pouvaient être assujetties sur option, cette rémunération constitue le chiffre d'affaires afférent aux opérations ouvrant droit à déduction, et peut seule figurer tant au numérateur en cas d'option qu'au dénominateur, dans toutes les cas, du rapport servant à calculer la fraction de taxe déductible. » 
Le 17 juin 1994, le Conseil d'Etat rendit deux arrêts dans la première procédure portant sur les réclamations de la requérante, dont les extraits pertinents se lisent comme suit :
« Considérant qu'au regard de la TVA, les opérations de change, et notamment de change manuel, même si elles donnent lieu à un contrat d'achat et de vente portant sur les devises, consistent en un échange d'instruments de paiement, dans lequel l'intervention de l'établissement bancaire ne peut être regardée que comme une prestation de service, dont la rémunération est constituée par la commission perçue et le profit de change réalisé ; que c'est cette rémunération, et non le prix total des devises échangées, qui constitue pour l'établissement bancaire qui procède à l'opération la recette ou le chiffre d'affaires, au sens tant de l'article 212 précité de l'annexe II au même code, qui a transposé l'article 19-1 susmentionné de la 6ème directive du conseil des communautés européennes en date du 17 mai 1977, relatif au calcul du prorata de déduction, que du 1 de l'article 231 précité du code général des impôts ;
Considérant, par suite, qu'en regardant les opérations de change manuel réalisées par la [requérante] comme des ventes de biens meubles corporels dont les recettes au sens de l'article 212 de l'annexe II au code général des impôts et le chiffre d'affaires au sens du 1 de l'article 231 du même code comprenaient l'intégralité des sommes encaissées au cours desdites opérations, et non les seuls profits et autres rémunérations perçus par la [requérante] en contrepartie de ces prestations de service, la cour administrative d'appel de Nancy a commis une erreur de droit ; qu'il y a lieu, par suite, d'annuler l'arrêt attaqué ;
(...) Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le ministre est fondé à demander l'annulation des articles 3 à 5 du jugement du 28 décembre 1989 par lequel le tribunal administratif de Lille, par une inexacte application des dispositions précitées de l'article 212 de l'annexe II du code général des impôts, a accordé à la [requérante], d'une part, la décharge des compléments d'imposition à la TVA et des pénalités auxquels elle a été assujettie pour la période du 1er janvier au 31 décembre 1983, d'autre part, la réduction des impositions à la TVA mises à sa charge au titre de la période du 1er janvier 1980 au 31 décembre 1982, et de la taxe sur les salaires mise à sa charge au titre des années 1981 à 1983, ainsi que le rejet du surplus des demandes en ce sens de la Caisse, restant en litige après le non-lieu constaté par les premiers juges ; que si l'instruction de la direction générale des impôts no 361-79 du 31 janvier 1979, qu'invoque la [requérante] en se fondant sur l'article L.80-A du livre des procédures fiscales, qualifie les opérations de change manuel de "livraisons de biens meubles corporels", cette position n'a été admise qu'au point de vue de la "territorialité" et du fait générateur de l'impôt, et ne concerne pas l'assiette de la taxe ou l'étendue du droit à déduction ; qu'elle ne comporte donc sur ces deux derniers points aucune interprétation formelle de la loi fiscale dont le redevable pourrait se prévaloir (...) ».
Le 25 février 1997, le tribunal administratif se prononça dans les procédures relatives à la TVA pour les années 1984 à 1991 et à la taxe sur les salaires pour les années 1984 à 1986. Il débouta la requérante :
« Considérant qu'aux termes de l'article 266-1-a) du code général des impôts : « la base d'imposition est constituée : a) pour les livraisons de biens et les prestations de service, par toutes les sommes, valeur, biens ou services reçus ou à recevoir par le fournisseur ou le prestataire en contrepartie de la livraison ou de la prestation (...) » ; qu'aux termes de l'article 212 de l'annexe II du CGI, pris sur le fondement de l'article 273 dudit code pour l'application de l'article 271 de celui-ci qui a transposé les dispositions de l'article 19-1 de la 6ème directive au conseil des communautés européennes en date du 19 juin 1977 : « les assujettis qui ne réalisent pas exclusivement des opérations ouvrant droit à déduction sont autorités à déduire une fraction de TVA qui a grevé les biens constituant des immobilisations égale au montant de cette taxe multiplié par le rapport existant entre le montant annuel des recettes afférentes à l'ensemble des opérations réalisées » ; qu'il résulte des dispositions combinées de l'article 256-1, du d) du 1o de l'article 261 C du CGI et de l'article 260 B du même code dans sa rédaction applicable avant le 15 juillet 1991, que les opérations portant sur les devises visées au d) du 1o de l'article 261 C sont exonérées de TVA mais peuvent y être assujettis sur option ; que, dans ce cas, le montant des recettes provenant de ces opérations doit être pris en compte, pour le rapport défini à l'article 212 de l'annexe II précité, tant au numérateur qu'au dénominateur ;
Considérant qu'au regard de la TVA, les opérations de change et notamment de change manuel, même si elles donnent lieu à un contrat d'achat et de vente portant sur les devises, consistent en un échange d'instruments de paiement dans lequel l'intervention de l'établissement bancaire ne peut être regardée que comme une prestation de service, dont la rémunération est constituée par la commission perçue et le profit de change réalisé ; que c'est cette rémunération et non le prix total des devises échangées, qui constitue pour l'établissement bancaire qui procède à l'opération tant la base d'imposition à la TVA que la recette ou le chiffre d'affaire au sens de l'article 212 de l'annexe du CGI(...) qui a transposé l'article 19-1 de la 6e directive au conseil des communautés européennes en date du 17 mai 1977, relatif au calcul du prorata de déduction ; que le I de l'article 7 de la loi no 91719 du 26 juillet 1991 , à caractère interprétatif, dans la mesure où il dispose que les opérations mentionnées au d) du 1o de l'article 261 C du code général des impôts, parmi lesquelles figurent les opérations de change, notamment de change manuel, doivent être regardées comme des prestations de services dont le chiffre d'affaires est constitué par le montant des profits et autres rémunérations, se borne à expliciter la règle de droit déjà applicable, avant l'intervention dudit article, aux opérations de change et ne saurait porter atteinte aux principes de sécurité juridique, de confiance légitime et de non-rétroactivité des lois, dont le non-respect ne peut, en tout état de cause, avoir pour effet de faire obstacle à l'application de la loi ; (...) ».
La cour administrative d'appel confirma ce jugement par trois arrêts du 5 novembre 1998. La requérante se pourvut en cassation. Elle soutint que la cour d'appel avait violé les dispositions du code général des impôts en jugeant qu'au regard de la TVA l'intervention d'un établissement bancaire dans les opérations de change, notamment manuel, doit être regardée comme une prestation de service dont la contrepartie est constituée par la commission perçue et le profit de change réalisé ; elle fit valoir également qu'en jugeant que l'article 7 § 1 de la loi du 26 juillet 1991 revêtait un caractère purement interprétatif et n'ajoutait pas rétroactivement des dispositions fiscales nouvelles incompatibles avec les objectifs de la directive du 17 mai 1977, la cour d'appel avait violé les principes de sécurité juridique et de confiance légitime ainsi que l'article 19 § 1 de ladite directive. Elle demanda, sur ces deux points, de saisir la Cour de justice des Communautés européennes d'une question préjudicielle sur le fondement de l'article 177 ancien du Traité de Rome.
Le 29 décembre 1999, le Conseil d'Etat considéra qu'aucun des moyens du pourvoi n'était de nature à permettre l'admission de la requête.
Dans une dernière procédure relative à la taxe sur les salaires au titre des années 1988 à 1991, le tribunal administratif de Lille rejeta la demande de la requérante par un jugement du 25 février 1999. La cour administrative d'appel de Douai confirma ce jugement par un arrêt du 29 avril 2003 et condamna la requérante à une amende de 3 000 euros pour recours abusif. Le Conseil d'Etat rendit une décision d'inadmissibilité du pourvoi le 28 juillet 2004.
B.  Le droit et la pratique pertinents
Article 19 § 1 de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires
« Le prorata de déduction (...) résulte d'une fraction comportant :
- au numérateur, le montant total, déterminé par année, du chiffre d'affaires, TVA exclue, afférent aux opérations ouvrant droit à déduction (...),
- au dénominateur, le montant total, déterminé par année, du chiffre d'affaires, TVA exclue, afférent aux opérations figurant au numérateur ainsi qu'aux opérations qui n'ouvrent pas droit à déduction. »
Article 212 du code général des impôts annexe 2
« Les assujettis qui ne réalisent pas exclusivement des opérations ouvrant droit à déduction sont autorisés à déduire une fraction de la TVA qui a grevé les biens constituant des immobilisations égale au montant de cette taxe multipliée par le rapport existant entre le montant annuel des recettes afférentes à des opérations ouvrant droit à déduction et le montant annuel des recettes afférentes à l'ensemble des opérations réalisées. (...)
Les recettes s'entendent tous frais et taxes compris à l'exclusion de la TVA. »
Décision du Conseil constitutionnel du 24 juillet 1991, DC 91-298
« Considérant, au cas présent, que le législateur, en précisant avec effet rétroactif la portée de certaines dispositions de la loi fiscale, a entendu éviter que ne se développent des contestations dont l'aboutissement aurait pu entraîner pour l'Etat des conséquences dommageables ; que sont expressément sauvegardés les droits nés de décisions de justice passées en force de chose jugée ; que le texte de l'article 7§ 1 ne permet pas d'inférer que le législateur a dérogé au principe de non-rétroactivité des textes à caractère répressif non plus qu'aux règles relatives à la prescription ;
Considérant, par ailleurs, que l'application de l'article 7 § 1 ne saurait avoir pour conséquence, par ses effets sur le patrimoine des contribuables, de porter atteinte au droit de propriété ; que toute autre interprétation serait contraire à la Constitution ;
Considérant qu'il suit de là que les moyens invoqués à l'encontre de l'article 7 § 1 doivent être écartés (...). »
GRIEF
Invoquant l'article 1 du Protocole no 1 de la Convention, la requérante se plaint de ce que la loi du 26 juillet 1991 a entraîné l'expropriation de ses avoirs. Elle considère qu'elle avait obtenu une garantie ferme ou tout au moins une espérance légitime d'obtenir l'annulation définitive des redressements notifiés par le fisc et de reprendre définitivement possession de ses avoirs. Elle soutient avoir été privée de ce droit de créance, qui peut passer pour un bien, par suite d'une ingérence de l'Etat résultant de l'article 7 § 1 de la loi du 26 juillet 1991 et de l'avis du Conseil d'Etat du 26 février 1993.
EN DROIT
La requérante se plaint d'une violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention qui dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires (...) pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A. Sur l'épuisement des voies de recours internes
A titre principal, le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes. Il considère que la requérante n'a pas soulevé devant le juge administratif le grief tiré de la violation de l'article 1er du Protocole no 1. Devant le Conseil d'Etat, elle a invoqué la violation des principes de sécurité juridique et de confiance légitime mais ces moyens ne mettaient pas directement en cause son droit de propriété. Le Gouvernement conclut que la requérante ne s'est plainte à aucun moment de ce que le caractère rétroactif, selon elle, de l'article 7 § 1 de la loi du 26 juillet 1991 constituait une atteinte au respect de ses biens.
La requérante soutient que toute son argumentation devant les juridictions françaises tendait à démontrer que deux impôts lui étaient réclamés par l'administration fiscale de façon illégale. Or, lorsque l'Etat, selon elle, exige illégalement le paiement d'un impôt, il porte nécessairement atteinte de façon injustifiée au patrimoine de la personne à laquelle le paiement est demandé. Sa doléance est donc liée à l'évidence à la violation alléguée de l'article 1 du Protocole No 1 et la requérante en conclut qu'elle a nécessairement épuisé les voies de recours internes au sens de l'article 35 § 1 de la Convention.
La Cour observe que toute l'argumentation des parties au niveau national avait trait à la question de savoir si, oui ou non, la société requérante pouvait obtenir l'annulation définitive des redressements notifiés par l'administration fiscale et reprendre possession de ses avoirs. Dès lors, la Cour est d'avis que la société requérante a, en substance, fourni aux juridictions françaises l'occasion d'éviter ou de réparer la violation alléguée de l'article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas, arrêt du 23 février 1995, série A no 306-B, § 49).
B. Sur le bien-fondé du grief
1. Les observations des parties
Le Gouvernement rappelle que dans l'affaire Raffineries Grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, rendu à propos d'une législation déclarant caduque une clause compromissoire d'un contrat liant l'Etat à des particuliers et déclarant nulle une sentence arbitrale favorable à ces derniers, la Cour a retenu que le législateur a rompu, au détriment des requérants, l'équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l'intérêt général. Dès lors que la Cour s'est référée à cet arrêt dans la question formulée aux parties, le Gouvernement présuppose que celle-ci tient pour acquis le fait que l'intervention de la loi du 26 juillet 1991 a eu pour effet de déposséder la requérante d'un bien à raison d'une ingérence dûment établie. Or, selon le Gouvernement, l'existence de ces conditions fait défaut en l'espèce. Il soutient que la requérante passe sous silence une partie de l'avis du Conseil d'Etat du 26 février 1993, qui précise que l'article 7 § 1 de la loi précitée se borne à expliciter la règle de droit déjà applicable, avant l'intervention dudit article, aux opérations de changes. Cet avis énonce également que cette règle de droit déjà applicable est parfaitement compatible avec la norme communautaire. Ceci signifie que l'article 7 § 1 revêt un simple caractère interprétatif et non rétroactif.
Le Gouvernement soutient que la requérante n'apporte aucun élément susceptible de remettre en cause la position du Conseil d'Etat. Partant, la disposition litigieuse, non rétroactive, n'a pu avoir pour objet et, par ailleurs pour effet, de la déposséder de ses avoirs.
Le Gouvernement estime que la requérante ne saurait prétendre qu'avant l'entrée en vigueur de ce texte, le 29 juillet 1991, elle disposait d'un droit de créance qui lui aurait été reconnu par des décisions juridictionnelles définitives. Au demeurant, la question avait fait l'objet de réponses divergentes de la part de la cour administrative d'appel de Nancy (arrêt du 5 février 1991 précité), de la cour administrative d'appel de Bordeaux (trois arrêts du 16 mai 1991) et de celle de Paris (arrêt du 29 octobre 1991 Banque Louis Dreyfus). C'est pour mettre fin à ces divergences que l'avis du Conseil d'Etat a été sollicité. Le Gouvernement constate que la réponse est unique et ne met en évidence aucun changement de la règle de droit après l'intervention de la loi du 26 juillet 1991.
Le Gouvernement en conclut que la requérante ne peut utilement revendiquer une quelconque privation de ses biens à raison de la prétendue novation juridique qu'aurait introduite l'entrée en vigueur de l'article 7 § 1 de la loi du 26 juillet 1991.
La requérante fait valoir qu'avant la publication de la loi, le droit positif exprimait clairement les règles applicables en la matière et souligne que les huit décisions jurisprudentielles déjà rendues en la matière lui avaient donné la même signification claire, précise et d'application directe.
Elle estime en conséquence qu'elle détenait à la date de la loi un droit à dégrèvement des impositions irrégulièrement mises en recouvrement par l'administration fiscale. Elle analyse ce droit comme une valeur patrimoniale répondant à la notion de « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1.
Elle explique que le gouvernement français a pris l'initiative de faire voter les dispositions contenues à l'article 7 § 1 de la loi de 1991 afin d'obliger les juridictions internes à donner aux textes précédemment en vigueur une interprétation totalement opposée à celle qui avait été unanimement retenue jusqu'alors.
Sans remettre en cause le pouvoir de chaque Etat d'adopter la politique fiscale qu'il juge souhaitable pour l'avenir, la requérante considère que l'article 7 § 1 de la loi du 26 juillet 1991 est une première ingérence dans ses biens, en ce qui concerne son application au passé. Elle estime que le qualificatif « interprétative » est mensonger. A cet égard, elle estime que le Conseil constitutionnel a reconnu le caractère rétroactif de l'article 7 § 1 de la loi dans sa décision du 24 juillet 1991, ou à tout le moins a laissé ouverte la question de savoir si ces dispositions étaient ou non simplement interprétatives.
Elle précise également que le Gouvernement n'a pas répondu à la question posée par la Cour et en particulier n'a pas expliqué à quelles exigences d'intérêt général répondait cette affaire. Or, selon elle, les analyses effectuées pour tenter d'évaluer les conséquences financières pour le Trésor public des comportements qu'elle dénonce ont toutes abouti, à tort ou à raison, au constat que la loi de 1991 a eu des effets onéreux au détriment de l'Etat. Elle ajoute que les sommes qu'auraient dû abandonner l'Etat devant les tribunaux en l'absence de rétroactivité de la loi était d'un faible niveau à l'échelle de l'Etat, puisque le contentieux concernait seulement le Crédit agricole. Elle estime en conséquence qu'il n'y avait pas de nécessité incontournable pour le gouvernement de défendre l'intérêt général de la collectivité, si bien qu'une atteinte faite à ses biens ne pouvait pas être convenablement justifiée par la préservation d'un équilibre satisfaisant entre le bien commun et les intérêts privés.
La requérante soutient ensuite que l'avis du Conseil d'Etat du 26 février 1993 constitue une seconde ingérence, en ce qu'il ne respecte pas la signification pourtant claire du droit écrit en vigueur. Elle ajoute que cet avis instaure des dérogations, qui vont même au-delà des nouvelles dispositions législatives et estime que le seul effet concret de cet avis était de la priver du bénéfice, octroyé par la loi, des dispositions de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Nancy du 5 février 1991.
2. L'appréciation de la Cour
Selon la jurisprudence de la Cour, l'article 1 du Protocole nº 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes (voir, notamment, James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A nº 98-B, pp. 29-30, § 37) : la première, qui s'exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d'atteintes au droit de propriété, doivent s'interpréter à la lumière du principe consacré par la première.
La Cour rappelle ensuite qu'une « créance » peut constituer un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole nº 1, à condition d'être suffisamment établie pour être exigible (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-B, p. 84, § 59). La Cour a notamment estimé qu'une société ayant indûment payé la TVA, en violation d'une directive communautaire claire, détenait une créance sur l'Etat s'analysant en une valeur patrimoniale ayant le caractère d'un bien et avait, pour le moins, l'espérance légitime d'obtenir le remboursement de la somme litigieuse (S.A. Dangeville c. France, no 36677/97, § 48, CEDH 2002-III).
En l'espèce, les litiges portaient sur des redressements fiscaux opérés par l'administration qui n'était pas d'accord avec le calcul opéré par la requérante. Il s'agissait donc de dettes fiscales contestées par la requérante.
La question se pose alors de savoir si la requérante pouvait avoir une « espérance légitime » de voir les juridictions administratives effacer ces dettes fiscales.
A l'entrée en vigueur de la loi du 26 juillet 1991, les juridictions administratives de première instance et d'appel avaient donné raison à la requérante, mais un pourvoi en cassation était toujours en cours. De plus, la requérante n'a cité aucune jurisprudence du Conseil d'Etat, juge de cassation, antérieure à cette loi et justifiant sa thèse.
Au contraire, le Conseil d'Etat, dans son avis du 26 février 1993, affirme que la loi du 24 juillet 1991 est interprétative et se borne à expliciter une règle de droit préexistante, et ajoute qu'il est clair que cette loi n'est pas incompatible avec la directive communautaire.
La Cour déduit de ces constatations que, selon toute probabilité et sans l'intervention de la loi de 1991, le Conseil d'Etat aurait tout de même jugé, contre le tribunal administratif et la cour administrative d'appel, que la thèse de la requérante était infondée.
En tout état de cause, les jugements de ces juridictions n'étaient pas passés en force de chose jugée. Il en résulte que, en admettant que l'annulation des dettes fiscales de la Caisse requérante, opérée par ces décisions juridictionnelles, pût équivaloir à une créance sur l'Etat, cette créance n'était ni certaine, ni établie, ni exigible, de telle sorte qu'elle n'avait plus une espérance légitime de la recouvrer, au sens de la jurisprudence de la Cour. Selon celle-ci, un simple espoir ne se confond en effet pas avec une espérance légitime (voir Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, CEDH 2002-VII, et Kopecky c. Slovaquie, no 44912/98, § 49, 28 septembre 2004).
Quant à l'argument de la requérante selon laquelle la loi de 1991 serait rétroactive et aurait dans cette mesure violé son droit au respect de ses biens, la Cour ne peut que constater que, à la date à laquelle elle est entrée en vigueur, aucun jugement définitif n'avait été rendu en faveur de la requérante (voir a contario, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, précité, §§ 61 et 62).
En conséquence, la requérante n'avait aucune « espérance légitime » de faire annuler ses redressements fiscaux, et ne possédait aucun « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1.
Il s'ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l'article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l'article 35 § 4.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare le restant de la requête irrecevable.
T.L. Early A.B. Baka   Greffier adjoint Président
DÉCISION CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE
MUTUEL NORD DE FRANCE c. FRANCE
DÉCISION CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE
MUTUEL NORD DE FRANCE c. France 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 58867/00
Date de la décision : 19/10/2004
Type d'affaire : Decision (Finale)
Type de recours : Partiellement recevable ; Partiellement irrecevable

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) TRIBUNAL IMPARTIAL, (Art. 6-1) TRIBUNAL INDEPENDANT


Parties
Demandeurs : CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL NORD DE FRANCE
Défendeurs : FRANCE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2004-10-19;58867.00 ?
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