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10/11/2004 | CEDH | N°56581/00

CEDH | AFFAIRE SEJDOVIC c. ITALIE


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE SEJDOVIC c. ITALIE
(Requête no 56581/00)
ARRÊT
STRASBOURG
10 novembre 2004
CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT   LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE
1 mars 2006
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Sejdovic c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis, président,    P. Lorenzen,    G. Bonello,    A. Kovler,    V. Zagrebelsky,   Mme E. Steine

r,   M. K. Hajiyev, juges,
et de M. S. Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre d...

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE SEJDOVIC c. ITALIE
(Requête no 56581/00)
ARRÊT
STRASBOURG
10 novembre 2004
CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT   LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE
1 mars 2006
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Sejdovic c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis, président,    P. Lorenzen,    G. Bonello,    A. Kovler,    V. Zagrebelsky,   Mme E. Steiner,   M. K. Hajiyev, juges,
et de M. S. Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 11 septembre 2003 et 21 octobre 2004,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 56581/00) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de l'ex-Yougoslavie, M. Ismet Sejdovic (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 mars 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant est représenté par Me B. Bartholdy, avocat à Hambourg. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I.M. Braguglia, et par son co-agent, M. F. Crisafulli.
3.  Le requérant alléguait en particulier qu'il avait été condamné par défaut sans avoir eu l'opportunité de présenter sa défense devant les juridictions italiennes (article 6 de la Convention).
4.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
5.  Par une décision du 11 septembre 2003, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
6.  Le Gouvernement a déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire, mais non le requérant (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
7.  Le requérant est né en 1972 et réside à Hambourg (Allemagne).
8.  Le 8 septembre 1992, M. S. fut mortellement blessé par un coup de feu dans le camp de Tsiganes de Rome. Selon les premiers témoignages recueillis par la police, le requérant était l'auteur du meurtre.
9.  Le 15 octobre 1992, le juge des investigations préliminaires de Rome ordonna que le requérant fût placé en détention provisoire. Cependant, cette ordonnance ne put être exécutée car le requérant était devenu introuvable. De ce fait, les autorités italiennes estimèrent qu'il s'était volontairement soustrait à la justice et, le 14 novembre 1992, le déclarèrent « en fuite » (latitante). Le requérant fut identifié comme étant Cloce (ou Kroce) Sejdovic (ou Sajdovic), vraisemblablement né à Titograd le 5 août 1972, fils de Youssouf Sejdovic (ou Sajdovic) et frère de Zaim (ou Zain) Sejdovic (ou Sajdovic).
10.  N'ayant pas réussi à notifier au requérant l'invitation à désigner un défenseur de son choix, les autorités italiennes nommèrent un avocat d'office, qui fut informé du renvoi en jugement de son client et de quatre autres personnes ainsi que de la date des débats devant la cour d'assises de Rome.
11.  Ledit avocat participa aux débats. Le requérant était absent.
12.  Par un arrêt du 2 juillet 1996, dont le texte fut déposé au greffe le 30 septembre 1996, la cour d'assises de Rome condamna le requérant pour meurtre et port d'armes prohibé à une peine de vingt et un ans et huit mois d'emprisonnement. Un coïnculpé du requérant fut condamné pour les mêmes crimes à une peine de quinze ans et huit mois d'emprisonnement, tandis que les trois autres accusés furent acquittés.
13.  L'avocat du requérant fut informé du dépôt au greffe de l'arrêt de la cour d'assises. Il décida de ne pas se prévaloir de la possibilité qui lui reconnaissait la loi italienne d'interjeter appel. Par conséquent, la condamnation du requérant acquit l'autorité de la chose jugée le 22 janvier 1997.
14.  Le 22 septembre 1999, le requérant fut arrêté à Hambourg par la police allemande, en exécution d'un mandat d'arrêt décerné par le parquet de Rome. Le 30 septembre 1999, le ministre italien de la Justice demanda l'extradition du requérant. Il précisa qu'une fois extradé en Italie, l'intéressé pourrait demander, au titre de l'article 175 du code de procédure pénale (ci-après le « CPP »), la réouverture du délai pour interjeter appel contre l'arrêt de la cour d'assises de Rome.
15.  A la demande des autorités allemandes, le parquet de Rome précisa qu'il ne ressortait pas du dossier que le requérant avait officiellement eu connaissance des accusations portées contre lui. Le parquet n'était pas en mesure de dire si le requérant avait contacté l'avocat commis d'office pour le défendre. En tout état de cause, ce dernier avait assisté aux débats et s'était activement engagé pour la défense de son client, demandant la convocation de nombreux témoins. Par ailleurs, la culpabilité du requérant   – qui avait été identifié par de nombreux témoins comme l'assassin de M. S. – avait été clairement établie par la cour d'assises de Rome. De l'avis du parquet, le requérant avait pris la fuite tout de suite après la mort de M. S. précisément pour éviter d'être arrêté et jugé. Le parquet indiqua enfin que « la personne qui doit être extradée peut demander d'interjeter appel contre la sentence. Cependant, afin qu'un tribunal accepte de réexaminer l'affaire, il est indispensable qu'il soit établi que la déclaration selon laquelle l'accusé était « en fuite » était erronée. En résumé, un nouveau procès, même un procès en appel (où on peut présenter des nouvelles preuves), n'est pas automatique ».
16.  Le 6 décembre 1999, les autorités allemandes rejetèrent la demande d'extradition émanant du gouvernement italien au motif que le droit interne du pays demandeur ne garantissait pas au requérant avec un degré suffisant de certitude la possibilité d'obtenir la réouverture de son procès.
17.  Entre-temps, le 22 novembre 1999, le requérant avait été remis en liberté.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
18.  Dans ses parties pertinentes, l'article 175 §§ 2 et 3 du CPP se lit comme suit :
« En cas de condamnation par défaut (...), l'accusé peut demander la réouverture du délai d'appel du jugement lorsqu'il peut établir qu'il n'a pas eu une connaissance réelle [du jugement] (...) [et] à condition qu'il n'y ait pas eu faute de sa part ou, si le jugement prononcé par défaut a été notifié (...) à son avocat (...), à condition qu'il n'ait pas volontairement refusé de prendre connaissance des actes de la procédure.
La demande de réouverture du délai doit être introduite, sous peine d'irrecevabilité, dans les dix jours qui suivent la date (...) à laquelle l'accusé a eu connaissance [du jugement] ».
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
19.  Le requérant se plaint d'avoir été condamné par défaut sans avoir eu l'opportunité de présenter sa défense devant les juridictions italiennes. Il invoque l'article 6 §§ 1 et 3 de la Convention qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue dans le respect des exigences de l'article 6 équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)
3.  Tout accusé a droit notamment à :
a)  être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu'il comprend et d'une manière détaillée, de la nature et de la cause de l'accusation portée contre lui ;
b)  disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
c)  se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix et, s'il n'a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d'office, lorsque les intérêts de la justice l'exigent ;
d)  interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;
e)  se faire assister gratuitement d'un interprète, s'il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l'audience. »
A.  Les arguments des parties
1.  Le requérant
20.  Le requérant allègue que son droit à un procès équitable a été violé étant donné qu'il n'a pas été informé des accusations portées contre lui. Il soutient que la défense assurée par son avocat ne saurait passer pour efficace et adéquate compte tenu du fait que, parmi les accusés que celui-ci représentait, ceux qui étaient présents ont été acquittés et ceux qui étaient absents ont été condamnés.
2.  Le Gouvernement
21.  Le Gouvernement observe que le requérant a pu bénéficier, devant la cour d'assises de Rome, d'une défense effective et adéquate, assurée par un avocat commis d'office par les autorités afin de garantir le respect des droits de l'accusé. Cet avocat défendait également d'autres personnes accusées dans la même procédure, dont certaines furent acquittées, et aurait activement accompli son mandat en demandant la convocation de plusieurs témoins.
22.  Le Gouvernement souligne que les actes de la procédure ont été notifiés à l'avocat du requérant car ce dernier s'était volontairement soustrait à la justice, et avait été déclaré en fuite. Avant de parvenir à une telle déclaration, les autorités avaient recherché le requérant au camp de nomades (campo nomadi) où il était censé résider. Par ailleurs, la cour d'assises de Rome aurait soigneusement établi les faits en se fondant sur les dépositions de plusieurs témoins oculaires.
23.  Aucun problème ne se posant, en l'espèce, quant à la représentation du requérant, le Gouvernement rappelle que la Cour a conclu à la violation de l'article 6 de la Convention dans des affaires où l'absence d'un accusé aux débats était régie par l'ancien code de procédure pénale (voir Colozza c. Italie, arrêt du 12 février 1985, série A no 89 ; T. c. Italie, arrêt du 12 octobre 1992, série A no 245-C ; F.C.B. c. Italie, arrêt du 28 août 1991, série A no 208-B). Or, les nouvelles règles de procédure introduites depuis lors et les circonstances particulières du cas de M. Sejdovic distingueraient, aux yeux du Gouvernement, la présente affaire de celles citées ci-dessus. En effet, il y avait dans ces dernières des éléments permettant de douter que les requérants se fussent volontairement dérobés à la justice ou qu'ils eussent eu la possibilité de prendre part au procès ou encore que les autorités eussent été négligentes dans la recherche des accusés.
24.  Le Gouvernement explique que dans l'ancien système un accusé introuvable était assimilé à un fugitif et que, en présence d'une notification formellement régulière, toute possibilité de relevé de forclusion était exclue. Avec le régime introduit par le nouveau code de procédure pénale, les autorités doivent au contraire procéder à des recherches approfondies de l'accusé, renouvelées à chaque phase de la procédure, et on peut introduire un appel tardif même lorsqu'aucune irrégularité n'entache la notification. Par ailleurs, contrairement à ce que la Cour aurait dit dans sa décision sur la recevabilité de la requête, une personne condamnée par défaut n'est pas tenue de prouver qu'elle n'a pas volontairement refusé de prendre connaissance des actes de la procédure mais peut se borner à démontrer qu'elle n'en a pas eu connaissance. Il appartient alors au juge d'évaluer si l'ignorance du condamné dépendait de sa volonté.
25.  A la lumière de ce qui précède, le Gouvernement estime que le droit italien offrait au requérant une chance réelle d'obtenir un nouveau procès en sa présence, chance qui était exclue seulement dans le cas où l'absence du condamné était volontaire, c'est-à-dire lorsqu'il apparaissait que ce dernier avait renoncé de son plein gré à comparaître. Une telle renonciation pouvait être implicite, par exemple découler d'un comportement incompatible avec la volonté de faire usage des droits procéduraux et du droit de participer au procès reconnus par les dispositions internes. Le Gouvernement se réfère, sur ce point, à l'affaire Medenica c. Suisse (arrêt du 14 juin 2001, no 20491/92, CEDH 2001-VI), où la Cour a d'après lui établi le principe selon lequel le fait de se dérober à la justice équivaut à une renonciation à participer à l'audience.
26.  Il est vrai qu'à la différence de M. Medenica, M. Sejdovic n'a jamais été officiellement informé des poursuites ouvertes à son encontre. Cependant, on ne devrait pas attacher trop d'importance à cette circonstance, car autrement le respect de la Convention dépendrait de la rapidité et de l'efficacité avec lesquelles les accusés arrivent à prendre la fuite. Selon le Gouvernement, la simple absence de notification officielle ne suffirait pas, à elle seule, à prouver la bonne foi d'un requérant ; encore faudrait-il que d'autres éléments démontrent l'existence d'une négligence de la part des autorités. Par ailleurs, il serait manifestement incompatible avec l'efficacité du système pénal et avec la jurisprudence de la Cour d'estimer que même celui qui s'est sciemment soustrait à la justice n'a pas renoncé à comparaître et doit bénéficier d'un nouveau procès. S'il en était ainsi, l'accusé serait le seul arbitre de la validité de son propre procès, et les coupables seraient placés dans une situation plus favorable que les innocents.
27.  En l'espèce, le requérant se trouvait dans une situation périlleuse et avait un intérêt évident à ne pas assister à l'audience (ou, plus précisément, à se soustraire à la peine d'emprisonnement à laquelle il allait être condamné). Le requérant n'a fourni aucune justification plausible pour expliquer pourquoi, tout de suite après un meurtre dont des témoins oculaires lui ont attribué la responsabilité, il a précipitamment quitté son lieu de résidence habituel sans laisser d'adresse ni la moindre trace. De plus, avant d'être appréhendé par la police allemande, il ne s'est jamais manifesté et n'a jamais demandé la tenue d'un nouveau procès. De l'avis du Gouvernement, le requérant a en réalité voulu prendre la fuite.
28.  Enfin, le Gouvernement souligne qu'aux termes de la jurisprudence de la Cour, entre l'importance « capitale » de la comparution de l'accusé et l'importance « cruciale » de sa défense, c'est cette dernière exigence qui doit primer (voir les arrêts Lala c. Pays-Bas et Pelladoah c. Pays-Bas du 22 septembre 1994, série A nos 297-A et 297-B). La présence active d'un défenseur, dont le requérant a pu bénéficier dans la présente affaire, suffirait donc à rétablir l'équilibre entre la réaction légitime de l'Etat devant la non-comparution injustifiée d'un accusé et le respect des droits garantis par l'article 6 de la Convention. Par ailleurs, le législateur italien, faisant un choix qui ne serait pas susceptible d'être censuré sous l'angle de la Convention, a décidé d'accorder une importance particulière à la défense « technique » assurée par un avocat, dont le rôle primordial est évident à la lumière de la complexité des systèmes juridiques modernes.
B.  L'appréciation de la Cour
29.  La Cour rappelle que, quoique non mentionnée en termes exprès au paragraphe 1 de l'article 6, la faculté pour l'« accusé » de prendre part à l'audience découle de l'objet et du but de l'ensemble de l'article. Du reste, les alinéas c), d) et e) du paragraphe 3 reconnaissent à « tout accusé » le droit à « se défendre lui-même », « interroger ou faire interroger les témoins » et « se faire assister gratuitement d'un interprète, s'il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l'audience », ce qui ne se conçoit guère sans sa présence (voir Colozza c. Italie, arrêt du 12 février 1985, série A no 89, p. 14, § 27 ; T. c. Italie, arrêt du 12 octobre 1992, série A no 245-C, p. 41, § 26 ; F.C.B. c. Italie, arrêt du 28 août 1991, série A no 208-B, p. 21, § 33 ; voir également Belziuk c. Pologne, arrêt du 25 mars 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, p. 570, § 37).
30.  Si une procédure se déroulant en l'absence du prévenu n'est pas en soi incompatible avec l'article 6 de la Convention, il demeure néanmoins qu'un déni de justice est constitué lorsqu'un individu condamné in absentia ne peut obtenir ultérieurement qu'une juridiction statue à nouveau, après l'avoir entendu dans le respect des exigences de l'article 6 de la Convention, sur le bien-fondé de l'accusation en fait comme en droit, alors qu'il n'est pas établi qu'il a renoncé à son droit de comparaître et de se défendre (Colozza c. Italie, arrêt précité, p. 15, § 29, et Einhorn c. France (déc.), no 71555/01, § 33, CEDH 2001-XI).
31.  La Convention laisse aux Etats contractants une grande liberté dans le choix des moyens propres à permettre à leurs systèmes judiciaires de répondre aux exigences de l'article 6 tout en préservant leur efficacité. Il appartient toutefois à la Cour de rechercher si le résultat voulu par celle-ci se trouve atteint. En particulier, il faut que les ressources offertes par le droit interne se révèlent effectives si l'accusé n'a ni renoncé à comparaître et à se défendre ni eu l'intention de se soustraire à la justice (Medenica c. Suisse, no 20491/92, § 55, CEDH 2001-VI).
32.  Dans la présente espèce, les autorités italiennes ont estimé, en substance, que le requérant avait renoncé à son droit de comparaître à l'audience car il était devenu introuvable tout de suite après le meurtre de M. S., commis en présence de plusieurs témoins oculaires (voir les paragraphes 8 et 9 ci-dessus). Cette interprétation a été appuyée par le Gouvernement, selon lequel on pourrait déduire du comportement du requérant que celui-ci avait la volonté de se soustraire à la justice.
33.  La Cour rappelle que ni la lettre ni l'esprit de l'article 6 de la Convention n'empêchent une personne de renoncer de son plein gré aux garanties d'un procès équitable de manière expresse ou tacite ; cependant, pareille renonciation doit être non équivoque et ne se heurter à aucun intérêt public important (voir, mutatis mutandis, Kwiatkowska c. Italie (déc.), no 52868/99, 30 novembre 2000, et Håkansson et Sturesson c. Suède, arrêt du 21 février 1990, série A no 171-A, p. 20, § 66).
34.  En l'espèce, à la différence de l'affaire Medenica (voir arrêt précité, § 59), rien ne prouve que le requérant avait connaissance des poursuites ouvertes à son encontre ni de la date de son procès. Seule son absence à son lieu de résidence habituel lorsque les autorités tentèrent de l'appréhender pourrait donner à penser qu'il savait qu'il était recherché par la police ou qu'il craignait de l'être.
35.  La Cour n'estime pas nécessaire de spéculer sur les raisons qui ont induit le requérant à quitter son domicile et à se rendre en Allemagne. Elle rappelle qu'aviser quelqu'un des poursuites intentées contre lui constitue un acte juridique d'une telle importance qu'il doit répondre à des conditions de forme et de fond propres à garantir l'exercice effectif des droits de l'accusé ; cela ressort, du reste, de l'article 6 § 3 a) de la Convention. Une connaissance vague et non officielle ne saurait suffire (voir T. c. Italie, arrêt précité, p. 42, § 28).
36.  Partant, à supposer même que le requérant ait été indirectement au courant de l'ouverture d'un procès pénal contre lui, on ne saurait pour autant en conclure qu'il avait renoncé de manière non équivoque à son droit à comparaître à l'audience. Il reste à vérifier si le droit interne lui offrait, avec un degré suffisant de certitude, la possibilité d'obtenir un nouveau procès en sa présence.
37.  A cet égard, le Gouvernement invoque le remède prévu par l'article 175 du CPP et souligne qu'aux fins de l'introduction d'une demande en relevé de forclusion, il suffirait au condamné absent de prouver qu'il n'a pas eu connaissance des actes de la procédure (voir le paragraphe 24 ci-dessus). La Cour rappelle cependant que, dans sa décision sur la recevabilité de la requête, elle a rejeté l'exception de non-épuisement formulée par le Gouvernement, en estimant que le recours en question aurait eu peu de chances d'aboutir et que son utilisation par le requérant se heurtait à des obstacles objectifs. Aux yeux de la Cour, rien ne permet de revenir sur cette conclusion.
38.  Par ailleurs, à supposer même que, comme le soutient le Gouvernement, aucune preuve de l'absence d'intention de se soustraire à la justice ne doive être fournie par un condamné souhaitant introduire une demande en relevé de forclusion, la Cour note que l'article 175 du CPP ne confère pas à un accusé qui n'a jamais été informé de manière effective des poursuites le droit inconditionnel d'obtenir la réouverture du délai pour interjeter appel. Comme le parquet de Rome lui-même l'a observé à juste titre, dans le cas du requérant un nouveau procès n'était pas automatique, car il se posait préalablement la question de savoir si la déclaration selon laquelle l'accusé était « en fuite » était erronée (voir le paragraphe 15 ci-dessus).
39.  La Cour rappelle qu'aux termes de sa jurisprudence citée ci-dessus (paragraphes 30 et 31), un condamné qui ne saurait être estimé avoir renoncé de manière non équivoque à comparaître doit en toute circonstance pouvoir obtenir qu'une juridiction statue à nouveau sur le bien-fondé de l'accusation. Une simple possibilité dans ce sens, subordonnée aux preuves pouvant être fournies par le parquet ou par le condamné quant aux circonstances entourant la déclaration de fuite, ne saurait satisfaire aux exigences de l'article 6 de la Convention.
40.  Il en découle que le remède prévu à l'article 175 du CPP ne garantissait pas au requérant, avec un degré suffisant de certitude, la possibilité d'être présent et de se défendre au cours d'un nouveau procès. Nul n'a soutenu devant la Cour que le requérant disposait d'autres moyens pour obtenir la réouverture du délai pour interjeter appel ou la tenue d'un nouveau procès.
41.  Il s'ensuit qu'en l'espèce, les moyens mis en place par les autorités nationales n'ont pas permis d'atteindre le résultat voulu par l'article 6 de la Convention.
42.  Il y a donc eu violation de cette disposition.
II.  SUR LES ARTICLES 46 ET 41 DE LA CONVENTION
A.  Sur l'article 46 de la Convention
43.  Aux termes de cette disposition :
« 1.  Les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2.  L'arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l'exécution. »
44.  Les conclusions de la Cour impliquent en soi que la violation du droit du requérant tel que le garantit l'article 6 de la Convention tire son origine d'un problème résultant de la législation italienne en matière de procès par contumace, qui peut encore toucher d'autres personnes à l'avenir. L'obstacle injustifié au droit du requérant d'obtenir qu'une juridiction statue à nouveau sur le bien-fondé de l'accusation dirigée contre lui n'a pas été causé par un incident isolé et n'est pas non plus imputable au tour particulier qu'ont pris les événements dans le cas de l'intéressé, mais résulte du libellé des dispositions du CPP relatives aux conditions d'introduction d'une demande en relevé de forclusion. Par ailleurs, des violations analogues à celle constatée dans la présente affaire ont été relevées par la Cour soit sous l'empire de l'ancien CPP (voir les arrêts Colozza, T. c. Italie et F.C.B. c. Italie précités), soit après l'entrée en vigueur du nouveau CPP (voir Somogyi c. Italie, no 67972/01, 18 mai 2004), et il convient de rappeler que la Commission des Droits de l'Homme des Nations unies a exprimé l'avis que l'Italie avait violé l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques en raison d'une condamnation par contumace survenue sans que l'accusé fût officiellement et personnellement informé des poursuites à son encontre (voir l'avis du 27 juillet 1999 rendu dans l'affaire Ali Malaki c. Italie). La Cour conclut que les faits de la cause révèlent l'existence dans l'ordre juridique italien d'une défaillance, en conséquence de laquelle tout condamné par contumace n'ayant pas été informé de manière effective des poursuites peut se voir privé d'un nouveau procès. Elle estime également que les lacunes du droit et de la pratique internes décelées dans le cas du requérant sont susceptibles de donner lieu à l'avenir à de nombreuses requêtes bien fondées.
45.  La Cour rappelle qu'aux termes de l'article 46 de la Convention, lorsqu'une violation est constatée, l'Etat défendeur a l'obligation juridique non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées au titre de la satisfaction équitable prévue par l'article 41, mais aussi de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à intégrer dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d'en effacer autant que possible les conséquences (voir Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 192, 22 juin 2004).
46.  Il appartient en principe à l'Etat défendeur de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les moyens de s'acquitter de son obligation juridique au regard de l'article 46 de la Convention (voir (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII). La pratique du Comité des Ministres a élargi la portée des obligations de l'Etat défendeur à cet égard, imposant, à côté de mesures concernant la situation individuelle du requérant, l'adoption de mesures à caractère général visant à empêcher la répétition de violations analogues. Compte tenu de la situation de nature structurelle qu'elle constate, la Cour observe que des mesures générales au niveau national s'imposent sans aucun doute dans le cadre de l'exécution du présent arrêt (voir, mutatis mutandis, Broniowski c. Pologne [GC], arrêt précité, §§ 193-194). Ces mesures doivent être de nature à remédier à la défaillance structurelle dont découle le constat de violation formulé par la Cour, afin que des personnes se trouvant dans une situation comparable à celle de M. Sejdovic n'aient pas à souffrir d'une méconnaissance analogue des droits garantis par l'article 6 de la Convention.
47.  La Cour estime que l'Etat défendeur doit supprimer tout obstacle légal qui pourrait empêcher la réouverture du délai pour interjeter appel ou la tenue d'un nouveau procès pour toute personne condamnée par défaut qui, n'ayant pas été informée de manière effective des poursuites engagées à son encontre, n'a pas renoncé de manière non équivoque à son droit de comparaître à l'audience, et ce afin de garantir le droit desdites personnes à obtenir qu'une juridiction statue à nouveau, après les avoir entendues dans le respect des exigences de l'article 6 de la Convention, sur le bien-fondé de l'accusation dirigée contre elles. L'Etat défendeur doit donc mettre en place au moyen de la réglementation appropriée une nouvelle procédure qui puisse assurer la réalisation effective du droit en question, dans le respect des droits découlant de l'article 6 de la Convention (paragraphes 29-42 ci-dessus).
B.  Sur l'article 41 de la Convention
48.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1.  Dommage
49.  Le requérant observe qu'il a été détenu sous écrou extraditionnel en Allemagne du 22 septembre au 22 novembre 1999, soit pendant 62 jours. Il allègue que le préjudice et les désagréments provoqués par cette détention devraient être remboursés sur la base de 100 euros (EUR) par jour, et sollicite donc la somme totale de 6 200 EUR.
50.  Le Gouvernement note que le requérant n'a pas prouvé l'existence d'un lien de causalité entre la violation de la Convention et le préjudice qu'il allègue. Quant au dommage moral, le constat d'une violation fournirait en soi une satisfaction équitable suffisante.
51.  La Cour rappelle qu'elle octroie des sommes au titre de la satisfaction équitable prévue par l'article 41 lorsque la perte ou les dommages réclamés ont été causés par la violation constatée, l'Etat n'étant par contre pas censé verser de l'argent pour les dommages qui ne lui sont pas imputables (voir Perote Pellon c. Espagne, no 45238/99, § 57, 25 juillet 2002).
52.  En l'espèce, la Cour a constaté une violation de l'article 6 de la Convention dans la mesure où le requérant, condamné in absentia, n'a pas pu obtenir la réouverture de son procès. Or, le requérant aurait été détenu sous écrou extraditionnel en Allemagne même si le système juridique italien lui avait accordé cette possibilité.
53.  Partant, la Cour ne considère pas approprié d'octroyer une compensation au requérant au titre du préjudice matériel. Aucun lien de causalité ne se trouve en effet établi entre la violation constatée et la détention dénoncée par l'intéressé.
54.  Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l'espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante (voir Brozicek c. Italie, arrêt du 19 décembre 1989, série A no 167, p. 20, § 48 ; F.C.B. c. Italie, arrêt précité, p. 22, § 38 ; T. c. Italie, arrêt précité, p. 43, § 32).
55.  La Cour rappelle sa jurisprudence bien établie selon laquelle, en cas de violation de l'article 6 § 1 de la Convention, il faut placer le requérant le plus possible dans une situation équivalant à celle dans laquelle il se trouverait s'il n'y avait pas eu manquement aux exigences de cette disposition (Piersack c. Belgique (article 50), arrêt du 26 octobre 1984, série A no 85, p. 16, § 12). A côté des mesures à caractère général indiquées aux paragraphes 44 à 47 ci-dessus, la Cour estime que, lorsqu'elle conclut que la condamnation d'un requérant a été prononcée en dépit de l'existence d'une atteinte à son droit de participer à son procès, le redressement le plus approprié serait en principe de faire rejuger l'intéressé ou de rouvrir la procédure en temps utile et dans le respect des exigences de l'article 6 de la Convention (Somogyi c. Italie, arrêt précité, § 86 ; voir également, mutatis mutandis et en matière de manque d'indépendance et d'impartialité de la juridiction de jugement, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003, et Tahir Duran c. Turquie, no 40997/98, § 23, 29 janvier 2004).
2.  Frais et dépens
56.  Le requérant sollicite le remboursement des frais encourus pour la procédure d'extradition en Allemagne, qui s'élèvent à 4 827,11 EUR. Quant aux frais relatifs à la procédure devant la Cour, ils se monteraient à 3 500,16 EUR, dont 3 033,88 EUR pour honoraires et 466,28 EUR pour traductions.
57.  Le Gouvernement n'aperçoit aucun lien de causalité entre la violation de la Convention et les frais encourus en Allemagne. Quant aux frais exposés pour la procédure à Strasbourg, le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour tout en soulignant la simplicité de l'affaire du requérant.
58.  La Cour relève que le requérant, avant de s'adresser aux organes de la Convention, a dû faire face à une procédure d'extradition en Allemagne, dans le cadre de laquelle la question de l'impossibilité de la réouverture du procès a été évoquée. La Cour admet par conséquent que l'intéressé a encouru des dépenses pour faire corriger la violation de la Convention tant dans l'ordre juridique interne qu'au niveau européen (voir Rojas Morales c. Italie, no 39676/98, § 42, 16 novembre 2000). Elle trouve cependant excessifs les frais réclamés pour la procédure devant les juridictions allemandes (voir, mutatis mutandis, Sakkopoulos c. Grèce, no 61828/00, § 59, 15 janvier 2004). Compte tenu des éléments en sa possession et de sa pratique en la matière, elle considère raisonnable d'accorder au requérant à ce titre la somme de 2 500 EUR.
59.  En revanche, la Cour juge raisonnables les frais et dépens afférents à la procédure devant elle et accorde au requérant la somme sollicitée (3 500,16 EUR). Le montant total dû au requérant au titre des frais et dépens s'élève donc à 6 000,16 EUR.
3.  Intérêts moratoires
60.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 de la Convention ;
2.  Dit que la violation constatée ci-dessus résulte d'un problème structurel lié au dysfonctionnement de la législation et de la pratique internes occasionné par l'absence de mécanisme effectif visant à mettre en œuvre le droit des personnes condamnées par contumace – et n'ayant ni été informées de manière effective des poursuites ouvertes à leur encontre ni renoncé de manière non équivoque à leur droit à comparaître – d'obtenir ultérieurement qu'une juridiction statue à nouveau, après les avoir entendues dans le respect des exigences de l'article 6 de la Convention, sur le bien-fondé de l'accusation dirigée contre elles ;
3.  Dit que l'Etat défendeur doit garantir, par des mesures appropriées, la mise en œuvre du droit en question pour le requérant et pour les personnes se trouvant dans une situation similaire à celle du requérant ;
4.  Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant, rappelant sur ce point ce qu'elle a affirmé au paragraphe 55 du présent arrêt ;
5.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 6 000,16 EUR (six mille euros et seize centimes) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 novembre 2004 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Christos Rozakis   Greffier Président
ARRÊT SEJDOVIC c. ITALIE
ARRÊT SEJDOVIC c. ITALIE 


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 56581/00
Date de la décision : 10/11/2004
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 6 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Frais et dépens (procédure nationale) - demande rejetée ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) PROCES EQUITABLE, (Art. 6-3) DROITS DE LA DEFENSE, (Art. 6-3-a) INFORMATION SUR LA NATURE ET LA CAUSE DE L'ACCUSATION


Parties
Demandeurs : SEJDOVIC
Défendeurs : ITALIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2004-11-10;56581.00 ?
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