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17/12/2004 | CEDH | N°49017/99

CEDH | AFFAIRE PEDERSEN ET BAADSGAARD c. DANEMARK


AFFAIRE PEDERSEN ET BAADSGAARD c. DANEMARK
(Requête no 49017/99)
Grande Chambre
ARRÊT
STRASBOURG
17 décembre 2004
En l’affaire Pedersen et Baadsgaard c. Danemark,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. L. Wildhaber, président,    C.L. Rozakis,    J.-P. Costa,   Sir Nicolas Bratza,   MM. L. Caflisch,    R. Türmen,   Mme V. StrÁŽnickÁ,   MM. C. BÎrsan,    P. Lorenzen,    J. Casadevall,    B. ZupanČiČ,    J. Hedigan,    M. Pellonp

ä,    A.B. Baka,    R. Maruste,    M. Ugrekhelidze,    K. Hajiyev, juges,  et de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avo...

AFFAIRE PEDERSEN ET BAADSGAARD c. DANEMARK
(Requête no 49017/99)
Grande Chambre
ARRÊT
STRASBOURG
17 décembre 2004
En l’affaire Pedersen et Baadsgaard c. Danemark,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. L. Wildhaber, président,    C.L. Rozakis,    J.-P. Costa,   Sir Nicolas Bratza,   MM. L. Caflisch,    R. Türmen,   Mme V. StrÁŽnickÁ,   MM. C. BÎrsan,    P. Lorenzen,    J. Casadevall,    B. ZupanČiČ,    J. Hedigan,    M. Pellonpää,    A.B. Baka,    R. Maruste,    M. Ugrekhelidze,    K. Hajiyev, juges,  et de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 8 septembre et 17 novembre 2004,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 49017/99) dirigée contre le Royaume du Danemark et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Jørgen Pedersen et M. Sten Kristian Baadsgaard (« les requérants »), ont saisi la Cour le 30 décembre 1998 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Le second requérant est décédé à l’été 1999. Mme Trine Baadsgaard, sa fille et unique héritière, a décidé de maintenir la requête.
2.  Les requérants se plaignaient de la durée de la procédure pénale dirigée contre eux. En outre, ils alléguaient une violation de leur droit à la liberté d’expression au motif que l’arrêt de la Cour suprême du 28 octobre 1998 avait entraîné une ingérence disproportionnée dans leur droit, en qualité de journalistes, de jouer un rôle de « chien de garde » indispensable dans une société démocratique.
3.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections. L’affaire a ainsi été échue à la première section dans sa nouvelle composition. Au sein de celle-ci, la chambre appelée à examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement et se composait de M. C.L.Rozakis, président, M. P. Lorenzen, M. G. Bonello, Mme N. Vajić, M. A. Kovler, M. V. Zagrebelsky et Mme E. Steiner, juges, et de M. S. Nielsen, greffier adjoint de section. Des observations ont été reçues du syndicat danois des journalistes, que le président avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement). A la suite d’une audience sur la recevabilité et le fond (article 54 § 3 du règlement), la chambre a déclaré la requête recevable le 27 juin 2002.
4.  Le 19 juin 2003, la chambre a rendu un arrêt où elle a conclu par six voix contre une à la non-violation de l’article 6 de la Convention et par quatre voix contre trois à la non-violation de l’article 10 de la Convention. L’opinion dissidente de M. Kovler et l’opinion en partie dissidente de M. Rozakis, à laquelle se sont ralliés M. Kovler et Mme Steiner, sont jointes à l’arrêt.
5.  Le 18 septembre 2003, les requérants ont demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement, affirmant que la chambre aurait dû conclure à la violation des articles 6 et 10 de la Convention.
6.  Le 3 décembre 2003, un collège de la Grande Chambre a décidé de renvoyer l’affaire devant la Grande Chambre.
7.  La composition de la Grande Chambre a été fixée conformément aux dispositions des articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
8.  Tant les requérants que le gouvernement danois (« le Gouvernement ») ont présenté des mémoires et observations complémentaires.
9.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 8 septembre 2004 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  M. P. Taksøe-Jensen, agent,  Mme N. Holst-Christensen, coagente,  M. D. Kendal,  Mmes D. Borgaard,    N. Ringen, conseillers ;
–  pour les requérants  MM. T. Trier,   J. Jacobsen, conseils,   P. Wilhjelm,   Mme M. Eckhardt, conseillers,  M. J. Pedersen, requérant.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Trier et M. Taksøe-Jensen.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A.  Les émissions de télévision produites par les requérants
10.  Les requérants, deux journalistes, travaillaient à l’époque des faits pour l’une des deux chaînes nationales de télévision danoises, Danmarks Radio. Ils produisirent deux émissions, qui furent diffusées à 20 heures respectivement le 17 septembre 1990 et le 22 avril 1991. On estima que 30 % environ des téléspectateurs de plus de douze ans avaient vu ces émissions. Classées comme documentaires et intitulées « Condamné pour meurtre » (Dømt for mord) pour la première et « L’aveuglement de la police » (Politiets blinde øje) pour la seconde, elles traitaient d’un procès dans lequel la cour régionale du Danemark occidental (Vestre Landsret) avait, le 12 novembre 1982, condamné un homme, désigné ci-après par la lettre X, à une peine de douze ans d’emprisonnement pour avoir assassiné sa femme le 12 décembre 1981 entre 11 h 30 et 13 heures environ. En appel, la Cour suprême (Højesteret) confirma la condamnation en 1983. A sa libération sous condition, X demanda le 13 septembre 1990 à la Cour spéciale de révision (Den Særlige Klageret) de réviser son procès.
Les requérants avaient entamé la préparation des émissions en mars 1989 ; ils avaient pris contact avec les témoins en passant des annonces dans le journal local et par le biais de rapports de police.
11.  Au début de chacune des émissions, il était indiqué sur quelles prémisses elles avaient été produites :
« Dans cette émission, nous allons montrer, au travers d’une série d’exemples précis, que la condamnation de X ne s’appuyait sur aucune base légale et que la cour régionale du Danemark occidental a rendu sa sentence au mépris de l’un des principes fondamentaux du droit danois, à savoir que le doute profite à l’accusé.
Nous allons montrer que X a été condamné à une peine de douze ans d’emprisonnement pour le meurtre de sa femme à la suite d’une enquête de police scandaleusement viciée, qui a préjugé la question de la culpabilité dès le départ, a ignoré des témoins importants et s’est concentrée sur des témoins douteux.
L’émission va prouver que X n’a pas pu commettre le crime dont il a été reconnu coupable le 12 novembre 1982. »
1.  La première émission : « Condamné pour meurtre »
12.  La première émission était introduite par le commentaire suivant :
« Dans l’affaire X, l’enquête de police a fait intervenir environ 900 personnes. Plus de 4 000 pages de rapport ont été écrites – et 30 témoins ont comparu devant la cour régionale du Danemark occidental.
Nous allons nous efforcer de déterminer ce qui s’est réellement passé le jour du crime, le 12 décembre 1981. Nous allons passer au crible l’enquête de police et examiner les déclarations des témoins concernant l’heure de la disparition de la femme de X. »
Lors de la préparation de cette émission, les requérants avaient invité à y participer les policiers du district de Frederikshavn, qui avaient mené l’enquête sur le meurtre. Après avoir correspondu à ce sujet pendant quelque temps avec les requérants, le chef de la police les informa par une lettre du 19 avril 1990 que les policiers ne pourraient participer à l’émission car certaines des conditions auxquelles ces derniers avaient subordonné l’octroi d’un entretien, notamment l’envoi des questions par écrit à l’avance, n’avaient pas été respectées.
13.  A la suite de la diffusion de l’émission le 17 septembre 1990, les requérants furent inculpés de diffamation au motif qu’ils établissaient illégalement un lien entre l’ami de la femme de X (« l’instituteur ») et la mort de deux femmes citées, dont l’une était la femme de X. L’affaire se termina le 14 décembre 1993 par un règlement conclu devant la cour régionale, aux termes duquel les requérants devaient verser à l’instituteur 300 000 couronnes danoises (DKK), s’excuser sans réserve et s’engager à ne plus jamais diffuser l’émission.
2.  La seconde émission : « L’aveuglement de la police »
14.  Les requérants allèguent qu’à une date inconnue avant la diffusion de la seconde émission, le commissaire principal avait, lors d’une conversation téléphonique avec M. Pedersen, refusé de participer à cette émission.
15.  L’introduction à la seconde émission comprenait le commentaire suivant :
« C’est la police du district de Frederikshavn qui était à l’époque chargée de l’enquête ayant conduit à la condamnation de X. La police est-elle d’entrée de jeu partie du principe que X était le meurtrier et a-t-elle dès lors négligé certaines pistes, alors que la loi oblige à les suivre toutes ?
Nous avons recherché si les graves allégations que X porte contre la police du district de Frederikshavn étaient fondées. »
16.  Au début de l’émission, le second requérant interroge une femme chauffeur de taxi. Elle lui explique que, quelques jours après la disparition de la femme de X, elle a été entendue par deux policiers devant qui elle a mentionné deux observations qu’elle avait faites le 12 décembre 1981 : elle avait vu un taxi Peugeot (dont il a plus tard été prouvé qu’il n’avait aucun rapport avec le meurtre) et avant cela, elle avait vu X et son fils vers midi cinq ou dix. Elle avait roulé derrière eux sur un kilomètre environ. Elle se rappelait la date et l’heure avec une telle précision parce qu’elle devait se rendre ce jour-là à 13 heures aux obsèques de sa grand-mère.
17.  On entend ensuite le commentaire suivant :
« Commentateur : Ainsi, en décembre 1981, peu après la disparition de la femme de X et alors que X est en prison, la police de Frederikshavn est en possession de la déclaration de la chauffeur de taxi, où celle-ci rapporte que, à midi passé de quelques minutes ce samedi-là, elle roule derrière X et son fils sur un kilomètre environ... X et son fils s’étaient donc trouvés à Mølleparken [quartier résidentiel] à deux reprises, et la police le savait en 1981. »
18.  L’entretien continue :
« Second requérant : Qu’ont dit les policiers au sujet des informations que vous avez fournies ?
Chauffeur de taxi : Eh bien, l’un d’eux a dit que cela ne pouvait pas être vrai que le fils de X se trouvait dans la voiture, mais en fait je suis sûre à cent pour cent que c’était lui parce que je connais aussi le fils pour l’avoir conduit à la garderie.
Second requérant : Pourquoi vous a-t-il dit cela ?
Chauffeur de taxi : Eh bien, il a juste dit que cela ne pouvait être vrai que le fils était dans la voiture.
Second requérant : Que cela ne pouvait être vrai que vous ayez vu ce que vous avez vu.
Chauffeur de taxi : Non, c’est-à-dire qu’il n’a pas dit que je n’avais pas vu X, mais que cela ne pouvait pas être vrai que son fils était avec lui.
Second requérant : Il s’agit des deux policiers qui ont interrogé la chauffeur de taxi en 1981 et qui ont rédigé le rapport de police.
Nous avons montré à la chauffeur de taxi la déclaration qu’elle avait faite en 1981, qu’elle n’avait encore jamais vue.
Chauffeur de taxi : Il manque le passage sur – il n’y avait que... sur la Peugeot, il n’y avait rien sur le reste, à moins que vous ayez un autre rapport.
Second requérant : Il n’y a que celui-ci.
Chauffeur de taxi : Mais cela n’a certainement aucune importance.
Second requérant : Qu’en pensez-vous ?
Chauffeur de taxi : Eh bien cela veut dire, je ne sais pas, eh bien je pense que quand vous faites une déclaration, elle doit être mise par écrit quoi qu’il arrive, sinon je n’en vois pas l’intérêt, surtout dans une affaire de meurtre.
Commentateur : Donc la chauffeur de taxi affirme qu’elle avait déjà dit en 1981 à deux policiers avoir vu X et son fils. Il n’y a pas un mot de cela dans ce rapport.
Second requérant : Pourquoi êtes-vous aussi sûre d’avoir dit cela à la police à l’époque, c’est-à-dire en 1981 ?
Chauffeur de taxi : Eh bien j’en suis sûre à cent pour cent et en plus, mon mari était assis à côté de moi dans le salon comme témoin alors... alors voilà pourquoi je suis sûre à cent pour cent d’en avoir parlé aux policiers.
Second requérant : Et il était présent tout au long de l’interrogatoire ?
Chauffeur de taxi : Oui.
Second requérant : Pas seulement pendant une partie de l’interrogatoire ?
Chauffeur de taxi : Non, il était là tout le temps.
Commentateur : Ce n’est qu’en 1990, neuf ans plus tard, que la chauffeur de taxi a de nouveau entendu parler de l’affaire, peu après la diffusion de l’émission « Condamné pour meurtre » ; bien que son rapport ait été classé avec les rapports 0, elle a reçu un appel téléphonique d’un inspecteur en chef de la brigade volante [Rejseholdet], à qui le procureur avait demandé de procéder à quelques interrogatoires supplémentaires.
Chauffeur de taxi : L’inspecteur en chef m’a appelée et m’a demandé si je savais si l’un de mes collègues avait des informations dont il n’avait pas parlé, ou si je m’étais rappelé quelque chose ; je lui ai répondu ce que j’avais dit la première fois au sujet de la Peugeot, et que j’avais roulé derrière X et son fils jusqu’à la rue Ryets ; il m’a dit alors que s’il découvrait quelque chose, ou alors... ou que s’il y avait quelque chose, alors... alors il reprendrait contact avec moi, ce qu’il n’a pas fait, pas pendant un bon bout de temps, jusqu’à ce qu’il m’appelle pour me demander de venir pour un nouvel interrogatoire.
Second requérant : Lorsque vous avez dit à l’inspecteur en chef au téléphone que vous aviez suivi X et que son fils se trouvait dans la voiture, comment a-t-il réagi ?
Chauffeur de taxi : Eh bien, il n’a rien dit.
Second requérant : Il n’a pas dit que vous n’en aviez jamais parlé ?
Chauffeur de taxi : Non. »
19.  Le second requérant s’entretient ensuite brièvement avec le nouvel avocat de X :
« Second requérant : Avez-vous des commentaires au sujet de l’explication que la chauffeur de taxi vient de donner ?
Nouvel avocat de X : Je n’ai pas de commentaires pour le moment.
Second requérant : Pourquoi cela ?
Nouvel avocat de X : Nous sommes convenus, avec le procureur et le président de la Cour spéciale de révision, qu’à l’avenir seule cette dernière ferait des déclarations à la presse dans cette affaire.
Commentateur : Même si le nouvel avocat de X ne souhaite pas s’exprimer au sujet de l’affaire, nous savons par ailleurs que c’est lui qui, en février de cette année, a demandé que la chauffeur de taxi soit de nouveau interrogée. C’est ainsi qu’elle a été interrogée en mars au commissariat de police de Frederikshavn en présence du commissaire principal, ce qui est à l’évidence en contradiction avec ce que le procureur a publiquement déclaré, à savoir que la police de Frederikshavn n’aurait pas l’occasion de participer aux nouvelles investigations. »
20.  L’entretien avec la chauffeur de taxi se poursuit en ces termes :
« Second requérant : Et que s’est-il passé lors de l’interrogatoire ?
Chauffeur de taxi : Ce qui s’est passé, c’est qu’on m’a conduite dans le bureau de l’inspecteur en chef de la brigade volante et que le commissaire principal s’y trouvait déjà.
Second requérant : Vous a-t-on expliqué les raisons de sa présence ?
Chauffeur de taxi : Non.
Second requérant : Alors qu’avez-vous dit pendant cet interrogatoire ?
Chauffeur de taxi : J’ai donné les mêmes explications que lorsque j’avais été interrogée chez moi.
Second requérant : C’est-à-dire il y a dix ans.
Chauffeur de taxi : C’est ça.
Second requérant : Et quelles étaient ces explications ?
Chauffeur de taxi : Eh bien, que j’avais roulé derrière X et son fils jusqu’à la rue Ryets.
Second requérant : Qu’ont-ils dit à ce sujet ?
Chauffeur de taxi : Ils n’ont rien dit.
Second requérant : Le rapport rédigé en 1981, l’avez-vous vu ?
Chauffeur de taxi : Non.
Second requérant : Etait-il posé quelque part ?
Chauffeur de taxi : Il y avait bien un rapport, mais je n’ai pas été autorisée à le voir.
Second requérant : Avez-vous expressément demandé à voir le rapport de l’époque ?
Chauffeur de taxi : J’ai demandé si je pouvais le voir, mais l’inspecteur en chef a dit que non (...) »
21.  Après l’entretien avec la chauffeur de taxi, le commentateur demande :
« Il nous reste maintenant une série de questions : pourquoi la partie cruciale de l’explication de la chauffeur de taxi a-t-elle disparu et qui, au sein de la police ou du parquet, porte la responsabilité de cette disparition ?
Est-ce que ce sont les deux policiers qui ont omis d’en rendre compte dans un rapport ?
Peu probable, nous disent nos informateurs dans la police, ils n’auraient pas osé.
Est-ce [le commissaire principal, nommément cité] qui a décidé que le rapport ne devait pas être versé au dossier ? Ou lui et l’inspecteur en chef de la brigade volante ont-ils dissimulé la déposition du témoin à la défense, aux juges et au jury ? (...) »
Des photographies des deux policiers, à savoir le commissaire principal nommé et l’inspecteur en chef de la brigade volante, apparaissent à l’écran pendant la lecture des questions précitées. D’autres questions suivent :
« Pourquoi l’inspecteur en chef a-t-il téléphoné à la chauffeur de taxi peu après la diffusion de l’émission « Condamné pour meurtre » ? Après tout, la police avait considéré que la chauffeur de taxi n’était pas un témoin important et avait classé sa déposition avec les rapports 0.
Pourquoi l’inspecteur en chef ne l’a-t-il pas convoquée pour un interrogatoire lorsqu’elle a répété son explication initiale au téléphone ?
Pourquoi la chauffeur de taxi a-t-elle été interrogée au commissariat de police de Frederikshavn en présence du commissaire principal, ce qui était en totale contradiction avec ce que le procureur avait publiquement déclaré ?
Le 20 septembre de l’année dernière, un directeur de police [nommément cité] déclara à [un quotidien régional] : « Tous les renseignements relatifs à l’affaire ont été communiqués aux défendeurs, à l’accusation et aux juges. » Le directeur de police avait-il connaissance de la déclaration de la chauffeur de taxi lorsqu’il a tenu ces propos ? Le procureur général connaissait-il dès 1981 l’existence de la déclaration d’un témoin confirmant que X s’était trouvé à Mølleparken à deux reprises et que le fils de X se trouvait avec ce dernier à chaque fois ? Ni l’un ni l’autre n’ont souhaité faire la moindre déclaration au sujet de l’affaire. »
22.  Entre-temps, le 11 mars 1991, avant la diffusion de la seconde émission, la chauffeur de taxi fut de nouveau interrogée par la police à la demande du nouvel avocat de X. Elle déclara que le 12 décembre 1981, elle s’était rendue aux obsèques de sa grand-mère, qui avaient lieu à 13 heures, et qu’en chemin, vers midi cinq ou dix, elle avait roulé derrière X et son fils. Elle était arrivée à l’enterrement tout juste avant 13 heures. Elle expliqua aussi qu’elle avait raconté cela à la police lorsqu’elle avait été interrogée pour la première fois en 1981. Dans la journée du 11 mars 1991, la police procéda à une vérification qui révéla que les obsèques de la grand-mère de la chauffeur de taxi s’étaient bien déroulées le 12 décembre 1981, mais à 14 heures.
Par la suite, la police interrogea la chauffeur de taxi à trois reprises. Celle-ci modifia sa version des faits de la manière suivante.
Le 24 avril 1991, elle maintint avoir vu X peu après midi mais convint que l’enterrement avait eu lieu à 14 heures. Sur le chemin, elle s’était rendu compte qu’elle avait oublié une couronne de fleurs. Elle était retournée chez elle et n’était donc arrivée à l’enterrement que peu avant 14 heures.
Le 25 avril 1991, elle déclara qu’elle n’était pas sûre de la date ou de l’heure à laquelle elle avait vu X et son fils. De plus, elle ne se rappelait plus si, peu après le meurtre, elle avait dit à la police avoir vu X. Elle expliqua aussi que, pendant l’enregistrement de l’entretien avec M. Baadsgaard, le 4 avril 1991, celui-ci lui avait suggéré de dire quelque chose comme « où est l’autre rapport ? » lorsqu’il lui montrerait celui de 1981.
Le 27 avril 1991, elle commença par déclarer qu’elle excluait avoir vu X et son fils le 12 décembre 1981 et qu’elle n’avait jamais auparavant fait le lien entre cet épisode et l’enterrement. Elle reconnut aussi avoir inventé l’histoire de la couronne oubliée mais, expliqua-t-elle, elle voulait que « tout colle ». Elle soutint un moment plus tard avoir vu X et son fils le 12 décembre 1981, mais vers 13 heures.
B.  La procédure pénale dirigée contre les requérants
23.  Le 23 mai 1991, le commissaire principal déposa auprès de la police une plainte pour diffamation contre les requérants et la chaîne de télévision. Il apparaît toutefois que le parquet ajourna sa décision d’inculper ou non les requérants en attendant qu’il fût statué sur le pourvoi en révision du procès de X.
24.  Le 29 novembre 1991, la Cour spéciale de révision décida d’accueillir ce pourvoi après avoir tenu deux audiences et entendu dix témoins, dont la chauffeur de taxi. Deux juges (sur cinq) de la Cour spéciale de révision considérèrent qu’avait été présenté un nouveau témoignage qui aurait pu permettre d’acquitter X s’il avait été produit lors du procès. Deux autres juges étaient de l’avis contraire tandis que le cinquième partageait le point de vue des deux derniers, mais en estimant qu’il existait par ailleurs des circonstances particulières telles qu’il était plus que probable que les preuves disponibles n’avaient pas été correctement appréciées. En conséquence, la Cour spéciale décida que X serait rejugé.
25.  Entre-temps, après la diffusion des émissions télévisées, des investigations furent engagées sur l’enquête menée par la police dans l’affaire X. Elles débouchèrent sur un rapport du procureur régional en date du 29 juillet 1991 indiquant que la police de Frederikshavn n’avait pas respecté l’article 751 § 2 de la loi sur l’administration de la justice (Retsplejeloven). Cette disposition, entrée en vigueur le 1er octobre 1978, énonce qu’un témoin doit pouvoir lire sa déposition intégralement. L’enquête dans l’affaire X ne constituait pas le seul cas où cette clause n’avait pas été observée. En effet, prétendument pour réduire les risques d’erreur ou de malentendu, la police de Frederikshavn interrogeait en général les témoins en présence de deux policiers et veillait à ce que les témoins clés réitérassent leurs déclarations devant un tribunal le plus rapidement possible. A cet égard, le procureur régional nota que la cour régionale qui avait reconnu X coupable en 1982 n’avait formulé aucune remarque quant à l’inobservation de l’article 751 § 2 de la loi sur l’administration de la justice concernant les témoins entendus par elle en 1982. Enfin, le procureur régional releva que la police du district de Frederikshavn n’était apparemment pas la seule police de district à ne pas respecter cette disposition. Il considéra qu’il ne se justifiait pas de maintenir que la chauffeur de taxi avait bien déclaré aussi lors de son interrogatoire en décembre 1981 avoir vu X le jour du meurtre. Pendant les investigations, cela avait été contredit par les deux policiers qui avaient interrogé la chauffeur de taxi en 1981. De plus, les investigations n’avaient pas révélé que l’un quelconque des policiers de Frederikshavn eût dissimulé le moindre élément de preuve dans le cas de X ou d’ailleurs dans quelque autre affaire pénale que ce fût.
En conséquence, le 20 décembre 1991, le procureur général (Rigsadvokaten) déclara dans une lettre adressée au ministère de la Justice qu’il était regrettable et critiquable que la police de Frederikshavn n’eût pas appliqué la disposition en question comme elle était tenue de le faire systématiquement, et informa le ministère qu’il avait conclu avec l’Ecole nationale de police un accord par lequel il s’était engagé à rédiger des directives plus complètes sur les interrogatoires de témoins, à ajouter au matériel pédagogique de l’école.
26.  Le nouveau procès de X se conclut le 13 avril 1992 par un acquittement, prononcé par la cour régionale du Danemark occidental siégeant avec un jury.
27.  Un avocat qui représentait les requérants dans une autre affaire apprit l’existence d’une lettre du 18 mai 1992 adressée par le procureur général au comité des affaires juridiques (Retsudvalget) du Parlement danois où le premier indiquait qu’à la suite de la diffusion de l’émission « L’aveuglement de la police », trois policiers de Frederikshavn avaient déposé une plainte à la police contre les requérants. Par une lettre du 10 juillet 1992, cet avocat pria le procureur général de lui indiquer si les requérants avaient été inculpés et, si oui, de quelle infraction. Le 17 juillet 1992, il fut informé qu’aucun chef d’inculpation n’était retenu contre les requérants.
28.  Le 19 janvier 1993, le directeur de police de Gladsaxe avisa les requérants qu’ils étaient inculpés de diffamation à l’encontre du commissaire principal. Ils furent interrogés par la police de Gladsaxe le 28 janvier 1993.
1.  Questions procédurales préliminaires
29.  Le 30 mars 1993, le tribunal de première instance de Gladsaxe (Retten i Gladsaxe) examina en audience une requête du parquet du 11 février 1993 tendant à la saisie des éléments qui avaient servi aux requérants pour leurs recherches ; à cette occasion, les avocats des intéressés, affirmant que l’affaire concernait une infraction politique, exprimèrent le vœu que la cause fût examinée par un jury devant la cour régionale et non par le tribunal de première instance. Le tribunal de première instance de Gladsaxe rejeta les deux demandes le 28 mai 1993. En juin 1993, le parquet fit appel de la décision relative à la saisie et les requérants attaquèrent la décision concernant la juridiction compétente. Pour répondre au souhait de l’un des avocats des requérants, une audience fut fixée devant la cour régionale du Danemark oriental (Østre Landsret) au 15 novembre 1993. Le 7 octobre 1993, toutefois, la défense récusa l’un des juges de la cour régionale et sollicita la tenue d’une audience sur la question. La cour régionale décida le 15 octobre 1993 de rejeter cette requête et, le 11 novembre 1993, de ne pas écarter le juge récusé. Il apparaît que l’avocat demanda l’autorisation de se pourvoir contre cette décision devant la Cour suprême (Højesteret), mais en vain. La cour régionale tint audience le 6 janvier et le 7 mars 1994 au sujet de l’appel relatif à la saisie et de celui portant sur la juridiction compétente. Par une décision du 21 mars 1994, elle confirma les décisions du tribunal de première instance. Le 28 juin 1994, les requérants se virent refuser l’autorisation de saisir la Cour suprême.
2.  Procédure devant le tribunal de première instance
30.  Le 5 juillet 1994, le parquet soumit l’acte d’accusation au tribunal de première instance. Une audience préliminaire se déroula le 10 novembre 1994 ; il fut alors convenu d’examiner l’affaire sur six jours à la mi-juin 1995. Cependant, en raison de la maladie de l’avocat de l’une des parties, les audiences finales furent reportées aux 21, 24, 28 et 30 août et 8 septembre 1995.
31.  Le 15 septembre 1995, le tribunal de première instance de Gladsaxe rendit un jugement de soixante-huit pages où il constatait que les questions posées dans l’émission télévisée au sujet du commissaire principal nommé s’analysaient en des allégations diffamatoires devant être déclarées nulles et non avenues. Toutefois, le tribunal s’abstint de condamner les requérants, jugeant que ces derniers avaient des raisons de croire que les allégations étaient véridiques. Ils ne furent pas non plus condamnés à verser l’indemnité qui avait été réclamée par la veuve du commissaire principal, décédé avant le procès. Les requérants interjetèrent appel du jugement sur-le-champ ; le parquet fit de même le 27 septembre 1995.
3.  Procédure devant la cour régionale
32.  Le 15 avril 1996, le procureur adressa un avis d’appel à la cour régionale et, le 30 avril 1996, invita les avocats des requérants et le représentant de la veuve du commissaire principal à une réunion portant sur la procédure. L’avocat de l’une des parties ayant déclaré qu’il n’était pas libre avant le 17 juin 1996, la réunion se tint le 25 juin 1996. La cour régionale reçut le procès-verbal de cette réunion, d’où il ressortait que l’avocat de l’une des parties ne pourrait participer au procès avant novembre 1996 et qu’il préférait que celui-ci se tînt début 1997. Le 16 août 1996, la cour régionale fixa les dates d’audience aux 24, 26 et 28 février et 3 et 4 mars 1997.
33.  Le 6 mars 1997, la cour régionale rendit un arrêt par lequel elle déclarait les requérants coupables d’avoir porté atteinte à l’honneur du commissaire principal en formulant et propageant des allégations qui lui imputaient un acte susceptible de le discréditer aux yeux de ses concitoyens, infraction réprimée par l’article 267 § 1 du code pénal. Ces allégations furent déclarées nulles et non avenues. Les requérants furent condamnés chacun à vingt jours-amende de 400 DKK (ou, à défaut, à vingt jours d’emprisonnement) et condamnés à verser une indemnité de 75 000 DKK aux héritiers du commissaire principal défunt.
4.  Procédure devant la commission d’appel
34.  Les 6, 16 et 25 mars 1997, les requérants demandèrent à la commission d’appel (Procesbevillingsnævnet) l’autorisation de se pourvoir devant la Cour suprême. Avant de se prononcer, la commission demanda l’avis des autorités de poursuite, à savoir le chef de la police, le procureur et le procureur général. Le 27 juin 1997, ils rendirent un avis commun où ils se déclaraient opposés à l’octroi de cette autorisation. Toutefois, il apparaît que, dans l’intervalle, un avocat représentant la chaîne de télévision, Danmarks Radio, prit contact avec le procureur pour proposer que le parquet aidât à porter l’affaire devant la Cour suprême car, selon cette chaîne, la décision de la cour régionale se heurtait à la loi sur la responsabilité des médias (Medieansvarsloven). En conséquence, les autorités de poursuite entamèrent une nouvelle série de consultations sur la question, et leur avis commun fut transmis à la commission d’appel le 3 septembre 1997. Le 29 septembre 1997, après avoir entendu les avocats des requérants au sujet des arguments du parquet, la commission accorda à ces derniers l’autorisation de saisir la Cour suprême.
5.  Procédure devant la Cour suprême
35.  Le procureur général adressa la déclaration de pourvoi et le dossier à la Cour suprême le 3 octobre et le 6 novembre 1997 respectivement.
36.  Les avocats des requérants ayant souhaité en engager un autre, ils demandèrent le 20 novembre 1997 à la Cour suprême si les frais y relatifs seraient considérés comme des frais de justice. Ils déclarèrent de plus que leur mémoire ne pourrait être prêt avant début janvier 1998. Le 17 mars 1998, la Cour suprême trancha la question des frais et, le 19 mars 1998, fixa l’audience aux 12 et 13 octobre 1998.
37.  Par un arrêt du 28 octobre 1998, la Cour suprême confirma celui de la cour régionale, tout en portant à 100 000 DKK le montant de l’indemnité à verser aux héritiers. La majorité des juges (soit trois sur cinq) déclara :
« Dans l’émission intitulée « L’aveuglement de la police », non seulement [les requérants] répètent la déclaration de la chauffeur de taxi qui affirme avoir déjà expliqué à la police lors de ses investigations de 1981 que, peu après midi le 12 décembre 1981, elle avait roulé derrière X sur un kilomètre environ, mais aussi, conformément à la prémisse commune aux émissions « Condamné pour meurtre » et « L’aveuglement de la police », ils prennent position sur la véracité de cette déclaration et présentent les choses de telle sorte que les spectateurs, même avant la séquence finale de questions, ont l’impression que la chauffeur de taxi a réellement fourni l’explication en 1981 comme elle allègue l’avoir fait et que la police avait donc déjà cette déclaration en sa possession à cette époque. Cette impression est renforcée par la première des questions posées en guise de conclusion : « (...) pourquoi la partie cruciale de l’explication de la chauffeur de taxi a-t-elle disparu et qui, au sein de la police ou du parquet, porte la responsabilité de cette disparition ? » En parallèle avec les scènes relatives aux deux policiers, [les requérants] posent deux questions intégrées au commentaire, sur lesquelles porte l’acte d’accusation ; indépendamment du fait qu’il s’agit d’interrogations, les spectateurs ont incontestablement la nette impression qu’un rapport a été rédigé au sujet de la déposition de la chauffeur de taxi selon laquelle elle avait vu X à l’heure critique le 12 décembre 1981, que ce rapport a par la suite été éliminé et que cette élimination a été décidée soit uniquement par le commissaire principal nommément cité soit par celui-ci et l’inspecteur en chef de la brigade volante. Les questions posées ensuite dans le commentaire ne dissipent pas cette impression, pas plus que la question portant sur le point de savoir si le directeur de police ou le procureur avaient connaissance de la déclaration de la chauffeur de taxi. C’est pourquoi nous concluons que, dans l’émission « L’aveuglement de la police », [les requérants] ont formulé contre le commissaire nommé des allégations qui visaient à le discréditer aux yeux de ses pairs, au sens de l’article 267 § 1 du code pénal [Straffeloven]. Nous jugeons de plus que [les requérants] devaient pertinemment savoir qu’ils prononçaient de telles allégations de par leur manière de présenter les choses.
[Les requérants] n’ont pas tenté de se justifier mais ont soutenu qu’il n’existait pas de motif pour agir, eu égard à l’article 269 § 1 du code pénal – [lequel protège] une partie qui formule de bonne foi et de manière justifiée une allégation servant manifestement l’intérêt général ou l’intérêt d’autrui (...)
Comme énoncé dans l’arrêt Thorgeir Thorgeirson c. Islande (25 juin 1992), le droit de critiquer la police en public est très large. Ainsi que cet arrêt le mentionne, il y a toutefois une différence entre propager des allégations et être à l’origine de nouvelles allégations, tout comme il existe une différence entre diriger des critiques envers la police en tant que telle et envers certains policiers nommément cités. Même si le travail du policier l’amène naturellement à être en vue, il faut aussi prendre sa réputation en compte.
Ainsi que cela a été dit, [les requérants] ne se sont pas bornés dans l’émission à évoquer la déclaration de la chauffeur de taxi ou à prononcer des jugements de valeur à partir de ces propos quant à la qualité de l’enquête de la police et à la manière dont le commissaire principal en assure la direction. [Les requérants] ne se sont pas non plus contentés de formuler des allégations à l’encontre de la police en tant que telle pour avoir éliminé la déclaration de la chauffeur de taxi, mais ont accusé le commissaire en question d’avoir commis une infraction pénale en éliminant un fait crucial.
A l’époque où ils ont produit l’émission, [les requérants] savaient que la Cour spéciale de révision avait été saisie d’un pourvoi en révision du procès de X et que, dans le cadre de la procédure suivie par cette juridiction quant à ce pourvoi, la chauffeur de taxi avait été interrogée par la police le 11 mars 1991 à la demande de l’avocat de X. Cette procédure étant en cours, [les requérants] ne pouvaient compter que le commissaire principal et les deux policiers qui avaient interrogé la chauffeur de taxi en 1981 participent à l’émission au risque de préjuger l’issue de la procédure. Ils ne peuvent donc justifier ces allégations en invoquant la non-participation des policiers à l’émission.
Dans l’émission, [les requérants] entendaient procéder à une évaluation critique de l’enquête menée par la police ; démarche légitime dans la mesure où les médias jouent un rôle de chien de garde, mais qui ne saurait valoir quelle que soit l’allégation portée. En effet, [les requérants] ne disposaient d’aucune base solide pour proférer une allégation aussi sérieuse contre un policier nommément cité et ils pouvaient atteindre les objectifs de leur émission sans poser les questions qui sont à l’origine des charges retenues contre eux.
Dans ces conditions, même s’il convient d’interpréter de manière étroite les exceptions prévues à l’article 10 § 2 de la Convention et si l’article 10 protège non seulement la teneur des propos mais aussi la manière dont ils sont exprimés, nous pensons que l’allégation n’est pas couverte par la dérogation visée à l’article 269 § 1 du code pénal. De fait, compte tenu de la gravité de l’allégation, nous estimons que rien ne justifie de lever la sanction en vertu de l’article 269 § 2 du code pénal. Nous considérons aussi qu’il n’y a aucun motif d’appliquer une remise de peine en vertu de l’article 272.
Nous souscrivons également aux conclusions relatives à la diffamation.
Nous pensons comme la cour régionale que le fait que l’allégation ait été formulée au cours d’une émission diffusée sur la chaîne de télévision nationale Danmarks Radio et était donc susceptible de disposer d’une large audience – comme cela a effectivement été le cas – doit passer pour une circonstance aggravante au sens de l’article 267 § 3. Considérant cependant que la diffusion de l’émission remonte à plus de sept ans, nous estimons qu’il n’y a pas de raisons suffisantes d’alourdir la peine.
Pour les motifs invoqués par la cour régionale, nous estimons que [les requérants] doivent verser des dommages et intérêts aux héritiers du commissaire principal. A cet égard, il faut noter que l’on ne saurait juger primordial le fait que la nature de la demande en réparation n’ait pas été précisée dans l’acte d’assignation du 23 mai 1991 étant donné que la demande de dédommagement pécuniaire du commissaire principal ne pouvait se rapporter à quoi que ce soit d’autre qu’à des dommages et intérêts. En raison de la gravité de l’allégation et de la manière dont elle a été formulée, nous considérons que l’indemnité doit être portée à 100 000 DKK. »
38.  Les deux juges de la minorité, favorables à l’acquittement des requérants, déclarèrent notamment :
« Nous convenons que les déclarations visées par l’acte d’accusation, nonobstant le fait qu’elles ont été exprimées sous la forme de questions, doivent passer pour tomber sous le coup de l’article 267 § 1 du code pénal, et que [les requérants] ont bien agi dans l’intention requise.
Ainsi que la majorité l’a déclaré, la question de la culpabilité doit être tranchée conformément à l’article 269 § 1 combiné avec l’article 267 § 1, compris à la lumière de l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme et de l’interprétation restrictive adoptée par la Cour européenne des Droits de l’Homme quant aux exceptions énumérées à l’article 10 § 2.
Pour se prononcer, il convient de tenir compte de ce sur quoi [les requérants] ont fondé leurs allégations, de la manière dont ils les ont formulées et des circonstances dans lesquelles ils l’ont fait, ainsi que des finalités assignées par eux à l’émission.
(...) Nous estimons que [les requérants] avaient des raisons de supposer que la déclaration de la chauffeur de taxi selon laquelle elle avait vu X le 12 décembre 1981 peu après midi était vraie. Nous estimons de plus (...) que [les requérants] avaient des motifs de penser que la chauffeur de taxi, lorsqu’elle avait été interrogée en 1981, avait dit aux deux policiers avoir vu X. (...) Nous accordons donc du poids au fait qu’il est naturel de rapporter une telle observation à la police, qu’il ressort également de sa déclaration figurant dans le rapport de police du 11 mars 1991 que l’intéressée avait déjà parlé à la police de ses observations en 1981, et que son explication quant à la manière dont la police a réagi lorsqu’elle a indiqué que le fils de X était dans la voiture renforce la probabilité qu’elle ait fait part de ses observations lors de l’interrogatoire de 1981.
(...) Il ressort de l’émission télévisée que [les requérants] savaient que la police de Frederikshavn ne s’était pas à l’époque conformée à l’exigence voulant qu’une personne interrogée puisse voir le rapport établi sur sa déclaration. [Les requérants] ont ainsi pu avoir des raisons de supposer que le rapport de décembre ne contenait pas l’intégralité de la déclaration de la chauffeur de taxi ou qu’il existait un autre rapport à ce sujet. (...)
Nous estimons que [les requérants], en posant les questions faisant l’objet de l’acte d’accusation, n’ont pas outrepassé les limites de la liberté d’expression dont doivent jouir les médias dans une affaire telle que l’espèce, qui porte sur des questions graves présentant un intérêt public considérable. Nous accordons en outre un certain poids au fait que l’émission a joué un rôle dans la décision de la Cour de révision d’entendre des témoins ainsi qu’à l’acquittement ultérieur de X.
Pour conclure, nous considérons que [l’allégation] ne tombe pas sous le coup de l’article 269 § 1 du code pénal (...)
[Nous convenons que] l’allégation doit être déclarée nulle et non avenue étant donné que sa véracité n’a pas été démontrée (...) »
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
39.  Les dispositions pertinentes du code pénal danois en vigueur à l’époque des faits étaient libellées comme suit :
Article 154
« Lorsqu’une personne occupant un poste dans la fonction publique se rend coupable dans l’exécution de ses fonctions d’une fausse accusation, d’une infraction touchant aux preuves (...) ou d’un abus de confiance, la peine prévue pour l’infraction en cause peut être augmentée de la moitié de sa valeur au maximum. »
Article 164
« 1.  Toute personne qui produit de fausses preuves devant une autorité publique dans le but de faire accuser ou condamner un innocent pour une infraction pénale ou de lui en faire supporter les conséquences légales, est passible d’une peine de détention allégée [hæfte] ou d’emprisonnement ne dépassant pas six ans.
2.  La même sanction est appliquée à toute personne qui détruit, altère ou fait disparaître des éléments de preuve ou produit de fausses preuves dans le but de faire accuser ou condamner autrui pour un acte criminel. (...) »
Article 267
« 1.  Quiconque porte atteinte à l’honneur d’une personne en employant des mots offensants ou en adoptant une conduite offensante ou en formulant ou propageant des allégations qui lui imputent un acte susceptible de la discréditer aux yeux de ses concitoyens, est passible d’une amende ou d’une peine de détention allégée.
3.  Pour fixer la peine, est considéré comme circonstance aggravante le fait que l’insulte soit contenue dans un document imprimé ou dans tout autre support susceptible de lui conférer une large diffusion, ou soit formulée dans un lieu ou à un moment tel que le caractère offensant s’en trouve nettement renforcé. »
Article 268
« Lorsqu’une personne a formulé ou propagé une allégation dans l’intention de nuire, ou a exprimé une allégation qu’elle n’a aucun motif raisonnable de tenir pour vraie, elle se rend coupable de diffamation et est passible d’une peine de détention allégée ou d’une peine d’emprisonnement de deux ans au maximum. Si l’allégation n’a pas été formulée ou propagée publiquement, la sanction peut, s’il existe des circonstances atténuantes, se limiter à une amende. »
Article 269
« 1.  L’auteur d’une allégation n’encourt pas de sanction si la véracité de cette allégation a été établie ou s’il s’est de bonne foi trouvé dans l’obligation de parler ou a agi pour protéger légalement un intérêt public manifeste ou son intérêt personnel ou celui d’autrui.
2.  La sanction peut être écartée lorsque sont produits des éléments qui fondent à tenir l’allégation pour véridique. »
Article 272
« La peine prévue à l’article 267 du code pénal peut être écartée si l’acte a été provoqué par un comportement impropre de la personne offensée ou si celle-ci a agi par vengeance. »
40.  L’article 751 de la loi sur l’administration de la justice énonce :
« 1.  Les passages pertinents des témoignages entendus doivent figurer dans les rapports et les passages particulièrement importants des témoignages doivent autant que faire se peut être transcrits avec les mots utilisés par le témoin.
2.  La personne interrogée doit pouvoir prendre connaissance du rapport. Toute correction ou nouvelle information doit figurer dans le rapport. La personne interrogée doit être informée qu’elle n’est pas tenue de signer le rapport.
3.  Il n’est possible de procéder à un enregistrement audio de l’interrogatoire qu’après en avoir informé la personne interrogée. »
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
41.  Les requérants dénoncent la durée de la procédure pénale dirigée contre eux. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, dont les passages pertinents disposent :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »
A.  Période à prendre en considération
42.  Les requérants avancent que la période qui s’est écoulée de mai 1991, date à laquelle le commissaire principal a déposé une plainte contre eux à la police, à janvier 1993, moment où ils ont été officiellement inculpés, doit être englobée dans la durée prise en compte par la Cour.
43.  Le Gouvernement soutient que la période pertinente pour l’examen sous l’angle de l’article 6 § 1 a débuté le 19 janvier 1993, lorsque le directeur de police de Gladsaxe a informé les requérants qu’ils étaient inculpés de diffamation envers le commissaire principal.
44.  La Cour rappelle que, d’après sa jurisprudence, la période à prendre en considération au titre de l’article 6 § 1 de la Convention doit être déterminée de manière autonome et débute dès qu’une personne se trouve officiellement inculpée ou lorsque les actes effectués par les autorités de poursuite en raison des soupçons qui pèsent contre elle ont des répercussions importantes sur sa situation (voir, par exemple, Hozee c. Pays-Bas, arrêt du 22 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, p. 1100, § 43).
Les requérants ont appris le 10 juillet 1992 qu’une plainte contre eux avait été déposée à la police. A leur demande, ils furent toutefois informés qu’aucune décision n’avait encore été rendue quant à leur éventuelle inculpation. De plus, aucune mesure de procédure pénale ne fut adoptée contre eux avant le 19 janvier 1993, date à laquelle il leur fut notifié qu’ils étaient inculpés de diffamation envers le commissaire principal.
Dans ces conditions, la Cour estime que, aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants ont été inculpés le 19 janvier 1993 et que le « délai » dont il est question dans cette disposition a commencé à courir à cette date.
Aucune des parties ne conteste que la procédure a pris fin le 28 octobre 1998, avec le prononcé de l’arrêt de la Cour suprême. Dès lors, la durée totale de la procédure à prendre en compte par la Cour au titre de l’article 6 § 1 de la Convention est de cinq ans, neuf mois et neuf jours.
B.  Caractère raisonnable de la durée de la procédure
45.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II).
1.  Thèses des comparants
a)  Les requérants
46.  Les requérants plaident que l’affaire ne portait sur aucune question complexe de fait ou de droit susceptible de justifier la durée excessive de cette procédure.
En ce qui concerne leur comportement, on ne saurait à leur avis retenir contre eux le fait qu’ils aient utilisé les recours disponibles en droit danois.
Quant à la conduite des autorités, les intéressés estiment que l’affaire est restée en sommeil entre le prononcé du jugement du tribunal de première instance le 15 septembre 1995 et l’audience de la cour régionale en mars 1997. Ils relèvent que le parquet a adressé un avis d’appel à la cour régionale le 15 avril 1996, soit sept mois après qu’ils eurent interjeté appel du jugement. La durée du procès est ainsi selon eux déraisonnable et la faute en incomberait à l’Etat, responsable de la conduite des autorités de poursuite et du fonctionnement du système judiciaire.
b)  Le Gouvernement
47.  Le Gouvernement déclare que la procédure pénale a été très complète, ce pourquoi elle a pris du temps. Elle a en effet porté sur les deux émissions télévisées produites par les requérants, et englobé l’instance devant la Cour spéciale de révision et celle devant la cour régionale qui a finalement débouché sur l’acquittement de X. De plus, l’affaire a connu plusieurs difficultés de procédure qu’il a fallu régler avant qu’elle pût être jugée par le tribunal de première instance.
Le Gouvernement soutient que le comportement des requérants est dans une très large mesure à l’origine de la durée de la procédure, notamment avant la saisine du tribunal de première instance puis de la cour régionale.
De surcroît, il indique que l’affaire n’a connu aucune période d’inactivité dont il puisse lui être fait reproche. Dès lors, à son avis, la durée de la procédure, à savoir un peu plus de cinq ans et neuf mois pour une affaire pénale complexe examinée à trois niveaux de juridiction ainsi que par la commission d’appel, est totalement conforme à l’exigence du « délai raisonnable » posée par la Convention.
2.  Appréciation de la Cour
a)  Complexité de l’affaire
48.  La Cour considère que certains aspects de l’affaire étaient complexes et ont donc demandé beaucoup de temps.
b)  Comportement des requérants
49.  La Cour rappelle que seules les lenteurs imputables à l’Etat peuvent amener à conclure à l’inobservation du « délai raisonnable » (voir, par exemple, Humen c. Pologne [GC], no 26614/95, § 66, 15 octobre 1999). Elle note que les requérants ne semblent pas avoir pris une part active aux controverses procédurales pendant l’instance en cause. Toutefois, il ressort de la jurisprudence que les retards provoqués par leurs représentants n’en restent pas moins à leur charge (Capuano c. Italie, arrêt du 25 juin 1987, série A no 119, pp. 12-13, § 28).
En l’espèce, la Cour constate que, bien que le fait que les requérants se soient prévalus des recours disponibles ne puisse passer pour avoir entravé les progrès de la procédure, il a contribué à prolonger celle-ci. En outre, les requérants ne se sont opposés à aucun des ajournements. Au contraire, il apparaît qu’en général la préparation de la procédure, y compris la fixation de la date de la dernière audience devant la cour régionale et la Cour suprême, s’est déroulée en accord avec les avocats des intéressés (paragraphes 30, 32 et 36 ci-dessus).
Dans ces conditions, la Cour conclut que le comportement des requérants a contribué dans une certaine mesure à la durée de la procédure.
c)  Comportement des autorités nationales
50.  La Cour rappelle que l’enquête de la police et le travail de préparation juridique du parquet ont pris fin le 5 juillet 1994 avec le renvoi de l’affaire devant le tribunal de première instance (paragraphes 29 et 30 ci-dessus). Pendant cette période d’un an, cinq mois et seize jours, de nombreuses audiences préliminaires ont eu lieu et maintes décisions ont été prises. La Cour ne voit donc rien à y redire.
Le procès devant le tribunal de première instance s’est clos par un jugement rendu le 15 septembre 1995 (paragraphe 31 ci-dessus), soit un an, deux mois et dix jours après qu’il eut commencé. Relevant en particulier que le calendrier des audiences a été fixé en accord avec les avocats des requérants, la Cour juge cette période raisonnable.
Le procès devant la cour régionale a duré du 15 septembre 1995 au 6 mars 1997 (paragraphes 32 et 33 ci-dessus), soit un an, cinq mois et dix-huit jours. La Cour rappelle qu’à la réunion du 25 juin 1996, l’avocat de l’un des requérants a exprimé le souhait que l’audience devant la cour régionale ne s’ouvrît pas avant début 1997 (paragraphe 32). Il a certes fallu aux autorités de poursuite plus de sept mois pour préparer l’affaire avant d’envoyer l’avis d’appel à la cour régionale le 15 avril 1996. Eu égard à la complexité de l’affaire, la Cour ne juge toutefois pas établi que cela dénote un manque de volonté de faire avancer les choses ; quoi qu’il en soit, cette période n’est pas en elle-même suffisamment longue pour emporter une violation.
Le 6 mars 1997, les requérants ont sollicité l’autorisation de saisir la Cour suprême ; la commission d’appel a fait droit à cette demande le 29 septembre 1997 (paragraphe 34 ci-dessus). La durée de cette procédure   – six mois et vingt-trois jours – n’appelle aucune critique.
Enfin, la procédure devant la Cour suprême s’est ouverte le 3 octobre 1997 pour se terminer le 28 octobre 1998 (paragraphes 35-37 ci-dessus). D’une durée d’un an et vingt-cinq jours, elle ne révèle aucune période inacceptable d’inactivité.
d)  Conclusion
51.  Dès lors, évaluant globalement la complexité de l’affaire, le comportement de toutes les personnes et autorités concernées ainsi que la durée totale de la procédure, la Cour estime que cette dernière n’a pas outrepassé un délai raisonnable eu égard aux circonstances particulières de l’espèce. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention pour ce qui est de la durée de la procédure.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
52.  Les requérants allèguent que l’arrêt rendu par la Cour suprême danoise a entraîné une ingérence disproportionnée dans leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, lequel dispose :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A.  Thèses des comparants
1.  Les requérants
53.  Les requérants soutiennent que les questions qu’ils ont posées au cours de l’émission « L’aveuglement de la police » ne sauraient passer pour des déclarations factuelles dont on pourrait leur demander de prouver la véracité. Il apparaît d’après eux que, considérées globalement et dans leur contexte, ces questions se bornaient à évoquer un éventail de critiques possibles quant à la manière dont l’enquête dans l’affaire de meurtre avait été menée en 1981-1982, notamment en ce qui concerne les observations de la chauffeur de taxi. Elles laissaient les téléspectateurs libres de décider, parmi plusieurs explications logiques, quelle était selon eux la personne responsable des carences de l’enquête. Elles ne précisaient pas que le commissaire principal avait enfreint le code pénal, même s’il était le chef du service de police qui avait procédé à l’enquête tant critiquée ayant conduit à condamner X par erreur. Dès lors, il n’était ni déraisonnable ni exagéré de soulever la question de savoir si, dans le cadre de ses fonctions officielles, le commissaire principal pouvait ou non être responsable du fait que des passages de la déposition initiale de la chauffeur de taxi avaient été égarés ou dissimulés.
54.  Les intéressés déclarent que leurs émissions étaient des documentaires sérieux et fondés sur des recherches fouillées, et qu’on ne saurait mettre réellement en cause leur bonne foi, y compris lorsqu’ils se sont appuyés sur le récit des événements émanant de la chauffeur de taxi. Dans leur demande de renvoi devant la Grande Chambre puis lors de l’audience, ils ont avancé que la majorité de la chambre avait semblé douter que la chauffeur de taxi eût réellement fourni une explication à la police en 1981 comme elle affirmait l’avoir fait. Les requérants déplorent cette appréciation de la chambre et la méthode utilisée à cet égard s’agissant de l’examen des circonstances d’une requête soumise en vertu de la Convention européenne. En outre, tout en trouvant regrettable de ne pas avoir vérifié l’heure de l’enterrement, ils font valoir que l’explication de la chauffeur de taxi leur avait paru totalement concevable et fiable et que cette personne n’avait aucune raison de ne pas dire la vérité au sujet de ce qu’elle avait observé le 12 décembre 1981. Par ailleurs, son témoignage aurait constitué un élément crucial à l’origine de la décision de la Cour spéciale de réviser le procès puis de l’acquittement de X. De plus, les requérants avaient des raisons de croire qu’une déclaration aussi importante que celle que la chauffeur de taxi soutenait avoir fournie à la police donnerait lieu à un rapport de police. C’est pourquoi, sachant que la police de Frederikshavn n’avait pas respecté à l’époque des faits l’article 751 de la loi sur l’administration de la justice, il paraissait vraisemblable qu’un des policiers de ce district eût soit égaré soit dissimulé une partie de la déclaration de la chauffeur de taxi.
55.  Les requérants trouvent que la majorité de la chambre n’a pas pris en compte la jurisprudence de la Cour selon laquelle les policiers doivent accepter d’être soumis au contrôle du public, dont les médias, en raison du caractère sensible de leurs fonctions. Ils soulignent que les limites de la critique admissible sont, comme pour les hommes politiques, plus larges en ce qui concerne les fonctionnaires que pour les simples particuliers, et que les policiers, y compris ceux de haut rang, ne sauraient passer pour jouir d’une protection égale à celle accordée aux juges pour ce qui est de leur honneur et de leur réputation. Les requérants observent que les critiques ne portaient que sur la manière dont le commissaire principal avait dirigé l’enquête dans cette affaire précise et ne concernaient pas ses qualités ou compétences professionnelles en général ni ses activités privées. Par ailleurs, ils allèguent qu’au cours d’une conversation téléphonique entre le premier requérant et le commissaire principal, qui a eu lieu à une date inconnue avant la diffusion de la seconde émission, ce dernier a refusé de participer à l’émission. Aucun événement extérieur ne l’avait donc empêché de participer à l’émission.
2.  Le Gouvernement
56.  Le Gouvernement souligne que les requérants n’ont pas été condamnés pour avoir exprimé de vives critiques à l’égard de la police, mais uniquement pour avoir formulé d’eux-mêmes une accusation extrêmement grave, non étayée et très précise contre le commissaire principal nommément cité, à savoir que celui-ci avait volontairement supprimé des éléments de preuve dans l’affaire de meurtre en question. La Cour suprême danoise a parfaitement reconnu que, dans cette affaire, il y avait conflit entre le droit de communiquer des idées et le droit à la liberté d’expression, d’une part, et la protection de la réputation d’autrui, d’autre part, et elle a correctement pesé les divers intérêts en présence dans le respect des principes consacrés par l’article 10 de la Convention.
57.  Le Gouvernement signale que les requérants n’ont pas non plus été condamnés pour avoir propagé les déclarations de la chauffeur de taxi. En particulier, celle-ci n’avait nullement accusé la police de Frederikshavn, et encore moins le commissaire principal lui-même, d’avoir fait disparaître des éléments de preuve. En d’autres termes, les requérants étaient à l’origine d’une nouvelle allégation selon laquelle un élément de preuve crucial avait été éliminé, et selon laquelle cette élimination avait été décidée soit par le seul commissaire principal, soit par celui-ci et l’inspecteur en chef de la brigade volante. Les spectateurs se trouvaient donc placés devant une alternative et non, comme les requérants l’affirment, devant un éventail de possibilités, ce qui revenait à alléguer que le commissaire principal avait dans un cas comme dans l’autre participé à cette élimination et donc commis une infraction pénale grave, ainsi qu’en ont d’ailleurs jugé trois degrés de juridiction, dont la Cour suprême unanime.
58.  Pour le Gouvernement, l’allégation des requérants revêtait un caractère tellement direct et précis qu’elle allait nettement au-delà d’un jugement de valeur. Il était donc parfaitement légitime d’exiger des intéressés qu’ils fournissent une justification pour échapper à une sanction. Les requérants ont eu la possibilité de fournir une telle justification, mais ils ne l’ont pas saisie. A cet égard, le Gouvernement renvoie au constat unanime de la Cour suprême selon lequel l’allégation des requérants était dénuée de fondement ainsi qu’à sa décision de la déclarer nulle et non avenue.
59.  Le Gouvernement conteste l’allégation des requérants selon laquelle il était avéré que la chauffeur de taxi avait déclaré lors de son interrogatoire par la police en 1981 avoir vu X le 12 décembre 1981. Il rappelle qu’aucune autorité ou juridiction danoise ne s’est prononcée catégoriquement sur ce point. De plus, sans compter qu’il ne saurait admettre qu’il existe des motifs de sauter directement de la déclaration de la chauffeur de taxi à la grave allégation dirigée contre le commissaire principal, le Gouvernement soutient que les requérants ont en tout état de cause omis de vérifier la validité de la déclaration de la chauffeur de taxi, qui est venue au jour plus de neuf ans après les événements. Les intéressés ont négligé de procéder à des vérifications simples, comme de s’assurer que les obsèques de la grand-mère de la chauffeur de taxi avaient effectivement eu lieu à 13 heures. Le Gouvernement voit une triste ironie dans le fait que cette émission, qui visait expressément à innocenter une personne injustement condamnée par un tribunal, conduise une autre personne à être injustement reconnue coupable par un autre tribunal, celui de l’opinion. Le Gouvernement rappelle que la première émission des requérants a également donné lieu à une affaire de diffamation.
60.  Le Gouvernement affirme que le commissaire principal n’a pu participer à l’émission « L’aveuglement de la police » car, à l’époque, le pourvoi en révision de son procès pour meurtre formé par X était pendant devant la Cour spéciale de révision.
61.  Enfin, le Gouvernement soutient que l’émission « L’aveuglement de la police » n’a eu d’influence déterminante ni sur la décision de réviser le procès pour meurtre ni sur l’acquittement ultérieur de X.
B.  Observations du syndicat danois des journalistes
62.  Dans les observations qu’il a présentées en vertu des articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement de la Cour (paragraphe 3 ci-dessus), le tiers intervenant – le syndicat danois des journalistes – déclare qu’il est fondamental pour le bon fonctionnement de la presse que les restrictions touchant à la liberté d’expression des journalistes soient interprétées de la manière la plus stricte possible, l’autocensure étant la forme de limitation la plus appropriée.
63.  De surcroît, lorsqu’elle communique des informations sur le fonctionnement de la police et de l’appareil judiciaire, en particulier lorsque des carences de ces services conduisent à des erreurs judiciaires, la presse doit bénéficier tant du droit d’enquêter que de celui de présenter ses conclusions en ne subissant que des restrictions limitées.
64.  Pour en venir à la présente espèce, le syndicat danois des journalistes soutient que les requérants ont mené des recherches très approfondies, à tel point qu’ils ont réussi non seulement à soulever un débat présentant un grand intérêt pour le public mais aussi, en fin de compte, à modifier le cours de la justice.
65.  Partant, pour ce syndicat, l’arrêt rendu par la Cour suprême le 28 octobre 1998 a constitué une ingérence injustifiée dans le droit des requérants à la liberté d’expression.
C.  Appréciation de la Cour
1.  Sur l’existence d’une ingérence
66.  Il ne prête pas à controverse entre les parties que l’arrêt de la Cour suprême danoise a constitué une ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
2.  Sur la justification de l’ingérence
67.  Une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts. Il n’est pas contesté que l’ingérence était prévue par la loi et visait un but légitime, la protection de la réputation ou des droits d’autrui, au sens de l’article 10 § 2. La Cour partage cette analyse. En revanche, les parties ne s’accordent pas sur le point de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
a)  Principes généraux
68.  La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence incriminée correspondait à un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V, et Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001-VIII).
69.  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I).
70.  En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, pp. 2547-2548, § 51).
b)  Application des principes précités au cas d’espèce
71.  Les requérants ont produit les émissions « Condamné pour meurtre » et « L’aveuglement de la police » en prenant pour prémisses que « la condamnation de X ne s’appuyait sur aucune base légale et que la cour régionale du Danemark occidental a[vait] rendu sa sentence [le 12 novembre 1982] au mépris de l’un des principes fondamentaux du droit danois, à savoir que le doute profite à l’accusé » et que « X a[vait] été condamné à une peine de douze ans d’emprisonnement pour le meurtre de sa femme à la suite d’une enquête de police scandaleusement viciée, qui a[vait] préjugé la question de la culpabilité dès le départ, a[vait] ignoré des témoins importants et s’[était] concentrée sur des témoins douteux » (paragraphe 11 ci-dessus). Cette dernière prémisse découle aussi implicitement du titre de la seconde émission. Ces sujets présentaient à l’évidence un grand intérêt général.
La liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Comme le précise l’article 10, cette liberté est soumise à des exceptions qui doivent cependant s’interpréter strictement et la nécessité de restrictions quelconques doit être établie de manière convaincante (voir notamment les arrêts Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, série A no 298, pp. 23-24, § 31, Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 30, CEDH 1999-I, et Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII). De plus, la Cour insiste tout au long de sa jurisprudence sur le rôle fondamental que joue la liberté de la presse dans le bon fonctionnement d’une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui et la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles qui se rapportent à l’administration de la justice (De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil 1997-I, pp. 233-234, § 37). A sa fonction qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thorgeir Thorgeirson c. Islande, arrêt du 25 juin 1992, série A no 239, p. 27, § 63, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III). La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (arrêts Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, série A no 313, p. 19, § 38, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, §§ 45-46, CEDH 2001-III, et Perna précité, § 39).
La Cour suprême danoise a clairement reconnu le poids qu’il convient d’accorder à la liberté journalistique dans une société démocratique en déclarant que « dans l’émission, [les requérants] entendaient procéder à une évaluation critique de l’enquête menée par la police ; démarche légitime dans la mesure où les médias jouent un rôle de chien de garde » (paragraphe 37 ci-dessus).
72.  Or les journalistes requérants n’ont pas été condamnés pour avoir alerté le public au sujet de ce qu’ils considéraient comme des lacunes de l’enquête criminelle menée par la police, pour avoir critiqué le comportement de la police ou de policiers nommément cités, dont le commissaire principal, ou pour avoir rapporté les déclarations de la chauffeur de taxi, toutes questions qui présentaient un intérêt général légitime. La Cour suprême a d’ailleurs reconnu au public un très large droit de critique à l’égard de la police.
Ils ont été reconnus coupables en vertu d’un motif bien plus étroit, c’est-à-dire pour avoir formulé une allégation précise contre une personne nommément citée, ce au mépris de l’article 267 § 1 du code pénal aux termes duquel « [q]uiconque porte atteinte à l’honneur d’une personne en employant des mots offensants ou en adoptant une conduite offensante ou en formulant ou propageant des allégations qui lui imputent un acte susceptible de la discréditer aux yeux de ses concitoyens, est passible d’une amende ou d’une peine de détention allégée » (paragraphe 39 ci-dessus).
73.  Les juridictions des trois degrés – le tribunal de première instance de Gladsaxe le 15 septembre 1995, la cour régionale du Danemark oriental le 6 mars 1997 et la Cour suprême unanime le 28 octobre 1998 – ont conclu que les déclarations visées par l’acte d’accusation, nonobstant le fait qu’elles se présentaient sous la forme de questions, devaient être comprises comme contenant des allégations factuelles qui tombaient sous le coup de l’article 267 § 1 du code pénal, et que les requérants avaient bien agi dans l’intention requise. Les juridictions internes des trois niveaux ont toutes jugé à l’unanimité qu’en formulant les questions comme ils l’avaient fait, les requérants avaient proféré une grave accusation, à savoir que le commissaire principal nommément cité avait commis une infraction pénale pendant l’enquête dirigée contre X en supprimant volontairement un élément de preuve crucial dans l’affaire de meurtre – en l’occurrence l’explication de la chauffeur de taxi selon laquelle celle-ci avait vu X le 12 décembre 1981 à l’heure du crime, peu après midi – et qu’à cause de cela X avait été condamné par erreur le 12 novembre 1982 par la cour régionale siégeant avec jury.
74.  La Cour convient avec les tribunaux internes qu’en introduisant leur série de questions par celle-ci – « pourquoi la partie cruciale de l’explication de la chauffeur de taxi a-t-elle disparu et qui, au sein de la police ou du parquet, porte la responsabilité de cette disparition ? » (paragraphe 21 ci-dessus) –, les requérants ont pris position sur la véracité de la déclaration de la chauffeur de taxi et ont présenté les choses de telle sorte que les spectateurs ont eu l’impression que l’intéressée avait réellement fourni une explication en 1981 comme elle alléguait l’avoir fait, que la police avait donc déjà cette explication en sa possession à cette époque et que le rapport à ce sujet avait par la suite été éliminé. La Cour relève en particulier que les requérants n’ont laissé aucun doute, ou en tout cas n’ont pas posé de questions laissant un doute, quant au point de savoir si la chauffeur de taxi avait effectivement donné cette explication à la police en 1981 comme elle a affirmé neuf ans plus tard l’avoir fait.
75.  Les requérants demandent ensuite : « Est-ce que ce sont les deux policiers qui ont omis d’en rendre compte dans un rapport ? Peu probable, nous disent nos informateurs dans la police, ils n’auraient pas osé. Est-ce [le commissaire principal, nommément cité] qui a décidé que le rapport ne devait pas être versé au dossier ? Ou lui et l’inspecteur en chef de la brigade volante ont-ils dissimulé la déposition du témoin à la défense, aux juges et au jury ? » (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour pense, comme la Cour suprême danoise, que les requérants ont de la sorte placé le spectateur devant une alternative : soit l’élimination de la partie cruciale de la déclaration faite par la chauffeur de taxi en 1981 avait été décidée par le seul commissaire principal, soit elle l’avait été par celui-ci et l’inspecteur en chef de la brigade volante. Dans un cas comme dans l’autre, il s’ensuivait que le commissaire principal nommément cité avait participé à l’élimination et donc commis une infraction pénale grave. Les requérants n’ont laissé aucun doute, ou en tout cas n’ont pas posé de questions laissant un doute, quant au point de savoir si un rapport avait été rédigé au sujet de la déclaration alléguée de la chauffeur de taxi et, si oui, quant au point de savoir si quelqu’un l’avait délibérément fait disparaître.
76.  Afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. L’exigence voulant que soit établie la vérité de jugements de valeur est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (voir, par exemple, les arrêts Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, série A no 103, p. 28, § 46, et Oberschlick (no 1), 23 mai 1991, série A no 204, pp. 27-28, § 63). La qualification d’une déclaration en fait ou en jugement de valeur relève en premier lieu de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes (Prager et Oberschlick précité, p. 18, § 36). Toutefois, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II).
Pour en venir aux faits de la cause, la Cour relève, comme la Cour suprême, que les journalistes requérants ne se sont pas bornés à se référer au témoignage de la chauffeur de taxi et à émettre à partir de celui-ci des jugements de valeur quant à la manière dont la police avait mené l’enquête et dont le commissaire principal en avait assuré la direction (paragraphe 37 ci-dessus). La Cour, à l’instar de la Cour suprême, conclut que l’accusation dirigée contre le commissaire principal nommément cité, bien que proférée de manière indirecte et par le biais d’une série de questions, constituait une déclaration factuelle dont la véracité était susceptible d’être prouvée. Or les requérants n’ont jamais fait la moindre tentative pour justifier leur allégation, dont l’exactitude n’a pas été démontrée. C’est pourquoi les juridictions danoises des trois degrés l’ont à l’unanimité déclarée nulle et non avenue.
77.  S’agissant de reportages de presse fondés sur des entretiens, il convient aussi de distinguer les déclarations qui émanent du journaliste lui-même de celles qui sont des citations de tiers. En effet, sanctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations émises par un tiers lors d’un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (arrêt Jersild précité, pp. 25-26, § 35). De plus, le fait d’exiger de manière générale que les journalistes se distancient systématiquement et formellement du contenu d’une citation qui pourrait insulter des tiers, les provoquer ou porter atteinte à leur honneur ne se concilie pas avec le rôle qu’a la presse d’informer sur des faits ou des opinions et des idées qui ont cours à un moment donné (voir, par exemple, Thoma précité, § 64).
En l’espèce, les requérants n’ont pas été condamnés pour avoir reproduit ou rapporté les déclarations d’autrui, comme dans l’affaire Jersild précitée. Ils étaient eux-mêmes, nul ne le conteste, les auteurs des questions incriminées et des allégations de fait jugées par la Cour suprême inhérentes à ces questions. En effet, aucune des personnes apparaissant à l’écran dans l’émission « L’aveuglement de la police » n’a soutenu que le commissaire principal cité avait volontairement éliminé un rapport contenant la déclaration de la chauffeur de taxi qui affirmait avoir vu X le jour du meurtre. A partir des déclarations des témoins, notamment la chauffeur de taxi, les requérants ont tiré leurs propres conclusions et ont accusé le commissaire principal d’avoir délibérément altéré des preuves.
78.  La Cour relève à ce propos que le droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général est protégé à condition toutefois qu’ils agissent de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique (voir, par exemple, les arrêts précités Fressoz et Roire, § 54, Bladet Tromsø et Stensaas, § 58, et Prager et Oberschlick, pp. 18-19, § 37). Le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention souligne que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias même s’agissant de questions d’un grand intérêt général. De plus, ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir de l’importance lorsque l’on risque de porter atteinte à la réputation d’une personne nommément citée et de nuire aux « droits d’autrui ». Ainsi, il doit exister des motifs spécifiques pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe d’habitude de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires à l’encontre de particuliers. A cet égard, entrent spécialement en jeu la nature et le degré de la diffamation en cause et la question de savoir à quel point le média peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations (voir, entres autres, McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, § 84, CEDH 2002-III, et Bladet Tromsø et Stensaas précité, § 66). Aux fins de l’exercice de mise en balance des intérêts concurrents auquel la Cour doit se livrer, il lui faut aussi tenir compte du droit que l’article 6 § 2 de la Convention reconnaît aux individus d’être présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité ait été légalement établie (voir notamment Worm c. Autriche, arrêt du 29 août 1997, Recueil 1997-V, pp. 1551-1552, § 50, et Du Roy et Malaurie c. France, no 34000/96, § 34, CEDH 2000-X).
Lors de la procédure interne, les requérants n’ont jamais tenté de prouver leur allégation, qui a été déclarée nulle et non avenue. Toutefois, invoquant l’article 10 de la Convention et l’article 269 § 1 du code pénal, ils ont affirmé que, même si leurs questions s’analysaient en une allégation, celle-ci n’était pas répréhensible car elle avait été diffusée en raison d’un intérêt général évident et de l’intérêt d’autres parties.
La Cour doit donc rechercher si les requérants ont agi de bonne foi et se sont conformés à l’obligation ordinaire incombant aux journalistes de vérifier une déclaration factuelle. Cette obligation signifie qu’ils devaient s’appuyer sur une base factuelle suffisamment précise et fiable qui pût être tenue pour proportionnée à la nature et à la force de leur allégation, sachant que plus l’allégation est sérieuse, plus la base factuelle doit être solide.
79.  Il est à cet égard plusieurs facteurs pertinents : l’allégation a été diffusée à une heure de grande écoute sur une chaîne de télévision nationale au cours d’une émission attachée à l’objectivité et au pluralisme et a donc atteint un large public ; par ailleurs, les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite.
80.  La Cour doit aussi tenir compte de ce que l’accusation était très grave pour le commissaire principal cité et aurait entraîné des poursuites pénales si elle avait été véridique. En effet, d’après les articles 154 et 164 du code pénal, l’infraction alléguée était punie d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à neuf ans (paragraphe 39 ci-dessus). Certes, les limites de la critique admissible sont, comme pour les hommes politiques, plus larges pour les fonctionnaires agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles que pour les simples particuliers. Cependant, on ne saurait dire que des fonctionnaires s’exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes exactement comme c’est le cas des hommes politiques (arrêts Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, pp. 1274-1275, § 29, Janowski précité, § 33, et Thoma précité, § 47). Donc, même si les limites de la critique admissible étaient plus larges pour le commissaire principal que pour de simples particuliers, en sa qualité de fonctionnaire, de policier de haut rang et de chef du service de police ayant mené l’enquête criminelle dont il est admis qu’elle prêtait à controverse, il ne pouvait être placé sur un pied d’égalité avec les hommes politiques quand on en venait à une discussion publique de ses actes, et cela d’autant moins que l’allégation allait au-delà d’une critique « sur la manière dont le commissaire principal avait dirigé l’enquête dans cette affaire précise » (paragraphe 56 ci-dessus), et revenait à l’accuser d’avoir commis une grave infraction pénale. Ainsi, cette allégation a non seulement provoqué par la force des choses une perte de confiance du public à son égard, mais aussi méconnu son droit d’être présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité eût été légalement établie.
81.  L’enquête de police menée dans le premier procès pénal dirigé contre X a fait intervenir 900 personnes environ, donné lieu à plus de 4 000 pages de rapport et vu 30 témoins comparaître devant la cour régionale en 1982 (paragraphe 12 ci-dessus). Pour préparer leurs émissions, les journalistes requérants ont pris contact avec divers témoins en passant des annonces dans le journal local et par le biais de rapports de police.
82.  Cependant, en ce qui concerne l’accusation pour laquelle ils ont été condamnés, les requérants se sont appuyés sur un témoin en particulier, la chauffeur de taxi. La Cour relève que, lors de l’émission « L’aveuglement de la police », la chauffeur de taxi a affirmé avoir mentionné en 1981 devant les deux policiers qui l’interrogeaient deux observations qu’elle avait faites le jour du meurtre : elle avait vu un taxi Peugeot (dont il a plus tard été prouvé qu’il n’avait aucun rapport avec le meurtre) et elle avait vu X et son fils peu après midi le 12 décembre 1981. Elle se rappelait la date et l’heure avec une telle précision parce qu’elle devait se rendre ce jour-là à 13 heures aux obsèques de sa grand-mère (paragraphe 16 ci-dessus).
83.  L’entretien entre les requérants et la chauffeur de taxi fut filmé le 4 avril 1991. A cette date, les requérants savaient que la chauffeur avait été interrogée par la police le 11 mars 1991 à la demande du nouvel avocat de X et que, lors de cet interrogatoire, elle avait maintenu avoir déjà dit à la police en 1981 qu’elle avait aperçu X peu après midi le 12 décembre 1981 (paragraphes 19-20 ci-dessus). Cependant, bien que ce témoin fût apparu plus de neuf ans après les événements, les requérants n’ont pas contrôlé si la chronologie qu’il indiquait avait un fondement objectif. Ils auraient pourtant facilement pu le faire, comme le montre la vérification effectuée le 11 mars 1991 par la police, qui a révélé que les obsèques de la grand-mère de la chauffeur de taxi s’étaient déroulées non à 13 heures, mais à 14 heures le 12 décembre 1981 (paragraphe 22 ci-dessus). Or cet élément revêtait une réelle importance, non seulement dans l’affaire de meurtre, où l’heure cruciale était comprise entre 11 h 30 et 13 heures, mais aussi pour la fiabilité de la chauffeur de taxi. Celle-ci affirmait en effet que ses observations quant à l’endroit où se trouvait X étaient parfaitement exactes en se fondant sur un calcul qu’elle effectuait en revenant en arrière à partir de l’heure de l’enterrement. La Cour relève aussi que les journalistes requérants ont estimé « regrettable » de leur part de ne pas avoir vérifié l’heure de l’enterrement.
84.  La Cour observe de surcroît que la chauffeur de taxi n’a affirmé à aucun moment de l’émission « L’aveuglement de la police » que les deux policiers avaient bien rédigé un rapport contenant sa déclaration centrale, ni qu’un rapport renfermant cette déclaration avait été délibérément éliminé, ni enfin que le commissaire principal cité était l’auteur de cette élimination volontaire. Dans ces conditions, vu la nature et la gravité de l’allégation formulée par les requérants contre le commissaire principal cité, la seule déclaration de la chauffeur de taxi ne pouvait suffire à justifier la triple hypothèse des intéressés : la chauffeur de taxi avait fait cette déclaration centrale à la police en 1981, un rapport avait été rédigé à ce sujet et le commissaire principal avait volontairement éliminé ce rapport.
85.  Les requérants se sont procuré une copie du rapport rédigé par les deux policiers en décembre 1981 et mentionnant que la chauffeur de taxi avait aperçu le 12 décembre 1981 un taxi Peugeot (qui n’avait aucun lien avec le meurtre – paragraphe 18 ci-dessus). Le rapport lui-même ne portait aucune trace indiquant que quelque chose aurait pu en être supprimé. Rien ne donnait non plus à penser qu’il y aurait eu un autre rapport renfermant la déclaration de la chauffeur de taxi selon laquelle celle-ci avait vu X le jour du meurtre.
86.  En préparant leurs émissions, les requérants se rendirent compte que la police de Frederikshavn n’avait pas respecté l’article 751 § 2 de la loi sur l’administration de la justice, adopté le 1er octobre 1978, qui énonce qu’un témoin doit pouvoir lire sa déposition (paragraphe 40 ci-dessus). L’inobservation de cette disposition fut confirmée par les investigations qui furent ouvertes sur l’enquête menée par la police dans l’affaire X à la suite de la diffusion des émissions (paragraphe 25 ci-dessus). Ces investigations débouchèrent sur un rapport du procureur régional en date du 29 juillet 1991 révélant notamment que la police de Frederikshavn n’avait pas, dans le cadre de ses procédures de routine, respecté cet article. L’enquête dans l’affaire X ne constituait pas le seul cas où cette clause n’avait pas été observée. En effet, prétendument pour réduire les risques d’erreur ou de malentendu, la police de Frederikshavn interrogeait en général les témoins en présence de deux policiers et veillait à ce que les témoins clés réitérassent leurs déclarations devant un tribunal le plus rapidement possible. A cet égard, le procureur régional nota que la cour régionale qui avait reconnu X coupable en 1982 n’avait formulé aucune remarque quant à l’inobservation de l’article 751 § 2 de la loi sur l’administration de la justice concernant les trente témoins entendus par elle en 1982. Enfin, le procureur régional nota que la police du district de Frederikshavn n’était apparemment pas la seule police de district à ne pas respecter cette disposition. En conséquence, le 20 décembre 1991, le procureur général déclara qu’il était regrettable et critiquable que cet article ne fût pas appliqué et il informa le ministère de la Justice qu’il rédigerait des directives plus complètes, à ajouter au matériel pédagogique de l’Ecole nationale de police.
87.  En dépit de ce constat d’un vice de procédure dans l’enquête menée dans l’affaire X, ni les investigations ni la déclaration du procureur général ne révèlent que la chauffeur de taxi ait vraiment aussi déclaré avoir vu X le jour du meurtre lors de son interrogatoire de décembre 1981 (ce qui a été démenti par les deux policiers qui avaient procédé à cet interrogatoire – paragraphe 25 ci-dessus), qu’un rapport ait été rédigé au sujet d’une telle déclaration ou que le rapport de police disponible datant de 1981 n’ait pas repris l’intégralité de la déclaration de la chauffeur de taxi, ou que l’un quelconque des policiers de Frederikshavn ait supprimé le moindre élément de preuve dans le cas de X, ou d’ailleurs dans quelque autre affaire pénale que ce soit.
Dès lors, pour la Cour, le fait que la police de Frederikshavn n’ait pas respecté l’article 751 § 2 de la loi sur l’administration de la justice, pris seul ou combiné à la déclaration de la chauffeur de taxi, ne saurait fournir une base factuelle suffisante à l’accusation que les requérants ont proférée à l’encontre du commissaire principal et selon laquelle celui-ci aurait activement altéré les preuves.
88.  Les journalistes requérants affirment que leurs émissions et le témoignage de la chauffeur de taxi ont joué un rôle clé dans la décision prise le 29 novembre 1991 par la Cour spéciale de révision d’accueillir le pourvoi de X et dans l’arrêt de la cour régionale du 13 avril 1992 prononçant l’acquittement. Il faut toutefois observer que l’avocat de X avait déjà demandé la révision du procès de son client le 13 septembre 1990, soit quatre jours avant la diffusion de la première émission des requérants, et plus de six mois avant celle de la seconde (paragraphe 10 ci-dessus). En outre, la Cour note que la Cour spéciale de révision était partagée lorsqu’elle a accueilli le pourvoi en révision le 29 novembre 1991, puisque seuls deux juges sur cinq ont considéré qu’avaient été produits de nouveaux éléments, dont la déclaration de la chauffeur de taxi, qui auraient pu permettre d’acquitter X s’ils avaient été disponibles lors du procès. La révision fut cependant décidée parce que le juge qui présidait estima qu’il existait par ailleurs des circonstances particulières telles qu’il était plus que probable que les preuves disponibles n’avaient pas été appréciées correctement en 1982 (paragraphe 24 ci-dessus). Enfin, bien que la cour régionale, siégeant avec un jury, eût acquitté X le 13 avril 1992, les motifs de son arrêt ne contenaient aucune indication quant aux réponses apportées par le jury aux questions précises posées par le ministère public (paragraphe 26 ci-dessus). Dès lors, affirmer que les émissions des requérants ou le témoignage de la chauffeur de taxi ont eu une influence décisive sur l’acquittement de X relève de la spéculation.
89.  La Cour note que, même à supposer que les émissions des requérants et le témoignage de la chauffeur de taxi aient joué un rôle dans la révision du procès et l’acquittement de X, aucun de ces événements ultérieurs – que ce soit la décision de révision ou le nouveau procès – n’a en quoi que ce soit étayé la théorie qui a conduit les requérants à énoncer une grave allégation contre le commissaire principal au cours de l’émission « L’aveuglement de la police » diffusée le 22 avril 1991.
90.  La police de Frederikshavn avait certes été invitée à participer à la première émission, « Condamné pour meurtre », qui a été diffusée le 17 septembre 1990, soit quatre jours après que X eut saisi la Cour spéciale de révision. Elle avait cependant décliné cette invitation car les journalistes requérants n’avaient pas accepté de lui fournir à l’avance par écrit les questions qu’ils entendaient lui poser (paragraphe 12 ci-dessus). Par ailleurs, les requérants n’ont pas établi leur allégation selon laquelle le commissaire principal cité avait été invité à une date inconnue à participer à la seconde émission, « L’aveuglement de la police », diffusée le 22 avril 1991. Quoi qu’il en soit, notant en particulier la déclaration du nouvel avocat de X prononcée lors de cette seconde émission, selon laquelle « [n]ous sommes convenus, avec le procureur et le président de la Cour spéciale de révision, qu’à l’avenir seule cette dernière ferait des déclarations à la presse dans cette affaire » (paragraphe 19 ci-dessus), la Cour est convaincue que le commissaire principal ne pouvait s’exprimer publiquement au sujet de l’affaire tant que celle-ci était pendante devant la Cour spéciale de révision.
91.  Pour apprécier la nécessité de l’ingérence, il importe aussi d’examiner la manière dont les autorités nationales compétentes ont traité l’affaire, et en particulier de rechercher si elles ont appliqué des critères conformes aux principes consacrés par l’article 10 § 2 de la Convention (paragraphe 70 ci-dessus). Une lecture de l’arrêt de la Cour suprême montre que celle-ci a parfaitement reconnu qu’il y avait dans cette affaire un conflit entre le droit de communiquer des informations et la protection de la réputation ou des droits d’autrui, conflit que la haute juridiction a résolu en pesant les considérations en jeu à la lumière de la jurisprudence relative à la Convention. Partant, la Cour suprême a clairement admis que l’intention des requérants – procéder dans leur émission à une analyse critique de l’enquête menée par la police – s’inscrivait légitimement dans le cadre du rôle de « chien de garde » que jouent les médias. Toutefois, après avoir mis en balance les données pertinentes, cette juridiction a conclu que les requérants ne disposaient d’aucune base pour formuler une allégation aussi grave contre le commissaire principal cité, notamment parce qu’ils avaient suffisamment d’autres moyens de satisfaire aux objectifs de leur émission.
92.  Eu égard aux divers éléments ci-dessus et à la nature et à la force de l’accusation, la Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de la conclusion de la Cour suprême qui a estimé que les requérants ne disposaient pas d’une base factuelle suffisante pour étayer leur allégation, formulée lors de l’émission diffusée le 22 avril 1991, selon laquelle le commissaire principal cité avait délibérément éliminé un élément de preuve crucial dans cette affaire de meurtre. Les autorités nationales étaient dès lors en droit de considérer qu’il existait un « besoin social impérieux » de prendre des mesures relativement à cette allégation en vertu de la loi applicable.
93.  La nature et la lourdeur de la peine infligée sont aussi des éléments qui entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité de l’ingérence au regard de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001-I, et Lešník c. Slovaquie, no 35640/97, § 63, CEDH 2003-IV).
En l’espèce, les journalistes requérants ont été condamnés à payer chacun vingt jours-amende de 400 couronnes danoises (DKK), soit 8 000 DKK (environ 1 078 euros (EUR)) et à verser une indemnité de 100 000 DKK (environ 13 469 EUR) aux héritiers du commissaire principal défunt (paragraphes 33 et 37 ci-dessus). Vu les circonstances, la Cour ne juge pas ces sanctions excessives ni de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté des médias (voir, mutatis mutandis, Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 50, CEDH 1999-VII, Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 54, CEDH 2002-II, et Elci et autres c. Turquie, nos 23145/93 et 25091/94, § 714, 13 novembre 2003).
94.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la condamnation des requérants et la peine qui leur a été infligée n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi, et que les motifs invoqués par la Cour suprême pour justifier ces mesures étaient pertinents et suffisants. Les autorités nationales pouvaient donc raisonnablement tenir l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression pour nécessaire dans une société démocratique afin de protéger la réputation et les droits d’autrui.
95.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 de la Convention ;
2.  Dit, par neuf voix contre huit, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 17 décembre 2004.
Luzius Wildhaber    Président  Paul Mahoney   Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion en partie dissidente commune à M. Rozakis, M. Türmen, Mme Strážnická, M. Bîrsan, M. Casadevall, M. Zupančič, M. Maruste et M. Hajiyev.
L.W.  P.J.M.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE   COMMUNE À M. ROZAKIS, M. TÜRMEN,   Mme STRÁŽNICKÁ, M. BÎRSAN, M. CASADEVALL,   M. ZUPANČIČ, M. MARUSTE ET M. HAJIYEV, JUGES
1.  Nous avons voté unanimement pour la non-violation de l’article 6 de la Convention dans la présente affaire. Par contre, nous ne pouvons pas suivre la majorité en ce qui concerne sa décision sur l’article 10 de la Convention, lequel a été à notre avis méconnu.
2.  En l’espèce, le contexte de la requête – notamment l’acquittement de X après presque dix années de prison à la suite d’un dysfonctionnement allégué du système judiciaire danois, ce qui constitue sans conteste une question grave d’intérêt général – conforte notre position. Nul besoin à ce stade de rappeler les principes régissant la liberté d’expression et le rôle fondamental que joue la presse dans une société démocratique, réitérés par la Cour tout au long de sa jurisprudence (paragraphe 71 de l’arrêt).
3.  Par un arrêt du 28 octobre 1998, la Cour suprême danoise (à la majorité) a condamné les requérants en vertu de l’article 267 § 1 du code pénal pour atteinte à l’honneur d’un commissaire principal de police. La Cour suprême a conclu (à l’unanimité) que les déclarations visées par l’acte d’accusation, nonobstant le fait qu’elles se présentaient sous la forme de questions, devaient passer pour tomber sous le coup de l’article 267 et que les requérants avaient bien agi dans l’intention requise.
Les requérants soutiennent que les questions qu’ils ont posées au cours de l’émission « L’aveuglement de la police » doivent être analysées globalement et dans leur contexte. Il apparaîtrait alors qu’elles ne visaient pas à ternir la réputation d’une personne en particulier et n’indiquaient pas expressément que le commissaire principal avait enfreint le code pénal. Elles se bornaient à évoquer un éventail de critiques possibles quant à la manière dont l’enquête, dans l’affaire de meurtre, avait été menée par la police en 1981-1982, notamment en ce qui concerne les observations de la chauffeur de taxi et le point de savoir qui avait dissimulé ou égaré la déposition de cet important témoin.
4.  Nous estimons que les questions posées par les requérants après l’entretien avec la chauffeur de taxi comportaient un faisceau de possibilités en réponse aux critiques concernant l’investigation menée par la police sous la responsabilité du commissaire principal. La question de savoir pourquoi la déclaration de la chauffeur de taxi ne figurait pas dans le dossier et qui en portait la responsabilité a été laissée ouverte et à la seule appréciation des téléspectateurs. Une lecture attentive des questions posées après l’entretien nous permet de soutenir ce qui suit :
a)  après les explications introductives et préalablement aux questions des journalistes, les téléspectateurs étaient dûment avertis qu’il s’agissait de simples questions auxquelles les requérants n’avaient pas de réponse (« Il nous reste maintenant une série de questions ») ;
b)  les requérants ont posé des questions dans un sens large et logique afin de couvrir les différentes éventualités permettant de trouver une réponse au fait que la déclaration du témoin ne figurait pas dans le dossier et ont laissé ouverte la possibilité que les deux policiers en fussent les responsables, bien qu’ils aient ajouté que, d’après des sources policières, une telle éventualité était peu probable ;
c)  ils se sont référés ensuite à la possibilité que le commissaire principal eût décidé de ne pas inclure le témoignage dans le dossier, et ils ont laissé un doute sur le point de savoir si le chef de la police avait dûment pesé l’importance de la déclaration de la chauffeur de taxi, sans cependant l’accuser d’avoir enfreint le code pénal ;
d)  ce n’est qu’après avoir posé ces questions que les requérants sont entrés dans le vif du sujet (« Ou lui et l’inspecteur en chef de la brigade volante ont-ils dissimulé la déposition du témoin à la défense, aux juges et au jury ? ») et ont implicitement incriminé les deux officiers de police, bien que, comme nous l’avons indiqué, il ne se soit agi que d’une possibilité parmi d’autres, ouvertes et laissées à la seule appréciation des téléspectateurs.
Les questions posées par les requérants après l’entretien étant présentées comme des possibilités, voire des jugements de valeur ou des hypothèses provocantes en ce qui concerne les faits et les informations mentionnés dans l’émission, nous ne pouvons partager la conclusion de la majorité selon laquelle ces questions revenaient à accuser le commissaire principal d’avoir commis une infraction pénale.
5.  Même si les questions devaient s’analyser en une allégation contre le commissaire principal, on ne pouvait attendre des requérants, en tant que journalistes d’investigation réalisant une émission sur un sujet présentant un tel intérêt général et alertant le public quant à un éventuel dysfonctionnement de la justice, qu’ils prouvent leurs assertions au-delà de tout doute raisonnable.
Certes, le droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général est protégé à condition qu’ils s’expriment de bonne foi et sur une base factuelle exacte. Cependant, comme il est souligné au paragraphe 81 de l’arrêt, l’enquête de police et le procès pénal dirigé contre X étaient complexes et non dénués de difficultés. Les requérants ont eux aussi accompli un vaste travail de recherche de témoins pour préparer leurs émissions. La chauffeur de taxi était l’un de ces témoins. Lors de l’émission « L’aveuglement de la police », elle a déclaré :
a)  avoir mentionné en 1981 devant les deux policiers qui l’interrogeaient deux observations qu’elle avait faites le jour du meurtre : elle avait vu un taxi Peugeot (sans aucun rapport avec le meurtre) et elle avait vu X et son fils vers midi cinq ou dix ;
b)  avoir roulé derrière eux sur un kilomètre environ ;
c)  se rappeler la date et l’heure avec une telle précision parce qu’elle devait se rendre ce jour-là à 13 heures aux obsèques de sa grand-mère ;
d)  être sûre à cent pour cent d’avoir signalé cette dernière observation à la police parce que son mari était assis à côté d’elle dans le salon pendant toute la durée de l’interrogatoire en 1981 (paragraphe 18 de l’arrêt).
6.  L’entretien avec la chauffeur de taxi fut préparé le 4 avril 1991. Les requérants savaient alors que celle-ci, à la demande du nouvel avocat de X, avait été interrogée par la police le 11 mars 1991 et que, pendant cet interrogatoire, elle avait maintenu qu’elle avait dit à la police dès 1981 avoir vu X peu après midi le 12 décembre 1981. En outre, les requérants étaient en possession d’une copie du rapport rédigé par la police de Frederikshavn au sujet de la déclaration de 1981 de la chauffeur de taxi. Etant donné qu’il ne renfermait aucune information quant à l’observation qu’elle affirmait avoir faite, les requérants confrontèrent la chauffeur de taxi avec le rapport pendant l’émission. L’intéressée maintint malgré tout sa déclaration selon laquelle elle avait déjà communiqué cette observation à la police en 1981.
Le procureur général confirma dans une lettre du 20 décembre 1991 au ministère de la Justice que la police de Frederikshavn, à l’époque des faits, n’avait pas respecté l’article 751 § 2 de la loi sur l’administration de la justice, qui énonce qu’un témoin doit pouvoir lire sa déposition. Il trouva regrettable et critiquable que cette disposition n’eût pas été respectée (paragraphe 25 de l’arrêt). Les requérants ont eu connaissance, avant ou pendant la production de leurs émissions, de ce que la police de Frederikshavn n’avait pas observé la disposition en question. Il s’agit là selon nous d’un élément supplémentaire venant renforcer leur choix de s’appuyer sur le témoignage de la chauffeur de taxi lorsque celle-ci a affirmé qu’il manquait quelque chose dans le rapport de police qu’ils lui ont montré pendant la seconde émission (paragraphe 18 précité).
7.  Compte tenu de ces éléments, nous estimons qu’au moment de la diffusion de leur seconde émission, le 22 avril 1991, les requérants disposaient d’une base factuelle suffisante pour ajouter foi à la version des événements émanant de la chauffeur de taxi et pour croire que le rapport de décembre 1981 ne contenait pas l’intégralité de sa déclaration ou qu’il existait un autre rapport. On a certes découvert ultérieurement que l’enterrement de sa grand-mère s’était en réalité tenu une heure plus tard que dans le souvenir de la chauffeur de taxi, mais cela ne retire rien au fait que les requérants pouvaient raisonnablement supposer à l’époque que l’enterrement avait bien eu lieu à 13 heures et que la déclaration de la chauffeur de taxi pouvait donc passer pour revêtir une importance cruciale. Le caractère raisonnable de leur conviction ne doit pas être apprécié après coup.
8.  De surcroît, on doit accorder un certain poids au fait que l’émission a pu jouer un rôle dans la décision de la Cour spéciale de révision d’accueillir le pourvoi en révision et, enfin, dans l’acquittement de X (paragraphes 24 et 26 de l’arrêt). Le fait qu’une personne condamnée à douze ans d’emprisonnement pour meurtre et ayant passé près de dix ans de sa vie derrière les barreaux soit ultérieurement acquittée à l’issue de la révision de son procès sert, au moins, à confirmer l’importance de l’intérêt général qui s’attachait à une émission de télévision s’efforçant d’alerter le public quant à une éventuelle erreur judiciaire.
9.  Ainsi que l’arrêt le souligne, les limites de la critique admissible sont, comme pour les hommes politiques, plus larges pour les fonctionnaires agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles que pour les simples particuliers. Nous admettons qu’un fonctionnaire ne doit pas « être placé sur un pied d’égalité avec les hommes politiques » (paragraphe 80 de l’arrêt). Cependant, de par leurs fonctions sensibles, qui peuvent parfois se révéler tout à fait cruciales pour la liberté, la sécurité et le bien-être de la société dans son ensemble, les policiers sont au centre de la tension sociale qui est déterminée, d’un côté, par l’exercice du pouvoir étatique et, de l’autre, par le droit de l’individu à se voir protégé contre les abus de pouvoir de leur part.
Il nous paraît évident qu’un commissaire de police, fonctionnaire de haut rang et chef du service qui, en l’espèce, avait mené l’enquête ayant débouché sur la condamnation de X ultérieurement cassée, compte tenu de ses fonctions, pouvoirs et responsabilités, doit nécessairement accepter que ses actions et omissions fassent l’objet d’un contrôle attentif, voire même rigoureux.
10.  Nous concluons, en bref, que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence dans l’exercice par les journalistes requérants de leur droit à la liberté d’expression, s’ils étaient pertinents, n’étaient pas suffisants pour montrer que cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
ARRÊT PEDERSEN ET BAADSGAARD c. DANEMARK
ARRÊT PEDERSEN ET BAADSGAARD c. DANEMARK 
ARRÊT PEDERSEN ET BAADSGAARD c. DANEMARK
ARRÊT PEDERSEN ET BAADSGAARD c. DANEMARK –     OPINION DISSIDENTE COMMUNE
ARRÊT PEDERSEN ET BAADSGAARD c. DANEMARK –
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE
ARRÊT PEDERSEN ET BAADSGAARD c. DANEMARK –    OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE 


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 49017/99
Date de la décision : 17/12/2004
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Non-violation de l'art. 6-1 ; Non-violation de l'art. 10

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PROTECTION DE LA REPUTATION D'AUTRUI, (Art. 10-2) PROTECTION DES DROITS D'AUTRUI, (Art. 6) PROCEDURE PENALE


Parties
Demandeurs : PEDERSEN ET BAADSGAARD
Défendeurs : DANEMARK

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2004-12-17;49017.99 ?

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