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20/12/2004 | CEDH | N°50385/99

CEDH | AFFAIRE MAKARATZIS c. GRECE


AFFAIRE MAKARATZIS c. GRÈCE
(Requête no 50385/99)
ARRÊT
STRASBOURG
20 décembre 2004
En l’affaire Makaratzis c. Grèce,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. L. Wildhaber, président,    C.L. Rozakis,    J.-P. Costa,    G. Ress,   Sir Nicolas Bratza,   MM. G. Bonello,    R. Türmen,   Mmes F. Tulkens,    V. Strážnická,   M. P. Lorenzen,   Mmes N. Vajić,    M. Tsatsa-Nikolovska,    H.S. Greve,   MM. A. Kovler,    V. Zagrebelsky,

 Mme A. Mularoni,   M. K. Hajiyev, juges,  et de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil ...

AFFAIRE MAKARATZIS c. GRÈCE
(Requête no 50385/99)
ARRÊT
STRASBOURG
20 décembre 2004
En l’affaire Makaratzis c. Grèce,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. L. Wildhaber, président,    C.L. Rozakis,    J.-P. Costa,    G. Ress,   Sir Nicolas Bratza,   MM. G. Bonello,    R. Türmen,   Mmes F. Tulkens,    V. Strážnická,   M. P. Lorenzen,   Mmes N. Vajić,    M. Tsatsa-Nikolovska,    H.S. Greve,   MM. A. Kovler,    V. Zagrebelsky,   Mme A. Mularoni,   M. K. Hajiyev, juges,  et de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 juin et 17 novembre 2004,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 50385/99) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Christos Makaratzis (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 2 juin 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Dans sa requête, M. Makaratzis, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, alléguait des violations des articles 2, 3 et 13 de la Convention. Il se plaignait notamment que des policiers désireux de l’arrêter eussent déployé à cet effet une puissance de feu excessive, propre à mettre sa vie en danger, et que les faits en question n’eussent pas donné lieu à une enquête effective.
3.  Transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole), la requête a été enregistrée le 18 août 1999.
4.  Elle a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de cette section, la chambre appelée à examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. Le 18 octobre 2001, la requête a été déclarée partiellement recevable par une chambre de ladite section composée de M. A.B. Baka, président, M. C.L. Rozakis, Mme V. Strážnická, M. P. Lorenzen, M. E. Levits, M. A. Kovler, M. V. Zagrebelsky, juges, et de M. S. Nielsen, alors greffier adjoint de section.
5.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente affaire a été attribuée à la première section telle que remaniée (article 52 § 1 du règlement).
6.  Le 5 février 2004, à la suite d’une audience sur le fond (article 59 § 3 du règlement), une chambre de ladite section composée de Mme F. Tulkens, présidente, M. C.L. Rozakis, M. G. Bonello, M. P. Lorenzen, Mme N. Vajić, M. E. Levits, M. A. Kovler, juges, et de M. S. Nielsen, greffier de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’étant opposée à pareil dessaisissement (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
7.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
8.  Le 9 juin 2004, des observations ont été reçues de l’Institut de formation en droits de l’homme du barreau de Paris, que le président avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement).
9.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 30 juin 2004 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  M. M. Apessos, conseiller     auprès du Conseil juridique de l’Etat, délégué de l’agent,  M. V. Kyriazopoulos, assesseur     auprès du Conseil juridique de l’Etat, conseil,  M. I. Bakopoulos, auditeur     auprès du Conseil juridique de l’Etat, conseiller ;
–  pour le requérant  M. Y. Ktistakis,   Mme I. Kourtovik, conseils,  M. E. Ktistakis, conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Ktistakis, M. Kourtovik et M. Kyriazopoulos.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10.  Le requérant est né en 1967 et réside à Athènes.
A.  Résumé des faits
11.  Dans la soirée du 13 septembre 1995, la police tenta de faire stopper le requérant, qui avait brûlé un feu rouge dans le centre d’Athènes, près de l’ambassade des Etats-Unis d’Amérique. Au lieu de s’arrêter, l’intéressé accéléra. Il fut poursuivi par plusieurs policiers circulant en voiture ou à motocyclette. Durant la poursuite, la voiture du requérant heurta d’autres véhicules. Deux conducteurs furent blessés. Après que M. Makaratzis eut forcé cinq barrages de police, les policiers ouvrirent le feu sur sa voiture. L’intéressé affirme que la cible des tirs était l’habitacle de la voiture, tandis que le Gouvernement soutient que seuls les pneus étaient visés.
12.  Finalement, le requérant s’arrêta à une station-service, sans sortir de sa voiture. Les policiers continuèrent à tirer. L’intéressé affirme qu’ils s’agenouillèrent et firent feu sur lui, le Gouvernement déclarant pour sa part qu’ils tirèrent en l’air, afin notamment d’éviter de faire exploser les pompes à essence. L’un des policiers jeta un pot sur le pare-brise. En fin de compte, le requérant fut arrêté par un policier parvenu à entrer de force dans la voiture. Il affirme avoir reçu une balle dans la plante du pied alors qu’on l’extrayait de son véhicule. S’appuyant sur les constatations de la juridiction nationale (paragraphe 19 ci-dessous), le Gouvernement dément cette allégation. Le requérant fut immédiatement transporté à l’hôpital, où il demeura neuf jours. Il était blessé au bras droit, au pied droit, à la fesse gauche et à la poitrine du côté droit. Une balle fut retirée de son pied, et une autre est toujours logée dans sa fesse. Déjà délabrée à l’époque des faits, la santé mentale du requérant s’est considérablement dégradée depuis.
B.  L’enquête administrative
13.  Une enquête administrative fut menée par la police à la suite des faits. Vingt-neuf des policiers ayant pris part à la poursuite furent identifiés. D’autres, qui étaient intervenus de leur propre initiative, avaient quitté les lieux sans révéler leur identité ni remettre leurs armes. Au total, trente-cinq témoins déposèrent sous serment. Des examens furent effectués par le laboratoire de police sur trente-trois armes à feu appartenant aux forces de l’ordre, ainsi que sur trois balles et quatre fragments métalliques. La voiture du requérant fut également expertisée.
Conclusions du laboratoire
14.  Le 12 janvier 1996, le laboratoire de police rendit un rapport qui renfermait les conclusions suivantes :
a)  Concernant la voiture du requérant
« (...) La voiture examinée présente des dégâts importants dus à des collisions/accidents, mais aussi à des tirs d’armes à feu (...) A l’avant, on constate des dommages au niveau du pare-brise, qui arbore trois trous et un impact (...) causés par des balles ayant suivi une trajectoire intérieur-extérieur. D’après les dégâts généraux observés sur la voiture (la lunette arrière est brisée et effondrée), l’emplacement de ceux examinés et la trajectoire (direction) des balles qui les ont provoqués, on peut supposer que les balles en question sont entrées par la lunette arrière pour finalement toucher le pare-brise, produisant les trous et l’impact relevés.
(...) La lunette arrière est brisée et effondrée. Sa destruction totale empêche de déterminer avec exactitude pourquoi elle s’est cassée. Toutefois, les autres constats (dégâts au niveau du pare-brise, etc.) donnent à penser que ce sont des tirs d’armes à feu qui l’ont endommagée (...) Les balles à l’origine des trous ont suivi une trajectoire allant de l’arrière vers l’avant de la voiture (...) L’aspect et la taille des trous font supposer que les balles provenaient d’une arme à feu de calibre 9 mm.
(...) Côté conducteur, l’aile arrière de la voiture présente près de la roue un impact dont les dimensions sont approximativement de 55 x 25 mm. Son aspect donne à penser que la balle qui l’a causé a suivi une trajectoire ascendante, de l’arrière vers l’avant de la voiture. Du côté droit de la voiture, on constate également que la vitre de la portière du passager avant est brisée.
Sur le toit de la voiture, on observe un impact d’aspect convexe, et, à l’endroit correspondant dans l’habitacle, un trou dans la garniture. C’est une balle ayant suivi une trajectoire ascendante de l’arrière vers l’avant qui est à l’origine de ce dommage. On peut supposer que la balle est rentrée dans la voiture par la lunette arrière (...) »
b)  Concernant les armes à feu
« Au total, vingt-trois revolvers, six pistolets, quatre mitraillettes et trois balles d’armes à feu nous ont été envoyés (...) Vingt-trois des armes sont des revolvers de calibre 357 Magnum ; six sont des pistolets, dont cinq sont de calibre 9 mm Parabellum et un de calibre 45 ACP ; quatre sont des mitraillettes HK MP 5 de calibre 9 mm Parabellum. Le numéro de série, la marque et le nom du policier détenteur de chaque arme figurent sur le document susmentionné ainsi que dans les rapports de remise et de saisie établis les 14 et 16 septembre 1995 par le commissariat de Paleo Faliro, dont des copies sont annexées au présent rapport. Nous avons essayé les trente-trois armes, chacune avec trois cartouches. Toutes les armes ont bien fonctionné. Pour chaque arme, les douilles et balles usagées ont été placées dans une enveloppe en plastique, et les caractéristiques permettant d’identifier chaque arme ont été reportées sur chaque enveloppe.
(...) Deux balles sur les trois ont été trouvées dans la voiture, la troisième a été extraite par intervention chirurgicale du premier métatarsien du pied droit du conducteur blessé. Afin qu’on puisse les distinguer, les balles ont été marquées « PB1/4722 » (balle extraite du corps de la personne blessée) et « PB2 et PB3/4722 » (balles trouvées dans le véhicule) ; elles seront qualifiées de pièces à conviction (...) En raison de la violence de leur impact sur des surfaces dures, les trois balles sont plus ou moins déformées, à la fois en leur sommet et sur leur surface cylindrique, avec des sabots cassés et des fragments manquants. Le diamètre moyen des balles à la base est de 9 mm. A en juger d’après leurs mesures et leurs caractéristiques, elles proviennent de cartouches 9 mm Parabellum (9 x 19). Ces cartouches sont principalement tirées par des pistolets et des mitraillettes dudit calibre (...) »
c)  Conclusions
« (...) On compte sur la voiture seize trous causés par l’action directe du même nombre de balles. On peut supposer que les balles à l’origine des dégâts ont été tirées par des armes de calibre 9 mm. Dans le véhicule, il y a des trous dus à l’action secondaire et aux ricochets de certaines des balles susmentionnées.
(...) La balle « PB2 » et les balles dont proviennent les sabots métalliques « PP1 » et « PP2 » ont été tirées par la mitraillette HK MP 5 no C273917.
(...) La balle dont provient le sabot métallique « PP3 » a été tirée par le pistolet Sphinx no A038275.
(...) La balle « PB1 », qui a été extraite du corps du conducteur blessé, et la balle « PB3 », qui a été trouvée dans la voiture, sont de calibre 9 mm Parabellum (9 x 19) et ont été tirées par la même arme. Malgré les déformations, les deux balles conservent des traces suffisantes et fiables laissées par l’intérieur du canon de l’arme qui les a tirées ; la comparaison de ces traces permet de conclure qu’elles sont identiques. Les tests de comparaison des traces apparaissant sur ces deux balles et de celles figurant sur les balles de calibre 9 mm tirées à titre d’essai avec les armes examinées (voir ci-dessus) ont révélé une absence totale de correspondance, ce qui signifie que les balles en question n’ont été tirées par aucune de ces armes (...) »
C.  La procédure suivie devant le tribunal pénal de première instance d’Athènes
15.  A la suite de l’enquête administrative, le procureur engagea des poursuites contre sept policiers (M. Manoliadis, M. Netis, M. Markou, M. Souliotis, M. Mahairas, M. Ntinas et M. Kiriazis) pour infliction de lésions corporelles graves (articles 308 § 1 a) et 309 du code pénal) et usage d’armes illicite (article 14 de la loi no 2168/1993). Le requérant se constitua ultérieurement partie civile et réclama un certain montant à titre de dommages-intérêts.
16.  Le procès des sept policiers eut lieu le 5 décembre 1997 devant le tribunal pénal de première instance d’Athènes. Le requérant fit la déposition suivante :
« Je me trouvais dans la rue Dinokratous. J’ai tourné à droite aux feux de signalisation, et deux policiers sont apparus devant moi dans la rue Vassilissis Sofias. Je roulais à vive allure et je n’ai pas pu m’arrêter tout de suite. Je me suis déporté légèrement vers la gauche et ils ont immédiatement ouvert le feu sur moi. J’ai eu peur, j’ai cru qu’ils voulaient me tuer, alors j’ai accéléré et je suis parti. Ils m’ont poursuivi en tirant coup sur coup. J’ai pris la voie d’en face et j’ai heurté quelques voitures. J’avais très peur. Peu auparavant, j’avais été hospitalisé pour une dépression. Je me suis arrêté à une station-service ; en détachant ma ceinture de sécurité, j’ai entrouvert la portière et ils m’ont blessé au bras et à la poitrine. Ils m’ont sorti de la voiture ; un policier m’a encore blessé à la jambe et m’a passé les menottes. J’ai entendu quelque chose heurter la voiture, mais je ne sais pas ce que c’était. Des tirs d’armes à feu venaient de tous les côtés, même d’en haut. Je ne sais pas exactement qui m’a blessé. Je n’avais pas d’arme. Je n’en porte jamais. Ils m’ont transporté à l’hôpital public général. Un haut responsable de la police est venu avec un document, qu’il m’a demandé de signer, mais j’ai refusé car je ne savais pas ce qu’ils y avaient écrit. Au même endroit, ils m’ont pris 3,5 litres de sang. Ils ont extrait la balle de ma jambe sans m’anesthésier. C’était très douloureux ; je ne sais pas pourquoi ils ont fait cela. J’ai eu une hémorragie interne et les médecins ont dit que cela venait de mes dents. Mon père a obtenu du procureur un document l’autorisant à me faire sortir de l’hôpital public général pour me conduire au KAT (centre de rééducation des blessés). Une balle est restée logée dans mon poumon et l’autre balle m’a causé une blessure interne sous la taille. Le premier coup de feu a été tiré dans la rue Vassilissis Sofias. Peut-être qu’ils cherchaient quelque chose ; peut-être qu’ils m’ont pris pour quelqu’un d’autre. J’ai roulé vers Sintagma. Ils m’ont tiré dessus pendant toute la poursuite. Quand ils m’ont sorti de la voiture, ils m’ont mis par terre, m’ont tiré dessus puis m’ont passé les menottes. C’est à ce moment-là qu’ils m’ont tiré dans le pied. Après cet épisode, j’ai souffert du choc psychologique et j’ai été admis à l’hôpital public. Aujourd’hui encore, je reçois des soins médicaux à [un autre hôpital] et je prends des médicaments. Avant les faits, je travaillais comme plâtrier. Depuis, je ne peux plus travailler. Je n’ai jamais porté d’arme à feu de ma vie, sauf quand j’étais à l’armée, où j’ai servi normalement. Il n’y avait pas de barrage dans la rue Vassilissis Sofias. J’ai vu deux policiers. L’un d’eux m’a fait signe de m’arrêter et l’autre a pointé son arme dans ma direction. J’ai eu peur à cause de l’arme et je ne me suis pas arrêté tout de suite. Quelques instants plus tard, ils ont commencé à me tirer dessus. Je ne me rappelle pas avoir aperçu une voiture de police près du Musée de la guerre. Quand j’ai atteint le Parlement, leurs sirènes étaient en marche et ils me suivaient en me tirant dessus. J’ai pris la voie d’en face. Je voulais rentrer chez moi rapidement. Dans l’avenue Siggrou, il y avait un barrage de police. Je n’en ai pas tenu compte. A Flisvos, il y avait un autre barrage de police. Je n’en ai pas tenu compte. Plus loin, au niveau des feux de signalisation, je me suis éloigné en me faufilant entre les voitures. Je me rappelle avoir heurté quelqu’un de côté, pas de face. Je ne me souviens pas avoir retourné une voiture. Je ne me souviens pas d’un barrage de police dans la rue Kalamakiou. Je ne me rappelle pas s’ils me tiraient dessus à cet endroit. Je me suis arrêté à la station-service parce que j’avais déjà été touché par une balle et que j’avais mal. De plus, il y avait là beaucoup de gens et je n’avais pas trop peur. Je me suis arrêté et j’ai essayé de déboucler ma ceinture de sécurité. Juste à ce moment-là, j’ai senti des balles dans mon dos. Les vitres étaient cassées. Un policier est venu, m’a sorti et, alors que j’étais allongé sur le côté, visage vers le sol, ils m’ont tiré dans le pied. Je ne sais pas lequel d’entre eux m’a tiré dessus. Je n’ai pas vu qui tirait sur moi parce que j’étais couché visage vers le sol. Avant les faits, je n’avais été hospitalisé qu’une seule fois, pour une dépression sans gravité. Après, j’ai souffert d’un délire de persécution. Avant cet épisode, je n’avais eu qu’une dépression sans gravité. A la station-service, je n’ai fait aucun geste pouvant laisser penser aux policiers que je portais une arme. »
17.  Quant aux prévenus, ils firent devant le tribunal les dépositions suivantes :
1.  M. Manoliadis
« Je me trouvais dans la voiture de police no A 62. Nous étions dans le secteur de Paleo Faliro. Nous avons été informés de la poursuite par la radio. Avec l’aide du centre de contrôle, nous avons organisé un embouteillage au début de la route proche du Trocadéro. Nous avons placé la voiture de police en travers de la chaussée, l’avant tourné vers la mer. J’ai également fait arrêter quelques voitures de civils pour barrer la route. Tout à coup, dans un bruit de sirène, j’ai vu des gyrophares et j’ai aperçu, à une distance de 30 mètres, une voiture qui arrivait sur nous. Le conducteur s’est à ce moment déporté vers le côté droit de la route, qui mène à la marina, et il est passé devant à un mètre de moi ; j’ai même sauté hors de la voie pour qu’il ne m’écrase pas. Des motos et des voitures de police sont alors passées, 30 à 40 mètres derrière. Personne n’a tiré de coups de feu à cet endroit-là. Nous sommes montés dans la voiture et avons suivi les autres véhicules de police à une distance d’environ 300 mètres. Je me souviens avoir vu une voiture rouge déraper contre la barrière. Nous avons un instant perdu le contrôle de notre véhicule puis avons poursuivi notre route. J’ai entendu des coups de feu après avoir vu la voiture retournée dans la rue Kalamakiou. J’ai utilisé mon arme plus tard. Nous avons suivi la course du fugitif. Lorsque nous avons atteint la rue Kalamakiou, nous avons à nouveau entendu des coups de feu. Nous nous sommes dirigés vers la station-service. Je suis sorti de la voiture. C’était la pagaille partout et j’entendais des coups de feu. Certains collègues s’étaient baissés pour esquiver, d’autres étaient à terre, d’autres encore s’abritaient. J’entendais des coups de feu, mais je ne savais pas d’où ils venaient. Ils pouvaient très bien venir de la Skoda [la voiture du requérant]. J’ai vu certains de mes collègues tirer en l’air. Alors, j’ai tiré deux fois en l’air et je me suis jeté par terre. Je me trouvais à 50 mètres de la voiture. Je ne me suis pas approché pour tirer, parce qu’il y avait des immeubles résidentiels tout prêt. J’ai entendu les cris des collègues qui demandaient à l’individu de sortir de sa voiture ; finalement, j’ai vu les policiers devant en train de marcher librement et j’ai compris que l’épisode était clos. Je crois qu’on a vérifié les armes des collègues qui avaient été appelés sur place ou qui avaient prévenu le centre de contrôle. De là où je me trouvais, je ne voyais pas la victime dans la voiture. »
2.  M. Netis
« Depuis 21 heures, nous étions en service au département B de la brigade volante. Nous avons entendu à la radio qu’on avait pris en chasse à partir de l’ambassade américaine une voiture qui avait failli écraser deux piétons et un agent de la circulation. Nous avons suivi la voiture. Près du Trocadéro, nous avons vu que la police avait constitué un barrage. Manoliadis utilisait son sifflet pour faire arrêter les voitures. La Skoda a pris à droite, s’est engagée dans la contre-allée, puis a brusquement tourné à gauche. D’instinct, Manoliadis a sauté hors de la voie pour éviter la Skoda, qui est passée tout près de lui. A Rodeo, il y avait un barrage semblable à celui où se trouvait M. Manoliadis. La victime a heurté une voiture rouge, qui s’est retrouvée sur le toit. La radio de la première voiture de police poursuivante indiquait au fur et à mesure le trajet qu’empruntait la Skoda. Alors que nous approchions des rues Posidonos et Kalamakiou et que nous nous trouvions à 50-60 mètres derrière, j’ai entendu les premiers coups de feu. Nous avons poursuivi notre route et sommes entrés dans la rue Kalamakiou. Devant nous, il y avait plusieurs voitures de police. Il y en avait peut-être parmi elles qui n’avaient pas été appelées et qui étaient là en surnombre. Lorsque nous sommes arrivés, je suis sorti de la voiture de police et je me suis dirigé vers le véhicule qui avait été pris en chasse. Des collègues ne cessaient d’enjoindre au conducteur de sortir de la voiture. Il n’est pas sorti. J’ai entendu quelqu’un dire : « Tirons quelques coups de feu pour l’intimider », et j’ai sorti mon arme et tiré en l’air à deux reprises. Profitant d’un arrêt des coups de feu, un de mes collègues est allé extraire le conducteur de la voiture. Je me trouvais à 10-15 mètres de la Skoda, ou peut-être à 8 mètres, je ne me souviens pas précisément. Le centre de contrôle nous a avertis que l’individu portait une arme. J’ai participé à de nombreuses courses poursuites, et cet individu-là m’a donné l’impression d’être rompu à ce genre d’exercice. »
3.  M. Markou
« Je conduis une moto. Dans la rue Posidonos, nous avons appris par la radio qu’il y avait eu une prise en chasse à partir de l’ambassade américaine. Très peu de temps après, nous avons entendu que le conducteur avait atteint l’hôpital Onassio. J’ai essayé de monter sur le terre-plein central pour prendre position et l’attendre. J’ai vu arriver la voiture en question. Au risque de me tuer, j’ai descendu le haut trottoir et je l’ai suivie. Une voiture de police et deux motos étaient à ses trousses. J’ai entendu à la radio que l’individu était dangereux et portait peut-être une arme. Il conduisait d’une manière très dangereuse. Au niveau des feux de signalisation de la rue Posidonos, près de l’Edem, lorsque nous avons atteint la marina d’Amfithea et de Posidonos, j’ai été surpris par son habileté à se faufiler entre les voitures. Je n’avais jamais vu une poursuite pareille, alors que j’étais en service depuis quinze ans. A l’intersection des rues Amfitheas et Posidonos, le fugitif est entré en collision avec un taxi. Au niveau des feux de signalisation desdites rues, il y avait un barrage de police. Makaratzis a tourné à droite et a pris la contre-allée à contresens. Une fois les feux franchis, il a tourné à gauche et a semé la confusion parce que les feux venaient de changer de couleur et que les voitures étaient en train de redémarrer. Je ne savais pas si quelqu’un avait été tué ni ce qui était en train de se passer. J’étais toujours dans la contre-allée de droite. La Skoda était bloquée par les autres voitures et j’ai tiré trois fois en l’air pour intimider le conducteur. Il était impossible de viser la Skoda car elle se trouvait parmi d’autres voitures. Makaratzis a redémarré en direction du haut de la rue Kalamakiou. Alors que je me rapprochais de lui, j’ai vu sa voiture à la station-service, trente mètres plus loin. Je suis descendu de ma moto et suis entré dans la station-service par le côté droit. J’ai pénétré dans l’atelier et j’ai crié : « Ecartez-vous tous ! » J’ai grimpé un escalier pour aller sur la véranda. Pendant que je montais, j’ai entendu des coups de feu. Je ne savais pas d’où ils venaient. Lorsque je suis arrivé en haut, j’ai entendu les autres qui enjoignaient à l’intéressé de sortir de sa voiture. Je l’ai vu se pencher sur le côté et ouvrir la boîte à gants, et j’ai pensé qu’il risquait d’en sortir une arme et de tirer. J’ai crié aux autres de faire attention parce qu’il avait peut-être une arme. J’ai soulevé un grand pot, que j’ai jeté sur la voiture. Je surveillais les mains du conducteur pour pouvoir crier et avertir mes collègues si je le voyais prendre un objet pour le jeter. »
4.  M. Souliotis
« Mahairas et moi avons démarré ensemble. A 21 h 15, je me tenais devant la voiture de police. J’ai vu la Skoda arriver de l’hôpital naval, brûler le feu rouge et presque heurter un couple. J’ai fait signe au conducteur de s’arrêter. Il est arrivé droit sur moi et a failli me heurter. J’ai sauté de côté. Personne n’a sorti son arme. Je suis monté dans la voiture et nous avons pris l’intéressé en chasse, non seulement parce qu’il avait enfreint le code de la route, mais aussi parce qu’il avait failli me heurter. A hauteur de la rue Vassilissis Sofias, nous avons pris la voie d’en face et avons tourné à droite au feu rouge. Notre gyrophare était allumé et nous roulions très vite mais n’arrivions pas à localiser le fugitif. Tout à coup, nous avons vu la Skoda devant le Musée de la guerre. Nous avons mis le gyrophare et la sirène en marche et avons fait un appel de phares au conducteur. Il nous a vus de sa voiture, a freiné et allumé ses feux de détresse, puis brusquement remis les gaz, en klaxonnant. Il a atteint Sintagma, a pris la voie d’en face à la hauteur des boutiques de fleuristes et s’est engagé à contresens dans la rue Amalias. Nous avons à nouveau allumé notre gyrophare et l’avons suivi. Tout en roulant, nous avons informé le centre de contrôle. Dans la rue Kallirois, le fugitif a failli entrer en collision avec une autre voiture de police. Aux feux de signalisation situés près du palais Diogène, il est passé au rouge, a pris la voie d’en face, a heurté une voiture et a poursuivi sa route. Deux motos se sont rapprochées de lui. Au Trocadéro, une voiture de police, deux motos et quinze voitures de civils faisaient barrage. L’intéressé s’est déporté vers la droite, est monté sur le trottoir et a franchi le barrage. A Flisvos, il a mis une Daihatsu sur le toit. Nous avons pensé que le ou les passagers de la voiture étaient morts. Le centre de contrôle a demandé aux policiers à moto qui pourchassaient la voiture de rester toujours à une certaine distance de celle-ci parce qu’il y avait danger. A Amfithea, le fugitif a percuté un taxi, dont le chauffeur a eu la nuque endommagée et a dû par la suite porter une minerve. Il a poursuivi dans les rues Posidonos et Kalamakiou, puis a pris la contre-allée à contresens. Il a réussi à éviter les voitures et a traversé en direction de Kalamakiou. C’est là que les premiers coups de feu ont été tirés. Je me suis penché par la fenêtre arrière gauche, et j’ai tiré dans le pneu arrière gauche de la Skoda. Le pneu a éclaté. J’étais certain de la trajectoire de la balle. Je savais que personne n’était en danger. Quand une balle touche un pneu, elle ne fait pas de ricochet. J’ai tiré à une distance de cinq mètres. Après avoir tiré, j’ai vu que le pneu avait été percé. Mahairas a tiré dans le pneu arrière droit. Avec ses pneus crevés, Makaratzis s’est arrêté à la station-service. Nous étions pratiquement côte à côte. J’ai fait office d’agent de la circulation. J’ai fait stopper les voitures qui arrivaient en sens inverse et, une fois l’arrestation effectuée, j’ai pu voir combien de voitures de police étaient présentes. Il y en avait plus de neuf. Après l’arrivée de toutes les voitures de police à la station-service, il y a eu des tirs en l’air, aucun en direction de la voiture. Celle-ci avait été touchée au carrefour. Il y avait beaucoup de policiers. Ils occupaient les deux voies de la rue. La Skoda était contrainte de ralentir et ils ont tiré en sa direction. Je faisais arrêter les voitures. S’ils avaient visé la voiture quand nous étions à la station-service, ils m’auraient aussi touché. Je pense que tous les coups de feu visaient les pneus, même ceux qui ont atteint les vitres. »
5.  M. Mahairas
« Je me trouvais à l’ambassade américaine avec Markou. Nous avons vu une Skoda brûler un feu rouge. L’agent de la circulation lui a donc fait signe de s’arrêter. La Skoda a continué à rouler vers notre collègue, au risque de le heurter. Nous sommes montés dans la voiture et l’avons suivie. Le conducteur a pris la voie d’en face et a brûlé un feu rouge dans la rue Vassilissis Sofias. Nous l’avons perdu, puis soudainement nous l’avons revu au niveau du Musée de la guerre. Nous l’avons suivi, nous avons allumé notre gyrophare et nous lui avons fait signe de s’arrêter. A la hauteur des boutiques de fleuristes, il a allumé ses feux de détresse, faisant mine de s’arrêter. Tout à coup, il a remis les gaz, a pris la voie d’en face dans la rue Amalias et a poursuivi sa route vers Sintagma et Siggrou. Nous l’avons suivi. D’autres voitures de police arrivaient. Au Trocadéro, il a contourné un barrage en passant sur le côté de la chaussée. A Flisvos, il a fait faire un tonneau à une Daihatsu puis a poursuivi sa route. Plus loin, il y avait un barrage. Il a heurté un chauffeur de taxi mais ne s’est pas arrêté. Dans les rues Kalamakiou et Posidonos, il y avait un autre barrage. Il a alors pris à droite, s’est engagé dans la contre-allée puis a tourné à gauche et traversé la rue Posidonos. Là, j’ai entendu des coups de feu. Nous avions roulé jusqu’en haut de la contre-allée, nous le suivions, et quand nous avons atteint la rue Posidonos nous étions à cinq mètres de lui. J’ai sorti mon arme et j’ai visé son pneu arrière droit. Lorsque vous tirez un coup après l’autre il est difficile de viser. J’ai mis mon arme sur la position automatique, qui déclenche des rafales de trois ou quatre tirs. La Skoda s’est arrêtée 70 mètres plus loin, à la station-service. Nous sommes arrivés à notre tour. L’ensemble de la course et le comportement du conducteur nous avaient paru extrêmement dangereux, comme s’il s’agissait d’un terroriste. D’autres voitures et motos de police sont arrivées. Les policiers ont crié à l’intéressé de sortir de sa voiture. Il n’en a rien fait et des coups de feu ont été tirés. Nous nous trouvions dix mètres derrière lui. S’ils l’ont vraiment visé directement depuis les autres voitures de police, nous n’étions quant à nous pas dans la ligne de tir. J’ai entendu certains collègues dire : « Tirons quelques coups de feu pour l’intimider ». Quelqu’un est monté sur la véranda et a jeté un pot. L’un de mes collègues, qui portait un gilet pare-balles et que je ne connaissais pas, s’est approché avec un autre, a brisé la vitre et a crié au conducteur de sortir. Comme il n’obtempérait pas, ils l’ont tiré hors de la voiture. Un collègue a essayé de lui passer les menottes. Quelqu’un a crié : « Attention, il est blessé », alors ils ne lui ont pas mis les menottes. L’ambulance est arrivée. Je n’ai pas compris s’il avait été blessé par une balle ou lors d’un choc pendant la course poursuite. Ni mon arme ni celle de Souliotis ne tirent des balles Magnum. La A-45 est très puissante et a une grande force de pénétration. J’ignore qui a dit qu’il était armé et que nous devions tirer en l’air. »
6.  M. Ntinas
« Conformément aux ordres que nous avions reçus, Kiriazis et moi étions en service à Neos Kosmos. Nous avons reçu un message suivant lequel nous devions aller à Siggrou, où des collègues poursuivaient un véhicule dont le conducteur avait heurté plusieurs voitures, avait refusé d’obtempérer quand un agent de la circulation lui avait fait signe de s’arrêter, etc. Une fois à Siggrou, nous avons suivi le fugitif. Au niveau de l’Interamerican, il a brûlé un feu rouge et a poursuivi sa route vers l’avenue côtière. Au Trocadéro, nous avons vu beaucoup de voitures de police et de gyrophares. Nous sommes restés derrière le fuyard, et à Flisvos nous avons vu la voiture qui avait fait un tonneau. Nous nous étions laissé un peu distancer. Au niveau des rues Posidonos et Kalamakiou, nous étions complètement semés. Nous avons interrogé un civil, qui nous a dit que la voiture avait tourné à droite et se dirigeait vers la rue Kalamakiou. Nous avons donc pris cette direction. J’ai entendu des coups de feu, qui me paraissaient venir de l’intersection des rues Kalamakiou et Posidonos. Le trafic avait délibérément été congestionné. Le centre de contrôle nous a avertis que l’individu était dangereux et armé. Nous nous sommes arrêtés à 100 mètres à droite de la station-service et avons entendu des coups de feu. Nous ne savions pas s’ils étaient tirés par la victime ou par les policiers, car nous ne voyions pas la voiture. Nous nous sommes abrités et avons entendu qu’on criait au conducteur de sortir de la voiture. Nous avons tiré quelques coups de feu d’intimidation afin de le désorienter, car nous savions qu’un policier allait essayer de l’arrêter. »
7.  M. Kiriazis
« Ntinas était mon chef d’équipe. Nous avons reçu un message et avons pris le fuyard en chasse. Au niveau des feux de signalisation d’Amfitheas, nous l’avions presque rattrapé. Au Trocadéro, il nous avait à nouveau un peu distancés. Il a alors franchi le barrage qui avait été constitué. A Flisvos, nous avons vu la voiture qu’il avait mise sur le toit. Il y avait des problèmes de circulation et nous avons été distancés. Dans les rues Amfitheas et Posidonos, un taxi avait été endommagé. Plus loin, nous avons entendu des coups de feu. Des civils nous ont indiqué que le conducteur avait tourné à gauche. Nous avons fait de même. Quand nous sommes arrivés à la station, nous avons entendu des coups de feu. On entendait des collègues crier : « Sors de là », « Faites attention ». L’un d’eux a dit : « Tirez pour l’intimider ». Alors j’ai tiré deux coups de feu pour l’intimider. Je suis en service depuis quinze ans et je n’ai jamais vu ça. Pendant la poursuite, nous avons entendu un message du centre de contrôle qui disait que l’individu est extrêmement dangereux et peut-être armé. »
18.  Le tribunal entendit également des témoins, qui firent les dépositions suivantes :
1.  M. Ventouris
« Je suis le conducteur qui a pris en chasse la victime. Mahairas, Souliotis et moi travaillons à la brigade volante. La voiture de la victime nous a semblé suspecte. Nous jugeons suspect tout ce qui bouge aux alentours de l’ambassade américaine. L’un de mes collègues, qui ne portait pas d’arme, a fait signe au conducteur de s’arrêter. Mon autre collègue et moi-même attendions un peu plus loin, hors de la voiture. Au lieu de s’arrêter, le conducteur a dirigé son véhicule vers mon collègue et a failli le heurter. Puis il est parti. Nous avons estimé qu’il était dangereux et que nous devions le prendre en chasse. Au début, nous l’avons perdu de vue, puis nous l’avons retrouvé un peu plus tard, près du Musée de la guerre. Nous lui avons fait signe de s’arrêter. Il a hésité un instant, a fait mine de s’arrêter, puis a poursuivi sa route. C’est à ce moment que nous avons activé nos sirènes. Il a atteint le Parlement, a pris la voie d’en face et a poursuivi sa route à toute vitesse en direction de Siggrou. Nous avions averti les autres voitures de police qui se dirigeaient vers Siggrou. A un certain moment, il a failli entrer en collision avec une voiture de police. Lorsqu’il a atteint l’avenue côtière, nous avions déjà formé un barrage. Il a heurté quelques voitures de civils, a réussi à passer et a poursuivi sa route. Plus loin, à Flisvos, il a percuté une voiture rouge, qui s’est retrouvée sur le toit, puis il est reparti pied au plancher. Il y avait de la circulation dans le secteur. Le trafic était dense aussi à Kalamakiou, et le fuyard a emprunté l’accotement stabilisé. C’est dans ce quartier, à Kalamakiou, que les premiers coups de feu ont retenti. Jusque-là, nous n’avions pas tiré, parce qu’il y avait beaucoup de circulation et que nous risquions de blesser des civils. A aucun moment nous n’avons été semés ; nous avons juste failli l’être au début de Kalamakiou, où il y avait un obstacle sur le trottoir. MM. Mahairas et Souliotis étaient dans la voiture avec moi, et c’est dans ce secteur que nos collègues ont tiré dans les pneus de la voiture. Je maintiens qu’avec notre entraînement nous sommes capables d’atteindre la cible dans 99 %, voire 100 % des cas. Le fuyard s’est arrêté à la station-service. Nous avons écarté les civils, et certains collègues équipés de gilets pare-balles se sont approchés de sa voiture, ont cassé les vitres et l’ont extrait. Ils lui avaient en effet crié plusieurs fois de sortir, mais il n’avait pas obtempéré. On entendit claquer des coups de feu non loin de là. Je ne sais pas d’où ils venaient. Un collègue était monté sur la véranda, mais je ne crois pas qu’il ait tiré. Il a jeté un pot en direction de l’intéressé. Au moment des tirs, la voiture était rangée, face à la chaussée, du côté droit de la station. Nous nous trouvions du côté gauche de la station, et les autres étaient derrière moi. J’ignore si d’autres personnes ont tiré sur la voiture. On a entendu des coups de feu au début de Kalamakiou et puis à la fin, quand tout était terminé. Les derniers visaient probablement à intimider la victime. C’est [le policier] Boulketis qui a extrait l’intéressé de la voiture. Je ne crois pas qu’il ait tiré sur lui. Il n’y avait pas de raisons. Le conducteur a fait quelques mouvements dans la voiture : il s’est penché vers la droite puis vers la gauche, comme s’il cherchait quelque chose, et on pouvait penser qu’il avait une arme ; c’est pourquoi des collègues équipés de gilets pare-balles sont allés le sortir de sa voiture. Je ne suis pas au courant de l’enquête balistique. Les balles trouvées à l’intérieur de la voiture provenaient des armes de Souliotis et de Mahairas. Toutefois, mes collègues visaient les pneus. La poursuite s’est déroulée à une vitesse ne dépassant guère 60 kilomètres/heure dans les rues Vassilissis Sofias et Amalias, parce qu’il y avait de la circulation. Nous étions environ 10 mètres derrière le fuyard. Près des colonnes [du temple de Zeus Olympien], des motards de police sont apparus devant et derrière nous. Au début de Siggrou, l’intéressé a failli heurter une autre voiture de police qui venait d’arriver et s’était mise devant lui. Il zigzaguait de gauche à droite dans Siggrou, roulant à 160 kilomètres/heure et changeant constamment de voie. Je ne peux pas savoir quelles voitures de police étaient derrière nous à l’angle de la rue Kalamakiou, car lorsque nous poursuivons quelqu’un nous ne voyons pas derrière. Nous nous sommes arrêtés à la station-service ; deux motos se sont arrêtées derrière nous et une autre voiture s’est arrêtée derrière les motos. Les premiers coups de feu ont été tirés à l’intersection des rues Posidonos et Kalamakiou. Dans la rue Kalamakiou, avant la rue Posidonos, alors que nous étions à 5 mètres derrière lui, M. Mahairas a utilisé son arme à feu et tiré dans les pneus de la voiture. Au même endroit, M. Souliotis a lui aussi dû utiliser son arme. Lorsque le conducteur a atteint la station-service et s’est arrêté, depuis ma voiture j’ai crié aux civils de s’écarter et à l’intéressé de sortir ; un collègue équipé d’un gilet pare-balles est allé l’extraire de sa voiture. Je ne sais pas combien de balles ont été tirées ; le pare-brise s’est cassé à cause d’un pot qui a été jeté dessus. J’ignore comment se sont brisées la vitre du côté du passager avant et la lunette arrière. Je ne sais pas comment le conducteur a été blessé au pied. Il n’est pas possible qu’il ait été blessé au pied lors de la fusillade autour de la voiture. A la fin, nous sommes allés au commissariat pour livrer notre déposition. Nos vies n’ont jamais été directement menacées durant les faits. Le fugitif avait causé des accidents, roulé à contresens et mis en danger de nombreuses personnes. Au total, il avait à ses trousses trente-trois policiers, dont les armes ont été saisies, mais d’autres sont aussi intervenus. On n’avait jamais vu ça. Nous avons été avertis par la radio que nous devions prendre des mesures de précaution, que l’individu portait une arme et était peut-être très dangereux. Souliotis est un agent de la circulation. Bien évidemment, il ne portait pas d’arme lorsqu’il a fait signe à l’intéressé de s’arrêter. Les barrages de police ont été constitués sur ordre du centre de contrôle. Nous avons aussi délibérément congestionné le trafic au niveau des feux de signalisation en utilisant des voitures de civils. Durant l’opération, nous nous sommes aperçus qu’il y avait des civils blessés, des voitures retournées sur le toit ; nous n’avions pas d’autre moyen de stopper la course du fuyard, après les barrages et l’embouteillage artificiel. Le dernier barrage se trouvait dans la rue Kalamakiou. Dans la contre-allée, il y avait des policiers à pied. Il a roulé droit sur eux. C’est à ce moment-là que les premiers coups de feu ont retenti. C’est aussi à ce moment-là que mes collègues ont tiré depuis la voiture les premiers coups de feu vers les pneus. Il est possible que d’autres armes aient été utilisées en dehors des trente-trois armes saisies. D’ailleurs, la balle extraite de la jambe de la victime ne provenait d’aucune des trente-trois armes saisies. Si quelqu’un avait tiré dans sa direction à la station-service, le carburant aurait pris feu. A la station-service, les coups ont été tirés en l’air. Il s’agissait probablement de couvrir le collègue qui était allé sortir l’individu de la voiture. Un de mes collègues a grimpé sur la véranda et lui a jeté un pot pour le désorienter. Boulketis l’a extrait de la voiture et lui a mis les menottes. Nous avons vu qu’il saignait et ils l’ont transporté à l’hôpital. L’enquête a été menée par nos responsables et par un autre service, pas par ceux d’entre nous qui étaient allés au poste de police. »
2.  M. Nomikos
« J’étais à l’arrêt sur l’ancienne avenue côtière à Agia Skepi quand j’ai aperçu un véhicule qui circulait de manière erratique. Sur ordre du centre de contrôle, nous l’avons pris en chasse. Chemin faisant, nous avons vu tous les accidents, les voitures qui avaient été heurtées et une personne qui était blessée. Nous avons rejoint Kalamakiou par Amfitheas. Nous étions loin derrière. Nous n’avons entendu aucun coup de feu. Même s’il y en a eu, nous ne pouvions pas les entendre. M. Boulketis, qui était avec moi, avait un gilet pare-balles. Il l’a enfilé, puis un autre collègue a brisé la vitre. M. Boulketis a sorti le conducteur de la voiture et lui a passé les menottes, mais quand il a vu que l’intéressé était blessé il les a enlevées. L’individu regardait à droite et à gauche ; ses mains étaient sur le sol, nous ne pouvions pas les voir, et nous supposions qu’il avait une arme. En arrivant à la station-service, j’ai entendu un ou deux coups de feu ; je ne sais pas d’où ils venaient. Boulketis et Xilogiannis étaient avec moi dans la voiture de police. Xilogiannis et moi n’avions pas de gilets pare-balles et, contrairement à Boulketis, nous ne nous sommes pas approchés. Il y avait beaucoup de voitures et de motos de police. Il n’est pas possible que des armes aient été dissimulées ou échangées. Nos armes nous sont confiées à titre personnel ; nous ne les donnons pas à d’autres collègues. A la station-service, lorsque nous nous sommes approchés pour permettre à Boulketis d’extraire le conducteur de la voiture, personne n’a tiré. Aucun collègue n’a pu être impliqué dans les faits sans avoir reçu l’ordre d’intervenir, à moins d’avoir entendu parler de l’incident et d’être arrivé de son propre chef. Si un collègue venu sans en avoir reçu l’ordre a utilisé son arme, il n’a pas pu partir sans la remettre. »
3.  M. Xilogiannis
« Je conduisais la dernière voiture de police, celle dans laquelle se trouvait M. Boulketis. Nous avons reçu un ordre du centre de contrôle et nous nous sommes joints aux poursuivants. Nous sommes arrivés les derniers à la station-service, où la Skoda était garée. Il y avait beaucoup de voitures et de motos de la police. Tout le monde avait quitté son véhicule. La Skoda était juste à côté de la pompe qui se trouve à droite lorsque l’on est face à la station. Il n’y avait plus personne dans les voitures (...) M. Boulketis a enfilé son gilet pare-balles et je l’ai couvert par derrière, aidé par d’autres policiers situés derrière moi. Quand nous sommes arrivés, nous avons entendu des coups de feu. Une fois sortis de la voiture, alors que nous nous tenions tout près de la Skoda, nous avons entendu deux ou trois coups de feu ; ils n’ont pas été tirés dans ma direction, car nous étions très près de la Skoda (...) Peut-être que la voiture a été touchée durant le déroulement des opérations, je ne sais pas. Je ne peux pas savoir à quel stade la victime a été touchée ; probablement pendant la poursuite (...) »
4.  M. Davarias
« Les tirs déclenchés à la station-service étaient des tirs d’intimidation. Je n’ai pas remarqué de coups de feu tirés sur la voiture ; les coups de feu ont été tirés en direction de la voiture mais en l’air, c’est-à-dire que les balles ont suivi une trajectoire ascendante. Je ne connais pas [les policiers] qui tiraient. Je ne les avais jamais vus auparavant. Je connais Markou et Kasoris. Le policier qui a grimpé sur la véranda n’a pas tiré ; il a jeté un pot. Nous sommes liés par nos obligations et devons suivre les ordres quand il s’agit des secteurs où nous patrouillons, mais ces ordres ne sont pas toujours suivis car souvent nous nous rendons de notre propre chef sur le lieu d’un incident comme celui-ci parce que des collègues sont en danger et que toutes sortes de choses sont arrivées par le passé. L’ensemble des opérations menées à la station-service a duré 10-15 minutes ; la Skoda s’était arrêtée le long du trottoir de la station-service. Je me suis garé du côté droit, je suis arrivé presque en même temps que les hommes de la première voiture de police, et les autres sont arrivés dans la foulée, les uns après les autres. Tous les hommes avaient une arme à la main. En général, toutes les voitures de police sont munies d’une mitrailleuse légère. Après être arrivé, je me suis abrité derrière une colonne. Nous avons crié à l’intéressé de sortir de la voiture, puis les coups de feu ont commencé. Je ne me rappelle pas, même approximativement, après combien de temps les tirs ont commencé. Le conducteur a bougé dans la voiture. Les mouvements qu’il a faits en déverrouillant son véhicule et tous ses autres gestes pouvaient être perçus par nous comme des gestes qu’il faisait pour extraire une arme d’un holster ou pour sortir une grenade à main. A l’intersection des rues Kalamakiou et Posidonos, je n’ai pas remarqué de coups de feu tirés sur le côté droit de la Skoda. J’ai seulement vu qu’on tirait en direction des pneus, du côté gauche. La première photographie montre que les pneus du côté gauche sont crevés, la deuxième que les pneus du côté droit sont crevés. Quant à la blessure au pied droit [du requérant], il est possible qu’une balle tirée vers les pneus de la voiture ait rebondi et pénétré dans la voiture en perçant la tôle, qui n’a que quelques millimètres d’épaisseur. Certaines balles peuvent percer des tôles d’épaisseur double. Dans ces voitures, il n’y a pas de châssis. Il n’y a que de la tôle ordinaire, qui peut être percée par une balle qui rebondit ; la blessure à la fesse de la victime peut s’expliquer comme cela. L’intéressé a pu être touché de la même manière dans la zone de l’aisselle. A un certain moment, je l’ai vu se pencher vers le siège, j’ai pensé qu’il avait peut-être été touché et j’ai crié. »
5.  M. Mastrokostas
« Je suis le pompiste de la station-service. J’étais devant la pompe, en train de servir de l’essence quand, tout à coup, j’ai vu la Skoda arriver lentement et s’arrêter près de moi, l’avant face à la rue, comme vous le voyez sur la photographie. Le conducteur ne bougeait pas. Puis les voitures de police sont arrivées. Les policiers criaient : « Ecartez-vous, écartez-vous ! » J’ai quitté la pompe et je suis entré dans le magasin, à 4-5 mètres de là, et le propriétaire et moi sommes allés dans un endroit plus reculé. Il y a une deuxième porte, par laquelle nous sommes allés dans l’atelier. En gagnant le magasin, j’ai entendu des coups de feu. C’était la pagaille. D’autres coups de feu ont été tirés. Ils tiraient, mais je ne sais pas dans quelle direction. Je ne voyais pas la scène. Les pompes étaient à côté du magasin ; s’ils tiraient vers la voiture, les balles risquaient de toucher aussi les pompes. Je crois que quelqu’un est monté sur la véranda et a jeté un pot. Je l’ai vu, parce que j’étais sorti par l’arrière, mais je ne me suis pas approché. Je ne voyais pas la scène et je n’ai pas vu de quelle manière ils l’ont arrêté ou s’ils ont tiré sur lui. Lorsque la voiture est arrivée, j’ai vu que les pneus étaient crevés, mais je ne me souviens pas si les vitres étaient aussi brisées. Sur la première photographie je crois que les pneus sont crevés. C’était la première fois que je faisais une déposition, j’étais encore paniqué et je ne sais pas si j’ai tout dit de manière exacte. Aujourd’hui c’est pareil, alors que cela fait deux ans que les faits se sont produits. En me réfugiant à l’arrière de la station, j’ai vu le policier. Il n’a pas tiré, il a jeté un pot mais je ne pouvais pas voir la voiture de la victime. Ni la vespa, qui se trouvait à cinquante centimètres de la voiture, ni les pompes, évidemment, ne présentaient de trous dus à la fusillade. Le bout de la véranda où le policier est monté donnait sur la voiture. L’avant de la voiture devait dépasser un peu sous la véranda. »
6.  M. Georgopoulos
« Je suis le propriétaire de la station-service. Je me tenais un peu plus à l’intérieur que Mastrokostas. J’ai vu la Skoda arriver lentement. Elle s’est arrêtée, et quelques secondes plus tard j’ai entendu des coups de feu. Le garçon a entendu les cris, mais pas moi. Quand j’ai entendu les coups de feu je suis parti, je suis monté dans la maison, puis un policier est arrivé et a jeté un grand pot sur le toit de la voiture. Il n’a pas tiré. Je suis redescendu quand les tirs se sont arrêtés et j’ai vu la victime quand ils la sortaient de la voiture. Je crois que l’homme qui l’extrayait portait des vêtements civils. Je ne suis pas sûr. Je l’ai vu tenir une grande mitrailleuse. Je ne sais pas s’il a tiré. Je ne me rappelle pas. S’il avait tiré, je m’en souviendrais. Il se peut qu’il ait tiré, mais je ne l’ai pas vu. Je ne me souviens pas si les vitres de la voiture étaient cassées lorsqu’elle est arrivée. Je me rappelle qu’il avait eu un accident (...) Je n’ai trouvé de douilles nulle part. Je n’ai trouvé de trous causés par des balles nulle part. Quand j’ai vu le policier qui était arrivé sur la véranda par derrière, je suis parti et je n’ai pas vu s’il tirait. Je suis descendu et j’ai vu le conducteur être extrait de la voiture. Le policier n’a pas tiré sur lui. Cela peut aussi avoir été la personne qui était descendue de la moto. La véranda est large et recouvrait plus de la moitié de la voiture. »
7.  M. Kiriazidis
« Je me trouvais à l’intersection des rues Posidonos et Kalamakiou (...) Tout à coup, j’ai vu dans mon rétroviseur une voiture arriver de la contre-allée à vive allure. Elle est montée sur le trottoir, et m’a percuté en venant de la droite. Elle m’a projeté à 10-15 mètres de là. Il y avait une voiture de police près de moi. Les policiers devaient être hors de la voiture, tenant des armes. J’ai entendu des coups de feu et j’ai eu peur. D’autres voitures de police sont arrivées et ont pris à gauche derrière la Skoda, en direction de la rue Kalamakiou. Il m’a fait beaucoup de tort. Si une personne avait été assise à l’arrière, elle n’aurait pas survécu. »
19.  Après avoir délibéré, le tribunal relaxa les sept policiers des deux chefs d’accusation formulés contre eux (paragraphe 15 ci-dessus). Concernant le premier (infliction de lésions corporelles graves), il jugea non établi que les prévenus fussent les personnes qui avaient blessé le requérant. Un certain nombre de policiers impliqués dans les faits avaient quitté les lieux après l’arrestation de l’intéressé, sans révéler leur identité ni donner les informations nécessaires au sujet de leurs armes. La balle extraite du corps de la victime et une balle retrouvée dans la voiture avaient été tirées par la même arme mais ne présentaient aucun rapport avec les traces laissées par les trente-trois armes examinées. L’autre balle et certains des fragments métalliques découverts dans la voiture de l’intéressé provenaient des armes de deux des prévenus. Toutefois, il n’avait pas été démontré au-delà de tout doute raisonnable que c’étaient les policiers en question qui avaient blessé le requérant, de nombreux autres coups de feu ayant été tirés par des armes non identifiées.
Quant au second chef d’accusation (usage d’armes illicite), le tribunal estima que les policiers n’avaient pas fait usage de leurs armes pour atteindre un but autre que celui consistant à essayer d’immobiliser une voiture dont ils avaient des motifs raisonnables de considérer le conducteur comme un dangereux délinquant.
La partie pertinente du jugement du tribunal est ainsi libellée :
« Le 13 septembre 1995, la victime, Christos Makaratzis, circulait à Athènes, dans le secteur de l’ambassade américaine, au volant du véhicule privé immatriculé YIM 8837. A l’intersection des rues Telonos et Kokkali, une unité du service spécial de contrôle de la police relevant de la brigade volante de l’Attique procédait à des vérifications sur les véhicules qui passaient. Les prévenus Mahairas, Souliotis et Ventouris faisaient partie de cette unité. Le véhicule de la victime, qui venait de la direction de l’hôpital, brûla un feu rouge ; le prévenu Souliotis lui fit signe de s’arrêter. Au lieu de s’arrêter au signal de l’agent de la circulation, le conducteur continua à rouler vers lui et faillit le heurter. Les membres de l’équipe montèrent immédiatement dans leur véhicule et prirent l’intéressé en chasse. Dans la rue Vassilissis Sofias, celui-ci prit la voie d’en face et brûla un feu rouge. En raison du trafic, les policiers perdirent de vue la voiture qu’ils poursuivaient gyrophare allumé ; ils la retrouvèrent près du Musée de la guerre. Ils firent un appel de phares au conducteur pour qu’il s’arrête ; la sirène et le gyrophare de la voiture de police étaient en marche. Dans un premier temps, l’intéressé mit ses feux de détresse, faisant mine d’arrêter sa voiture. Puis il réaccéléra brusquement pour repartir. Il arriva à Sintagma près des boutiques de fleuristes ; il prit la voie d’en face dans la rue Amalias et poursuivit en direction de l’avenue Siggrou. La voiture de police avertit le centre de contrôle de la brigade volante, lequel répercuta l’information à d’autres unités en service dans le secteur où circulait la victime, les invitant à aller prêter main-forte à leurs collègues. Dans l’avenue Siggrou, la voiture se déplaçait à très vive allure d’une voie à l’autre. Près de la rue Kallirois, le conducteur faillit entrer en collision avec une voiture de police. Aux feux de signalisation situés près du palais Diogène, il brûla un feu rouge, prit la voie d’en face et heurta une voiture. Au Trocadéro, il y avait un barrage constitué d’une voiture de police, de deux motos et de quinze voitures civiles, qu’il franchit en montant sur le trottoir ; les policiers sortis de leur voiture faillirent se faire renverser. A Flisvos, il emboutit une Daihatsu à l’arrêt, qui se retrouva sur le toit et dont le conducteur fut blessé. Dans la rue Amfitheas, il heurta une voiture, puis un taxi dont le chauffeur fut blessé. A l’intersection des rues Posidonos et Kalamakiou, une voiture de police avait été placée dans la contre-allée, et le trafic vers Glifada avait été bloqué. [M. Makaratzis, l]a victime[,] monta sur le terre-plein du côté droit pour emprunter la contre-allée, puis il remarqua la voiture de police. Il gagna alors le terre-plein du côté gauche, heurta deux voitures qui traversaient la rue Posidonos et faillit renverser l’agent de police Stroumpoulis. C’est à l’intersection des rues Posidonos et Kalamakiou que retentirent les premiers coups de feu tirés en direction de la voiture ; le but en était de faire stopper la victime. A cet endroit, alors que la voiture était à environ 5 mètres et en mouvement, le prévenu Mahairas – qui était dans la voiture de police et poursuivait le véhicule depuis le début – tira une salve avec son arme à feu, numérotée MP-5 C273917. Il visa le pneu arrière droit. Le prévenu Souliotis, qui se trouvait dans la même voiture de police, tira par la fenêtre du côté gauche avec son pistolet, numéroté AO 38275 ; il visa le pneu arrière gauche, qu’il perça. Aux abords de ce croisement, la victime avait dû réduire sa vitesse. De nombreux policiers avaient convergé vers cet endroit et occupaient les deux voies. Des policiers autres que ceux déjà mentionnés tirèrent eux aussi sur la voiture, car de nombreux coups de feu furent tirés à cet endroit. Le tribunal note également que, tout au long du parcours, des policiers, des voitures et des motos de police se sont joints aux poursuivants sans parvenir à faire stopper le véhicule. Celui-ci continua sa route dans l’avenue Kalamakiou, malgré les coups de feu, et s’arrêta à l’intersection des rues Kalamakiou et Artemidos, à l’entrée d’une station-service, près des pompes, l’avant tourné vers la rue. Là, le conducteur se retrouva cerné par les unités de police qui le poursuivaient et dont le centre de contrôle savait qu’elles avaient pris part à la mission, mais également par d’autres unités qui, informées de l’incident par le centre de contrôle, étaient allées de leur propre initiative prêter main-forte à leurs collègues. En d’autres termes, des unités se trouvant à proximité du secteur en question s’étaient rendues sur place sans y avoir été appelées. Les policiers descendirent des voitures et des motos, armes à la main. Dans sa voiture, le conducteur fit quelques mouvements qui donnèrent aux policiers l’impression qu’il avait une arme. Les policiers lui demandèrent de sortir de la voiture, mais il n’en fit rien. Nikolaos Boulketis, le policier qui portait un gilet pare-balles, s’approcha alors de la voiture, tandis que beaucoup des policiers présents commençaient à tirer pour intimider le conducteur et couvrir leur collègue. Celui-ci parvint à briser la vitre de la voiture et à arrêter l’intéressé. Auparavant, le prévenu Christos Markou avait grimpé sur la véranda surplombant la station-service et avait jeté un pot, lequel avait cassé le pare-brise sans le faire tomber de son cadre. Lorsque le conducteur sortit de la voiture, il fut immobilisé par le policier qui avait procédé à son arrestation et par les collègues de celui-ci ; les policiers remarquèrent alors que l’intéressé était blessé. Il avait une plaie de sortie au bras droit, une autre plaie de sortie du côté droit du thorax, l’entrée se trouvant dans la ligne arrière de l’aisselle. Il avait une plaie de sortie au bout du pied gauche, une blessure en haut de la fesse gauche et des blessures sur la surface externe de la zone rénale. Le pare-brise de son véhicule était cassé mais non effondré ; il présentait trois trous et un impact de balles. La partie métallique de la porte arrière gauche comportait trois trous causés par des balles ; il y avait également un impact de balle sur la surface métallique du châssis. La lunette arrière était brisée et sa partie métallique comportait deux trous causés par des balles. Le feu arrière gauche en présentait un autre. L’aile arrière droite arborait un impact au-dessus de la roue. La vitre du côté du passager avant était brisée et il y avait un impact de balle sur la surface externe du toit. Il y avait des trous causés par des balles dans l’habitacle, sous la boîte à gants du tableau de bord, sur la radio, sur la partie supérieure du tableau de bord, dans le siège du conducteur, dans le siège du passager avant et dans la banquette arrière. Deux balles et quatre fragments furent trouvés dans l’habitacle. Parmi les policiers intervenus dans l’opération, trente-trois remirent leurs armes, à savoir tous ceux qui avaient reçu l’ordre de prendre part à la poursuite ou qui avaient averti le centre de contrôle qu’ils s’y joignaient et dont les services respectifs savaient qu’ils participaient à l’opération. D’autres policiers que ceux-là sont toutefois intervenus de leur propre chef pour prêter main-forte à leurs collègues. On ignore qui ils sont et pourquoi ils sont partis après l’arrestation de la victime sans informer le centre de contrôle de leur présence sur les lieux. Les trente-trois armes remises se répartissent comme suit : vingt-trois revolvers de calibre 357 Magnum, six pistolets, dont cinq de calibre 9 mm Parabellum et un de calibre 45 ACP, et quatre mitraillettes HK MP 5 de calibre 9 mm Parabellum. Des trente-trois armes, seules celles des prévenus ont tiré. Les trois balles qui ont été trouvées dans la voiture et celle qui a été extraite du premier métatarsien du pied droit du conducteur provenaient de cartouches de calibre 9 mm Parabellum 9 x 19. Ces cartouches sont tirées principalement par des pistolets et des mitraillettes du même calibre. Les quatre fragments retrouvés à l’intérieur de la voiture sont des fragments de sabots de balles chemisées d’un calibre différent, qui n’a pas pu être déterminé, la possibilité d’un calibre 9 mm Parabellum (9 x 19) ayant simplement été évoquée pour l’un des fragments. Le rapport d’expertise du laboratoire confirme que les trois balles retrouvées – les deux premières dans la voiture, la troisième dans le pied de la victime – proviennent de cartouches de calibre 9 mm Parabellum (9 x 19). La balle [PB2] et [les balles dont proviennent] les sabots métalliques [PP1 et PP2] découverts à l’intérieur de la voiture ont été tirées par la mitraillette HK MP 5 portant le numéro C273917, qui appartenait au prévenu Mahairas. La balle dont provient l’autre sabot métallique [PP3] trouvé à l’intérieur de la voiture a été tirée par le pistolet Sphinx no A038275 du prévenu Souliotis. La balle extraite du corps de la victime et l’une des balles trouvées dans la voiture ont été tirées par la même arme, de calibre Parabellum (9 x 19), mais elles ne présentent aucun rapport avec les traces laissées par les trente-trois armes examinées. La victime, Christos Makaratzis, a en effet été blessée par les mitraillettes actionnées, par les policiers lancés à sa poursuite, à l’intersection des rues Posidonos et Kalamakiou, où, hormis Souliotis, Mahairas et Markou [illisible] (troisième prévenu), d’autres policiers non identifiés ont fait feu, de nombreux policiers ayant tiré à cet endroit-là. Cela se déduit indirectement du fait que deux balles, celle extraite du corps de la victime et une autre, ont été tirées par une arme dont le propriétaire n’a pas été identifié et non pas par les armes des prévenus. Le fait que des balles et des sabots trouvés à l’intérieur de la voiture proviennent des armes des prévenus Souliotis et Mahairas tend à faire conclure que les lésions corporelles subies par la victime, excepté sa blessure au pied, ont été causées par les armes qui appartenaient aux prévenus. D’un autre côté, dès lors qu’il y avait dans la voiture de nombreux trous causés par des balles tirées par d’autres armes, qui n’ont pas été identifiées, il se peut que la victime ait été blessée par les balles en question. Comme cela a été observé, les mitraillettes et les pistolets ont aussi le même calibre. Les premier, deuxième, troisième, sixième et septième prévenus ont tiré à des fins d’intimidation sur les lieux de la dernière partie de l’opération (station-service). Le tribunal relève également qu’à cet emplacement de nombreux autres policiers ont aussi tiré des coups de feu d’intimidation afin de faciliter l’arrestation de la victime par leurs collègues se trouvant plus près de la voiture. Ils ne peuvent avoir tiré vers la voiture : d’une part, ils risquaient de toucher les pompes de la station-service, et, d’autre part, on n’a relevé aucune trace de coups de feu à cet endroit. La victime a été blessée au pied par le haut, puisque seule la partie supérieure de la chaussure a été touchée et non la semelle ; on ne saurait toutefois affirmer que le coup a été tiré par le prévenu Markou, qui avait grimpé sur la véranda de la station-service, car la voiture était stationnée de telle sorte qu’elle se trouvait presque à moitié sous la véranda, ce qui signifie que le coup de feu aurait dû avoir une trajectoire presque verticale pour toucher la partie supérieure du pied. Dans cette hypothèse, la balle aurait également dû traverser une partie du tableau de bord. Or celui-ci ne présente aucun impact de ce genre, l’impact le plus proche étant celui constaté sur la radio. En outre, si cette blessure avait été causée par l’arme du prévenu, cela aurait été confirmé par l’expertise (...). La blessure se trouve (...) sur la partie supérieure du pied, mais elle pourrait avoir été causée par un coup de feu tiré de derrière la voiture, alors que la victime conduisait et que son pied était presque à la verticale de l’accélérateur, par l’une des armes l’ayant pris pour cible à l’intersection des rues Kalamakiou et Posidonos. Le tribunal juge dénuée de fondement l’affirmation de la victime selon laquelle on lui a tiré dessus immédiatement après l’avoir extraite de la voiture. Selon les propres déclarations de Makaratzis, en effet, on lui a tiré dessus alors qu’il était « allongé sur le côté, visage vers le sol ». Si cela avait été le cas, la blessure eût été différente. Compte tenu des éléments susmentionnés et du fait que des policiers non identifiés ont pris part à l’opération et que certains ont pu utiliser leurs armes, le tribunal estime qu’il n’est pas certain que les prévenus soient à l’origine de la blessure de la victime. En conséquence, ils doivent être déclarés non coupables du premier acte qui leur est imputé. Ils doivent également être mis hors de cause s’agissant du second acte car, s’ils ont utilisé leurs armes, ils avaient auparavant tenté de faire arrêter la voiture en créant délibérément un embouteillage et en constituant des barrages, mais avaient échoué, puisque la victime avait continué à circuler, tout en étant poursuivie par de très nombreux policiers, d’une manière dangereuse pour les civils présents sur sa route. Par ailleurs, les policiers ignoraient si les civils à bord des voitures heurtées par le conducteur avaient été tués, et il est compréhensible qu’ils aient considéré l’intéressé comme un dangereux délinquant, non seulement du fait de son comportement, mais aussi parce qu’ils avaient reçu des informations en ce sens du centre de contrôle. Le tribunal n’est pas non plus certain que les prévenus eussent pu éviter de recourir à leurs armes, qu’ils ont utilisées pour stopper et intimider le conducteur, de manière à ce qu’il cessât de se déplacer de façon dangereuse pour d’autres civils, et pour protéger ceux-ci, comme il était de leur devoir de le faire. Dès lors, les prévenus doivent être déclarés non coupables des faits qui leur sont reprochés dans l’acte d’accusation. »
20.  Le jugement fut prononcé en présence du requérant, auquel le droit interne ne reconnaissait pas la faculté de faire appel. Le texte du jugement fut finalisé le 20 mai 1999.
D.  La procédure pénale menée à l’encontre du requérant
21.  Le 20 avril 1997, le procureur engagea des poursuites contre le requérant. L’acte d’accusation était ainsi libellé :
« Il est reproché [au requérant] (...) d’avoir commis un grand nombre d’infractions, et plus précisément :
A.  A Athènes, le 13 septembre 1995, alors qu’il circulait au volant de [sa] voiture, d’avoir causé à autrui, avec son véhicule, des lésions et dommages corporels par négligence, c’est-à-dire en ne faisant pas preuve de l’attention qu’il aurait dû et pu prêter compte tenu des circonstances, et en ne prévoyant pas les conséquences répréhensibles de ses actes. Plus précisément : a) alors qu’il conduisait le véhicule susmentionné dans l’avenue Posidonos, près de Paleo Faliro, en direction de l’aéroport, d’avoir omis de garder une distance suffisante avec les véhicules qui le précédaient pour pouvoir éviter la collision au cas où ceux-ci ralentiraient ou s’arrêteraient ; d’avoir ainsi percuté avec l’avant de sa voiture la partie arrière de la voiture immatriculée IR-8628, enregistrée comme véhicule privé, qui circulait dans la même direction que la voiture du prévenu et dont la conductrice, Iliostalakti Soumpasi, a été blessée à la nuque du fait de la collision ; b) après cette collision, d’avoir poursuivi sa route à bord du véhicule susmentionné et, alors qu’il circulait dans l’avenue Posidonos, près de Kalamaki, d’avoir à nouveau omis de garder une distance suffisante avec les véhicules qui le précédaient, percutant ainsi avec l’avant de sa voiture la partie arrière d’une voiture immatriculée E-3507, enregistrée comme taxi, conduite par Ioannis Goumas et arrêtée à un feu rouge dans la voie de gauche de l’avenue Posidonos ; par cette collision, d’avoir causé un préjudice corporel au conducteur susvisé, qui a eu une hernie cervicale et une blessure à la tête.
B.  Alors qu’il circulait au volant de [sa] voiture à l’endroit et au moment susmentionnés, d’avoir omis de garder une distance suffisante avec les véhicules qui le précédaient pour pouvoir éviter la collision au cas où ceux-ci ralentiraient ou s’arrêteraient.
C.  Alors qu’il circulait au volant de [sa] voiture à l’endroit et au moment susmentionnés, d’avoir ignoré les signes que lui faisaient les policiers pour qu’il s’arrête. Plus particulièrement, alors qu’il circulait dans Athènes à bord du véhicule susmentionné, traversant la rue Vassilissis Sofias, l’avenue Amalias, l’avenue Siggrou et l’avenue Posidonos, de ne pas s’être conformé aux signes que lui adressait pour le faire arrêter le policier Sotirios Souliotis, lequel utilisait une voiture de la police grecque immatriculée EA-11000, dans la rue Vassilissis Sofias ; d’avoir au contraire poursuivi sa route, traversant toutes les rues précitées, tandis que la voiture de police susmentionnée et d’autres voitures de la police grecque le poursuivaient (...) »
22.   Le tribunal pénal de première instance d’Athènes condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de quarante jours (jugement no 16111/2000).
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
23.  Les dispositions pertinentes du code pénal sont ainsi libellées :
Article 308 § 1 a)
« Quiconque inflige intentionnellement des lésions corporelles à autrui (...) est passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée pouvant aller jusqu’à trois ans (...) »
Article 309
« Si l’acte tombant sous le coup de l’article 308 a été commis d’une manière propre à mettre en danger la vie de la victime ou à infliger à celle-ci des lésions corporelles graves, une peine d’emprisonnement d’une durée d’au moins trois mois est prononcée. »
24.  L’article 14 de la loi no 2168/1993 dispose :
« Quiconque fait usage d’une arme à feu (...) en commettant un crime ou un délit pour lequel il est par la suite condamné est puni d’une peine d’emprisonnement d’une durée d’au moins trois mois, qui s’ajoute à la peine prononcée pour ce crime ou délit. »
25.  A l’époque des faits, l’utilisation d’armes à feu par les forces de l’ordre était régie par la loi no 29/1943, qui avait été édictée le 30 avril 1943, alors que la Grèce était sous occupation allemande. L’article premier de cette loi énumérait toute une série de situations dans lesquelles un policier pouvait faire usage d’une arme à feu (par exemple pour « faire appliquer les lois, décrets et décisions des autorités compétentes, disperser les rassemblements publics ou réprimer les révoltes ») sans être tenu pour responsable des conséquences. Ces dispositions furent modifiées par l’article 133 du décret présidentiel no 141/1991, qui ne permettait plus l’utilisation d’armes à feu dans les situations exposées par la loi no 29/1943 qu’« en cas de nécessité absolue et lorsque l’ensemble des méthodes moins extrêmes ont été employées ». La loi no 29/1943 fut critiquée comme étant « lacunaire » et « vague » par le procureur général de la Cour suprême (avis no 12/1992). De hauts responsables de la police grecque et des syndicats appelèrent à une actualisation de cette législation. Dans une lettre d’avril 2001 adressée au ministre de l’Ordre public, la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH), organe consultatif auprès du gouvernement, déclara qu’une nouvelle législation intégrant le droit et les principes internationaux pertinents en matière de droits de l’homme était impérative (CNDH, Rapport 2001, pp. 107-115). En février 2002, le ministre de l’Ordre public annonça l’adoption à bref délai d’une nouvelle loi, censée « prémunir les citoyens contre tout usage inconsidéré de leurs armes par les policiers, mais aussi protéger ces derniers par une meilleure information quant aux situations légitimant l’usage par eux de leurs armes ».
26.  Au cours de l’été 2002, un groupe appelé « Organisation révolutionnaire du 17 novembre » fut démantelé. Fondé en 1975, il avait commis de nombreux actes terroristes, assassinant notamment des fonctionnaires américains en 1975, 1983, 1988 et 1991.
27.  Le 24 juillet 2003 est entrée en vigueur la loi no 3169/2003. Intitulée « Port et usage d’armes à feu par les policiers, formation des policiers à l’usage des armes à feu et autres dispositions », elle abrogeait en son article 8 la loi no 29/1943. Par ailleurs, en avril 2004, le « Livret des droits de l’homme à l’usage de la police » élaboré par le Centre des Nations unies pour les droits de l’homme a été traduit en grec en vue de sa diffusion auprès des policiers grecs.
III.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS
28.  L’article 6 § 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose :
« Le droit à la vie est inhérent à la personne humaine. Ce droit doit être protégé par la loi. Nul ne peut être arbitrairement privé de la vie. »
29.  A cet égard, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a relevé ce qui suit (observation générale no 6, article 6, 16e session (1982), § 3) :
« La protection contre la privation arbitraire de la vie, qui est expressément requise dans la troisième phrase du paragraphe 1 de l’article 6, est d’une importance capitale. Le Comité considère que les Etats parties doivent prendre des mesures, non seulement pour prévenir et réprimer les actes criminels qui entraînent la privation de la vie, mais également pour empêcher que leurs propres forces de sécurité ne tuent des individus de façon arbitraire. La privation de la vie par les autorités de l’Etat est une question extrêmement grave. La législation doit donc réglementer et limiter strictement les cas dans lesquels une personne peut être privée de la vie par ces autorités. »
30.  Le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants a adopté le 7 septembre 1990 les Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois (« Principes des Nations unies sur le recours à la force »). Le paragraphe 9 de ces principes dispose :
« Les responsables de l’application des lois ne doivent pas faire usage d’armes à feu contre des personnes, sauf en cas de légitime défense ou pour défendre des tiers contre une menace imminente de mort ou de blessure grave, ou pour prévenir une infraction particulièrement grave mettant sérieusement en danger des vies humaines, ou pour procéder à l’arrestation d’une personne présentant un tel risque et résistant à leur autorité, ou l’empêcher de s’échapper, et seulement lorsque des mesures moins extrêmes sont insuffisantes pour atteindre ces objectifs. Quoi qu’il en soit, ils ne recourront intentionnellement à l’usage meurtrier d’armes à feu que si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines. »
31.  Le paragraphe 5 dispose notamment que l’action des responsables de l’application des lois « sera proportionnelle à la gravité de l’infraction et à l’objectif légitime à atteindre ». Selon le paragraphe 7, « les gouvernements feront en sorte que l’usage arbitraire ou abusif de la force ou des armes à feu par les responsables de l’application des lois soit puni comme une infraction pénale, en application de la législation nationale. » Le paragraphe 11 b) dispose qu’une réglementation nationale régissant l’usage des armes à feu doit « s’assurer que les armes à feu ne sont utilisées que dans des circonstances appropriées et de manière à minimiser le risque de dommages inutiles ».
32.  Les autres dispositions pertinentes en l’espèce sont les suivantes :
Paragraphe 10
« (...) les responsables de l’application des lois doivent se faire connaître en tant que tels et donner un avertissement clair de leur intention d’utiliser des armes à feu, en laissant un délai suffisant pour que l’avertissement puisse être suivi d’effet, à moins qu’une telle façon de procéder ne compromette indûment la sécurité des responsables de l’application des lois, qu’elle ne présente un danger de mort ou d’accident grave pour d’autres personnes ou qu’elle ne soit manifestement inappropriée ou inutile vu les circonstances de l’incident. »
Paragraphe 22
« (...) les pouvoirs publics et les autorités de police doivent s’assurer qu’une procédure d’enquête effective puisse être engagée et que, dans l’administration ou le parquet, des autorités indépendantes soient en mesure d’exercer leur juridiction dans des conditions appropriées. En cas de décès ou de blessure grave, ou autre conséquence grave, un rapport détaillé sera envoyé immédiatement aux autorités compétentes chargées de l’enquête administrative ou de l’information judiciaire. »
Paragraphe 23
« Les personnes contre qui il est fait usage de la force ou d’armes à feu ou leurs représentants autorisés ont accès à une procédure indépendante, en particulier à une procédure judiciaire. En cas de décès de ces personnes, la présente disposition s’applique à leurs personnes à charge. »
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
33.  Le requérant allègue que les policiers qui l’ont poursuivi ont déployé contre lui une puissance de feu excessive, propre à mettre sa vie en danger, et que les autorités n’ont pas procédé à une enquête adéquate et effective sur cette affaire. Il y voit une violation de l’article 2 de la Convention, aux termes duquel :
« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2.  La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
A.  Arguments des comparants
1.  Le requérant
34.  Le requérant fait valoir que l’article 2 § 1 de la Convention impose aux Etats l’obligation positive de protéger la vie humaine. Le droit interne doit notamment contrôler et limiter de façon stricte les circonstances dans lesquelles les agents de l’Etat sont autorisés à infliger la mort. L’Etat doit également fournir une formation et des instructions adéquates à ceux de ses agents qui peuvent porter des armes et avoir recours à la force. Or, à l’époque des faits, le cadre réglementaire nécessaire faisait défaut. La loi régissant l’usage des armes par la police grecque avait été adoptée en 1943. Chacun reconnaît qu’elle était anachronique et incomplète et qu’elle n’offrait pas à la société une protection générale contre l’usage illicite et excessif de la force par la police. L’Etat grec n’avait donc pas pris toutes les mesures préventives requises par l’article 2 pour la protection de la vie humaine.
35.  S’agissant des faits de l’espèce, le requérant affirme que ses graves blessures résultent d’un usage non nécessaire et non proportionné de la force par la police. Il souligne qu’il n’était pas armé et qu’il n’est ni un délinquant ni un terroriste. Il a simplement pris peur et tenté de s’enfuir. Les policiers ont ouvert le feu sur lui sans sommation ; tout ce qu’ils ont fait, c’est utiliser deux véhicules privés pour essayer de le stopper. Des civils innocents ont ainsi été blessés. Les policiers n’ont utilisé ni leurs propres voitures pour former des barrages, ni des herses pour crever ses pneus, ni des bombes fumigènes ou du gaz lacrymogène pour l’intimider. Ils ont tiré sur lui de manière incontrôlée et excessive, mettant gravement sa vie en péril.
36.  Le requérant soutient par ailleurs que les autorités ont failli à l’obligation de caractère procédural que leur imposait l’article 2 de mener une enquête effective au sujet de l’emploi contre lui d’une force potentiellement meurtrière. L’enquête effectuée a en effet, selon lui, été entachée de plusieurs lacunes, les autorités étant notamment restées en défaut d’identifier tous les policiers ayant participé à la poursuite, en particulier ceux qui sont responsables de ses blessures, et de recueillir toutes les armes utilisées pendant la poursuite et toutes les balles tirées sur lui.
37.  S’appuyant sur un rapport publié en septembre 2002 par Amnesty International et la Fédération internationale Helsinki pour les droits de l’homme (« Grèce. Le règne de l’impunité : mauvais traitements et utilisation abusive d’armes à feu »), le requérant allègue enfin que l’insuffisance de l’enquête menée sur les faits atteste également l’existence d’une tolérance officielle de l’Etat à l’égard du recours illicite à la force meurtrière.
2.  Le Gouvernement
38.  Le Gouvernement affirme que l’article 2 n’entre pas en jeu en l’espèce, car la victime est toujours en vie. Si les policiers lancés à la poursuite du requérant ont effectivement fait usage de leurs armes, ils n’avaient pas l’intention de tuer l’intéressé, mais seulement de l’obliger à immobiliser sa voiture pour pouvoir procéder à son arrestation. S’appuyant sur de précédents arrêts de la Cour, le Gouvernement estime que les griefs du requérant doivent être examinés plutôt sous l’angle de l’article 3 de la Convention.
39.  Au-delà de cette question, le Gouvernement souligne que lorsque la police se trouve confrontée à une situation périlleuse, elle doit jouir d’une grande latitude pour apprécier en toute honnêteté l’opportunité d’un recours à la force. En l’espèce, le requérant a brûlé un feu rouge dans le centre d’Athènes, près de l’ambassade des Etats-Unis d’Amérique, où les mesures de sécurité sont toujours renforcées, ce lieu étant considéré comme une cible potentielle pour des actions terroristes. Plutôt que d’arrêter sa voiture au signal de la police, l’intéressé a accéléré et poursuivi sa route en conduisant de façon frénétique et extrêmement dangereuse, mettant en péril sa propre vie et celle de tiers innocents. Dans ces conditions, la police pouvait légitimement soupçonner le requérant d’être un dangereux délinquant, voire un terroriste. De toute manière, avant d’ouvrir le feu, les policiers ont essayé de stopper l’intéressé en employant d’autres méthodes (embouteillage artificiel, barrages, etc.). C’est seulement quand ils ont constaté que ces moyens étaient inefficaces qu’ils ont recouru à la force, la chose étant devenue inévitable. Ce faisant, ils se sont efforcés de causer le moins de dégâts et de blessures possible et de préserver la vie de l’intéressé. C’est ce qu’atteste clairement le fait qu’ils n’ont visé que les pneus de la voiture du requérant et qu’ils ont tiré des coups de feu en l’air à titre de sommation. On ne peut déceler aucun élément de négligence ou d’inadvertance dans la manière dont l’opération a été conduite. Une fois arrêté, le requérant n’a subi aucun tort entre les mains des policiers mais a été transporté immédiatement à l’hôpital.
40.  Le Gouvernement estime par ailleurs que l’on ne peut rien reprocher à l’enquête menée au niveau interne, laquelle a pour lui été rapide et approfondie. Il souligne qu’une enquête administrative a été ouverte le lendemain des faits. Au total, trente-cinq témoins ont déposé sous serment. De plus, trente-trois armes à feu de la police, ainsi que trois balles et quatre fragments métalliques ont subi en laboratoire une batterie complète de tests. La voiture du requérant a également été examinée. En outre, une enquête judiciaire a eu lieu et sept policiers ont été inculpés pour infliction de lésions corporelles graves et usage d’armes illicite. Plusieurs témoins et le requérant lui-même ont été entendus au procès.
41.  Le Gouvernement conclut que les autorités ont démontré leur adhésion à la prééminence du droit et pris les mesures raisonnables qui s’offraient à elles pour établir un compte rendu complet et circonstancié des événements et identifier tous les policiers impliqués. Il leur était impossible de faire quoi que ce fût d’autre. En conséquence, on ne saurait constater de violation en l’espèce.
3.  Le tiers intervenant
42.  Ayant été autorisé par le président de la Cour à intervenir dans la procédure (paragraphe 8 ci-dessus), l’Institut de formation en droits de l’homme du barreau de Paris (ci-après « l’institut »), qui a été fondé en 1979, a présenté des observations écrites concernant l’applicabilité de l’article 2 de la Convention et les obligations que cette disposition fait peser sur les Etats. Son argumentation peut se résumer comme suit.
43.  Au sujet de l’applicabilité de l’article 2, l’institut considère que cette disposition devrait pouvoir s’appliquer dans l’hypothèse où la police a recouru à une force potentiellement meurtrière, même si son action n’a pas entraîné le décès de la personne visée. Il ne faut pas attendre que soit acquise l’irréversibilité d’une violation du droit à la vie pour examiner les conditions dans lesquelles il a été fait usage de la force létale. La Cour elle-même a reconnu que dans certaines conditions une victime simplement « potentielle » ou « virtuelle » d’une violation est habilitée à agir au titre de la Convention (Soering c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 161). Dans l’affaire en question, la Cour avait mis l’accent sur « la gravité et le caractère irréparable de la souffrance prétendument risquée ». Ce raisonnement devrait pouvoir être transposé à une violation virtuelle de l’article 2, car l’usage de la force létale par des policiers peut effectivement, selon les circonstances, constituer un risque sérieux de violation du droit à la vie.
44.  L’institut observe que la Cour a déjà étendu l’applicabilité de l’article 2 à des affaires ayant trait à des requérants non décédés, mais il déplore qu’elle ait limité la portée de son examen à des « circonstances exceptionnelles » (Berktay c. Turquie, no 22493/93, 1er mars 2001). Dans ces conditions, certaines exactions commises par des agents de l’Etat échapperaient à une sanction au titre de la Convention aux motifs qu’elles n’ont pas entraîné de décès et que, par ailleurs, elles ne cadrent pas nécessairement avec les conditions d’applicabilité de l’article 3. Seul l’élargissement de l’applicabilité de l’article 2 à toute hypothèse de recours à la force meurtrière, quelle qu’en soit l’issue, pourrait pallier cette lacune.
45.  En ce qui concerne les obligations des Etats au titre de l’article 2, l’institut souligne qu’outre une « obligation négative » de s’abstenir de toute violation intentionnelle du droit à la vie, un certain nombre d’« obligations positives » s’imposent. Les pouvoirs publics sont en particulier tenus d’édicter des règles très précises sur l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois ; ces derniers doivent en outre bénéficier d’une formation adéquate et régulière. L’institut évoque par ailleurs l’importance du principe de proportionnalité s’agissant de l’usage d’une force potentiellement meurtrière. Il souligne enfin que les autorités nationales ont l’obligation de mener une enquête officielle effective, rapide et indépendante lorsqu’un individu a été tué à la suite d’un recours à la force. Il préconise la même approche dans les cas où il n’y a pas eu décès de la victime. Il s’agit là pour lui d’une mesure indispensable, compte tenu de la nécessité de mettre fin à tout système permettant l’impunité des responsables de violations – effectives ou virtuelles – de droits aussi fondamentaux que le droit à la vie.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Quant à l’établissement des faits
46.  La Cour est invitée à dire si les faits de l’espèce révèlent un manquement des autorités de l’Etat défendeur à leur obligation de protéger le droit à la vie du requérant et à celle, d’ordre procédural et également imposée par l’article 2 de la Convention, de mener une enquête adéquate et effective sur l’incident.
47.  D’emblée, la Cour observe qu’elle se trouve confrontée à des versions divergentes, notamment en ce qui concerne la conduite de la police durant la poursuite et l’arrestation du requérant. De plus, elle relève que le ou les auteurs des coups de feu ayant blessé le requérant n’ont pas été identifiés. Elle estime néanmoins qu’il n’est pas nécessaire qu’elle procède elle-même à des vérifications pour obtenir un tableau complet des circonstances factuelles de l’épisode litigieux. Elle note que les faits de l’espèce ont été établis judiciairement au niveau interne (paragraphe 19 ci-dessus) et que durant la procédure qui s’est déroulée à Strasbourg il n’a été soumis aucune pièce de nature à remettre en cause les constatations du tribunal pénal de première instance d’Athènes et à conduire la Cour à s’en écarter (Klaas c. Allemagne, arrêt du 22 septembre 1993, série A no 269, pp. 17-18, § 30).
48.  Ainsi, même si plusieurs faits demeurent incertains, la Cour considère, à la lumière de l’ensemble des documents qui lui ont été présentés, qu’il existe suffisamment d’éléments factuels et de preuves lui permettant d’apprécier l’affaire, en prenant pour point de départ les constatations de la juridiction nationale évoquées ci-dessus.
2.  Quant à l’applicabilité de l’article 2 de la Convention
49.  En l’espèce, la force utilisée à l’encontre du requérant ne fut en définitive pas meurtrière. Toutefois, cet élément n’exclut pas en principe un examen des griefs sous l’angle de l’article 2, dont le texte, pris dans son ensemble, démontre qu’il ne vise pas uniquement l’homicide intentionnel mais également les situations où il est possible d’avoir recours à la force, ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 75, CEDH 2000-VII). En fait, la Cour s’est déjà penchée sur des griefs énoncés sur le terrain de cette disposition alors que la victime alléguée n’était pas décédée des suites du comportement incriminé.
50.  On observera à cet égard que la Cour a déjà reconnu que la première phrase de l’article 2 § 1 pouvait imposer une obligation positive à l’Etat : protéger la vie de l’individu contre les tiers ou contre le risque d’une maladie pouvant entraîner la mort (Osman c. Royaume-Uni, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, pp. 3159-3163, §§ 115-122 ; Yaşa c. Turquie, arrêt du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI, pp. 2436-2441, §§ 92-108 ; L.C.B. c. Royaume-Uni, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-III, pp. 1403-1404, §§ 36-41).
51.  Par ailleurs, la jurisprudence a établi que c’est uniquement dans des circonstances exceptionnelles que des sévices corporels infligés par des agents de l’Etat peuvent s’analyser en une violation de l’article 2 de la Convention lorsqu’il n’y a pas décès de la victime. Quant à la responsabilité pénale des personnes qui ont recouru à la force litigieuse, elle est certes étrangère à la procédure engagée au titre de la Convention, mais le degré et le type de force utilisés, de même que l’intention ou le but sous-jacents à l’usage de la force peuvent, parmi d’autres éléments, être pertinents pour l’appréciation du point de savoir si, dans un cas donné, les actes d’agents de l’Etat responsables de l’infliction de blessures n’ayant pas entraîné la mort sont de nature à faire entrer les faits dans le cadre de la garantie offerte par l’article 2 de la Convention, eu égard à l’objet et au but de cette disposition. Dans pratiquement tous les cas, lorsqu’une personne est agressée ou maltraitée par des policiers ou des militaires, ses griefs doivent être examinés plutôt sous l’angle de l’article 3 de la Convention (İlhan, précité, § 76).
52.  Dans la présente affaire, où des agents de l’Etat sont impliqués dans l’infliction de blessures au requérant, la Cour doit donc déterminer si la force employée contre celui-ci était potentiellement meurtrière et quel impact le comportement des policiers concernés a eu, non seulement sur l’intégrité physique de l’intéressé, mais aussi sur les intérêts que le droit à la vie est censé protéger.
53.  Il n’est pas contesté que le requérant a été poursuivi par de nombreux policiers et que ceux-ci se sont servis à diverses reprises de revolvers, de pistolets et de mitraillettes.
Il ressort des éléments présentés à la Cour que les policiers ont utilisé leurs armes dans le but d’immobiliser la voiture du requérant et de procéder à l’arrestation de celui-ci ; il s’agit là d’un des cas, énumérés au second paragraphe de l’article 2, dans lesquels le recours à une force meurtrière ou potentiellement meurtrière peut être légitime. En ce qui concerne les mauvais traitements interdits par l’article 3, l’on ne saurait en aucun cas déduire du comportement des policiers que ceux-ci avaient l’intention d’infliger des douleurs ou des souffrances au requérant, de l’humilier ou de l’avilir (voir notamment le récent arrêt Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, §§ 425-428, CEDH 2004-VII). Plus particulièrement, la Cour ne peut conclure, au vu des éléments dont elle dispose, que l’intéressé a étayé son allégation selon laquelle on lui a tiré dans le pied après l’avoir extrait de sa voiture (paragraphe 12 ci-dessus).
54.  La Cour admet aussi le point de vue du Gouvernement selon lequel la police n’avait pas l’intention de tuer le requérant. Elle observe néanmoins que c’est pur hasard si celui-ci a eu la vie sauve. D’après les conclusions du rapport balistique, il y avait sur la voiture seize trous causés par des balles ayant suivi une trajectoire horizontale ou ascendante vers le niveau du conducteur. Le pare-brise comportait trois trous et un impact causés par des balles qui étaient entrées par la lunette arrière ; celle-ci était brisée et effondrée. Au bout du compte, le requérant a été blessé au bras droit, au pied droit, à la fesse gauche et à la poitrine du côté droit ; il est resté neuf jours à l’hôpital (paragraphes 12 et 14 ci-dessus). La gravité de ses blessures ne fait l’objet d’aucune controverse entre les parties.
55.  A la lumière des circonstances susdécrites, et eu égard en particulier au degré et au type de force employés, la Cour conclut que, indépendamment de la question de savoir si les policiers avaient en fait l’intention de tuer le requérant, celui-ci a été victime d’une conduite qui, par sa nature même, a mis sa vie en danger, même s’il a finalement survécu. L’article 2 trouve dès lors à s’appliquer en l’espèce. Au surplus, vu le contexte dans lequel la vie de l’intéressé a été mise en danger et la nature de la conduite litigieuse des fonctionnaires concernés, la Cour considère que les faits appellent un examen sous l’angle de l’article 2 de la Convention.
3.  Quant au manquement allégué des autorités à leur obligation positive de protéger par la loi le droit à la vie du requérant
56.  L’article 2, qui garantit le droit à la vie et définit les circonstances dans lesquelles il peut être justifié d’infliger la mort, se place parmi les articles primordiaux de la Convention et ne souffre aucune dérogation (Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 68, CEDH 2000-VI). Avec l’article 3, il consacre aussi l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe. Les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d’infliger la mort doivent dès lors s’interpréter strictement (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 97, CEDH 2000-VII). L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, requièrent également que l’article 2 soit interprété et appliqué d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (McCann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, pp. 45-46, §§ 146-147).
57.  La première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et illégale, mais aussi à prendre, dans le cadre de son ordre juridique interne, les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Kılıç c. Turquie, no 22492/93, § 62, CEDH 2000-III). L’obligation de l’Etat à cet égard implique le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place un cadre juridique et administratif propre à dissuader de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, supprimer et sanctionner les violations.
58.  Comme le montre le texte de l’article 2 lui-même, le recours des policiers à la force meurtrière peut être justifié dans certaines circonstances. Toutefois, l’article 2 ne donne pas carte blanche. Le non-encadrement par des règles et l’abandon à l’arbitraire de l’action des agents de l’Etat sont incompatibles avec un respect effectif des droits de l’homme. Cela signifie que les opérations de police, en plus d’être autorisées par le droit national, doivent être suffisamment bornées par ce droit, dans le cadre d’un système de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et l’abus de la force (voir, mutatis mutandis, Hilda Hafsteinsdóttir c. Islande, no 40905/98, § 56, 8 juin 2004 ; voir aussi : Comité des droits de l’homme, observation générale no 6, article 6, 16e session (1982), § 3), et même contre les accidents évitables.
59.  A la lumière de ce qui précède et de l’importance que revêt l’article 2 dans toute société démocratique, la Cour doit examiner de façon extrêmement attentive les allégations de violation de cette disposition, en prenant en considération non seulement les actes des agents de l’Etat ayant effectivement eu recours à la force, mais également l’ensemble des circonstances les ayant entourés, notamment leur préparation et le contrôle exercé sur eux (McCann et autres, précité, p. 46, § 150). En ce qui concerne ce dernier point, la Cour rappelle que les policiers ne doivent pas être dans le flou lorsqu’ils exercent leurs fonctions, que ce soit dans le contexte d’une opération préparée ou dans celui de la prise en chasse spontanée d’une personne perçue comme dangereuse : un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l’application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d’armes à feu, compte tenu des normes internationales élaborées en la matière (voir, par exemple, les « Principes des Nations unies sur le recours à la force », paragraphes 30 à 32 ci-dessus).
60.  Dans ce contexte, la Cour doit rechercher en l’espèce non seulement si le recours à une force potentiellement meurtrière contre le requérant était légitime, mais aussi si l’opération litigieuse était encadrée par des règles et organisée de manière à réduire autant que possible les risques de faire perdre la vie à l’intéressé.
61.  Se référant à la récente promulgation de la loi no 3169/2003, la Cour note que, depuis les faits à l’origine de la présente requête, l’Etat grec a mis en place un nouveau cadre juridique, qui réglemente l’usage des armes à feu par la police et prévoit la formation des policiers, l’objectif déclaré étant l’observation des normes internationales en matière de droits de l’homme et de police (paragraphes 25 et 27 ci-dessus).
62.  Au moment des faits litigieux, toutefois, la législation applicable était la loi no 29/1943, qui remontait à la Seconde Guerre mondiale, à l’époque où la Grèce était occupée par les forces armées allemandes (paragraphe 25 ci-dessus). Cette loi énumérait toute une série de situations dans lesquelles un policier pouvait faire usage d’une arme à feu sans être tenu pour responsable des conséquences. En 1991, un décret présidentiel avait restreint aux seuls « cas de nécessité absolue et lorsque l’ensemble des méthodes moins extrêmes ont été employées » la possibilité d’utiliser des armes à feu dans les circonstances exposées dans la loi de 1943 (paragraphe 25 ci-dessus). Le droit grec ne contenait aucune autre disposition réglementant l’usage des armes pendant les actions policières, et il n’énonçait aucune recommandation concernant la préparation et le contrôle des opérations de police. De prime abord, le cadre juridique un peu mince décrit ci-dessus ne semble pas suffisant pour offrir le niveau de protection du droit à la vie « par la loi » qui est requis dans les sociétés démocratiques contemporaines en Europe.
63.  Cette conclusion relative à l’état du droit grec est confirmée par les éléments dont dispose la Cour quant à l’incidence que le cadre juridique et administratif a eue à l’époque sur la manière de conduire l’opération de police potentiellement meurtrière qui s’est soldée par l’arrestation du requérant.
64.  Se tournant vers les faits de l’espèce et ayant à l’esprit les conclusions de la juridiction nationale (paragraphes 19 et 48 ci-dessus), la Cour admet que le requérant circulait à bord de sa voiture, dans le centre d’Athènes, à une vitesse excessive et d’une manière incontrôlée et dangereuse, mettant ainsi en péril la vie des autres civils présents et des policiers ; ces derniers étaient donc fondés à calquer leur réaction sur l’idée que l’intéressé était en train de manier un objet potentiellement meurtrier dans un lieu public. Pour stopper sa course, ils employèrent d’abord des moyens autres que l’usage des armes mais échouèrent. Il y eut ensuite une escalade dans les dégâts causés par le requérant, qui par sa conduite criminelle faisait planer une menace mortelle sur des innocents. Par ailleurs, les policiers qui le poursuivaient avaient été avertis par le centre de contrôle qu’il pouvait être armé et dangereux ; ils ont donc pu interpréter comme une confirmation de la chose les mouvements faits par l’intéressé une fois sa voiture immobilisée (voir, aux paragraphes 17 et 18 ci-dessus, les dépositions des policiers accusés et celles de MM. Ventouris et Davarias).
65.  Un autre facteur a également pu jouer un rôle important, à savoir le climat, marqué par des actions terroristes contre des intérêts étrangers, qui régnait en Grèce à l’époque. Ainsi, un groupe appelé « Organisation révolutionnaire du 17 novembre », fondé en 1975, commit jusqu’à son démantèlement en 2002 de nombreux crimes, assassinant notamment plusieurs fonctionnaires américains (paragraphe 26 ci-dessus). Combiné aux circonstances de temps et de lieu de l’incident – il faisait nuit et M. Makaratzis circulait près de l’ambassade des Etats-Unis d’Amérique –, cet élément a contribué au grossissement par les policiers de la menace réellement représentée par le requérant.
66.  En conséquence, la Cour estime avec la juridiction nationale que, vu les circonstances, les policiers ont raisonnablement pu penser qu’il leur fallait utiliser leurs armes pour immobiliser la voiture et neutraliser la menace constituée par le conducteur, et qu’il ne s’agissait pas simplement d’arrêter un automobiliste ayant brûlé un feu rouge. C’est pourquoi, même s’il apparut par la suite que le requérant n’était pas armé et qu’il n’était pas un terroriste, la Cour admet que le recours à la force contre l’intéressé procédait d’une intime conviction s’appuyant sur des raisons qui pouvaient paraître légitimes au moment des faits. En juger autrement, ce serait imposer à l’Etat une charge irréaliste, dont les responsables de l’application des lois ne pourraient s’acquitter dans l’accomplissement de leurs fonctions, sauf à mettre en péril leur vie ou celle d’autrui (McCann et autres précité, pp. 58-59, § 200).
67.  Cependant, si en l’espèce le recours à une force potentiellement meurtrière n’était pas en soi incompatible avec l’article 2 de la Convention, la Cour est frappée par la façon chaotique dont les armes à feu ont effectivement été utilisées par la police. On rappellera qu’un nombre non précisé de policiers ont tiré, avec des revolvers, des pistolets et des mitraillettes, des rafales de coups de feu vers la voiture du requérant. Pas moins de seize impacts de balles ont été dénombrés sur la voiture, certains attestant d’une trajectoire horizontale, voire ascendante, du projectile, et non descendante comme celle qu’étaient censées prendre des balles tirées vers les pneus – et seulement les pneus – du véhicule par les policiers qui poursuivaient le requérant. Le pare-brise arborait trois trous et un impact, et la lunette arrière était brisée et effondrée (paragraphe 14 ci-dessus). En définitive, il ressort des éléments de preuve soumis à la Cour qu’un grand nombre de policiers ont participé à une poursuite largement incontrôlée.
68.  De sérieuses questions se posent donc quant à la manière dont l’opération a été conduite et organisée. Certes, le centre de contrôle donna quelques consignes à une série de policiers avec lesquels il avait expressément pris contact, mais d’autres policiers, agissant de leur propre initiative, sont allés prêter main-forte à leurs collègues sans avoir reçu d’instructions. L’absence d’une chaîne de commandement claire est un facteur qui, de par sa nature, a dû accroître le risque que certains policiers ne tirent de manière inconsidérée.
69.  La Cour ne néglige évidemment pas le fait que le requérant a été blessé au cours d’une opération impromptue qui a donné lieu à des développements auxquels la police a dû réagir sans préparation (voir, a contrario, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 71-72, CEDH 2000-XII). Eu égard à la difficulté de la mission de la police dans les sociétés contemporaines, à l’imprévisibilité du comportement humain et à l’inévitabilité de choix opérationnels en termes de priorités et de ressources, il y a lieu d’interpréter l’étendue de l’obligation positive pesant sur les autorités internes de manière à ne pas imposer à celles-ci un fardeau insupportable (voir, mutatis mutandis, Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 86, CEDH 2000-III).
70.  Cela dit, tout en admettant que les policiers impliqués dans l’affaire n’ont pas eu suffisamment de temps pour apprécier tous les paramètres et organiser soigneusement leur opération, la Cour considère que si la situation dégénéra – certains des policiers témoins parlèrent eux-mêmes à cet égard de pagaille (voir, par exemple, la déposition de M. Manoliadis, au paragraphe 17 ci-dessus) – c’est largement dû au fait que, à l’époque, ni les policiers pris individuellement ni la poursuite en tant qu’opération policière collective ne bénéficiaient de la structure appropriée qu’auraient dû fournir le droit et la pratique internes. La Cour relève qu’en 1995, année où s’est produit l’épisode en question, l’utilisation d’armes par les agents de l’Etat se trouvait régie par une législation reconnue comme obsolète et incomplète pour une société démocratique moderne. Le système en place n’offrait pas aux responsables de l’application des lois des recommandations et des critères clairs concernant le recours à la force en temps de paix. Les policiers qui ont poursuivi et finalement arrêté le requérant ont donc pu agir avec une grande autonomie et prendre des initiatives inconsidérées, ce qui n’eût probablement pas été le cas s’ils avaient bénéficié d’une formation et d’instructions adéquates. L’absence de règles claires peut également expliquer pourquoi certains policiers ont spontanément pris part à l’opération, sans en référer à un commandement central.
71.  A la lumière des éléments qui précèdent, la Cour estime que s’agissant de l’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif adéquat que leur imposait la première phrase de l’article 2 § 1, les autorités grecques n’avaient, à l’époque, pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour offrir aux citoyens le niveau de protection requis, en particulier dans les cas, tel celui de l’espèce, de recours à une force potentiellement meurtrière, et pour parer aux risques réels et immédiats pour la vie que sont susceptibles d’entraîner, fût-ce exceptionnellement, les opérations policières de poursuite (voir, mutatis mutandis, Osman, précité, p. 3160, § 116 in fine).
72.  Il s’ensuit que le requérant a été victime d’une violation de l’article 2 de la Convention à cet égard. Compte tenu de cette conclusion, il n’y a pas lieu d’examiner la conduite – potentiellement dangereuse pour la vie – de la police sous l’angle du second paragraphe de l’article 2.
4.  Quant à l’insuffisance alléguée de l’enquête
73.   Combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention requiert par implication qu’une forme d’enquête officielle adéquate et effective soit menée lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV). Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les cas impliquant des agents ou organes de l’Etat, de garantir que ceux-ci aient à répondre des décès survenus sous leur responsabilité (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 137, CEDH 2002-IV). Etant donné que dans ce type d’affaires il est fréquent, en pratique, que les agents ou organes de l’Etat concernés soient quasiment les seuls à connaître les circonstances réelles du décès, le déclenchement de procédures internes adéquates – poursuites pénales, actions disciplinaires et procédures permettant l’exercice des recours offerts aux victimes et à leurs familles – est tributaire de l’accomplissement, en toute indépendance et impartialité, d’une enquête officielle appropriée. Ce raisonnement vaut aussi en l’espèce, où la Cour a constaté que la force employée par la police à l’encontre du requérant a mis la vie de celui-ci en péril (paragraphes 53 à 55 ci-dessus).
74.  L’enquête doit être de nature à permettre, premièrement, de déterminer les circonstances ayant entouré les faits et, deuxièmement, d’identifier et de sanctionner les responsables. Il s’agit d’une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient – recueillir les dépositions des témoins et faire procéder à des expertises techniques, par exemple – pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’espèce ou à identifier les responsables risque de faire conclure qu’elle ne présente pas le niveau d’effectivité requis (Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, §§ 96-97, 4 mai 2001, et Anguelova, précité, § 139).
75.  Dans la présente affaire, une enquête administrative fut ouverte à la suite de l’épisode litigieux. Un certain nombre de policiers et d’autres témoins furent interrogés, et des examens de laboratoire furent effectués. Après l’enquête, des poursuites pénales furent engagées à l’encontre de sept policiers, qui furent finalement acquittés (paragraphes 13 et 15 ci-dessus).
76.  Cela étant, la Cour observe qu’il y a eu des omissions frappantes dans la conduite de l’enquête. Plus particulièrement, elle attache une grande importance à la circonstance que les autorités nationales n’ont pas identifié tous les policiers ayant participé à la poursuite. On peut rappeler à cet égard que certains policiers ont quitté les lieux sans se faire connaître ni remettre leurs armes ; ainsi, certaines des armes à feu utilisées n’ont jamais été mises à la disposition de la justice. Cet élément a aussi été relevé par la juridiction nationale. Il semble également que les autorités n’aient pas demandé la liste des policiers qui étaient en service dans le secteur au moment de l’incident et que rien n’ait été entrepris pour identifier ces policiers. Par ailleurs, il est surprenant que trois balles seulement aient été recueillies et qu’en dehors de la balle extraite du pied du requérant et de celle qui est toujours logée dans sa fesse, la police n’ait jamais retrouvé ou identifié les projectiles qui ont blessé l’intéressé.
77.  Les omissions énumérées ci-dessus ont empêché la juridiction nationale d’établir les faits aussi complètement qu’elle aurait pu le faire dans d’autres circonstances. On rappellera que les sept policiers poursuivis ont été acquittés sur le premier chef d’inculpation (infliction de lésions corporelles graves) au motif qu’il n’avait pas été démontré au-delà de tout doute raisonnable que c’étaient eux qui avaient blessé le requérant, de nombreux coups de feu ayant été tirés par des armes non identifiées (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour n’est pas convaincue par l’affirmation du Gouvernement selon laquelle les autorités nationales ne pouvaient faire davantage pour recueillir des éléments de preuve concernant l’incident.
78.  Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour conclut au manque d’effectivité de l’enquête menée par les autorités sur l’épisode en question. Le caractère incomplet et inadéquat de cette enquête est mis en relief par le fait que, même devant la Cour, le Gouvernement a été incapable de recenser l’ensemble des policiers impliqués dans la fusillade à l’origine des blessures du requérant.
79.  Il y a donc eu violation de l’article 2 de la Convention de ce chef.
5.  Quant à la pratique alléguée de manquement par les autorités à leurs obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention
80.  Compte tenu de ses conclusions ci-dessus (paragraphes 72 et 79), la Cour ne juge pas nécessaire de rechercher si les manquements constatés en l’espèce relèvent, comme l’affirme le requérant, d’une pratique délibérée des autorités (paragraphe 37 ci-dessus).
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
81.  Le requérant dénonce les lésions corporelles graves qui lui ont été infligées. Il y voit une violation de l’article 3 de la Convention, aux termes duquel :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
82.  Le Gouvernement plaide l’accident et considère que les blessures du requérant sont les regrettables conséquences d’une arrestation régulière.
83.  Eu égard aux motifs pour lesquels elle a constaté une double violation de l’article 2 de la Convention (paragraphes 46 à 79 ci-dessus), la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 3 de la Convention.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
84.  Le requérant se plaint de n’avoir disposé d’aucun recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
85.  Le Gouvernement se contente en guise de réponse d’affirmer qu’il existait sur le plan interne des voies de recours permettant de redresser les griefs du requérant.
86.  Compte tenu de l’argumentation du requérant en l’espèce et des motifs pour lesquels elle a constaté la violation de l’article 2 en son volet procédural (paragraphes 73 à 79 ci-dessus), la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13 de la Convention.
IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
87.  L’article 41 de la Convention est ainsi libellé :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommages
1.  Dommage matériel
88.  Le requérant demande 60 000 euros (EUR) pour compenser la perte de revenus qu’il dit avoir subie pendant une période de vingt mois après les faits et la diminution de revenus qu’il anticipe pour les quinze années suivantes.
89.  Le Gouvernement estime ce montant excessif et injustifié. Il affirme qu’avant même les faits litigieux l’intéressé souffrait de troubles psychologiques qui l’empêchaient de travailler.
90.  La Cour relève que la demande porte sur une perte que le requérant prétend avoir subie pendant une période de vingt mois après les faits, ainsi que sur une perte future alléguée. Elle observe que ces pertes n’ont pas été détaillées et juge qu’elles doivent être considérées comme largement hypothétiques. Elle n’octroie donc aucune somme à ce titre.
2.  Dommage moral
91.  Le requérant réclame 75 000 EUR pour le dommage moral qu’il dit être résulté de l’angoisse, de la peur, de la douleur et des blessures qui lui ont été infligées. Il affirme que sa vie est brisée.
92.  Le Gouvernement rappelle que, par son comportement dangereux, le requérant a mis en péril la vie de personnes innocentes. Il estime qu’un constat de violation de la Convention représenterait une satisfaction équitable suffisante.
93.  Compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour admet que le requérant a subi un préjudice moral que ne sauraient réparer les seuls constats de violation. Statuant en équité, elle alloue à l’intéressé 15 000 EUR à ce titre.
B.  Frais et dépens
94.  Le requérant, qui a bénéficié de l’assistance judiciaire devant la Cour, ne sollicite aucune somme au titre de ses frais et dépens.
C.  Intérêts moratoires
95.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Dit, par douze voix contre cinq, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à raison du manquement de l’Etat défendeur à son obligation de protéger par la loi le droit à la vie du requérant ;
2.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à raison du manquement de l’Etat défendeur à son obligation de mener une enquête effective sur les circonstances de l’incident qui a mis en danger la vie du requérant ;
3.  Dit, par quinze voix contre deux, qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 3 de la Convention ;
4.  Dit, par seize voix contre une, qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13 de la Convention ;
5.  Dit, par quinze voix contre deux,
a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 15 000 EUR (quinze mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû au titre de l’impôt ;
b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 20 décembre 2004.
Luzius Wildhaber    Président   Paul Mahoney   Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion concordante commune à M. Costa, Sir Nicolas Bratza, M. Lorenzen et Mme Vajić ;
–  opinion partiellement dissidente de M. Wildhaber, à laquelle se rallient M. Kovler et Mme Mularoni ;
–  opinion partiellement dissidente de Mme Tsatsa-Nikolovska, à laquelle se rallie Mme Strážnická.
L.W.  P.J.M.
OPINION CONCORDANTE COMMUNE À M. COSTA, Sir Nicolas BRATZA, M. LORENZEN ET Mme VAJIĆ, JUGES
(Traduction)
Si nous partageons l’avis de la majorité de la Cour selon lequel il y a eu en l’espèce violation de l’article 2 tant en son volet matériel qu’en son volet procédural, nous ne pouvons toutefois souscrire pleinement au raisonnement tenu par la Cour au sujet du premier aspect.
Pour l’essentiel, ce raisonnement repose sur deux éléments : d’une part, l’insuffisance du cadre juridique général qui à l’époque des faits régissait en Grèce l’usage des armes à feu par les policiers et, d’autre part, la façon chaotique dont les armes à feu ont effectivement été utilisées par la police durant la poursuite à l’issue de laquelle le requérant a été blessé. De l’avis de la Cour, ces deux facteurs sont étroitement liés, l’« autonomie » et les « initiatives inconsidérées » des policiers impliqués étant selon la majorité la conséquence inévitable de l’absence de règles et de critères clairs concernant le recours à la force en temps de paix.
Nous admettons volontiers que la manière dont l’opération a en fait été menée par la police d’Athènes a donné lieu à une atteinte à l’obligation de protéger la vie, au sens de la première phrase de l’article 2. Comme l’a établi la jurisprudence de la Cour, cette phrase astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et illégale, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. L’obligation de l’Etat à cet égard implique le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale efficace dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, supprimer et sanctionner les violations.
Cependant, nous estimons que cette obligation exige également que le recours des agents de l’Etat à une force potentiellement meurtrière soit encadré par des règles et contrôlé de manière à réduire autant que possible les risques de faire perdre la vie à une personne.
Nous reconnaissons qu’en l’espèce les autorités concernées étaient confrontées à ce qui apparaissait comme une situation d’urgence, une situation qui évoluait très rapidement et n’offrait aucune possibilité de préparation. Nous admettons également que l’obligation découlant de l’article 2 ne doit pas être interprétée de manière à imposer aux autorités un fardeau insupportable et que les actes de celles-ci ne doivent pas être appréciés avec une sagesse rétrospective. Néanmoins, nous considérons que les contrôles exercés par les autorités sur l’opération menée pour faire stopper le requérant et procéder à son arrestation étaient manifestement inappropriés. A l’instar de la majorité, nous sommes frappés en particulier  
par le nombre de policiers – équipés d’une variété d’armes – qui ont participé à la poursuite en l’absence de contrôle centralisé effectif sur leurs actes et de chaîne de commandement bien claire. Sont intervenus non seulement vingt-neuf policiers identifiés, mais aussi un nombre indéterminé d’autres policiers qui se sont lancés dans la poursuite de leur propre initiative et sans avoir reçu d’instructions, puis ont quitté les lieux sans révéler leur identité ni remettre leurs armes. De plus, il est manifeste que l’un au moins de ces policiers non identifiés a tiré sur la voiture, puisque le tribunal pénal de première instance d’Athènes a constaté qu’une balle extraite du corps du requérant et une balle retrouvée à l’intérieur de la voiture étaient sans rapport avec aucune des trente-trois armes remises pour expertise à la suite des faits.
A notre avis, la façon indisciplinée et incontrôlée dont a été menée l’opération, qui comportait pour le requérant un risque grave de blessures mortelles, est en soi suffisante pour amener au constat d’une atteinte à l’obligation de protéger la vie en vertu de l’article 2.
Cependant, nous ne suivons pas la majorité lorsqu’elle se fonde par ailleurs sur la prétendue insuffisance du cadre législatif grec qui régissait à l’époque l’usage des armes à feu. La majorité souligne que la législation applicable, qui remontait à l’occupation de la Grèce durant la Seconde Guerre mondiale, énumérait toute une série de situations dans lesquelles un policier pouvait faire usage d’une arme à feu sans être tenu pour responsable des conséquences. Tout en relevant que ces dispositions ont été atténuées par le décret présidentiel de 1991, qui a restreint aux seuls « cas de nécessité absolue et lorsque l’ensemble des méthodes moins extrêmes ont été employées » la possibilité d’utiliser des armes à feu, la majorité juge que ce « cadre juridique un peu mince » n’était pas suffisant pour offrir le niveau de protection du droit à la vie « par la loi » qui est requis dans les sociétés démocratiques contemporaines en Europe.
Contrairement à la majorité, nous ne décelons aucun élément donnant clairement à penser que le défaut de contrôle de l’opération litigieuse était imputable à une lacune ou à une insuffisance du niveau de protection offert par la législation grecque pertinente. Dans ces conditions, si nous nous félicitons des améliorations que la Grèce a apportées en juillet 2003 à la législation sur le port et l’usage d’armes à feu par les policiers (paragraphe 27 de l’arrêt), nous n’avons jugé ni nécessaire ni approprié d’examiner dans l’abstrait la compatibilité avec l’article 2 des dispositions législatives en vigueur à l’époque des faits (McCann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, p. 47, § 153) ou de fonder notre conclusion sur une éventuelle défaillance de ces dispositions.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE  DE M. LE JUGE WILDHABER, À LAQUELLE  SE RALLIENT M. KOVLER1 ET Mme MULARONI, JUGES
(Traduction)
A mon grand regret, je ne puis souscrire au constat selon lequel il y a eu en l’espèce violation des dispositions matérielles de l’article 2.
La présente affaire porte sur une dangereuse poursuite policière qui s’est déroulée dans le centre d’Athènes. Dangereuse, parce que la police a tiré sur le requérant, mais aussi parce que, avant qu’elle n’ouvre le feu, l’intéressé avait forcé avec sa voiture plusieurs barrages de police, heurté d’autres véhicules et blessé deux conducteurs, occasionnant ainsi une hernie cervicale à l’un d’eux (paragraphes 11, 19, 21 et 64 de l’arrêt). Dès lors, se contenter d’affirmer que le droit à la vie est primordial (paragraphe 56) n’est pas forcément suffisant. Les questions suivantes se posent : la vie de qui ? et comment protéger les différentes vies en jeu ?
La jurisprudence de notre Cour affirme qu’un Etat peut être soumis à une obligation positive de protéger la vie de l’individu contre les tiers (paragraphe 50 de l’arrêt). Concrètement, cela peut signifier que la police se devait de protéger la vie des piétons, des automobilistes et de leurs propres collègues contre le requérant. La jurisprudence de la Cour indique aussi que, dans des circonstances exceptionnelles, des sévices corporels infligés par des agents de l’Etat peuvent s’analyser en une violation de l’article 2 lorsqu’il n’y a pas décès de la victime (paragraphes 43-44 et 51-52 de l’arrêt ; voir aussi Berktay c. Turquie, no 22493/93, 1er mars 2001, et İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 76, CEDH 2000-VII). Dans la pratique, cela peut signifier que la force employée par la police à l’encontre du requérant peut constituer une violation de l’article 2, même si en définitive cette force n’a pas entraîné la mort.
A trop étendre ces deux axes de la jurisprudence, on risque d’aboutir à un chevauchement et à un conflit. L’Etat pourrait alors se retrouver dans la situation paradoxale où il viole à la fois son obligation positive de protéger la vie de l’individu contre les tiers et son obligation de restreindre l’usage de la force par la police. Pareil chevauchement serait évidemment regrettable. Dans les cas extrêmes, il pourrait placer les autorités compétentes dans une situation intenable. Entre ces deux axes, il faut laisser une place à l’imprévisibilité de la vie et à la subsidiarité du système de la Convention. Ces décisions difficiles, prises dans le feu de l’action, doivent être dûment contrôlées par les juridictions nationales, et notre Cour ne doit s’écarter qu’avec réticence des conclusions de celles-ci.
Dans la présente affaire, la majorité de la Cour s’appuie sur certains des constats de la juridiction grecque, qui en effet semblent totalement dépourvus d’arbitraire (paragraphes 19 et 66 de l’arrêt). Elle estime que les policiers ont raisonnablement pu penser qu’il leur fallait faire usage de leurs armes, et je ne vois aucun motif d’aboutir à une conclusion différente.
Cependant, la majorité de la Cour conclut aussi qu’il y a eu violation de l’article 2. Elle se déclare frappée par la « façon chaotique » dont l’opération policière a été menée (paragraphe 67) et explique cela par l’« absence d’une chaîne de commandement claire » (paragraphe 68), le défaut de « formation et d’instructions adéquates » (paragraphe 70) et la « législation [...] obsolète et incomplète » qui régissait la conduite de la police (paragraphe 70 ; voir aussi les paragraphes 25, 62 et 71).
A mon avis, le dossier de cette affaire ne permet pas d’établir l’absence d’une chaîne de commandement claire. Au contraire, plusieurs policiers ont évoqué les ordres qu’ils avaient reçus et les instructions du centre de contrôle (paragraphe 17, points 2 (M. Netis), 6 (M. Ntinas), 7 (M. Kiriazis) ; paragraphe 18, points 1 (M. Ventouris), 2 (M. Nomikos), 3 (M. Xilogiannis), 4 (M. Davarias) ; de même, le tribunal pénal de première instance d’Athènes a reconnu l’existence d’une chaîne de commandement (paragraphe 19)). De plus, le dossier contient une allusion à la formation dispensée aux forces de police (paragraphe 18, point 1 (M. Ventouris)). Si la majorité de la Cour n’avait pas admis ce témoignage ou si elle s’était appuyée sur des éléments extérieurs, elle aurait dû expliquer pourquoi.
Il a été reconnu que plusieurs policiers qui n’étaient pas en mission s’étaient sans doute lancés eux aussi dans la poursuite et avaient utilisé leurs armes. Sur ce point, l’enquête administrative qui a suivi n’a pas permis de reconstituer précisément le scénario. Aussi notre Cour a-t-elle constaté une violation procédurale de l’article 2. A cet égard, j’ai souscris à l’avis de la majorité, qui reflète la jurisprudence constante. Cependant, le droit interne n’interdisait pas à des policiers hors mission de se joindre à une poursuite policière dans une situation exceptionnelle, et je ne vois pas pourquoi une telle participation devrait a priori être considérée comme emportant violation des dispositions matérielles de l’article 2.
A mon avis, l’argument clé avancé par la majorité de la Cour concerne la latitude excessive que la loi no 29/1943 laissait à la police. Or, à la date de la poursuite policière qui est au cœur de cette affaire (13 septembre 1995), cette loi avait déjà été remplacée par l’article 133 du décret présidentiel no 141/1991, qui ne permettait plus l’utilisation d’armes à feu dans les situations exposées par la loi no 29/1943 qu’« en cas de nécessité absolue et lorsque l’ensemble des méthodes moins extrêmes ont été employées ». Cet article n’équivaut certes pas à une législation complète et moderne sur la police, mais il a le mérite d’énoncer de façon parfaitement claire un critère essentiel en matière de recours à la force par la police.
Je ne puis adhérer au constat de la Cour selon lequel il y a eu violation des dispositions matérielles de l’article 2 alors que cette affaire tire son origine du comportement irresponsable et dangereux du requérant ; alors qu’un tribunal national a examiné avec attention les faits pertinents et déclaré que l’usage de la force par la police était justifié par la nécessité de protéger la vie de tiers ; alors que notre Cour elle-même admet le point de vue de cette juridiction selon lequel l’utilisation d’armes par la police était légitime ; alors que le requérant a été blessé (comme certaines de ses victimes) mais n’a pas perdu la vie ; alors, enfin, que le droit interne limite aux situations de nécessité absolue la possibilité pour les policiers d’utiliser leurs armes à feu.
Compte tenu de mes opinions sur cette affaire, je suis opposé à l’octroi au requérant d’un montant substantiel pour le préjudice moral. Le constat de violation aurait dû être considéré comme une satisfaction équitable suffisante.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE  DE Mme LA JUGE TSATSA-NIKOLOVSKA, À LAQUELLE  SE RALLIE Mme LA JUGE STRÁŽNICKÁ2
(Traduction)
A mon grand regret, je ne puis souscrire à l’avis de la majorité de la Cour lorsqu’elle constate la violation de l’article 2 eu égard à l’obligation de l’Etat de protéger par la loi le droit à la vie du requérant et déclare qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle des articles 3 et 13 de la Convention.
J’estime que, compte tenu des circonstances effectives de l’incident ayant mis en péril la vie du requérant, il est impossible de conclure au-delà de tout doute raisonnable qu’il y a eu violation de l’article 2 en son volet matériel.
La jurisprudence de la Cour a établi que c’est uniquement dans des circonstances exceptionnelles que des sévices corporels infligés par des agents de l’Etat peuvent s’analyser en une violation de l’article 2 de la Convention lorsqu’il n’y a pas décès de la victime.
J’admets qu’il y a en l’espèce des circonstances exceptionnelles faisant entrer en jeu l’article 2, car la vie du requérant a été mise en danger par les moyens meurtriers dont les policiers ont fait usage pour immobiliser sa voiture et procéder à son arrestation ; cependant, compte tenu des circonstances de l’espèce, je doute que nous ayons suffisamment de faits bien établis pour pouvoir conclure au-delà de tout doute raisonnable qu’il y a eu violation des dispositions matérielles de l’article 2.
J’estime que dans cette affaire il faut avoir une vision claire de l’incident pour être en mesure de se prononcer sur l’éventuelle existence d’une violation matérielle de l’article 2.
En l’espèce, je pense que la Cour devrait se pencher sur la conduite des policiers durant l’incident (identification des personnes ayant participé à la poursuite et recours de celles-ci aux armes à feu du début à la fin), ce qui englobe aussi les actes des unités opérationnelles de patrouille (en voiture ou à moto) et du centre de contrôle, les instructions données et la coordination de l’opération. La Cour devrait également se préoccuper de l’application dans cette affaire des principes nationaux et internationaux de légalité, de proportionnalité et de nécessité, mais aussi du dénouement de l’épisode en question, de l’ensemble des blessures du requérant et du comportement de celui-ci durant l’incident, pour rechercher et déterminer si l’action de la police est entachée d’irrégularités et d’arbitraire ou s’il y a eu abus de la force. La Cour devrait disposer d’éléments et de preuves pertinents en la matière. Il est vrai que la loi nationale citée dans l’arrêt n’est plus d’actualité et que certaines de ses dispositions donnaient à la police une grande latitude pour utiliser des armes à feu, par exemple lors du recours à la force pour faire appliquer les lois, décrets et décisions des autorités compétentes, disperser les rassemblements publics ou réprimer les révoltes, mais cela n’est pas pertinent en l’espèce. De manière générale, cet élément ne signifie pas que la police peut faire un usage incontrôlé de la force ; cela vaut tout particulièrement dans cette affaire, où rien ne justifiait pareil recours à la force. Quoi qu’il en soit, la loi en question a été modifiée par une disposition selon laquelle cet usage des armes à feu n’est autorisé qu’en cas de nécessité absolue et lorsque l’ensemble des méthodes moins extrêmes ont été employées. En outre, tous les principes internationaux pertinents contenus dans les instruments internationaux cités dans l’arrêt ont été reconnus par les autorités grecques. Des poursuites pénales pour infliction de lésions corporelles graves et usage d’armes illicite ont été engagées à l’encontre de sept policiers, ultérieurement acquittés, sur la base d’une enquête administrative ayant porté sur vingt-neuf policiers ; dès lors, je pourrais difficilement admettre qu’un policier puisse utiliser des armes à feu sans être tenu pour responsable des conséquences.
Je dois dire que je n’ai pas une vision claire de l’incident, et ce en raison de l’insuffisance des éléments factuels due au caractère inapproprié, insuffisant et ineffectif de l’enquête et des informations sur la pratique policière en matière d’usage des armes à feu. En règle générale, c’est aux autorités nationales qu’il revient d’établir les faits. La Cour s’est efforcée de le faire elle-même, mais à mon sens cela s’est hélas avéré infructueux à certains égards.
Dans ces conditions, j’estime qu’il n’est pas possible de considérer et de conclure au-delà de tout doute raisonnable que l’incident a donné lieu à une violation matérielle de l’article 2. Je pense que dans ce contexte il n’est pas nécessaire d’examiner le grief que le requérant tire de l’article 2 et qui concerne le défaut allégué de protection du droit à la vie par le droit national.
En revanche, je crois que certains éléments permettent d’apprécier sous l’angle de l’article 3 de la Convention la conduite des policiers durant l’incident.
Dans les arrêts Tekin c. Turquie (arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV) et İlhan c. Turquie ([GC], no 22277/93, CEDH 2000-VII), la Cour a rappelé qu’un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité et que l’appréciation de ce minimum dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux ainsi que de l’état de santé de la victime.
Il y a dans cette affaire certaines circonstances qui sont incontestables. Le requérant a brûlé un feu rouge et a été pris en chasse par trente-trois  
policiers (en voiture ou à moto), lesquels ont tiré à l’aide de pistolets, de revolvers et de mitraillettes, recourant à la force pour le faire stopper et procéder à son arrestation. Il n’y a eu aucune intention ni aucun ordre de le tuer, et nul ne conteste que l’intéressé était en proie à la peur et à la panique. A un certain moment, les policiers l’ont perdu. Le requérant s’est arrêté de son plein gré à l’entrée d’une station-service, il n’a offert aucune résistance et est resté dans sa voiture. De nombreux coups de feu ont été tirés et il a été grièvement blessé. Il a subi trois opérations, son état de santé s’est considérablement dégradé après l’incident et il est à présent lourdement handicapé.
L’ensemble des points que je viens d’évoquer fournissent des éléments permettant d’apprécier le degré de gravité, à savoir la durée du traitement, ses effets physiques ou mentaux ainsi que l’état de santé de la victime. Cela m’amène à conclure qu’il se pose en l’espèce une question distincte à examiner sous l’angle de l’article 3 de la Convention, d’autant qu’à mon avis il n’y a pas d’éléments à partir desquels on puisse évaluer cette affaire sur le terrain des dispositions matérielles de l’article 2 ou aboutir à ce sujet à une conclusion formulée au-delà de tout doute raisonnable.
La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu du grief fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. Le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’Etat défendeur (Kaya c. Turquie, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, pp. 329-330, § 106 ; Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 96, CEDH 2002-II ; Gül c. Turquie, no 22676/93, § 100, 14 décembre 2000 ; İlhan précité, § 97 ; McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 107, CEDH 2001-III).
Compte tenu de l’importance fondamentale du droit à la vie, l’article 13 implique, outre le versement d’une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables et comportant un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête (arrêts précités Kaya, p. 330, § 107, et Gül, § 100).
Sur la base des circonstances de la présente affaire, qui a donné lieu à un constat de violation de l’article 2 eu égard à l’obligation de l’Etat défendeur de protéger par la loi le droit à la vie du requérant et de mener une enquête effective sur les circonstances de l’incident ayant mis en danger la vie de l’intéressé, les autorités devraient offrir à la victime un mécanisme permettant d’établir, le cas échéant, la responsabilité d’agents ou d’organes de l’Etat pour des actes ou omissions emportant violation des droits consacrés par la Convention. Par ailleurs, lorsque la violation concerne les articles 2 ou 3, qui sont les dispositions les plus fondamentales de la Convention, une indemnisation du dommage moral découlant de la violation doit en principe être possible et faire partie du régime de réparation mis en place (Paul et Audrey Edwards, précité).
Le requérant se plaint que, pour pouvoir engager au civil une action en réparation, il faille tout d’abord prouver la responsabilité des auteurs des actes pour établir celle de l’Etat. L’acquittement des prévenus a empêché le requérant d’obtenir réparation du préjudice moral dû à ses blessures. Il n’a pas la faculté de faire appel de ce jugement ayant acquitté les policiers. Il fait valoir qu’en raison de l’absence d’enquête effective il a également été privé d’un recours effectif, au mépris de l’article 13 de la Convention.
Le Gouvernement affirme qu’il existe une voie de recours au niveau interne, mais il n’a pas présenté d’éléments démontrant l’effectivité dans la pratique des recours possibles en matière de réparation.
Dans la présente affaire, la juridiction nationale a acquitté les sept policiers concernés des deux accusations portées contre eux, à savoir, premièrement, l’infliction de lésions corporelles graves et, deuxièmement, l’usage d’armes illicite. Le tribunal a estimé que ce n’étaient pas eux qui avaient blessé le requérant et qu’ils avaient utilisé leurs armes pour immobiliser la voiture, dont ils jugeaient le conducteur dangereux. Une enquête administrative avait été menée au sujet des vingt-neuf policiers ayant participé à la poursuite, mais le requérant n’y avait pas eu un accès effectif. A l’issue de cette enquête, le procureur n’avait engagé de poursuites que contre sept policiers, par la suite acquittés. Quant à l’intéressé, il a été accusé d’avoir commis des infractions et a été condamné à une peine d’emprisonnement de quarante jours (paragraphes 21 et 22 de l’arrêt).
Dans ces conditions, il n’est pas certain que le requérant serait en mesure de prouver la responsabilité des auteurs des actes litigieux s’il engageait au civil une action visant à l’obtention d’une réparation adéquate.
Le simple fait que le requérant ait pu se constituer partie civile est insuffisant aux fins de l’article 13. De plus, le fait qu’il n’ait pas obtenu gain de cause est un élément de plus montrant que l’effectivité de ce recours est sujette à caution.
On peut alors se demander s’il suffirait, au regard de l’article 13, de ne traiter que la question de l’identification de tous les policiers ayant participé à la poursuite et blessé le requérant.
A mon sens, la réponse est « non », car une autre question se pose dans ces circonstances, qui est de savoir si les autorités mettent à la disposition du requérant, en tant que victime bien réelle, un mécanisme effectif permettant d’établir la responsabilité civile des agents ou organes de l’Etat, en l’espèce des policiers, à raison des actes ou des omissions impliquant une atteinte aux droits de l’intéressé en vertu de la Convention. J’ai à l’esprit le constat de la majorité selon lequel l’Etat n’a pas satisfait à l’obligation de protéger par la loi le droit à la vie du requérant.
De surcroît, il est important d’avoir droit à une indemnisation adéquate comme recours effectif pour obtenir réparation, dans une situation où aucune enquête effective – au sens de l’article 2 – n’a été menée ; assurément, toute faute, toute omission, tout retard et toute erreur survenant durant une enquête de police, surtout lorsque des policiers sont impliqués dans l’incident en question, sont susceptibles de soulever des problèmes dans le cadre d’une procédure pénale au moment d’établir les faits pertinents et plus tard d’envisager une réparation.
C’est pourquoi je considère qu’en l’espèce une question distincte se pose sous l’angle de l’article 13 de la Convention.
1.  M. Kovler ne souscrit pas aux conclusions de l’opinion concernant l’article 41, car il a voté comme la majorité sur ce point.
1.  Mme Strážnická ne souscrit pas aux conclusions de l’opinion concernant l’article 13, car elle a voté comme la majorité sur ce point.
ARRÊT MAKARATZIS c. GRÈCE – OPINION CONCORDANTE COMMUNE   à M. COSTA, Sir BRATZA, M. LORENZEN et MME VAJIĆ 
ARRÊT MAKARATZIS c. GRÈCE 
ARRÊT MAKARATZIS c. GRÈCE
ARRÊT MAKARATZIS c. GRÈCE 
ARRÊT MAKARATZIS c. GRÈCE – OPINION CONCORDANTE COMMUNE
À M. COSTA, Sir Nicolas BRATZA, M. LORENZEN ET Mme VAJIĆ, JUGES
ARRÊT MAKARATZIS c. GRÈCE  
ARRÊT MAKARATZIS c. GRÈCE – OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
ARRÊT MAKARATZIS c. GRÈCE
ARRÊT MAKARATZIS c. GRÈCE – OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE 
ARRÊT MAKARATZIS c. GRÈCE
ARRÊT MAKARATZIS c. GRÈCE – OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE 
ARRÊT MAKARATZIS c. GRÈCE – OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
ARRÊT MAKARATZIS c. GRÈCE– OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE 


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 50385/99
Date de la décision : 20/12/2004
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 2 en ce qui concerne le manque à protéger le droit à la vie ; Violation de l'art. 2 en ce qui concerne l'absence d'enquête effective ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire

Analyses

(Art. 2-1) VIE, DROITS ET LIBERTES N'ADMETTANT AUCUNE DEROGATION


Parties
Demandeurs : MAKARATZIS
Défendeurs : GRECE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2004-12-20;50385.99 ?
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