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01/02/2005 | CEDH | N°42270/98

CEDH | AFFAIRE FRANGY c. FRANCE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE FRANGY c. FRANCE
(Requête no 42270/98)
ARRÊT
STRASBOURG
1er Février 2005
DÉFINITIF
01/05/2005
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Frangy c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. I. Cabral Barreto, président,    J.-P. Costa,    R. Türmen,    V. Butkevych,    M. Ugrekhelidze,   Mmes E. F

ura-Sandström,    D. Jočienė, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en ch...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE FRANGY c. FRANCE
(Requête no 42270/98)
ARRÊT
STRASBOURG
1er Février 2005
DÉFINITIF
01/05/2005
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Frangy c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. I. Cabral Barreto, président,    J.-P. Costa,    R. Türmen,    V. Butkevych,    M. Ugrekhelidze,   Mmes E. Fura-Sandström,    D. Jočienė, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 janvier 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 42270/98) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Didier Frangy (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 25 mars 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. R. Abraham, Directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
4.  Le 18 mai 1999, la Cour a décidé de communiquer la requête.
5.  Le 18 mars 2003, la Cour a décidé d'ajourner l'examen de la requête dans l'attente de l'arrêt dans l'affaire Perez c. France ([GC], no 47287/99, CEDH 2004-I).
6.  Le 25 mai 2004, se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, la Cour a décidé qu'elle se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
7.  Le requérant est né en 1958 et réside à Aspremont.
8.  Il est directeur d'un centre social à Marseille. Le 14 août 1992, il déposa plainte auprès du procureur de la République pour violation du secret de l'instruction. Sa plainte fut classée sans suite par le procureur.
9.  Le 10 mai 1993, le requérant déposa une plainte contre X avec constitution de partie civile pour violation du secret de l'instruction. Il se plaignait d'avoir été mis en cause par une dépêche de l'AFP (Agence France Presse) et par plusieurs journaux qui l'auraient présenté comme étant l'organisateur d'un important trafic de stupéfiants dans la région marseillaise. Le doyen des juges d'instruction près le tribunal de grande instance de Marseille fixa à 5 000 francs (FRF), soit 762 euros (EUR), le montant de la consignation mise à sa charge.
10.  Le 21 mai 1993, le procureur de la République ouvrit une information contre X du chef de violation du secret de l'instruction. Les gendarmes qui avaient procédé à l'enquête sur le trafic de stupéfiants furent entendus en mars 1994. En octobre et novembre 1994, les journalistes appartenant à la rédaction des quotidiens mis en cause, ainsi que le directeur du bureau de l'AFP à Marseille, furent entendus à leur tour.
11.  Le 20 août 1996, le requérant écrivit au procureur de la République pour se plaindre des lenteurs de l'instruction.
12.  Le 26 février 1997, il adressa une lettre au juge d'instruction, en indiquant être sans nouvelles de sa plainte depuis presque quatre ans, et en demandant que son conseil et lui-même soient informés de son évolution, voire de son aboutissement.
13.  Le 18 août 1997, il informa le juge qu'il n'était plus représenté par son avocat, qu'il souhaitait assurer lui-même sa défense et souhaitait en conséquence avoir consultation du dossier. Le 6 septembre 1997, il communiqua au juge un exemplaire de l'arrêt rendu par la Cour dans l'affaire Foucher c. France du 18 mars 1997 (Recueil des arrêts et décisions 1997-II p. 452).
14.  N'ayant pas obtenu de réponse, il saisit la chambre d'accusation de la cour d'appel d'Aix-en-Provence par requête du 10 mars 1998, et en se fondant sur l'arrêt Foucher précité, il demanda à se voir reconnaître le droit de consulter directement la procédure d'instruction.
15.  La chambre d'accusation statua le 25 juin 1998. Elle rejeta la demande du requérant dans les termes suivants :
« Il convient de rappeler que l'article 114 du Code de procédure pénale dispose que la procédure ne peut être mise à la disposition que de l'avocat des parties et que la copie des pièces ne peut être délivrée qu'à ce dernier.
Les nouvelles prescriptions contenues dans la loi du 30 décembre 1996 n'ont pas modifié ce texte qui n'est en rien contraire aux dispositions des articles 6 § 1 et 6 § 3 de la Convention européenne des Droits de l'Homme qui n'impose pas la remise aux parties de la copie des pièces du dossier d'instruction avant la saisine de la juridiction de jugement (cf. arrêts des 26 juin 1995 et 12 juin 1996 de la chambre criminelle de la Cour de cassation).
Il ressort d'ailleurs clairement de l'arrêt Foucher contre France, cité et produit par le requérant, que la communication des pièces de la procédure à la partie qui assure seule sa défense n'est obligatoire au regard des dispositions de l'article 6 § 3 de la Convention européenne des Droits de l'Homme que devant la juridiction de jugement.
Qu'il convient de signifier le présent arrêt (au requérant) qui doit nécessairement, s'il veut examiner la procédure et obtenir copie des pièces du dossier, constituer avocat. »
16.  Le requérant ne forma pas de pourvoi en cassation contre cet arrêt.
17.  Le 11 décembre 1998, il demanda au juge de rendre une ordonnance en se fondant sur les dispositions de l'article 175-1 du Code de procédure pénale.
18.  Le 17 décembre 1998, le juge avisa le requérant, conformément à l'article 175 précité, que l'information était terminée et que le dossier serait transmis au procureur de la République à l'issue d'un délai de vingt jours.
19.  Le 18 janvier 1999, le dossier fut transmis au procureur, qui requit le non-lieu le 25 janvier 1999.
20.  Le 27 janvier 1999, le juge rendit une ordonnance de non-lieu, au motif qu'il n'existait pas de charges suffisantes contre quiconque d'avoir commis les infractions reprochées. Les journalistes n'avaient pu communiquer aucun élément précis sur l'éventuelle communication à la presse, par les services de gendarmerie, d'informations relatives à l'instruction sur le trafic de stupéfiants.
21.  Le 5 février 1999, le requérant fit appel de cette décision. L'audience devant la chambre d'accusation de la cour d'appel d'Aix-en-Provence fut fixée au 22 avril 1999.
22.  Le 10 juin 1999, la chambre d'accusation confirma l'ordonnance de non-lieu, aux motifs que les journalistes n'avaient pu dire précisément qui les avait informés et que l'audition des enquêteurs n'avait pas davantage permis d'identifier l'informateur.
23.  Le requérant forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt et déposa un mémoire ampliatif par lequel il contestait le déroulement de l'enquête qui aurait été menée, selon lui, par les gendarmes mis en cause dans sa plainte. Il invoquait également le délai dans lequel s'étaient déroulés les interrogatoires des journalistes, délai qui aurait contribué à rendre leurs réponses plus évasives. En outre, il se plaignait de ce que le refus d'accès à son dossier pendant l'instruction avait entravé son droit à la défense.
24.  Le 23 novembre 1999, la Cour de cassation déclara irrecevable le pourvoi formé par le requérant, en ce qu'il ne visait aucun texte de loi ni aucun moyen de droit. Dès lors, il ne remplissait pas les conditions prescrites par l'article 590 du Code de procédure pénale ni ne formulait aucun des griefs que l'article 575 du même Code autorise à formuler en l'absence de recours du ministère public.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
25.  Code de procédure pénale
Article 11
« Sauf dans le cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l'enquête et de l'instruction est secrète.
Toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secret professionnel dans les conditions et sous les peines des articles 226-13 et 226-14 du Code pénal. »
Article 114 § 4 (rédaction issue des lois des 4 janvier et 24 août 1993)
« Après la première comparution ou la première audition, les avocats des parties peuvent se faire délivrer, à leurs frais, copie de tout ou partie des pièces et actes du dossier pour leur usage exclusif et sans pouvoir en établir de reproduction. »
(rédaction issue de la loi du 30 décembre 1996)
« Après la première comparution ou la première audition, les avocats des parties peuvent se faire délivrer, à leurs frais, copie de tout ou partie des pièces et actes du dossier.
Les avocats peuvent transmettre une reproduction des copies ainsi obtenues à leur client. Celui-ci atteste au préalable, par écrit, avoir pris connaissance des dispositions de l'alinéa suivant et de l'article 114-1.
Seules les copies des rapports d'expertise peuvent être communiquées par les parties ou leurs avocats à des tiers pour les besoins de la défense.
L'avocat doit donner connaissance au juge d'instruction, par déclaration à son greffier ou par lettre ayant ce seul objet (...) de la liste des pièces ou actes dont il souhaite remettre une reproduction à son client.
Le juge d'instruction dispose d'un délai de cinq jours ouvrables à compter de la réception de la demande pour s'opposer à la remise de tout ou partie de ces reproductions par une ordonnance spécialement motivée au regard des risques de pression sur les victimes, les personnes mises en examen, leurs avocats, les témoins, les enquêteurs, les experts ou toute autre personne concourant à la procédure.
Cette décision est notifiée par tout moyen et sans délai à l'avocat. A défaut de réponse du juge d'instruction notifiée dans le délai imparti, l'avocat peut communiquer à son client la reproduction des pièces ou actes dont il avait fourni la liste. Il peut, dans les deux jours de la notification, déférer la décision du juge d'instruction au président de la chambre d'accusation, qui statue dans un délai de cinq jours ouvrables par décision écrite et motivée, non susceptible de recours. A défaut de réponse notifiée dans le délai imparti, l'avocat peut communiquer à son client la reproduction des pièces ou actes mentionnées sur la liste (...) »
Article 175-1
« Toute personne mise en examen ou la partie civile peut, à l'expiration d'un délai d'un an à compter selon le cas, de la date à laquelle elle a été mise en examen ou du jour de sa constitution de partie civile, demander au juge d'instruction de prononcer le renvoi devant la juridiction de jugement ou de déclarer qu'il n'y a pas lieu de suivre.
Dans le délai d'un mois à compter de la réception de cette demande, le juge d'instruction, par ordonnance spécialement motivée, fait droit à celle-ci ou déclare qu'il y a lieu à poursuivre l'information. Dans le premier cas, il procède selon les modalités prévues à la première section.
A défaut par le juge d'instruction d'avoir statué dans le délai fixé à l'alinéa précédent, la personne peut saisir directement de sa demande la chambre d'accusation qui, sur les réquisitions écrites et motivées du Procureur général, se prononce dans les vingt jours de sa saisine. »
26.  Jurisprudence
Arrêt de la Cour de cassation (Assemblée plénière) du 30 juin 1995 (Dalloz 1995, jurisprudence p. 417, cité dans l'arrêt Foucher c. France précité) rendu sous l'empire de l'ancienne rédaction de l'article 114 du Code de procédure pénale :
« attendu qu'il résulte tant de l'article 114, alinéa 4 du Code de procédure pénale, dont les dispositions ne sont pas contraires à celles de l'article 6 § 3 b) de la Convention précitée, que de l'article 160 du décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d'avocat que, si celui-ci, autorisé à se faire délivrer des copies du dossier d'instruction, peut procéder à leur examen avec son client pour les besoins de la défense de ce dernier, il ne saurait en revanche lui remettre ces copies qui ne lui sont délivrées que pour son « usage exclusif » et doivent demeurer couvertes par le secret de l'instruction. »
Le 12 juin 1996, la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence (cité dans l'arrêt Foucher) et s'est ainsi exprimée :
« Attendu que les articles 114 et 197 du Code de procédure pénale, qui limitent aux avocats des parties la possibilité de se faire délivrer la copie des pièces du dossier d'une information en cours, ne sont pas applicables aux procédures dont la juridiction de jugement est saisie et qui, de ce fait, ne sont pas soumises au secret de l'enquête ou de l'instruction prescrit par l'article 11 du même code ;
Qu'il s'ensuit que toute personne ayant la qualité de prévenu ou d'accusé est en droit d'obtenir, en vertu de l'article 6 § 3 de la Convention (...), non pas la communication directe des pièces de la procédure, mais la délivrance, à ses frais, de la copie des pièces du dossier soumis à la juridiction devant laquelle il est appelé à comparaître. »
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION EN CE QUI CONCERNE L'ACCES AU DOSSIER D'INSTRUCTION
27.  Le requérant se plaint de ce qu'un individu, partie civile, qui agit seul sans représentation par un avocat, ne puisse avoir accès au dossier de la procédure. Il invoque le droit à un procès équitable au sens de l'article 6 § 1, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
A.  Sur la recevabilité
28.  Le Gouvernement soutient que ce grief est irrecevable en ce que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes. Il n'a pas en effet formé de pourvoi en cassation contre la décision de la chambre d'accusation lui refusant l'accès au dossier d'instruction. Selon le Gouvernement, ce pourvoi aurait pu connaître une chance de succès dans la mesure où deux arrêts de principe de 1996 ont opéré un revirement de jurisprudence sur une question similaire.
29.  Le requérant n'a pas présenté d'observations sur ce point.
30.  La Cour relève que le requérant n'a pas formé de pourvoi en cassation contre l'arrêt de la chambre d'accusation du 25 juin 1998 qui a rejeté sa demande d'accès au dossier. Elle rappelle que le pourvoi en cassation figure parmi les voies de recours internes à épuiser en principe pour se conformer à l'article 35 § 1 de la Convention (Civet c. France [GC], no 29340/95, CEDH 1999-VI, § 41). Cependant, la Cour rappelle également que l'article 35 de la Convention ne prescrit l'épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent, l'effectivité et l'accessibilité voulues ; il incombe à l'Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir notamment les arrêts Vernillo c. France du 20 février 1991, série A no 198, § 27 et Dalia c. France du 19 février 1998, Recueil 1998 I, § 38).
31.  La Cour constate que, si le Gouvernement fait référence à deux arrêts de la Cour de cassation de 1996 portant sur une question juridique assez proche, il n'a produit aucune décision qui ait expressément statué sur l'accès au dossier d'instruction par la partie civile non représentée. En conséquence, la Cour n'estime pas établi qu'un éventuel pourvoi en cassation contre l'arrêt du 25 juin 1998 aurait pu donner gain de cause au requérant.
32.  Dès lors, il y a lieu d'écarter l'exception préliminaire soulevée par le Gouvernement.
33.  La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s'ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention.
B.  Sur le fond
34.  Le requérant se plaint d'une atteinte à l'égalité des armes, en ce qu'il n'aurait pas pu accéder à son dossier ni obtenir une copie des pièces y figurant. Il considère qu'il aurait dû avoir accès au dossier personnellement, sans l'intermédiaire de l'avocat. Il conteste le principe même de la représentation obligatoire de l'avocat conditionnant l'accès au dossier au stade de l'instruction.
35.  Le Gouvernement fait valoir que le principe du secret de l'instruction est soutenu notamment par la volonté de préserver la présomption d'innocence, le droit à la vie privée et la protection des témoins ou des victimes. Il note que, jusqu'au 18 août 1997, le requérant aurait pu, par l'intermédiaire de son avocat, avoir connaissance du dossier. Après clôture de l'instruction, le requérant pouvait également demander, à ses frais, copie des pièces de la procédure. De plus, le Gouvernement soutient qu'en l'espèce, la jurisprudence Foucher de la Cour ne s'applique pas, notamment parce que le requérant n'a pas la qualité « d'accusé en matière pénale » mais surtout, parce que l'arrêt Foucher vise la phase de jugement de la procédure et non celle de l'instruction. Le Gouvernement précise que la Cour a indiqué dans l'arrêt précité que les exigences concernant l'accès au dossier ne sauraient être les mêmes à ces deux stades de la procédure, notamment en raison du secret de l'instruction qui doit être pris en compte dans la première phase de la procédure. Enfin, le Gouvernement soutient que, si le requérant n'a pas eu accès à son dossier, ce n'est que parce qu'il n'a pas sollicité son avocat lorsqu'il en avait un, ni le procureur de la République à la clôture de l'instruction.
36.  Il y a lieu donc de rechercher si l'impossibilité pour le requérant d'avoir accès personnellement à son dossier et d'obtenir la communication des pièces le composant a constitué une violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
37.  La Cour observe qu'il y a lieu de distinguer deux périodes : jusqu'au 18 août 1997, soit pendant quatre ans, le requérant était représenté par un avocat et pouvait donc, par son intermédiaire, avoir accès aux pièces de son dossier. Il ne prétend d'ailleurs pas que tel n'aurait pas été le cas. Pour ce qui est de cette première période, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle elle a considéré « qu'il n'est pas incompatible avec les droits de la défense de réserver à l'avocat d'un accusé l'accès au dossier de la juridiction saisie » (Kamasinski c. Autriche du 19 décembre 1989, Série A no168, § 88) et ne voit pas de raisons de s'en écarter en l'espèce. De surcroît, la Cour note que la loi du 30 décembre 1996, modifiant l'article 114 du code de procédure pénale, permet aux avocats de transmettre une reproduction des copies de pièces du dossier d'instruction à leurs clients.
38.  Postérieurement à la date du 18 août 1997, le requérant ayant décidé de ne plus être représenté par un avocat, la Cour relève qu'il ne pouvait plus accéder à son dossier jusqu'à la clôture de l'instruction, en raison des dispositions du droit français sur le secret de l'instruction qui s'appliquent au prévenu comme à la partie civile.
39.  La Cour relève que la présente affaire diffère de l'affaire Foucher précitée, d'une part parce qu'en l'espèce le requérant n'était pas « accusé en matière pénale » au sens de l'article 6 § 3 de la Convention, d'autre part parce que, dans l'affaire Foucher, la question de la protection du secret de l'instruction ne se posait pas (arrêt Foucher, § 35), l'intéressé ayant fait l'objet d'une citation directe devant la juridiction de jugement.
40.  Sur le premier point, la Cour relève que, même lorsque les exigences de l'article 6 § 3 ne trouvent pas à s'appliquer, il y a lieu de se conformer au principe plus général de l'égalité des armes, impliqué par l'article 6 § 1. Or les obstacles mis à l'accès au dossier de l'instruction en ce qui concerne le requérant ne sont pas nécessairement justifiés au regard de ce principe du seul fait qu'il n'avait pas, en tant que partie civile, qualité pour bénéficier des garanties de l'article 6 § 3.
41.  Toutefois, en l'espèce, la Cour observe que le requérant aurait pu avoir accès au dossier jusqu'au 18 août 1997 (voir paragraphe 13 ci-dessus), que la plupart des actes d'instruction avaient été accomplis bien avant cette date, et qu'enfin le requérant ne forma pas de pourvoi contre l'arrêt de la chambre d'accusation du 25 juin 1998 rejetant sa demande de consultation de la procédure d'instruction (voir les paragraphes 14 à 16 ci-dessus). Autrement dit, les critiques formulées par M. Frangy à l'encontre de la procédure suivie ne sont pas, du point de vue de la Cour, concrètement fondées.
42.  La tâche de la Cour consiste, sur un plan général, à examiner si la procédure litigieuse, envisagée globalement, a revêtu un caractère équitable (voir, entre autres, l'arrêt Vidal c. Belgique du 22 avril 1992, série A no 235-B, § 33).
43.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que la procédure envisagée globalement, n'a pas été entachée d'iniquité en raison de l'absence de communication personnelle du dossier au requérant. En conséquence, la Cour estime qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 sur ce point.
II.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 § 1 EN CE QUI CONCERNE LE DELAI RAISONNABLE
44.  Le requérant allègue que la durée de la procédure a dépassé le « délai raisonnable » tel que prévu par l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
«Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)»
La période à considérer a débuté le 10 mai 1993 et s'est terminée le 23 novembre 1999. Elle a donc duré six ans et plus de six mois, pour trois instances.
A.  Sur la recevabilité
1.  Sur l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention
45.  A l'origine, le Gouvernement soutenait à titre principal que le grief était irrecevable pour incompatibilité rationae materiae, la plainte avec constitution de partie civile n'entrant pas, selon lui, dans le champ d'application de l'article 6. Le Gouvernement précisait que le requérant n'avait pas demandé de dommages et intérêts et que l'action introduite n'était pas déterminante pour ses droits de caractère civil.
46.  Cependant, à la lumière de l'arrêt Perez c. France précité, le Gouvernement est revenu sur sa position et a considéré qu'il était difficile d'établir que le requérant avait renoncé à son droit de demander réparation du préjudice allégué. En conséquence, le Gouvernement convient que l'article 6 § 1 est applicable à la présente affaire.
47.  Le requérant n'a pas présenté d'observations sur ce point mais a précisé que s'il n'avait pas demandé de dommages et intérêts, c'était en raison du caractère prématuré de cette demande.
48.  Se référant à l'arrêt Perez précité (§ 70), la Cour relève que la plainte avec constitution de partie civile déposée par le requérant n'était pas une plainte dont le but était essentiellement répressif (vengeance privée ou actio popularis), et qu'elle ne faisait pas état d'une renonciation expresse au droit à réparation du requérant.
49.  La Cour estime dès lors que l'article 6 § 1 de la Convention est applicable à la procédure en cause.
2.  Sur l'épuisement des voies de recours internes
a)  Sur l'article 175-1 du code de procédure pénale
50.  Le Gouvernement estime que le grief est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours car le requérant disposait, selon lui, de voies de recours efficaces. Il aurait ainsi pu s'appuyer sur l'article 175-1 précité pour solliciter du juge d'instruction la clôture de l'information.
51.  Le requérant fait valoir qu'il a utilisé cette voie de recours offerte par le code de procédure pénale et qu'il l'aurait d'ailleurs fait plus tôt s'il avait eu connaissance du dossier, dans la mesure où il aurait découvert l'inaction du juge d'instruction.
52.  La Cour relève d'une part, que le requérant a effectivement fait usage, le 11 décembre 1998, du recours prévu à l'article 175-1 du Code de procédure pénale. D'autre part, la Cour se réfère à sa décision dans l'affaire Susini c. France (no 43716/98 du 8 octobre 2002), dans laquelle elle a relevé que le Gouvernement ne fournissait aucun élément de jurisprudence interne de nature à établir que le recours fondé sur l'article 175-1 du code de procédure pénale était susceptible d'offrir aux requérants le redressement de leurs griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès et a estimé, au vu de ces éléments, qu'il n'était pas établi que le recours invoqué par le Gouvernement fût un recours effectif. La Cour ne voit aucune raison d'arriver à une conclusion différente en l'espèce. En conséquence, l'exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
53.  Dès lors, la Cour estime qu'il y a lieu de rejeter cette branche de l'exception soulevée par le Gouvernement.
b)  Sur l'article L. 781-1 du code de l'organisation judiciaire
54.  Le Gouvernement estime que le requérant aurait pu exercer un recours sur le fondement de l'article L 781-1 du Code de l'organisation judiciaire pour mettre en cause la responsabilité de l'Etat en raison du dysfonctionnement du service de la justice.
55.  Le requérant n'a pas présenté d'observations sur ce point.
56.  La Cour rappelle que la requête ayant été introduite le 25 mars 1998, soit antérieurement au 20 septembre 1999, le recours fondé sur l'article L. 781-1 du code de l'organisation judiciaire n'avait pas acquis, à cette date, un degré de certitude juridique suffisant pour pouvoir et devoir être utilisé aux fins de l'article 35 §1 de la Convention (Mifsud c. France du 11 septembre 2002 [GC], no 57220/00, CEDH 2002-VIII).
57.  Il s'ensuit que l'exception soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.
58.  La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s'ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.
B.  Sur le fond
59.  Le requérant se plaint de la tardiveté avec laquelle les premiers actes ont été effectués au stade de l'instruction.
60.  Le Gouvernement fait valoir que la procédure revêtait un caractère complexe en ce que l'instruction portait sur le « délicat » problème du secret de l'instruction et qu'il convenait de procéder à des interrogatoires des journalistes, auteurs des articles incriminés. Il soutient également que le requérant n'ayant pas utilisé la voie de droit adéquate visant à clôturer l'information, il a contribué à la lenteur de la procédure. Le Gouvernement reconnaît, en ce qui concerne le comportement des autorités, que l'instruction n'a pas été diligentée dans un délai raisonnable et qu'il convient de constater des périodes de latence durant la phase de l'instruction. Il s'en remet à la sagesse de la Cour.
61.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d'autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, CEDH 2000-VII, § 43).
62.  La Cour observe que l'affaire n'était pas particulièrement complexe et qu'il ne peut être reproché de manque de diligence au requérant.
63.  En ce qui concerne le comportement des autorités, la Cour observe qu'il convient de distinguer, d'une part, la procédure en appel et devant la Cour de cassation et, d'autre part, la procédure d'instruction. Ainsi, la Cour note que la cour d'appel a mis quatre mois pour juger l'appel du requérant et la Cour de cassation cinq mois pour statuer sur son pourvoi. Dès lors, on ne saurait reprocher en l'espèce un manque de diligence aux juridictions de recours.
64.  En revanche, pour ce qui concerne la procédure d'instruction, la Cour constate que l'information a été ouverte par le procureur de la République le 21 mai 1993, que des interrogatoires ont eu lieu en mars 1994, soit dix mois après l'ouverture de l'information. Ils ont repris en octobre et novembre 1994, soit sept mois plus tard. Ensuite, il apparaît qu'aucun acte d'instruction n'a été effectué par le juge d'instruction jusqu'au 11 décembre 1998, soit une période d'inaction de plus de quatre ans.
65.  La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 6 § 1 de la Convention (voir Frydlender précité).
66.  La Cour observe que le Gouvernement reconnaît la lenteur de la procédure devant le juge d'instruction et s'en remet à la sagesse de la Cour. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour est d'avis que la cause du requérant n'a pas été entendue dans un délai raisonnable.
67.  Dès lors, il y a eu violation de l'article 6 § 1.
III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
68.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
69.  Le requérant réclame 3 000 EUR au titre du préjudice moral qu'il aurait subi.
70.  Le Gouvernement conteste ces prétentions et fait valoir que le requérant ne justifie pas le montant requis. Il considère que la somme de 500 EUR au titre du dommage moral est suffisante.
71.  Statuant en équité, la Cour accorde 3 000 EUR à ce titre au requérant.
B.  Frais et dépens
72.  Le requérant demande 1 000 EUR pour les frais et dépens encourus au titre de la procédure interne et 200 EUR pour les frais postaux, administratifs et de téléphone devant la Cour.
73.  Le Gouvernement constate que le requérant ne fournit aucun élément à l'appui des dépenses dont il demande le remboursement. Il estime qu'il n'y a donc pas lieu de faire droit à cette demande.
74.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale.
75.  Concernant le remboursement des autres frais du requérant, la Cour statuant en équité, lui alloue 100 EUR.
C.  Intérêts moratoires
76.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Déclare la requête recevable ;
2.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention quant à l'accès au dossier ;
3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de la durée de la procédure ;
4.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 3 000 EUR (trois mille euros) pour dommage moral et 100 EUR (cent euros) pour frais et dépens ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er février 2005 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé I. Cabral Barreto Greffière Président
ARRÊT FRANGY c. FRANCE
ARRÊT FRANGY c. FRANCE 


Type d'affaire : Arret (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Non-violation de l'art. 6-1 en ce qui concerne l'accès au dossier ; Violation de l'art. 6-1 en ce qui concerne la durée de la procédure ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Frais et dépens (procédure nationale) - demande rejetée ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 35-1) RECOURS INTERNE EFFICACE, (Art. 6) PROCEDURE CIVILE, (Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) EGALITE DES ARMES


Parties
Demandeurs : FRANGY
Défendeurs : FRANCE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (deuxième section)
Date de la décision : 01/02/2005
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 42270/98
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-02-01;42270.98 ?
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