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01/02/2005 | CEDH | N°69258/01

CEDH | AFFAIRE QUEMAR c. FRANCE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE QUEMAR c. FRANCE
(Requête no 69258/01)
ARRÊT
STRASBOURG
1er février 2005
DÉFINITIF
01/05/2005
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Quemar c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président,    I. Cabral Barreto,    R. Türmen,    K. Jungwiert,    V. Butkevych,    M. Ugrekhelid

ze,   Mme E. Fura-Sandström, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en cha...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE QUEMAR c. FRANCE
(Requête no 69258/01)
ARRÊT
STRASBOURG
1er février 2005
DÉFINITIF
01/05/2005
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Quemar c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président,    I. Cabral Barreto,    R. Türmen,    K. Jungwiert,    V. Butkevych,    M. Ugrekhelidze,   Mme E. Fura-Sandström, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 janvier 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 69258/01) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, M. et Mme Georges et Nicole Quemar (« les requérants »), ont saisi la Cour le 24 juin 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Les requérants sont représentés par Me W. Bourdon, avocat au barreau de Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. R. Abraham, Directeur des Affaires Juridiques au Ministère des Affaires Etrangères.
3.  Le 23 mars 2004, la Cour a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer le grief tiré de la durée de la procédure au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé qu'elle se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
4.  A la suite du déport de M. J.-P. Costa, juge élu au titre de la France (article 28), le Gouvernement a accepté la désignation d'un autre juge élu de la deuxième section (M. K. Jungwiert) pour siéger à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5.  Les requérants sont nés respectivement en 1940 et 1946 et résident à Paris.
6.  Le 9 septembre 1992, le père de la requérante, ayant été l'objet d'écoutes téléphoniques illégales, porta plainte avec constitution de partie civile. La plainte fut enregistrée en février 1993 et reprise, le 8 septembre 1993, par la requérante suite au décès de son père.
7.  Le 2 juin 1993, le juge d'instruction entendit la partie civile. Le 29 juillet 1993, il entendit un des acteurs de ces écoutes et le convoqua à nouveau pour le 29 septembre 1993.
8.  Le 10 novembre 1993, le requérant porta plainte, ayant également été l'objet d'écoutes téléphoniques illégales, et se constitua partie civile, de manière incidente, à l'appui de la plainte déposée par son beau-père. Le 21 janvier 1994, le juge d'instruction fut dessaisi et remplacé. Le requérant fut entendu en tant que témoin le 22 novembre 1994 et transmit des pièces les 13 décembre 1994 et 23 octobre 1995. Le juge d'instruction joignit sa plainte au dossier principal le 31 août 1995.
9.  Le 4 juillet 1996, M. L., convoqué par le juge d'instruction, demanda à être entendu en qualité de témoin assisté. M. B., également convoqué, ne se présenta pas.
10.  Le 28 octobre 1996, la requérante demanda le dessaisissement du juge d'instruction. Le 27 novembre 1996, le juge d'instruction se dessaisit et un nouveau juge d'instruction fut désigné. En avril 1997, ce juge d'instruction fut également remplacé.
11.  Les requérants furent entendus les 28 avril 1997 et 15 juillet 1998. Des témoins furent entendus les 9 janvier, 21 octobre et 13 novembre 1998.
12.  Le 15 février 1999, le juge d'instruction informa les requérants de l'état de la procédure. Le 13 juillet 1999, une confrontation fut organisée entre les parties civiles et trois témoins.
13.  En septembre 1999, un nouveau juge d'instruction fut nommé. Il rejeta des demandes d'actes d'instruction présentées par les requérants, par des ordonnances des 22 décembre 1999, 24 février, 5 avril et 31 mai 2000. Le président de la chambre d'accusation estima qu'il n'y avait pas lieu de saisir la chambre d'accusation des appels des requérants.
14.  Le 15 mai 2000, le juge d'instruction signifia aux requérants la clôture de l'instruction. Le 5 juin 2000, la requérante saisit la cour d'appel de Paris d'une requête en nullité du procès-verbal rédigé à cette date. Par un arrêt du 19 décembre 2000, la cour d'appel rejeta la demande.
15.  Le 16 mai 2000, le requérant déposa une nouvelle plainte demandant l'ouverture d'une information sur des faits nouveaux. La requérante déposa une nouvelle requête en récusation du juge d'instruction, qui fut rejetée le 4 juillet 2000. Le juge d'instruction rendit une ordonnance de refus d'informer le 6 septembre 2000.
16.  Le 22 décembre 2000, fut rendue une ordonnance de soit communiqué sur les réquisitions du parquet. Le 23 février 2001, une ordonnance de poursuite d'information fut rendue. Le 21 janvier 2002, fut rendue une ordonnance de poursuite d'information et de communication au président de la chambre d'accusation.
17.  Le 22 janvier 2002, les requérants déposèrent une requête tendant au renvoi, pour cause de suspicion légitime, devant une autre juridiction d'instruction, se plaignant de l'inertie du juge saisi. Par un arrêt du 13 février 2002, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta cette requête.
18.  Le 12 mars 2002, le procureur de la République déposa son réquisitoire définitif. Le 11 avril 2002, le juge d'instruction rendit une ordonnance de non-lieu.
19.  Les requérants interjetèrent appel le 19 avril 2002. M. L. déposa un mémoire le 26 avril 2003. Le 11 septembre 2003, la chambre de l'instruction de Paris confirma l'ordonnance de non-lieu.
20.  Par une ordonnance du 23 janvier 2004, le président de la chambre criminelle de la Cour de cassation donna acte du désistement des requérants de leur pourvoi en cassation.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
21.  Les requérants allèguent que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »
22.  La période à considérer a débuté le 8 septembre 1993 à l'égard de la requérante et le 10 novembre 1993 à l'égard du requérant. Elle s'est terminée le 23 janvier 2004. L'instruction a donc duré dix ans et un peu plus de quatre mois à l'égard de la requérante et dix ans et un peu plus de deux mois à l'égard du requérant.
A.  Sur la recevabilité
23.  A titre principal, le Gouvernement estime que l'article 6 de la Convention n'est pas applicable en la matière, les requérants n'ayant pas formé, au cours de la procédure, une demande en réparation du préjudice causé directement par l'infraction. Il considère que leur constitution de partie civile avait un but purement répressif et n'entre pas dans le champ d'application de cette disposition.
24.  Les requérants rappellent avoir saisi la Cour le 24 juin 1999, alors que le recours fondé sur l'article L. 781-1 du code de l'organisation judiciaire n'était pas encore considéré comme une voie de recours interne à épuiser préalablement.
25.  La Cour rappelle avoir, dans l'affaire Perez c. France ([GC], no 47287/99, 12 février 2004), mis un terme à l'incertitude qui entourait la question de l'applicabilité de l'article 6 de la Convention aux constitutions de partie civile. Elle a, en effet, jugé que les procédures relatives aux plaintes avec constitution de partie civile entrent dans le champ d'application de l'article 6 § 1 de la Convention et ce, y compris durant la phase de l'instruction prise isolément (Perez, précité § 66). Une limite à l'applicabilité de cette disposition a tout de même été soulignée, liée au fait que la Convention ne garantit ni le droit à la « vengeance privée » ni l'actio popularis (Perez, précité § 70).
Or, en acquérant la seule qualité de partie civile, la victime manifeste l'intérêt qu'elle attache non seulement à la condamnation pénale de l'auteur de l'infraction, mais aussi à la réparation pécuniaire du dommage subi, peu importe qu'elle ait présenté une demande formelle de réparation (Moreira de Azevedo c. Portugal, arrêt du 23 octobre 1990, série A no 189, p. 17, § 67). Ainsi, le droit de faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers ne saurait être admis en soi, mais l'article 6 de la Convention est applicable dès lors que le requérant a exercé son droit d'intenter l'action, par nature civile, offerte par le droit interne, ne serait-ce qu'en vue de l'obtention d'une réparation symbolique ou de la protection d'un droit à caractère civil ; en tout état de cause, la renonciation à ce droit doit être établie, le cas échéant, de manière non équivoque (Perez, précité § 70).
26.  En l'espèce, les requérants ont porté plainte en raison d'écoutes téléphoniques illégales. L'issue de la procédure est en conséquence directement décisive sur l'exercice de leurs « droits de caractère civil ».
27.  La Cour estime, dès lors, que l'article 6 § 1 de la Convention s'applique à la procédure dont la durée est litigieuse.
28.  La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention Elle relève en outre qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.
B.  Sur le fond
29.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement des requérants et celui des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d'autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
30.  Les requérants se plaignent de la durée déraisonnable de l'instruction dans laquelle ils étaient parties civiles.
31.  Le Gouvernement reconnaît que la procédure a connu des périodes de latence et s'en remet à la sagesse de la Cour.
32.  La Cour considère que l'affaire ne présentait pas de difficulté particulière et estime que les requérants n'ont pas contribué, par leur comportement, à l'allongement de la procédure.
33.  En revanche, le comportement des autorités n'est pas exempt de critiques. A cet égard, la Cour relève des retards et des périodes de latence injustifiés tant devant le juge d'instruction que la chambre de l'instruction (voir notamment §§ 7, 9, 15 et 18 ci-dessus).
34.  La Cour est, dès lors, d'avis que la procédure litigieuse n'a pas répondu aux exigences du « délai raisonnable ».
35.  Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
36.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
37.  Les requérants réclament 695 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et moral qu'ils auraient subi.
38.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.
39.  La Cour rappelle, tout d'abord, qu'elle conclut en l'espèce à une violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de l'instance litigieuse. Seuls les préjudices causés par cette violation de la Convention sont en conséquence susceptibles de donner lieu à réparation.
40.  La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle estime que les requérants ont subi un tort moral certain. Statuant en équité, elle leur accorde, chacun, 8 000 EUR à ce titre.
B.  Frais et dépens
41.  Les requérants demandent également 46 947 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et 5 480 EUR pour ceux encourus devant la Cour.
42.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.
43.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale, estime raisonnable la somme de 2 000 EUR pour la procédure devant la Cour et l'accorde conjointement aux requérants.
C.  Intérêts moratoires
44.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Déclare le restant de la requête recevable ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
3.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i.  8 000 EUR (huit mille euros) pour dommage moral au requérant ;
ii.  8 000 EUR (huit mille euros) pour dommage moral à la requérante ;
iii.  2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens conjointement aux requérants ;
iv.  tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur lesdites sommes ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er février 2005 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé A.B. Baka   Greffière Président
ARRÊT QUEMAR c. FRANCE
ARRÊT QUEMAR c. FRANCE 


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 69258/01
Date de la décision : 01/02/2005
Type d'affaire : Arret (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 6-1 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Frais et dépens (procédure nationale) - demande rejetée ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE CIVILE, (Art. 6) PROCEDURE PENALE


Parties
Demandeurs : QUEMAR
Défendeurs : FRANCE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-02-01;69258.01 ?

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