La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

22/02/2005 | CEDH | N°35014/97

CEDH | AFFAIRE HUTTEN-CZAPSKA c. POLOGNE


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE HUTTEN-CZAPSKA c. POLOGNE
(Requête no 35014/97)
ARRÊT
STRASBOURG
22 février 2005
CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT   LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SES ARRÊTS LES
19 juin 2006 (au principal)
et
28 avril 2008 (radiation du rôle – règlement amiable)
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Hutten-Czapska c. Pologne,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président   M.

M. Pellonpää,   Mmes V. Strážnická, siégeant au titre de la Pologne,   MM. J. Casadevall,    R. Maruste,    S...

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE HUTTEN-CZAPSKA c. POLOGNE
(Requête no 35014/97)
ARRÊT
STRASBOURG
22 février 2005
CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT   LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SES ARRÊTS LES
19 juin 2006 (au principal)
et
28 avril 2008 (radiation du rôle – règlement amiable)
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Hutten-Czapska c. Pologne,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président   M. M. Pellonpää,   Mmes V. Strážnická, siégeant au titre de la Pologne,   MM. J. Casadevall,    R. Maruste,    S. Pavlovschi,    J. Borrego Borrego, juges,   et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 janvier 2004 et 25 janvier 2005,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 35014/97) dirigée contre la République de Pologne et dont Mme Maria Hutten-Czapska, ressortissante française d’origine polonaise (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 6 décembre 1994 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante a été représentée par Me B. Sochański, avocat au barreau de Szczecin. Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. J. Wołąsiewicz, du ministère des Affaires étrangères.
3.  La requérante alléguait en particulier que la situation découlant de l’application de lois qui imposaient aux propriétaires de logements locatifs des restrictions à l’augmentation des loyers et à la cessation des baux accordés sur décision administrative avait emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
6.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête est ainsi échue à la quatrième section telle que remaniée (article 52 § 1 du règlement).
7.  A la suite du déport de M. L. Garlicki, juge élu au titre de la Pologne, (article 28 du règlement), le gouvernement polonais a désigné Mme V. Strážnická, juge élue au titre de la République slovaque, pour siéger à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
8.  Par une décision du 16 septembre 2003, la Cour a déclaré la requête en partie recevable.
9.  Le requérant et le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
10.  Le 16 janvier 2004, le gouvernement français a informé la Cour qu’il ne souhaitait pas se prévaloir de son droit d’intervenir dans la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 du règlement).
11.  Une audience consacrée au fond de l’affaire a eu lieu en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 27 janvier 2004 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
- pour le Gouvernement  MM. J. Wołąsiewicz,  agent,    L. Łukasik,     A. Bojańczyk, conseillers ;
- pour la requérante  MM. B. Sochański, conseil,    P. Paszkowski,  conseiller.
La Cour les a entendus en leurs déclarations.
12.  A l’audience, les parties ont été invitées à soumettre par écrit des observations complémentaires. Le Gouvernement a présenté des observations les 19 février et 31 mars 2004, et la requérante a fait de même les 19 février, 11 mars et 20 avril 2004.
13.  Le 30 septembre 2004, l’Association polonaise des locataires (Polskie Zrzeszenie Lokatorów) a demandé au greffe de l’autoriser à présenter des commentaires écrits sur le fond de l’affaire relativement à la situation générale prévalant en Pologne (articles 36 § 2 de la Convention et 44 du règlement). Le président de la chambre a rejeté la demande le 19 octobre 2004.
14.  Le 4 octobre 2004, le greffier de section, agissant conformément aux instructions du président de la quatrième section, a attiré l’attention des parties sur le fait que l’affaire était considérée comme une « affaire pilote » aux fins de décider de la question de savoir si le programme de contrôle des loyers en question était compatible avec les exigences de l’article 1 du Protocole no 1.
15.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a cependant continué à être examinée par la chambre de l’ancienne section IV telle qu’elle existait avant cette date.
Par la suite, à la demande du Gouvernement, les parties ont été invitées à présenter des observations écrites sur le fond de l’affaire à la lumière de nouveaux développements en droit interne. Le Gouvernement a présenté ses observations le 4 novembre 2004 et la requérante y a répondu le 5 novembre 2004.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
16.  La requérante, ressortissante française d’origine polonaise, est née en 1931 et vit à Andrésy (France). Elle est propriétaire d’une maison et d’un terrain à Gdynia (Pologne), lesquels appartenaient autrefois à ses parents.
A.  Situation générale
17.  La législation polonaise sur le contrôle des loyers est le résultat d’un ensemble de particularités historiques et d’événements récents. Les dispositifs législatifs restreignant les droits des propriétaires et réglementant les hausses de loyer existaient déjà en vigueur avant la Seconde Guerre mondiale. La description de la situation générale figurant ci-après se fonde sur les conclusions auxquelles la Cour constitutionnelle polonaise (Trybunał Konstytucyjny) est parvenue le 12 janvier 2000, dans l’un de ses arrêts portant sur la constitutionnalité de certains aspects de la législation relative au contrôle des loyers, à l’occasion duquel la haute juridiction a examiné en détail le contexte historique de celle-ci et les facteurs ayant contribué au maintien des restrictions datant des débuts du régime communiste en Pologne.
18.  Le système de contrôle des loyers fut instauré dans le cadre de la politique d’« administration publique de l’habitat » (publiczna gospodarka lokalami) mise en œuvre par les anciennes autorités communistes (paragraphes 71-74 ci-dessous). Il comportait des dispositions restreignant de façon draconienne le montant des loyers. Celles-ci trouvaient leur origine dans la répartition exceptionnellement rigide des ressources immobilières qui caractérisaient les trente premières années du régime communiste en Pologne.
19.  La situation n’évolua guère après la chute du communisme en 1989 ; en réalité, comme en attestaient la pénurie de logements et le coût élevé d’acquisition des appartements, la question du logement était particulièrement épineuse en Pologne au début des années 90. Les loyers réglementés par l’Etat, qui s’appliquaient également aux immeubles appartenant à des personnes privées, ne couvraient que 30 % du coût réel de l’entretien des bâtiments.
En 1994, ces facteurs socio-économiques incitèrent le législateur non seulement à maintenir l’application de certaines dispositions du « régime des baux spéciaux » (szczególny tryb najmu) (paragraphe 73 ci-dessous) pour l’habitat relevant du secteur public, mais aussi à conserver temporairement le dispositif en question – pour une période de dix ans expirant le 31 décembre 2004 – pour les immeubles et logements privés. En bref, le régime juridique en vigueur se ramenait à une combinaison des restrictions applicables au montant des loyers ainsi qu’à la cessation des baux qui bénéficiaient même à ceux des locataires qui ne respectaient pas les conditions de leur contrat.
20.  Un rapport élaboré par l’Office de l’habitat et de l’urbanisme (Urząd Mieszkalnictwa i Rozwoju Miast) figurait parmi les pièces que la Cour constitutionnelle avait examinées pour rendre son arrêt de 2000. Il en ressortait qu’en 1998, au terme de quatre années d’application du système de contrôle des loyers instauré en 1994, le loyer moyen fixé selon les modalités prévues par celui-ci ne couvrait que 60 % des frais d’entretien des immeubles d’habitation, le reliquat restant à la charge des propriétaires. Cette situation était considérée comme un problème majeur car à l’époque, 2 960 000 habitations (soit 25,5 % de l’ensemble du parc immobilier habitable du pays) – dont quelque 600 000 logements appartenant à des propriétaires privés – étaient loués sous le régime des loyers réglementés. Le nombre total de logements disponibles en Pologne était estimé à environ 11 600 000. Les appartements situés dans des immeubles privés relevant du système de contrôle des loyers constituaient 5,2 % de l’habitat polonais.
Le rapport énonçait notamment :
« Avant (...) [1994], les loyers réglementés dont le montant était déterminé par le Conseil des ministres couvraient environ 30 % des frais d’entretien courant. A l’heure actuelle, après quatre ans de mise en œuvre du système de contrôle des loyers [de 1994], les communes fixent des loyers représentant en moyenne 60 % des frais en question. (...)
Le reliquat des frais d’entretien des immeubles municipaux est pris en charge par les communes qui en sont propriétaires; à cette fin, celles-ci utilisent fréquemment les ressources excédentaires dégagées par la location de locaux commerciaux.
Les frais d’entretien des immeubles privés non couverts par les paiements des locataires bénéficiant de loyers réglementés restent à la charge des propriétaires. »
21.  En 2003-2004, le Gouvernement recueillit un nombre considérable de données d’actualité sur la situation générale de l’habitat en Pologne à l’occasion de l’élaboration de son projet de loi amendant la législation relative au contrôle des loyers (paragraphes 118 et suivants ci-dessous),
Il en ressort qu’il existe une grave pénurie d’immeubles à usage d’habitation. Selon un recensement national de 2002 portant sur la population et l’habitat, le déficit en question – défini comme la différence entre le nombre de ménages et le nombre de logements – atteignait quelque 1 500 000 logements. La pénurie d’appartements locatifs est particulièrement aiguë.
22.  Les données recueillies par le Bureau central des statistiques (Główny Urząd Statystyczny) sur la situation financière globale des ménages montrant que dans les années 1998-2003, 14,5 % à 15,4 % (18,6 % à 19 % pour les retraités) de l’ensemble des dépenses des ménages étaient consacrées aux loyers et à la consommation d’électricité. Sur la même période, entre 7 et 10 % des ménages polonais avaient des arriérés de loyers (1998 : 7,5 % ; 1999 : 7 % ; 2000 : 7 % ; 2002 : 10 % ; 2003 : 9 %).
En 2000, 54 % environ de la population vivaient en dessous du seuil de pauvreté, dont 8 % en deçà du seuil d’extrême pauvreté. En 2002, ces taux s’élevaient respectivement à 58 % et 11 %.
23.  Divers rapports reçus par l’Office de l’habitat et de l’urbanisme confirment que les dispositions protégeant les locataires, telles qu’applicables jusqu’au 31 décembre 2004 (paragraphes 89-93 ci-dessous), ont eu un effet restrictif sur l’offre de logements locatifs. Selon les autorités, l’introduction du « bail de rapport » (najem komercyjny) – en d’autres termes un bail obéissant à la loi du marché – devrait inciter les investisseurs privés à construire des bâtiments exclusivement destinés à la location puisque ce nouveau dispositif lève les restrictions à la hausse des loyers en ce qui concerne les immeubles appartenant à des personnes privées et libère celles-ci de leur obligation de fournir aux locataires indigents un logement de remplacement au terme du bail.
24.  Le Gouvernement a fourni des chiffres permettant d’estimer le nombre de personnes potentiellement concernées par le système de contrôle des loyers. Se fondant sur les informations fournies par l’Office de l’habitat et de l’urbanisme, il considère que la législation en question s’est appliquée à quelque 100 000 propriétaires et 600 000 locataires. D’autres sources citées par le Gouvernement évaluent le nombre total de personnes relevant de ce dispositif à environ 100 000 propriétaires et 900 000 locataires.
B.  Les faits de la cause
1.  Les événements antérieurs au 10 octobre 1994
25.  Le bâtiment où réside la requérante, conçu sur le modèle du logement monofamilial, fut construit en 1936. Il se composait initialement d’un appartement en duplex, d’une cave et d’un grenier.
26.  Pendant la Seconde Guerre mondiale, il fut occupé par des officiers de l’armée allemande, puis réquisitionné en mai 1945 par l’armée rouge qui y installa les siens pendant quelque temps.
27.  Le 19 mai 1945, le chef du service du logement de la commune de Gdynia (Kierownik Wydzialu Mieszkaniowego Magistratu Miasta Gdynia) prit une décision attribuant le premier étage de l’appartement en duplex à un certain A.Z.
28.  En juin 1945, le tribunal municipal de Gdynia (Sąd Grodzki) ordonna la restitution du logement en question aux parents de la requérante. Ceux-ci avaient commencé à effectuer des travaux de rénovation lorsqu’ils reçurent l’ordre de quitter les lieux. En octobre 1945, A.Z. s’y installa.
29.  Le 13 février 1946, le décret du 21 décembre 1945 sur l’administration publique de l’habitat et le contrôle des loyers (Dekret o publicznej gospodarce lokalami i kontroli najmu) entra en vigueur. L’immeuble où réside la requérante relevant des dispositions dudit décret, il fut soumis au régime de l’« administration publique de l’habitat » (paragraphe 18 ci-dessus).
30.  En 1948, lors d’une vente aux enchères, les autorités tentèrent en vain de vendre l’immeuble litigieux à A.Z., qui était à cette époque employé par le conseil municipal de Gdynia, l’autorité chargée au moment des faits de l’administration publique de l’habitat. Vers la même époque, les parents de la requérante essayèrent d’obtenir la restitution de leur propriété, sans succès.
31.  Le 1er août 1974, la loi sur le logement (Prawo lokalowe) – « la loi de 1974 sur le logement » – entra en vigueur. Elle substitua à l’administration publique de l’habitat le « régime des baux spéciaux » (paragraphes 19 ci-dessus et 73 ci-dessous).
32.  En 1975, à une date non précisée, un certain W.P., qui était à cette époque le chef du service du logement de la commune de Gdynia (Kierownik Wydziału Spraw Lokalowych Urzędu Miejskiego), tenta d’acheter l’appartement au frère de la requérante.
33.  Le 8 juillet 1975, le maire de Gdynia prit une décision autorisant W.P. à échanger l’appartement que celui-ci louait dans un autre immeuble – sous le régime des baux spéciaux – contre l’appartement situé au rez-de-chaussée de l’immeuble de la requérante. Cette décision fut signée au nom du maire de Gdynia par un fonctionnaire qui était le subordonné de W.P. Le 28 janvier 1976, une délibération du conseil municipal de Gdynia confirma que l’appartement en question avait été loué à W.P. pour une durée indéterminée, selon les dispositions applicables aux baux spéciaux. Ultérieurement, dans les années 1990, la requérante tenta d’obtenir l’annulation de cette décision mais les démarches entreprises à cette fin ne débouchèrent que sur une déclaration selon laquelle celle-ci avait été prise en violation de la loi (paragraphes 49-54 ci-dessous).
34.  Le 24 octobre 1975, le directeur du bureau de l’administration locale et de l’environnement de la commune de Gdynia (Kierownik Wydziału Gospodarki Terenowej i Ochrony Środowiska Urzędu Miejskiego w Gdyni) ordonna l’assujettissement de l’immeuble litigieux au régime de l’administration publique (przejęcie w zarząd państwowy). Cette décision prit effet le 2 janvier 1976.
35.  Le 3 août 1988, un jugement prononcé par le tribunal de district (Sąd Rejonowy) de Gdynia sur une requête introduite par des parents de A.Z. établit qu’à la mort de celui-ci, sa fille (J.P.) et son gendre (M.P.) avaient hérité du droit de louer l’appartement situé au premier étage de l’immeuble de la requérante.
36.  Le 18 septembre 1990, l’intéressé fut reconnue comme l’héritière des biens de ses parents par une décision du même tribunal. Le 25 octobre 1990, celui-ci inscrivit le titre de propriété de la requérante dans le registre foncier.
37.  Le 26 octobre 1990, le maire de Gdynia rendit une décision selon laquelle l’intéressée devait se voir rétablir dans la qualité d’administrateur de l’immeuble en question. Le 31 juillet 1991, la requérante, agissant par l’entremise de son représentant, obtint le transfert à son profit des pouvoirs d’administration que le conseil municipal de Gdynia exerçait jusque-là sur l’immeuble. Peu après, elle commença à rénover la maison.
38.  Dans les années 1990, à une date non précisée, l’intéressée créa une fondation privée dénommée « la Fondation Route de l’ambre » (Fundacja Bursztynowego Szlaku), qu’elle essaie en vain depuis 1991 de domicilier dans son immeuble.
2.  Événements postérieurs au 10 octobre 1994
39.  Après recouvré le pouvoir d’administrer le bâtiment litigieux, la requérante engagea plusieurs procédures – civiles et administratives – en vue de faire annuler les décisions administratives antérieures et de se voir rétrocéder la jouissance des appartements qui y sont situés.
a)  Procédures devant les tribunaux civils
i)  Procédure d’expulsion
40.  Le 16 juin 1992, l’intéressée introduisit une demande d’expulsion de ses locataires devant le tribunal de district de Gdynia. En avril 1993, les défendeurs obtinrent la suspension de cette procédure. Le 26 avril 1996, la requérante fut déboutée.
ii)  Procédure relative au relogement et à l’indemnisation des locataires
41.  En avril 1995, l’intéressée invita le tribunal régional (Sąd Wojewódzki) de Gdańsk à ordonner au conseil municipal de Gdynia de reloger les occupants de son immeuble dans des logements municipaux. Elle demanda également au tribunal de lui accorder une indemnisation, notamment pour le fait que les autorités avaient privé ses parents et elle-même de la possibilité de vivre dans leur propre maison, pour dommages aux biens et entrave arbitraire à l’usage de ceux-ci, ainsi que pour préjudice moral. Le 5 juillet 1996, le tribunal régional jugea que la loi du 2 juillet 1994 sur les baux d’habitation et les aides au logement (Ustawa o najmie lokali mieszkalnych i dodatkach mieszkaniowych) – « la loi de 1994 » – n’imposait pas à l’autorité défenderesse de reloger les locataires dans des immeubles municipaux. Le tribunal rejeta la demande pour le surplus. La requérante fit appel.
42.  Le 17 janvier 1997, la cour d’appel (Sąd Apelacyjny) de Gdańsk débouta l’intéressée après avoir examiné les demandes formulées par celle-ci. La cour releva qu’aucune disposition de la loi de 1994 n’obligeait les autorités municipales à reloger les locataires de la requérante ou à leur fournir un logement de remplacement (lokal zastępczy) à la demande de celle-ci. Les dispositions pertinentes de la loi de 1994, à savoir l’article 56 §§ 4 et 7 (paragraphe 81 ci-dessous), énonçaient qu’un preneur était tenu de libérer un appartement seulement si le bailleur lui avait proposé un relogement dans un immeuble dont celui-ci était propriétaire ou si la municipalité avait accepté de lui fournir un logement de remplacement qu’elle détenait en qualité de propriétaire ou d’administrateur. Quant à la demande indemnitaire formulée par la requérante au titre de la perte financière que celle-ci estimait avoir subie du fait des décisions administratives contestée, la cour d’appel observa qu’elle ne pouvait être portée devant les tribunaux que si son auteur avait au préalable saisi les autorités administratives sans obtenir satisfaction. La cour d’appel invita la requérante à consulter les dispositions du code de procédure administrative (Kodeks postępowania administracyjnego) régissant la responsabilité des pouvoirs publics du fait des décisions fautives prises par eux.
Quant à la demande indemnitaire formée par l’intéressée au titre des dommages causés à l’immeuble et de l’entrave à la jouissance de celui-ci, la cour d’appel estima que l’autorité défenderesse ne pouvait être tenue pour responsable des conséquences des lois qui avaient jadis été en vigueur. Les pouvoirs publics n’étaient en particulier pas responsables de l’adoption de la législation d’après-guerre qui avait introduit des règles restrictives dans le domaine de la location d’habitations situées dans des immeubles privés et de l’administration publique de l’habitat. Ils n’étaient pas davantage responsables de la mise en œuvre du régime des baux spéciaux instauré par la loi de 1974 sur le logement, ni de l’application de la loi de 1994 qui comportait des dispositions protectrices analogues bénéficiant aux titulaires de baux d’habitation sur des logements privés conclus en vertu de décisions administratives (paragraphes 75-76 ci-dessous). La cour releva enfin que l’autorité défenderesse ne pouvait être tenue pour responsable d’aucun dommage causé par les locataires de la requérante.
43.  Par la suite, la requérante se pourvut en cassation (kasacja) devant la Cour suprême (Sąd Najwyższy). Le 13 novembre 1997, la haute juridiction la débouta pour des raisons procédurales. Elle estima que l’intéressée n’avait pas respecté les exigences de forme prescrites ; en particulier, elle avait omis d’identifier les erreurs qu’elle reprochait aux juges du fond dans l’application des règles matérielles du droit civil.
b)  Procédures administratives
i.  Procédure concernant l’annulation de la décision du 19 mai 1945
44.  En octobre 1995 la requérante demanda à la commission d’appel des collectivités locales (Samorządowe Kolegium Odwoławcze) d’annuler la décision prise le 19 mai 1945 par le chef du service du logement de la commune de Gdynia. L’acte attaqué avait attribué l’appartement situé au premier étage de l’immeuble à A.Z. et constituait la base juridique du jugement qui avait reconnu aux héritiers de celui-ci le droit de louer l’appartement en question (paragraphe 27 ci-dessus).
45.  Le 26 juin 1997, la commission rejeta cette demande. Elle releva que la décision litigieuse avait été prise sur le fondement du texte qui régissait à l’époque l’ensemble des questions de logement, à savoir le décret sur les commissions du logement édicté par le Comité polonais de libération nationale le 7 septembre 1944 (Dekret Polskiego Komitetu Wyzwolenia Narodowego o komisjach mieszkaniowych). Elle considéra que la décision attaquée n’avait pas été émise par l’autorité publique compétente et qu’elle était par conséquent illégale. Elle estima cependant qu’elle ne pouvait l’annuler purement et simplement (stwierdzić nieważność decyzji) mais seulement la déclarer « rendue en violation de la loi » (została wydana z naruszeniem prawa), comme le prescrivait l’article 156 § 2 du code de procédure administrative dans le cas où plus de dix ans s’étaient écoulés depuis la date à laquelle un acte illégal avait été pris.
46.  La requérante s’adressa à la Cour administrative suprême (Naczelny Sąd Administracyjny). Le 15 janvier 1998, celle-ci la débouta car l’intéressée, en omettant de saisir la commission d’une demande tendant au réexamen de l’affaire (wniosek o ponowne rozpatrzenie sprawy), n’avait pas épuisé un recours juridique obligatoire.
47. La requérante exerça par la suite le recours en question. Le 23 juin 1998, la commission confirma sa décision du 26 juin 1997. L’intéressée se pourvut devant la Cour administrative suprême. Le procureur régional de Gdańsk (Prokurator Wojewódzki) joignit les procédures et introduisit un recours au nom de la requérante.
48.  Le 8 juin 1999, la Cour administrative suprême rejeta les deux en question. Elle confirma que la décision litigieuse était illégale et releva en outre plusieurs vices de procédure (notamment le fait que les parents de la requérante n’avaient pas reçu notification de la procédure et n’avaient jamais eu l’occasion de contester la décision dont le fondement juridique n’avait par ailleurs jamais été précisé). Elle rappela toutefois qu’en application de l’article 156 § 2 du code de procédure administrative, elle ne pouvait annuler la décision attaquée mais seulement déclarer que celle-ci avait été rendue en violation de la loi. Elle observa incidemment qu’il pouvait être remédié aux vices de procédure dont la décision était entachée par une réouverture de la procédure.
ii.  Procédure concernant l’annulation de la décision du 8 juillet 1975
49.  En 1992, la requérante demanda à la commission d’appel des collectivités locales de Gdańsk de déclarer nulle et non avenue la décision du 8 juillet 1975, par laquelle le maire de Gdynia avait accordé à W.P. le droit de louer l’appartement du rez-de-chaussée de l’immeuble litigieux (paragraphe 33 ci-dessus).
50.  Le 27 janvier 1994, la commission rejeta cette requête. L’intéressée se pourvut devant la Cour administrative suprême.
51.  Le 14 juin 1995, la haute juridiction la débouta. Elle releva que les appartements situés dans le bâtiment en question avaient été loués sous le régime des baux spéciaux institué par la loi de 1974 sur le logement et que le maire était dès lors compétent pour rendre la décision attaquée. Elle estima que, malgré quelques erreurs de procédure commises par le maire de Gdynia (qui pouvaient être rectifiées au moyen d’une réouverture de la procédure), la décision avait une base légale et ne pouvait donc être annulée.
52.  Le 17 septembre 1994, la requérante saisit le maire de Gdynia d’une demande de réouverture de la procédure et d’annulation de la décision litigieuse. Celui-ci rejeta la demande pour non-respect des délais.
53.  Le 29 décembre 1995, la commission d’appel des collectivités locales de Gdańsk rouvrit la procédure ex officio. Elle observa que la décision litigieuse avait été prise au nom du maire de Gdynia par un fonctionnaire qui était le subordonné de W.P. Elle jugea que ce fait constituait en soi un motif suffisant de réouverture de la procédure, en application de l’article 145 § 1 alinéa 3 du code de procédure administrative, et qu’il entachait la décision d’illégalité. Constatant que plus de cinq ans s’étaient écoulés depuis la date à laquelle l’acte attaqué avait été pris, elle considéra toutefois qu’en vertu de l’article 146 § 1 du code de procédure administrative, elle ne pouvait l’annuler mais seulement simplement déclarer qu’il avait été pris en violation de la loi.
54.  La requérante se pourvut devant la Cour administrative suprême, alléguant que la décision n’avait jamais été signifiée aux propriétaires de l’immeuble et que celle-ci aurait dû être déclarée nulle et non avenue. Le 28 novembre 1996, son recours fut rejeté.
iii.  Procédure concernant l’annulation de la décision du 24 octobre 1975
55.  Le 4 octobre 1994, la requérante demanda au conseil municipal de Gdynia de rouvrir la procédure administrative close par une décision prise le 24 octobre 1975 par le chef du service des collectivités locales et de l’environnement de la commune de Gdynia. En vertu de cette décision, l’immeuble de l’intéressée était passé sous administration publique (paragraphe 34 ci-dessus). La requérante invita en outre le conseil municipal à annuler la décision litigieuse, alléguant que celle-ci manquait de base légale, notamment parce que le bâtiment en question avait été à tort qualifié d’« immeuble de rapport » (dom wielorodzinny) alors qu’il avait toujours été et demeurait un logis familial qui ne relevait pas, en tant que tel, du régime de l’administration publique. Elle ajouta que la décision attaquée avait été prise dans l’intérêt exclusif de W.P. – qui était à cette époque le chef du service du logement de la commune de Gdynia – et avait pour but d’homologuer la précédente décision du 24 octobre 1975, tout aussi illégale, par laquelle W.P. avait acquis le droit de louer l’appartement situé dans l’immeuble en question.
56.  Le 7 décembre 1994, le maire de Gdynia rejeta la requête pour non-respect des délais. Le 12 juin 1995, la commission d’appel des collectivités locales de Gdańsk confirma la décision du maire. L’intéressée se pourvut alors devant la Cour administrative suprême. Celle-ci annula les deux décisions le 14 novembre 1996, au motif que le maire de Gdynia n’était pas compétent pour statuer sur la requête.
57.  Le 27 février 1997, la commission d’appel des collectivités locales de Gdańsk rouvrit la procédure à laquelle la décision du 24 octobre 1975 avait mis un terme. Le 28 avril 1997, elle déclara que la décision en question avait été rendue en violation de la loi, car les propriétaires de l’immeuble n’avaient pas reçu notification de la procédure. Elle estima que le conseil municipal de Gdynia n’avait pas fait preuve de la diligence requise, notamment en ce qu’il n’avait entrepris aucune démarche aux fins d’identifier les héritiers légitimes des propriétaires de l’édifice alors qu’à l’époque des faits, la requérante et son frère s’étaient régulièrement acquittés des impôts afférents au bien en question auprès de la commune. S’appuyant sur l’article 146 § 1 du code de procédure administrative, la commission refusa d’annuler la décision attaquée au motif que plus de cinq ans s’étaient écoulés depuis la date à laquelle celle-ci avait été prise.
58.  A une date non précisée en 2002, la requérante demanda au gouverneur de Poméranie (Wojewoda Pomorski) d’annuler la décision du 24 octobre 1997. Cette requête fut renvoyée à l’organe compétent en la matière, la commission d’appel des collectivités locales de Gdańsk, qui la déclara irrecevable le 13 mai 2002, au motif que la décision en question avait acquis force de chose jugée.
3.  La situation des locataires de la requérante
a)  La superficie des appartements
59.  Les parties ont donné des informations divergentes sur un élément pertinent pour la fixation du montant du loyer, à savoir la superficie utile réelle des appartements situés dans l’immeuble de la requérante.
i.  Le Gouvernement
60.  Le Gouvernement affirme que le bâtiment en question a une superficie utile de 196 m2. Il produit un état des lieux effectué le 1er août 1991, à l’occasion du transfert des pouvoirs d’administration de l’immeuble opéré au profit de l’intéressée et au détriment du conseil municipal de Gdynia (paragraphe 37 ci-dessus). La superficie utile de l’édifice y est estimée à 196 m2, mais la surface habitable n’est pas indiquée. Selon ce document, l’immeuble litigieux, qui ne comprend aucun local commercial, se compose de quatre appartements regroupant douze pièces habitables et dont la superficie totale est évaluée à 148 m2. Il y est indiqué que le bâtiment a une surface totale de 255 m2.
ii.  La requérante
61.  La requérante déclare que la superficie totale des logements occupés par ses locataires et pour laquelle ceux-ci paient un loyer est d’environ 250 m2. A cet égard, elle produit une attestation datée du 28 mai 2001 et établie par l’Association des propriétaires et des agents immobiliers de Gdynia (Zrzeszenie Właścicieli i Zarządców Domów), l’agence qui, semble-t-il, gère ses biens. Selon ce document, depuis au moins les années 50, l’immeuble litigieux est divisé en trois appartements loués en vertu de convention fondées sur les décisions administratives évoquées ci-dessus.
62.  Aux fins de déterminer le montant des loyers exigibles, les surfaces utiles respectives des logements en question furent mesurées comme suit : appartement no 1 = 127,38 m2 ; appartement no 3 = 67,90 m2 ; et appartement no 4 = 54,25 m2. La superficie utile totale occupée par les locataires s’élevait par conséquent à 249,53 m2.
b)  Pièces relatives aux loyers versés par les locataires de la requérante
63.  A une date non précisée en 1995, W.P. demanda au tribunal de district de Gdynia de fixer le montant du loyer qu’il devait payer. Le 20 mars 1996, le tribunal de district rendit une décision fixant la somme en question à 33,66 zlotys polonais (PLN) par mois. Il condamna la requérante à payer 528,90 PLN au titre des frais et dépens.
64.  L’attestation établie le 28 mai 2001 par l’Association des propriétaires et agents immobiliers de Gdynia (paragraphe 61 ci-dessus) indique que les montants des loyers dus par les locataires de l’intéressée étaient les suivants : pour l’appartement no 1 (surface utile de 127,38 m2), occupé par J.P. et M.P. : 500,60 PLN ; pour l’appartement no 3 (surface utile de 67,90 m2), occupé par W.P. : 322,65 PLN ; pour l’appartement no 4 (ancien grenier ; surface utile de 54,25 m2), occupé par J.W. : 188,25 PLN. Le logement no 2 – qui était apparemment l’ancienne chambre à coucher des parents de l’intéressée et avait par la suite fait office de buanderie – avait précédemment été occupé par W.P. sans titre, sans autorisation et sans contrepartie financière, ce qui avait conduit l’agence immobilière à le fermer en à en condamner l’accès à l’époque des faits. W.P. se vit signifier une injonction de payer 2 982,46 PLN sous peine d’expulsion pour avoir utilisé le logement en question sans autorisation.
Lors des débats devant la Cour, le Gouvernement a indiqué que le loyer versé par J.P. et M.P. à la date de l’audience (le 27 janvier 2004) s’élevait à 531,63 PLN.
c)  La situation financière des locataires
65.  La Cour ayant sollicité la production d’éléments susceptibles d’éclairer la situation des locataires de la requérante, le Gouvernement a fourni un certificat délivré par le centre des services sociaux du district de Gdynia (Dzielnicowy Ośrodek Pomocy Społecznej) le 19 février 1993. Cette pièce indiquait que le centre en question versait une aide à W.P. depuis janvier 1993, que celui-ci devait obtenir une allocation sociale périodique pour mars et mai 1993 et qu’il avait reçu une aide au logement en 1992. Il y était en outre précisé que W.P. avait été antérieurement reconnu comme présentant un « taux d’invalidité de deuxième degré » qui ferait l’objet d’un nouvel examen par les médecins en mai 1993.
66.  Le 12 février 2004, en réponse à une demande du Gouvernement polonais relative à la présente affaire, le centre des services sociaux de la commune de Gdynia (Miejski Ośrodek Pomocy Społecznej) déclara qu’il ne fournissait aucune assistance aux locataires de la requérante, W.P., J.P, M.P. et J.W., et ceux-ci n’avaient reçu aucune aide des services sociaux durant les dernières années, c’est-à-dire depuis 1995.
4.  Montant du loyer réglementé au mètre carré à Gdynia en 1994-2004, tel qu’il ressort des informations fournies par le Gouvernement
67.  Répondant à une question posée par la Cour au sujet des sommes reçues par la requérante au titre des loyers réglementés sur la période du 10 octobre 1994 jusqu’à aujourd’hui, le Gouvernement a déclaré qu’il ne connaissait pas le détail des loyers perçus par celle-ci sur la période pertinente mais a communiqué les éléments utilisés par la commune de Gdynia pour déterminer le montant des loyers réglementés applicables à des immeubles analogues à celui de l’intéressée.
68.  Selon ces informations, en décembre 1994 le loyer par mètre carré était fixé à 9,817 anciens zlotys polonais (PLZ) ; de janvier à novembre 1995, à 1,04 PLN ; de décembre 1995 à octobre 1996, à 2,11 PLN ; de novembre 1996 à décembre 1997, à 2,63 PLN ; de janvier 1998 à janvier 1999, à 3,37 PLN ; de février 1999 à janvier 2000, à 4,01 PLN ; de février 2000 à février 2001, à 4,37 PLN ; et d’avril 2002 à octobre 2002, à 4,61 PLN.
69.  Le 10 octobre 2002, l’arrêt rendu le 2 octobre 2002 par la Cour constitutionnelle devint exécutoire, ce qui permit aux bailleurs d’augmenter les loyers des logements leur appartenant jusqu’à 3 % de la valeur de reconstruction de ceux-ci (paragraphes 90, 106-108 et 117 ci-dessous).
De décembre 2002 au 30 juin 2003, l’indice de conversion pertinent de la valeur de reconstruction des logements (voir également les paragraphes 79 et 89 ci-dessous) était fixé à 2 525,30 PLN. Du 1er juillet au 31 décembre 2003, il était de 2 471,86 PLN.
En 2004, l’indice de conversion fut fixé à 2 061,21 PLN. Selon le Gouvernement, la valeur de reconstruction des logements situés dans l’immeuble de la requérante était calculée sur la base des trois éléments suivants : le pourcentage de 3 % évoqué ci-dessus, la surface utile des appartements et l’indice de conversion pertinent (2 061,21 PLN). Le loyer mensuel par mètre carré applicable au bâtiment de l’intéressée correspondait à 3 % de l’indice de conversion de la valeur de reconstruction du mètre carré divisé par 12 mois (3 % x 2 061,21 PLN = 61,83 PLN/12), soit 5,15 PLN environ par mètre carré. Compte tenu de la superficie utile de l’immeuble indiquée par le Gouvernement, le loyer mensuel maximum pouvait être fixé à 1 009,40 PLN (5,15 PLN x 196 m2) mais si l’on se fie à la surface mentionnée par la requérante, ce montant aurait dû s’élever à 1 285,08 PLN (5,15 PLN x 249,53 m2).
5.  Niveaux des loyers sur le marché libre à Gdynia en 1994-2004, tel qu’il ressort des informations fournies par la requérante
70.  L’intéressée estime que le montant des loyers mensuels des trois appartements situés composant son immeuble aurait atteint 1700 dollars américains (USD) sur le marché libre entre 1994-1999 (800 USD + 500 USD + 400 USD respectivement, selon la taille des appartements). Selon elle, ce montant serait descendu à 1 250 USD par mois (600 USD + 350 USD + 300 USD) dans les années 2000-2002 et à 900 USD (450 USD + 250 USD + 200 USD) en 2003. Elle précise que ses projections relatives à la baisse des loyers se fondent sur des facteurs tels que la dépréciation de la valeur de l’immeuble pour vétusté, la baisse de la demande et la hausse de l’offre d’appartements locatifs sur le marché.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A.  « L’administration publique de l’habitat » et le « régime des baux administratifs »
71.  Le décret ministériel du 21 décembre 1945 sur l’administration publique de l’habitat et le contrôle des loyers (Dekret z 21 grudnia 1945 r. o publicznej gospodarce lokalami i kontroli najmu), qui entra en vigueur le 13 février 1946, institua le régime de «l’administration publique de l’habitat », lequel s’applique également aux locaux à usage d’habitation ou à destination commerciale situés dans des immeubles privés (paragraphe 18 ci-dessus).
72.  Le 1er septembre 1948, le décret du 28 juillet 1948 sur les baux d’habitation (Dekret o najmie lokali) entra en vigueur. Selon ses dispositions, les autorités de l’Etat géraient toutes les questions de logement dans les secteurs tant public que privé, et se voyaient conférer le pouvoir d’attribuer un appartement donné situé dans un immeuble privé à un locataire déterminé. Le texte en question comprenait également des règles relatives au contrôle des loyers.
73.  La loi de 1974 sur le logement créa le « régime des baux spéciaux», qui se substituait à l’« administration publique de l’habitat », sans toutefois modifier notablement les principes régissant le droit au bail. Par exemple, le droit des preneurs de louer un appartement dans un immeuble soumis à l’ « administration publique » ne découlait pas d’un contrat de nature civile mais leur était conféré par décision administrative. Le propriétaire d’un édifice relevant de ce régime n’avait pas son mot à dire quant à savoir qui pouvait vivre dans sa propriété ni pour combien de temps. Le système des baux spéciaux s’appliquait aux bâtiments à usage d’habitation et aux locaux commerciaux.
74.  Les décisions d’« attribution d’un logement » (przydział lokalu) équivalaient en pratique à l’« octroi » d’un droit de louer un logement (ou un local commercial) sous le régime des baux spéciaux. Elles étaient rendues par les services compétents de la commune (selon la réforme du système d’administration publique qui était en vigueur, ces services portaient diverses dénominations, par exemple « service de l’habitat », « service des collectivités locales et de l’environnement », « service du logement », etc.).
B.  La loi de 1994
1.  Abrogation du « régime des baux spéciaux» et instauration d’un nouveau système de contrôle des loyers
75.  La loi en question entra en vigueur le 12 novembre 1994. Elle avait pour but de réformer le droit applicable aux rapports entre les bailleurs et les preneurs. Si elle abrogeait le « régime des baux spéciaux» et assouplissait le contrôle des loyers, en autorisant par exemple la fixation du montant des loyers des locaux commerciaux par référence aux prix du marché et en reconnaissant aux propriétaires et aux locataires la liberté de déterminer – par des contrats de droit civil – les loyers des immeubles d’habitation, elle maintenait cependant le système d’encadrement des loyers occupés par les preneurs dont le droit au bail découlait d’une décision administrative antérieure.
76.  La loi de 1994 institua le système des « loyers réglementés » (czynsz regulowany) et imposa des règles précises concernant le calcul des loyers des immeubles d’habitation qui relevaient jusque-là du « régime des baux spéciaux ». Les dispositions relatives au contrôle des loyers, édictées dans le but d’offrir une protection juridique aux locataires démunis pendant la phase de transition entre le système d’organisation de l’habitat contrôlée par l’Etat et celui du marché immobilier soumis à la loi de l’offre et de la demande, devaient rester en vigueur jusqu’au 31 décembre 2004.
La loi de 1994 maintenait, sous un libellé légèrement différent, le dispositif de protection des preneurs contre la cessation des baux en cours qui avaient été conclus sur la base d’une décision administrative antérieure ainsi que les règles relatives à la transmission du droit au bail par voie successorale.
2. Transmission du droit au bail du locataire d’un appartement
77.  L’article 8 § 1 de la loi se lisait ainsi :
« 1.  Au décès du preneur, ses descendants, ascendants, frères et sœurs majeurs, parents adoptifs ou enfants adoptifs, ou toute personne ayant vécu avec lui en concubinage, peuvent, sous réserve d’avoir vécu dans son foyer jusqu’à son décès, succéder aux droits et obligations découlant [de son contrat de location] d’un appartement, à moins qu’ils ne renoncent à ce droit en faveur du propriétaire. Cette disposition ne s’applique pas aux personnes qui, au décès du preneur [initial], sont titulaires d’un droit sur un autre logement.
2.  Le bail prend fin lorsqu’il n’y a pas de successeur au contrat de location, ou lorsque les successeurs renoncent à leur droit. »
3.  Loyers réglementés
78.  L’article 20 est ainsi libellé :
« 1.  En vertu du bail, le preneur s’oblige à payer le loyer.
2.  Dans les cas prévus par la présente loi, le loyer est fixé selon les modalités qu’elle précise (loyers réglementés). Dans les autres cas, le loyer est librement déterminé.
3.  Le loyer est fixé en fonction de l’état matériel et de la superficie de l’immeuble, de l’état de l’appartement ainsi que d’autres facteurs qui augmentent ou réduisent la valeur de celui-ci.
4.  Les parties précisent le loyer dans leur contrat. »
79.  L’article 25, lequel, conformément à l’article 56 § 2 (paragraphe 81 ci-dessous), s’appliquait également aux appartements privés relevant du régime des baux spéciaux anciennement applicable, disposait :
« 1.  Sous réserve des dispositions de l’article 66, les locataires de logements appartenant aux municipalités, au Trésor public, aux entités juridiques de l’Etat, aux entités juridiques administrant des immeubles d’habitation sans but lucratif et qui n’ont pas le statut de coopérative de logement versent des loyers réglementés.
2.  Le montant annuel d’un loyer réglementé ne peut dépasser 3 % de la valeur de reconstruction du logement (wartość odtworzeniowa lokalu) pour lequel il est versé.
3.  La valeur de reconstruction d’un appartement correspond au produit de la surface utile de celui-ci par l’indice de conversion au mètre carré de la surface utile de l’immeuble.
4.  Le Gouverneur [compétent] fixe tous les trois mois, par ordonnance, l’indice de conversion au mètre carré de la surface utile d’un immeuble résidentiel. »
4.  Transformation des « baux administratifs » en « baux contractuels »
80.  Les dispositions transitoires de la loi précitée prévoyaient que le droit au bail attribué à un preneur par décision administrative devait être soumis au même régime que les baux conclus selon les règles pertinentes du code civil. Les locataires des appartements concernés par les dispositions en question devaient payer des loyers réglementés jusqu’au 31 décembre 2004.
L’article 55 de la loi prévoyait que les baux portant sur des appartements et conclus sur la base de décisions administratives prises dans le cadre de la loi de 1974 sur le logement devaient être maintenus.
81.  L’article 56 énonçait d’autres règles relatives à ces « baux administratifs ». En ses passages pertinents, il était ainsi libellé :
« 1.  Aux fins de la présente loi, seront considérés comme des baux contractuels conclus pour une durée indéterminée conformément à ses dispositions les baux découlant de décisions administratives d’attribution de logements ainsi que ceux qui se fondent sur une base légale [antérieure à] l’application, dans une localité donnée, du système de l’administration publique de l’habitat ou du régime des baux spéciaux.
2.  Jusqu’au 31 décembre 2004 inclus, le montant des loyers dus au titre de la location d’appartements faisant l’objet d’un bail selon les modalités décrites au paragraphe 1 et situés dans des immeubles appartenant à des personnes physiques sera déterminé conformément aux dispositions applicables aux loyers réglementés.
4.  Si un propriétaire visé au paragraphe 2 souhaite reprendre son appartement pour y habiter et quitte dans cette intention le logement qu’il louait jusque-là (...) à la commune, le locataire devra libérer l’appartement en question et emménager dans le logement [qui lui sera proposé], sous réserve que [l’état de] celui-ci satisfasse aux exigences imposées par la présente loi en matière de logements de remplacement. Si tel est le cas, le propriétaire peut mettre fin au bail dans les conditions fixées par l’article 32 § 2.
6.  Lorsque l’appartement du propriétaire doit être occupé par l’un des enfants majeurs de celui-ci ou l’un de ses parents, le paragraphe 4 (...) s’applique par analogie.
7.  Lorsque le bailleur propose au preneur un logement de remplacement dont il est également propriétaire, ou lorsque la commune fournit pareil logement au preneur à la demande du bailleur, le paragraphe 4 s’applique par analogie. »
5.  Les obligations des propriétaires quant à l’entretien des immeubles
82.  L’article 9 de la loi énumère de façon détaillée les obligations que les propriétaires assument en vertu du bail. Il s’applique tant aux bailleurs louant des appartements dont le loyer est librement fixé selon la loi du marché qu’à ceux qui perçoivent des loyers réglementés. Il dresse en outre la liste des travaux d’entretien que les propriétaires doivent réaliser en application du contrat de location. Ses passages pertinents se lisent ainsi :
« 1.  Le bailleur garantit le bon fonctionnement des installations techniques de l’immeuble ; il permet au preneur d’utiliser la lumière et le chauffage dans le logement ; il veille à ce que celui-ci soit doté d’eau froide et d’eau chaude et garantit le bon fonctionnement des ascenseurs, du système de ventilation collectif et des autres installations dont l’immeuble est pourvu ;
3.  Le bailleur doit, en particulier :
1.  veiller au bon fonctionnement et à la propreté des locaux et installations collectifs dans le bâtiment ; cela vaut également pour les alentours de celui-ci ;
2.  effectuer les réparations dans le bâtiment et ses logements et installations, et réparer tout bâtiment qui a été endommagé, indépendamment de l’origine du dommage ; toutefois, le preneur supportera les frais de réparation des dégâts dont il est responsable ;
3.  effectuer les réparations dans les logements, réparer ou remplacer les installations et les installations techniques et, particulièrement, effectuer les réparations dont le preneur n’est pas responsable ; il doit en particulier:
a)  réparer et remplacer les installations d’eau froide, d’eau chaude et de gaz dont l’immeuble est pourvu, réparer et remplacer les dispositifs d’évacuation des eaux usées, les équipements de chauffage central (y compris les radiateurs), d’électricité, de téléphone ainsi que le système de ventilation collectif hors raccords de tuyauterie (...)
b)  remplacer ou réparer les chaudières, les huisseries, les parquets, les revêtements de sol et les plâtres.
6.  La cessation du bail à loyer réglementé du fait du preneur
83.  En pratique, il ne peut être donné congé au preneur d’un bail à loyer réglementé qui n’a pas plus de deux mois d’arriéré de paiement, sauf si celui-ci a utilisé le logement « d’une manière non compatible avec sa destination », s’il l’a endommagé ou causé des dégradations à l’immeuble, s’il a troublé la tranquillité des lieux de manière réitérée et flagrante, s’il a troublé l’ordre public ou sous-loué le logement sans autorisation préalable du propriétaire (articles 31 et 32 de la loi de 1994).
Toutefois, même lorsque le preneur est resté en défaut de paiement du loyer pendant plus de deux mois, le bailleur désireux de lui donner congé doit l’en avertir par écrit et lui accorder un délai d’un mois pour le réglement des arriérés et du loyer du mois en cours.
C.  Les arrêts de la Cour constitutionnelle déclarant certaines dispositions de la loi de 1994 contraires à la Constitution
1.  L’arrêt du 12 janvier 2000
84.  Le 12 janvier 2000, la Cour constitutionnelle, statuant sur une question de droit qui lui avait été déférée par la Cour suprême, déclara inconstitutionnel l’article 56 § 2 combiné avec, notamment, l’article 25 de la loi de 1994 (paragraphes 79 et 81 ci-dessus). Elle jugea les dispositions en question contraires à l’article 64 § 3 (protection des droits patrimoniaux) combiné avec les articles 2 (prééminence du droit et justice sociale) et 31 § 3 (principe de proportionnalité) de la Constitution (paragraphes 111 et 113-114 ci-dessous) ainsi qu’à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, estimant que celles-ci faisaient peser une charge excessive et – du point de vue des restrictions autorisées au droit de propriété – inutile sur l’exercice des droits de propriété des propriétaires d’appartements relevant du régime des loyers réglementés.
Elle déclara que les dispositions inconstitutionnelles devaient être abrogées le 11 juillet 2001, ce qui signifiait en pratique qu’à cette date, le Parlement devait avoir adopté une nouvelle loi régissant le domaine considéré d’une manière conforme à la constitution.
85.  Avant de rendre son arrêt, la Cour constitutionnelle avait demandé au président de l’Office de l’habitat et de l’urbanisme (Prezes Urzędu Mieszkalnictwa i Rozwoju Miast) des informations au sujet de l’application de la loi de 1994 et, plus particulièrement, de la méthode de calcul de « l’indice de conversion au mètre carré de la surface utile d’un immeuble résidentiel » mentionné à l’article 25 de la loi. Les renseignements communiqués avaient révélé que le montant des loyers réglementés n’avait jamais atteint le plafond légal de 3 % de la valeur de reconstruction visé à l’article 25 § 2 et qu’il avait été fixé par les communes à 1,3 % de cette valeur, de sorte que les loyers en question ne couvraient que 60 % des frais d’entretien des logements concernés. Le reliquat était mis à la charge des propriétaires, qui devaient le payer de leurs propres deniers. Cette situation ne leur permettait pas d’épargner en vue de financer les réparations.
86.  Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle attacha beaucoup d’importance au fait que les règles applicables aux loyers réglementés avaient conduit à une situation dans laquelle les frais exposés par les propriétaires des logements étaient beaucoup plus élevés que les loyers versés par les locataires et que les premiers « n’avaient aucune influence sur les modalités de fixation du montant des loyers réglementés ». De l’avis de la Cour, l’insuffisance des loyers réellement perçus avait entraîné une dépréciation progressive de la valeur des immeubles de rapport. Au fil du temps, ce phénomène avait eu des effets analogues à ceux d’une expropriation.
L’abondante motivation de l’arrêt en question peut se résumer comme suit :
« L’un des éléments essentiels du droit de propriété réside dans la possibilité de tirer profit de l’objet sur lequel s’exerce ce droit, lequel revêt une importance particulière dans une économie de marché. Le législateur peut réglementer et restreindre ce droit en fonction notamment du contexte social dans lequel s’exercent la jouissance de la propriété et les devoirs envers la société qui sont inhérents à la propriété. Dans des cas exceptionnels, (...) il est même [acceptable] d’empêcher temporairement les propriétaires de (...) tirer un revenu de leurs biens. Toutefois, lorsque les limitations apportées au droit de propriété vont au-delà de ce cas de figure et que le législateur place les propriétaires dans une situation telle que les biens qu’ils possèdent leur causent nécessairement des pertes, tout en leur imposant le devoir de conserver les biens en question dans un état particulier, on peut dire que les restrictions en question portent atteinte à l’essence même de ce droit. ( ..)
La Cour constitutionnelle constate que les règles applicables limitent très sérieusement la possibilité pour les propriétaires d’user et de disposer des logements qui leur appartiennent et qui relèvent de l’article 56 § 1 de la loi de 1994. Cette disposition a en particulier pour effet de transformer tous les rapports locatifs antérieurs découlant de décisions administratives d’attribution de logements (...) en baux contractuels conclus pour une durée indéterminée. (...)
La Cour constitutionnelle n’exercera pas son contrôle de constitutionnalité sur les règles en question, car tel n’est pas l’objet du présent arrêt. Elle observe simplement que, dans ce contexte, les propriétaires d’immeubles sont pratiquement privés de toute influence sur le choix de leurs locataires et sur la question de savoir si les rapports contractuels qu’ils entretiennent avec eux doivent se poursuivre. (...)
Ainsi, la faculté [reconnue aux propriétaires] de jouir et de disposer de leurs biens subit des restrictions considérables. Si elle n’est pas totalement éteinte, puisque les propriétaires conservent la faculté de vendre leurs immeubles (logements) ou de les hypothéquer et qu’il n’y pas de limitations en matière successorale, l’entrave au droit de disposer des logements relevant de la loi de 1994 entraîne une dépréciation de la valeur marchande des immeubles. Du coup, d’autres attributs du droit de propriété, dont les propriétaires demeurent titulaires, telle que la possibilité de jouir et de disposer [des biens qui leur appartiennent], sont réduits de façon substantielle, de sorte que ce droit devient illusoire.
Parallèlement, les dispositions légales imposent aux propriétaires d’immeubles un certain nombre d’obligations onéreuses (...) Non seulement la plupart des lois applicables font peser sur eux des obligations spécifiques mais elles prévoient en outre des sanctions spéciales en cas d’inexécution ou de mauvaise exécution des obligations en question. (...)
La Cour constitutionnelle estime que la loi de 1994 et, en particulier, la façon dont celle-ci est mise en œuvre, n’offrent pas un dispositif propre à garantir de manière satisfaisante un équilibre entre, d’une part, les frais d’entretien des immeubles, de leurs équipements et alentours et, d’autre part, les revenus tirés des loyers réglementés. (...)
La Cour constitutionnelle juge nécessaire d’attirer l’attention sur deux autres points pertinents quant à la situation des propriétaires.
En premier lieu, le montant insuffisant des loyers réglementés par rapport aux dépenses réelles d’entretien des bâtiments ne permet pas (...) [aux propriétaires] d’épargner en vue d’effectuer les réparations et de les conserver en bon état, de sorte que les immeubles de rapport se déprécient progressivement. Sous l’angle patrimonial, ce phénomène doit s’analyser comme un processus de privation graduelle des droits de propriété qui aboutit, à terme, à des résultats similaires à une expropriation. Ce phénomène a par ailleurs un impact général sur la société puisque beaucoup d’immeubles arrivent en « fin de vie », ce qui se traduira, pour les propriétaires, par la perte des biens qui leur appartiennent et, pour les locataires, par la perte de la possibilité de se loger, situation qui n’est guère compatible avec l’article 75 § 1 de la Constitution.
En second lieu, le montant insuffisant des loyers réglementés par rapport aux dépenses réelles d’entretien des immeubles n’a pas été dûment reconnu par les lois fiscales (...) [Le droit fiscal], qui traite les propriétaires de la même façon que les hommes d’affaires ou les personnes louant des logements dans un but lucratif, les oblige à supporter les conséquences financières de toutes les pertes découlant de la location de leurs logements. (...)
[Quant au principe de proportionnalité inscrit dans l’article 31 § 3 de la Constitution]
(...) il peut être légitime de fixer le montant des loyers à un niveau qui ne soit pas disproportionné par rapport à la situation financière des locataires, afin d’assurer à ceux-ci un train de vie décent (ou au moins minimum) après le paiement du loyer. Conformément à la conception moderne de l’« Etat social », il est juste de demander à tous les membres de la société certains sacrifices au bénéfice de ceux qui ne peuvent subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leurs familles. Il est dans l’ordre des choses que l’étendue de ces sacrifices dépende du niveau des revenus de chacun et qu’ils pèsent plus lourdement sur les plus riches. Il est aussi naturel que les propriétaires de biens puissent être invités à consentir certains sacrifices, conformément au principe général selon lequel « la propriété implique des obligations ». Toutefois, la répartition des charges parmi les membres de la société ne saurait être arbitraire et doit être maintenue dans des proportions raisonnables.
Compte tenu de la situation actuelle de la Pologne, le maintien des dispositions restreignant le droit de propriété, et en particulier de celles qui s’opposent à la libre détermination du montant des loyers et des autres charges dus par les locataires, peut se justifier au regard de l’article 31 § 3 (...) Il peut même sembler légitime – du moins pendant la période transitoire – d’imposer des limitations encore plus étendues au droit de propriété, et attentatoires à la liberté de tirer profit des biens que l’on possède, en fixant le montant des loyers de telle sorte qu’ils couvrent tout juste les frais d’entretien et de conservation de l’immeuble.
Toutefois, l’examen de la loi de 1994 conduit à la conclusion que les restrictions applicables ne s’arrêtent pas là. Les règles actuelles fixent délibérément le montant des loyers réglementés en deçà des frais et dépenses réellement exposés par les propriétaires. Cela, en soi, ne serait pas nécessairement considéré contraire à la Constitution s’il y avait un quelconque dispositif juridique parallèle visant à compenser les pertes encourues. Aucun mécanisme de ce type n’a été instauré. En conséquence, les dispositions applicables sont fondées sur la prémisse que la propriété doit – jusqu’à la fin de l’année 2004 – entraîner des pertes pour le propriétaire et qu’en même temps celui-ci a l’obligation d’engager des dépenses pour conserver le bien dans un état spécifique.
Cela signifie que la loi de 1994 a fait peser sur les propriétaires de biens immobiliers l’essentiel des sacrifices que la société devait consentir au bénéfice des locataires, du moins des plus démunis d’entre eux. Par ailleurs, il existait d’autres possibilités – par exemple le financement sur fonds publics des dépenses d’entretien et de réparation des immeubles visées à l’article 56 § 1, la prise en compte intégrale par la réglementation fiscale des pertes et des frais exposés par les propriétaires ou l’ajustement du montant des loyers aux revenus des locataires – qui n’ont pas été employées. Au lieu de cela, on a eu recours au moyen le plus simple (qui semble le moins coûteux socialement), consistant à plafonner le montant des loyers à un faible niveau et à autoriser les communes à ménager des exceptions à ce plafond. Les propriétaires sont donc censés financer le reliquat des coûts d’entretien de leurs biens sur leurs propres deniers. Aucune proportionnalité n’a été ménagée quant à la répartition des charges (sacrifices) entre les propriétaires et les autres membres de la société.
La Cour constitutionnelle aimerait souligner une fois de plus que, dans le contexte actuel, la protection des droits des locataires est un impératif constitutionnellement reconnu (...) et que cette exigence peut notamment se traduire par l’adoption de dispositions ayant pour effet de plafonner le montant des loyers. Toutefois, la Constitution n’impose en revanche nullement que certains particuliers – les propriétaires de logements – supportent l’essentiel de la charge que représente la protection des locataires. En effet, le devoir d’aider les plus démunis et [les obligations inhérentes à] la solidarité sociale n’incombent pas exclusivement aux propriétaires. Il est possible d’adopter d’autres dispositifs juridiques propres à assurer simultanément la nécessaire protection des locataires et les moyens financiers minimums dont les propriétaires ont besoin pour couvrir les frais qui leur incombent. (...) Il n’appartient pas à la Cour constitutionnelle d’indiquer des solutions concrètes et de déterminer la répartition des charges devant être respectivement supportées par les locataires, les propriétaires et la société dans son ensemble. La Cour estime toutefois qu’aucune considération constitutionnelle ne permet de justifier le fait d’imposer l’essentiel de ces charges aux propriétaires. (...)
En conséquence, l’article 56 § 2 est incompatible avec la Constitution. Une restriction au droit de propriété (...) qui n’est pas « nécessaire » ne remplit pas les exigences constitutionnelles de proportionnalité.
[Autres considérations]
Le constat selon lequel l’article 56 § 2 viole le principe de proportionnalité ôte toute utilité à l’examen de la question de savoir si cette disposition porte également atteinte à l’essence même du droit de propriété, puisque [les conclusions auxquelles la Cour constitutionnelle parviendrait à cet égard] n’auraient pas d’incidence sur le fond du présent arrêt. Il convient simplement de noter incidemment que la question de savoir si « l’essence » du droit de propriété a été préservée doit également être appréciée (...) à la lumière des restrictions apportées à ce droit prises dans leur ensemble. (...) Le mécanisme [de contrôle des loyers] institué par l’article 56 § 2, combiné avec d’autres dispositions applicables aux immeubles détenus par des personnes privées, [dépossède] les propriétaires de la moindre prérogative attachée au droit de propriété dont ils sont titulaires.
La Cour constitutionnelle estime par conséquent que le droit des propriétaires de tirer profit de leurs biens, qui est une composante importante du droit de propriété, a été annihilé et que le second attribut de ce droit, celui de disposer des biens, a été simultanément vidé de sa substance. En conséquence, le droit de propriété est devenu illusoire et inapte à remplir la fonction que lui assigne l’ordre juridique fondé sur les principes énumérés à l’article 20 de la Constitution [principes de l’économie sociale de marché, de l’activité économique, de la propriété privée, de la solidarité, du dialogue et de la coopération].
[Quant aux aspects constitutionnels de la situation des locataires]
Le législateur s’est vu imposer une sorte d’obligation de garantir, jusqu’au 31 décembre 2004, le maintien dans leurs modalités actuelles des rapports entre les bailleurs et les preneurs de logements municipaux [ou privés], y compris en ce qui concerne le niveau des loyers [3 % de la valeur de reconstruction du logement] (...) Eu égard au principe selon lequel la confiance des citoyens en l’Etat et en ses lois doit être préservé et au principe de la sécurité juridique, lesquels découlent de la prééminence du droit consacrée par l’article 2 de la Constitution et s’imposent au législateur, la Cour constitutionnelle estime que renoncer à obligation ne se justifierait qu’en cas de nécessité publique exceptionnelle, qui n’existe pas à l’heure actuelle (...) Il convient de noter au passage que la fixation d’un terme à l’application du système de contrôle des loyers des immeubles appartenant à des personnes privées impose également une obligation au législateur, au bénéfice des propriétaires : celle d’abroger le dispositif en question sous la forme qu’il revêt actuellement d’ici la fin de 2004. Pareille obligation doit également être considérée sous l’angle du principe de la préservation de la confiance des citoyens en l’Etat.
[Considérations finales]
La non-conformité à la Constitution d’un système autorisant la fixation des revenus des propriétaires à un niveau inférieur à un certain seuil ne signifie pas que les loyers dus par les locataires doivent nécessairement être revus à la hausse, car ce problème peut être résolu par l’allocation de fonds publics »
2.  L’arrêt du 10 octobre 2000
87.  Par un arrêt du 10 octobre 2000, la Cour constitutionnelle déclara incompatible avec les principes constitutionnels protégeant le droit de propriété et la justice sociale l’article 9 de la loi de 1994 (paragraphe 82 ci-dessus), qui définissait les obligations des propriétaires. Elle releva entre autres que cette disposition imposait aux propriétaires une charge financière lourde et nullement proportionnée aux revenus tirés des loyers réglementés. Elle ordonna que l’article en question fût abrogé d’ici le 11 juillet 2001.
3.  Les modifications législatives ultérieures
88.  Les arrêts rendus par la Cour constitutionnelle les 12 janvier et 10 octobre 2000, conduisirent le Parlement à adopter une nouvelle loi sur le logement et les rapports locatifs, la loi du 21 juin 2001 portant modification du code civil et relative à la protection des droits des locataires et aux ressources en logement des communes (Ustawa o ochronie praw lokatorów, mieszkaniowym zasobie gminy i o zmianie Kodeksu cywilnego) (« la loi de 2001 »), qui entra en vigueur le 10 juillet 2001. Ce texte abrogea la loi de 1994 et substitua au régime de loyers réglementés un nouveau dispositif juridique de contrôle des loyers limitant la possibilité pour les propriétaires d’augmenter le montant des loyers.
La loi de 2001 fut modifiée à plusieurs reprises. Les amendements les plus importants, adoptés par le Parlement les 17 et 22 décembre 2004, entrèrent en vigueur le 1er janvier 2005 (paragraphes 128-136 ci-dessous).
A.  La loi de 2001
1.  Les restrictions apportées à la hausse des loyers
89.  L’article 9 de la loi de 2001 énumérait les situations dans lesquelles un propriétaire pouvait augmenter le loyer. Les passages pertinents de cette disposition, telle qu’applicable jusqu’au 10 octobre 2002 (paragraphe 106 ci-dessous), se lisaient ainsi :
« 1.  Le loyer et les charges locatives, exceptées celles qui ne dépendent pas du propriétaire [par exemple l’électricité, l’eau, le chauffage central, etc] ne peuvent être augmentés qu’une fois par semestre ;
2.  Si un propriétaire augmente les charges locatives qui ne dépendent pas de lui, il est tenu de fournir au locataire un récapitulatif des charges et d’informer celui-ci des motifs de l’augmentation ;
3.  L’augmentation annuelle du loyer et des charges locatives, exceptées celles qui ne dépendent pas du propriétaire, ne peut dépasser un certain pourcentage de la hausse de l’indice des prix à la consommation constatée l’année antérieure à l’année précédant l’augmentation. Le pourcentage en question est de :
1)  50 % – si le loyer annuel n’excède pas 1% de la valeur de reconstruction du logement ;
2)  25 % – si le loyer annuel est compris entre 1% et 2 % de la valeur de reconstruction du logement ;
3)  15 % – si le loyer annuel excède 2 % de la valeur de reconstruction du logement.
Les informations relatives à la hausse des prix visée à la première phrase [du présent paragraphe] seront publiées dans les bulletins officiels du président du Bureau central des statistiques ;
8.  La valeur de reconstruction d’un logement est le produit de la surface utile de celui-ci par l’indice de conversion du coût de reconstruction au mètre carré de la surface utile de l’immeuble résidentiel. (...) »
90.  L’article 28 § 2 de la loi de 2001 imposait une autre restriction aux propriétaires désireux d’augmenter les loyers. Reprenant une limite déjà posée par la loi de 1994 (paragraphe 81 ci-dessus), cette disposition, applicable jusqu’au 31 décembre 2004, plafonnait le montant des loyers réglementés à 3 % de la valeur de reconstruction des logements. Cette disposition resta en vigueur jusqu’au 31 décembre 2004, limite qui avait déjà été fixée par la loi de 1994.
L’article 28 § 2 était ainsi rédigé :
« Jusqu’au 31 décembre 2004, le montant annuel des loyers dus au titre des baux conclus antérieurement à la promulgation de la présente loi et relevant du régime des loyers réglementés à la date d’entrée en vigueur de la présente loi est plafonné à 3 % de la valeur de reconstruction du logement. »
2.  La cessation des baux
91.  L’article 11 de la loi de 2001 énumérait les situations dans lesquelles un propriétaire pouvait mettre fin à un bail découlant d’une décision administrative.
L’article 11 §§ 1 et 2, en ses passages pertinents, était ainsi libellé :
« 1.  Le propriétaire ne peut donner congé au locataire qui verse un loyer en contrepartie de la jouissance d’un logement que pour les raisons énumérées ci-après (...) Le congé doit être donné par écrit à peine de nullité.
2.  Le propriétaire peut délivrer congé au locataire avec un préavis effectif d’un mois, le bail expirant alors à la fin du mois calendaire, dans les cas suivants :
1) lorsque le locataire, malgré un avertissement écrit, continue à utiliser le logement d’une manière contraire aux termes du bail ou non compatible avec la destination du logement, et cause ainsi un dommage ; ou s’il détériore des équipements conçus pour l’usage commun des résidents, ou s’il trouble l’ordre de manière flagrante ou répétée, perturbant ainsi gravement (czyniąc uciążliwym) l’usage des autres appartements ; ou
2)  lorsque le locataire a plus de trois mois de retard pour le paiement des loyers ou des autres charges locatives et que, ayant été informé par écrit de l’intention du propriétaire de mettre fin au bail et bénéficié d’un mois pour régler l’arriéré et le loyer du mois en cours, il ne s’est pas acquitté des montants dus ; ou
3)  Lorsque le locataire, sans l’autorisation du propriétaire, a sous-loué le logement ou une partie de celui-ci, ou a permis à un tiers de l’utiliser en tout ou en partie à titre gratuit ; ou
4)  Lorsque le logement occupé par le locataire doit être libéré en vue d’une démolition imminente ou d’une rénovation importante de l’immeuble (...)
92.  En vertu de l’article 11 § 3, le propriétaire d’un logement qui percevait des loyers inférieurs à 3 % de la valeur de reconstruction de celui-ci pouvait mettre fin au bail si le locataire n’y résidait plus depuis plus de 12 mois ou si celui-ci avait un droit sur un autre appartement situé dans la même ville.
Aux termes de l’article 11 § 4, le propriétaire désireux de reprendre son appartement pour y habiter pouvait mettre fin au bail avec un préavis de six mois et s’il avait proposé au locataire un « logement de remplacement » (lokal zastępczy) ou si le locataire avait droit à un logement remplissant les conditions d’un « logement de remplacement ».
En vertu de l’article 11 § 5, le propriétaire désireux de reprendre son appartement pour y habiter mais qui ne pouvait proposer au locataire un « logement de remplacement » pouvait mettre fin au bail avec un préavis de trois ans.
93.  Toutefois, l’article 12 § 1 apportait une restriction supplémentaire à la possibilité de mettre fin à un bail. Selon cette disposition, le propriétaire désireux de mettre fin à un bail pour le motif énoncé à l’article 11 alinéa 2 (arriérés de loyer non réglés malgré la notification d’un avertissement et l’octroi d’un nouveau délai pour le paiement) ne pouvait donner congé à un locataire dont les ressources aurait permis à celui-ci de prétendre à l’octroi d’un bail pour un « logement social » (lokal socjalny) municipal sans avoir au préalable proposé au locataire en question un accord de règlement des arriérés de loyer et des charges en cours.
3.  Obligations d’entretien et de réparation
94.  La loi de 2001, telle qu’applicable jusqu’au 1er janvier 2005, ne comportait aucune règle spécifique relativement aux obligations des propriétaires et des locataires en matière d’entretien et de réparation des logements et des immeubles d’habitation. Les obligations en question relevaient en partie des dispositions pertinentes du code civil (applicable à toute question non traitée par la loi de 2001) et en partie de la loi du 7 juillet 1994 sur la construction (Prawo budowlane) (« la loi sur la construction »), laquelle définissait les devoirs généraux des propriétaires d’immeubles.
95.  Les passages pertinents de l’article 662 du code civil, qui énonce une règle générale, se lisent ainsi :
« 1.  Le bailleur droit délivrer au preneur la chose [louée] dans un état la rendant apte à l’usage auquel elle est destinée et la conserver ainsi pendant toute la durée du bail.
2.  Les réparations mineures liées à l’usage normal de la chose [louée] incombent au preneur. »
96.  L’article 675 du code civil, en ses passages pertinents, se lit ainsi :
« 1.  Au terme du bail, le preneur est tenu de restituer la chose [louée] dans un état équivalent [à celui dans lequel elle se trouvait lorsqu’il en a pris possession] ; toutefois, il n’est pas responsable de la détérioration de la chose provoquée par un usage normal de celle-ci. »
97.  L’article 681 énumère les réparations mineures dont le locataire est responsable. Il se lit ainsi :
« Les réparations mineures dont le preneur a la charge comprennent, entre autres, celles relatives aux sols, aux portes et aux fenêtres, la peinture des murs et des sols et le côté intérieur de la porte d’entrée de l’appartement, ainsi que celles relatives aux installations et équipements qui permettent d’utiliser la lumière, le chauffage, l’eau et l’évacuation des eaux usées »
98.  L’article 61 de la loi sur la construction énonce :
« Le propriétaire ou gérant d’un immeuble est tenu d’entretenir et d’utiliser l’immeuble conformément aux règles énoncées à l’article 5 § 2. »
L’article 5 § 2 dispose :
« Les conditions d’utilisation d’un immeuble doivent être garanties conformément à l’usage auquel il est destiné, notamment en ce qui concerne :
a)  l’alimentation en eau et en électricité et, le cas échéant, l’alimentation en chauffage et en fioul, compte dûment tenu de leur usage effectif ;
b)  l’évacuation des eaux usées, des ordures et .des eaux de pluie. »
4.  La transmission des baux par voie successorale
99.  L’article 691 du code civil, en ses passages pertinents, se lit ainsi :
« Au décès du preneur, son conjoint, s’il n’était partie au bail, ses enfants, les conjoints de ceux-ci et toute autre personne dont il avait la charge ou qui vivait avec lui en concubinage peuvent lui succéder aux droits et obligations découlant du bail.
2.  Les personnes visées au paragraphe 1 succèdent aux droits et obligations du preneur si elles vivaient dans le foyer de celui-ci jusqu’à son décès.
3.  Le bail expire si aucune des personnes visées au paragraphe 1 ne vient aux droits et obligations du preneur ».
E.  L’arrêt rendu le 2 octobre par la Cour constitutionnelle
100.  Le 11 décembre 2001, le médiateur (Rzecznik Praw Obywatelskich) demanda notamment à la Cour constitutionnelle de déclarer l’article 9 § 3 de la loi de 2001 (paragraphe 89 ci-dessus) contraire au principe constitutionnel de protection du droit de propriété. Il fit état des nombreuses plaintes qu’il avait reçues de propriétaires, qui dénonçaient le fait que le montant des loyers déterminé conformément aux règles prévues par l’article en question ne couvrait pas les frais d’entretien de base des immeubles résidentiels. Il fit également valoir que dispositions récemment adoptées pour la fixation des loyers plaçaient les propriétaires dans une position plus défavorable que celle qui résultait des règles applicables sous l’empire de la loi de 1994, qui avaient elles-mêmes été déclarées inconstitutionnelles.
Le médiateur critiqua l’incohérence – selon lui exceptionnelle – de la législation en question. Il mit notamment en cause le fait que la loi instituait – à tort selon lui – une corrélation entre l’augmentation des loyers et la hausse de l’indice des prix à la consommation, indice qui n’avait pas le moindre rapport avec la question des frais d’entretien des immeubles. Il ajouta qu’il n’y avait toujours aucune disposition permettant aux propriétaires de compenser les pertes subies du fait des dépenses d’entretien de leur bien.
101.  Les représentants du Parlement et du procureur général (Prokurator Generalny) prièrent la Cour constitutionnelle de rejeter la demande.
102.  La haute juridiction invita les organisations de propriétaires et de locataires à intervenir dans la procédure et à formuler des observations écrites. L’Association polonaise des locataires, l’Union polonaise des propriétaires d’immeubles (Polska Unia Właścicieli Nieruchomości) et l’Association polonaise des propriétaires immobiliers (Ogólnopolskie Stowarzyszenie Właścicieli Nieruchomości) présentèrent leurs observations les 16, 17 et 18 septembre 2002 respectivement.
103.  L’Union polonaise des propriétaires d’immeubles produisit un nombre considérable de statistiques qui montraient que les loyers réglementés représentaient en moyenne 1,5 % environ de la valeur de reconstruction des immeubles, qui s’élevait elle-même à quelque 40 % des frais d’entretien des immeubles résidentiels. Elle présenta un exemple de calcul de loyer mensuel basé sur la valeur de reconstruction moyenne, la taille moyenne d’un logement et le revenu brut moyen.
Partant de l’hypothèse que la valeur de reconstruction moyenne s’élevait à 2 200 PLN, que le montant maximum des loyers réglementés représentait 1,5 % de cette valeur et que le logement moyen pris comme référence avait une surface de 40 m2, elle calcula que loyer mensuel dû pour la location d’un tel logement était de 110 PLN. Elle précisa que ce montant correspondait à 5 % du revenu brut moyen, alors que les loyers représentaient selon elle 25 à 30 % du revenu brut moyen dans les pays de l’Union européenne.
104.  L’Association polonaise des propriétaires immobiliers alléguait que la législation critiquée, qui imposait à un groupe de 100 000 propriétaires environ l’essentiel de la charge de la protection sociale des locataires offerte par l’Etat sans mettre à contribution les quelques 15 000 000 de contribuables polonais, était contraire au principe constitutionnel de proportionnalité.
105.  L’Association polonaise des locataires estimait que les dispositions litigieuses étaient compatibles avec la Constitution. Elle souligna qu’un groupe important de locataires, et en particulier ceux dont le droit au bail découlait de décisions administratives, se trouvaient dans une situation financière médiocre. Elle releva que, sous le régime de l’administration publique de l’habitat, les locataires en question avaient fait des investissements et avaient de la sorte contribué aux frais d’entretien des immeubles, alors même qu’ils n’y étaient pas légalement tenus. Répondant aux questions posées par les juges à l’audience, le président de l’Association admit que, parmi les locataires payant des loyers réglementés, se trouvaient également des personnes aisées, pour lesquelles une augmentation de loyer serait justifiée.
106.  Le 2 octobre 2002, la formation plénière de la Cour constitutionnelle déclara l’article 9 § 3 de la loi de 2001 non conforme à la constitution pour contrariété à l’article 64 §§ 1 et 2 et à l’article 31 § 3 de ce texte (paragraphes 113 et 114 ci-dessous). L’article en question fut en conséquence abrogé. L’abrogation prit effet le 10 octobre 2002, date de la publication de l’arrêt au Journal des lois (Dziennik Ustaw).
107.  La motivation de l’arrêt de la Cour constitutionnelle reprenait en grande partie l’arrêt rendu par elle le 12 janvier 2000 (paragraphes 84-86 ci-dessus).
La haute juridiction parvint à la conclusion que la suppression du système de contrôle des loyers opérée par la loi de 2001 n’avait pas amélioré la situation des propriétaires mais avait au contraire institué un mécanisme défectueux d’encadrement de la hausse des loyers. Elle jugea que l’article 9 § 3 n’avait pas seulement « gelé » la position défavorable des propriétaires, laquelle avait déjà été jugée contraire à la Constitution, mais avait en outre, compte tenu des changements intervenus dans la situation économique, réduit sensiblement toute possibilité d’augmenter les loyers pour couvrir les dépenses d’entretien des immeubles incombant aux propriétaires.
La Cour répéta ce qu’elle avait déjà déclaré dans son arrêt du 12 janvier 2000, c’est-à-dire que les dispositions attaquées plaçaient sur les propriétaires de biens immobiliers la charge principale des sacrifices que la société devait consentir au profit des locataires démunis. Elle ajouta que l’article 9 § 3 laissait perdurer l’atteinte aux droits patrimoniaux découlant de la loi de 1994, notamment en ce que les propriétaires n’avaient pas été déchargés des obligations d’entretien des immeubles qui leur avaient été précédemment imposées.
108.  Le raisonnement de la Cour constitutionnelle était pour l’essentiel le suivant :
« Pendant la phase de transition entre le système des loyers réglementés et le régime des loyers contractuels, la hausse des loyers doit être encadrée. (...) Dans la plupart des pays européens, les organes législatifs exercent un contrôle sur les augmentations en question. L’introduction d’un tel mécanisme dans le droit polonais semble être particulièrement justifiée et la nécessité d’une telle mesure découle d’une façon assez évidente de la pénurie de logements et de l’absence d’un marché locatif propre à influencer les niveaux de loyers. La faiblesse de l’offre de logements locatifs a créé une situation dans laquelle les locataires s’exposent à des demandes abusives de la part des propriétaires. Il est donc nécessaire de réglementer les augmentations de loyers.
Si la Cour constitutionnelle reconnaît cette nécessité, elle juge cependant que le système institué par la disposition litigieuse est défectueux et objectivement inapproprié pour atteindre les buts poursuivis par le législateur. (...)
La Cour constitutionnelle examinera tout d’abord les incidences de l’application de l’article 9 § 3 de la loi de 2001 sur la situation des propriétaires soumis au régime des loyers réglementés institué par la loi de 1994. De l’avis de la Cour, la disposition litigieuse a non seulement « gelé » la position défavorable des propriétaires qui avait perduré sous l’empire de la loi de 1994, et qui a déjà été jugée contraire à la Constitution, mais, compte tenu des changements intervenus dans la situation économique, elle l’a même aggravée. (...)
A l’époque où la législation actuelle est entrée en vigueur, les locataires payaient des loyers fixés par les communes. Selon les informations fournies par l’Office de l’habitat et de l’urbanisme, [les loyers versés] ne couvraient que 60 % des frais d’entretien des immeubles résidentiels. La loi de 2001 n’a pas eu pour effet d’augmenter les loyers au niveau qu’ils auraient pu atteindre en application des principes énoncés par la Cour constitutionnelle dans [l’arrêt rendu par elle le 12 janvier 2000]. Le législateur n’a pas davantage donné aux propriétaires la possibilité d’augmenter les loyers à un niveau garantissant le remboursement de leurs dépenses. La loi de 2001 a gelé le montant des loyers et a fixé un niveau de référence pour le calcul des hausses futures. (...)
De l’avis de la Cour constitutionnelle, il conviendrait de prendre l’une des deux mesures suivantes pour arriver à un niveau de loyers raisonnable: soit augmenter de façon très importante les taux déflationnistes actuellement applicables aux loyers réglementés tout en adoptant des mesures restrictives protégeant les locataires contre de nouvelles hausses, soit geler les taux actuels tout en autorisant des augmentations importantes se succédant à un rythme relativement rapide jusqu’à ce qu’un niveau acceptable soit atteint. Toutefois, le législateur a fixé un loyer de réfrence exagérément bas et n’a permis que des augmentations strictement réglementées, en rapport avec le taux d’inflation. Ce faisant, il n’a pas tenu compte de la baisse constante du taux d’inflation, de sorte que les augmentations autorisées ne représentent qu’une fraction du loyer de référence et ne permettent pas, pour des raisons purement arithmétiques, de parvenir à un niveau de loyer garantissant une certaine rentabilité ou, à tout le moins, de couvrir les frais d’entretien mis à la charge des propriétaires. La baisse du taux d’inflation, qui est généralement perçue comme un signe positif de stabilité économique, a entraîné la stagnation des loyers à des niveaux bas.
La détérioration de la situation des propriétaires percevant des loyers réglementés est également perceptible lorsque l’on compare les hausses de loyer intervenues sous l’empire de la loi de 1994 et celles qui sont autorisées par la loi de 2001. Selon les informations fournies par l’Office de l’habitat et de l’urbanisme [au sujet de la mise en œuvre de la loi de 1994], les communes appliquaient à l’époque des hausses annuelles significatives aux loyers réglementés. C’est ainsi qu’en 1996, la hausse moyenne des loyers en question atteignit 30 % pour un taux d’inflation d’environ 20 % et s’éleva à 31 % en 1997, année où le taux d’inflation était retombé à 13 %. La transition vers un niveau de loyers raisonnable était plus rapide qu’aujourd’hui, ne serait-ce que parce que les communes, qui possédaient elles-mêmes des immeubles résidentiels, avaient tout intérêt à pratiquer de véritables augmentations de loyer. D’autre part, la réglementation antérieure donnait aux propriétaires l’espoir d’un assouplissement de la politique des loyers. En dépit du contrôle des loyers qui leur était imposé par les communes, les propriétaires savaient qu’ils seraient en mesure de négocier les loyers librement à partir de 2005. Mais cette perspective encourageante a été supprimée par l’article 9 § 3 de la loi de 2001. Même si le plafond de 3 % doit disparaître à compter [du 31 décembre] 2004, il ne sera en réalité pas atteint en raison de la règle énoncée par l’article 9 § 3.
De l’avis de la Cour constitutionnelle, la situation décrite ci-dessus permet de conclure à juste titre que les propriétaire qui percevaient auparavant des loyers réglementés sont aujourd’hui dans une position sans contexte moins favorable que celle dans laquelle ils se trouvaient sous l’empire de la loi de 1994. (...) Loin d’améliorer la situation l’article 9 § 3 a laissé perdurer l’atteinte au droit de propriété. A cet égard, il faut examiner la situation des propriétaires sous leurs autres aspects, indépendamment des restrictions apportées aux hausses de loyer. Si, à la suite de (...) l’arrêt du 12 janvier 2000, le législateur avait apporté des modifications substantielles à un aspect quelconque de la situation juridique des propriétaires, compensant ainsi les pertes consécutives à la baisse des loyers, l’appréciation des niveaux de loyer en l’espèce aurait dû se fonder sur d’autres critères que ceux auxquels cette Cour s’est référée en 2000.
Depuis le 12 janvier 2000, il n’y a eu aucune modification législative autre que l’adoption de la loi de 2001, qui a sérieusement aggravé la situation des propriétaires. Ceux-ci continuent à supporter la charge des obligations imposées par la loi sur la construction, dont le non-respect, comme l’a souligné le médiateur, est susceptible de sanctions. Aucun changement n’est intervenu dans le régime de l’impôt sur le revenu, au moins en ce qui concerne la déductibilité de l’impôt (ou du revenu imposable) des dépenses d’entretien afférentes aux immeubles locatifs. Le législateur n’a pas davantage prévu de système de prêts à taux préférentiel pour les réparations locatives. (...) La Cour constitutionnelle souligne également que la loi de 2001 n’a apporté aucune amélioration tangible à la situation des propriétaires quant à la cessation des baux. (...)
Il est dès lors parfaitement justifié de revenir aux conclusions auxquelles cette Cour était parvenue concernant l’article 56 § 2 de la loi de 1994. Même si les dispositions examinées dans la présente espèce ne sont plus les mêmes, et que la Cour est appelée à statuer sur des instruments juridiques complètement différents (le dispositif d’encadrement des hausses de loyer, et non plus le système des loyers réglementés institué par la loi de 1994), l’objet du litige et les questions à examiner – c’est-à-dire la situation des propriétaires auxquels le législateur a imposé une réduction des niveaux de loyer – demeurent essentiellement les mêmes. L’article 9 § 3 instaure en outre une différence de traitement entre les propriétaires, selon qu’ils sont parties à des rapports locatifs relevant du régime des loyers réglementés ou qu’ils ont conclu des baux à loyers librement fixés. Comme on l’a montré ci-dessus, le dispositif système de hausse des loyers est préjudiciable au premier groupe de propriétaires et profite au second de manière injustifiable, au détriment des locataires.
Compte tenu de ce qui précède, la Cour constitutionnelle estime que [l’application de] la disposition litigieuse a pour effet de perpétuer l’atteinte au droit de propriété d’un groupe spécifique de propriétaires, à savoir ceux qui sont parties à un bail découlant de décisions administratives d’attribution de logements ou d’une autre base juridique antérieure à l’application, dans une commune donnée, de la politique de l’administration publique de l’habitat. Au lieu de revaloriser les taux des loyers réglementés qui avaient été jugés inconstitutionnels, le législateur a adopté des dispositions visant à limiter les majorations de loyer et qui ont eu pour effet de bloquer les loyers en question à des niveaux qui ne sauraient être considérés comme compatibles avec les garanties constitutionnelles attachées au droit de propriété. (...)
Il importe de rappeler, eu égard à l’[arrêt du 12 janvier 2000], que les restrictions en question sont indubitablement inspirées par la nécessité de protéger l’ordre public et les droits d’autrui, à savoir les locataires. Toutefois, conformément à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, l’article 31 § 3 de la Constitution exige que les restrictions aux droits qu’il garantit soient nécessaires. S’agissant du [dispositif de contrôle] des loyers, la Cour constitutionnelle a qualifié de « nécessaire » – au moins pendant la période transitoire – la limitation au droit de propriété consistant à « entraver la liberté de tirer profit des biens par la fixation d’un niveau de loyer ne permettant de couvrir que les frais d’entretien et de conservation des immeubles ». Mais une mesure qui aurait pour effet de descendre en-deçà du minimum ainsi défini a été considérée par cette Cour comme inconstitutionnelle. Faire supporter la charge du financement public du système des loyers à un seul groupe social, à savoir les propriétaires, a été également jugé inconstitutionnel puisque « le devoir d’aider les plus démunis et [les obligations inhérentes à] la solidarité sociale n’incombent pas seulement aux propriétaires ». La Cour constitutionnelle a envisagé et continue d’envisager l’application d’autres mesures juridiques (...) propres à assurer une répartition plus uniforme de la charge liée à la nécessité de satisfaire les besoins en logement parmi les membres de la société. Il est donc inutile d’imputer l’intégralité de cette charge au seul groupe des propriétaires. La Cour constitutionnelle estime dès lors que la restriction résultant de l’article 9 § 3 (...) ne répond pas aux exigences imposées par le principe de proportionnalité et excède les limitations au droit de propriété permises par l’article 31 § 3 de la Constitution.
Il n’appartient pas à la Cour constitutionnelle de fixer des niveaux de loyer minimum (...) [Toutefois,] la Cour constitutionnelle rappelle l’importance cruciale que revêt la juste détermination des frais d’entretien et de conservation des immeubles résidentiels du point de vue de la protection des droits des propriétaires, et considère que le montant de ces dépenses constitue le niveau minimum absolu (...)
Quant à la mise en œuvre des droits constitutionnels des locataires, la Cour constitutionnelle souligne que, si l’article 9 § 3 de la loi de 2001 a été jugé inconstitutionnel par le présent arrêt, d’autres dispositions de la loi en question limitent sérieusement la liberté d’augmenter les loyers. La plus importante d’entre elles est sans conteste l’article 28 § 2, qui reste en vigueur et qui énonce que (...) jusqu’au 31 décembre 2004 inclus, le loyer annuel ne peut excéder 3 % de la valeur de reconstruction du logement. »
F.  L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 mai 2004
109.  Le 12 mai 2004, la Cour constitutionnelle statua sur un recours constitutionnel introduit par un certain J.-M. O, lequel contestait la constitutionnalité de l’article 9 § 3 et de l’article 28 § 3 de la loi de 2001 (paragraphes 89 et 90 ci-dessus). L’auteur du recours alléguait que ces dispositions étaient incompatibles avec l’article 64 § 1 (protection des droits patrimoniaux) de la Constitution lu conjointement avec l’article 31 § 3 (principe de proportionnalité).
Dans leurs conclusions écrites, le procureur général et les représentants du Parlement invitèrent la Cour à juger qu’il n’y avait pas lieu à statuer sur le moyen tiré de l’inconstitutionnalité alléguée de l’article 9 § 3, cette disposition ayant été abrogée par l’arrêt du 2 octobre 2002, et que l’article 28 § 3 était conforme à la Constitution.
A l’audience, J.-M.O. déclara vouloir maintenir sa plainte en ce qui concernait le grief tiré de l’article 28 § 3.
110.  La Cour constitutionnelle jugea l’article 28 § 3 conforme à la Constitution, déclarant que :
« La question du plafonnement des loyers a déjà été examinée par cette Cour dans [ses arrêts du 12 janvier 2000 et du 2 octobre 2002] et le maintien de cette mesure a été jugé nécessaire – au moins pendant la période transitoire – pour des raisons d’ordre public. La nécessité de protéger les locataires contre des loyers indûment élevés se justifie par la situation du logement en Pologne créée par la politique de l’administration publique de l’habitat, laquelle a conduit à une pénurie de logements largement répandue.
Une limitation du montant des loyers – telle que celle introduite par la disposition litigieuse – ne porte pas atteinte à l’essence du droit de propriété en ce qu’elle ne prive pas les propriétaires des attributs essentiels du droit en question. Il convient de souligner que le droit au bail est l’un des droits patrimoniaux protégés par l’article 64 §§ 1 et 2 de la Constitution et que les restrictions au droit de propriété sont inhérentes à de nombreux droits patrimoniaux, y compris le droit au bail. L’article contesté a plafonné le montant des loyers pour une durée clairement définie – jusqu’à la fin de l’année 2004 – et cela peut également avoir une incidence sur la question de savoir si une restriction temporaire au droit de propriété peut passer pour ne pas porter atteinte à l’essence de ce droit.
Il convient également d’observer qu’en fixant un terme précis à la mesure contestée, l’article 28 § 3 impose au législateur une obligation envers les propriétaires, laquelle doit être appréciée du point de vue du principe de la préservation de la confiance des citoyens en l’Etat et en ses lois. »
G.  Dispositions constitutionnelles pertinentes
111.  L’article 2 de la Constitution dispose :
« La République de Pologne est un Etat de droit démocratique qui met en œuvre les principes de la justice sociale. »
112.  L’article 20 énonce les principes fondamentaux sur lesquels le système économique de la Pologne est fondé. Il se lit ainsi :
« L’économie sociale de marché fondée sur la liberté de l’activité économique, la propriété privée et la solidarité, le dialogue et la collaboration des partenaires sociaux constitue le fondement du régime économique de la République de Pologne ».
113.  Aux termes de l’article 31 :
« L’exercice des libertés et des droits constitutionnels ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires, dans un Etat démocratique, à la sécurité ou à l’ordre public, à la protection de l’environnement, de la santé et de la moralité publiques ou des libertés et des droits d’autrui. Ces restrictions ne peuvent porter atteinte à l’essence des libertés et des droits. »
114.  L’article 64 protège le droit de propriété dans les termes suivants :
« 1.Toute personne a droit à la propriété ainsi qu’à d’autres droits patrimoniaux, et jouit du droit de succession.
2. La propriété, les autres droits patrimoniaux et le droit de succession font l’objet d’une protection juridique égale pour tous.
3.  Le droit de propriété ne peut faire l’objet de restrictions que par la loi et seulement dans la mesure où ces restrictions ne portent pas atteinte à la substance de ce droit. »
115.  L’article 75, qui traite de la protection des locataires, est libellé en ces termes :
« 1.  Les autorités publiques mettent en œuvre des politiques propres à satisfaire les besoins en logement des citoyens – en évitant en particulier que des personnes se retrouvent sans domicile – à favoriser le développement des logements sociaux et à soutenir les activités permettant l’acquisition par les citoyens de leur propre logement.
2.  La protection des droits des locataires est consacrée par la loi. »
116.  L’article 76 énonce :
« Les autorités publiques protègent les consommateurs, les clients, les locataires ou preneurs à bail contre les activités menaçant la santé de ceux-ci, leur vie privée et leur sécurité, ainsi que contre les pratiques commerciales malhonnêtes. La portée de cette protection est définie par la loi. »
H.  Effets généraux de l’abrogation de l’article 9 § 3 de la loi de 2001
117.   L’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 10 octobre 2002 permit aux propriétaires d’augmenter les loyers jusqu’à 3 % de la valeur de reconstruction des logements qui leur appartenaient. A la fin de l’année 2002, il y eut une hausse généralisée des loyers. Selon le Gouvernement, les loyers quadruplèrent dans la région de Varsovie, passant de de 2,17 PLN par mètre carré à environ 10 PLN en 2004. Les informations publiées dans la presse polonaise indiquent que, dans la plupart des autres villes, le prix du mètre carré correspondant à 3 % de la valeur de reconstruction du logement variait entre 5 et 6 PLN par mètre carré. Les loyers librement fixés par contrat sont encore plus élevés et peuvent atteindre de deux à trois fois ce montant, en particulier dans les grandes villes.
I.  Les modifications législatives de décembre 2004
1.  Travaux préparatoires et adoption par le Parlement
a)  Le projet de loi du Gouvernement
118.  Au début de l’année 2003, le Gouvernement entreprit d’élaborer un projet de réforme de la loi de 2001. Il présenta un projet de loi au Parlement le 30 décembre 2003.
119.  Le rapport explicatif du projet en question indiquait que les amendement envisagés visaient notamment à « préciser les droits et obligations respectifs des propriétaires et des locataires afin de renforcer la protection de la partie la plus faible », à « instituer de nouvelles règles de protection des locataires contre des hausses excessives des loyers et des autres charges locatives » et à « réduire la disproportion entre les droits constitutionnellement protégés des locataires et les droits constitutionnels des propriétaires ».
120.  Le Gouvernement proposa un certain nombre d’amendements au droit existant. La modification la plus importante et la plus controversée qu’il envisageait figurait dans l’article 28 du projet, dont le paragraphe 2 prévoyait de maintenir jusqu’à la fin de l’année 2008, pour tous les baux à loyer réglementé conclus avant le 10 juillet 2001, le système de contrôle des loyers qui devait être abrogé le 31 décembre 2004. Cette disposition visait en pratique l’ensemble des baux découlant de décisions administratives et portant sur des immeubles appartenant à des propriétaires privés.
L’article 28 § 2 concernait essentiellement les particuliers propriétaires d’immeubles et n’avait qu’un effet marginal sur les organismes publics et les coopératives de logement. Le rapport explicatif énonçait que l’abrogation intégrale du système de contrôle des loyers « pouvait entraîner une augmentation spectaculaire des loyers » après la fin de l’année 2004 et que la dérogation envisagée « permettrait une transition harmonieuse entre les niveaux de loyers constatés à la fin de l’année 2004 et les niveaux fixés conformément aux principes généraux ».
Le Gouvernement souhaitait par conséquent que le niveau des loyers fût plafonné à 3 % de la valeur de reconstruction des logements jusqu’au 31 décembre 2004, puis à 3,25 % jusqu’à fin 2005, à 3,5 % jusqu’à fin 2006, à 3,75 % jusqu’à fin 2007 et à 4 % jusqu’à fin 2008.
121.  Les effets du blocage des loyers envisagé par le Gouvernement sur les droits patrimoniaux des particuliers propriétaires firent l’objet d’une large couverture médiatique et donnèrent lieu à des débats publics enflammés. Cette proposition fut sévèrement critiquée par toutes les organisations de propriétaires.
122.  Finalement, le 5 octobre 2004, le Gouvernement présenta au Parlement un amendement au projet de loi en question. Il retira sa proposition initiale de geler les niveaux de loyers après le 31 décembre 2004, mais maintint l’encadrement de la hausse des loyers dus au titre des baux découlant des décisions administratives précédemment prises.
b)  La proposition de loi des députés
123.  Le 22 juin 2004, un groupe de députés du Parti « Droit et justice » (« Prawo i Sprawiedliwość ») présenta une proposition de réforme de la loi de 2001.
124.  Les modifications proposées, telles qu’exposées dans le rapport explicatif pertinent, visaient essentiellement à :
« assurer la protection effective des droits des locataires, telle que garantie par les articles 75 § 1 et 76 de la Constitution :
a)  en empêchant les propriétaires d’abuser du droit de mettre fin au bail en vertu de l’article 11 § 5 de la loi de 2001 ;
b)  en empêchant la survenance de situations anormales causées par le non-respect par les propriétaires des obligations qui leur incombent au titre de la location de logements (même dans les cas où les propriétaires sont inconnus et où la commune ne gère pas le l’immeuble concerné). »
C.  Les débats parlementaires
125.  Le Parlement décida de travailler sur les deux projets simultanément. La première lecture eut lieu le 6 octobre 2004. La deuxième lecture se déroula le 17 novembre 2004, après l’examen du rapport élaboré par trois commissions parlementaires (la commission des infrastructures, la commission de la famille et de la politique sociale et la commission des collectivités locales et de la politique régionale) et l’adoption d’amendements. A l’issue de la troisième lecture, qui eut lieu le 19 novembre 2004, les projets furent adoptés par le Sejm et transmis au Sénat et au président de la Pologne le jour même.
Le 6 décembre 2004, le Sénat proposa plusieurs amendements, dont le plus important portait sur l’article 9 de la loi de 2001 et plafonnait les hausses de loyer à 10 % par an dans les situations où le loyer versé dépassait 3 % de la valeur de reconstruction du logement.
126.  Le 17 décembre 2004, le Sejm accepta certains des amendements du Sénat, notamment celui relatif à l’article 9. Le même jour, la loi fut transmise au président de la Pologne, qui la promulgua le 23 décembre 2004.
127.  Certains événements, notamment des articles de presse révélant que le nouveau libellé de l’article 9 de la loi de 2001 n’excluait pas la possibilité d’une hausse exceptionnelle de loyer, même lorsque celui-ci était égal ou inférieur à 3 % de la valeur de reconstruction du logement, incitèrent le Parlement à adopter, le 22 décembre 2004, selon la procédure accélérée, une nouvelle proposition de loi portant modification de la loi de 2001. La proposition en question, qui fut présentée par un groupe de députés, se bornait à envisager l’ajout d’un nouveau paragraphe à l’article 9 de la loi de 2001 (paragraphe 136 ci-dessous). Le même jour, la proposition fut transmise au Sénat et acceptée par celui-ci. Le président de la Pologne signa la loi le 23 décembre 2004.
2.  L’amendement du 17 décembre 2004
128.  L’amendement du 17 décembre 2004 entra en vigueur le 1er janvier 2005.
a)  Restrictions aux augmentations des loyers
129.  Le nouvel article 8 a) fut rédigé en vue de permettre l’application conjointe de la décision du 2 octobre 2002 de la Cour constitutionnelle et du principe constitutionnel de la protection des droits des locataires. Il soumettait les hausses de loyer à diverses restrictions. Ses passages pertinents sont ainsi libellés :
« 1.  Le bailleur peut augmenter le loyer ou les autres charges locatives, en notifiant [au preneur] l’augmentation de loyer au plus tard à la fin d’un mois calendaire [et] dans le respect des conditions applicables aux notifications.
2.  Le préavis applicable à une augmentation du loyer ou des autres charges locatives est de trois mois, à moins que les parties n’aient stipulé un délai plus long dans leur contrat ;
4.  Une augmentation annuelle du loyer excédant 3 % de la valeur de reconstruction du logement ne peut survenir que dans des cas justifiés. A la demande écrite du preneur, le bailleur doit indiquer par écrit dans les sept jours les motifs de l’augmentation et les modalités du calcul de celle-ci.
5.  Dans les deux mois suivant la notification d’une augmentation visée au paragraphe 4 ci-dessus, le preneur peut engager une action en justice en vue de faire constater que l’augmentation est injustifiée ou que le montant de celle-ci doit être révisé [ ; il peut également] refuser d’accepter l’augmentation, ce qui a pour effet de mettre un terme au contrat à la fin du préavis. La charge de la preuve du caractère justifié de l’augmentation pèse sur le bailleur.
7.  Les dispositions des paragraphes 1 à 6 ne s’appliquent pas aux augmentations :
1.  qui n’excèdent pas 10 % du loyer actuel ou des charges locatives actuelles sur un délai d’un an ;
3.  applicables aux charges qui ne dépendent pas du bailleur. »
130.  Quant à l’article 9 de la loi de 2001, les paragraphes 1 et 2 furent reformulés de la façon suivante :
« 1.  Les augmentations de loyer ou des autres charges locatives, sauf celles qui ne dépendent pas du bailleur [par exemple les charges d’électricité, d’eau, de chauffage central, etc.] ne peuvent avoir lieu plus d’une fois par semestre et, si le montant du loyer annuel ou des autres charges locatives – exception faite de celles qui ne dépendent pas du bailleur – dépasse 3 % de la valeur de reconstruction du logement, l’augmentation annuelle ne peut être supérieure à 10 % du loyer actuel ou des charges locatives actuelles [ ; pareille augmentation] sera calculée hors les charges qui ne dépendent pas du bailleur.
2.  Si les charges qui ne dépendent pas du bailleur ont été augmentées, celui-ci doit donner au preneur un récapitulatif des charges concernées exposant les motifs de l’augmentation. Le preneur n’est tenu de payer les charges objet de l’augmentation qu’à concurrence de la somme permettant au bailleur de couvrir les frais de fourniture des commodités visées à l’article 2 § 8 [par exemple l’électricité, l’eau, le chauffage]. »
b)  Cessation des baux
131.  Quant aux modalités de cessation des baux à l’initiative des particuliers propriétaires d’immeubles, le nouvel article 11 ne diffère que légèrement de la disposition qui régissait antérieurement cette question (paragraphe 91 ci-dessus).
L’article 11 § 1, en ses passages pertinents, se lit à présent comme suit :
« Le bailleur ne peut donner congé au preneur qui verse un loyer en contrepartie de la jouissance d’un logement que pour les motifs énumérés aux paragraphes 2 à 5 (...). Le congé doit être délivré par écrit, à peine de nullité.
Les paragraphes 2, 4 et 5 de l’article 11 demeurent inchangés. Le paragraphe 3 se lit à présent ainsi :
« Le propriétaire d’un logement qui perçoit un loyer annuel inférieur à 3 % de la valeur de reconstruction dudit logement peut mettre fin au bail :
1)  avec un préavis de six mois si le preneur n’a pas vécu dans l’appartement depuis plus de 12 mois ;
2)  avec un préavis d’un mois expirant à la fin d’un mois calendaire, si le preneur a droit à un autre logement situé dans la même localité ou dans une localité voisine, et sous réserve que celui-ci remplisse les conditions applicables aux logements de remplacement. »
132.  Dans sa nouvelle rédaction, l’article 11 § 7 dispose que, dans le cas où le propriétaire d’un appartement, les descendants majeurs de celui-ci ou une personne à l’égard de laquelle il a une obligation d’entretien souhaitent reprendre le logement en question pour y habiter (paragraphe 93 ci-dessus), le congé donné au preneur doit, à peine de nullité, indiquer l’identité du repreneur du logement. Le délai de préavis applicable au congé (six mois et trois ans respectivement) reste inchangé.
133.  En vertu de l’article 11 § 12, lorsque le preneur a 75 ans révolus à la date de la délivrance du congé, qu’il n’aura pas droit à un autre logement et qu’il ne bénéficiera pas d’une obligation d’entretien à l’expiration du préavis de trois ans, le bail prend fin à son décès.
c)  Obligations d’entretien et de réparation
134.  L’article 6 a) énumère les obligations dont le bailleur est tenu en matière d’entretien et de réparation de la chose louée. Pour l’essentiel, il reprend les dispositions de l’article 9 de la loi de 1994 (paragraphe 82 ci-dessus).
135.  L’article 6 b) dresse la liste des obligations d’entretien et de réparation incombant au preneur. En ses passages pertinents, il se lit ainsi :
« 1.  Le preneur est tenu de conserver le logement dans un état convenable du point de vue technique, sanitaire et hygiénique, conformément aux dispositions applicables en la matière, et de respecter les règles de bonne conduite en usage dans l’immeuble. Il doit également prendre soin des parties communes, telles que les ascenseurs, les cages d’escalier, les couloirs, les vide-ordures ( ?), les autres locaux [assimilés] et les environs de l’immeuble, et en prévenir les dégradations.
Le paragraphe 2 dresse la liste détaillée des réparations et travaux relatifs à la conservation d’un appartement.
3.  L’amendement du 22 décembre 2004
136.  L’amendement du 22 décembre 2004 entra en vigueur le 1er janvier 2005. Ses passages pertinents se lisent ainsi :
« Le paragraphe 1 a) suivant est ajouté à l’article 9 § 1 :
« Les dispositions du paragraphe 1 s’appliquent également en cas d’augmentation du loyer ou des autres charges locatives, exceptées celles qui ne dépendent pas du propriétaire, si, après l’augmentation, le montant du loyer annuel ou des autres charges locatives, exceptées celles qui ne dépendent pas du propriétaire, dépasse 3 % de la valeur de reconstruction du logement. »
4.  Le recours contestant la constitutionnalité des amendements de décembre 2004
137.  Le 4 janvier 2005, l’Union polonaise des propriétaires d’immeubles saisit la Cour constitutionnelle, contestant la constitutionnalité des amendements des 17 et 22 décembre 2004 (« les amendements de décembre 2004 »). Elle alléguait notamment que les dispositions qui augmentaient l’étendue des pouvoirs de l’Etat en matière de contrôle de la hausse des loyers des baux portant sur des immeubles appartenant à des particuliers étaient contraires aux principes constitutionnels de protection des droits légalement acquis et de préservation de la confiance des citoyens en l’Etat et en ses lois.
A cet égard, l’Union souligna que les autorités polonaises, contrairement à l’engagement qu’elles avaient pris en vertu de deux lois successives – à savoir les lois de 1994 et 2001, avaient manqué à leur obligation de mettre fin au système de contrôle des loyers, se bornant à y substituer d’autres restrictions à l’augmentation des loyers.
138.  Le 6 janvier 2005, le Gouvernement polonais informa la Cour que le premier ministre de la Pologne avait l’intention de saisir la Cour constitutionnelle pour contester la constitutionnalité de certaines dispositions des amendements de décembre 2004.
Le 19 janvier 2005, le procureur général saisit la Cour constitutionnelle d’un recours contestant la constitutionnalité des amendements de décembre 2004. Il mettait notamment en cause les dispositions qui plafonnaient les augmentations de loyer à 10 %, faisant en particulier valoir que ces restrictions constituaient une ingérence injustifiée dans les droits patrimoniaux des propriétaires, et ajouta que le Parlement manquait au devoir de « légiférer correctement » (zasada “przyzwoitej legislacji”), et en particulier à l’obligation de formuler des dispositions juridiques de manière précise et cohérente.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
139.  Sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la requérante se plaint que la situation créée par l’application de lois lui imposant des baux et fixant des loyers insuffisants a emporté une violation continue de son droit au respect de ses biens. Selon elle, il y a eu atteinte à la substance même de son droit de propriété au motif non seulement qu’elle n’a pas pu tirer un revenu de son bien mais aussi que, en raison des restrictions à la cessation des baux prévues dans le système de contrôle des loyers, elle n’a pu recouvrer la possession et l’usage de son bien.
L’article 1 du Protocole no 1 est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A.  Objet du litige
1.  Compétence ratione temporis
140.  Dans sa décision sur la recevabilité de la requête, la Cour a jugé que, bien qu’elle n’ait compétence que pour examiner la compatibilité avec la Convention des faits survenus après le 10 octobre 1994, date de la ratification du Protocole no 1 par la Pologne, elle pouvait prendre en compte les faits antérieurs à la ratification pour autant qu’ils pouvaient être considérés comme à l’origine d’une situation se prolongeant au-delà de cette date ou comme utiles à la compréhension des faits postérieurs à cette date.
Elle a également constaté que le grief de la requérante n’était pas dirigé contre une mesure ou une décision ponctuelle particulière intervenue avant ou même après le 10 octobre 1994 mais portait sur l’impossibilité continue où celle-ci se trouvait de recouvrer la possession de son bien et de percevoir un loyer adéquat pour sa maison. De fait, il semblait généralement admis que la situation dénoncée découlait de lois qui s’étaient appliquées avant et à la date d’entrée en vigueur de ce Protocole à l’égard de la Pologne et étaient toujours en vigueur (voir Hutten-Czapska c. Pologne (déc.), no 35014/97).
Telle est la situation qui prévalait le 16 septembre 2003, date de la décision sur la recevabilité, et qui perdure à ce jour.
Tout en admettant que l’origine de la législation polonaise sur la réglementation des loyers et les autres aspects historiques du contexte factuel et juridique de l’affaire peuvent être utiles à la compréhension des questions complexes d’ordre social, juridique et économique que soulève l’introduction de ce dispositif législatif en Pologne, la Cour n’examinera pas l’effet possible sur le droit de propriété de la requérante des décisions prises, ou des lois applicables, avant le 10 octobre 1994. Plus particulièrement, la Cour ne se penchera pas sur les décisions prises par les autorités de soumettre la maison de l’intéressée à l’administration publique ou de placer des locataires dans les appartements de cette maison. La question que la Cour est appelée à trancher est celle de savoir s’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à raison de l’application des dispositions juridiques en vigueur à compter du 10 octobre 1994.
2.  Dimension individuelle et générale
141.  Toutefois, la violation continue de l’article 1 du Protocole no 1 qui est alléguée ne concerne pas seulement la requérante en l’espèce mais présente également d’importantes dimensions sociales, juridiques et économiques en raison des effets de la législation litigieuse sur les droits d’un grand nombre d’autres personnes qu’elle. Ainsi, selon les renseignements fournis par le Gouvernement, le fonctionnement du système de contrôle des loyers en Pologne a déjà touché quelque 100 000 propriétaires dont les biens ont été soumis aux mêmes restrictions que celles dénoncées dans la présente cause. De plus, entre 600 000 et 900 000 locataires ont bénéficié en Pologne des règles spéciales régissant le montant des loyers réglementés et la cessation des baux prévues dans ce système (paragraphes 20 et 24 ci-dessus).
L’examen des faits de la cause aura ainsi forcément des répercussions sur le droit de propriété d’un grand nombre de personnes. La Cour sera donc amenée à apprécier le respect par la Pologne de l’article 1 du Protocole no 1 non seulement sous l’angle de l’effet de l’ensemble des restrictions litigieuses sur le droit de propriété de la requérante pendant la période considérée mais aussi dans une perspective plus large, allant au-delà du grief individuel tiré par la requérante de la Convention et prenant en compte les conséquences du fonctionnement du système de contrôle des loyers sur les droits au titre de la Convention de toute la catégorie des personnes potentiellement touchées (voir Broniowski c. Pologne [GC], 31443/96, §§ 189 et suiv., CEDH 2004-...).
B.  Observation de l’article 1 du Protocole no 1
1.  Règles de l’article 1 du Protocole no 1 applicables
142.  L’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, pp. 29-30, § 37, qui réitère en partie les principes énoncés par la Cour dans l’affaire Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 24, § 61 ; voir aussi l’arrêt Broniowski précité, § 134).
143.  La requérante considère que les restrictions litigieuses vont au-delà de ce que l’on pourrait tenir pour une simple manière de « réglementer l’usage des biens » et que leur application continue pendant de nombreuses années a conduit à la quasi-extinction d’attributs essentiels de son droit de propriété. En fait, elle n’est propriétaire que « sur le papier ». Elle n’a pas la possibilité de décider qui habite dans sa maison ni pendant combien de temps. La location des appartements lui a été imposée par des décisions administratives illégales mais, en dépit de ce fait, elle ne peut donner congé aux locataires et recouvrer la possession de sa maison parce que les conditions légales accompagnant la cessation des baux, dont l’obligation de fournir au locataire un logement de remplacement, rendent cela impossible. Elle n’a pas la moindre influence sur le montant du loyer versé par ses locataires. En effet, les lois contestées fixent le montant des loyers sans établir un rapport raisonnable avec les frais nécessaires pour conserver un bien en bon état, ce qui a conduit à une dépréciation et une dégradation importantes de sa maison. Pour la requérante, l’effet cumulé de tous ces facteurs a abouti à une situation s’apparentant à une expropriation.
144.  Le Gouvernement marque son désaccord. Il souligne que la requérante n’a jamais perdu son droit au « respect de ses biens ». Depuis le 25 octobre 1990, date à laquelle le tribunal de district de Gdynia a fait inscrire son titre au registre foncier, elle jouit de tous les attributs du droit de propriété. Elle a le droit d’user et de disposer de son bien, de le gager, de le prêter et même de le détruire. Les mesures adoptées, en particulier la limitation du montant de loyer, ne s’analyseraient donc qu’en la réglementation de l’usage de son bien.
145.  La Cour note que la requérante n’a jamais perdu le droit de vendre son bien. Les autorités n’ont pas non plus appliqué de mesures ayant entraîné un transfert de sa propriété. Certes, elle ne peut exercer son droit d’usage sous la forme d’une possession physique puisque la maison est occupée par des locataires, et son droit de louer les appartements, notamment le droit de percevoir un loyer et de donner congé au locataire, fait l’objet d’un certain nombre de limitations légales. Toutefois, ces questions se rapportent au degré de l’ingérence de l’Etat et non à la nature de celle-ci. Toutes les mesures prises, qui visaient à mettre la maison de la requérante en location de manière continue et non à la lui retirer définitivement, ne sauraient passer pour une expropriation formelle ou même de fait mais ont constitué pour l’Etat un moyen de réglementer l’usage des biens de l’intéressée. Il y a donc lieu d’examiner l’affaire sous l’angle du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Mellacher et autres c. Autriche, arrêt du 19 décembre 1989, série A no 169, p. 25, § 44 ; et Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 46, CEDH 1999-V).
2.  Principes généraux se dégageant de la jurisprudence de la Cour
a)  Principe de légalité
146.  L’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. En particulier, le deuxième alinéa de cet article, tout en reconnaissant aux Etats le droit de réglementer l’usage des biens, pose la condition que ce droit doit s’exercer par la mise en vigueur de « lois ». De plus, le principe de légalité présuppose l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (voir, mutatis mutandis, Broniowski, précité, § 147, avec d’autres références).
b)  Principe de l’existence d’un but légitime conforme à l’intérêt général
147.  Toute ingérence dans la jouissance d’un droit ou d’une liberté reconnus par la Convention doit poursuivre un but légitime. Le principe du « juste équilibre » inhérent à l’article 1 du Protocole no 1 lui-même suppose l’existence d’un intérêt général de la communauté. De surcroît, les différentes règles énoncées à l’article 1 ne sont pas dépourvues de rapport entre elles et la deuxième et la troisième ne sont que des cas particuliers d’atteintes au droit au respect des biens (voir Broniowski, précité, § 148).
148.  Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique » ou conforme à « l’intérêt général ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des mesures applicables dans le domaine de l’exercice du droit de propriété. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention.
149.  La notion d’« utilité publique » ou « d’intérêt général » est ample par nature. En particulier, des domaines tels que le logement, qui est considéré dans les sociétés modernes comme un besoin social primordial et occupe une place centrale dans les politiques sociales et économiques des Etats contractants, appellent souvent une certaine forme de régulation de la part de l’Etat. Dans ce domaine, la question de savoir si oui ou non, et si oui quand, l’on peut laisser entièrement jouer les forces du marché ou s’il faut un contrôle de l’Etat, ainsi que le choix des mesures propres à répondre aux besoins en logement de la communauté et du moment où les mettre en œuvre, impliquent nécessairement de prendre en compte des questions sociales, économiques et politiques complexes.
Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique » ou de « l’intérêt général », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable. Ces principes s’appliquent également, voire a fortiori, aux mesures adoptées dans le cadre d’une réforme profonde du système politique, juridique et économique du pays lors du passage d’un régime totalitaire à un Etat démocratique (voir Mellacher et autres, précité, p. 27, § 48 ; Scollo c. Italie, arrêt du 28 septembre 1995, série A no 315-C, p. 52, § 27 ; Immobiliare Saffi, précité, § 49 ; et, mutatis mutandis, James et autres, précité, pp. 32-33, §§ 46-47, et Broniowski, précité, § 149).
c)  Principe du « juste équilibre »
150.  Non seulement une ingérence dans le droit de propriété doit viser, dans les faits comme en principe, un « but légitime » conforme à « l’intérêt général », mais il doit aussi exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’Etat, y compris les mesures destinées à réglementer l’usage des biens d’un individu. C’est ce qu’exprime la notion du « juste équilibre » qui doit être ménagé entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.
Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier. Dans chaque affaire portant sur une allégation de violation de cet article, la Cour doit donc vérifier si l’ingérence de l’Etat a fait peser sur la personne concernée une charge disproportionnée et excessive (James et autres, précité, p. 27, § 50 ; Mellacher et autres, précité, p. 34, § 48, et Spadea et Scalabrino c. Italie, arrêt du 28 septembre 1995, série A no 315-B, p. 26, § 33).
151.  Pour apprécier la conformité à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits qui sont « concrets et effectifs ». Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse. Dans des affaires portant sur le fonctionnement d’une législation sur le logement de grande portée, cette appréciation peut porter non seulement sur les conditions de réduction du loyer perçu par les particuliers propriétaires et l’étendue de l’ingérence de l’Etat dans la liberté de contracter et les relations contractuelles sur le marché locatif mais aussi sur l’existence de garanties procédurales destinées à assurer que le fonctionnement du système et son impact sur les droits de propriété ne soient ni arbitraires ni imprévisibles. L’incertitude – qu’elle soit législative, administrative, ou tenant aux pratiques appliquées par les autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’Etat. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (voir Immobiliare Saffi, précité, § 54 ; et Broniowski, précité, § 151).
3.  Application en l’espèce des principes susmentionnés
a)  Sur la question de savoir si les autorités polonaises ont respecté le principe de légalité
i.  La requérante
152.  La requérante considère que les autorités ont agi illégalement. Pour commencer, toutes les décisions administratives mettant en œuvre les mesures destinées à réglementer l’usage de ses biens, notamment celles attribuant les appartements à A.Z. et W.P. et plaçant la maison sous administration publique, ont été déclarées en 1996-1997 contraires à la législation polonaise. En vertu de l’article 1 du Protocole no 1, une ingérence de l’Etat dans le droit au respect des biens – qu’il s’agisse d’une expropriation ou de la réglementation de l’usage des biens – ne saurait être tenue pour légale si la décision pertinente a été prise sans respecter les dispositions de loi applicables.
En outre, la loi de 1994 et plus particulièrement les dispositions imposant aux propriétaires individuels la réglementation des loyers et de lourdes charges en matière d’entretien des biens ne sauraient passer pour « la mise en vigueur de lois » puisqu’elles ont été jugées contraires à la Constitution et à la Convention dans deux arrêts successifs de la Cour constitutionnelle, rendus les 12 janvier et 10 octobre 2000.
Dans son troisième arrêt du 2 octobre 2002, la Cour constitutionnelle a déclarées inconstitutionnelles les dispositions restreignant les augmentations de loyer mises en œuvre par la loi de 2001.
En conséquence, selon la requérante, les mesures prises par l’Etat dans le domaine de son droit de propriété ont manqué tout du long d’une base légale suffisante.
ii.  Le Gouvernement
153.  Le Gouvernement combat cette thèse. Il soutient que la réglementation de l’usage des biens de la requérante reposait sur une base légale claire, ferme et continue, à savoir les lois qui ont été successivement applicables pendant toute la période correspondant à la compétence ratione temporis de la Cour. Tout d’abord, la loi de 1974 sur le logement s’est appliquée jusqu’au 12 novembre 1994. Ensuite, la loi de 1994, en vigueur du 12 novembre 1994 au 11 juillet 2001, a introduit des dispositions sur la réglementation des loyers et d’autres restrictions aux droits des propriétaires. Enfin, la loi de 2001 a énoncé les règles régissant les rapports locatifs, valables à compter du 11 juillet 2001 jusqu’à ce jour.
154.  Le Gouvernement admet que, pour qu’une mesure prise par l’Etat soit légale, il ne suffit pas qu’elle ait été adoptée en bonne et due forme par l’organe législatif. Il faut aussi que le principe de sécurité juridique soit respecté. A cet égard, il est un élément important : une loi ne doit pas être modifiée de façon inattendue afin de ne pas interférer avec des décisions importantes prises par des individus partant de bonne foi du principe que la loi a été adoptée pour une certaine période pendant laquelle elle sera applicable. Selon le Gouvernement, le système de contrôle des loyers prévu par les lois de 1994 et de 2001 – adoptées pour une durée déterminée en vue de protéger les locataires – constitue un exemple de mise en œuvre du principe de sécurité juridique.
iii.  Appréciation de la Cour
155.  Comme indiqué plus haut, la réglementation de l’usage des biens par les Etats doit s’exercer par la mise en vigueur de « lois » (paragraphe 146 ci-dessus). Si en l’espèce nul ne conteste que les restrictions au droit de la requérante ont été imposées par les trois lois successives sur le logement, la requérante fait valoir que les décisions rendues après coup, déclarant les décisions administratives pertinentes contraires à la loi et les dispositions légales inconstitutionnelles, ont privé rétroactivement ces mesures de tout effet juridique (voir paragraphe 152 ci-dessus).
Néanmoins, la Cour considère que les décisions rendues et leurs conséquences pour l’appréciation du respect par la Pologne de l’article 1 du Protocole no 1 sont pertinentes pour déterminer si les autorités ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu. Aux fins d’établir si les mesures litigieuses étaient prévues par des « lois » au sens du second alinéa de cet article et adoptées en vertu de telles « lois », il suffit donc que la Cour conclue qu’elles ont été appliquées conformément à la législation polonaise en vigueur à l’époque des faits.
b)  Sur la question de savoir si les autorités polonaises visaient un « but légitime »
i.  La requérante
156.  Selon la requérante, les lois en cause étaient dépourvues de justification légitime.
Même si, après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu un besoin certain de trouver des logements pour les personnes déplacées, ce qui justifiait que l’Etat prenne en charge l’administration des maisons construites pour loger plusieurs familles, il n’y avait aucune raison de prendre une telle mesure pour sa maison – qui était, et a toujours été, une maison individuelle et non un immeuble collectif. Placer des locataires dans la maison en privant le propriétaire de domicile n’était guère de nature à résoudre le problème.
Les mêmes considérations valent pour les restrictions ultérieures, à commencer par celles de la loi de 1994. Ces limitations ont certes été introduites pour protéger les locataires ayant des difficultés financières, mais aucune disposition de la loi en cause ne subordonnait le droit à un faible loyer à la situation du locataire. Etant donné que les lois sur le logement ne prévoyaient aucune condition – comme le niveau de revenus, la situation sociale ou familiale et l’âge du locataire ou la taille ou la qualité du logement en question – pour l’attribution d’un logement à loyer modéré, il suffisait donc qu’un locataire se soit vu octroyer un droit de louer en vertu d’une décision administrative rendue sous le régime communiste pour bénéficier d’une situation privilégiée dans le cadre du système de contrôle des loyers. Pareille solution juridique, qui avait de plus été adoptée aux dépens de particuliers qui, comme elle-même, ne se trouvaient pas forcément dans une meilleure situation financière que leurs locataires, pouvait difficilement passer pour viser un but légitime conforme à « l’intérêt général » ou « d’utilité publique ».
ii.  Le Gouvernement
157.  Dans ses observations écrites et orales, le Gouvernement soutient constamment que le but principal de la législation contestée était, et avait toujours été, de protéger les locataires contre des loyers indûment élevés pendant la période de transformation économique de la Pologne. Dans les années 1990, les autorités avaient dû faire face à une situation extrêment difficile dans le domaine du logement, caractérisée par une grave pénurie d’habitations et des prix élevés. Dans ces conditions, l’Etat a dû encadrer les augmentations de loyer non seulement dans le secteur public, mais aussi dans le secteur privé. L’Etat s’est trouvé dans l’obligation de prendre ces mesures afin de prévenir les expulsions à grande échelle qui n’auraient pas manqué de se produire en cas d’augmentation non encadrée des loyers. Cela aurait provoqué de graves tensions sociales et mis l’ordre public en péril.
158.  Le Gouvernement avance en outre que le système de contrôle des loyers était une mesure d’urgence purement temporaire destinée à résoudre le grave problème de la pénurie de logements en Pologne, encore accentué par la dégradation de la situation économique des ménages. A cet égard, il renvoie aux statistiques qu’il a soumises, lesquelles montrent que dans les années 2000-2002 entre 54 % et 58 % de la population vivaient en dessous du seuil de pauvreté et que dans les années 1998-2002, entre 7 % et 10 % des ménages connaissaient des retards dans le paiement des loyers.
Il souligne également que la nécessité de limiter les augmentations de loyer pendant une période donnée a été jugée par la Cour constitutionnelle polonaise conforme à l’intérêt général, en particulier en ce sens que cela protégeait les locataires ayant des difficultés financières pendant le passage d’un régime de contrôle étatique à une économie libérale de marché.
159.  Dès lors, le système de réglementation par l’Etat des augmentations de loyer a été adopté afin de garantir d’importants intérêts des locataires dans une économie de marché et plus particulièrement afin de les protéger du risque qu’ils ne se trouvent désavantagés par rapport à des propriétaires connaissant une meilleure situation économique. Pendant la période de transition, c’est à l’Etat qu’il revenait de maintenir les loyers à un niveau acceptable socialement, ce qui, à la lumière de l’arrêt de la Cour dans l’affaire Mellacher (§§ 53 et 54), doit passer pour un souci légitime.
iii.  Appréciation de la Cour
160.  Ainsi qu’il ressort des éléments fournis par les parties et des arrêts pertinents de la Cour constitutionnelle polonaise, le système de contrôle des loyers en Pologne tire son origine d’une pénurie chronique de logements, de la faiblesse de l’offre d’appartements sur le marché locatif et du coût élevé des appartements à l’achat. Il a été mis en œuvre afin de garantir la protection sociale des locataires et de ménager – notamment pour les locataires ayant des difficultés financières – une transition progressive d’un système de loyers contrôlés par l’Etat à un système où les loyers sont entièrement négociés par contrat, et ce pendant la profonde réforme du pays qui a suivi l’effondrement du régime communiste (paragraphes 18-23, 86, 108 et 110 ci-dessus).
La Cour admet que, compte tenu des circonstances économiques et sociales de l’affaire, la législation litigieuse visait un but légitime conforme à l’intérêt général, comme le veut le second alinéa de l’article 1.
c)  Sur la question de savoir si les autorités polonaises ont ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général de la communauté et le droit de la requérante au respect de ses biens
i.  La requérante
161.  La requérante soutient que les autorités polonaises ont manifestement failli à ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général qu’elles invoquaient et son propre droit de propriété.
Elle convient que, comme la Cour l’a déclaré dans plusieurs de ses arrêts, par exemple Spadea et Scalabrino c. Italie, Scollo c. Italie ou Mellacher et autres c. Autriche, les limitations aux droits des propriétaires sont courantes dans beaucoup de pays connaissant une pénurie de logements. Dans certaines des affaires citées, ces limitations ont même été jugées justifiées et proportionnées aux buts visés par l’Etat dans l’intérêt général. Dans ces affaires, toutefois, les autorités n’ont en aucun cas appliqué des restrictions aux droits des requérants aussi considérables que dans la présente cause.
162.  Pour la requérante, la combinaison des diverses restrictions infligées aux droits des propriétaires par la loi de 1994 puis par la loi de 2001 a entraîné une ingérence inadmissible et disproportionnée dans leur droit de propriété.
A cet égard, elle signale que la Cour constitutionnelle polonaise, dans ses trois arrêts successifs des 12 janvier 2000, 10 octobre 2000 et 2 octobre 2002, a jugé que le système de contrôle des loyers mis en place par la loi de 1994 et la loi de 2001 était incompatible avec le principe constitutionnel de protection du droit de propriété et que la mise en œuvre de ce système par les autorités avait fait peser une charge excessive et disproportionnée sur les propriétaires.
163.  Dans le cadre de la loi de 1994, la location lui avait été imposée, comme elle l’avait été à l’égard d’autres propriétaires privés, par une décision unilatérale de l’Etat. Cette décision s’était accompagnée d’importantes restrictions à la cessation des baux. Par ailleurs, d’autres dispositions de la loi de 1994 avaient, d’une part, fixé le loyer à un faible niveau, bien inférieur au coût moyen d’entretien du bien, et, d’autre part, obligé les propriétaires à entreprendre de coûteux travaux d’entretien.
Cette situation ne s’est pas améliorée avec la loi de 2001, qui a maintenu quasiment toutes les restrictions à la cessation des baux et les obligations en matière d’entretien des biens, et a aggravé la situation des propriétaires en gelant les loyers à des niveaux inadmissiblement bas.
164.  La requérante conclut en déclarant que la question fondamentale que soulève cette affaire est celle de savoir qui – des propriétaires ou de l’Etat – doit supporter la charge de la politique du logement, et dans quelle mesure. A son avis, même le mauvais état du budget du pays et le coût de la transformation politique et économique de l’Etat ne sauraient justifier que l’on fasse peser sur un groupe spécifique de propriétaires l’essentiel des sacrifices nécessaires au bon fonctionnement de la société.
ii.  Le Gouvernement
165.  Le Gouvernement considère que les autorités ont ménagé un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et les buts recherchés.
Tout d’abord, il souligne que les moyens de contrôle des loyers prévus tant par la loi de 1994 que par la loi de 2001 n’étaient que de nature temporaire et ne devaient pas se prolonger au-delà du 31 décembre 2004, date limite fixée par ces lois pour le fonctionnement du système litigieux.
166.  A l’audience, il a également fait valoir que, comme la Cour constitutionnelle polonaise l’avait dit dans ses arrêts des 12 janvier 2000 et 2 octobre 2002, il n’était pas contraire au principe de protection du droit de propriété d’appliquer le système de contrôle des loyers jusqu’à la fin de 2004. Il a déclaré qu’après le 1er janvier 2005, les lois du marché fixeraient le montant des loyers et qu’aucune mesure de contrôle des loyers ne serait introduite « par la petite porte ».
Dans ses observations du 4 novembre 2004, le Gouvernement a affirmé que la situation juridique des propriétaires et locataires changerait totalement le 31 décembre 2004, date à laquelle le système de contrôle des loyers cesserait d’exister.
167.  De plus, comparant la présente espèce à l’affaire Mellacher et autres c. Autriche, le Gouvernement soutient que si, dans cette dernière, la Cour a dit que « pour réformer la législation sociale et en particulier quant au contrôle des loyers (...) le législateur doit pouvoir prendre, afin d’atteindre le but qu’il s’est fixé, des mesures touchant à l’exécution future de contrats déjà conclus », le législateur doit a fortiori non seulement pouvoir fixer le montant des loyers à une valeur inférieure à celle du marché mais aussi adopter des mesures touchant à l’application de baux découlant de décisions administratives passées, dans le cas où un locataire n’a pas eu son mot à dire quant au montant du loyer ou au choix de l’appartement – privé ou appartenant à l’Etat – qu’il s’est vu octroyer.
168.  Le Gouvernement se réfère ensuite aux arrêts de la Cour constitutionnelle. En particulier, il indique que cette juridiction a explicitement reconnu que la nécessité de protéger les locataires contre des loyers indûment élevés se justifiait pleinement par la situation du logement en Pologne. De plus, la Cour constitutionnelle a également reconnu la nécessité de continuer à protéger les locataires ayant conclu des baux en vertu de décisions administratives et à qui la loi de 1994 garantissait un certain plafond de loyer pendant une période déterminée.
Néanmoins, le Gouvernement considère que, dans le cas particulier de la requérante, les conclusions de la Cour constitutionnelle quant au caractère insuffisant des loyers réglementés ne sauraient être décisives. Ainsi, cette juridiction s’est référée à la situation générale en Pologne, qui ne vaut pas forcément pour chaque propriétaire. Il ne voit aucune raison pour laquelle cela devrait valoir en l’espèce, étant donné que la requérante n’a pas encore prouvé que le loyer qu’elle percevait ne couvrait pas les frais d’entretien de sa maison.
169.  En outre, les restrictions litigieuses, dont la période d’application était clairement définie, n’ont pas porté atteinte à la substance du droit de propriété, comme la Cour constitutionnelle l’a déclaré dans son arrêt du 12 mai 2004, car elles n’ont pas privé les propriétaires des attributs essentiels de ce droit.
En bref, le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
iii.  Appréciation de la Cour
170.  Pour évaluer l’impact du système de contrôle des loyers litigieux sur le droit de propriété de la requérante pendant la période considérée, à savoir du 10 octobre 1994 à ce jour, il y a lieu de prendre en compte trois lois différentes : la loi de 1994, la loi de 2001 et les amendements de décembre 2004 ; quant au « régime des baux spéciaux » prévu par la loi de 1974 sur le logement (période du 10 octobre au 12 novembre 1994, date d’entrée en vigueur de la loi de 1994), son application a eu un effet négligeable sur le droit de l’intéressée au « respect de ses biens » (paragraphes 18, 19, 39-58, 73, 75-83 et 89-136 ci-dessus).
α)  La loi de 1994
171.  La loi de 1994, la première de celles adoptées en vue de réformer le logement en Pologne pendant la période de passage à une économie de marché, a repris un certain nombre de restrictions aux droits des propriétaires introduites par la législation antérieure sur le logement adoptée sous le régime communiste. Comparée à la loi précédente, c’est-à-dire le « régime des baux spéciaux » qui instaurait en pratique un contrôle étatique total sur le marché locatif et qui, comme dans le cas de la requérante, excluait la liberté de conclure des baux s’agissant de tout local – à usage d’habitation ou commercial – auparavant soumis à l’administration publique, la loi de 1994 a représenté une importance avancée car elle a limité le contrôle de l’Etat sur les baux relatifs aux habitations (paragraphes 19 et 73-76 ci-dessus). Toutefois, comme l’ont montré les événements ultérieurs, et notamment l’application pratique de ses dispositions, elle n’a pas réellement amélioré la situation juridique et économique des propriétaires d’appartements loués.
172.  Pour commencer, la loi prévoyait de traiter tout bail issu de décisions administratives passées attribuant un logement comme un bail contractuel signé pour une durée indéterminée. Si cette disposition a concrètement créé une sorte de contrat de location entre un propriétaire et un locataire – ce qui, répétons-le, a constitué une avancée en ce que cela a rétabli des rudiments de relations contractuelles sur le marché locatif – le propriétaire n’avait aucune influence sur les termes essentiels de ce contrat. Cela valait non seulement pour la durée du bail mais aussi pour les conditions de cessation de celui-ci, lesquelles limitaient considérablement le droit du propriétaire de donner congé au locataire – même s’agissant de locataires qui ne respectaient pas les termes du contrat de location – et de fixer le montant du loyer, qui ne pouvait dépasser un plafond fixé par la loi (paragraphes 76-83 ci-dessus).
173.  De plus, comme reconnu par l’exécutif et confirmé par les conclusions de la Cour constitutionnelle polonaise, le montant des loyers n’a jamais atteint le plafond légal de 3 % de la valeur de reconstruction du logement mais a été maintenu par les autorités dans tout le pays à un niveau couvrant 60 % environ des frais d’entretien. La différence était à la charge des propriétaires (paragraphes 20 et 85-86 ci-dessus).
En outre, l’article 9 de la loi de 1994 a eu d’autres conséquences négatives sur la situation financière des propriétaires ; en effet, elle les obligeait à procéder à d’onéreux travaux d’entretien, alors qu’en pratique le loyer dû était fixé en dessous du coût moyen d’entretien du bien, sans parler du coût des réparations importantes, qui incombait aux propriétaires (paragraphe 82 ci-dessus).
174.  La question de savoir si la mise en œuvre de la loi de 1994 a entraîné des limitations disproportionnées aux droits des propriétaires a été examinée deux fois par la Cour constitutionnelle polonaise. Dans ses arrêts des 12 janvier et 10 octobre 2000, qui ont conduit à l’abrogation de la loi de 1994, cette juridiction a conclu que les dispositions pertinentes étaient inconstitutionnelles car incompatibles avec le principe de protection du droit de propriété, le principe de proportionnalité et les principes de prééminence du droit et de justice sociale (paragraphes 84-87 ci-dessus). De plus, dans son arrêt du 12 janvier 2000, la Cour constitutionnelle a également examiné la situation sous l’angle de la Convention pour conclure que le système de contrôle des loyers litigieux emportait violation de l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 84 ci-dessus).
Considérant qu’à l’époque des faits « la protection des droits des locataires [était] un impératif constitutionnellement reconnu » et que, eu égard aux difficultés dans le domaine du logement, il fallait limiter voire supprimer la liberté en matière de fixation du montant des loyers, la Cour constitutionnelle a néamoins souligné que rien ne justifiait d’assurer la protection voulue à l’égard des locataires principalement aux dépens d’une catégorie de particuliers – les propriétaires d’appartements loués. A cet égard, elle a relevé que la loi de 1994 avait fixé « délibérément le montant des loyers réglementés en deçà des frais et dépenses réellement exposés par les propriétaires » et que, étant donné l’obligation de ceux-ci de dépenser des sommes pour conserver leur bien dans un certain état, cette loi se fondait « sur la prémisse que la propriété [devait] – jusqu’à la fin de l’année 2004 – entraîner des pertes pour le propriétaire », et que la loi de 1994 a fait peser sur les propriétaires l’essentiel des sacrifices que la société devait consentir au bénéfice des locataires indigents. Dans ces conditions, la Cour constitutionnelle a accordé une importance considérable au fait que la législation polonaise ne prévoyait en parallèle aucune solution permettant aux propriétaires de compenser les frais et dépenses exposés pour l’entretien de leur bien (paragraphe 86 ci-dessus).
175.  Le Gouvernement soutient que les conclusions de la Cour constitutionnelle quant au caractère généralement insuffisant des loyers réglementés ne sauraient être décisives dans le cas particulier de la requérante (paragraphe 168 in fine ci-dessus). Or, la Cour ne partage pas ce point de vue. Elle observe non seulement que la Cour constitutionnelle a étayé ses conclusions relatives aux effets négatifs de la loi de 1994 sur le droit de propriété par des recherches fouillées sur la situation générale en Pologne en matière de logement et par des preuves documentaires émanant des autorités de l’Etat (paragraphes 20 et 85 ci-dessus) mais aussi que cette juridiction avait l’avantage d’une connaissance directe des conditions régnant dans le pays (paragraphe 148 ci-dessus). Le Gouvernement, pour sa part, n’a fourni aucun élément de preuve pour montrer que ces conditions, dont il est établi qu’elles prévalaient dans toute la Pologne, ne s’appliquaient pas à la requérante ou encore que la situation de celle-ci était substantiellement différente de celle des autres propriétaires polonais.
176.  S’appuyant sur l’arrêt de la Cour dans l’affaire Mellacher et autres c. Autriche, le Gouvernement déclare également qu’au titre de l’article 1 du Protocole no 1, lorsque les Etats adoptent des lois pour remédier à la situation en matière de logement, ils sont habilités non seulement à fixer le montant des loyers à un niveau inférieur à la valeur sur le marché mais aussi à prendre des mesures radicales telles que mettre fin à des baux valablement conclus (paragraphe 167 ci-dessus).
La Cour admet que, compte tenu de la situation extraordinairement difficile que connaissait la Pologne en matière de logement, des conséquences sociales forcément graves de nature à découler de la réforme du marché locatif, ainsi que de l’impact de cette réforme sur les droits économiques et autres de nombreuses personnes, la décision d’adopter des lois limitant le montant des loyers des logements appartenant à des propriétaires privés afin de protéger les locataires était justifiée, sachant en particulier qu’il était prévu de limiter cette mesure dans le temps (paragraphes 19, 86 et 165-169 ci-dessus). Toutefois, comme la requérante l’a fait remarquer à juste titre (paragraphe 161 ci-dessus), même si la législation autrichienne pertinente prévoyait de nombreuses restrictions au montant des loyers ou la possibilité d’y appliquer des réductions, elle renfermait aussi des procédures permettant aux propriétaires de récupérer les frais d’entretien (voir aussi Mellacher et autres, précité, §§ 31-32 et 55-56). Or aucune procédure comparable n’était prévue dans la loi de 1994 et, comme la Cour constitutionnelle l’a relevé, la législation polonaise ne contenait aucun mécanisme propre à garantir un équilibre entre les frais d’entretien des biens et les revenus tirés des loyers réglementés (paragraphe 86).
Dans ces conditions, et eu égard aux conséquences que les diverses dispositions restrictives ont eu sur la requérante, la Cour juge que le jeu combiné des restrictions prévues par la loi de 1994 a porté atteinte à la substance même du droit de propriété de l’intéressée. A cet égard, la Cour tient à faire remarquer que la Cour constitutionnelle, dans son arrêt du 12 janvier 2000, est parvenue à la même conclusion ; celle-ci a en effet dit que la loi de 1994 avait dépossédé les particuliers propriétaires « de la moindre prérogative attachée au droit de propriété dont ils [étaient] titulaires » et « par conséquent que le droit des propriétaires de tirer profit de leurs biens, qui est une composante importante du droit de propriété, a[vait] été annihilé et que (...) [le droit] de disposer des biens a[vait] été simultanément vidé de sa substance » (paragraphe 86 ci-dessus).
β)  La loi de 2001
Période courant du 11 juillet 2001 au 10 octobre 2002
177.  Le 11 juillet 2001, les autorités ont abrogé la loi de 1994 et adopté la loi de 2001, destinée à mettre en œuvre les arrêts de la Cour constitutionnelle. La nouvelle loi a remplacé le système de contrôle des loyers par une procédure d’encadrement des augmentations de loyer, énoncée à l’article 9 § 3, indexant ces augmentations sur le taux d’inflation. Toutefois, elle maintenait le plafond maximum de 3 % de la valeur de reconstruction du logement sur le loyer dû. Elle ne contenait aucune clause précise concernant les obligations des propriétaires en matière d’entretien mais cela n’a rien changé au fond à la situation de ces derniers car d’autres lois renfermaient des règles similaires à celles applicables dans le cadre de la loi de 1994. Les dispositions relatives à la cessation des baux étaient plus détaillées mais assortissaient néanmoins d’un certain nombre de conditions restrictives la signification du congé et n’autorisaient en substance le propriétaire à recouvrer possession de son appartement que si celui-ci avait fourni au locataire un logement de remplacement (paragraphes 88-99 et 108 ci-dessus).
Au bout de seulement quatre mois environ d’application de la nouvelle législation, le médiateur demanda à la Cour constitutionnelle de statuer sur la constitutionnalité de l’article 9 § 3 de la loi de 2001. Il faisait valoir que les montants des loyers prévus dans cette clause ne couvraient même pas les frais d’entretien de base des immeubles d’habitation et que cette nouvelle disposition était encore plus défavorable pour les propriétaires que les règles édictées par la loi de 1994, lesquelles avaient été jugées porter atteinte au droit de propriété (paragraphe 100 ci-dessus).
178.  Là encore, la Cour constitutionnelle, fondant ses conclusions sur tout un ensemble de preuves documentaires et sur une appréciation de la situation générale en Pologne, jugea que les dispositions prévues pour la réglementation des loyers étaient incompatibles avec les principes constitutionnels de protection du droit de propriété, de prééminence du droit et de justice sociale. Elle dit notamment que la situation créée par la loi de 2001 était « sans conteste moins favorable que celle (...) sous l’empire de la loi de 1994 », que la loi de 2001 avait « sérieusement aggravé la situation des propriétaires » et que l’article 9 § 3 avait fait perdurer la violation du droit de propriété qui subsistait sous l’empire de la loi de 1994 (paragraphes 106-108 ci-dessus). Qui plus est, cette juridiction critiqua sévèrement le législateur pour n’avoir introduit aucun mécanisme légal permettant de compenser les pertes résultant de la baisse des loyers et signala en outre que les nouvelles dispositions sur la cessation des baux n’avaient apporté aucune amélioration tangible à la situation des propriétaires. Elle conclut que l’application de l’article 9 § 3 avait eu pour effet de perpétuer la violation du droit de propriété et que les restrictions énoncées dans cet article allaient au-delà des limitations permises à ce droit (paragraphe 108 ci-dessus).
179.  Concernant la situation de la requérante sous l’empire de la loi de 2001, la Cour partage l’opinion exprimée par la Cour constitutionnelle selon laquelle les dispositions de cette loi ont indûment limité le droit de propriété de l’intéressée et fait peser sur celle-ci une charge disproportionnée que ne saurait justifier le but légitime visé par les autorités, à savoir mettre en vigueur une loi pour porter remède au problème du logement.
Période courant du 10 octobre 2002 au 31 décembre 2004
180.  A compter du 10 octobre 2002, après l’abrogation de l’article 9 § 3, la requérante a pu augmenter le montant du loyer de ses appartements jusqu’à 3 % de la valeur de reconstruction du logement (paragraphes 69, 108 et 117 ci-dessus). Toutefois, eu égard aux indicateurs pertinents fournis par les parties, la Cour estime que cela n’a pas conduit à une amélioration tangible de la situation de la requérante. D’après le Gouvernement, dans la période ayant immédiatement précédé l’abrogation de l’article 9 § 3, c’est-à-dire octobre 2002, le loyer maximal pour des appartements comparables dans la ville de l’intéressée était de 4,61 PLN le mètre carré, tandis que le montant réellement perçu par la requérante pendant toute la période considérée et à la fin de 2004 était de 5,15 PLN (paragraphes 67-69 ci-dessus). Ce montant (1,27 euro environ), qui se situait dans la fourchette des loyers applicables dans la plupart des autres villes du pays (5,00 à 6,00 PLN), n’a représenté qu’une augmentation de 10 % environ par rapport au loyer indicatif antérieur. Or celui-ci, comme cela est clairement établi plus haut, était totalement insuffisant pour couvrir les frais d’entretien de base (paragraphes 108 et 177-178 ci-dessus). En conséquence, la Cour ne voit pas comment la possibilité d’augmenter le loyer pour l’amener au plafond légal – apparemment faible et insuffisant – pouvait améliorer une situation qui avait été jugée entraîner une violation continue du droit de propriété de la requérante et des autres propriétaires. La Cour ne pense pas non plus que cela a apporté à l’intéressée et à l’ensemble des personnes touchées le moindre redressement de la situation antérieure.
(γ)  Les amendements de décembre 2004
181.  Il reste à la Cour à déterminer si les récents amendements apportés à la législation polonaise sur la règlementation des loyers ont amélioré la situation de la requérante s’agissant de la violation alléguée de son droit de propriété. Toutefois, il convient de se rappeler que les parties n’ont pas fait mention de ces amendements dans leurs observations soumises lors de la présente procédure. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle n’a pas encore statué sur leur constitutionnalité (paragraphes 137-138 ci-dessus).
182.  De fait, comme le Gouvernement l’a souligné, l’engagement de limiter dans le temps le système de contrôle des loyers a été respecté puisque la disposition fixant la date butoir d’application de ce système fondé sur un plafond de 3 % de la valeur de reconstruction du logement a cessé d’exister le 31 décembre 2004 (paragraphes 90, 128-129 et 165-166 ci-dessus). Le Gouvernement a également abandonné son projet initial de prolonger le gel des loyers jusqu’en 2008 (paragraphes 120-122 ci-dessus).
Cependant, une autre proposition du Gouvernement – énoncée non seulement dans les lois de 1994 et de 2001 mais aussi devant la Cour lors de l’audience publique, à savoir qu’à partir du 1er janvier 2005 les loyers seraient fixés par les lois du marché et aucun autre système de contrôle des loyers ne serait mis en place (paragraphes 108, 110 et 165-166 ci-dessus) – n’a pas été mise en œuvre.
De nouvelles dispositions sont entrées en vigueur le 1er janvier 2005. Des propriétaires ont contesté leur conformité à la Constitution devant la Cour constitutionnelle au bout de trois jours seulement. Avec les amendements de décembre 2004, l’Etat polonais a introduit une nouvelle procédure de contrôle des augmentations de loyer qui ne modifie que légèrement le système précédent sur le fond. Premièrement, tous les loyers peuvent atteindre 3 % de la valeur de reconstruction du logement à condition que les augmentations soient notifiées avec le préavis voulu et n’interviennent pas plus d’une fois par semestre. Deuxièmement, les loyers dépassant 3 % de cette valeur ne peuvent être augmentés de plus de 10 % par an (paragraphes 129-130 et 136 ci-dessus).
183.  Etant donné que l’application pratique des nouvelles dispositions vient à peine de démarrer et est tributaire d’un certain nombre de facteurs comme l’indice de conversion (paragraphe 69 ci-dessus), la Cour ne juge pas approprié de tirer des conclusions quant à ses effets décisifs ou à long terme sur le droit de propriété de la requérante et des autres propriétaires. En revanche, elle ne peut faire autrement que de noter que, vu les montants récemment mentionnés pour la valeur de reconstruction du logement, l’augmentation de 10 % n’entraîne en pratique aucune hausse significative du loyer. Cela peut donc difficilement être tenu pour améliorer la situation de la requérante s’agissant de couvrir le coût des travaux d’entretien, qu’elle reste tenue d’exécuter en vertu de l’article 6 a) de la loi de 2001.
184.  Dès lors, on ne saurait dire que les amendements de décembre 2004 ont fourni à la requérante une forme quelconque de redressement susceptible de remédier à la violation déjà survenue en raison de l’application continue de la législation sur la réglementation des loyers en Pologne. Au contraire, les nouvelles dispositions semblent perpétuer le statu quo qui a été jugé incompatible avec les exigences de l’article 1 du Protocole no 1.
C.  Conclusion générale
185.  Ainsi que la Cour l’a déjà indiqué à de nombreuses occasions, dans des domaines comme le logement, les Etats doivent jouir d’une grande latitude pour se prononcer tant sur l’existence d’un problème d’intérêt général appelant une réglementation de la propriété individuelle que sur le choix des mesures et l’application de celles-ci. La réglementation exercée par l’Etat sur le montant des loyers figure au nombre de ces mesures et son application peut souvent être la cause d’importantes réductions du montant du loyer (voir, en particulier, Mellacher et autres, précité, § 45).
De plus, dans des situations où, comme en l’espèce, le fonctionnement de la législation sur la réglementation des loyers entraîne de lourdes conséquences pour un grand nombre de personnes et a un impact économique et social important sur l’ensemble du pays, les autorités doivent bénéficier d’un large pouvoir discrétionnaire non seulement pour choisir la forme et la portée de la réglementation de l’usage des biens, mais aussi pour décider du moment adéquat pour la mise en œuvre des lois pertinentes. Néanmoins, ce pouvoir discrétionnaire, aussi considérable soit-il, n’est pas illimité et son exercice, même dans le cadre de la réforme de l’Etat la plus complexe, ne saurait entraîner des conséquences incompatibles avec les normes fixées par la Convention (Broniowski, précité, § 182).
186.  La Cour reconnaît une nouvelle fois que les difficultés de la situation du logement en Pologne, en particulier la pénurie aiguë d’appartements et le coût d’achat élevé de ceux-ci sur le marché, ainsi que la nécessité de transformer le système extrêmement rigide d’attribution des logements hérité du régime communiste, justifiaient non seulement l’adoption d’une législation protégeant les locataires pendant la période de profonde réforme du sytème politique, économique et juridique du pays mais aussi la fixation des loyers à un niveau bas, inférieur à la valeur sur le marché (paragraphes 68-70, 149, 160 et 176 ci-dessus). Cependant, elle ne voit aucune justification au fait que l’Etat a constamment failli à garantir à la requérante et aux autres propriétaires, pendant toute la période considérée, les sommes nécessaires pour couvrir les frais d’entretien, sans même parler de la possibilité de tirer un minimum de profit de la location de leurs appartements.
187.  Il y a cinq ans environ, la Cour constitutionnelle polonaise a jugé que le fonctionnement du système de contrôle des loyers fondé sur des dispositions entraînant nécessairement des pertes pour les propriétaires avait conduit à une répartition disproportionnée, injustifiée et arbitraire du fardeau social impliqué par la réforme du logement, et que cette réforme s’était accomplie principalement aux dépens des propriétaires. Cette juridiction a réitéré ce constat dans des arrêts ultérieurs, en indiquant clairement que si le système de contrôle des loyers n’était pas supprimé le 31 décembre 2004 au plus tard, cela pourrait entraîner une violation du principe de prééminence du droit garanti par la Constitution et saper la confiance des citoyens en l’Etat. Elle a déclaré à plusieurs reprises que les mesures adoptées emportaient une violation continue du droit de propriété et souligné que la manière dont les autorités calculaient les augmentations de loyer empêchait, pour des raisons purement mathématiques, les propriétaires de tirer un revenu du loyer et ne serait-ce que récupérer les frais d’entretien (paragraphes 84-87, 108 et 110 ci-dessus).
Dans ces conditions, il incombait aux autorités polonaises de mettre un terme, ou au moins de remédier avec la célérité voulue, à la situation jugée incompatible avec les exigences commandées par le respect du droit de la requérante à la propriété conformément aux arrêts de la Cour constitutionnelle. De plus, le principe de légalité prévu à l’article 1 du Protocole no 1 et celui de prévisibilité de la loi qui en découle mettaient l’Etat dans l’obligation de respecter la promesse qu’il avait faite d’abroger le système de contrôle des loyers – ce qui n’interdisait en rien l’adoption de procédures protégeant autrement les droits des locataires (paragraphes 146 et 151 ci-dessus).
188.  Eu égard à ce qui précède et en particulier aux conséquences que le fonctionnement du système de contrôle des loyers a entraîné sur l’exercice par la requérante de son droit au respect de ses biens, la Cour dit que les autorités ont fait peser sur l’intéressée une charge disproportionnée et excessive que ne saurait justifier le but légitime de défense de l’intérêt de la collectivité visé par elles.
Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
II.  ARTICLE 46 DE LA CONVENTION
189.  Aux termes de l’article 46 de la Convention,
« 1.  Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2.  L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »
190.  Dans l’affaire Broniowski, qui comme la présente espèce a été choisie par la Cour pour constituer une « affaire pilote » aux fins de trancher la question de la compatibilité avec la Convention d’un dispositif législatif qui touchait un grand nombre de personnes (80 000 environ), la Cour a conclu pour la première fois à l’existence d’une violation systémique, qu’elle a définie comme une situation où « les faits de la cause révèlent l’existence dans l’ordre juridique [interne] d’une défaillance, en conséquence de laquelle une catégorie entière de particuliers se sont vus, ou se voient toujours, privés de leur droit [garanti par la Convention] » et où « les lacunes du droit et de la pratique internes décelées dans l’affaire particulière du requérant peuvent donner lieu à l’avenir à de nombreuses requêtes bien fondées ».
La Cour a également conclu dans cette affaire que la violation « tir[ait] son origine d’un problème à grande échelle résultant d’un dysfonctionnement de la législation polonaise et d’une pratique administrative et qui a[vait] touché, et [pouvait] encore toucher à l’avenir, un grand nombre de personnes » (Broniowski, précité, § 189).
Considérant que, dans les circonstances de cette affaires, il convenait que soient prises des mesures générales au niveau national pour exécuter l’arrêt, la Cour a indiqué que ces mesures devaient « soit supprimer tout obstacle à l’exercice du droit des nombreuses personnes touchées par la situation jugée par elle contraire à la Convention en ce qui concerne le requérant, soit offrir en lieu et place un redressement équivalent » (Broniowski, précité, § 194). Dans le dispositif de l’arrêt, la Cour a dit que l’Etat défendeur devait garantir, par des mesures légales et des pratiques administratives appropriées, la mise en œuvre du droit en question pour les autres personnes concernées ou fournir à celles-ci en lieu et place un redressement équivalent.
Enfin, dans l’attente de la mise en application des mesures générales pertinentes, la Cour a ajourné son examen des requêtes résultant de la même cause générale (Broniowski, précité, § 198).
191.  La Cour considère que les principes établis dans l’affaire Broniowski s’appliquent également à la présente espèce, et ce d’autant plus que le fonctionnement du système de contrôle des loyers est susceptible de toucher un nombre encore plus grand de personnes – environ 100 000 propriétaires et entre 600 000 et 900 000 locataires (paragraphes 24 et 141 ci-dessus). Comme dans cette précédente affaire, les circonstances de la présente cause révèlent l’existence d’un problème systémique sous-jacent lié à une grave défaillance dans l’ordre juridique interne : le dysfonctionnement de la législation polonaise en matière de logement, qui imposait et continue d’imposer aux propriétaires des restrictions à l’augmentation du loyer de leurs logements, ce qui les met dans l’impossibilité de percevoir un loyer raisonnablement proportionnel au coût général d’entretien des biens.
192.  En ce qui concerne les mesures générales à prendre pour mettre un terme à la violation systémique définie en l’espèce, la Cour estime que l’Etat défendeur doit avant tout, grâce à des mesures juridiques et/ou d’un autre ordre, garantir un montant raisonnable de loyer à la requérante et aux personnes se trouvant dans la même situation, ou mettre à leur disposition un mécanisme atténuant les conséquences susmentionnées découlant de la réglementation exercée par l’Etat sur les augmentations de loyer à l’égard de leur droit de propriété.
Il n’appartient pas à la Cour de dire ce que serait un montant « raisonnable » de loyer en l’espèce ou en Pologne en général, ni comment les procédures destinées à atténuer les conséquences susmentionnées devraient être mises en place ; de fait, au titre de l’article 46, l’Etat demeure libre de choisir les moyens de s’acquitter des obligations qui découlent de l’exécution des arrêts de la Cour (Broniowski, précité, §§ 186 et 192). A cet égard, la Cour relève toutefois que le Gouvernement dispose de nombreuses possibilités, dont celle de tenir compte des suggestions formulées dans ses arrêts par la Cour constitutionnelle polonaise (paragraphes 86 et 108 ci-dessus).
III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
193.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Prétentions de la requérante
194.  Au titre du dommage matériel, la requérante sollicite 78 750 euros (EUR) en compensation des profits qu’elle n’a pu tirer de la location ainsi que de la dépréciation de son bien résultant d’un mauvais entretien dû au fait qu’elle n’a pu percevoir un loyer couvrant les réparations qui auraient dû être apportées à sa maison.
La requérante prie également la Cour de lui octroyer 40 000 EUR au titre du dommage moral qu’elle a subi en raison de la frustration et des tensions provoquées par les efforts qu’elle a déployés en vain pour recouvrer son bien et de l’absence de perspective d’en jouir. A cet égard, elle souligne que, vu son âge, les tensions dues à la défense de son bon droit devant les juridictions polonaises et au fait que toutes ces procédures se sont révélées vaines ont mis sa santé à rude épreuve. Elle a également été très éprouvée par l’échec du projet qu’elle nourrissait de faire de sa maison le siège de la Fondation Route de l’ambre qu’elle avait créée.
La requérante demande 15 000 EUR au titre des frais exposés devant la Cour et dans le cadre de la procédure interne.
195.  Le Gouvernement considère que ces prétentions sont excessives et non étayées par des preuves.
B.  Conclusion de la Cour
1.  Dommage matériel et moral
196.  Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que la question de l’indemnisation des dommages matériel et/ou moral ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et la requérante parviennent à un accord (article 75 § 1 du règlement de la Cour) et à la lumière de toute mesure à caractère individuel ou général que le gouvernement défendeur pourrait prendre en exécution du présent arrêt. Dans l’attente de la mise en œuvre des mesures générales pertinentes, qui devront être adoptées dans un délai raisonnable, la Cour ajourne son examen des requêtes résultant de la même cause générale (Broniowski, précité, § 198).
2.  Frais et dépens
197.  Pour ce qui est des frais et dépens déjà exposés par la requérante, la Cour octroie à celle-ci 13 000 EUR, montant à convertir en zlotys polonais au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
3.  Intérêts moratoires
198.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne, majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
2.  Dit, à l’unanimité, que la violation constatée ci-dessus résulte d’un problème structurel lié au dysfonctionnement de la législation interne, laquelle imposait et continue d’imposer aux propriétaires des restrictions aux augmentations de loyer de leurs logements, ce qui les empêche de percevoir des loyers raisonnablement proportionnels au coût d’entretien de leurs biens ;
3.  Dit, à l’unanimité, que pour mettre un terme à la violation structurelle constatée en l’espèce, l’Etat défendeur doit garantir au moyen de mesures juridiques ou autres appropriées un montant raisonnable de loyer à la requérante et aux autres personnes se trouvant dans la même situation qu’elle, ou leur offrir un mécanisme atténuant les conséquences susmentionnées de l’encadrement par l’Etat des augmentations de loyer sur leur droit de propriété ;
4.  Dit, par six voix contre une, qu’en ce qui concerne l’indemnité à octroyer à la requérante pour tout dommage matériel ou moral résultant de la violation constatée en l’espèce, la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état et, en conséquence,
a)  la réserve en entier ;
b)  invite le Gouvernement et la requérante à lui soumettre par écrit, dans les six mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur la question et, en particulier, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c)  réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin ;
5.  Dit, à l’unanimité,
a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 13 000 EUR (treize mille euros) pour les frais et dépens exposés à ce jour, à convertir en la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b)  que ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 22 février 2005.
Michael O’Boyle Nicolas Bratza   Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion en partie concordante et en partie dissidente de M. Pavlovschi.
N.B.  M.O.B.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DE M. LE JUGE PAVLOVSCHI
(Traduction)
Malheureusement, et à mon grand regret, je ne puis partager certaines des conclusions de la majorité en l’espèce.
Je peux aisément me rallier à l’avis de la majorité selon lequel il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Je conviens aussi que dans le cas d’espèce, la violation résulte de dispositions légales qui sont à l’origine d’une violation du droit de propriété pouvant être tenue pour structurelle et susceptible de produire un nombre considérable de requêtes similaires.
Je souscris d’une manière générale à l’avis de la majorité à ce sujet. Cependant, j’ai quelque difficulté à accepter que tous les griefs soulevés par la requérante n’aient pas été traités dans l’arrêt. Voilà les circonstances qui m’amènent à cette conclusion.
Aux paragraphes 38 et 39 de l’arrêt, il est dit que, dans les années 1990, la requérante créa une fondation privée appelée « la Fondation Route de l’ambre » et que depuis 1991, elle s’efforce en vain de domicilier cette fondation dans sa maison. Après s’être vue rétablir dans la qualité d’administratrice de sa maison, la requérante a engagé plusieurs procédures – civiles et administratives – afin de faire annuler les décisions administratives antérieures et recouvrer la possession des appartements de sa maison, mais sans succès.
Ainsi qu’il ressort de l’arrêt, dans sa requête à la Cour, l’intéressée se plaignait de deux choses :
1. de n’avoir pu tirer un revenu de son bien ;
2. de n’avoir pu recouvrer la possession et l’usage de son bien en raison des restrictions applicables à la cessation des baux (paragraphe 139 de l’arrêt).
L’arrêt ne répond qu’au premier volet de ce grief. Au point 2 du dispositif, la Cour se prononce sur le fond du grief mais se borne à mentionner les « restrictions aux augmentations de loyer de (...) logements », alors qu’au point 3, elle dit que « l’Etat défendeur doit garantir au moyen de mesures juridiques ou autres appropriées un montant raisonnable de loyer à la requérante et aux autres personnes se trouvant dans la même situation qu’elle, ou leur offrir un mécanisme atténuant les conséquences susmentionnées de l’encadrement par l’Etat des augmentations de loyer (...) ».
Il apparaît donc clairement que la majorité n’a pas examiné le second volet du grief de la requérante, à savoir que celle-ci n’a pas été en mesure de recouvrer la possession ou l’usage de son bien.
Je ne saurais souscrire à cette approche et je pense sincèrement qu’une juridiction qui tranche une affaire doit apporter des réponses à toutes les questions soulevées par le requérant sans en laisser aucune de côté ; en effet, un problème qui n’est pas réglé ne perd pas son caractère structurel et ne disparaît pas pour autant mais resurgira de temps à autre et provoquera de nouvelles souffrances.
J’ai de grandes difficultés à accepter la structure de l’arrêt et la philosophie qui le sous-tend, qui tient trop de la justification.
Avec tout le respect qui est dû à la Cour constitutionnelle polonaise, je ne crois qu’il était réellement nécessaire de reprendre tous ces très longs extraits de ses arrêts, dont beaucoup ne sont pas tout à fait pertinents en l’espèce et d’autres, de plus, sont tout à fait douteux, voire faux, quant au fond. Par exemple, il m’est personnellement très difficile d’admettre que  :
« Conformément à la conception moderne de l’« Etat social », il est juste de demander à tous les membres de la société certains sacrifices au bénéfice de ceux qui ne peuvent subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leurs familles. Il est dans l’ordre des choses que l’étendue de ces sacrifices dépende du niveau des revenus de chacun et qu’ils pèsent plus lourdement sur les plus riches. Il est aussi naturel que les propriétaires de biens puissent être invités à consentir certains sacrifices, conformément au principe général selon lequel « la propriété implique des obligations » (...) » (paragraphe 86 de l’arrêt).
Je regrette d’avoir à dire cela, mais selon moi cette « charité forcée » déforme la nature même des théories sociales qui définissent un Etat social comme un Etat fondé sur les principes d’une économie de marché à orientation sociale.
Par définition, une économie sociale de marché ne peut se fonder sur une logique consistant à priver des dizaines de milliers de ses membres des droits de propriété généralement reconnus ou à limiter le respect de biens légalement reconnus. Voilà pourquoi je ne peux pas non plus souscrire au constat de la majorité selon lequel :
« (...) les autorités doivent bénéficier d’un large pouvoir discrétionnaire non seulement pour choisir la forme et la portée de la réglementation de l’usage des biens, mais aussi pour décider du moment adéquat pour la mise en œuvre des lois pertinentes » (paragraphe 185 du présent arrêt, deuxième alinéa).
A mon avis, ce constat accorde aux Etats membres une trop grande marge d’appréciation pour décider du degré d’ingérence dans les droits de propriété de leurs citoyens et représente de ce fait un réel danger pour les Etats régis par le principe de prééminence du droit, y compris les « Etats sociaux », et va à l’encontre de l’esprit et de la substance mêmes de l’article 1 du Protocole no 1. Dans une société démocratique, aucune « circonstance spéciale » ne peut justifier des ingérences dans les droits et libertés fondamentaux de ses membres, sauf si ces ingérences sont absolument nécessaires et fondées sur la loi. A cet égard, je préfère une approche restrictive qui consisterait à limiter l’ingérence de l’Etat dans le droit de propriété à un très petit nombre de situations clairement définies.
Il est une autre chose que je ne peux approuver : que l’existence de certains problèmes structurels puisse priver la requérante d’une protection internationale effective ou serve en soi de motif légalement reconnu pour retarder l’examen de la question de la satisfaction équitable à accorder pour la violation constatée.
Je renvoie là au point 4 du dispositif de l’arrêt, où la Cour dit :
« qu’en ce qui concerne l’indemnité à octroyer à la requérante pour tout dommage matériel ou moral résultant de la violation constatée en l’espèce, la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état et, en conséquence, a) la réserve en entier »
Cette décision se fonde sur le constat suivant, qui figure au paragraphe 196 de l’arrêt :
« Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que la question de l’indemnisation des dommages matériel et/ou moral ne se trouve pas en état ... »
Cette approche est selon moi injuste, ce que je saurais accepter. Malheureusement, la majorité a retenu cette approche sans fournir de raison à cela, en se bornant à invoquer les « circonstances de l’espèce ». Mais quelles sont ces circonstances mystérieuses qui ont empêché la Cour de se prononcer sur la satisfaction équitable ? La réponse à cette question reste pour moi une énigme. Je crains que cela ne reste aussi une énigme pour la requérante et ses avocats. Je suis profondément convaincu que dans une société démocratique, par définition, aucune circonstance entraînant la violation des droits fondamentaux de dizaines de milliers de personnes ne peut être utilisée, même théoriquement parlant, pour justifier d’ajourner la décision au titre de l’article 41.
Quel que soit l’angle sous lequel j’examine la question, je ne trouve aucune explication juridiquement valable pour expliquer cette décision.
Pour commencer, je rappellerai que la requérante en l’espèce est une personne qui, née en 1931, est âgée de 74 ans (paragraphe 16 de l’arrêt). Ce fait à lui seul aurait dû conduire à ne pas ajourner l’examen sous l’angle de l’article 41.
Cependant, il existe aussi d’autres raisons pertinentes qui auraient normalement dû interdire à la Cour de repousser sa décision.
La requérante, dans ses observations relatives au préjudice matériel qu’elle a subi, se réfère essentiellement à l’impossibilité de percevoir un loyer d’un montant raisonnable. Ses calculs se fondent sur la multiplication du montant moyen du loyer par le nombre de mois écoulés. Ces calculs sont effectués avec beaucoup de soin et présentés d’une manière suffisament claire qui, selon moi au moins, exclut tout doute.
Dans l’affaire Prodan c. Moldova (no 49806/99, § 70, CEDH 2004-III), la requérante a présenté une méthode de calcul comparable que la Cour a acceptée :
« La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’Etat défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 25701/94, § 72, 28 novembre 2002). En l’espèce, la réparation devrait tendre à placer la requérante dans la situation qui serait la sienne si la violation n’avait pas eu lieu. »
Prolongeant ce raisonnement, la Cour déclare (ibidem, § 72) :
« Constatant que la requérante disposait déjà d’un logement, la Cour (...) juge raisonnable de considérer qu’elle aurait cherché à louer les appartements (...) »
En bref, elle conclut (ibidem, § 73) :
« La Cour juge (...) raisonnable la démarche générale de l’intéressée, qui propose d’apprécier sur la base du loyer mensuel, en présumant que les appartements auraient été loués, les pertes subies (...) »
Tous ces arguments s’appliquent parfaitement à la présente espèce. Je ne vois pas pourquoi le loyer a été considéré comme une bonne base de calcul du dommage matériel dans l’affaire Prodan alors qu’en l’espèce la même méthode de calcul a conduit la majorité à conclure que la question n’était « pas en état ».
Pour ce qui est du dommage moral, je rappelle qu’il y a quelque temps, la même quatrième section a examiné l’affaire Popov c. Moldova, où la question de l’ajournement s’est aussi posée et où le requérant avait perdu son droit de propriété à la suite d’une procédure de contrôle juridictionnel. Dans cette affaire, alors que les autorités nationales avaient cassé la décision judiciaire définitive qui autorisait le requérant à récupérer son bien confisqué, la Cour a décidé d’octroyer à M. Popov une somme pour dommage moral et de n’ajourner que la question du dommage matériel (Popov c. Moldova, no 74153/01, dispositif, 18 janvier 2005).
Je ne peux comprendre pourquoi la Cour a décidé en l’espèce, au contraire de ce qu’elle a fait dans l’affaire Popov c. Moldova – et donc en contradiction avec sa propre jurisprudence – d’ajourner la question de l’indemnisation du dommage moral. L’existence de pareil dommage n’a pas été contestée, même par le Gouvernement défendeur. Je ne peux pas non plus approuver cette manière de procéder, qui prolonge indûment les souffrances morales de la requérante en la laissant pendant une nouvelle période sans réparation. Je ne vois vraiment en l’espèce aucune « circonstances » particulières susceptibles d’expliquer et de justifier la nécessité de causer à la requérante un tel surcroît de souffrances.
Il est désormais couramment admis que « rendre la justice avec retard équivaut à un déni de justice ». Nous ne devons jamais oublier cela.
ARRÊT HUTTEN-CZAPSKA c. POLOGNE
ARRÊT HUTTEN-CZAPSKA c. POLOGNE 
ARRÊT HUTTEN-CZAPSKA c. POLOGNE – OPINION SÉPARÉE
DE M. LE JUGE PAVLOVSCHI
ARRÊT HUTTEN-CZAPSKA c. POLOGNE – – OPINION SÉPARÉE    DE M. LE JUGE PAVLOVSCHI
ARRÊT HUTTEN-CZAPSKA c. POLOGNE 


Synthèse
Formation : Cour (quatrième section)
Numéro d'arrêt : 35014/97
Date de la décision : 22/02/2005
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de P1-1 ; Satisfaction équitable réservée ; Remboursement partiel frais et dépens

Analyses

(P1-1-1) PREVUE PAR LA LOI, (P1-1-2) INTERET GENERAL, (P1-1-2) REGLEMENTER L'USAGE DES BIENS, MARGE D'APPRECIATION


Parties
Demandeurs : HUTTEN-CZAPSKA
Défendeurs : POLOGNE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-02-22;35014.97 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award