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01/03/2005 | CEDH | N°22860/02

CEDH | WOS c. POLOGNE


EN FAIT
1.  Le requérant, M. Bronisław Woś, est un ressortissant polonais né en 1928 et résidant à Cielcza. Le gouvernement défendeur a été représenté par ses agents, d'abord M. K. Drzewicki puis M. J. Wołąsiewicz, tous deux du ministère des Affaires étrangères.
A.  Contexte historique
2.  Les caractéristiques de la situation internationale qui prévalait à la fin de la Seconde Guerre mondiale empêchèrent la République de Pologne de faire valoir toute revendication liée à la persécution de ses citoyens par l'Allemagne nazie, qui les avai

t notamment soumis au travail forcé.
3.  Dans l'immédiat après-guerre, la Pologne ...

EN FAIT
1.  Le requérant, M. Bronisław Woś, est un ressortissant polonais né en 1928 et résidant à Cielcza. Le gouvernement défendeur a été représenté par ses agents, d'abord M. K. Drzewicki puis M. J. Wołąsiewicz, tous deux du ministère des Affaires étrangères.
A.  Contexte historique
2.  Les caractéristiques de la situation internationale qui prévalait à la fin de la Seconde Guerre mondiale empêchèrent la République de Pologne de faire valoir toute revendication liée à la persécution de ses citoyens par l'Allemagne nazie, qui les avait notamment soumis au travail forcé.
3.  Dans l'immédiat après-guerre, la Pologne ne signa aucun accord spécifique avec l'Allemagne au sujet des réparations. Elle s'appuya sur l'accord de Potsdam du 1er août 1945, conclu par les gouvernements des Etats-Unis d'Amérique, du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, et de l'Union des républiques socialistes soviétiques.
4.  Le 27 février 1953, l'accord de Londres sur les dettes extérieures allemandes (l'accord de Londres sur les dettes) fut conclu par les Etats-Unis d'Amérique, la Grande-Bretagne, la France et l'Union soviétique. Cet accord différait jusqu'au règlement définitif du problème des réparations l'examen des créances, issues de la Seconde Guerre mondiale, à l'encontre du Reich ou de ses instances, des pays qui avaient été en guerre avec l'Allemagne ou avaient été occupés par elle, ainsi que des ressortissants de ces pays.
5.  Le 23 août 1953, au lendemain d'une déclaration similaire du gouvernement de l'Union soviétique, le gouvernement polonais déclara renoncer à compter du 1er janvier 1954 à toute créance due par l'Allemagne au titre des réparations de guerre. Dans une déclaration du 27 septembre 1969 faite aux Nations unies, le gouvernement polonais précisa que la renonciation de 1953 ne s'appliquait pas aux demandes individuelles découlant d'actes illégaux.
6.  Ce n'est qu'après la conclusion du Traité du 12 septembre 1990 portant règlement définitif concernant l'Allemagne (le traité « Deux plus Quatre ») et la signature en 19901 et 19912 de deux traités entre la République fédérale d'Allemagne et la République de Pologne que la question des personnes persécutées par le régime nazi fut prise en considération dans l'accord bilatéral du 16 octobre 1991 (paragraphe 20 ci-dessous).
B.  Les circonstances de l'espèce
7.  Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Le requérant fut soumis au travail forcé pendant la Seconde Guerre mondiale sur le territoire de la Pologne occupée. En février et mars 1941, il travailla dans une ferme allemande près de Cielcza. Par la suite, d'avril 1941 à avril/mai 1944, il travailla comme ouvrier forestier à Cielcza. Enfin, il fut déplacé dans une région située à 200 kilomètres de son lieu de résidence habituel, où il dut renforcer des ouvrages défensifs allemands de mai/juin 1944 au 26 janvier 1945. Le requérant atteignit l'âge de seize ans en février 1944.
1.  Procédure concernant le premier régime d'indemnisation
8.  Le 20 octobre 1993, le requérant s'adressa à la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise (Fundacja Polsko-Niemieckie Pojednanie – ci-après « la Fondation »), en vue d'obtenir, pour le travail forcé auquel il avait été soumis, une indemnité issue des fonds versés par le gouvernement de la République fédérale d'Allemagne en application de l'accord du 16 octobre 1991 (paragraphes 20-21 ci-dessous). Le 2 février 1994, la commission de vérification de la Fondation (Komisja Weryfikacyjna), sur la base d'un document émanant de l'organisme de sécurité sociale, établit que le requérant avait accompli un travail forcé de février 1941 à janvier 1945, et lui accorda 1 050 zlotys polonais (PLN) à titre d'indemnisation. Cette somme fut octroyée dans le cadre des « versements primaires » (wypłaty podstawowe). La question de la déportation ne semble pas avoir été prise en compte dans la décision. Le requérant contesta cette décision, mais fut ultérieurement débouté par la commission d'appel (Odwoławcza Komisja Weryfikacyjna).
9.  En 1999, à une date non précisée, le conseil d'administration de la Fondation (Zarząd Fundacji) adopta la résolution no 29/99, selon laquelle ne pouvaient être indemnisés que les travailleurs forcés ayant été déportés. La résolution précisait cependant que cette condition ne s'appliquait pas aux demandeurs soumis au travail forcé avant l'âge de seize ans (paragraphe 27 ci-dessous).
10.  Le 2 mars 2000, à la suite de l'adoption de la résolution no 29/99, la commission de vérification de la Fondation accorda au requérant une indemnité complémentaire, d'un montant de 365 PLN, au titre du travail forcé qu'il avait effectué avant l'âge de seize ans (avril 1941-février 1944). La période de travail forcé comprise entre mars 1944 et janvier 1945 ne fut pas prise en considération car le requérant ne remplissait pas la condition de déportation énoncée dans la résolution no 29/99. Quant au travail forcé accompli en février et mars 1941, il ne fut pas comptabilisé, faute de preuves suffisantes.
11.  Le 12 mars 2000, le requérant, qui contestait le montant de l'indemnité accordée, attaqua cette décision devant la commission d'appel. Apparemment, il se plaignit que la commission de vérification n'eût pas pris en compte sa période de travail forcé comprise entre mai/juin 1944 et le 26 janvier 1945, durant laquelle il avait connu des conditions particulièrement difficiles du fait de son déplacement. N'ayant reçu aucune réponse à son recours, le requérant s'adressa de nouveau à la Fondation le 31 octobre 2000 et le 3 janvier 2001.
12.  Entre-temps, le requérant s'était plaint auprès du médiateur de l'inactivité de la Fondation. Le 4 avril 2001, le médiateur informa le requérant qu'il n'était malheureusement pas en mesure de mettre en question la légalité des résolutions adoptées par la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise ou par toute autre fondation. La Fondation pour la réconciliation germano-polonaise avait été créée conformément à la loi du 6 avril 1984 relative aux fondations. En l'espèce, la Fondation était placée sous l'autorité du ministre du Trésor. Cependant, le médiateur ne pouvait s'immiscer dans les activités de la Fondation tant qu'elles étaient conformes à ses statuts et à d'autres dispositions juridiques. Le médiateur se référa aussi à la décision de la Cour suprême du 31 mars 1998, dans laquelle celle-ci refusait de reconnaître que la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise exerçait des fonctions d'administration publique (paragraphes 46 et 47 ci-dessous).
13.  Par une lettre du 24 avril 2001, le président de la commission d'appel de la Fondation informa le requérant qu'en vertu de la réglementation interne de la Fondation en vigueur à la période considérée (la résolution no 29/99), seuls les travailleurs forcés déportés dans le IIIe Reich ou dans une région occupée par le Reich allemand (à l'exception du territoire de la Pologne occupée) étaient indemnisables. Enfin, le requérant fut avisé que cette décision de la commission d'appel n'était pas susceptible d'autres recours.
14.  Néanmoins, à une date ultérieure non précisée, le requérant contesta devant la Cour administrative suprême (Naczelny Sąd Administracyjny) la décision rendue par la commission d'appel le 24 avril 2001. Il semble que dans son recours l'intéressé mît aussi en cause la résolution no 29/99.
15.  Le 14 décembre 2001, la Cour administrative suprême rejeta ce recours, le jugeant irrecevable en droit. Elle s'appuya sur la décision no OPS 3/01 qu'elle avait adoptée le 3 décembre 2001 (paragraphe 50 ci-dessous).
2.  Procédure concernant le second régime d'indemnisation
16.  Le 21 novembre 2000, le requérant demanda à la Fondation polonaise à être indemnisé dans le cadre du régime destiné aux travailleurs forcés ou réduits en esclavage (le second régime d'indemnisation), instauré en vertu de la déclaration commune du 17 juillet 2000, de la loi allemande du 2 août 2000 portant création de la Fondation « Mémoire, responsabilité et avenir » (« la loi allemande sur la Fondation »), et de l'accord conclu ultérieurement, le 16 février 2001, entre la Fondation « Mémoire, responsabilité et avenir » et la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise (voir, ci-dessous, les paragraphes 29 à 33 et 35-36). Le 17 avril 2001, la commission de vérification de la Fondation rejeta cette demande au motif que le requérant ne remplissait pas la condition de déportation énoncée à l'article 11 § 1.2 de la loi allemande sur la Fondation (paragraphe 33 ci-dessous). Apparemment, le requérant ne contesta pas cette décision.
17.  Le 17 octobre 2001, la Fondation polonaise accorda au requérant une indemnité de 1 000 PLN au titre du travail forcé auquel il avait été soumis avant l'âge de seize ans. Cette décision reposait sur la résolution no 15/2001 du conseil d'administration de la Fondation, adoptée le 16 mars 2001 (paragraphe 42 ci-dessous).
18.  Les plaintes présentées ultérieurement par le requérant au ministre du Trésor, autorité de tutelle de la Fondation, n'aboutirent pas.
C.  Le droit et la pratique internes et internationaux pertinents
1.  Dispositions constitutionnelles
19.  L'article 9 de la Constitution (adoptée par l'Assemblée nationale le 2 avril 1997 et entrée en vigueur le 17 octobre 1997) dispose :
« La République de Pologne respecte les dispositions du droit international qui sont pour elle contraignantes. »
L'article 45 § 1 de la Constitution se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit jugée équitablement et publiquement, sans délai injustifié, par un tribunal compétent, impartial et indépendant. »
Le titre III de la Constitution, intitulé « Les sources du droit », porte sur les rapports entre le droit interne et les traités internationaux.
Aux termes de l'article 87 § 1,
« La Constitution, les lois, les traités internationaux ratifiés et les règlements sont les sources de droit d'application générale en République de Pologne. »
L'article 91, en ses passages pertinents, énonce :
« 1.  Dès sa publication au Journal des lois de la République de Pologne [Dziennik Ustaw], un traité international ratifié fait partie intégrante de l'ordre juridique national et est directement applicable, à moins que son application soit subordonnée à l'adoption d'une loi.
2.  Un traité international ratifié en vertu d'une loi d'autorisation prime toute loi dont les dispositions sont incompatibles avec les siennes. »
2.  L'accord du 16 octobre 1991 et la création de la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise (premier régime d'indemnisation)
20.  Le 16 octobre 1991, les gouvernements de la République fédérale d'Allemagne et de la République de Pologne conclurent un accord, sur la base duquel le gouvernement allemand se déclara prêt, pour des raisons humanitaires, à verser 500 millions de marks allemands (DEM) au profit de la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise. Cet accord prévoyait que le gouvernement polonais créerait la Fondation en vue d'apporter une aide financière aux victimes des persécutions nazies ayant subi des préjudices particulièrement graves. La Fondation devait définir les critères présidant à l'octroi des indemnités, eu égard à la gravité des effets dommageables sur la santé des victimes et à leurs difficultés financières. Le gouvernement polonais déclara qu'il ne donnerait pas suite aux demandes individuelles formées à l'encontre de l'Allemagne par des citoyens polonais victimes des persécutions nazies. Les deux gouvernements précisèrent que leur accord ne devait pas conduire à une restriction des droits des citoyens de l'un ou de l'autre pays.
21.  Ultérieurement, le 27 novembre 1991, le ministre – secrétaire du Conseil des ministres (Minister – Szef Urzędu Rady Ministrów), fit en sa qualité de fondateur une déclaration devant un notaire d'Etat au sujet de la création de la Fondation. Il déclara qu'à l'initiative du gouvernement de la République de Pologne et au nom du Trésor il créait la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise. Le but de la Fondation était d'apporter une aide aux victimes des persécutions nazies et de mener d'autres activités en faveur de ces personnes. Le ministre déclara aussi que le capital de la Fondation s'élevait à 500 millions de DEM, somme versée par le gouvernement allemand au gouvernement polonais.
22.  La Fondation pour la réconciliation germano-polonaise fut créée conformément à la loi du 6 avril 1984 relative aux fondations, qui régit les activités des fondations en Pologne. Cette loi dispose que des personnes physiques ou morales peuvent créer une fondation pour réaliser des objectifs d'utilité sociale ou économique correspondant aux intérêts fondamentaux de la République de Pologne. En principe, la supervision des activités d'une fondation est assurée par le gouverneur régional (Wojewoda) ou le ministre compétent. Ces autorités de tutelle peuvent saisir la justice en vue de faire déterminer si les activités de la fondation sont conformes à son objectif, à ses statuts et à la législation ordinaire (article 12 de la loi relative aux fondations). Le ministre compétent ou le gouverneur régional peut aussi demander aux tribunaux d'annuler une résolution adoptée par la fondation qui est manifestement incompatible avec son objectif, ses statuts ou la législation ordinaire (article 13).
23.  Les statuts de la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise, une fois rédigés, furent enregistrés auprès du tribunal de district de Varsovie le 24 février 1992, date à laquelle la Fondation entama ses activités. Le fondateur pouvait modifier les statuts et décider de la mise en liquidation de la Fondation. Selon l'article 6 des statuts, l'objectif premier de la Fondation était d'apporter une aide financière directe aux victimes des persécutions nazies dont la santé avait été gravement altérée et qui connaissaient des difficultés financières à cause de ces persécutions.
24.  Parmi les organes de la Fondation figuraient le conseil de surveillance (Rada Nadzorcza), composé de vingt et un membres, et le conseil d'administration (Zarząd), composé de neuf membres. Ces personnes étaient nommées et destituées par le fondateur, c'est-à-dire le ministre – secrétaire du Conseil des ministres, qui avait pleins pouvoirs en la matière. Les deux autres organes de la Fondation étaient la commission de vérification (Komisja Weryfikacyjna), dont les membres étaient nommés par le conseil d'administration, et la commission d'appel (Odwoławcza Komisja Weryfikacyjna), dont les membres étaient nommés par le conseil de surveillance.
25.  La Fondation devait examiner les aspects de fond et de forme des demandes d'aide financière sur la base de ses statuts et des dispositions élaborées par le conseil d'administration et adoptées par le conseil de surveillance. Il incombait à la commission de vérification de décider si une aide financière devait être accordée aux victimes. Les décisions de la commission de vérification pouvaient être contestées devant la commission d'appel. Les décisions de cette dernière étaient définitives.
26.  L'aide financière accordée par la Fondation, qui était issue du fonds alimenté par le gouvernement de la République fédérale d'Allemagne en 1992-1993, était versée en deux tranches : un versement primaire et un versement complémentaire ; ce dernier était financé par les intérêts produits par la contribution que le gouvernement allemand avait faite à l'origine. Il fut mis fin au paiement de l'ensemble de ces indemnités le 23 mai 2002, sur la base de la résolution no 29/2002 du conseil d'administration de la Fondation.
27.  En 1999, à une date non précisée, le conseil d'administration de la Fondation adopta la résolution no 29/99, qui instaurait une condition de déportation. La résolution indiquait que seuls étaient indemnisables les travailleurs forcés déportés sur le territoire du Reich allemand ou dans les régions occupées par l'Allemagne. Elle ajoutait que la condition de déportation n'était pas remplie par les personnes soumises au travail forcé sur le territoire de la Pologne, dans ses frontières d'août 1939. Cependant, elle précisait que les personnes ayant accompli un travail forcé avant l'âge de seize ans pouvaient être indemnisées même si elles ne remplissaient pas la condition de déportation.
28.  A une date non précisée, au plus tard en 2001, le ministre du Trésor (Minister Skarbu Państwa) exerça la fonction de fondateur et d'autorité de tutelle de la Fondation.
3.  Régime d'indemnisation des travailleurs forcés ou réduits en esclavage (second régime d'indemnisation)
29.  De 1998 à 2000, une autre série de négociations internationales furent consacrées à la question de l'indemnisation des personnes soumises au travail forcé ou réduites en esclavage par l'Allemagne nazie. Le gouvernement polonais était l'une des parties à ces négociations. Elles furent engagées à la suite d'un certain nombre de procédures d'indemnisation intentées à des entreprises allemandes devant les juridictions des Etats-Unis par des personnes soumises au travail forcé pendant la Seconde Guerre mondiale. Les entreprises allemandes poursuivies en justice souhaitaient mettre fin à ces procès et parvenir à une paix juridique. Les négociations s'achevèrent le 17 juillet 2000 par l'adoption d'une déclaration commune signée par toutes les parties aux négociations, dont le gouvernement polonais3.
30.  Les parties à la déclaration commune prirent acte de l'intention du gouvernement allemand et des entreprises allemandes d'accepter la responsabilité morale et historique née du recours à des travailleurs forcés ou réduits en esclavage et d'autres injustices commises durant la période national-socialiste et la Seconde Guerre mondiale. Le gouvernement allemand et les entreprises allemandes confirmèrent leur accord du 17 décembre 1999 relatif à la création de la Fondation « Mémoire, responsabilité et avenir », qui devait permettre d'apporter une aide financière aux victimes d'Europe centrale et orientale, dont la plupart n'avaient guère bénéficié des précédents programmes allemands d'indemnisation et de restitution. Les parties à la déclaration commune convinrent également de répartir les crédits selon les critères énoncés dans la loi allemande sur la Fondation.
31.  Selon la déclaration commune, le gouvernement allemand et les entreprises allemandes s'engagèrent à verser 5 milliards de DEM à la Fondation « Mémoire, responsabilité et avenir ». La déclaration commune précisait que les gouvernements des Etats d'Europe centrale et orientale participants, dont la Pologne, et le gouvernement de l'Etat d'Israël acceptaient de mettre en œuvre dans leurs systèmes juridiques nationaux les mesures spécifiques nécessaires pour établir une paix juridique.
32.  Peu après, le 2 août 2000, le parlement allemand adopta la loi portant création de la Fondation « Mémoire, responsabilité et avenir ». Cette loi entra en vigueur le 12 août 2000. Cependant, les versements ne débutèrent que le 30 mai 2001, une fois que les entreprises allemandes eurent obtenu des garanties suffisantes concernant le désistement des actions judiciaires engagées contre elles aux Etats-Unis.
33.  Les dispositions pertinentes de la loi portant création de la Fondation « Mémoire, responsabilité et avenir » se lisent ainsi :
« Préambule
Reconnaissant que
l'Etat national-socialiste a fait subir de graves injustices aux travailleurs forcés ou réduits en esclavage, du fait de leur déportation, leur internement et leur exploitation, laquelle, dans certains cas, est allée jusqu'à la destruction par le travail, et du fait de nombreuses autres violations des droits de l'homme,
les entreprises allemandes qui ont participé aux injustices du national-socialisme portent une responsabilité historique et doivent l'assumer,
les entreprises réunies au sein du Groupement des entreprises allemandes pour la création de la Fondation [Stiftungsinitiative der deutschen Wirtschaft] ont accepté cette responsabilité,
les injustices commises et les souffrances humaines ainsi causées ne peuvent être pleinement réparées par des indemnisations financières,
la loi arrive trop tard pour les personnes qui ont perdu la vie en tant que victimes du régime national-socialiste ou qui sont décédées depuis lors,
le Bundestag allemand accepte une responsabilité politique et morale à l'égard des victimes du national-socialisme. Le Bundestag veut garder vivante la mémoire des injustices infligées aux victimes et la transmettre aux générations futures.
Article 1 – Création et siège
1.  Est créée une fondation de droit public dotée de la personnalité juridique ayant pour nom « Mémoire, responsabilité et avenir ».
Article 2 – But de la Fondation
1.  La Fondation a pour but d'indemniser financièrement, par l'intermédiaire d'organisations partenaires, les anciens travailleurs forcés et les personnes ayant subi d'autres préjudices durant la période du national-socialisme.
Article 10 – Allocation des fonds par les organisations partenaires
1.  Les organisations partenaires sont chargées de l'approbation et du versement des prestations (sous forme de capital) aux personnes indemnisables en vertu de l'article 11. La Fondation n'a ni habilitation ni obligation à cet égard. Le conseil de surveillance peut opter pour un autre mode de paiement.
Article 11 – Personnes indemnisables
1)  Sont indemnisables au titre de la présente loi :
1.  les personnes qui ont été détenues dans un camp de concentration au sens de l'article 42 § 2 de la loi fédérale relative à l'indemnisation des victimes des persécutions national-socialistes [Bundesentschädigungsgesetz], ou, dans des conditions similaires, dans un autre lieu de détention situé hors du territoire actuel de la République d'Autriche ou dans un ghetto, et qui ont été soumises au travail forcé ;
2.  les personnes qui ont été déportées sur le territoire du Reich allemand dans ses frontières de 1937 ou dans une région occupée par le Reich, y ont été contraintes de travailler dans une entreprise industrielle ou commerciale ou dans le secteur public, et ont été détenues dans des conditions autres que celles mentionnées à l'alinéa 1 ou soumises à des conditions assimilables à la détention ou à d'autres conditions de vie extrêmement dures ;
2)  Le demandeur doit justifier de son droit à une prestation en soumettant des pièces à l'appui de sa demande. L'organisation partenaire est tenue de produire des moyens de preuve pertinents. En l'absence de tels moyens, le droit à une prestation peut être étayé d'une autre manière. »
4.  Mise en œuvre du second régime d'indemnisation par la Pologne
34.  Le 10 août 2000, le gouvernement polonais soumit au Parlement un projet de loi exonérant des impôts et taxes les indemnités perçues au titre des persécutions nazies. Dans les motifs du projet de loi, le gouvernement indiquait que le versement de prestations aux personnes soumises au travail forcé par le régime nazi avait été convenu lors de négociations entre les gouvernements concernés, les entreprises allemandes et les victimes. Il ajoutait qu'en vertu d'un accord avec la partie allemande la Pologne recevrait plus de 1,8 milliard de DEM. Le 21 septembre 2000, le parlement polonais adopta la loi portant exemption des indemnités perçues au titre des persécutions nazies des impôts et taxes. Cette loi exonérait aussi la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise de tout impôt sur les ressources mises à sa disposition en vue du versement de prestations. Elle entra en vigueur le 17 novembre 2000.
35.  Le 16 février 2001, un accord fut conclu entre la Fondation « Mémoire, responsabilité et avenir » et la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise. Selon cet accord, la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise devait jouer le rôle d'organisation partenaire de la Fondation allemande, en vue de garantir un versement rapide des indemnités aux travailleurs forcés ou réduits en esclavage (article 1). Les deux parties convinrent d'appliquer pleinement les dispositions de la loi allemande sur la Fondation et déclarèrent leur accord conforme à la déclaration commune du 17 juillet 2000.
36.  L'accord du 16 février 2001 précisait en outre que la Fondation polonaise, en tant qu'organisation partenaire, était chargée de déterminer si tous les demandeurs qui résidaient sur le territoire polonais au 16 février 1999 remplissaient les conditions requises pour bénéficier d'une indemnisation (article 2 de l'accord). L'organisation partenaire devait vérifier si le droit à une indemnisation avait été prouvé ou étayé d'une autre manière (article 5.1). Un demandeur pouvait contester la décision prise par l'organisation partenaire quant à ses motifs ou au montant de l'indemnisation accordée en s'adressant à un organe de recours indépendant instauré au sein de l'organisation (article 5.5). Les décisions prises par l'organe de recours étaient définitives et ne pouvaient être contestées devant un tribunal (article 6.3).
37.  L'accord du 16 février 2001 était accompagné de trois annexes. L'annexe no 3 comportait une déclaration du gouvernement polonais concernant le décaissement des indemnités. Les dispositions pertinentes de cette déclaration se lisent ainsi :
« Depuis 1998, le gouvernement de la République de Pologne s'efforce de toutes les manières possibles de garantir le versement des indemnités accordées au titre du travail effectué sous la contrainte ou en situation d'esclavage pour l'Allemagne nazie. Dans les négociations, le gouvernement a joué un rôle important au nom des représentants des victimes. Grâce à ses efforts, les anciens travailleurs forcés ou réduits en esclavage recevront au total 1,812 milliard de DEM, ce qui signifie que les négociations ont eu une issue très favorable.
Le gouvernement de la République de Pologne s'efforcera de garantir la bonne utilisation des crédits mis à disposition par la Fondation « Mémoire, responsabilité et avenir » et gérés par la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise en collaboration avec des institutions financières polonaises. A cette fin, le gouvernement polonais prendra des mesures à l'égard de la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise, dans le cadre des compétences qui lui sont dévolues en qualité de fondateur et d'autorité de tutelle. »
38.  Les statuts de la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise furent modifiés à l'initiative de son fondateur, le ministre du Trésor, aux fins de l'application des dispositions de la loi allemande sur la Fondation et de l'accord du 16 février 2001 ; ces modifications furent enregistrées auprès du tribunal de district de Varsovie le 26 juin 2001.
39.  Les statuts modifiés précisent que la Fondation doit verser aux victimes visées à l'article 11 de la loi allemande sur la Fondation des indemnités issues du fonds alimenté par la partie allemande en vertu de cette même loi (articles 6.2 et 9.2 des statuts)4. Il est également indiqué dans ces statuts que la Fondation s'appuiera sur sa réglementation interne pour se prononcer sur les cas individuels. Toute décision prise dans un cas individuel peut faire l'objet d'un recours ; en revanche, une décision rendue après l'examen d'un recours est définitive et ne peut plus être contestée (articles 6.4 et 6.5).
40.  En application de l'article 20 des statuts modifiés, la commission de vérification doit se prononcer sur toute demande d'aide individuelle déposée par des victimes des persécutions nazies. Les membres et le président de la commission de vérification doivent être nommés et destitués par le conseil d'administration de la Fondation (article 21.1). Des dispositions précises concernant l'organisation de la commission de vérification et les règles et critères applicables à l'octroi d'une aide figurent dans le règlement interne de cette commission, rédigé par le conseil d'administration et adopté par le conseil de surveillance (article 21.2).
41.  Les décisions prises par la commission de vérification peuvent être contestées devant la commission d'appel. Le président et les membres de cette dernière sont nommés et destitués par le conseil d'administration de la Fondation, qui doit consulter au préalable le conseil de surveillance. La commission d'appel fonctionne sur la base du règlement interne élaboré par le conseil d'administration et adopté par le conseil de surveillance (article 23.2). Les statuts amendés précisent que les décisions de la commission d'appel sont définitives (article 23.3).
42.  Le 16 mars 2001, le conseil d'administration de la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise adopta la résolution no 15/2001, en vue d'indemniser certaines catégories de demandeurs qui ne satisfaisaient pas aux critères énoncés dans la loi allemande sur la Fondation. En vertu de cette résolution, la Fondation décida d'allouer 40 millions de PLN prélevés sur ses ressources propres et 10 millions de dollars américains issus du London Gold Fund (fonds destiné aux victimes des persécutions nazies), mis à la disposition du gouvernement polonais par le gouvernement des Etats-Unis d'Amérique, aux demandeurs soumis au travail forcé avant l'âge de seize ans sur leur lieu de résidence (c'est-à-dire ne remplissant pas la condition de déportation).
5.  Jurisprudence des juridictions polonaises
43.  Dans un arrêt du 12 janvier 1993 (no I SA 1762/92), la Cour administrative suprême déclara ce qui suit :
« Une fondation n'est pas un organisme de droit public. Par conséquent, selon le code de procédure administrative, il n'est pas possible de déléguer à une fondation le pouvoir de se prononcer sur des cas individuels par des décisions administratives. »
Partant, les décisions d'une fondation ne peuvent être contestées devant la Cour administrative suprême.
44.  Dans un arrêt du 12 mars 1993 (no I ACr 133/93), la cour d'appel de Varsovie (Sąd Apelacyjny) estima que :
« Les dispositions des statuts de la Fondation précisant la destination de ses fonds ne confèrent à autrui aucun droit sur ces fonds. Etant donné que la prétention de certaines personnes à une prestation de la Fondation ne bénéficie d'aucune protection juridique, un recours formé à cet égard n'a pas un caractère civil, et ne relève donc pas de la compétence des juridictions [civiles]. »
45.  En 1997, le médiateur soumit à la Cour suprême une question de droit (pytanie prawne), qui était de savoir si les décisions rendues par les organes de la Fondation pouvaient être contestées devant la Cour administrative suprême et, dans la négative, si elles pouvaient faire l'objet d'un contrôle juridictionnel en matière civile. Le médiateur s'appuyait, entre autres, sur l'article 45 de la Constitution et sur l'article 6 § 1 de la Convention. Il demanda notamment à la Cour suprême de déterminer :
a)  s'il existait une quelconque disposition légale excluant tout contrôle juridictionnel en cas de différend entre un particulier et la Fondation ;
b)  si la Fondation pouvait être considérée comme un organisme exerçant des fonctions d'administration publique, dans la mesure où elle poursuivait des objectifs publics au moyen de fonds publics ;
c)  si l'article 1 § 2 et l'article 5 § 2 (3) du code de procédure administrative constituaient des motifs suffisants de conclure que la Fondation ne pouvait exercer aucune fonction d'administration publique ;
d)  si l'appréciation des questions de fait et de droit effectuée par la Fondation avait aussi une influence sur les relations du demandeur avec le directeur du service d'aide aux vétérans et aux personnes persécutées ;
e)  si la décision d'accorder ou non une indemnisation n'était pas un acte purement technique, puisqu'elle était toujours précédée d'une appréciation juridique d'un cas individuel.
46.  Le 31 mars 1998, la Cour suprême (Sąd Najwyższy) adopta la décision no III ZP 44/97, dans laquelle elle estimait que, puisque des fonctions administratives ne pouvaient être déléguées qu'au moyen d'une loi et que tel n'avait pas été le cas pour la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise, les décisions de celle-ci n'étaient pas de nature administrative et ne pouvaient donc être contestées devant la Cour administrative suprême. En revanche, la Cour suprême refusa de trancher la question de savoir si les décisions de la Fondation pouvaient faire l'objet d'un contrôle juridictionnel en matière civile. Elle fit néanmoins observer que le droit à des prestations de la Fondation ne relevait pas de la législation civile et ne pouvait donc être revendiqué devant une juridiction civile. Une contestation de caractère civil ne pouvait naître que dans des cas exceptionnels, notamment lorsque le droit, pour le demandeur, de bénéficier d'une indemnisation avait été établi mais que celle-ci n'avait pas été versée.
47.  La Cour suprême estima que l'identité des buts de la Fondation et de ceux que poursuivaient les pouvoirs publics ne justifiait pas de conclure que la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise exerçât des fonctions d'administration publique. Les modalités de création de la Fondation et la nature de ses tâches, qui, de l'avis de la Cour suprême, étaient communes à toutes les fondations, ne permettaient pas non plus d'aboutir à une telle conclusion.
48.  Dans un arrêt du 19 février 1999 (no V SAB 7/99), la Cour administrative suprême déclara :
« La Fondation pour la réconciliation germano-polonaise n'exerce pas de fonctions dans le domaine de l'administration publique dans la mesure où aucune disposition légale ne l'habilite à le faire. Il s'ensuit que, compte tenu de l'absence de texte législatif, la décision d'accorder ou de refuser une indemnisation à une victime du régime nazi n'est pas une décision administrative et ne peut être contestée devant la Cour administrative suprême. »
49.  Dans une décision du 5 octobre 2001 (no III CZP 46/01), la Cour suprême estima que le recours formé par un demandeur en vue de faire reconnaître le fait qu'il avait été soumis au travail forcé pendant la Seconde Guerre mondiale ne pouvait être examiné par un tribunal (civil). De l'avis de la Cour suprême, l'octroi d'une indemnité par la Fondation ne créait pas de droit individuel de nature contractuelle. La Fondation déterminait si les conditions ouvrant droit à cette prestation étaient remplies. Par conséquent, selon la Cour suprême, la Fondation n'était pas débitrice vis-à-vis des demandeurs mais jouait le rôle d'organe décisionnaire. Les décisions de la Fondation créaient simplement une base légale permettant l'octroi d'une indemnité. La situation considérée ne s'apparentait donc pas à des relations de droit civil.
50.  Dans une décision du 3 décembre 2001 (no OPS 3/01), la Cour administrative suprême confirma la jurisprudence antérieure, selon laquelle elle n'avait pas compétence pour contrôler les décisions de la Fondation, et fit observer que :
« La Fondation pour la réconciliation germano-polonaise, qui octroie aux victimes des persécutions nazies des indemnités au moyen de ressources lui ayant été allouées par des entités étrangères, n'exerce pas de fonctions d'administration publique. Par conséquent, le droit à être indemnisé par la Fondation ne trouve pas son origine dans des actes d'administration publique. »
Elle déclara par ailleurs :
« A l'évidence, ni l'accord du 16 octobre 1991 conclu entre les gouvernements polonais et allemand, qui n'a pas été ratifié, ni les actes ultérieurs [notamment la déclaration commune et la loi allemande sur la Fondation] concernant l'octroi, par la Fondation, d'une aide financière au titre des persécutions nazies ne satisfont aux critères qui permettraient de les considérer comme des sources du droit polonais à caractère contraignant. Les actes susmentionnés ne font naître aucune relation relevant du droit administratif entre le demandeur et la Fondation ; cette dernière n'est donc pas un organe d'administration publique que la loi aurait établi pour qu'il se prononce sur des affaires relevant du domaine de l'administration publique. »
GRIEF
51.  Sans invoquer aucun article de la Convention, le requérant se plaint que les décisions rendues par la Fondation, qui a partiellement refusé d'accueillir sa demande d'indemnisation au titre du travail forcé qu'il avait accompli, soient inéquitables et ne puissent être contestées devant aucun autre organe compétent. Il allègue en substance avoir été privé du droit d'accès à un tribunal.
EN DROIT
52.  Le requérant se plaint des décisions rendues par la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise, qui a partiellement refusé d'accueillir sa demande d'indemnisation. Il allègue également, en substance, ne pas avoir eu accès à un tribunal pour contester les décisions que la Fondation avait prises dans son affaire. La Cour estime que le grief du requérant doit être examiné sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention, dont les passages pertinents se lisent ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A.  Responsabilité de l'Etat polonais
53.  La Cour doit tout d'abord déterminer si la responsabilité de la Pologne est mise en jeu au regard de la Convention à raison des actes de la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise.
1.  Arguments des parties
54.  Le Gouvernement affirme que la Fondation n'est pas un organisme gouvernemental. C'est une entité de droit privé totalement indépendante, et l'Etat ne peut être tenu pour responsable de ses actes ou décisions concernant des demandes individuelles d'aide financière. Le Gouvernement soutient que les fonctions de supervision exercées par les pouvoirs publics consistent uniquement à déterminer si les activités de la Fondation sont conformes aux objectifs de celle-ci, à ses statuts et aux dispositions législatives applicables. Selon le Gouvernement, il ne faut pas perdre de vue que la supervision par l'Etat des fondations se limite à leurs organes ; le fondateur et les bénéficiaires des aides financières, quant à eux, ne font l'objet d'aucun contrôle de la part des pouvoirs publics.
55.  Le Gouvernement estime par ailleurs qu'il convient de distinguer deux périodes dans les activités de la Fondation. La première s'est ouverte en 1991, année de création de la Fondation, pour s'achever en 2000, avec la conclusion de l'accord international relatif au régime d'indemnisation des personnes soumises au travail forcé ou réduites en esclavage.
56.  S'agissant de l'accord du 16 octobre 1991, le Gouvernement soutient que durant la première période de son activité la Fondation avait tous pouvoirs pour définir ses propres règles d'octroi des aides financières aux victimes des persécutions nazies. Les dispositions adoptées par la Fondation relevaient exclusivement de sa réglementation interne ; le seul contrôle auquel elles fussent soumises était celui de l'autorité de tutelle de la Fondation, qui pouvait s'adresser aux tribunaux pour faire annuler une résolution de la Fondation. Le Gouvernement indique aussi que la commission de vérification et la commission d'appel étaient entièrement indépendantes du conseil d'administration et du conseil de surveillance de la Fondation. Tout demandeur qui n'était pas satisfait d'une décision de la commission de vérification pouvait non seulement saisir la commission d'appel, mais aussi adresser une plainte au ministre chargé de superviser la Fondation.
57.  La seconde phase de l'activité de la Fondation a débuté en 2001, lorsque la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise commença à jouer le rôle d'« organisation partenaire » de la Fondation allemande « Mémoire, responsabilité et avenir ». Le Gouvernement soutient que le cadre juridique et financier dans lequel s'inscrivaient les contributions volontaires du gouvernement allemand et des entreprises allemandes a été établi sur la base de la déclaration commune du 17 juillet 2000 et de la loi allemande sur la Fondation. Ce dernier instrument énonce des règles précises concernant les critères d'octroi des indemnités et la répartition des fonds entre les organisations partenaires.
58.  Le Gouvernement affirme que la déclaration commune et la loi allemande sur la Fondation, qui firent l'objet de deux ans de négociations, forment un tout. Il maintient en outre que la Pologne, pas plus que les autres signataires de la déclaration commune, ne peut appliquer de règles propres s'éloignant du dispositif prévu, qui lie toutes les parties à l'accord. Celles-ci se sont engagées à indemniser les demandeurs selon les critères définis dans la loi allemande sur la Fondation. Le Gouvernement souligne que, par conséquent, la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise, qui est l'une des organisations partenaires, ne peut imposer ses propres règles en matière d'indemnisation.
59.  Le requérant allègue quant à lui que l'Etat polonais est responsable des actes de la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise. Il affirme que c'est le gouvernement qui a créé la Fondation et lui a confié certaines tâches. Le requérant fait aussi valoir que les membres du conseil d'administration de la Fondation sont nommés et destitués par le gouvernement et que le ministre du Trésor supervise les activités de la Fondation.
2.  Appréciation de la Cour
a)  Principes issus de la jurisprudence de la Cour
60.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, la responsabilité de l'Etat est engagée si la violation de l'un des droits et libertés définis dans la Convention dérive d'un manquement à l'obligation incombant à l'Etat, au titre de l'article 1, de reconnaître ces droits et libertés dans sa législation interne à toute personne relevant de sa juridiction (voir, mutatis mutandis, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, arrêt du 13 août 1981, série A no 44, p. 20, § 49). L'article 1 ne fait aucune distinction quant au type de normes ou de mesures en cause et ne soustrait aucune partie de la « juridiction » des Etats membres à l'empire de la Convention (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, pp. 17-18, § 29). En outre, l'Etat ne saurait se soustraire à sa responsabilité ratione personae en déléguant ses obligations à des organismes privés ou des particuliers (voir, mutatis mutandis, Costello-Roberts c. Royaume-Uni, arrêt du 25 mars 1993, série A no 247-C, p. 58, § 27). Parmi les obligations découlant, pour un Etat contractant, de l'article 1 de la Convention figurent, outre l'obligation de s'abstenir de s'ingérer dans l'exercice des droits et libertés garantis, des obligations positives de prendre les mesures nécessaires pour garantir le respect de ces droits et libertés sur son territoire (voir, notamment, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001-V).
b)  Application des principes ci-dessus à la présente affaire
i.  Considérations générales
61.  La Cour accepte l'argument du Gouvernement selon lequel il convient de distinguer deux périodes dans l'activité de la Fondation. Toutefois, elle estime que, pour établir si l'Etat est responsable des actes de la Fondation au regard de la Convention, la distinction proposée par le Gouvernement, bien que non dépourvue de pertinence, n'est pas déterminante.
α)  Quant au premier régime d'indemnisation
62.  La Cour observe que la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise a été créée en 1991, en application de l'accord du 16 octobre 1991 conclu entre les gouvernements de la République de Pologne et de la République fédérale d'Allemagne. La Fondation a été établie par le ministre – secrétaire du Conseil des ministres (le fondateur), agissant à l'initiative du gouvernement polonais et au nom du Trésor polonais. Certes, formellement, la Fondation est une entité de droit privé dont l'activité est régie par la loi du 6 avril 1984 relative aux fondations. Toutefois, on ne peut négliger le fait que l'existence même de la Fondation procède d'une mesure prise par un ministre du gouvernement en application d'un accord bilatéral, à la négociation et à l'élaboration duquel les représentants du gouvernement polonais ont participé. De plus, les statuts de la Fondation ont été rédigés par le ministre, qui avait qualité de fondateur. La Cour relève également que le fondateur pouvait décider de la mise en liquidation de la Fondation.
63.  La Cour constate que les tâches confiées à la Fondation à l'origine découlaient de l'accord bilatéral du 16 octobre 1991, que la Pologne a librement conclu. La Cour reconnaît le caractère spécifique des engagements contractés au titre de cet accord par l'Etat polonais, qui devait créer un organe chargé d'examiner les demandes d'indemnisation déposées par des citoyens polonais ayant été persécutés sous le régime nazi et distribuer à ces victimes les fonds versés à cette fin par l'autre partie à l'accord. De l'avis de la Cour, le gouvernement défendeur avait consenti, en vertu de l'accord du 16 octobre 1991, à déléguer ces tâches à une entité de droit privé. Il créa donc la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise, organisme exerçant des fonctions quasi publiques, et la chargea des obligations résultant de l'accord international.
64.  Il convient de noter que l'accord du 16 octobre 1991 comportait uniquement une disposition générale prévoyant que le capital de la Fondation serait réparti entre les victimes des persécutions nazies ayant subi des préjudices particulièrement graves. La Cour relève qu'en vertu dudit accord il incombait à la Fondation de définir les critères ouvrant droit à une indemnisation : les demandeurs devaient avoir subi une altération grave de leur état de santé et connaître des difficultés financières. Par la suite, ces critères ont été transposés dans les statuts et intégrés dans la réglementation interne adoptée par la Fondation. Apparemment, l'accord du 16 octobre 1991 n'énonçait que les conditions générales d'octroi d'une indemnisation par la Fondation, laissant à cette dernière une grande marge de manœuvre quant aux critères et aux règles de procédure à appliquer. La Cour note que le pouvoir réglementaire conféré à la Fondation était considérable et qu'il a été largement exercé, comme en témoigne, par exemple, la résolution no 29/99 instaurant la condition de déportation.
β)  Quant au second régime d'indemnisation
65.  La Cour observe que l'Etat défendeur a participé à des négociations internationales ayant abouti à l'adoption de textes juridiques régissant le fonctionnement du second régime d'indemnisation. La Cour ne peut que constater que lors de ces négociations le gouvernement polonais a contracté des engagements qui, par la suite, se sont imposés à la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise. En conséquence, le Gouvernement a reconnu, du moins implicitement, être en mesure d'exercer un certain contrôle sur la Fondation. La Cour prend également note des motifs du projet de loi exonérant des impôts et taxes les indemnités perçues au titre des persécutions nazies, ainsi que de l'annexe 3 à l'accord du 16 février 2001, dans laquelle le gouvernement polonais déclarait qu'il superviserait le décaissement des prestations par la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise.
66.  La Cour remarque aussi qu'en vertu de l'article 10 de la loi allemande sur la Fondation, la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise, en sa qualité d'organisation partenaire, était chargée d'examiner les demandes d'indemnisation et de verser les prestations aux demandeurs remplissant les conditions requises pour en bénéficier. De plus, cet article précisait que la Fondation « Mémoire, responsabilité et avenir » n'avait ni habilitation ni obligation en matière d'octroi et de décaissement des indemnités par les organisations partenaires. En conséquence, dans la pratique, les décisions relatives aux indemnités étaient prises par la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise. Certes, les principaux critères d'indemnisation étaient définis dans la loi allemande sur la Fondation et échappaient donc à la juridiction de l'Etat défendeur. Cependant, le gouvernement polonais les a acceptés lors des négociations internationales qui précédèrent l'adoption de la loi allemande sur la Fondation. En tout cas, l'activité de la Fondation se basait directement, durant les deux périodes, sur un accord international auquel la Pologne était partie.
67.  En outre, pour ce qui est de la résolution no 15/2001 adoptée par le conseil d'administration de la Fondation le 16 mars 2001, la Cour note que certaines ressources financières reçues du gouvernement des Etats-Unis d'Amérique par le gouvernement polonais dans le cadre du fonds destiné aux victimes des persécutions nazies ont été ensuite directement allouées par le gouvernement polonais à la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise.
γ)  Quant aux deux régimes d'indemnisation
68.  La Cour attache de l'importance aux modalités de création des organes de la Fondation chargés de son administration et de l'examen des demandes. Elle relève en particulier que, selon les statuts, le fondateur (un ministre du gouvernement) avait toute latitude pour nommer et destituer tous les membres du conseil de surveillance et du conseil d'administration de la Fondation, chargés quant à eux d'adopter la réglementation interne de la Fondation. Le conseil d'administration était investi du pouvoir de nommer et de destituer les membres de la commission de vérification, tandis que le conseil de surveillance exerçait ce pouvoir à l'égard de la commission d'appel. De plus, la Fondation était soumise dans une certaine mesure au contrôle et à la supervision du ministre du Trésor. La Cour estime que ces dispositions donnaient au gouvernement de vastes possibilités d'influencer les activités de la Fondation.
69.  La Cour constate que, selon l'interprétation adoptée par les juridictions internes, la Fondation n'est pas un organe d'administration publique et n'exerce pas de fonctions dans ce domaine (paragraphe 50 ci-dessus). Par ailleurs, ces juridictions ont estimé que des fonctions administratives ne pouvaient être déléguées qu'au moyen d'une loi et que tel n'avait pas été le cas pour la Fondation (paragraphe 46 ci-dessus). En conséquence, les décisions rendues par la Fondation dans des affaires particulières ne pouvaient être réexaminées par la Cour administrative suprême. A cet égard, la Cour rappelle qu'elle n'a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C'est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu'il incombe d'interpréter la législation interne. Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (voir, entre autres, Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999-I).
70.  Se référant à la jurisprudence interne susmentionnée, la Cour observe que, selon leurs conclusions, les juridictions polonaises n'étaient pas compétentes pour réexaminer les décisions d'indemnisation rendues par les organes de la Fondation dans des affaires particulières. La Cour ne saurait mettre en doute le fait que c'était là une interprétation correcte du droit polonais applicable aux fondations en général. Toutefois, dans le même temps, l'Etat défendeur, qui avait créé la Fondation et lui avait confié l'administration des deux régimes d'indemnisation, a décidé de soustraire ces questions à la compétence des tribunaux. Dès lors, le raisonnement des juridictions internes concernant la nature de la Fondation en droit polonais ne permet pas d'exclure toute responsabilité de l'Etat au regard de la Convention. Il s'ensuit que la requête ne peut être rejetée pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention, au sens de l'article 35 § 3.
ii.  Conclusion
71.  Compte tenu des considérations générales ci-dessus, la Cour est d'avis qu'on ne saurait affirmer que l'Etat exerce une influence très étendue sur les activités quotidiennes de la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise. L'Etat n'influence pas directement les décisions prises par la Fondation à l'égard des demandeurs ; cependant, il joue un rôle majeur dans la mesure où il définit le cadre général des activités de la Fondation.
72.  La Cour estime que le fait qu'un Etat choisisse une forme de délégation selon laquelle certains de ses pouvoirs sont exercés par un autre organe ne suffit pas à trancher la question de la responsabilité de l'Etat ratione personae. Pour la Cour, l'exercice de pouvoirs étatiques ayant une influence sur des droits et libertés inscrits dans la Convention met en jeu la responsabilité de l'Etat, indépendamment de la forme sous laquelle ces pouvoirs se trouvent être exercés, fût-ce par une entité de droit privé. La Convention n'exclut pas le transfert de compétences à une telle entité en vertu d'un accord international, pourvu que les droits garantis par la Convention continuent d'être reconnus (voir, mutatis mutandis, Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 32, CEDH 1999-I). Pareil transfert ne fait donc pas disparaître la responsabilité de l'Etat défendeur.
73.  La Cour observe que l'Etat défendeur a décidé de déléguer à une entité de droit privé les obligations lui incombant en vertu d'accords internationaux. De l'avis de la Cour, pareille solution ne saurait soustraire l'Etat polonais aux responsabilités qui auraient été les siennes s'il avait préféré s'acquitter de ces obligations lui-même, comme il aurait fort bien pu le faire (voir, mutatis mutandis, Van der Mussele c. Belgique, arrêt du 23 novembre 1983, série A no 70, pp. 14-15, §§ 28-30, et Costello-Roberts, arrêt précité, p. 58, § 27). Il convient de rappeler à ce propos que la Convention vise à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Matthews, arrêt précité, § 34).
74.  Eu égard à toutes les considérations ci-dessus, la Cour estime que les circonstances particulières de l'espèce amènent à la conclusion selon laquelle les actions de la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise relatives aux deux régimes d'indemnisation sont de nature à mettre en jeu la responsabilité de l'Etat.
B.  Applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention
1.  Arguments des parties
75.  Le Gouvernement soutient que la procédure à laquelle le requérant était partie ne concernait pas une décision relative à des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil. Le Gouvernement fait remarquer que les autorités polonaises n'ont jamais accepté l'obligation de réparer les préjudices que l'Allemagne nazie avait causés aux citoyens polonais. Il ajoute que la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise n'est aucunement tenue d'indemniser les victimes du régime nazi, puisqu'elle n'a pas succédé aux entités ayant violé les droits des citoyens polonais. En outre, il explique que la nature et les conditions d'octroi des prestations accordées par la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise ne permettent pas de les considérer comme relevant du droit civil. Selon le Gouvernement, elles sont de nature humanitaire et reposent sur des considérations morales. En tant que telles, elles ne peuvent être associées à la notion classique de dommages-intérêts utilisée dans le droit civil polonais ou allemand.
76.  Le Gouvernement observe que, durant la première période d'activité de la Fondation (1991-2000), celle-ci et les demandeurs n'étaient pas placés sur un pied d'égalité. Au cours de cette période, la Fondation avait compétence exclusive pour établir les critères ouvrant droit à une indemnisation et décider d'accorder ou non une aide financière. En conséquence, à cette époque, toute procédure était strictement interne et toute aide octroyée par la Fondation était de nature humanitaire. De l'avis du Gouvernement, cela excluait la possibilité qu'un droit de revendiquer une aide financière de la Fondation entrât dans le champ d'application de la législation civile. Quant au second régime d'indemnisation, le Gouvernement soutient que les prestations accordées au titre de ce régime étaient issues de « contributions financières volontaires du gouvernement de la République fédérale d'Allemagne et des entreprises allemandes ».
77.  Le requérant, quant à lui, allègue que l'article 6 § 1 de la Convention s'applique à la procédure le concernant.
2.  Appréciation de la Cour
78.  La Cour note d'emblée que les demandes adressées à la Fondation polonaise par le requérant et les procédures y afférentes concernaient deux régimes d'indemnisation distincts. La question de l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention doit donc être examinée séparément pour chacun de ces régimes.
a)  Quant au premier régime d'indemnisation
i.  Principes découlant de la jurisprudence de la Cour
79.  La Cour rappelle que, selon les principes dégagés par sa jurisprudence, elle doit d'abord rechercher s'il y avait « contestation » sur un « droit » que l'on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, qu'il soit ou non protégé de surcroît par la Convention (voir, entre autres, Neves e Silva c. Portugal, arrêt du 27 avril 1989, série A no 153-A, p. 14, § 37). Il doit s'agir d'une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l'existence même d'un droit que son étendue ou ses modalités d'exercice. L'issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question (voir, notamment, Athanassoglou et autres c. Suisse [GC], no 27644/95, § 43, CEDH 2000-IV, et Mennitto c. Italie [GC], no 33804/96, § 23, CEDH 2000-X). Enfin, ce droit doit revêtir un caractère « civil ».
ii.  Application des principes ci-dessus à la procédure en question
α)  Considérations générales
80.  La Cour estime que la Convention n'impose pas aux Etats l'obligation générale de réparer les préjudices causés par le passé dans le cadre global de l'exercice du pouvoir d'Etat. En conséquence, les règles de fond qui définissent les critères ouvrant droit à cette forme d'indemnisation échappent en principe à la compétence de la Cour, à moins que ces critères n'aient été établis d'une manière manifestement arbitraire ou contraire aux principes fondamentaux de la Convention. Quant aux faits de la cause, la Cour juge inutile de déterminer l'ampleur de la marge de manœuvre dont disposait l'Etat polonais pour définir les critères d'indemnisation. Même en admettant qu'en principe la définition de tels critères en vue de réparer des préjudices causés dans un lointain passé ne soulève aucune question sous l'angle des clauses normatives de la Convention, on ne peut exclure que se posent certaines questions procédurales liées à l'application correcte de ces critères à des cas individuels. Pour autant que les règles de fond déterminant l'étendue du droit des demandeurs à une indemnisation puissent être assimilées à des droits de propriété ou à des attentes légitimes des bénéficiaires, il y a lieu de rechercher si, en pratique, les organes de la Fondation ont correctement appliqué les dispositions de fond, en tenant dûment compte des exigences de l'article 6 § 1 de la Convention.
β)  Sur l'existence d'une contestation relative à un droit
81.  La Cour note tout d'abord que la première demande d'indemnisation du requérant, datée du 20 octobre 1993, fut accueillie au moyen de la décision du 2 février 1994, qui accordait à l'intéressé une indemnisation au titre de l'ensemble de sa période de travail forcé (de février 1941 à janvier 1945) sans tenir aucunement compte de la condition de déportation. A la suite des modifications apportées par la résolution no 29/99 de la Fondation aux critères ouvrant droit à une indemnisation, le requérant perçut une indemnité complémentaire, mais uniquement au titre du travail forcé qu'il avait accompli avant l'âge de seize ans, entre avril 1941 et février 1944. La période de travail forcé commençant en mars 1944 ne fut pas prise en considération dans le calcul de l'indemnité complémentaire, au motif que la condition de déportation n'était pas remplie. On pouvait donc estimer qu'une contestation opposant le requérant à la Fondation était née au sujet du droit de l'intéressé à être indemnisé pour la totalité de la période de travail forcé. Cette contestation portait sur le montant de l'indemnité et sur la question des critères ouvrant droit à une indemnisation au titre du travail forcé ; le requérant alléguait que la condition de déportation n'était pas un facteur pertinent dans le cadre de l'examen de sa demande d'indemnisation.
82.  La Cour considère que la contestation sur le droit du requérant à être indemnisé, et en particulier sur l'étendue de ce droit, était réelle et sérieuse. A son avis, on ne peut prétendre que la demande de l'intéressé fût futile, vexatoire ou mal fondée à d'autres égards. L'issue de la procédure était déterminante, puisqu'elle concernait l'étendue du droit, pour le requérant, d'obtenir une indemnisation au titre de la totalité de sa période de travail forcé.
83.  Quant à savoir si le droit à une indemnisation de la Fondation au titre des persécutions nazies était reconnu, au moins de manière défendable, en droit interne, la Cour note que les dispositions pertinentes de la réglementation interne de la Fondation définissaient les conditions de fond et de procédure qu'un demandeur devait observer pour obtenir un dédommagement de la Fondation. Ces dispositions, quelle que fût leur qualification en droit interne, pouvaient être considérées comme créant un droit, pour toute victime des persécutions nazies, de demander à être indemnisée par la Fondation. Dès lors, si un demandeur satisfaisait aux critères énoncés dans ces dispositions, il avait un droit à être indemnisé par la Fondation (voir, mutatis mutandis, Rolf Gustafson c. Suède, arrêt du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, pp. 1160-1161, § 40). On ne saurait donc dire que les dispositions pertinentes de la réglementation interne de la Fondation ouvraient la possibilité de solliciter le versement d'une indemnité à titre gracieux.
84.  La Cour estime que le requérant pouvait revendiquer, au moins de manière défendable, le droit de recevoir une indemnisation de la Fondation au titre de la totalité de sa période de travail forcé. Cela était d'autant plus vrai qu'il avait déjà touché la première tranche de cette indemnité (le versement primaire) en vertu de la décision du 2 février 1994, ce qui peut l'avoir amené à croire qu'il était effectivement titulaire de ce droit. Cette décision attestait que la santé du requérant avait été sérieusement altérée et qu'il connaissait une situation financière difficile à cause des persécutions nazies.
85.  La Cour souscrit au point de vue du Gouvernement selon lequel le droit à être indemnisé par la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise au titre des persécutions nazies n'implique aucunement que l'Etat polonais ou, en l'espèce, la Fondation en tant que telle, ait une quelconque obligation de réparer les préjudices causés par le régime nazi.
86.  En conclusion, la Cour considère que les organes compétents de la Fondation devaient donc décider d'une contestation sur un droit invoqué par le requérant.
γ)  Sur le caractère civil du droit contesté
87.  Concernant le caractère « civil » du droit invoqué par le requérant, la Cour rappelle que la notion de « droits et obligations de caractère civil » ne doit pas s'interpréter par simple référence au droit interne de l'Etat défendeur. L'article 6 § 1 de la Convention s'applique indépendamment de la qualité des parties, de la nature de la loi régissant la contestation et de l'autorité compétente pour trancher (voir, notamment, Georgiadis c. Grèce, arrêt du 29 mai 1997, Recueil 1997-III, p. 959, § 34). Pour savoir si une contestation porte sur un droit de caractère civil, seul compte le caractère du droit qui se trouve en cause (König c. Allemagne, arrêt du 28 juin 1978, série A no 27, p. 30, § 90).
88.  La Cour observe qu'il n'existait pas, dans l'Etat défendeur, de législation spécifique régissant le droit à l'indemnisation en question, à l'exception de la loi exonérant ces prestations des impôts et taxes. Cependant, les dispositions pertinentes étaient définies dans leurs grandes lignes dans l'accord du 16 octobre 1991 et furent ensuite incorporées et précisées dans les statuts de la Fondation et dans sa réglementation interne. Dès lors, la Cour estime qu'il existait un cadre juridique spécial régissant les conditions d'octroi d'une indemnisation et les procédures correspondantes.
89.  En revanche, la Cour n'est pas convaincue par les arguments du Gouvernement selon lesquels les demandes d'indemnisation en question ne reposaient pas sur les notions classiques de responsabilité civile mais étaient de nature humanitaire. Sur ce point, la Cour est d'avis que le requérant pouvait tenter d'engager au civil, devant une juridiction allemande, une action en réparation de tout préjudice subi à cause des persécutions nazies. Toutefois, le Gouvernement n'a donné aucune information sur des demandes de ce type qui auraient été accueillies par les tribunaux allemands. En outre, aucune demande concernant le travail forcé accompli pour le régime nazi ne pouvait plus être formée devant les juridictions allemandes après l'adoption de la loi allemande sur la Fondation (voir aussi la décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande du 7 décembre 2004, EuGRZ 2005, pp. 56-63).
90.  De même, compte tenu de la nature autonome de la notion de « droits et obligations de caractère civil », la Cour ne juge pas décisives les conclusions des tribunaux internes selon lesquelles les demandes d'indemnisation adressées à la Fondation ne relevaient pas du droit civil (paragraphes 44 et 46 ci-dessus).
91.  La Cour rappelle que dans l'arrêt Salesi c. Italie (26 février 1993, série A no 257-E, pp. 59-60, § 19), elle a estimé que l'article 6 § 1 de la Convention s'appliquait aux procédures concernant le droit aux allocations d'aide sociale. La Cour considère qu'il existe des similitudes entre le droit aux allocations d'aide sociale et le droit à être indemnisé par la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise, eu égard notamment au fait que, pour bénéficier d'une indemnisation, le demandeur devait se trouver dans une situation financière difficile et avoir subi une altération grave de son état de santé à cause des persécutions nazies.
92.  Se référant à l'arrêt susmentionné, la Cour observe qu'en l'espèce il n'y a pas eu d'ingérence dans les rapports du requérant avec la Fondation agissant dans le cadre de ses pouvoirs discrétionnaires. L'intéressé a plutôt subi une atteinte à ses moyens d'existence et invoquait un droit subjectif de caractère patrimonial, résultant des règles précises énoncées dans les statuts de la Fondation et dans sa réglementation interne (voir, mutatis mutandis, les arrêts précités, Salesi, ibidem, et Mennitto, § 28). Par conséquent, la Cour est d'avis que le droit de s'adresser à la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise en vue de se faire indemniser au titre des persécutions nazies peut être considéré comme « civil » aux fins de l'article 6 § 1 de la Convention.
93.  Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour conclut que le droit à une indemnisation revendiqué par le requérant dans le cadre du premier régime d'indemnisation est un droit civil au sens de l'article 6 § 1 de la Convention, lequel trouve donc à s'appliquer.
b)  Quant au second régime d'indemnisation
94.  Pour ce qui est de la procédure concernant les demandes formées par le requérant au titre du second régime d'indemnisation (régime d'indemnisation des travailleurs forcés ou réduits en esclavage), la Cour note que le requérant n'a pas démontré avoir contesté devant la commission d'appel la décision rendue le 17 avril 2001 par la commission de vérification de la Fondation. Dans ces conditions, la Cour juge inutile d'examiner la question de l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention à la procédure concernant le second régime d'indemnisation.
95.  Il s'ensuit que cette partie de la requête relative à la procédure concernant le second régime d'indemnisation est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes au sens du premier paragraphe de l'article 35 de la Convention, et doit être rejetée en application du paragraphe 4 de cet article.
C.  Respect de l'article 6 § 1 de la Convention dans la procédure concernant le premier régime d'indemnisation
1.  Arguments des parties
96.  Le Gouvernement soutient que le droit d'accès à un tribunal n'est pas absolu et renvoie aux principes établis dans la jurisprudence de la Cour. A son sens, les restrictions apportées à l'accès du requérant à un tribunal n'emportent pas violation de l'article 6 § 1 de la Convention. En effet, selon le Gouvernement, les prestations accordées par la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise ne peuvent être comparées à des dommages-intérêts. Il maintient que les prestations en question étaient volontaires et représentaient une forme d'aide humanitaire apportée à des personnes ayant des problèmes de santé et se trouvant dans une situation financière difficile à cause des persécutions nazies. Pour le Gouvernement, la possibilité de soumettre les décisions concernant ces prestations à un contrôle juridictionnel était exclue en raison de la nature des sommes octroyées. Le Gouvernement soutient que, néanmoins, la nature des indemnités n'affectait pas le droit, pour les demandeurs, de voir leur demande examinée par la Fondation de manière équitable, puisqu'ils disposaient d'un droit de recours.
97.  Le requérant n'évoque pas explicitement cette question dans ses observations.
2.  Appréciation de la Cour
98.  Pour ce qui est de l'application de l'article 6 § 1 de la Convention aux demandes formées par le requérant dans le cadre du premier régime d'indemnisation, la Cour estime, à la lumière des arguments des parties, que la requête soulève des questions sérieuses de fait et de droit au regard de la Convention, qui nécessitent un examen au fond. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a par ailleurs été établi.
Par ces motifs, la Cour,
à l'unanimité,
Déclare recevable, tous moyens de fond réservés, le grief du requérant tiré de l'article 6 § 1 de la Convention, selon lequel il n'a pas eu accès à un tribunal pour faire reconnaître les droits qu'il invoquait devant la Fondation pour la réconciliation germano-polonaise au titre du premier régime d'indemnisation ;
à la majorité,
Déclare la requête irrecevable pour le surplus.
1.  Traité du 14 novembre 1990 confirmant la frontière entre la République fédérale d’Allemagne et la République de Pologne.
2.  Traité de bon voisinage et de collaboration amicale du 17 juin 1991.
1.  Les autres parties étaient les gouvernements de la République fédérale d’Allemagne, des Etats-Unis d’Amérique, de la République du Bélarus, de la République tchèque, de l’Etat d’Israël, de la Fédération de Russie et de l’Ukraine, ainsi que le Groupement des entreprises allemandes pour la création de la Fondation « Mémoire, responsabilité et avenir », la Conférence sur les revendications matérielles juives contre l’Allemagne (Conference on Jewish Material Claims Against Germany) et un certain nombre d’avocats représentant des plaignants dans des affaires pendantes devant les juridictions américaines.
4.  La Fondation pour la réconciliation germano-polonaise est également chargée de verser des indemnités au titre d’un programme similaire adopté par le parlement autrichien en faveur des personnes qui ont été réduites en esclavage ou soumises au travail forcé sur le territoire actuel de l’Autriche.
DÉCISION WOŚ c. POLOGNE
DÉCISION WOŚ c. POLOGNE 


Synthèse
Formation : Cour (quatrième section)
Numéro d'arrêt : 22860/02
Date de la décision : 01/03/2005
Type d'affaire : Décision
Type de recours : Partiellement recevable ; Partiellement irrecevable

Analyses

(Art. 37-1-c) POURSUITE DE L'EXAMEN NON JUSTIFIEE


Parties
Demandeurs : WOS
Défendeurs : POLOGNE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-03-01;22860.02 ?
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