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03/03/2005 | CEDH | N°54723/00

CEDH | AFFAIRE BRUDNICKA ET AUTRES c. POLOGNE


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BRUDNICKA ET AUTRES c. POLOGNE
(Requête no 54723/00)
ARRÊT
STRASBOURG
3 mars 2005
DÉFINITIF
03/06/2005
En l'affaire Brudnicka et autres c. Pologne,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,    I. Cabral Barreto,    R. Türmen,    J. Hedigan,
Mme M. Tsatsa-Nikolovska,   MM. K. Traja,    L. Garlicki, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambr

e du conseil le 1er février 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BRUDNICKA ET AUTRES c. POLOGNE
(Requête no 54723/00)
ARRÊT
STRASBOURG
3 mars 2005
DÉFINITIF
03/06/2005
En l'affaire Brudnicka et autres c. Pologne,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,    I. Cabral Barreto,    R. Türmen,    J. Hedigan,
Mme M. Tsatsa-Nikolovska,   MM. K. Traja,    L. Garlicki, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er février 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 54723/00) dirigée contre la République de Pologne et dont seize ressortissants de cet Etat, Irena Brudnicka, Maria Janicka, Anna Korzeniowska, Gabriela Łastowska, Mieczysław Okupiński, Bernadeta Olesz, Krystyna Ostrzyniewska, Stefania Subicka, Urszula Lejbschand, Celina Wawrzak, Anna Szpilman, Maria Pacek, Bożena Kolberg, Leonarda Cikota, Alicja Szczęśniak et Maria Sobocińska (« les requérants »), ont saisi la Cour le 11 janvier 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Les requérants sont représentés par Me R. Orlikowska-Wrońska, avocate à Sopot. Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. K. Drzewicki, auquel a succédé M. J. Wołąsiewicz, du ministère des Affaires étrangères.
3.  Les requérants alléguaient en particulier une violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
4.  Une audience sur la recevabilité et le fond (article 54 § 3 du règlement) s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 16 janvier 2003 (article 59 § 3).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  M. K. Drzewicki,  agent,  Mme  R. Kowalska,  MM. E. Jabłoński,   J. Młynarczyk,  conseillers ;
–  pour les requérants  Me R. Orlikowska-Wrońska,  conseil,  MM. Z. Brodecki,  conseiller,   P. Rybiński,  assistant.
5.  Par une décision du 16 janvier 2003, la chambre a déclaré la requête recevable en ce qui concerne Maria Janicka, irrecevable en ce qui concerne Maria Pacek, Bożena Kolberg, Leonarda Cikota, Alicja Szczęśniak et Maria Sobocińska, et recevable, tous moyens de fond réservés, quant à Irena Brudnicka, Anna Korzeniowska, Gabriela Łastowska, Mieczysław Okupiński, Bernadeta Olesz, Krystyna Ostrzyniewska, Stefania Subicka, Urszula Lejbschand, Celina Wawrzak et Anna Szpilman, en joignant au fond la question de leur qualité de victime.
6.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). Ce dernier a également présenté, le 6 août 2003, des observations complémentaires sur la recevabilité de la requête.
7.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a cependant continué à être examinée par la chambre de la troisième section telle qu'elle existait avant cette date.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8.  Les requérants sont des membres des familles de marins ayant trouvé la mort dans un naufrage.
9.  Le 14 janvier 1993, le navire Jan Heweliusz sombra en mer Baltique. Il appartenait à la société Polskie Linie Oceaniczne, dont le siège se trouve à Gdynia, et était exploité par la société Euroafrica, dont le siège est situé à Szczecin. Des 35 passagers et 29 membres d'équipage, 55 trouvèrent la mort dans le naufrage et 9 survécurent.
10.  Plusieurs commissions d'enquête furent créées afin d'établir les causes du naufrage.
La commission créée par le premier ministre suspendit ses travaux en mars 1993 et ne fit aucun rapport.
La commission du ministère des Transports et des Affaires maritimes présenta un rapport en avril 1993 dans lequel elle concluait que le naufrage était dû à un cas de force majeure.
La commission spéciale de l'Inspection nationale du travail conclut, en mai 1993, à une responsabilité partagée du propriétaire du navire et de son équipage.
11.  La chambre maritime près le tribunal régional (Izba Morska przy Sądzie Wojewódzkim) de Szczecin engagea une procédure tendant à établir les causes du naufrage. Les proches des membres de l'équipage ayant péri participèrent à la procédure.
12.  Le 11 janvier 1994, la chambre rendit sa décision, par laquelle elle reconnaissait la responsabilité du capitaine du navire, des services techniques de l'équipage, du Registre polonais des navires ayant procédé aux vérifications de l'état du ferry avant la catastrophe, et des secours polonais.
13.  Le 18 novembre 1994, la chambre maritime d'appel près le tribunal régional (Odwoławcza Izba Morska przy Sądzie Wojewódzkim) de Gdańsk, siégeant à Gdynia, infirma la décision du 11 janvier 1994 et renvoya l'affaire pour réexamen.
14.  La chambre maritime de Gdańsk, siégeant à Gdynia, procéda à l'examen de l'affaire du 20 mars 1995 au 9 février 1996. Le 23 février 1996, elle rendit une décision concluant à une responsabilité partielle des membres de l'équipage, à des manquements de l'armateur du navire, qui n'avait pas entrepris les travaux de réparation nécessaires, ainsi qu'à l'intervention d'éléments naturels.
15.  L'armateur, le propriétaire du navire, le représentant du ministère des Transports et des Affaires maritimes et les autres parties au procès interjetèrent appel. Par une décision rendue le 26 janvier 1999 et notifiée aux parties le 19 novembre 1999, la chambre maritime d'appel de Gdańsk confirma partiellement la responsabilité de l'armateur dans l'accident. Elle confirma aussi les constatations selon lesquelles certaines négligences des membres de l'équipage et en particulier du capitaine et du second, ainsi que le fait que les opérations de secours avaient été conduites sans coordination, avaient contribué à la catastrophe.
Les passages pertinents de la décision se lisent ainsi :
page 2
« La cause la plus probable du chavirement du ferry de transport de trains et voitures Jan Heweliusz et de la mort par noyade et par hypothermie de 27 passagers et de 18 membres d'équipage et, en outre, de la disparition de 8 passagers et de 2 membres d'équipage a été :
le passage dans le lit du vent de ce ferry, lesté de manière asymétrique (à bâbord), qui a entraîné l'inclinaison du ballast vers bâbord, la pression et la poussée violente du vent sur bâbord, le déplacement du chargement sur les véhicules et des véhicules eux-mêmes vers bâbord, l'écoulement de l'eau des cales à eau à l'extérieur du côté bâbord du ferry. »
page 4
« Le Jan Heweliusz a quitté le 13 janvier 1993 à 23 h 35 le port de Świnoujście en direction du port d'Ystad, en état d'inaptitude à la navigation et au voyage ; les conditions de sécurité n'avaient pas été remplies en matière de :
1.  stabilité prévue en cas de panne,
2.  maintien de l'étanchéité de la porte arrière,
3.  fixation des voitures sur le pont selon les règles de l'art de la pratique maritime. »
page 6
« On constate une conduite irrégulière :
1.  de l'armateur du Jan Heweliusz « Euroafrica » Linie Żeglugowe SàRL à Szczecin, qui a autorisé l'exploitation du ferry alors que celui-ci était inapte à la navigation et au voyage en raison de l'endommagement de sa porte le 10 janvier 1993 à Ystad, à la suite de quoi la classification a été suspendue et le document de sécurité a perdu sa validité, en ce que :
a)  il a omis de déclarer le ferry à l'Office maritime de Szczecin pour une inspection provisoire et au Registre polonais des navires pour un contrôle immédiat,
b)  il n'a pas entrepris les actions décidées pour faire réparer correctement la porte arrière ;
2.  du capitaine du ferry susmentionné, capitaine de navigation au long cours (...) qui, le 13 janvier 1993, a quitté le port de Świnoujście en direction du port d'Ystad alors que le ferry était inapte à la navigation et au voyage, en ce que :
a)  il a omis de déclarer le ferry au consulat de Malmö puis à l'Office maritime de Szczecin pour une inspection temporaire à la suite de l'endommagement de la porte arrière le 10 janvier 1993 à Ystad, de la suspension de la classification liée à l'accident et de la perte de validité du document de sécurité,
b)  il a permis avant le départ susmentionné de ne pas fixer les véhicules sur le pont malgré l'avis de tempête ;
3.  du second, capitaine de navigation au long cours (...) qui, le 13 janvier 1993, avant que le ferry ne quitte le port de Świnoujście en direction d'Ystad, malgré les prévisions météorologiques annonçant un avis de tempête, n'a pas surveillé la fixation des véhicules sur le pont avant le départ du ferry du port de Świnoujście. »
page 8
« La faible efficacité de l'action de sauvetage résulte de :
3.  l'habillement des passagers et d'une partie de l'équipage, qui ne les a pas protégés de l'hypothermie,
4.  l'insuffisance de la formation de l'équipage à l'utilisation des moyens de sauvetage. »
page 109
« (...) Selon la chambre les preuves citées révèlent que :
–  on a omis de fixer le chargement avant la sortie en mer alors que les services météorologiques annonçaient un avis de tempête (...) »
pages 129 et 130
« (...) Les causes du passage du navire par le lit du vent ont été établies seulement avec une grande probabilité, dans la mesure où l'on ne saurait exclure que des personnes manœuvrant le ferry n'aient pas respecté les règles (...) »
page 162
« (...) Le déroulement du sauvetage du bateau a démontré que, dans une situation d'extrême danger, certains membres de l'équipage ne savaient pas utiliser les gilets de sauvetage (...) »
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
16.  Les chambres maritimes ont été introduites dans le système juridique polonais par la loi du 18 mars 1925. Celle-ci prévoyait la création de chambres de deux degrés de juridiction, rattachées aux tribunaux de l'ordre judiciaire et compétentes pour statuer « dans des affaires portant sur les événements liés à la mer et les accidents maritimes ». Les chambres maritimes étaient considérées comme des organes de l'administration maritime.
17.  La loi du 1er décembre 1961 relative aux chambres maritimes a repris la plupart des règles de la loi de 1925 et opéré un transfert des compétences dévolues jusqu'alors aux juridictions judiciaires. Elle contient les dispositions pertinentes suivantes :
Article 7
« La chambre maritime est composée d'un président ainsi que d'un ou de plusieurs vice-présidents et d'échevins. »
Article 8
« 1.  Le président et le vice-président sont nommés et révoqués par le ministre de la Justice, en accord avec le ministre des Transports et des Affaires maritimes, parmi les juges des tribunaux de droit commun possédant une connaissance des questions maritimes traitées dans les affaires relevant de la compétence des chambres maritimes.
2.  Les autres agents [pracownicy] des chambres maritimes sont recrutés et licenciés par le président de la chambre maritime concernée. »
Article 9
« 1.  Le président et le vice-président des chambres maritimes conservent leur poste juridictionnel et, sous réserve de dispositions contraires de la loi, les droits et obligations prévus par les textes applicables aux juges.
2.  Le statut des autres agents des chambres maritimes est régi par les textes applicables aux agents des organes de l'administration de l'Etat. »
Article 10 § 2
« Le ministre de la Justice, en accord avec le ministre des Transports et des Affaires maritimes, définit, par voie d'arrêté, l'étendue de la participation des présidents et vice-présidents des chambres maritimes aux travaux des tribunaux, en tenant compte de l'étendue des tâches de ces personnes dans les chambres maritimes ainsi que de la nécessité de la participation de juges professionnels en activité à l'exercice de la justice. »
Article 20
« Sauf dispositions contraires de la présente loi, les textes du code de procédure pénale sont applicables à la procédure pour les affaires d'accidents maritimes devant les chambres maritimes. »
Article 27 § 1
« Après la saisine de la chambre maritime, l'affaire est directement instruite par le président ou le vice-président ou bien par l'intermédiaire de la capitainerie du port. »
Article 28 § 1
« L'instruction a pour objectif de faire apparaître le déroulement, les causes et les circonstances de l'accident maritime par la collecte d'informations nécessaires et la conservation de traces et de preuves. »
Article 37 § 2
« Après signature de la décision par les membres de la formation ayant statué, le président la prononce et cite les motifs les plus importants, après quoi les motifs de la décision sont formulés par écrit (...) »
Article 39 § 1
« La décision et sa motivation sont notifiées au ministre des Transports et des Affaires maritimes, au délégué, au service maritime concerné et à l'intéressé et, dans les affaires visées à l'article 15 § 4, également à l'inspecteur technique du travail. »
18.  Le règlement du ministre des Transports et des Affaires maritimes du 12 novembre 1996 a repris les dispositions de la loi de 1961. Toutefois, les recours portés devant les chambres maritimes d'appel contre des décisions des chambres maritimes statuant en première instance n'ont pas été expressément définis. Le fait de statuer dans les affaires concernant les événements liés à la mer et les accidents maritimes demeure la compétence principale des chambres maritimes. Aux termes du règlement de 1996, dès lors qu'il s'agit d'affaires portant sur des accidents maritimes non régis par la loi de 1961, le droit commun et le code de procédure pénale s'appliquent.
19.  Le 12 juillet 2001, la Cour suprême a été saisie d'une question préjudicielle dans une autre affaire que celle soumise à la Cour, concernant la possibilité de former un pourvoi en cassation contre une décision d'une chambre maritime d'appel. Elle y a répondu par la négative (IIICZP 22/01 OSNC 2001, no 158). Elle a relevé l'existence dans la doctrine polonaise d'un long débat sur la nature juridique des chambres maritimes, considérées tantôt comme des organes administratifs, tantôt comme des organes judiciaires.
20.  Le 18 décembre 2002, le Gouvernement a communiqué à la Cour le texte d'un projet de loi concernant les chambres maritimes et indiqué que ce projet serait soumis pour approbation au Conseil des ministres au début de 2003 puis présenté à la Diète.
La loi du 5 mars 2004 a été publiée au Journal officiel le 14 avril 2004. Elle donne une définition détaillée des catastrophes maritimes en énumérant de manière précise les comportements et faits entrant dans la compétence des chambres maritimes. Elle introduit uniquement la possibilité d'interjeter appel devant la cour d'appel de Gdańsk à l'encontre d'une décision de la chambre maritime d'appel ayant prononcé la privation du droit de naviguer. Elle comporte enfin un nouveau chapitre relatif à la procédure d'exécution des décisions des chambres maritimes en matière de privation du droit de naviguer.
Toutefois, la nouvelle législation n'a pas instauré de pourvoi en cassation à l'encontre des décisions de la chambre maritime d'appel et n'a pas modifié le mode de désignation et de révocation des présidents et vice-présidents des chambres maritimes.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
21.  Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent de ce que les chambres maritimes ayant connu de l'affaire n'étaient pas des tribunaux impartiaux et indépendants au sens de la Convention.
L'article 6 § 1, en ses dispositions pertinentes, se lit comme suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A.  Sur les exceptions préliminaires du Gouvernement
1.  Sur l'exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes
22.  Le 6 août 2003, le Gouvernement a présenté des observations complémentaires dans lesquelles il remettait en cause la décision sur la recevabilité de la requête du 16 janvier 2003. Il insistait en particulier sur l'efficacité du recours constitutionnel, qui serait à épuiser pour remédier à la situation des requérants.
23.  La Cour constate d'abord qu'elle a rejeté la même exception le 16 janvier 2003. Elle rappelle ensuite que depuis, dans sa jurisprudence concernant la Pologne, elle a confirmé les principes relatifs à l'efficacité d'un recours constitutionnel (a contrario, Szott-Medyńska et autres c. Pologne (déc.), no 47414/99, 9 octobre 2003 ; voir également Międzyzakładowa Spółdzielnia Mieszkaniowa Warszawscy Budowlani c. Pologne (déc.), no 13990/04, 26 octobre 2004). Dès lors, elle n'aperçoit aucune raison de revenir sur sa décision.
2.  Sur l'exception tirée de l'absence de la qualité de « victime » des requérants Irena Brudnicka, Anna Korzeniowska, Gabriela Łastowska, Mieczysław Okupiński, Bernadeta Olesz, Krystyna Ostrzyniewska, Stefania Subicka, Urszula Lejbschand, Celina Wawrzak et Anna Szpilman
24.  Le Gouvernement note d'emblée que les requérants ont été incapables de citer des passages des décisions mettant en cause nominativement des membres de l'équipage. Il estime que personne n'a été considéré comme coupable du naufrage, seules de simples irrégularités ayant été relevées dans le comportement entre autres du capitaine et du second. Cela ne saurait selon lui faire présumer que d'autres membres de l'équipage y ont contribué directement ou indirectement. Il observe que, la responsabilité des membres de l'équipage étant individuelle, les irrégularités dans le comportement professionnel d'un ou plusieurs membres ne sauraient être reprochées aux autres.
25.  Les requérants précisent que les seuls membres d'équipage cités ont été le capitaine (dont la veuve n'a pas introduit de requête devant la Cour) et le second. Toutefois, les chambres maritimes n'ont reproché à ces derniers aucune action ou omission, mais ont mis en cause leur responsabilité en tant que superviseurs, inspecteurs et contrôleurs. Dès lors, la décision de la chambre maritime de Gdańsk, sans nommer chaque membre, a engagé la responsabilité collective de l'équipage par le biais de ses supérieurs, d'autant plus que la décision de la chambre maritime d'appel a énuméré de manière précise les charges retenues contre l'équipage.
26.  La Cour rappelle que, pour se prévaloir de l'article 34 de la Convention, un requérant doit remplir deux conditions : il doit entrer dans l'une des catégories de demandeurs mentionnées dans cette disposition de la Convention, et pouvoir se prétendre victime d'une violation de la Convention. Quant à la notion de « victime », selon la jurisprudence constante de la Cour, elle doit être interprétée de façon autonome et indépendante de notions internes telles que celles concernant l'intérêt ou la qualité pour agir. Par ailleurs, pour qu'un requérant puisse se prétendre victime d'une violation de la Convention, il doit exister un lien suffisamment direct entre le requérant et le préjudice qu'il estime avoir subi du fait de la violation alléguée (voir, notamment, Tauira et autres c. France, no 28204/95, décision de la Commission du 4 décembre 1995, Décisions et rapports (DR) 83-A, p. 112, et Association des amis de Saint-Raphaël et de Fréjus et autres c. France, no 38192/97, décision de la Commission du 1er juillet 1998, DR 94-A, p. 124 ; Comité des médecins à diplômes étrangers c. France et Ettahiri et autres c. France (déc.), nos 39527/98 et 39531/98, 30 mars 1999 ; Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, CEDH 2004-III).
27.  Dans sa décision sur la recevabilité, la Cour a joint au fond la question de savoir si les requérants Irena Brudnicka, Anna Korzeniowska, Gabriela Łastowska, Mieczysław Okupiński, Bernadeta Olesz, Krystyna Ostrzyniewska, Stefania Subicka, Urszula Lejbschand, Celina Wawrzak et Anna Szpilman pouvaient se prévaloir de la qualité de victime.
28.  La Cour considère que la procédure ne concernait pas seulement la responsabilité des marins et n'avait pas uniquement pour but de rechercher la faute individuelle de chacun d'eux. Cette procédure mettait en cause l'équipage, entre autres en lui reprochant de ne pas avoir fixé correctement le chargement et d'avoir été insuffisamment formé aux opérations de sauvetage, et, pour certains de ses membres, de ne pas avoir respecté les règles en manœuvrant le navire ni su utiliser les gilets de sauvetage.
29.  La Cour est d'avis que la qualité de victime ne dépend pas uniquement de la constatation d'une atteinte à la réputation. La seule possibilité que soit compromise la bonne réputation donne à chacun le droit de la défendre. Elle estime également que l'applicabilité de la Convention dans cette affaire ne doit pas dépendre de la recherche de la faute de chaque membre d'équipage distinctement.
30.  En l'espèce, la Cour admet que la décision définitive de la chambre maritime d'appel a retenu des charges contre l'équipage dans son ensemble, même si elle n'a désigné directement que certains de ses membres.
31.  Dès lors, eu égard aux circonstances particulières de l'affaire, la Cour estime que les requérants Irena Brudnicka, Anna Korzeniowska, Gabriela Łastowska, Mieczysław Okupiński, Bernadeta Olesz, Krystyna Ostrzyniewska, Stefania Subicka, Urszula Lejbschand, Celina Wawrzak et Anna Szpilman, ayants droit des marins victimes du naufrage, peuvent se prétendre victimes, au sens de l'article 34 de la Convention, de la violation qu'ils allèguent.
B.  Sur le fond
1.  Sur l'applicabilité de l'article 6 § 1
32.  Le Gouvernement conteste l'applicabilité de l'article 6 à la procédure litigieuse, considérant qu'elle ne portait ni sur un droit ou une obligation de caractère civil, ni sur le bien-fondé d'une accusation pénale. Les requérants s'opposent à cette thèse.
33.  La Cour rappelle que le caractère « civil » du droit de jouir d'une bonne réputation ne prête pas à controverse et ressort de sa jurisprudence (Golder c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1975, série A no 18, p. 13, § 27).
34.  En l'espèce, dans la mesure où elle a rejeté l'exception préliminaire du Gouvernement en reconnaissant que la procédure devant les chambres maritimes concernait le droit à la bonne réputation des victimes de la catastrophe, la Cour considère que l'article 6 § 1 s'applique à la procédure devant les chambres maritimes.
2.  Sur l'observation de l'article 6 § 1
35.  Les requérants soutiennent que les chambres maritimes ayant connu de l'affaire n'étaient pas des tribunaux impartiaux et indépendants au sens de la Convention, et précisent que l'absence d'équité découle directement du texte de la loi sur les chambres maritimes de 1961.
36.  Le Gouvernement considère que la requête est manifestement mal fondée. Il estime qu'au cours de la procédure devant les chambres maritimes les requérants ont pu jouir de toutes les garanties d'un procès équitable. Cela est selon lui corroboré par le fait que la procédure offrait les garanties prévues dans le code de procédure pénale.
37.  La Cour rappelle que les décisions rendues par les chambres maritimes sont définitives et que le droit polonais ne prévoit aucune possibilité de contrôle juridictionnel de celles-ci. Sa tâche consiste donc à déterminer si, en l'espèce, l'indépendance et l'impartialité des chambres maritimes étaient sujettes à caution.
38.  Pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant » aux fins de l'article 6 § 1, il faut notamment prendre en compte le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l'existence d'une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s'il y a ou non apparence d'indépendance (voir, parmi beaucoup d'autres, Findlay c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, p. 281, § 73).
39.  Quant à la condition « d'impartialité́ », elle revêt deux aspects. Il faut d'abord que le tribunal ne manifeste subjectivement aucun parti pris ni préjugé personnel. Ensuite, le tribunal doit être objectivement impartial, c'est-à-dire offrir des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (Pullar c. Royaume-Uni, arrêt du 10 juin 1996, Recueil 1996-III, p. 792, § 30).
40.  Les notions d'indépendance et d'impartialité́ objective étant étroitement liées, la Cour les examinera ensemble dans la mesure où elles concernent la présente affaire.
41.  Pour maintenir la confiance dans l'indépendance et l'impartialité d'un tribunal, les apparences peuvent revêtir de l'importance. Dès lors que les membres des chambres maritimes (le président et le vice-président) sont nommés et révoqués par le ministre de la Justice en accord avec le ministre des Transports et des Affaires maritimes, il en résulte qu'ils ne peuvent être considérés comme inamovibles et qu'il existe entre eux et les ministres un lien de subordination hiérarchique. Dès lors, les chambres maritimes, telles qu'elles existent en droit polonais, ne peuvent être considérées comme des tribunaux impartiaux aptes à assurer le respect des exigences d'équité énoncées par l'article 6 de la Convention. Les requérants pouvaient selon la Cour nourrir des doutes objectivement fondés quant à l'indépendance et à l'impartialité́ de celles-ci (voir, mutatis mutandis, Sramek c. Autriche, arrêt du 22 octobre 1984, série A no 84, p. 20, § 42). Il y a donc eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
42.  La Cour constate que la Pologne a récemment modifié sa législation relative aux chambres maritimes (paragraphe 20 ci-dessus). Elle note cependant que la nouvelle législation n'a pas instauré de pourvoi en cassation à l'encontre des décisions de la chambre maritime d'appel et n'a pas modifié le mode de désignation et de révocation des présidents et vice-présidents des chambres maritimes. Cette législation ne répond donc pas au grief des requérants tiré du défaut d'indépendance et d'impartialité de ces juridictions.
43.  La conclusion à laquelle la Cour est parvenue au paragraphe 41 ci-dessus la dispense d'examiner les autres griefs tirés de l'article 6 § 1 et exposés dans sa décision sur la recevabilité du 16 janvier 2003.
II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
44.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
45.  Les requérants réclament 4 600 euros (EUR) chacun au titre du préjudice moral qu'ils auraient subi.
46.  Le Gouvernement invite la Cour à dire que, si elle devait procéder à un constat de violation, celui-ci représenterait une satisfaction équitable suffisante.
47.  Statuant en équité, la Cour considère qu'il y a lieu d'octroyer à chacun des requérants 4 600 EUR pour préjudice moral.
B.  Frais et dépens
48.  Les requérants, qui ont bénéficié de l'assistance judiciaire du Conseil de l'Europe, ne demandent aucune somme pour les frais et dépens encourus.
C.  Intérêts moratoires
49.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Rejette l'exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes ;
2.  Rejette l'exception préliminaire du Gouvernement tirée du défaut de qualité de victime des requérants Irena Brudnicka, Anna Korzeniowska, Gabriela Łastowska, Mieczysław Okupiński, Bernadeta Olesz, Krystyna Ostrzyniewska, Stefania Subicka, Urszula Lejbschand, Celina Wawrzak et Anna Szpilman ;
3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
4.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 4 600 EUR (quatre mille six cents euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû au titre de l'impôt, à convertir en zlotys polonais au taux applicable à la date du règlement ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 mars 2005, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Georg Ress   Greffier Président
ARRÊT BRUDNICKA ET AUTRES c. POLOGNE
ARRÊT BRUDNICKA ET AUTRES c. POLOGNE 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 54723/00
Date de la décision : 03/03/2005
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exceptions préliminaires rejetées (non-épuisement des voies de recours internes, victime) ; Violation de l'art. 6-1 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire

Analyses

(Art. 34) VICTIME, (Art. 35-1) RECOURS INTERNE EFFICACE, (Art. 6) PROCEDURE ADMINISTRATIVE, (Art. 6-1) DROITS ET OBLIGATIONS DE CARACTERE CIVIL, (Art. 6-1) TRIBUNAL IMPARTIAL


Parties
Demandeurs : BRUDNICKA ET AUTRES
Défendeurs : POLOGNE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-03-03;54723.00 ?
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